Exploring Ancient World Cultures
Essays on Ancient Greece
Platon et ses dialogues
(French transaltion by the author himself of an essay originally published in English : Plato and his Dialogues)
Bernard F. Suzanne
Une autobiographie de Platon
Du temps de ma jeunesse, je ressentais en effet la même chose que beaucoup dans ce cas ; je m'imaginais qu'aussitôt devenu maître de moi-même, j'irais tout droit m'occuper des affaires communes de la cité (1).Et voilà comment le hasard fit que je trouvais les choses de la cité. Le régime (2) d'alors étant en effet soumis aux violentes critiques du plus grand nombre, une révolution se produisit...
[Cette révolution eut lieu en 404 avant J.-C. ; Platon naquit très probablement en 427 avant J.-C., ce qui vent dire qu'il avait environ 23 ans à l'époque.]... et cinquante-et-un hommes prirent la direction de la révolution, onze d'une part en ville, dix de l'autre au Pyrée --chacun de ces deux groupes ayant en charge l'agora et tout ce qui concernait la ville-- cependant que trente d'entre eux s'étaient appropriés les pleins pouvoirs. De ceux-là, il se trouva que certains étaient de mes parents et connaissances...
[Platon appartenait à l'une des plus grandes familles d'Athènes : son père Ariston prétendait descendre de Codros, le dernier roi légendaire d'Athènes, et sa mère Périctionè était apparentée à Solon ; Critias, qui joua un rôle majeur dans le gouvernement des Trente, était un cousin de sa mère, et Charmide, un autre membre des Trente, le frère de celle-ci.]... et ils m'appelèrent donc immédiatement à leurs côtés comme en vue de choses qui me convenaient. Et pour ma part, je n'en éprouvais nul étonnement du fait de ma jeunesse ; je m'imaginais en effet qu'ils allaient alors administrer la cité de manière à la conduire d'un mode de vie en quelque sorte injuste vers une conduite juste si bien que je portais toute mon attention sur la manière dont ils allaient agir. Et ne voilà-t-il pas que je vois ces hommes faire en peu de temps ressembler le régime antérieur à un âge d'or !
Et entre autres, mon ami plus âgé que moi, Socrate, dont je n'aurais nulle honte à dire qu'il était le plus juste de ceux d'alors, ils l'envoyèrent avec quelques autres chercher l'un de nos concitoyens, pour l'amener de force en vue de le mettre à mort, afin qu'il prenne ainsi part à leurs activités, qu'il le veuille ou non ; mais lui n'obéit pas, prenant le risque de tout subir plutôt que de devenir complice de leurs œuvres sacrilèges...
[Platon, dans l'Apologie de Socrate, en 32,c-d fait raconter cet incident par Socrate à ses juges.]... Voyant tout cela et d'autres faits non moindres, je ne pus le supporter et pris mes distances par rapport aux maux d'alors. Mais pas longtemps après, les Trente tombèrent ainsi que le régime d'alors.
[Le gouvernement aristocratique des Trente, mis en place avec l'appui de Sparte, ne survécut pas à l'été 403, et fut remplacé par un gouvernement démocratique dans lequel Anytos, le futur accusateur de Socrate, joua un rôle de premier plan.]...De nouveau donc, bien que plus mollement, se mit néanmoins à me tirailler le désir de m'occuper des affaires publiques et de politique. Il y eut certes alors, comme en de telles périodes de troubles, beaucoup d'événements difficiles à supporter, et il n'y a rien d'étonnant à ce qu'il y ait de plus grandes vengeances entre ceux qui sont devenus ennemis les uns des autres dans les révolutions ; pourtant, ceux qui revinrent alors firent preuve de beaucoup de modération. Mais, par je ne sais quel hasard, voilà que certains des gens au pouvoir assignent devant le tribunal ce même Socrate, notre ami, portant contre lui la plus sacrilège des accusations, celle qui, entre toutes, convenait le moins à Socrate ; c'est en effet en tant qu'impie que certains l'assignèrent et que d'autres prononcèrent sa condamnation et firent mourir celui qui, à l'époque, n'avait pas voulu prendre part à l'arrestation impie d'un de leurs amis alors en fuite, quand, eux-mêmes en fuite, ils étaient dans le malheur...
[Le procès et la mort de Socrate eurent lieu en 399 avant J.-C.; Platon avait alors environ 28 ans.]...Et moi, voyant donc cela, et les hommes qui s'occupaient de politique, plus j'examinais en profondeur les lois et les coutumes en même temps que j'avançais en âge, plus il me parut qu'il était difficile d'administrer droitement les affaires de la cité. Il n'était en effet pas possible de le faire sans amis et associés dignes de confiance --et il n'était pas aisé d'en trouver parmi ceux qu'on avait sous la main, car notre cité n'était plus administrée selon les coutumes et les habitudes de nos pères ; quant à en acquérir de nouveaux ,c'était impossible facilement--, et de plus les registres des lois et les coutumes étaient corrompus et transgressés à un point tellement étonnant que moi, qui avait été dans un premier temps rempli d'une grande ardeur à travailler aux affaires publiques, observant cela et voyant les choses aller absolument dans toutes les directions, finissant par être pris de vertige, du fait que d'une part je ne cessais d'examiner si un jour ou l'autre, en quelque manière, ne pourrait se faire jour un mieux en cela même et en un mot dans tout ce qui a trait au régime politique, et que d'autre part, j'attendais toujours le moment opportun pour agir, finissant par ailleurs par comprendre, en ce qui concerne toutes les cités actuelles, qu'elles sont, toutes les unes autant que les autres, mal administrées --car ce qui chez elles a rapport aux lois est à peu près incurable sans une extraordinaire préparation accompagnée de chance--, je fus pour ces raisons contraint de dire, louant la droite philosophie, que c'est par elle seule que l'on peut prendre tout à fait conscience de ce qui est juste dans le domaine politique aussi bien que dans toutes les affaires privées ; il n'y aura donc de cesse aux maux de l'espèce humaine, avant que, soit l'espèce de ceux qui philosophent droitement et en vérité n'accède au pouvoir politique, soit ceux qui sont puissants dans les cités, par quelque grâce divine, ne se mettent réellement à philosopher.
C'est dans cet état d'esprit que je partis pour l'Italie et la Sicile, lorsque j'y allai pour la première fois." (Lettre VII, 324b-326b)
[Le premier voyage de Platon en Sicile eut lieu en 388 avant J.-C., alors qu'il avait à peu près 40 ans. C'est là qu'il noua une profonde et durable amitié avec Dion, alors âgé de 20 ans, le beau-frère de Denys l'Ancien, tyran de Syracuse. Vingt ans plus tard, à la mort de Denys l'Ancien, Dion rappellera Platon à Syracuse pour inciter Denys le Jeune à mettre en pratique les théories politiques de Platon. Mais ce second séjour, tout comme un troisième quelques années plus tard, fut un fiasco. Plus tard, lorsque Dion fit une tentative pour renverser Denis le Jeune, il fut assassiné par certains de ses propres amis d'Athènes.]L'engagement au service de l'éducation à des fins politiques
Ainsi parle Platon des premières années de sa vie au début de la Lettre VII, adressée aux parents et amis siciliens de Dion, et écrite probablement peu après son assassinat, vers 354 av. J.-C.. Platon avait alors environ 73 ans (il mourut environ sept ans plus tard, vers l'âge de 80 ans). Ces quelques lignes nous en disent plus long sur la vie de Platon et son état d'esprit dans la première partie de sa vie que les tonnes de biographies écrites depuis, anciennes ou récentes, qui s'appuient toutes en majeure partie sur des conjectures (3).
Au fil de ces quelques lignes, le lecteur en vient à comprendre que les objectifs de Platon ont toujours été politiques. Contrairement à un stéréotype largement répandu, Platon n'était pas un doux rêveur se retirant à l'écart des préoccupations de ce bas monde dans quelque lointain "monde des idées". Il n'était pas ce Nimbus tombant dans un puits en contemplant le ciel, à l'image du soi-disant philosophe dont il nous dresse ironiquement le portrait très exactement au milieu du Théétète (Théétète, 173c-176a). Bien au contraire, il se fit professeur et fonda la plus célèbre et la plus durable des écoles de l'antiquité pour des motifs politiques. Quand il finit par comprendre qu'il est impossible de devenir un bon dirigeant politique sans une formation appropriée depuis son plus jeune âge (c'est sans doute ce qu'il veut dire quand il parle d'"extraordinaire preparation" dans sa lettre), il abandonna son rêve de devenir lui-même un dirigeant pour se faire l'éducateur de futurs dirigeants politiques et autres législateurs. Il espérait être ainsi plus à même de combattre les maux qu'il observait dans les cités de son temps qu'en risquant sa vie dans des révolutions. En d'autres termes, Platon abandonna une carrière politique dans le présent pour devenir un politicien pour le futur et "investir" dans l'éducation. Mais au contraire de Socrate, son maître, qui en était arrivé à des conclusions similaires --déclarant (selon les termes que Platon lui prête à son procès), "Eussé-je entrepris voilà longtemps de devenir actif en politique, voilà longtemps que je serais mort et je n'aurais été d'aucune utilité ni à vous ni à moi" (Apologie, 31c-32a) --, Platon ne se contenta pas de hanter l'agora en interrogeant ceux que le hasard mettait sur sa route. Il décida bien plutôt, sans doute peu après son retour du premier séjour en Sicile, c'est à dire à peu près au milieu de sa vie, d'ouvrir une école à Athènes et d'y développer un programme complet d'éducation pour de futurs gouvernants. Cette école, appelée l'Académie, subsista pendant les dix siècles qui suivirent.
L'homme juste et le philosophe-roi
Cet extrait nous fournit aussi deux clés pour la compréhension de Platon. La mort "injuste" de Socrate, qu'il appelle "le plus juste de ceux d'alors" dans la citation ci-dessus et, presque dans les mêmes termes, à la fin du Phédon, après avoir raconté le dernier jour de sa vie et sa mort (voir Phédon, 118a), est le centre de gravité historique, visible, "physique" de sa vie, cependant que le centre de gravité théorique, intelligible, "logique" de sa pensée est le principe dit du "philosophe-roi", qui se trouve exprimé à la fois ci-dessus et, dans des termes à peu près identiques, très précisément au centre de l'ouvrage qui est au centre de ses dialogues, la République :
"À moins que les philosophes ne deviennent rois dans les cités ou que ceux qui sont pour lors appelés rois et puissants ne se mettent à philosopher sincèrement et adéquatement, et que cela ne se trouve réuni dans la même personne, à savoir, la puissance politique et la philosophie, ceux en grand nombre que leur nature porte vers l'un à l'exclusion de l'autre ayant été écartés par la contrainte, il n'y aura de cesse aux maux des cités, mon cher Glaucon, ni même, je crois, à ceux de l'espèce humaine." (République, V, 473c-d)La lettre laisse aussi entrevoir deux des plus intimes convictions de Platon, le caractère à la fois individuel et social de la justice, et le fait que cette justice suppose une "grâce divine".
Lorsque Platon nous dit que seule la vraie philosophie nous permet de "prendre tout à fait conscience de ce qui est juste dans le domaine politique aussi bien que dans toutes les affaires privées"(voir ci-dessus), nous pouvons ne voir derrière "ce qui est juste dans toutes les affaires privées" que la partie de la législation qui traite des relations entre les personnes à titre privé, par opposition à celle qui traite de leurs relations avec le gouvernement et de leur implication dans celui-ci. Pourtant, pour Platon, il s'agit de bien plus que cela et, de fait, le propos ultime de la République est de nous faire comprendre qu'il ne peut y avoir de justice sociale entre personnes qui ne sont pas "justes" vis-à-vis d'elles-mêmes : les hommes ne peuvent s'entendre entre eux et vivre en paix, paix sociale, cela va sans dire, tant que chacun ne fait pas d'abord régner la paix et l'harmonie entre les différentes dimensions de son être propre, entre ses passions et sa raison, entre ses pensées, ses paroles et ses actes. Pour présenter ce message, la République combine avec une telle maîtrise les dimensions psychologiques et politiques de la "justice" que, pendant des siècles, les lecteurs se sont demandés si le dialogue était politique ou psychologique. Or Platon n'est pas l'homme des "ou..., ou...", mais bien plutôt celui des "et..., et..." Son objectif premier est de nous faire prendre conscience du lien indissociable qui existe entre ces deux dimensions de notre vie. D'un côté, il n'est pas possible que les créatures humaines que nous sommes --des êtres vivants "matériels" et en même temps doués de raison, de logos-- puissent être véritablement heureuses si nous refusons de reconnaître et de satisfaire les besoins légitimes de toutes les composantes de notre être, de notre corps comme de notre "âme", selon un équilibre et un ordre proprement "logiques" (c'est à dire inspirés par notre "logos"). Mais d'un autre côté, il ne peut y avoir d'ordre, de kosmos (le mot grec qui signifie "ordre"), dans les cités de cet "animal politique" qu'est l'homme, tant que tous les citoyens n'apportent pas, du mieux qu'ils peuvent, leur contribution propre à cet ordre et, à travers lui, au bonheur de tous les citoyens, sous la direction de ceux dont le logos est apte à traduire cet ordre en lois. De fait, puisque les "cités" sont l'œuvre des hommes, l'ordre "social" n'est que l'"image" de la paix de leur esprit, simplement écrite en plus grosses lettres (voir République, II, 368d-369b).
Lorsque Platon parle d'une "grâce divine (theia moira)" qui serait nécessaire aux dirigeants pour devenir philosophes (voir ci-dessus), il emploie un terme, moira, qui évoque les Moires, ces trois filles de la Nécessité (Anagkè) qui président au choix par les âmes de leur destinée dans le mythe d'Er, à la fin de la République (République, X, 617c-e). Nous pouvons voir dans cette "grâce" l'inspiration divine dont Socrate fait, à la fin du Ménon (Menon, 99e et 100b) la source de l'"opinion vraie" qui explique selon lui la réussite même des plus fameux politiciens malgré leur manque de véritable savoir. Un dieu la donne et la reprend, quand il veut et à qui il veut, tout comme il suscite les "visions" du prophète au moyen d'étranges procédures et malgré ses limitations.
Ou bien nous pouvons nous tourner une fois encore vers la République, où Platon fait allusion à cette "grâce divine" comme à la seule chose sur laquelle puisse compter un naturel proprement philosophique pour éviter la corruption par la foule (République, VI, 492e-493a). Mais, dans ce contexte, où Socrate défend son principe du philosophe-roi face à l'image que donnent d'eux-mêmes dans la vie quotidienne ceux qui se proclament philosophes, nous devrions en arriver à comprendre que cette theia moira pourrait bien plutôt évoquer le logos qui nous vient de dieu, cette partie rationnelle et divine de notre âme confiée par le démiurge du Timée aux dieux subalternes avec mission de façonner notre corps tout entier pour lui servir de réceptacle (Timée, 41c-d).
En regardant les choses sous cet angle, nous en venons à comprendre pourquoi nous ne devrions pas attendre des dieux qu'ils se m&ecicr;lent à nouveau des affaires humaines et viennent au secours des hommes par quelque miracle quand les choses vont mal. Les dieux nous ont donné, avec le logos, tout ce dont nous avons besoin pour gérer nos vies et nos cités, et, maintenant, ils respectent notre liberté. Ce logos nous rend capables de poser notre regard sur le monde, ouvrage d'un artisan divin, "le dieu des dieux, Zeus, qui règne par les lois..." (Critias, 121b), et de découvrir dans l'ordre (kosmos en grec) qu'il manifeste un modèle dont la contemplation (theôria en grec) devrait nous inspirer pour la construction de nos cités et la manière d'y faire régner l'ordre par les lois.
Tel est le message sous-jacent à la structure des trois derniers dialogues de Platon (Timée, Critias, Lois) pris comme un tout. Dans le but de remplir le programme proposé par Socrate au début du Timée --donner vie et mouvement à la cité idéale décrite dans la République (Timée, 19b-c)-- Platon commence par nous proposer la contemplation la plus exhaustive de l'œuvre de Dieu qui se puisse trouver dans ses dialogues (le "mythe" de Timée). Il met ensuite la capacité de jugement du lecteur à l'épreuve en interrompant brusquement le mythe de l'Atlantide raconté par Critias dans le dialogue qui porte son nom au moment où il va faire parler Zeus qui s'apprête à venir remettre de l'ordre dans les affaires corrompues des hommes (le nom de Critias vient du mot grec krisis qui veut dire "jugement", "discernement"). Puis il remplace le dialogue annoncé, l'Hermocrate (Critias, 108a-b), qui aurait complété la trilogie en donnant la parole à un général syracusain responsable de la défaite de l'expédition athénienne en Sicile projetée par Alcibiade et conduite par Nicias (415-413 avant J.-C.) (4), général syracusain dont le nom signifie "doué du pouvoir d'Hermès, le messager des dieux", par les Lois, laissant au lecteur deux options. D'un côté, il y a ceux qui regrettent de ne pas avoir la fin de l'histoire de l'Atlantide, qui n'est rien d'autre qu'une nouvelle Iliade, une "réécriture" de l'histoire récente d'Athènes et des guerres Médiques destinée à plus sûrement désamorcer le message révolutionnaire de Socrate et à conforter la politique impérialiste d'Athènes dont Critias le tyran s'était fait le champion, ceux qui passeront le reste de leur vie à chercher le site de l'île mythique et ne voient dans le dernier ouvrage de Platon qu'une poussiéreuse utopie législative issue d'un passé depuis longtemps révolu, n'ayant tout au plus quelque intérêt que pour les historiens du droit. De l'autre côté sont ceux qui sont prêts à entreprendre la longue marche aux côtés de l'Athénien anonyme et à reprendre le flambeau de Socrate (les Lois sont le seul dialogue de Platon duquel Socrate est totalement absent), ayant compris que ce n'est pas Zeus qui descendra vers nous, mais nous qui devons nous élever vers lui en suivant les conseil de son "messager" en nous, non pas Hermès ou quelque Hermo-crates, mais le logos qui nous aide à faire régner l'ordre par les lois.
Ces deux convictions, le caractère dual de la justice et la dimension divine en l'homme, sont elles-mêmes fondées sur deux hypothèses qui structurent toute l'organisation de la pensée de Platon. Ces deux hypothèses sont exprimées en toute clarté dans la République, symétriquement par rapport au principe central du philosophe-roi. Il s'agit de la structure tripartite de l'âme humaine et de la division quadripartite de la totalité de ce qui est.
A la recherche de l'âme
L'âme (psuchè en grec) tient une place centrale dans la pensée de Platon. Sa nature (phusis) est au cœur du Phèdre quand, sous l'impulsion de l'amour (eros), elle exprime ses sentiments à travers le discours (logos), découvrant à cette occasion sa nature divine. Son comportement fait l'objet de la Répubique, qui montre comment il lui faut trouver dans l'harmonie interne qu'elle doit réaliser en elle-même le fondement de la justice dans la cité. Sa destinée est la préoccupation du Phédon, où la foi en son immortalité l'aide à accepter la mort du corps. En prélude à cette trilogie, Platon décrit dans le Banquet la dialectique de l'amour, la force motrice de l'âme qui peut l'élever de l'amour physique d'un seul corps jusqu'à l'amour intellectuel des "idées" éternelles.
Ainsi donc, l'investigation centrale sur l'âme se déploie entre une nuit dans la vie de Socrate et une journée dans sa mort. La nuit dans la vie de Socrate nous est racontée dans le Banquet, une nuit d'ivresse passée par tous à boire sans relâche qui ouvre une fenêtre sur toute la vie sociale de Socrate avec le discours d'Alcibiade ivre (Banquet, 215a-222b) et qui se termine sur l'image de Socrate, seul éveillé et en possession de toutes ses facultés au chant du coq (Banquet, 223c), se levant pour aller vaquer à ses occupations quotidiennes. La journée dans la "mort" de Socrate nous est racontée dans le Phédon, une sobre vigile avant qu'un seul ne boive (le poison) à la fin, qui ouvre une fenêtre sur toute la vie intérieure de Socrate avec son "autobiographie intellectuelle" (Phédon, 96a-100a) et qui se termine sur l'image de Socrate seul à s'"endormir" pour l'éternité après avoir demandé à Criton de sacrifier à Asclépios, le dieu qui guérit les corps, le coq qui ne sera plus nécessaire pour éveiller son corps (Phédon, 118a). Et l'on peut noter que, derrière la comédie de la nuit d'ivresse et des discours "érotiques" sur l'amour du Banquet, se profile la tragédie de la "perte" de l'âme d'Alcibiade que l'amour de Socrate a été incapable de sauver, cependant que derrière la tragédie de la veillée au poison et des discours incapables de convaincre de l'immortalité de l'âme du Phédon, se profile la joie suscitée par la victoire définitive de Socrate sur l'injustice et la "perfection" (au sens étymologique d'accomplissement) de son être.
Nous voyons là que, pour Platon, l'homme ne peut se limiter à un être purement matériel. Ce qui le montre, c'est qu'il peut accéder à des vérités concernant des "idées" qui sont hors du temps et de l'espace (une preuve expérimentale, fondée sur les mathématiques, en est donnée par le dialogue avec l'esclave dans le Ménon (Menon, 82a-85b) (5)). Mais il faut faire bien attention à ne pas aborder les dialogues de Platon avec une idée préconçue de l'âme, qu'elle soit chrétienne ou de toute autre origine, mais bien plutôt laisser Platon nous dire ce qu'il met derrière ce mot. En fin de compte, l'âme est tout ce qui, en l'homme, n'est pas matière, et le propos du Phédon est de chercher à découvrir ce qui peut bien lui arriver lorsqu'elle se sépare de la matière à la mort. Le fait est que le Phédon ne cherche pas à "prouver" que l'âme "survit" au corps, il définit la mort comme la séparation de la composante matérielle en l'homme d'avec l'"immatérielle" (quoi que cela puisse bien être) (Phédon, 64c et 67d). Son seul objectif est de rechercher ce qu'il advient de la (ou des) composante(s) immatérielle(s) au moment de la mort, en se fondant sur sa (leur) nature.
C'est pourquoi il faut commencer par déterminer la nature et la structure de l'âme. Dans la République, Platon s'intéresse à la structure de l'âme et il y montre qu'elle est tripartite (République, IV, 436a-441d). Une partie de l'âme a à voir avec le corps, avec la dimension matérielle de l'être, avec les sensations et les passions. Platon l'appelle la partie "désirante", les "epithumiai. Une autre partie a à voir avec l'esprit, les réalités immatérielles, les "idées" et ce qui leur ressemble, et il l'appelle le logos. Entre les deux réside une troisième partie, celle qui a à faire des choix, à pencher soit vers l'une soit vers l'autre des deux premières parties, et il appelle cette dernière partie le thumos, la partie "combative" de l'âme, apparentée à la volonté.
Mais il ne faut pas chercher dans cette description une précision "anatomique" ! Elle est à comprendre au moins autant par ce qu'elle exclut que par ce qu'elle dit. En décrivant une âme dont la structure est tripartite, Platon exclut les approches aussi bien monistes que dualistes. Il nous dit en effet que l'homme n'est pas une créature "monolithique" dont l'unité serait donnée au départ. Il n'est pas un être "en puissance" qui n'a plus qu'à développer au fil du temps ses potentialités pour devenir au terme ce qu'il lui était implicitement donné au départ de devoir être, comme une entéléchie Aristotélicienne ou une molécule d'ADN, avec l'unique espoir que la "nature" ne sera pas empêchée par quelque événement externe de suivre son cours "normal", et sans la moindre liberté de modifier lui-même ce cours. Mais il n'est pas non plus un être dualiste. Il n'est pas le champs de bataille de deux principes antagonistes, l'un bon et l'autre mauvais, qui apparaîtraient comme les "créateurs", les origines indépendantes du corps et de l'âme, de l'esprit et de la matière, et dont il serait le jouet, sans liberté aucune de peser sur l'issue du conflit.
Une fois les approches monistes et dualistes écartées, savoir combien de parties exactement comporte l'âme n'a plus guère d'importance, du moment qu'on y trouve un principe directeur d'unité (le logos) et une sphère de liberté (le thumos) susceptible de faire taire la raison en se laissant aller aux passions, aussi bien que de dominer les passions en écoutant la raison. De fait, la troisième partie est appelée epithumiai, les désirs, avec un pluriel qui montre qu'ils sont multiples.
Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que l'homme, dans ce monde de devenir, est un être en construction ; il se définit par ce qu'il devrait devenir au terme, pas par ce qu'il est à l'origine ou à un point quelconque du processus. L'unité de l'homme n'est pas donnée au départ mais doit se construire au long de toute une vie. Et parce que l'homme est libre, cette unité peut être ou ne pas être réalisée. Elle ne peut être réalisée que si l'homme participe à l'idée (terme préférable à "forme") de l'homme. Mais cette idée n'est pas un plan, un dessin, une "image" de l'homme dans un ciel empyrée, dans un "monde des idées" qui serait sans relations avec le nôtre. Non ! c'est l'idéal de justice décrit dans la République, le principe d'unité intérieure et extérieure pour l'homme.
Platon nous suggère cela en ouvrant le Timée sur un rappel des principes de la République (Timée, 17a-19b) (6) avant de nous présenter, dans un long monologue que Timée lui-même appelle un "mythe" (Timée, 29d), trois "formes" différentes de l'homme. L'"idéal" de la République est évoqué d'entrée, avant que ne commence le mythe, pour bien montrer qu'il est en dehors du temps et de l'espace, alors que les trois autres "candidats" à l'appellation de "forme" de l'homme sont à chercher à l'intérieur du mythe qui décrit la genèse de l'univers et de l'homme qui en fait partie. Le premier candidat est la "forme" de la matière dont l'homme et le monde sont faits, décrite dans le premier modèle "mathématique" de la matière, un modèle fondé sur des triangles. C'est la forme qui parle le plus aux physiciens, même si ce modèle-là est depuis longtemps démodé. Le second candidat est la "forme biologique" de son corps, décrite à l'aide de son "plan" tracé par les dieux subalternes dans le seul but de servir de réceptacle à l'âme divine qui leur a été confiée par le démiurge. Cette forme est celle qui parle le plus aux médecins et aux biologistes. Le dernier candidat est la "forme" de l'âme, le principe mixte de devenir et d'être, pont entre le visible et l'intelligible, dont la fabrication par le démiurge est décrite à loisir. Cette forme est celle qui parle le plus aux psychologues et sans doute aussi aux prêtres.
De fait, l'homme peut se contenter de l'une ou l'autre de ces trois explications de lui-même. Il peut, comme Gygès, le "terreux" par son nom, dans l'histoire racontée par Glaucon au début de la République (République, II, 359c-360b), s'enfoncer dans les profondeurs de la matière, dans une caverne ouverte par les forces cosmiques (les lois de la physique, si l'on préfère) à la recherche de lui-même. Mais tout ce qu'il y trouvera, c'est un cadavre entouré d'une "âme" matérielle faite de bois et ayant une forme animale (celle du cheval qui sert d'image aux parties inférieures de l'âme dans le Phèdre, mais aussi une évocation du cheval de Troie, la machine de guerre qui avait amené la ruine de cités grecques) et incapable de retenir la volonté de l'homme. Bien que ce corps puisse paraître plus "grand" que nature sous le scalpel de la science, il n'est en fait que le prisonnier de cette parodie d'âme qui n'est rien d'autre que l'environnement social et historique qui l'entoure et le conditionne. Mais cette science matérialiste peut aussi lui offrir l'anneau d'or d'une chaîne apparemment brisée qui lui permettra d'échapper à toute responsabilité dans sa vie sociale en le rendant invisible quand il se tourne vers lui-même. Cela lui permettra d'utiliser son eros égoïstement pour conquérir le pouvoir en tuant le roi (la partie dirigeante de l'âme) et en réduisant en esclavage ses frères en lieu et place des moutons qu'il était censé garder. Mais il peut aussi écouter la voix du maître qui vient le libérer de ses chaînes ignorées pour le conduire au dehors de la caverne dans laquelle il était prisonnier, vers le sommet de la colline jusqu'à la contemplation du bien même. Alors, et alors seulement, ayant pris connaissance de la véritable idée éternelle de l'homme, il pourra retourner dans la caverne construite pour lui par dieu pour y aider ses compagnons à se libérer à leur tour (République, VII, 514a-517a).
La totalité de ce qui est
Il doit être maintenant évident que, pour Platon, l'être n'est pas limité à l'être matériel. Mais il serait tout à fait erroné de croire que le monde de Platon se limite à un "monde des idées", un monde de vérités éternelles immatérielles perdues dans quelque ciel inaccessible.
L'image qu'il donne de la totalité de "ce qui est" dans la République est celle d'une ligne divisée en quatre segments (République, VI, 509e-511e). Une première division en deux sépare un segment du "visible" d'un segment de l'"intelligible". Chacun de ces deux segments est lui-même divisé en deux, de manière à y distinguer les images et ce dont elles sont images. Un portrait peint, par exemple, ou une photo, sont, dans le segment du visible, des images d'hommes qui sont eux-mêmes des êtres visibles ; mais un mot, en tant qu'"intelligible", n'est aussi en un certain sens rien de plus qu'une "image" de l'être ou des êtres qu'il désigne.
Le premier découpage, entre le visible et l'intelligible, montre que Platon n'est ni un fils de la terre, ni un ami des idées, les deux positions extrêmes qu'il fait critiquer par l'étranger d'Élée dans le Sophiste (voir Sophiste 245e-249d ; l'expression fils de la terre --gegeneis-- est en 248c, celle d'amis des idées --tous tôn eidôn philous-- en 248a). Si l'étranger doit commettre un parricide en pensée en trahissant les dogmes parménidiens de l'unité de l'être et de l'identité de l'être et du penser --parricide qui est l'exact pendant dans "le monde intelligible" du procès et de la mort de Socrate à l'initiative de ses concitoyens athéniens dans le "monde visible"--, c'est précisément pour fuir les "ou..., ou..." entre matérialisme et idéalisme et nous faire entrer dans le monde des "et..., et...", aussi bien dans les discours, dans la description de la totalité de ce qui est, que dans les actes, dans l'activité du politique. C'est le prix à payer pour libérer nos esprits des paradoxes dialectiques creux du genre de ceux dont le Parménide donne des exemples, et ouvrir la voie à la vraie pensée dialectique illustrée par le Sophiste et le Politique.
Mais alors, que veut dire "être" pour Platon ? Il en donne une définition par la bouche de l'étranger d'Élée dans le Sophiste, qui est présentée tout d'abord comme provisoire en vue du débat avec les matérialistes, mais qui n'est jamais remise en cause ou remplacée par la suite, ce qui laisse à penser qu'elle est là pour rester. L'étranger accorde l'"être" à "quoi que ce soit qui est doté du pouvoir soit d'agir (poiein) sur quelque autre créature que ce soit, soit de subir (pathein) la moindre chose que ce soit de la part de la chose la plus insignifiante qui soit, ne serait-ce qu'une seule fois " (Sophiste, 247d-e). En d'autres termes, eh bien ! oui, quoi que ce soit que je pense "est" (a l'"être", participe à l'"idée" d'"être", est en "relation" avec "être") et, de ce point de vue, Parménide avait en quelque sorte raison. Cela a l'être ne serait-ce que parce que je le pense, et qu'être pensé est une espèce du "subir" (une "passion", du verbe grec "pathein" employé par Platon dans sa définition) pour ce que je pense, pour ce qui est "objet" de ma pensée et n'est pas ma pensée elle-même en tant que telle. Et puis après ? Le fait est que, pour Platon, "être" est le moins signifiant de tous les prédicats, dans la mesure où c'est celui qui a la plus grande extension. Il convient à tout. Le problème n'est pas pour lui celui de l'"être", mais celui du "bien au delà de l'être" (République, VI, 509b). Le problème n'est pas, à propos de quoi que ce soit, de déterminer s'il a part à l'être, mais de déterminer les relations que cet "être" entretient avec d'autres "êtres".
Oui ! Quoi que ce soit que je pense "est", a part à l'être, du simple fait que je le pense. Que je le pense, et non pas que je pense à lui, qui laisserait croire que ce quelque chose "est" en dehors de ma pensée, alors que c'est très précisément là le problème. Quoi que ce soit que je pense "est" au moins dans ma pensée, mais, de ce qu'il "est" dans ma pensée ne résulte pas qu'il "est" en dehors de mon esprit, ou plutôt que ce qui est dans ma pensée est une "image" de quelque chose qui "est" en dehors de mon esprit, ou si l'on préfère, que ce quelque chose qui "est" dans mon esprit entretient des relations avec autre chose en dehors de mon esprit. De fait, le monde ne se limite pas à des êtres et des images dans mon esprit. Il y a des choses en dehors de lui, visibles aussi bien qu'intelligibles, y compris des choses avec lesquelles je n'entretiens peut-être aucunes relations, que je ne vois ou ne comprends (au sens de saisir dans l'esprit) peut-être pas. Je ne suis pas l'artisan du tout, pas même le créateur de moi-même. La question est donc : "quelles relations les êtres dans mon esprit entretiennent-ils avec des êtres en dehors de mon esprit ?" Par rapport à cette question, il y a place pour l'erreur tant en pensée qu'en paroles.
La question est donc bien : "est-ce que cette pensée, cette chose qui "est", qui a part à l'être, à l'intérieur de mon esprit, correspond à autre chose qui "est", à l'extérieur de mon esprit, et si oui, de quoi s'agit-il ?" Est-ce que les relations dans mon esprit entre cette chose qui "est" dans ma pensée et d'autres choses qui "sont" aussi dans ma pensée reflètent des relations similaires entre des choses en dehors de ma pensée avec lesquelles chacun de ces "êtres" dans ma pensée entretiendrait aussi des relations d'image à modèle ? Par exemple, est-ce que la relation qui existe dans mon esprit entre l'image dans mon esprit de Théétète et l'image de l'acte de voler qui se forme dans mon esprit lorsque je prononce la phrase "Théétète vole" (Sophiste, 263a) reflète en quelque manière que ce soit le véritable Théétète, le véritable acte de voler dans le monde visible et les relations qui les unissent en dehors de mon esprit au moment où je prononce cette phrase ? Y a-t-il une différence quelconque de ce point de vue entre dire "Théétète vole" et dire "Théétète est assis" ? Et, ce qui est plus important encore, qu'ont à voir ces relations avec mon être propre et les "formes" ou "idées" auxquelles je devrais participer pour devenir ce que je suis appelé à être, en d'autres termes, pour atteindre mon propre "bien", c'est à dire la plénitude, le telos, de mon être ? "Connais-toi toi-même." Ce précepte écrit au fronton du temple de Delphes et souvent associé à Socrate signifie, pour lui et pour Platon du moins, précisément cela : connais ce que tu es appelé à devenir, ce que cela signifie que d'être un homme, comment tu peux entrer en relation avec cette "idée de l'homme" et comment tu peux mieux y avoir part.
Rhétorique et dialectique
Une des connaissances les plus fondamentales que l'homme doit acquérir à propos de lui-même concerne le pouvoir et les limites du logos, mot grec qui signifie tout à la fois discours, définition, raison (aussi bien raison-faculté que raison-explication), proportion, et d'autres choses encore !
C'est pourquoi, avant de nous initier à la dialectique dans le Sophiste, Platon nous propose un exemple, dans l'un de ses dialogues les plus "drôles", l'Euthydème, de ce qui arrive à ceux qui prennent les mots pour la chose même et "jouent" avec eux sans souci du monde "réel". Un des plus durs combats que Socrate et Platon ont eu à mener est celui qu'ils menèrent contre les rhéteurs, c'est à dire ceux qui, comme Gorgias, ne comptaient que sur le pouvoir des mots et des discours pour atteindre leurs buts, tout particulièrement lorsque leur objectif était le pouvoir politique, comme c'était le cas avec les pareils de Calliclès, dont la conversation avec Socrate occupe la seconde moitié du Gorgias. Ceux-là ne se contentaient pas, comme Euthydème et son frère Dionysodore, de jouer avec les mots dans des débats dits éristiques avec pour seul objectif de réduire leur opposant au silence dans des discussions de salon parfaitement stériles. Et si, comme eux, ils faisaient peu de cas de la vérité, ils s'en distinguaient en ce qu'ils avaient exclusivement en vue l'efficacité, et s'intéressaient en priorité au pouvoir persuasif des mots.
Un tel culte du pouvoir des mots était la conséquence (probablement involontaire) des doctrines de Parménide (la tradition fait de Gorgias un disciple de Parménide) combinées au relativisme de ceux qui, comme Protagoras, prétendaient que l'homme est sa propre mesure, et qu'il n'existe pas de vérité éternelle à laquelle il doive se mesurer. Cette façon de voir était prônée, du temps de Platon, par Isocrate, le plus brillant des disciples de Gorgias (et le fondateur et directeur d'une école très prospère à Athènes, qui faisait concurrence à l'Académie), qui, incapable de saisir la différence entre Socrate et Euthydème, ne voyait dans la dialectique platonicienne que coupage de cheveux en quatre sans aucune application pratique (il ne faut pas oublier qu'Isocrate était très fier de gagner des sommes considérables grâce à son enseignement). Dans le Ménéxène, un ouvrage qui n'est qu'à peine un dialogue, Platon nous offre un exemple de la rhétorique politique des gouvernants qui n'ont pas honte de recourir aux services de rédacteurs professionnels pour écrire le discours qui leur servira à faire l'éloge des morts au champs d'honneur devant leurs parents et amis en deuil avec la même facilité qu'ils mettront à utiliser les services de ces mêmes rédacteurs lorsqu'il s'agira d'envoyer les survivants à la prochaine occasion vers une mort probable dans une nouvelle guerre, si c'est pour eux le moyen de se maintenir au pouvoir. Un tel discours, qui rappelle ceux de Périclès (d'ailleurs nommément cité dans l'introduction dialoguée du Ménéxène), pourrait bien constituer le couronnement du programme éducatif d'Isocrate mais, pour Platon, il n'est qu'une caricature de la politique à laquelle s'adonnent ceux qui n'ont pas dépassé Parménide et maîtrisé la véritable dialectique. Une telle politique des mots contraste avec la politique des idées décrite dans le Politique comme aboutissement de la véritable dialectique, tout comme l'éristique de l'Euthydème contraste avec la dialectique du Sophiste qui lui répond.
Le bonheur de l'homme dans la cité
Ceci étant, la "politique des idées" prônée par Platon, si elle est une politique par une élite, n'est pas une politique pour une élite. Immédiatement après le Politique vient le Philèbe qui se propose de nous faire découvrir ce qui devrait être l'objectif de tous les gouvernants en nous présentant le bien de l'homme, c'est à dire ce qui peut constituer une vie heureuse pour l'homme ici-bas. Et une fois encore, la recette n'est pas, comme certains pourraient s'y attendre, de s'abstraire des soucis de ce bas monde pour vivre dans la pensée pure, mais d'octroyer à chacune des parties de l'âme son dû et sa part de plaisirs, pourvu que ce soit sous la direction du logos qui, seul, est capable de véritablement comprendre ce qui est vraiment dû à chacune des parties. Ainsi donc, la vie heureuse est décrite comme une vie mêlée associant une juste mesure de plaisirs corporels et intellectuels, vie dont un exemple nous est fourni par le Socrate du Banquet. Platon, dans le Philèbe, n'a pas honte d'appeler le plaisir "le chemin vers son être propre" (Philèbe, 32b). Ce qu'il veut dire par là, c'est que, en tant qu'êtres corporels en devenir dans cette vie terrestre, ce n'est que par nos sensations que nous sommes mus. Nous ne sommes mis en mouvement que vers ce qui nous est agréable, et fuyons ce qui nous est pénible.
C'est là le sens bien compris de cette thèse de Socrate selon laquelle "nul ne fait volontairement le mal", qu'il vaudrait mieux traduire par "nul ne se fait volontairement mal", comme le montrent toutes les discussions la concernant dans les dialogues (voir par exemple Protagoras, 358b-c, Gorgias, 468d-e, Menon, 77c-78a). Socrate n'a jamais voulu dire que l'homme est incapable de faire quelque chose qu'il sait être "mal", au sens abstrait d'un mal moral, d'un "péché" si l'on veut. Il savait parfaitement qu'un homme peut faire quelque chose qu'il sait dommageable, ou pénible, pour quelqu'un d'autre, du moment qu'il pense que le faire sera moins dommageable, ou moins pénible, pour lui que ne pas le faire. Ceci étant, pour lui peut vouloir dire pour son corps ou pour son âme, et là est le problème ! Nous voici ramenés au "connais-toi toi-même." C'est la manière dont nous concevons la différence entre les plaisirs et les peines du corps, qui sont liés au temps et que nous ne pouvons que partiellement contrôler, et ceux de l'âme, qui ne sont pas "ressentis" de la même manière par le corps ici-bas, qui détermine ce qui est en fin de compte vraiment un plaisir pour nous. Nous pouvons donc nous tromper, non pas dans les perceptions de plaisir et de peine que nous ressentons à un moment donné, mais dans nos opinions sur eux, dans notre compréhension de ces plaisirs et de ces peines, tâche qui revient au logos dans notre âme, et qui seule peut faire évoluer nos perceptions au fil du temps en éduquant notre moi profond. Nous ne désirerons jamais que ce qui nous est agréable. Mais avec une compréhension adéquate de ce qui est réellement agréable et de ce qui constitue notre moi, se laisser guider par le plaisir nous conduira dans la bonne direction.
Si tout le monde n'est pas capable de se connaître soi-même, selon le précepte delphique qui devint la devise de Socrate, la tâche qui attend ceux qui en sont capables est claire : ils doivent prendre en charge leur compagnons moins bien lotis, non pour les réduire en esclavage comme Gygès, mais pour aider chacun à atteindre le bonheur qu'il mérite et à "parfaire" son âme. Les Lois, qui sont l'ultime ouvrage du programme d'éducation de Platon, sont parfaitement claires sur le fait que la cité est pour l'homme, pour tous les hommes, et non pas l'homme pour la cité (voir Lois, VI, 769a-771a, qui constitue à peu près exactement le milieu du dialogue, et tout particulièrement 770c-d). Ceci ne veut pas dire que chacun peut faire ce qu'il veut, mais que la cité n'a pas d'âme en propre distincte de celle des hommes et des femmes qui la composent, qu'elle n'est qu'une construction terrestre destinée à disparaître avec le temps (au contraire des âmes de ceux et celles qui la composent), et dont le seul objet est de fournir un cadre approprié à la construction de l'homme, de chaque homme, à la construction par chacun de son être propre, c'est à dire à la "perfection" de son âme. L'homme est un "animal politique", comme aimait à le répéter Aristote (inspiré en cela par Platon), ce qui veut dire que l'homme ne peut vivre en solitaire. Son bonheur dépend donc de l'ordre qui règne dans la "cité" qu'il habite et des sacrifices qu'il est prêt à consentir pour le plus grand bien, non pas du tout comme s'il constituait une sorte d'entité métaphysique "totalitaire", mais de tous les autres hommes et femmes de la cité, considérées comme autant de personnes collaborant à une même entreprise.
Connais-toi toi-même
Ainsi donc, la grande affaire est de savoir ce que c'est que d'être un homme, un philo-sophos aner (un homme ami de la sagesse). Cette question est posée d'entrée dans une "trilogie" de dialogues qui en analyse chacune des composantes : le Lysis, le Lachès et le Charmide. Le Lysis cherche à savoir ce que philia (amitié) veut dire. Le Charmide s'occupe de la sophia (sagesse), ou du moins, eu égard à l'âge des adolescents mis en scène dans le dialogue, d'une version plus modeste de celle-ci, la sophrôsunè, ou encore modération, tempérance. Entre les deux, le Lachès se propose de définir l'andreia, c'est à dire le courage, le fait d'"être un homme" (le mot grec andreia vient en effet du mot anèr, andros, qui veut dire "homme", et même au sens premier, homme par opposition à femme). Et l'objectif, en ce monde au moins, est bien de devenir philo-sophoi, amis de la sagesse, et non pas sophoi, sages, c'est à dire d'établir et de faire croître une relation (de l'ordre de la philia) avec quelque chose qui est et reste en dehors de nous plutôt que d'atteindre un état qui ne peut venir qu'avec la mort, lorsque notre être aura été "parfait".
Si telle est bien la seule question qui compte, alors Socrate a raison de dire qu'il ne sait rien ! Rien qui vaille, cela s'entend. Tout le savoir du monde --le savoir scientifique et technique qu'il cite si souvent en exemple dans ses discussions dans le seul but de montrer qu'il n'est pas possible de réussir en quoi que ce soit si l'on ne connaît d'abord l'objectif qu'on cherche à atteindre-- peut vous donner le moyen de changer le monde, le monde de devenir, mais ne pourra jamais vous dire comment l'utiliser pour atteindre votre objectif, l'objectif de parfaire son être propre en devenant un homme philo-sophe. La connaissance scientifique et technique est neutre au regard au bien et au mal. C'est l'homme qui doit choisir ce qu'il en fait, et plus savant vous êtes dans un domaine, plus sûrement vous pourrez obtenir dans chaque cas le résultat bon ou mauvais que vous souhaitez, comme le montre Socrate dans l'Hippias mineur (celui qui sait compter et connaît le résultat d'un calcul est plus à même de donner à coup sûr une réponse fausse que celui qui répond au hasard et peut sans le vouloir donner la bonne réponse ; le meilleur médecin est aussi celui qui peut avec le plus de chance de succès utiliser son art pour tuer son patient).
La connaissance de soi, de l'"idéal" de l'homme, n'est pas du même ordre que la connaissance du moyen de doubler un carré ! Dans ce domaine, que cela nous plaise ou pas, nous devrons nous contenter d'opinions, de doxai, et néanmoins vivre et mourir sur la foi de ces opinions, en espérant seulement qu'elles sont de opinions vraies. Socrate était de l'opinion que ce qui constitue l'homme, c'est son âme, que la justice telle qu'il la décrit dans la République constitue l'idéal de l'homme, et que l'âme est éternelle est trouvera sa "récompense" dans l'éternité en fonction de son degré de participation à cette idée de la justice. Et pourtant, après un dialogue plein de démonstrations moins convaincantes les unes que les autres de l'éternité de l'âme (7), à la fin du Phédon, quelques instants avant de boire la ciguë qui va le faire mourir, la seule chose que Socrate trouve à dire est que vivre et mourir de cette croyance est un "beau risque" (Phédon, 114d). Et c'est bien parce qu'il a vécu et est mort de cette croyance que c'est lui, et non Platon, qui est notre guide tout au long des dialogues.
C'est aussi la raison pour laquelle c'est entre sa mort logique à la fin du Criton (8), au terme de la trilogie commencée avec l'Euthyphron et centrée sur son procès, et sa mort physique à la fin du Phédon, dans les dialogues centraux qui constituent la "tétralogie" Banquet, Phèdre, République, Phédon, que Socrate nous fait part de ses plus intimes convictions sur l'amour, l'âme, son idéal de justice et sa destinée. C'est là qu'il nous fait passer du "monde" visible à ce monde intelligible dans lequel, ressuscité en paroles, il est maintenant capable de nous enseigner la vrai dialectique avant de nous laisser enfin à nous-mêmes lorsque le moment est venu de passer aux actes et d'écrire de nouvelles lois pour la cité (9), de retourner sur terre pour y construire nos propres vies, en cheminant vers la "caverne" du dieu (tout le dialogue des Lois, le dernier ouvrage de Platon, le seul dont Socrate soit totalement absent, se déploie au cours d'une longue journée de marche vers la grotte et le temple de Zeus sur le mont Ida (Lois, I, 625b) : la caverne de la République est devenue la grotte de Dieu et il est temps pour nous d'y retourner !)
Theôria Platonikè
Le moment est venu de nous demander quelle place tiennent les dialogues dans le programme de Platon. La première chose qu'il faut remarquer est que Socrate, le maître bien-aimé de Platon, n'a jamais écrit la moindre ligne, et que Platon lui-même avait pour le moins quelques réserves vis-à-vis de l'écrit. A la fin du Phèdre, après avoir décrit comment la véritable rhétorique, l'art du discours bien compris, devrait constituer une "conduite d'âmes", une psychagogie (psuchagogè), il poursuit en faisant part de sa méfiance à l'égard du discours écrit, incapable de répondre aux objections des lecteurs et sujet à toutes les interprétations qui peuvent leur passer par la tête (Phèdre, 275d-e). Qui plus est, dans la Lettre VII citée au début de cette étude, écrite alors qu'il avait plus de 70 ans, et dans laquelle il ne fait nulle part mention d'ouvrages publiés de lui, même lorsque, sur des sujets très voisins de ceux qui sont abordés dans certains dialogues (10) et s'adressant à des lecteurs qui étaient censés bien le connaître, on pourrait attendre de telles références, il déclare : "De moi, du moins, sur ces sujets, il n'existe aucun écrit et il n'y en aura jamais.[..] S'il m'avait semblé cependant qu'ils pussent être mis par écrit et divulgués adéquatement pour la multitude, qu'aurais-je pu accomplir de plus beau dans ma vie que d'écrire des choses aussi avantageuses pour les hommes et d'amener à la lumière la nature de toutes choses ? Mais je ne pense pas que, pour les hommes, ce que l'on appelle argumentation soit sur ces sujets une bonne chose, si ce n'est pour un petit nombre qui sont capables de trouver par eux-mêmes au moyen de quelques indices." (Lettre VII, 341c-e). Sans entrer ici dans un débat sur les interprétations possibles de telles déclarations au regard de tous les dialogues que Platon nous a laissé, qu'il me soit simplement permis d'ajouter quelques remarques.
En tout premier lieu, il faut bien comprendre que Platon n'est pas un dogmatiste, et qu'il n'a jamais eu pour intention de mettre par écrit les réponses qu'il avait pu donner lui-même aux questions auxquelles il nous confronte à loisir au long des dialogues, en tout cas pas sous la forme de doctrines bien tournées du genre de celles que son élève Aristote appréciait tant. Il ne savait que trop bien que chacun de nous doit trouver en lui-même et par lui-même ses réponses, et les traduire non seulement en paroles, mais aussi en actes. Et cela, il ne pouvait le faire pour nous. Tout ce qu'il pouvait espérer, c'est servir d'éducateur, de guide au long du chemin qui conduit des profondeurs de la caverne au sommet de la colline, nous donnant en passant les "quelques indices" qui pourraient nous aider à trouver les réponses (de ce point de vue, toute cette étude, qui prétend dévoiler les "réponses, est profondément "antiplatonicienne", à moins qu'elle ne suscite en vous, lecteur, l'étonnement et ne vous donne l'envie d'approfondir par vous même, non les travaux d'érudition sur Platon, mais vous-même et le sens de votre vie avec les dialogues pour guide).
Il faut ajouter à cela que, contrairement à l'impression laissée par une abondante littérature sur le sujet depuis de nombreuses années, nous ne savons absolument rien de l'histoire de l'activité littéraire de Platon. Quand et pourquoi écrivit-il chacun de ses dialogues ? Quand les publia-t-il et pour quelle raison ? Les "publia"-t-il même de son vivant ? Autant de questions par rapport auxquelles nous en sommes réduits aux hypothèses, comme l'était déjà Diogène Lærce au temps où il écrivit sur Platon il y a seize ou dix-sept siècles. Dix-sept siècles d'érudition relayés par tous les ordinateurs du monde au secours d'une "théorie d'évolution" darwinienne à propos des thèses de Platon n'ont pas changé un iota à cela, n'en déplaise aux spécialiste de la question.
Et pourtant, la théorie dominante depuis plus d'un siècle -- et l'on ne saurait trop insister sur le mot "théorie"-- est que Platon commença à écrire ses dialogues peu après la mort de Socrate, qu'il continua à en écrire tout au long de sa vie et que, au cours d'une aussi longue période, environ cinquante ans, sa philosophie "évolua". Cette soi-disant "évolution" fournit une explication facile aux apparentes différences, voire pour certains contradictions, que les spécialistes croient déceler entre les "doctrines" que Platon est supposé avoir développées successivement dans les dialogues dits "de jeunesse", "de maturité" et "de vieillesse". Il se peut pourtant que ce soit là une trop facile porte de sortie pour expliquer ce qui peut en effet passer pour des contradictions à première lecture, mais n'en est peut-être plus au terme d'une lecture plus approfondie. Il ne faut jamais perdre de vue que cette "théorie évolutionniste" s'appuie sur un ensemble d'hypothèses non démontrées (et peut-être bien indémontrables), et qu'il est tout aussi possible que Platon ait dit la vérité quand il écrivait dans la Lettre VII qu'il n'avait encore rien écrit : s'il est vrai que St Thomas d'Aquin a pu écrire toute la Somme Théologique dans les sept dernières années de sa vie, alors qu'il sillonnait l'Europe en un temps où l'on ne prenait pas l'avion pour aller d'une ville à l'autre, on peut bien admettre qu'il est au moins possible qu'un esprit tel que Platon ait pu écrire l'ensemble de ses dialogues dans les dernières années de sa vie !
Le seules données concrètes sont les dialogues eux-mêmes, dont nous possédons l'intégralité, et qui constituent l'une des plus magnifiques réalisations de l'esprit humain, un chefs-d'œuvre inégalé de littérature et de philosophie. Personne mieux que Platon n'a su si merveilleusement combiner toutes les composantes de l'art décrire, forme, images, intrigue, mise en scène, décors, style, au service d'une pensée profonde, et nulle part ailleurs des réflexions si profondes n'ont été rendues si vivantes aux yeux du lecteur.
C'est pourquoi, en ce qui me concerne, plutôt que de mettre l'accent sur les divergences entre dialogues, qui pourraient bien n'être que le résultat d'incompréhensions de la part du lecteur, je préfère penser que Platon n'était pas un de ces professeurs d'université qui doivent continuellement publier pour obtenir une promotion ou arrondir leurs fins de mois. Je préfère le faire bénéficier d'une présomption de cohérence jusqu'à ce qu'il soit prouvé sans l'ombre d'un doute qu'il est coupable d'incohérences flagrantes (ce qui sera toujours délicat pour un auteur qui ne parle jamais en son nom propre, mais se contente de faire parler les autres !). Je préfère faire l'hypothèse que, s'il y a "évolution" de dialogue à dialogue, ce n'est pas l'évolution de Platon lui-même, du moins pas son évolution pendant qu'il écrivait les dialogues, mais l'évolution qu'il jugeait nécessaire d'un point de vue pédagogique pour s'adapter aux progrès du lecteur au fur et à mesure qu'il avance à travers les dialogues. Je pense que cette évolution, peut-être inspirée de sa propre évolution antérieure, celle qu'il décrit en partie dans la section initiale de la Lettre VII cité au début de cette étude, était parfaitement maîtrisée par le professeur-écrivain dès qu'il commença à écrire, et que peut-être d'ailleurs, il ne commença justement à écrire que tard dans sa vie, riche de l'expérience accumulée au cours de nombreuses années d'enseignement à l'Académie, et pas nécessairement pour être "publié" hors de cette Académie à laquelle il avait consacré la seconde moitié de sa vie, du moins pas de son vivant.
Je préfère voir dans les dialogues, les 28 au moins que je tiens pour authentiques, un unique ouvrage rigoureusement structuré qui se déploie en sept tétralogies depuis l'étonnement du jeune Alcibiade devant l'amour que porte Socrate à son âme au moment où il est sur le point d'entrer dans la carrière politique, jusqu'au modèle de lois pour les cités des hommes, élaboré sur le chemin de la grotte de Dieu pour venir en aide à un homonyme du père d'Alcibiade, un nommé Clinias, qui est sur le point de fonder une nouvelle cité. Chacune de ces sept tétralogies comporte un dialogue "introductif" suivi d'une trilogie qui, à travers ses trois dialogues, nous fait progresser à travers les trois parties de l'âme distinguées plus haut.
Les tétralogies nous conduisent depuis l'explicitation de la question "qu'est-ce qu'être un philosophos anèr (un homme philosophe, voir ci-dessus)" (Alcibiade + Lysis/Lachès/Charmide) jusqu'à la recette proposée pour le bonheur de l'homme consistant à prendre modèle sur l'ordre (kosmos) qui transparaît dans la création divine pour écrire les lois qui régiront nos cités (Philèbe + Timée/Critias/Lois, voir ci-dessus). En chemin, nous progressons à travers les quatre segments du tout, de part et d'autre de la tétralogie centrale sur l'âme, qui sert de pont entre le visible et l'intelligible (Banquet + Phèdre/République/Phédon). Les autres dialogues trouvent naturellement leur place dans cette structure, mais la décrire plus en détail dépasse les limites de cette étude introductive. Pour en savoir plus sur ce sujet, vous pouvez visiter mon site consacré à Platon, Platon et ses dialogues.
Cette étude est la traduction en français par l'auteur lui-même (qui est français) d'un texte initialement publié en anglais sur le site "Exploring Ancient World Cultures" de l'université d'Evansville, Indiana, à la demande d'Anthony F. Beavers, qui en a assuré l'édition, et qui est aussi l'instigateur et l'hôte du site sur Platon mentionné ci-dessus. Je tiens à remercier Tony du merveilleux travail d'édition qu'il a fait pour la version anglaise de cette étude. Il m'a aidé à mieux cibler ma pensée et à rendre mon style plus lisible en anglais. Il a fait preuve d'une patience remarquable dans cette tâche menée à bien par courrier électronique alors qu'il menait en parallèle plusieurs autres tâches. Mais, en fin de compte, il m'a toujours laissé avoir le dernier mot, ce qui fait que, s'il reste des imperfections dans le fond ou la forme, ce qui est plus que probables, elles me sont imputables à moi seul, pas à lui.
Le texte français reste très proche de l'original anglais, bien que je ne me sois pas interdit à l'occasion, étant l'auteur de l'original comme de la traduction, de reformuler certaines parties ou d'ajouter quelques développements. En particulier, les notes ont été ajoutées à cette version et ne figurent pas dans la version originale en anglais.
Bernard Suzanne est français de naissance (né en 1944), polytechnicien de formation (promotion 1964), informaticien de profession, actuellement architecte de systèmes d'informations dans un grande banque à réseau française. Il consacre le plus clair de ses loisirs depuis plus de vingt ans à l'étude de Platon. Il habite Vendargues, dans la banlieue de Montpellier, dans le sud de la France, près de la Méditerranée.
Liste des ouvrages de, ou attribués à, Platon
La section qui suit liste, par ordre alphabétique, tous les ouvrages qui sont parvenus jusqu'à nous sous le nom de Platon, y compris des ouvrages dont presque tout le monde s'accorde maintenant à dire qu'ils ne sont pas de lui. Les noms des dialogues sont suivis de lettre entre parenthèses dont la signification est la suivante :
- (?) signale un dialogue que certains spécialistes continuent à considérer comme n'étant pas de Platon,
- (A) signale un dialogue que la plupart, sinon la totalité des spécialistes considèrent comme apocryphe.
Dans cette liste, des liens sont fournis, quand ils existent, à la fois au texte grec et à la traduction en anglais au site Perseus, ainsi qu'à la traduction en anglais de B. Jowett au site The Tech Classics Archive du MIT. Perseus offre un texte chargeable par petites sections et permettant d'accéder directement à une référence quelconque, alors que la traduction de Jowett se charge le plus souvent par dialogue entier que l'on peut ensuite garder localement pour références ultérieures.
Toutes les références à des dialogues de Platon dans cette étude sont constituées en liens vers la traduction anglaise à Perseus. Notez que la section chargée peut parfois commencer avant la citation proprement dite, et/ou n'inclure que le début de cette citation. Dans ce dernier cas, la page de Perseus chargée contient les liens nécessaires pour avancer de section en section pour obtenir la suite de la citation. Mais c'est à vous de vous arrêter au terme de la citation, car Perseus n'est alimenté que du point de départ de la citation, pas de sa fin.
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- ref est la référence selon l'édition Estienne de la première ligne du texte cherché dans le dialogue (ex: 369d ; il se peut que le texte affiché commence un peu avant);
- &vers=greek est optionnel et utilisé pour accéder au texte grec (voir l'écran d'aide de Perseus pour plus d'informations sur la manière d'afficher le texte grec en translittération dans l'alphabet latin ou avec des polices grecques disponibles à Perseus).
Il y a pour l'instant peu de traductions en français de dialogues de Platon disponibles sur le web (des problèmes de copyright interdisent d'y mettre la plupart des traductions actuellement disponibles en librairie). Celles dont j'ai connaissance sont listées en rouge sous le titre du dialogue concerné. Parmi les traductions de textes classiques grecs que propose le site canadien Encéphi ("Encyclopédie hypertexte de la philosophie" du cégep du Vieux Montréal), figurent le Criton en totalité et de courts extraits (de quelques lignes à quelques pages, parfois elles-mêmes abrégées) de quelques autres dialogues (traducteurs non identifiés). Des liens vers les principaux extraits sont fournis sous le titre de chaque dialogue concerné.
J'ai aussi ajouté à cette liste des liens vers mes propres traductions en français d'extraits de dialogues disponibles dans d'autres pages de ce site.
- Alcibiade : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (alc.+1)
- Alcibiade 2 (A) : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (alc.+2)
- L'Apologie de Socrate : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (apol.) ou traduction en anglais de B. Jowett ou traduction en hypertexte avec illustrations sur le site The Last Days of Socrates à Clarke College ; ainsi que la traduction en français de quelques extraits (20c-21e ; 22e-23b) sur le site Encéphi
- Axiochos (A)
- Le Banquet : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (sym.) ou traduction en anglais de B. Jowett ; une version éditée de la traduction de Jowett avec des pages séparées pour chaque section et des liens vers Perseus est disponible sur le site d'A. F. Beaver sur la quatrième tétralogie
- Charmide : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (charm.) ou traduction en anglais de B. Jowett
- Clitophon (A) : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (cleit.)
- Cratyle : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (crat.) ou traduction en anglais de B. Jowett
- Critias : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (criti.) ou traduction en anglais de B. Jowett
- Criton : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (crito) ou traduction en anglais de B. Jowett, disponible aussi avec commentaires à l'Université d'Oregon et en traduction hypertexte avec illustrations sur le site The Last Days of Socrates à Clarke College ; ainsi que la traduction complète du dialogue en français (traducteur non identifié) en trois parties : 1. l'argumentation de Criton (43a-46a), 2. l'argumentation de Socrate (46b-49e), 3. le discours des Lois (49e-54d), sur le site Encéphi
- Définitions (A)
- Démodocos (A)
- Epinomis (A) : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (epin.)
- Eryxias (A)
- Euthydème : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (euthyd.) ou traduction en anglais de B. Jowett
- Euthyphron : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (euthyph.) ou traduction en anglais de B. Jowett ou traduction hypertexte avec illustrations sur le site The Last Days of Socrates à Clarke College
- Gorgias : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (gorg.) ou traduction en anglais de B. Jowett ; ainsi que ma traduction en français du discours introductif de Calliclès (Gorgias, 481b-488b), avec notes
- Hipparque (A) : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (hipparch.)
- Hippias Majeur, ou Grand Hippias : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (hipp.+maj.)
- Hippias Mineur, ou Petit Hippias : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (hipp.+min.)
- Ion : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (ion) ou traduction en anglais de B. Jowett
- Du Juste (A)
- Lachès : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (lach.) ou traduction en anglais de B. Jowett ; ainsi que la traduction en français d'un extrait (190d-193d) sur le site Encéphi
- Les Lois : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (laws) ou traduction en anglais de B. Jowett
- Lettres (la plupart sont sans doute apocryphes ; si une seule est de Platon, c'est la lettre VII, que je tiens pour authentique) : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (L.+n.ref) ou traduction de la lettre VII par J. Harward
- Lysis : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (lysis) ou traduction en anglais de B. Jowett
- Ménéxène : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (menex.)
- Ménon : ma traduction en français de ce dialogue (avec notes et commentaire) ; traduction en anglais ou texte grec à Perseus (meno) ou traduction en anglais de B. Jowett
- Minos (A) : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (minos)
- Parménide : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (parm.) ou traduction en anglais de B. Jowett
- Phédon : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (phaedo) ou traduction en anglais de B. Jowett ; une version éditée de la traduction de Jowett avec des pages séparées pour chaque section et des liens vers Perseus est disponible sur le site d'A. F. Beaver sur la quatrième tétralogie ; on peut aussi consulter la traduction hypertexte de la mort de Socrate (115b-118a) avec illustrations sur le site The Last Days of Socrates à Clarke College
- Phèdre : en français : traduction par Mario Meunier (1922), sur le site Thésée de MM. Samuel Béreau et Daniel Lancereau consacré aux antiquités classiques ; traduction en anglais ou texte grec à Perseus (phaedrus) ou traduction en anglais de B. Jowett ; une version éditée de la traduction de Jowett avec des pages séparées pour chaque section et des liens vers Perseus est disponible sur le site d'A. F. Beaver sur la quatrième tétralogie
- Philèbe : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (phileb.) ou traduction en anglais de B. Jowett
- Le Politique : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (stat.) ou traduction en anglais de B. Jowett
- Protagoras : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (prot.) ou traduction en anglais de B. Jowett
- La République : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (rep.) ou traduction en anglais de B. Jowett ; une version éditée de la traduction de Jowett avec des pages séparées pour chaque section et des liens vers Perseus est disponible sur le site d'A. F. Beaver sur la quatrième tétralogie ; ainsi que ma traduction en français (avec notes et commentaires) de République, II, 359b6-360b2 (l'anneau de Gygès) ; de République, V, 475c6-480a13 (science et opinion) ; de République, VI, 505a2-509c4 (comparaison entre le soleil et le bien) ; de République, VI, 509c5-511e5 (l'analogie de la ligne) ; de République, VII, 514a1-517a7 (allégorie de la caverne) et République, VII, 517a8-519d7 (commentaire de l'allégorie par Socrate) ; de République, VIII, 562b3-563e4 (de la démocratie à la tyrannie) ; de République, X, 613e6-621d3 (mythe d'Er)
- Les Rivaux (A) : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (lovers)
- Le Sophiste : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (soph.) ou traduction en anglais de B. Jowett ; ainsi que la traduction en français d'un long extrait (253b-264d) sur le site Encéphi
- Sisyphe (A)
- Théagès (A) : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (theag.)
- Théétète : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (theaet.) ou traduction en anglais de B. Jowett
- Timée : traduction en anglais ou texte grec à Perseus (tim.) ou traduction en anglais de B. Jowett
- De la Vertu (A)
Le système de citation de Platon
Toutes les citations des dialogues de Platon se font en référence à la pagination d'une édition de la Renaissance due à Henri Estienne (Stephanus en latin), qui est reproduite dans la plupart des éditions et traductions modernes. Cette édition comportait trois volumes, et chaque page y était divisée en cinq sections référencées a à e. Une citation comprend donc, après le titre du dialogue, un numéro de page suivi d'une lettre entre a et e précisant la section en cause dans la page pour la première ligne, puis pour la dernière ligne de la citation (le numéro du volume n'est jamais spécifié, mais il n'y a pas de risque d'erreur car aucun dialogue n'est à cheval sur deux volumes). Certaine citation font suivre la lettre indiquant la section dans la page d'un numéro indiquant la ligne dans la section. Ceci peut être utile lorsqu'on fait référence à un seul mot ou à une courte suite de mots, mais est difficile à obtenir avec précision, car très peu d'éditions reproduisent précisément le découpage en lignes de l'édition Estienne et, qui plus est, ce découpage est nécessairement perdu dans toute traduction et ne peut donc être qu'approximatif dès qu'on ne cite plus le texte grec lui-même.
Notes
(1) Le texte grec traduit par "les affaires communes de la cité" est "ta koina tès poleôs". On trouve dans la phrase suivante "tôn tès poleôs pragmatôn", c'est à dire "des choses de la cité". Ces expressions désignent ce que nous appellerions aujourd'hui la politique. On notera d'ailleurs que notre mot "politique" a pour racine le mot grec "polis, poleôs" que l'on retrouve dans les expressions grecques citées et qui veut dire "la cité". (retour)
(2) Le mot traduit par "régime" est "politeia". Le "politès" est celui qui vit dans la cité, la "polis", c'est à dire le citoyen (il ne faut pas oublier que dans la Grèce de l'époque de Socrate et Platon, les "cités" --Athènes, Sparte, Thèbes, etc., qui ne se limitaient pas à une "ville", mais incluaient le territoire et les "villages" dépendant d'une "métropole" donnant son nom à la "cité"--, constituaient des entités politiques autonomes ayant chacune sa "constitution" et son gouvernement). La "politeia" est donc tout ce qui régit la vie de l'homme en tant qu'il est "citoyen", l'ensemble des droits et des devoirs des habitants de la cité les uns à l'égard des autres. On notera que "Politeia" est le titre original du dialogue de Platon que nous appelons la République. C'est à travers les traductions latines qui ont rendu les expressions grecques "ta koina tès poleôs", "ta tès poleôs pragmata" (voir note précédente) par "res publica", "la chose publique" ("res" est l'équivalent latin de "pragmata", les choses, et "publica" traduit "koina", c'est à dire "ce qui est commun"), que "Politeia" est devenu "de Republica", puis "La République". (retour)
(3) Les plus anciennes biographies de Platon qui nous restent, celles d'Apulée et de Diogène Lærce, datent du second et troisième siècle de notre ère, soit plusieurs siècles après les faits. (retour)
(4) Nicias est mis en scène par Platon dans le Lachès. Alcibiade, quant à lui, a donné son nom à un dialogue qui, dans l'antiquité, a longtemps servi d'introduction à l'ensemble des dialogues de Platon, ainsi qu'à un second dialogue qui est, lui, très probablement apocryphe. Il est aussi mis en scène dans le Protagoras, et surtout dans le Banquet, où il fait irruption, ivre, chez Agathon à la fin du discours de Socrate et improvise un panégyrique enflammé de celui-ci (in vino veritas !...) Par sa vie mouvementée malgré sa fréquentation de Socrate --compromis au moment du départ de l'expédition de Sicile, qu'il avait réussi à faire accepter et qu'il devait diriger avec Nicias, dans deux sombres affaires, une parodie de mystères (cérémonies religieuses réservées aux initiés) et une histoire de mutilation de statues d'Hermès, il préféra passer à l'ennemi et offrir ses services à Sparte, alors alliée de Syracuse et en guerre contre Athènes, dont il fut plus tard chassé pour avoir séduit la femme du roi Agis et lui avoir sans doute fait un enfant ; mais après un séjour chez les Perses, autres ennemis héréditaires d'Athènes, il réussit à se faire rappeler en sauveur à Athènes avant d'en être chassé de nouveau un an plus tard, peu avant la défaite finale dans la guerre du Péloponnèse et l'arrivée au pouvoir des Trente--, il contribua largement, tout comme Critias, autre fréquentation de Socrate, et l'un des meneurs des Trente, à déconsidérer Socrate dans l'opinion de nombreux Athéniens et à faciliter sa condamnation à mort le moment venu. (retour)
(5) L'expérience avec l'esclave de Ménon, dans laquelle Socrate fait "découvrir" à un esclave qui passait par là qu'on ne construit pas un carré double d'un carré donné en doublant son côté mais en prenant sa diagonale pour côté du carré double, n'est certainement pas probante parce qu'elle raconterait un fait "historique" de la vie de Socrate, que plus personne ne pourrait vérifier depuis longtemps : il est plus que probable que ce dialogue, comme tous les dialogues de Platon, est une "création" de l'auteur, fidèle à l'esprit, sinon à la lettre, de Socrate, et surtout adapté au programme éducatif que Platon développe à travers son œuvre en s'inspirant de son maître bien-aimé. Elle n'a pas non plus pour but de "prouver" la soi-disant "théorie de la réminiscence", comme pourrait le laisser croire une lecture littérale du dialogue, dans la mesure où cette "théorie" n'est sans doute qu'un "mythe" de plus imaginé par Platon pour aider des esprits par trop concerts comme celui de Ménon, qui ne croit que ce qu'il touche et ne cherche qu'à savoir s'il en aura pour son argent en suivant les cours des sophistes professeurs auto-proclamés de vertu, à "imaginer" des "idées" qui sont en fait en dehors du temps et de l'espace ("au dessus du ciel", comme dit le mythe du Phèdre (Phèdre, 247c)). En fait, l'expérience ne se passe pas dans le dialogue, mais bien dans l'esprit du lecteur qui est invité à se rendre compte par lui-même, qu'il connaisse d'avance la réponse au problème posé ou pas, de la différence qu'il y a entre une opinion comme celle de l'esclave qui croit qu'on double un carré en doublant son côté, et un véritable savoir qu'il n'est plus possible de ne pas tenir pour vrai une fois qu'on en a compris la raison. Et pour bien montrer que la vérité qu'il exhibe est au delà même des mots qui l'expriment, Socrate se paye le luxe de ne dévoiler à son "élève" le terme technique qui exprime la réponse (le mot "diagonale" qu'utilisent les "savants (sophistai)") qu'une fois que celui-ci a "compris" la solution (Menon, 85b). (retour)
(6) Pour bien montrer qu'il s'agit de principes qui ne sont pas liés à un point donné du temps et de l'espace, Platon nous propose au début du Timée le résumé d'un dialogue qui n'est pas la République, puisqu'il ne met pas en scène les mêmes interlocuteurs et ne se passe pas au même moment (les fêtes mentionnées dans les deux cas comme occasions des discussions ne sont pas les mêmes), mais qui retrace bien les idées discutées dans la République, dont il retient justement les plus choquantes pour être plus sûr qu'il n'y a pas moyen de se tromper. (retour)
(7) En fait, non seulement les démonstrations du Phédon ne sont pas probantes, mais Socrate en est parfaitement conscient : si en effet, il en avait une qu'il savait aussi décisive que la démonstration du doublement du carré avec l'esclave de Ménon, pourquoi éprouverait-il le besoin d'en proposer plusieurs ?... On peut même dire que l'objectif premier du Phédon n'est pas de démontrer l'immortalité de l'âme, mais de faire prendre conscience au lecteur que, bien qu'elle soit indémontrable de manière "mathématique", c'est quand même l'hypothèse la plus vraisemblable pour la raison (c'est cela qu'essayent de montrer les "preuves" accumulée, et cela seulement), et qu'être philosophe consiste justement à prendre cette hypothèse, cet "acte de foi", pour fondement de sa vie, et à en tirer toutes les conséquences, en discours et en actes, comme Socrate lui-même en donne l'exemple. (retour)
(8) Socrate est logiquement mort puisque Criton lui a annoncé que son exécution est pour le lendemain et qu'il a refusé la dernière chance qu'il lui offrait de s'évader. De plus, le Criton fournit la raison, le logos de la mort de Socrate : il sait qu'il a été condamné injustement, mais cette condamnation était légale, faite dans les formes et en respectant les lois en vigueur ; et Socrate préfère subir l'injustice que constitue sa condamnation pour des crimes qu'il n'a pas commis, plutôt que de commettre l'injustice qui consiste à ne pas respecter la loi le jour où elle vous est défavorable, alors que vous n'avez rien fait pour la changer quand il était encore temps. (retour)
(9) Les Lois écrites par Platon pour couronner son œuvre ne sont qu'un exemple de la tâche qui nous attend, même si cet exemple mérite qu'on s'y attarde encore de nos jours. Le vrai couronnement des dialogues, ce ne sont pas les Lois que Platon a écrites et dont il connaît le caractère conjoncturel, mais celles que chaque lecteur va écrire dans sa propre vie, dans sa cité ou dans son âme au terme de la lecture longuement méditée des dialogues. Les Lois sont un dernier dialogue car Platon ne peut en faire plus pour nous, mais la dernière étape du parcours est bien celle que chacun de nous écrit dans sa propre vie... (retour)
(10) On a ainsi vu, rien que dans la longue citation qui ouvre cette étude, des phrases qui reprenaient presque textuellement tel passage central de la République ou telle conclusion du Phédon. (retour)
Publication originale en anglais le 22 août 1996 - Traduction française publiée pour la première fois le 29 novembre 1997
© 1996, 1997 Bernard SUZANNE (cliquez sur le nom pour envoyer vos commentaires par courrier électronique)
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