© 2023 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 21 septembre 2023
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Note : dans cette page, où j'ai laissé non traduits certains mots grecs comme logos, eidos et idea et où j'ai tenu à préciser pour d'autres termes le mot grec correspondant, tous les mots grecs utilisés sont des liens vers l'entrée correspondante dans le Lexique des mots grecs importants pour comprendre Platon (une autre page de ce site) lorsqu'ils y figurent, ce qui est presque toujours le cas.

Pour Platon, ce qui distingue l'homme de tous les autres animaux, c'est le fait qu'il est doué de logos, c'est-à-dire capable de produire des paroles porteuses de sens (l'un des sens de logos) et de les articuler dans des raisonnements (un autre des sens de logos) et donc de faire preuve de raison (encore un autre sens de logos). Mais s'il a pu développer un tel outil, c'est d'abord parce qu'il est un animal fait pour vivre en société dans des communautés qui, de son temps en Grèce, s'appelaient des poleis (pluriel de polis), c'est-à-dire un animal « politique », un « citoyen » (politès), dont le mode de vie, à la fois individuel et collectif, peut être qualifié de politeia (« citoyenneté » aussi bien que « régime politique »), mot qui sert de titre au dialogue appelé en français « La République » (qui en est une malencontreuse traduction) qui constitue la pierre angulaire de son œuvre. De fait, le développement d'un vocabulaire et d'une grammaire permettant de se comprendre, c'est-à-dire d'un logos, ne peut se faire que par la pratique du dialegesthai (« l'activité consistant à dialoguer/la pratique du dialogue »), c'est-à-dire à travers des échanges verbaux interpersonnels dans l'action permettant de vérifier qu'on se comprend, dans un cadre suffisamment durable et stable pour permettre l'émergence d'un vocabulaire commun et de règles d'assemblage de mots dans des logoi signifiants partagées par tous. C'est en effet seulement dans l'activité du dialogue (to dialegesthai) que nous pouvons découvrir que nous sommes capables de nous comprendre, au moins dans certains cas, et que donc ce que nous associons par la pensée aux mots que nous employons n'est pas une pure création de notre esprit, mais renvoie bien à quelque chose qui lui est « extérieur » et qui semble bien être le même pour tous, c'est-à-dire à quelque chose d'« objectif ».

S'il en est ainsi, l'excellence propre de l'homme, son aretè (mot généralement traduit par « vertu », mais qui est mieux traduit par « excellence », moins connoté dans un sens exclusivement moral) consiste à faire le meilleur usage possible de ce qui le spécifie comme homme, le logos. Et puisque le logos ne prend véritablement sens que dans la pratique du dialogue (le dialegesthai), c'est en étant le meilleur dans cette pratique, en étant donc ce que Platon nomme dialektikos, c'est-à-dire excellent dans l'art de dialoguer pour accéder au vrai, c'est-à-dire pour « connaître ce qui est comme c'est » (gnônai hôs esti to on, République V, 477b10-11) (la dialektikè), qu'il sera un homme « excellent ». Mais attention ! Pour Platon, « connaître ce qui est comme c'est », ce n'est pas s'intéresser à on ne sait trop quel « Être » abstrait, et encore moins, par contraste à on ne sait trop que « Non-Être » encore plus abscons, car pour lui, le verbe einai (« être ») n'est porteur d'aucun sens par lui-même, et surtout pas de celui d'« exister » ; le verbe ne sert qu'à faire le lien entre un « étant » (on), c'est-à-dire un sujet (au sens grammatical), et une « étance » (ousia dans son sens étymologique, substantivation de la forme féminine ousa (« étante ») du participe présent d'einai (« être »), tout comme en français « étance » par lequel je le traduis), c'est-à-dire un attribut, pour dire de ce dont on fait le sujet d'un logos construit avec ce verbe qu'il est (esti, ce qui en fait un « étant », on) ou qu'il n'est pas (ouk esti, ce qui en fait un « n'étant pas », mè on) ça (l'attribut qu'introduit le verbe). C'est ce que veut dire l'Étranger d'Élée lorsqu'il explique en Sophiste, 262b9-c7 que des listes de noms ou de verbes ne constituent pas un logos porteur de sens parce que, dans de tels cas, « les sons produits ne révèlent ni activité, ni inactivité, ni étance d'un étant ou d'un n'étant pas » (ousian ontos oude mè ontos), formule qui fait s'arracher les cheveux aux traducteurs, qui n'ont pas compris que l'Étranger faisait simplement un cas particulier pour le verbe einai (« être ») précisément parce que lui, au contraire des autres verbes, n'impliquait « ni activité, ni inactivité » (oute praxin oude apraxian), mais devait être complété par un attribut (ousia). C'est d'ailleurs ce que confirme la « définition » d'einai que Platon met dans la bouche de ce même Étranger en Sophiste, 247d8-e4 (« Je dis donc ce qui possède la moindre puissance, ou pour agir sur une quelconque autre créature, ou pour subir le plus minime [effet] de la part de la plus insignifiante, et même seulement pour une seule fois, tout cela [je le dis] être à la manière d'un étant ; car je pose comme définition de définir les étants par le fait que ce n'est pas autre chose que puissance »), qui constitue un extraordinaire pied de nez à Aristote, dans la mesure où c'est probablement la seule définition (horismos, dont le sens premier est « délimitation/bornage ») formelle qu'on trouve dans tous les dialogues, qui plus est présentée comme telle de manière insistante par son auteur, et qu'elle réussit le fait d'arme de ne poser absolument aucune limite (horos) à ce qu'elle englobe ! Chercher à faire le tri entre des « étants » qui « seraient/existeraient » et d'autres qui « ne seraient/n'existeraient pas » n'a aucun sens. Dans tous les cas, on est ou on n'est pas quelque chose (ti), et c'est ce quelque chose qui donne sens au verbe, ou plutôt au logos qui l'inclut. Un chat est (un chat), une femme est (une femme), un mort est (mort), une chimère est (une chimère), un mot est (un mot), qu'il ait un sens ou pas, un rêve est (un rève), et ainsi de suite. Et quand l'attribut donnant sens au verbe einai n'est pas explicité, c'est qu'il est implicite (par exemple, « être (matériel) » ou « être (intelligible) » ou « être (immuable) »), et c'est la porte ouverte à tous les sophismes puisque rien ne garantit que tous les interlocuteurs supposent les mêmes attributs implicites, ni même qu'un même interlocuteur conserve les mêmes tout au long de la discussion (c'est précisément ce que ne fait pas Parménide dans le « jeu laborieux » (pragmateiôdè paidian, Parménide, 137b2) qui constitue la seconde et plus grosse partie du dialogue qui porte son nom). Aussi, lorsque Platon parle de « connaître ce qui est comme c'est » (gnônai hôs esti to on, République V, 477b10-11), il veut simplement dire qu'il faut chercher à connaître chaque « étant » (on) tel qu'il est en lui-même (auton) au-delà de la manière dont il nous apparaît à travers nos sens et notre intelligence (noûs), ou à travers l'opinion (doxa) que nous en transmettent ceux qui nous entourent, utilisant les mots to on (« l'étant ») comme un singulier à sens collectif, comme on pourrait parler de l'étude du mouvement pour faire référence à l'étude de toutes les formes de mouvement, ou à l'étude de l'homme, pour parler de l'étude des hommes en général. Et parler dans notre cas de l'étant (to on), c'est ne poser aucune limite à ce qui peut être sujet d'étude.

Mais puisque l'homme est avant tout un animal « politique » (fait pour vivre dans une polis, une « cité/état »), le meilleur usage qu'il puisse faire de cette aptitute au logos cultivée à travers la dialektikè (la maîtrise de l'art de dialoguer pour accéder au vrai), c'est de la mettre à profit pour organiser au mieux, en collaborations avec d'autres personnes partageant cette même aptitude, la vie en société de ses concitoyens, c'est-à-dire en devenant un « homme politique » (politikos), un gouvernant.

En effet, comme je viens de le dire, le logos, au sens à la fois de « parole » et de « raison », qui ne peut prendre sens que dans la pratique du dialogue, n'a pas été donné aux hommes pour chercher à comprende ce qui « est », dans une quête de connaissance théorique qui consituerait sa propre fin et pourrait être menée à titre individuel (le « philosophe » tel que le conçoit le « scientifique » Théodore de Cyrène et dont Socrate lui sert le portrait au milieu du Théétète), mais pour qu'ils cherchent à comprendre ensemble ce qui est bon (agathon) pour eux, individuellement et collectivement, puisqu'ils sont condamnés par leur propre nature (phusis) à vivre en société et que tous cherchent toujours ce qu'ils pensent (à tort ou à raison) bon (agathon) pour eux individuellement, « bon » et pas « bien », car l'homme n'est pas spontanément moral et certains peuvent trouver « bonnes » pour eux des choses, en particulier matérielles, qu'ils sont prêts à se procurer par des moyens que la morale réprouve (là encore, à tort ou à raison), comme l'expérience le prouve et comme le Socrate de Platon le sait. Lorsqu'on lui fait dire que « nul en fait volontairement le mal », c'est en déformant sa pensée. Ce qu'il veut dire, c'est que nul ne fait volontairement ce qu'il pense, à tort ou à raison, mauvais (et non pas "mal" avec une connotation morale) pour lui, ou en tout cas plus mauvais que les autres options qui s'offrent à lui, qu'il s'agisse de choisir quoi manger, qui séduire, comment se procurer ce dont il a besoin ou envie, comment se comporter sur le champ de bataille ou vis à vis de ses concitoyens, ou quoi que ce soit d'autre. Que l'expérience lui montre que ce qu'il croyait bon pour lui puisse avoir des conséquences pour lui qu'il jugera mauvaises pour lui selon ses propres critères du bon et du mauvais ne fait que prouver qu'il n'est pas maître de décider ce qui est bon pour lui et que donc le bon a un caractère objectif auquel il ne peut échapper, ne serait-ce que parce qu'il n'est pas maître de décider de la manière dont d'autres personnes de son entourage vont réagir à ses actions d'une manière qui pourrait être mauvaise pour lui selon ses propres critères du bon et du mauvais.

Pour être un bon gouvernant, celui qui entend assumer ce rôle, pour autant qu'il en ait les capacités, ce qui n'est pas donné à tous, doit donc savoir, autant qu'il est possible à l'homme, ce qui est bon pour les hommes, individuellement et collectivement, ce qui leur permet d'accéder au bonheur, chacun dans les limites des aptitudes dont l'a doté la nature qui, l'expérience le prouve, ne sont pas les mêmes pour tous.

Mais pour arriver à cette connaissance, puisque l'outil dont il dispose pour cela est le logos, la première chose à faire est de comprendre comment fonctionne cet outil et quels en sont les pouvoirs et les limites, tâche délicate puisque le seul outil dont on dispose pour ce faire est justement l'outil dont on cherche à comprendre comment il fonctionne, le logos ! Il lui faut donc déterminer au moyen du logos si le logos peut nous donner accès à autre chose que les mots qui le composent, qui ne sont que des modulations sonores ou des représentations graphiques, et, si oui, à quoi et comment.

Platon constate comme tout le monde que nos sens et notre esprit (noûs) sont activés par des activateurs par rapport auxquels ils sont, dans un premier temps au moins, passifs (on ne choisit pas ce qui s'offre à la vue ou ce qu'on sent ou entend autour de nous, on ne choisit pas le goût de ce qu'on mange ou la texture de ce qu'on touche). Dans cette perspective, il désigne ces activateurs du nom générique de pragmata (pluriel de pragma), substantif dérivé de prattein (« agir ») souvent traduit par « chose », mais qui a un sens plus général de « fait », et, par symétrie, il désigne ces affections que nous font subir ces pragmata du nom de pathèmata (pluriel de pathèma), substantif dérivé du verbe paschein (« subir » par opposition à « agir », qui est prattein), comme pragma est dérivé de prattein. Mais il constate aussi que chacun de nos différents sens et notre esprit/intelligence (noûs) nous donnent une perception différente de ces pragmata, mais que notre esprit parvient néanmoins à comprendre que certaines de ces perceptions issues de nos différents organes proviennent d'une même « source » (je suis capable de comprendre que les cris que mes oreilles entendent proviennent de la même « source » que le bébé que voient mes yeux, que les sensations que perçoivent au toucher mes bras qui le portent et que les odeurs provenant de sa couche que perçoivent mes narines, et que mon esprit associe à des mots comme « bébé », « fils », « Benoît », « 6 mois », « caca », etc.). Il en déduit donc que chacun de ces organes, noûs (« esprit/intelligence ») compris, ne nous donne de ce qui l'active qu'une « représentation » conditionnée par la nature de l'organe en cause, qui ne nous permet pas de connaître ce pragma tel qu'il est lui-même (auton), mais d'y associer des couleurs grâce aux yeux, des bruits grâce aux oreilles, des odeurs grâce aux narines, etc., et des mots grâce à l'esprit/intelligence (noûs).

Platon constate encore que l'esprit humain est capable de reconnaître des similitudes (du « même ») et des différences (du « autre ») entre des perceptions simultanées ou successives en faisant pour cela systématiquement abstraction de la position dans le temps et dans l'espace et qu'il associe des mots à des agrégats de sensations similaires selon un processus complexe (on peut reconnaître comme « vaches » ou comme « cheval » des animaux de couleurs différentes alors que pour certaines fleurs comme les violettes ou les bleuets, c'est justement la couleur qui sera le critère déterminant, dissocier dans une succession de sons qui frappent nos oreilles un rythme, une mélodie, des paroles, un timbre de voix, divers timbres d'instruments accompagnateurs, etc., que l'on saura reconnaître individuellement dans des contextes différents, par exemple la mélodie sans les paroles, l'air chanté par un autre interprète, etc.). Les mots peuvent ainsi être associés aussi bien à des familles d'« individus » ou d'« objets » dont on a perçu l'« unité » (noms) qu'à des familles de « qualités » (adjectifs) ou d'activités ou d'états (verbes). Ces critères d'appellation sont consitués, inconsciemment au début au moins, par chacun dès qu'il commence à apprendre à parler et évoluent en permanence au fil de sa vie, de ses interactions avec ses semblables dans le dialogue et de son expérience grandissante. Platon donne le nom d'eidè (pluriel d'eidos) à ces critères de nommage que chacun se construit et fait évoluer pour donner sens aux mots qu'il emploie (cf. République X, 596a6-8).

Mais l'expérience montre que, sur une bonne partie au moins de ces mots, les gens se comprennent, ce qui veut dire qu'ils y associent des eidè qui ne sont pas trop différents les uns des autres. Cela implique qu'il y ait une « réalité » objective, liée aux pragmata (« faits/choses ») eux-mêmes dont tous ces eidè sont des approximations plus ou moins proches. Platon donne le nom d'ideai (pluriel d'idea, dont vient le mot français « idée ») à ces « cibles » objectives des eidè que nous associons aux mots que nous utilisons. Et il insiste bien sur le fait que ces ideai ne sont, au contraire des eidè, la création d'aucun homme (cf. République X, 596b9-10), et qu'elles ne sont pas les mots qu'on y associe, puisqu'ils peuvent changer d'une langue à une autre sans que change l'idea (c'est ce qui permet justement de se comprendre entre personnes parlant des langues différentes).

L'expérience montre encore qu'il est possible de mettre à jour des relations de causalité ou de dépendance entre ideai qui seront vraies pour toutes les instances de ces idea (par exemple que d'un gland peut naître un chêne, mais pas un porc ou un corbeau ; ou qu'un homme a toujours (sauf rares exceptions) une tête, deux bras et deux jambes) et cette permanence suggère que le monde sensible n'est pas gouverné par le seul hasard, mais obéit à certaines « lois » qu'il est possibe de découvrir, en d'autres termes, qu'il est potentiellement intelligible pour les hommes que nous sommes au moyen de notre esprit/intelligence (noûs), c'est-à-dire que nous pouvons jusqu'à un certain point anticiper ce qui risque d'advenir et agir de manière à influencer cet avenir. Dans cette perspective, les ideai constituent donc les principes d'intelligibilité de ce dont elles sont les ideai et leur ensemble permet de nous rendre intelligible le monde dont nous faisons partie à partir des relations qui existent entre ces ideai.

Dans ces conditions, comprendre quoi que ce soit, c'est, pour les êtres humains, être capable d'établir des relations entre les eidè qu'ils associent à des mots en les traduisant par des relations entre ces mots dans des logoi (cf. Sophiste, 259e4-6), en espérant que ces relations entre eidè sont fidèles aux relations qui « existent » entre les ideai qui sont les cibles de ces eidè. Le fait que les eidè (et a fortiori les ideai) font toujours abstraction du temps et de l'espace, et identifient des « familles » (genè, pluriel de genos) et non pas des individus fait que ces relations, quand elles sont pertinentes, traduisent des « lois » qui régissent ces « familles » et deviennent des manières plus pertinentes d'en identifier les membres par des critère d'intelligibilité et non plus sur la base de l'apparence sensible : quand j'ai compris qu'un lit est un meuble fait pour dormir dessus, je n'ai plus besoin de savoir quelle forme spécifique doit avoir un lit, dans quels matériaux il doit être construit, etc., et je suis devenu capable, si l'envie m'en prend et que je dispose des compétences nécessaires, de fabriquer un lit qui ne ressemblera à aucun des lits que j'ai vus depuis ma naissance. Ces critères d'intelligibilité, ce sont les ideai qui les fournissent et ils ne prennent sens que dans les relations que ces ideai entretiennent les unes avec les autres, tout comme le ciel et les astres qu'il contient (qui en sont les images dans l'allégorie de la caverne qui ouvre le livre VII de la République) ne prend sens pour un marin et ne lui permet de trouver sa route que s'il sait identifier des assemblages d'étoiles qui subsistent dans la même disposition relative les unes par rapport aux autres malgré le mouvement du ciel dans son ensemble (des « constellations »).

On se retrouve donc avec deux « plans » parallèles (on pourrait aussi parler de « registres », d'« ordres » ou de « domaines », mais surtout pas de « mondes ») : le plan des pragmata (« faits/choses »), qui sont ce qu'ils sont indépendamment de ce qu'on peut en dire ou en penser, et le « plan » des logoi fais de mots (onomata, pluriel d'onoma) par lesquels nous cherchons à rendre compte de ces pragmata (« faits/choses ») de manière plus ou moins exacte selon la compréhension que nous en avons. Lorsqu'un logos rend compte exactement des pragmata (« faits/choses ») qu'il prétend décrire, il est vrai (alèthès). Dans le cas contraire, il est faux (pseudès). En d'autres termes, à partir du moment où les mots renvoient à autre chose qu'eux-mêmes, nous ne pouvons pas les assembler à notre gré n'importe comment pour produire un logos porteur de sens et il est possible qu'un logos soit vrai ou faux (tout l'effort de l'Étranger d'Élée dans le Sophiste vise à démontrer la possibilité du discours faux à ceux qui la nient en prétendant qu'on ne peut pas dire « ce qui n'est pas » (to mè on), compris comme signifiant « le non-être » par des raisonnements sophistiques jouant sur un supposé sens existentiel d'einai (« être ») utilisé sans attributs). Mais il ne suffit pas qu'un logos soit vrai pour que cela constitue un savoir (epistèmè), car le savoir (epistèmè) n'est pas dans les mots, qui n'ont rien de commun avec ce qu'ils nomment, ne nous apprennent rien par eux-mêmes dessus, ne sont que le résultat de conventions sociales et peuvent être assemblés n'importe comment (le mot hippos n'apprend rien par lui-même à quelqu'un qui ne parle pas le grec de Platon et ne connaît pas ce mot sur ce que peut être ce que nous appelons en français « cheval » ou en anglais « horse »). Le savoir (epistèmè) est un état d'esprit (pathèma) de la personne pour qui il constitue un savoir. Il suppose que celle qui énonce les mots qui forment ce logos ou les pense ait compris les raisons (l'un des sens de logos) qui justifient les relations qui existent entre les pragmata (« faits/choses ») qu'il associe à ces mots. Il ne suffit pas de dire que le carré construit sur la diagonale d'un carré donné a une superficie double de celle du carré de départ pour faire de ce logos un savoir (epistèmè). Tant que la personne qui dit ou pense cela n'est pas en mesure de le démontrer de manière irréfutable, ce n'est encore pour elle qu'une simple opinion (doxa) (cf. Ménon, 82a8-85b7). Une opinion (doxa) peut donc être vraie ou fausse, mais il ne suffit pas qu'elle soit vraie pour qu'elle consitute un savoir (epistèmè) pour la personne qui l'énonce. Le savoir (epistèmè), comme je viens de le dire, n'est en effet pas une propriété d'un assemblage de mots, qu'une machine peut reproduire sans même les comprendre (une encyclopédie, aussi volumineure soit-elle, ne « sait » rien) : c'est ce qui fait que l'image de l'âme volière proposée par Socrate en Théétète, 196c4-200d4, dans laquelle il assimile les oiseaux capturés directement à des savoirs, ne fonctionne pas, alors qu'elle aurait fonctionné parfaitement s'il les avait assimilés à des mots. Il est un état d'esprit (l'un des sens possibles de pathèma) de la personne qui les prononce et suppose son aptitude à en rendre raison (logon didonai), si bien que les mêmes mots prononcés par deux personnes différentes peuvent constituer un savoir pour l'une et une simple opinion pour l'autre. C'est ce que veut dire Platon lorsqu'il dit que le savoir est à propos de « l'étant/ce qui est » (to on), c'est-à-dire à propos de ce qui se passe dans le plan des pragmata (« faits/choses »), alors que l'opinion (doxa) est à propos des nomima (« idées reçues »), c'est-à-dire reste dans le plan des logoi, ne faisant que reproduire des logoi hérités d'autres personnes et traduisant le plus souvent les usages, les coutumes (sens premier de ta nomima) de la « cité » dans laquelle on vit. Ce qui caractérise un savoir, c'est qu'il est enseignable de manière convaincante pour tous ; non pas enseignable au sens où l'on pourrait apprendre à d'autres à répéter les mots qui l'expriment sans nécessairement en comprendre les justifications, mais enseignable au sens où l'on peut rendre quelqu'un capable d'en comprendre les raisons et de l'enseigner à son tour à d'autres en ce sens. Mais dès lors que le savoir porte sur les relations entre pragmata (« faits/choses »), il ne peut être complet que s'il met en évidence toutes les relations entre tous les pragmata (« faits/choses ») qui constituent l'Univers dont nous sommes des parties, et ce, de manière cohérente : des enchaînements de propositions différents (qui ne sont que des assemblages de mots) ne peuvent pas conduire à des conclusions contradictoires sur les mêmes pragmata (« faits/choses »). Du fait de ce besoin de complétude, le savoir, qui engloberait la totalité des étants (onta), n'est pas accessible à l'homme, au moins en cette vie (c'est l'une des raisons pour lesquelles le Socrate de Platon prétend ne rien savoir, car un savoir incomplet n'est pas pour lui un savoir).

Comme je l'ai déjà dit, la médiation entre les mots et les pragmata (« faits/choses ») se fait par le moyen des eidè du côté des hommes et des ideai du côté des pragmata (« faits/choses »), ni les uns, ni les autres n'étant les auta, les pragmata (« faits/choses ») eux-mêmes, mais l'appréhension qui en est possible à l'intelligence (noûs) humaine sollicitée par les données des sens. Et cette appréhension, dans la mesure où elle se fait au moyens d'éléments, les eidè et les ideai, qui, par construction, s'affranchissent du temps et de l'espace et ne concernent plus des pragmata (« faits/choses ») individuels mais des « familles », des ensembles d'instances partageant des caractéristiques communes, introduit un troisième « plan », celui des eidè/ideai, qui se dédouble en un « plan » des ideai, unique et le même pour tous, et un « plan » des eidè, propre à chacun et évolutif au fil de sa vie au fur et à mesure que son vocabulaire s'enrichit (le « plan » des mots) et que sa compréhension des mots qui le constituent évolue. Mais ce qu'il convient de bien comprendre, c'est que le plan (objectif) des ideai, et donc a fortiori celui des eidè de chacun, n'est pas dans un rapport un pour un avec le plan des pragmata (« faits/choses »), et ce, pour deux raisons : la première est que les ideai identifient des familles homogènes par rapport à des critères d'identification spécifiques et non pas des « instances » individuelles, et la seconde est que ces critères se limitent à certains aspects seulement de ce à quoi on les associe (par exemple la couleur, ou la fonction, ou la position, ou l'activité, ou telle ou telle qualité ou défaut), si bien que « nous pouvons appeler par de multiples noms le même ça » (pollois onomasi tauton touto prosagoreuomen, Sophiste, 251a5-6). En d'autres termes, nous appréhendons au moyen de notre intelligence (noûs) les pragmata (« faits/choses ») non pas tels qu'ils sont en eux-mêmes (auta), mais à travers le « filtre » d'ideai qui n'en révèlent chacune que certaines caractéristiques partagées avec d'autres pragmata (« faits/choses ») et auxquelles, par la médiation des eidè que chacun se pose pour cela (cf. tithesthai en République X, 596a7), nous associons des mots pour en rendre compte dans des logoi et nous les rendre intelligibles à travers les relations que ces ideai entretiennent les unes avec les autres, que nous essayons tant bien que mal d'appréhender à travers les relations que nous supposons entre les eidè que nous associons aux mots que nous employons.

Ces ideai ne sont donc pas que de simples mots puisqu'elles trouvent leur origine dans les pragmata (« faits/choses ») qui sollicitent nos sens et notre esprit/intelligence (noûs) et nous les rendent intelligibles. Elles constituent en fait les « filtres » à travers lesquels l'esprit humain (noûs) appréhende le monde qui l'entoure et lui-même, tout comme la couleur constitue le « filtre » à travers lequel nos yeux appréhendent ce même monde ou le son, le « filtre » à travers lequel nos oreilles l'appréhendent. Et ces « filtres » pour notre esprit/intelligence (noûs) fonctionnent de manière récursive en ce sens qu'ils peuvent être plus ou moins sélectifs (impliquer plus ou moins de critères de sélection) et que donc ils peuvent s'organiser dans des « hiérachies » identifiant des ensembles imbriqués de plus en plus réduits ou dans des regroupements où une idea  peut se définir par un assemblage d'autres ideai : par exemple l'idea de « vivant » inclut, mais ne se limite pas à celle d'animal (elle inclut aussi entre autres celle de « plante »), qui inclut, mais ne se limite pas à celle de « mammifère » (elle inclut aussi entre autres celle d'« oiseau » et celle de « poisson »), qui inclut, mais ne se limite pas à celle d'« homme », etc., ou l'idea d'« homme » peut évoque l'assemblage de l'idea de « corps », de l'idea de « tête », de l'idea de « bras », de l'idea de « jambe », etc.. (cf. Sophiste, 253d5-e2).

L'erreur qu'il faut avant tout éviter et que malheureusement, depuis Aristote, les commentateurs n'ont pas su éviter, est celle qui ferait de ces ideai un autre « monde », plus réel que notre monde matériel, voire seul réel parce que non soumis au temps et au changement. Il n'y a pour Platon qu'un seul « monde », qui inclut, mais ne se limite peut-être pas à notre monde matériel et changeant et, en tant qu'âme incarnée vivant dans ce monde matériel, tout son effort consiste à chercher à le comprendre dans la mesure où l'expérience montre qu'il est jusqu'à un certain point intelligible pour les êtres humains doués d'intelligence (noûs) et de logos que nous sommes et que le fait de chercher ensemble à le comprendre peut nous permettre d'agir sur son devenir et le nôtre et donc d'orienter cet avenir soit vers le meilleur, soit vers le pire, avec une influence en ce sens d'autant plus grande qu'on a plus de pouvoir, ce qui justifie qu'on cherche comme gouvernants, c'est-à-dire comme les personnes auxquelles on accorde le plus de pouvoir sur nos vies, celles et ceux qui ont le mieux compris ce monde, le nôtre, pas un monde imaginaire d'ideai déconnecté du nôtre. Considérer Platon comme un « idéaliste » cherchant à fuir la réalité matérielle, c'est n'avoir rien compris à ses dialogues ! Le souci premier de Platon est politique et vise à trouver le moyen de garantir au plus grand nombre le plus grand bonheur possible en permettant à chacun de tirer le meilleur parti possible de ce dont l'a doté la nature, qui n'est pas le même pour tous, grâce à une organisation « politique » qui offre le meilleur compromis possible entre les aspirations individuelles et les contraintes de la vie en groupe. Que cet objectif suppose de s'intéresser aux ideai qui nous rendent compréhensible notre monde ne veut pas dire qu'il faille s'évader dans un « monde » purement théorique d'ideai sans vouloir « redescendre dans la caverne » (cf. République VII, 519b7-d7). Et si Platon ne s'est pas lui-même lancé dans une carrière politique, c'est qu'il avait compris qu'il pouvait être plus efficace pour améliorer le sort d'un plus grand nombre de ses semblables dans le présent et dans le futur en cherchant à former de potentiels dirigeants en personne à l'Académie et pas ses écrits qu'en prenant le risque d'échouer en essayant de résoudre les problèmes présents d'une seule cité à un instant précis de son histoire.

Que, pour Platon, le monde visible, matériel et sensible soit aussi intelligible pour qui veut bien faire l'effort de chercher à le comprendre (c'est-à-dire « sortir de la caverne »), c'est ce que montre clairement l'allégorie de la caverne pour qui la lit sans a priori et sans chercher à la faire accoucher au forceps d'une « théorie des formes/idées » qu'elle ne contient pas : la première chose en effet que le prisonnier sorti de la caverne trouve sur son chemin avant de tourner son regard vers le ciel, ce sont « [l]es hommes (au pluriel) et [...] tout le reste » (de ce qui était visible dans la caverne), c'est-à-dire tout le visible dans sa dimension intelligible (dans le cas des hommes, non pas une unique idea d'« homme », mais chaque âme humaine considérée individuellement, d'où le pluriel), qu'il appréhende dans un premier temps à travers des ombres (les logoi qu'ils tiennent) et des reflets (les logoi que d'autres tiennent sur eux et tout le reste) (cf. République VII, 516a6-7). Les ideai ne viennent que dans un second temps, figurées par les astres du ciel. Mais c'est encore plus net dans le texte le plus important pour comprendre ce que sont les eidè et les ideai, et quelle différence il fait entre elles, qui se trouve au début du livre X de la République (République X, 595c7-598d6). Dans ce texte, pour nous faciliter la compréhension, Platon prend pour exemples, non pas des notions abstraites comme « beau, « juste » ou « bon », sur lesquelles personne n'est d'accord avec personne, mais des objets dont tout le monde se sert quotidiennement et qui ne mettent pas en jeu de valeurs morales ou esthétiques ou de jugements sur des personnes, des tables et des lits, c'est-à-dire des objets matériels produits de l'activité humaine (c'est d'ailleurs pour cela que de nombreux commentateurs hésitent à donner trop d'importance à ce texte et refusent d'y voir le dernier mot de Platon sur les eidè et les ideai, cherchant plutôt là encore à le « tordre » pour le faire entrer dans leur préconception de la « théorie des formes/idées » qu'ils veulent être celle de Platon).

Dans ce texte majeur, Platon oppose l'eidos, qui répond à une problématique de nommage (« nous avons l'habitude de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom », 596a6-7), et qui est donc quelque chose que chacun « se pose » (tithesthai, moyen) pour donner sens à un mot, à l'idea, qui répond à un souci d'intelligibilité et est ce sur quoi le fabriquant fixe le regard (de l'esprit) pour fabriquer ce qu'il a en vue (une table ou un lit dans l'exemple), et qui n'est la production d'aucun des artisans, et plus généralement d'aucun homme. L'idea c'est le principe d'intelligibilité qui se traduit pour nous, dans le cas des lits pris en exemple par Socrate, par des mots comme « un lit est un meuble fait pour permettre à une ou deux personnes de dormir dessus ». Mais l'idea, pas plus que l'eidos, ne se réduisent à des mots. Ils sont ce qu'il y a de commun, au-delà des mots, à toutes les formulations qui, dans une même langue ou dans des langues différentes, pointent vers la même idea. Simplement, dans le cas d'un objet matériel comme ceux que Socrate a pris comme exemples, tables et lits, l'eidos, différent pour chacun et évolutif au fil du temps est le produit de l'expérience passée de celui dont c'est l'eidos ; il commence par mettre en jeu des critères d'ordre purement visuels lorsque la personne apprend à parler et s'enrichit progressivement, à la fois sur le plan de ces critères visuels au fur et à mesure que celle-ci est mise en présence d'un nombre de plus en plus grand d'instances de ce qui est en cause (tables ou lits, dans l'exemple), et sur l'inclusion, voire la substitution de critères d'intelligibilité qui pointent vers l'idea correspondante. Et, dans cette perspective, Socrate montre qu'à un même nom, « lit » par exemple, et sans même envisager des questions de synonymie qui feraient associer un même nom à des instances d'ideai différentes (par exemple en français « fraise » à un fruit, à un outil et à un accessoire vestimentaire), on finit par associer trois eidè distincts : celui qui correspond aux instances qui répondent pleinement à l'idea vers laquelle pointe le nom (dans le cas de « lit », un meuble sur lequel on peut effectivement dormir) ; celui qui correspond aux instances qui ne répondent qu'à l'apparence visuelle de ce qui est en cause (dans le cas de « lit », des reflets de lits dans des miroirs ou des images de lits peintes ou dessinées), et ne répondent pas à l'idea correspondante (on ne peut dormir sur un reflet, un dessin ou, de nos jours, une photo de lit) ; et enfin celui qui correspond à l'idea elle-même, lorsqu'on lui donne le nom associé à ce dont elle est l'idea, alors même qu'en tant qu'idea, elle ne répond pas à l'idea de ce dont elle est l'idea (on ne dort pas sur l'idea de lit).

Chacun de ces trois eidè (de lit ou d'autre chose) est l'ouvrage d'une catégorie de personnes différente, mettant en œuvre des techniques de création/fabrication différentes, et la question qui se pose aussitôt est celle de la relation qui existe entre l'idea et les instances qui répondent pleinement à cette idea (dans l'exemple, les lits sur lesquels on peut dormir). La première idée qui vient à l'esprit est de considérer l'idea comme un modèle aussi parfait que possible dont les instances sont des copies plus ou moins fidèles. Or Socrate, dans la discussion sur les différents eidè de lits fait tout ce qu'il peut pour nous détourner de cette manière de voir et nous suggère d'autres analogies pour appréhender cette relation. La première manière pour lui de récuser cette analogie avec le rapport des copies à leur modèle se déduit du contexte de la discussion : le point de départ de celle-ci est le souhait formulé par Socrate de comprendre ce qu'est l'imitation (mimèsis) dans sa plus grande généralité. Or, alors qu'il fait du travail du peintre peignant un lit, c'est-à-dire du créateur d'une instance de l'eidos de lit qui ne répond qu'à des critères d'ordre visuel, un travail d'imitation, il ne le fait pas pour le travail de l'artisan fabriquant un lit sur lequel on peut dormir, alors même qu'il a dit que cet artisan travaillait en fixant son regard sur l'idea de lit, suggérant que s'inspirer d'une idea n'est pas la même chose que copier un modèle. Et de fait, à partir de la compréhension du fait qu'un lit est un meuble fait pour dormir dessus, un artisan peut créer un lit qui ne ressemblera à aucun des lits qu'il a pu voir jusqu'alors, voire à aucun des lits qui ont été fabriqués par lui ou d'autre jusqu'ici, et qui sera pourtant un lit au même titre que les autres, parce que l'idea de lit ne dit rien sur l'apparence visuelle, sur la forme, sur les matériaux, sur les techniques d'assemblage, etc., qui conviennent à un lit ; elle fait seulement comprendre la finalité (telos) de l'objet à créer et laisse au créateur le soin d'imaginer comment utiliser les techniques et les matériaux à sa disposition pour satisfaire la finalité qui est celle de l'objet qu'il veut fabriquer. L'idea de lit permet de déterminer si un meuble qualifié par son créateur de « lit » est ou pas un bon lit (on peut dormir plus ou moins bien dessus ou on ne le peut pas du tout), mais elle ne dit rien de la manière dont l'objet doit satisfaire à cette exigence, qui peut d'ailleurs évoluer au fil du temps et de l'apparition de nouveaux matériaux et de nouvelles technologies, sans que l'idea de « lit » soit remise en cause (un artisan du temps de Socrate et Platon n'aurait jamais imaginé, même en rêve, un waterbed ou un lit articulé motorisé d'hôpital, et il est possible que, dans le futur, des lits dont nous n'avons pas la moindre idée aujourd'hui fassent leur apparition, sans que rien n'ait changé à l'idea de lit).

Cette idea de lit, le Socrate de Platon en fait la création d'un dieu (theos, 597b6) , ce qui est une manière pour lui de souligner qu'elle n'est la création d'aucun homme, mais qu'elle est néanmoins la création d'un être intelligent, et même plus intelligent que nous autres, êtres humains, ce qui garantit qu'elle est principe d'intelligibilité. Mais surtout, après avoir qualifié ce créateur de dieu, il lui donne deux autres qualificatifs qui orientent notre esprit vers deux autres analogies destinées à remplacer l'analogie avec la relation des copies au modèle. Il le qualifie d'une part de « jardinier/planteur » (phutourgos, 597d5) et d'autre part de « roi » (basileus, 597e7). Avec l'image du jardinier/planteur, il nous suggère l'analogie avec la semence, surtout après qu'il ait dit que le travail du dieu créateur de l'idea se faisait « dans la nature » (en tèi phusei, 597b6, c2) : un gland n'a rien de commun avec la multitude des feuilles du chêne qui en germeront, toutes différentes les unes des autres, mais pourtant toutes des feuilles de chêne, et non pas des aiguilles de pin, et encore moins des chevaux ou des hommes. Avec l'image du roi, il suggère que le travail du créateur des ideai s'apparente plus à la promulgation de lois (de la nature) qu'à la fabrication de modèles à recopier.

Ce que cherche à nous faire comprendre Platon à partir de ces exemples simples qui parlent à tout le monde puisque tout le monde est utilisateur de ce genre de meubles (cf. 596b8 : « les lits, les tables dont nous, nous nous servons »), c'est ce qu'il entend par « intelligible », lorsqu'il parle, par exemple en République VI, 511a3, d'un noèton eidos (« eidos intelligible »), par opposition aux horômena eidè (« eidè visibles ») dont il a parlé juste avant, en 510d5. Un noèton eidos, un eidos intelligible, de lit ou de n'importe quoi d'autre, tout comme l'idea qui en est la cible, ça n'a ni forme, ni couleur, ni matière, ni rien de sensible, même si c'est l'eidos de créatures marétielles et sensibles, et ça prend pour nous la forme de logoi qui traduisent des relations entre l'idea cible et d'autres ideai qui donnent sens à cette idea : l'idea de lit prend sens dans un ensemble dans lequel existent des hommes bipèdes qui ont besoin de repos de temps à autres dans une position allongée et non plus debout, et qui sont par ailleurs dotés de capacités de fabriquer pour leur usage propre des objets facilitant leurs diverses activités, c'est-à-dire dans un réseau de relations avec les ideai d'« homme », de « position », de « repos », d'« allongé », de « dormir », de « meuble », etc.. Certes, les choses se compliquent lorsque ce à quoi on s'intéresse n'est plus une création humaine dont nous connaissons la finalité, mais une création « divine » dont nous ne savons pas avec quelle intention leur créateur l'a créée, et plus encore lorsque c'est quelque chose d'immatériel comme « beau » ou « juste », mais la difficulté ne change pas la nature « intelligible » de ce qui est en jeu, qui continue à prendre la forme de logoi qui traduisent des relations entre ideai représentées dans l'esprit de chacun par des relations entre eidè. Et cela ne change pas non plus la relation entre ces eidè et ideai et les mots qu'on y associe. Et c'est cela qui est important pour comprendre comment fonctionne le logos et quels en sont le pouvoir (hè tou dialegesthai dunamis, « le pouvoir [résultant de la pratique] du dialogue », République VI, 511b4) et les limites. Finalement, comprendre quoi que ce soit, c'est comprendre à/en quoi c'est bon. C'est ce que cherche à nous faire comprendre Socrate dans la République lorsqu'avant de nous proposer l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne pour nous faire comprendre comment peut évoluer notre manière d'appréhender le monde qui nous entoure et de le comprendre, il met en parallèle le soleil et l'idea du bon (hè tou agathou idea, République VI, 505a2), faisant jouer à cette idea pour l'intelligence (noûs) le rôle que joue le soleil pour la vue avant de faire du soleil dans l'allégorie de la caverne l'image de l'idea du bon. Et c'est cette idea dont il fait dans l'analogie de la ligne ce qu'il appelle l'archè anupothetos, expression difficile à traduire, mais facile à mal comprendre, qu'on peut expliciter sous la forme « principe directeur qui n'est soutien de rien », c'est-à-dire qui vaut pour lui-même et pas en vue d'autre chose, et qu'il faut comprendre à la lumière de ce que dit Socrate en République VI, 505d5-506a2 : « en tant que [choses/actions/possessions/attitudes/propos/...] justes et belles, beaucoup choisiraient celles qui en ont l'air quand bien même elles ne le seraient pas, pour cependant les faire et les posséder et en avoir l'air, alors que de bonnes [choses/possessions/...], il ne suffit plus à personne d'acquérir celles qui en ont l'air, mais ils cherchent à obtenir celles qui le sont, car l'opinion, en la matière, tout le monde l'a en piètre estime » avant de décrire le bon comme « ce que poursuit toute âme et en vue de quoi elle fait toutes [choses], augurant que c'est quelque chose, mais embarrassée et ne parvenant pas à saisir adéquatement ce que ça peut bien être ni jouir à son sujet d'une confiance stable comme à propos des autres [choses], par quoi d'ailleurs elle ne parvient pas non plus à savoir si telle ou telle des autres [choses] est chose bénéfique ».

Bref, le fondement de la philosophie de Platon n'est pas une « ontologie », un discours sur l'être ou l'étant, car de tels discours avant d'avoir compris comme fonctionne le logos ne peuvent être que sophistiques, comme le montre brillamment le Parménide, mais une réflexion sur le logos qui nous spécifie en tant qu'êtres humains (dont l'absence au début du dialogue est ce qui explique l'échec du Théétète à définir le savoir (epistèmè), la timide tentative de le faire à la fin venant trop tard et conduisant à une proposition de définition du savoir qui « boucle » en en faisant une « opinion (c'est-à-dire un logos, cf. Théétète, 190a5) vraie accompagnée de logos » !) s'appuyant sur deux principes n'impliquant aucune « ontologie » préalable et acceptables aussi bien par ceux que l'Étranger d'Élée appelle dans le Sophiste les « fils de la terre » (on dirait de nos jours les matérialistes) que par ceux qu'il appelle les « amis des eidè » (on dirait de nos jours les idéalistes) ou d'autres encore :
- le principe que j'appelle « principe d'associations sélectives » qui dit qu'on ne peut ni « associer » (dans le sens le plus large possible d'« associer ») n'importe quoi n'importe comment avec n'importe quoi d'autre, ni refuser tout forme d'« association » de quoi que ce soit avec quoi que ce soit d'autre, et en particulier qu'on peut associer des mots les uns avec les autres dans des logoi porteurs de sens, mais qu'on ne peut pas les associer n'importe comment pour qu'ils soient porteurs de sens, ce qui revient à dire que tout logos n'est pas nécessairement vrai et que le discours faux est possible, et
- le principe de validation par le partage d'expérience, qui dit que c'est dans la pratique du dialogue (to dialegesthai) que l'on peut valider les logoi que l'on tient en les confrontant à ceux d'autres personnes et espérer ainsi parvenir ensemble à la vérité (d'où la forme dialoguée donnée par Platon à ses écrits), non pas que l'accord (homologia, le fait d'homologein, de « dire la même chose »), soit une garantie de vérité ou de savoir, mais parce que, tant qu'il n'y a pas homologia, c'est que, même si l'un des points de vue en débat est vrai, le fait que celui qui le défend ne puisse en convaincre les autres prouve qu'il n'en a pas le « savoir » (epistèmè) puisque, comme je l'ai dit, ce qui caractérise un savoir pour Platon est d'être enseignable de manière convaincante pour tous.

En fin de compte, la philosophie vers laquelle cherche à nous orienter Platon n'est pas un idéalisme fondé sur une ontologie dualiste (la supposée « théorie des eidè/ideai »), mais une « agathologie », une réflexion sur ce qui est bon (agathon) pour nous individuellement et collectivement, fondée sur une réflexion préalable sur le logos qui nous spécifie en tant qu'êtres humains (anthrôpoi, pluriel d'anthrôpos) devant déboucher sur l'action « politique » pour celles et ceux qui en ont les aptitudes et qui ont suivi une formation adéquate pour cela, ayant fait d'eux des philosophoi, des « amoureux de la sagesse ».

Et l'ensemble des 28 dialogues de Platon structurés selon ce que je suggère être leur plan d'ensemble en sept tétralogies constituées chacune d'un dialogue introductif et d'une trilogie et écrits sans doute tous vers la fin de sa vie constitue sa contribution à cette formation pour les générations qui le suivraient.


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Première publication le 19 juillet 2023 ; dernière mise à jour le 21 septembre 2023
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