© 1996, 2003 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 16 mai 2004 |
Platon et ses dialogues :
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ALCIBIADE - LYSIS / LACHÈS / CHARMIDE |
Le propos de cette première tétralogie est de donner envie au lecteur, qu'il soit jeune ou qu'il soit vieux, de chercher à en savoir plus sur un certain nombre de question centrales pour la conduite de sa vie en se mettant à la suite de Socrate. Pour ce faire, elle va chercher à ébranler notre confiance en nous en examinant un certain nombre de questions apparemment simples auxquelles les réponses semblent se dérober lorsque Socrate s'en mêle. Et l'objectif de ce projet éducatif est fixé d'entrée : il ne s'agit pas d'apprendre pour apprendre, ou pour le plaisir que cela procure, ou pour briller en société, mais d'apprendre à être maître de soi et des autres, et des autres seulement pour autant qu'on l'est de soi.
Cet objectif est clairement fixé dès le dialogue introductif, l'Alcibiade. Sans la moindre préparation, nous sommes plongés au beau milieu d'une discussion entre Socrate et un jeune Alcibiade sur le point d'entrer dans la carrière politique, et nous sommes supposés ressentir le même étonnement que lui (voir les premiers mots de Socrate en Alcibiade, 103a) devant l'attitude de Socrate dans la mesure où, comme nous le découvrirons plus tard (cf. Téétète, 155d), l'étonnement (thaumazein en grec) est le point de départ de la philosophie. Et ce sur quoi porte toute la discussion qui va suivre est de savoir ce qui fait croire à Alcibiade qu'il est apte à gouverner Athènes, quelle préparation il a reçu pour cette tâche (première partie du dialogue) et quelle il devrait subir avant qu'il ne soit trop tard, une fois qu'il a été contraint d'admettre qu'il n'en avait eu aucune jusqu'à présent (seconde partie du dialogue). Une réponse est donnée à cette question à partir du précepte delphique « Apprends à te connaître toi-même (gnôthi sauton) » (Alcibiade, 124b) ; mais, comme nous le découvrirons dans le Charmide avec l'aide de Critias, qui y voit l'une des définitions possibles de la sagesse, cette formule pose plus de questions qu'elle n'apporte de réponses, et ressemble bien plutôt à une devinette qui a grand besoin d'être décodée (Charmide, 164d-165a).
En fait, l'Alcibiade est à ce point un condensé des « doctrines » que l'on a l'habitude de prêter au Socrate de Platon et à Platon lui-même que certains ont douté de son autheticité pour cette raison même, trouvant qu'il ressemble plus au travail scolaire d'un élève consciencieux qu'à une œuvre du maître ; certains ajoutent que, même s'ils sont contraints d'admettre qu'ils n'y trouvent rien qui ne soit « platonicien », il n'a pas la fraîcheur et la vie qui caractérisent les dialogues dits « socratiques » supposés écrits au début de la carrière de Platon, groupe auquel il devrait selon eux appartenir s'il est authentique. Et pourtant, dès les premiers temps de l'Académie, il était utilisé dans les cercles platoniciens comme une introduction aux dialogues de Platon, et l'était encore, plusieurs centaines d'années plus tard, par des néoplatoniciens comme Proclus
Mais pourquoi devrions-nous être surpris que le premier ouvrage d'un si long programme soit une sorte de manifeste, un résumé du programme dans son ensemble, lancé en vrac à la tête du lecteur sans trop d'explications pour éveiller sa curiosité et susciter l'envie de lire la suite : « apprends à te connaître toi-même » (124b) ; ton moi est ton âme parce que « l'homme, c'est l'âme » (130c) ; pour connaître notre âme, il nous faut regarder la partie la plus lumineuse, la plus divine, de l'âme d'un autre, celle qui est capable de sophia (133b-c) ; on ne peut être maître des autres si l'on n'est pas d'abord maître de soi (134b-c) ; seules la justice et la sagesse peuvent rendre les hommes heureux (134c-d) ; mieux vaut obéir à ceux qui ont ces qualités que de devenir dirigeant sans les avoir (135b) ; et si nous ne les possédons pas, nous devrions faire tout ce qui est en notre possible pour les acquérir et devenir ainsi des hommes libres (135c-d)... Pffffh !... Quel feu d'artifice ! Plus on avance et plus le rythme s'accélère, si bien que nous ne pouvons que dire « D'accord !... D'accord !... D'accord !... » entre les assertions de Socrate. Mais, lorsque le gavage sera terminé et que nous pourrons enfin souffler, il nous faudra revenir sur toutes ces affirmations une à une et les soumettre à un examen plus approfondi, ce qui constitue le programme des dialogues...
Et il est vrai que Platon ne s'est pas embarrassé de pittoresque dans ce dialogue ! Les effets de mise en scène viennent avec la trilogie qui suit, qui nous donnera un peu plus de temps pour revenir sur certaines questions et l'occasion de souffler un peu, bien que le contexte des trois dialogues évoque la lutte ou le combat : les deux dialogues extrêmes parce qu'il ont lieu dans une salle d'entraînement à la lutte (une « palaistra », palestre en français), le dialogue central parce qu'il met en scène deux pères à la recherche d'un maître de lutte pour leurs enfants. Nous ne sommes donc pas quitte encore de quelques coups supplémentaires et, de fait, chaque nouvelle étape de la discussion va poser plus de questions qu'elle n'en résoudra. Nous avons quitté Alcibiade au moment où il admettait que, pour devenir un homme libre, il devrait apprendre ce qu'est la justice et se soumettre à de plus sages que lui en attendant de le savoir, au terme d'une discussion mise en route par le précepte delphique (celle qui constitue la seconde partie du dialogue, traitant de ce qui est nécessaire pour devenir un gouvernant) ; nous commençons la trilogie avec un dialogue dont le principal personnage, celui qui lui donne son nom, s'appelle « Libération » (1) pour la finir sur une longue discussion sur le sens possible du « Apprends à te connaître toi-même (gnôthi sauton) » delphique et ses liens avec la sagesse. La libération commence par la maîtrise des passions, au niveau de la partie inférieure de l'âme, et la connaissance est l'affaire de la partie la plus noble. Le schéma général des trilogies, qui progressent de la partie inférieure à la partie supérieure de l'âme est donc bien respecté.
La trilogie organise le questionnement qui doit nous interpeler à partir de la réponse dont nous prendrons conscience à la fin : la seule personne apte à gouverner est le philosophe ; dit autrement, pour gouverner, il faut être un philo-sophos anèr, un homme (anèr) amoureux (philo-) de la sagesse (-sophos), selon le sens étymologique de « philosophe ». Mais, pour le comprendre, il faut savoir ce qu'est l'amitié (philia), de quelle sagesse (sophia) on doit être l'amoureux, et ce que signifie « être un homme (anèr) ». L'amitié prends sa racine dans la partie de l'âme qui éprouve des « sentiments » et des désirs ; la sagesse est ce que recherche le logos ; et « être un homme (anèr) » se joue au niveau du thumos et des décisions qu'il prend dans le registre de l'action. C'est pourquoi trois dialogues, un à chaque niveau de l'âme, vont nous aider à découvrir combien peu nous en savons sur des questions aussi vitales.
Pour que nous prenions conscience que nous n'en sommes encore qu'au début, ces trois dialogues nous plongent dans une atmosphère de juvénile fraîcheur, comme c'était d'ailleurs déjà le cas dans l'Alcibiade, mais de manière moins perceptible alors en l'absence d'indications de mise en scène. Il n'en reste pas moins que, si ces trois dialogues impliquent des enfants, ils ne se limitent pas à eux : dans le Lachès, où il sera question de virilité, les enfants sont bien là mais ne disent rien ; ce sont leurs parents qui parlent pour eux, mais c'est bien pour leur trouver des maîtres convenables, et, à la fin du dialogue, Socrate en arrive à la conclusion que ce ne sont pas seulement les enfants, mais aussi lui-même et leurs parents, qui devraient se mettre en quête de maîtres compétents (Lachès, 201a-b). Et dans le Charmide, le jeune Charmide partage la vedette avec son cousin plus âgé, Critias, dont la sagesse est mise en question.
Le Lysis, premier dialogue de la première trilogie, débute dan le voisinage de l'Académie. Dans tous les dialogues, c'est la seule mention de l'Académie, qui, du temps de Socrate, n'était encore qu'un jardin public et un gymnase dans les faubourgs d'Athènes, et cette mention ne peut être due au hasard. En fait, il y a une manière de lire le prologue du Lysis qui y découvre toute une série d'allusions à l'Académie de Platon, et peut-être même une allusion moqueuse au nom de Platon, cachée dans le nom du maître qui enseigne dans la palestre où prend place la discussion, qui est présenté à Socrate comme « un de tes disciples, pour sûr, et qui ne tarit pas d'éloges sur toi » (Lysis, 204a), et qui a pour nom Miccos. Or mikkos est la forme béotienne de mikros, qui signifie « petit », alors que le nom de Platon, qui n'était en fait qu'un surnom (cf. « Le vrai nom de Platon » dans la foire aux questions), est dérivé de platus, qui signifie « large » !
Ce prologue nous fait assister à l'« interception » de Socrate par une bande d'adolescents conduits par Hippothalès (« éleveur de chevaux », que nous pouvons transposer, en nous appuyant sur l'image de l'attelage ailé du Phèdre, dans laquelle deux chevaux sont l'image des deux parties inférieures de l'âme, en « éleveur d'âmes »), fils de Hiéronyme (« au nom sacré »), et Ctésippe (« qui possède des chevaux », ou, selon le même décodage que précédemment, « qui possède une âme »), qui le traînent vers la palestre où ils passent leurs journées pour y rencontrer leurs amis et amoureux, et en particulier Lysis (« Libération »), fils de Démocratès (« Pouvoir du peuple »), et Ménéxène (« Qui reste un étranger »), fils de Démophon (« Voix, ou encore lumière, du peuple »). Aucun de ces personnages ne nous est connu par ailleurs, et rien ne nous empêche de lire dans le décodage de leurs noms tout un programme. Et de voir dans l'« embauche » de Socrate pour cette joute oratoire une transposition « physique » de son « embauche » par Platon comme « éleveur d'âmes », ou, comme il le dira lui-même dans le Théétète, dans une partie du dialogue qui rappelle justement ces premiers dialogues, comme « accoucheur d'âmes » (Théétète, 148e-151d, et, pour un parallèle avec la première tétralogie, se reporter à l'introduction aux tétralogies).
La discussion sur l'amitié prend sa source dans l'amitié qui lie Lysis et Ménéxène, qui répondent aux questions de Socrate à tour de rôle. Mais Ménéxène, qui apparaît ici au début du parcours, est celui que nous retrouverons au terme du « programme court » à travers les dialogues, celui qui ne va pas plus loin que la rhétorique telle que la conçoit le programme éducatif d'Isocrate (voir l'introduction aux tétralogies) et s'achève sur un dialogue qui porte justement le nom de Ménéxène. Il est donc intéressant de remarquer que Ménéxène est décrit par Socrate en Lysis, 211b, comme un eristikos, une appellation réservée par Socrate aux sophistes dans le genre d'Euthydème, mais aussi utilisée par Isocrate pour décrire les exercices dialectiques de l'école de Platon ; et que Lysis rétorque à cette remarque en disant que c'est justement la raison pour laquelle il veut le voir dialegesthai avec Socrate ! Certes, dialegesthai peut avoir le sens familier de « dialoguer », de « discuter », mais c'est aussi le verbe dont vient le mot « dialectique » et qui sert à caractériser une méthode que l'on considère comme spécifique au Socrate de Platon, si bien que, lorsque Platon parle de dialegesthai avec Socrate, le mot peut être lourd de sous-entendus, surtout dans un tel contexte, sauf à tomber dans la pétition de principe qui consiste à dire que cela ne peut être le cas dans un dialogue dit « de jeunesse » après avoir qualifié le Lysis de dialogue de jeunesse parce qu'il ne présente pas encore ce que l'on a l'habitude de considérer comme les « doctrines » proprement platoniciennes.
Quoi qu'il en soit, Socrate répond à la prière de Lysis en lui demandant s'il veut le voir devenir la risée du public par un tel dialegesthai, ce qui est précisément ce qui arriva à Platon et à son école aux yeux d'Isocrate et de ses élèves. Par sa réponse suivante, nous apprenons que Ménéxène est l'élève de son cousin Ctesippe. Mais nous apprendrons plus tard, dans l'Euthydème, juste avant de découvrir ce qu'est devenu Ménéxène (dans le dialogue qui porte son nom, qui suit l'Euthydème dans la 5ème tétralogie), que, lorsqu'il s'agit de logos, Ctesippe lui-même, doté d'une bonne nature mais d'une audace excessive (hubris, voir Euthydème, 273a-b), n'a pas mis longtemps à apprendre les trucs d'Euthydème et de son frère Dionysodore pour les retourner contre eux.
Et ce n'est pas tout ce qu'on peut dire sur Ménéxène à partir du Lysis : à peine la discussion a-t-elle commencé entre Lysis, Socrate et lui que, au moment où Socrate est « sur le point de demander lequel des deux est le plus juste et le plus sage » (Lysis, 207d), Ménéxène s'absente pour aller accomplir un rite religieux, si bien qu'il n'assiste pas à la partie de la discussion avec Lysis où Socrate lui montre que seules la connaissance et la sagesse peuvent rendre l'homme libre. Si bien que, dès le départ, nous comprenons que Ménéxène est celui qui restera à jamais un étranger (c'est le sens de son nom) aux enseignements les plus élévés de Socrate, préférant les cultes traditionnels et l'appel de la foule (voir le nom de son père)... Et peu importe qu'avec Ctésippe, il soit mentionné parmi ceux qui assistent, silencieux, aux derniers instants de Socrate (voir Phédon, 59b), car il y a de nombreuses raisons pour lesquelles on peut vouloir assister à une exécution capitale, et de multiples manières de rendre hommage à un mort, y compris celle dont le Ménéxène nous donne un brillant exemple !...
Ainsi donc, au début du parcours, nous faisons connaissance de deux personnes mettant la main sur Socrate : l'un est un éleveur de chevaux qui fait croître et prospérer les chevaux--c'est-à-dire les âmes--(Hippothalès) et veut que Socrate fasse la connaissance de l'enfant dont il est alors amoureux, qui a pour nom Libération (Lysis), et l'aide dans son amour ; l'autre garde ses chevaux pour lui (Ctésippe) et n'a que faire de Socrate, sauf à prendre plaisir à une bonne discussion entre lui et un de ses élèves, l'étranger à jamais (Ménéxène), qui se trouve être le meilleur ami de Libération, du moins pour l'instant... L'un des deux amis, Libération, veut exercer le pouvoir sur le peuple (le nom de son père, Démocratès), alors que l'autre se contente d'être son porte-parole (le nom de son père, Démophon). Deux manière de commencer qui conduiront à deux issues différentes, un programme court et un plus long... Mais la vrai liberté est à ce prix.
« Tetheasthe men ton andra... », « vous avez bel et bien contemplé l'homme... », tels sont les premiers mots du Lachès, dont la seconde partie va être consacré à chercher ce que peut bien être l'andreia, qualité dont le nom est formé sur aner, andros, mot grec signifiant « homme », plutôt dans le sens de « mâle » par opposition à « femme » ou « femelle »que dans le sens de « être humain » par opposition à « animal » ou à « dieu », qui serait anthrôpos. L'andreia, qu'on traduit généralement par « courage », mais qu'il vaudrait mieux, ici au moins, traduire par « virilité », mot français issu du décalque latin d'andreia, virilitas, construit sur vir, équivalent latin d'anèr, c'est donc au sens propre « ce qui fait de l'homme un homme, et même plus spécifiquement un mâle, digne de ce nom ». Et, dans une société élevée aux accords d'Homère et des exploits guerriers d'Achille et des autres héros argiens et troyens, cette « virilité », comme le montrera la lecture du dialogue, c'est avant tout le courage au combat et à la guerre.
Quoi qu'il en soit, le dialogue débute donc au terme d'une expérience visuelle qui a donné à voir aux protagonistes un « homme », dont on va apprendre qu'il vient de faire une démonstration de lutte en armes devant deux des plus brillants généraux (3) de l'Athènes d'alors, Nicias et Lachès. Cette expérience est décrite à l'aide du verbe theasthai, qui signifie « contempler, considérer, examiner », mais aussi « être spectateur au théâtre », et dont vient justement le mot theatron, et par lui « théâtre » en français. Or, à partir de ce qui est dit dans le dialogue, nous apprendrons que nous sommes en plein milieu de la guerre du Péloponnèse, une guerre entre Sparte et Athènes qui dura près de trente ans (de 431 avant J.C. à 404 avant J.C.), quelque part entre 424, date de la bataille de Délion, au cours de laquelle Lachès dit qu'il a pu admirer le courage de Socrate (Lachès, 181b), et 418, date de la bataille de Mantinée, au cours de laquelle périt Lachès (cf. Thucydide, Histoire, V, 61, 1 et V, 74, 3). Et ce que viennent de contempler les deux généraux et ceux qui les ont convié à ce « théâtre » dans une Athènes en guerre depuis plus de sept ans au moins, c'est un homme seul mimant avec les armes d'un fantassin grec, d'un hoplite (les mots qui suivent ceux cités au début pour décrire ce que faisait « l'homme », sont « machomenon en hoplois », c'est-à-dire « combattant en armes »), les gestes du combat sans avoir d'adversaire en face de lui, et encore moins un ennemi. Bref, c'est un soldat d'opérette qu'ils viennent de « contempler », comme le fera d'ailleurs remarquer Lachès le moment venu (Lachès, 183c, sq)...
Or, la raison de cette démonstration, c'est que deux fils d'hommes politiques célèbres d'Athènes veulent savoir des généraux qu'ils y ont convié si cet exercice conviendrait à l'éducation de leurs fils respectifs, qui sont présents et ont une quinzaine d'années. Cette simple introduction à elle seule devrait nous amener à nous poser toutes sortes de questions : est-ce cela un homme, quelqu'un qui mime la guerre quand d'autres y sont pour de bon, et devant des généraux, qui plus est ? Suffit-il d'avoir « contemplé » un « homme » pour savoir ce que c'est, pour se connaître en tant qu'homme ? Est-ce dans le combat et dans le combat seulement, et le combat guerrier, qui plus est, que l'homme se montre tel qu'il devrait être ?... C'est à ces questions et à d'autres que le dialogue va nous faire réfléchir pour nous amener à mettre en question notre connaissance de l'« homme », que nous croyons connaître parce que nous en « voyons » tous les jours, à la ville ou au théâtre...
Mais le dialogue ne nous fait pas perdre de vue la visée politique introduite avec l'Alcibiade, bien au contraire. Car les deux pères qui cherchent un programme d'éducation pour leurs fils sont eux-mêmes fils de deux des plus célèbres hommes politiques athéniens : l'un d'eux, Lysimaque, est fils d'Aristide, l'autre, Mélésias, est fils de Thucydide (l'homme politique, pas l'historien). Et il n'est peut-être pas inutile de s'arrêter un instant sur ces deux personnages.
Aristite vécut au temps des guerres Médiques. Il fut stratège aux côtés de Miltiade à la bataille de Marathon (490 avant J.C.) et fut archonte l'année suivante. En 482, sans doute du fait de son opposition à Thémistocle, il fut ostracisé, mais fut rappelé deux ans plus tard, en 480, devan la menace que faisait peser sur Athènes l'expédition en préparation de Xerxès, qui voulait venger la défaite de son père Darius à Marathon dix ans plus tôt. Aristide joua un rôle majeur, aux côtés de Thémistocle, dans la victoire de Salamine (480) et c'est lui qui commendait les troupes athéniennes à la bataille de Platées (479). La guerre finie, il fut l'un des principaux artisans de la mise en place de la ligue de Délos, qui fut à l'origine de l'impérialisme athénien. Il fut surnommé Aristide le Juste, et de son vivant déjà, il était admiré et loué par ses contemporains pour son honnêteté, son sens de la justice et son désintéressement.
Thucydide, quant à lui, fut chef du parti aristocratique au temps de Périclès, et l'un des principaux adversaires de ce dernier, dont il critiquait la politique de prestige et le coûteux programme de construction financé en grande partie par le trésor de la ligue de Délos alimenté par les tributs payés par les cités alliées d'Athènes, politique qui ne fut sans doute pas étrangère aux révoltes de certaines de ces cités alliées qui conduisirent finalement à la guerre du Péloponnèse. Du fait sans doute de son opposition à Périclès, Thucydide fut ostracisé en 443 et resta absent d'Athènes dix ans. A son retour, il reprit ses attaques contre Périclès et ne fut peut-être pas étranger aux ennuis judiciaires qui frappèrent plusieurs amis célèbres de Périclès comme le philosophe Anaxagore et le sculpteur Phidias. Il était, lui aussi, considéré par ses contemporains et les générations suivantes comme l'un des meilleurs politiciens athéniens. Aristote se fait l'écho de ce sentiment en Constitution des Athéniens, XXVIII, 5, où il dit en particulier de Thucydide, et aussi de Nicias, l'un des deux généraux conviés à la démonstration, qu'en ce qui les concernait « presque tous étaient d'accord pour dire que c'était des hommes, non seulement d'une parfaite honnêteté (kalous kagathous), mais encore bon politiciens et ayant géré toute la cité en bons pères ».
On voit donc que c'est au prix d'une licence littéraire qui fait quelque peu fi des vraisemblances chronologiques que Platon a pu imaginer que les fils de ces deux hommes qui avaient vécu à près d'un demi-siècle d'intervalle pouvaient avoir au même moment des fils de 15 ans dont ils cherchaient à faire l'éducation (c'est un peu comme si l'on imaginait un fils de Jean Jaurès et un fils de François Mitterand discutant de l'éducation de leurs fils de 15 ans au début des années quatre-vingt !...) Mais pourquoi alors cette licence ?
La première raison est justement de mettre en évidence qu'il ne suffit pas de « contempler l'homme », fût-ce Aristide ou Thucydide, ni même de vivre au contact quotidien de l'un des plus grands hommes d'État qu'ait connu la cité, et non seulement de vivre à son contact, mais d'en être le propre fils, pour devenir soi-même un brillant politicien. C'est ce que dit d'ailleurs Lysimaque lui-même, qui se plaint du peu de temps consacré par son père à son éducation, et pareillement Thucydide pour Mélésias, tout occupés qu'ils étaient par les affaires de la cité (Lachès, 179c-d). Et cela sera confirmé dans le Ménon, où Socrate, dans sa discussion avec Anytos, citera justement les fils d'Aristide et de Thucydide, ainsi que ceux de Thémistocle et de Périclès, leurs contemporains et opposants respectifs, comme exemples prouvant que l'aretè, l'excellence, ne peut pas s'enseigner (Ménon, 93b-94e).
La seconde, qui explique le choix de ces deux personnages, c'est qu'à eux deux, Aristide et Thucydide résument toute l'histoire récente d'Athènes qui, depuis les guerres Médiques qui ont été à l'origine de sa puissance, a conduit à la guerre du Péloponnèse qui sera cause de sa chute, du fait de sa défaite finale à laquelle Lachès et Nicias, les généraux ici consultés, ont largement contribué, Lachès en tant que l'un des stratèges commandant les forces athéniennes à la bataille de Mantinée, une bataille qui fut la conséquence des menées diplomatiques d'Alcibiade qui avaient conduit à l'alliance avec Argos, pour n'avoir pas su éviter la défaite d'Athènes et ses alliés (4), Nicias, responsable en partie involontaire du désastre de Sicile, dans une opération dont Alcibiade avait été l'instigateur (5) . En évoquant ces personnages qui étaient parmi les plus unaniment admirés en son temps, Platon ne fait pas que dire qu'ils n'ont pas su transmettre ce qui faisait leur valeur à leurs propres fils, il met en cause le bien-fondé de leur politique au regard de l'histoire : Aristide, en toute justice à son point de vue, a organisé la ligue de Délos qui a fourni à Périclès les finances qui lui ont permis, certes, de construire le Parthénon et bien d'autres merveilles, mais aussi de mener une politique qui a conduit à la guerre du Péloponnèse, que Thucydide, malgré sa valeur, n'a pas su empêcher, et qui fut la ruine d'Athènes après les malheurs entre autres de Lachès et de Nicias, qui ne surent pas tirer parti des brillantes idées d'Alcibiade que celui-ci ne put mener lui-même à terme pour des raisons qui ne sont pas sans lien avec sa vie luxueuse et dissolue (6). Et si Alcibiade n'est pas nommé explicitement, pas plus d'ailleurs que Périclès (qui fut son tuteur), il est présent en filigranne à la simple mention de Lachès et de Nicias, son plus farouche adversaire, deux stratèges qui trouvèrent la mort dans des campagnes militaires dont il avait été l'initiateur...
C'est sur cette toile de fond hautement politique sur laquelle plane l'ombre d'Alcibiade et des malheurs d'Athènes, en guerre au moment du dialogue (7), que va donc se poser la question de l'homme. Et cette question, le dialogue va la traiter en deux parties sensiblement égales : comment devenir un homme et comment être un homme. La question du devenir, c'est celle de l'éducation, qui occupe toute la première moitié du dialogue (178a-190b) ; celle de l'être homme, c'est la question de l'andreia, qui occupe toute la seconde moitié (190b-201c).
Et cette dichotomie entre devenir et être, entre éducation et andreia, n'est que l'une des nombreuses dichotomies que discute ou met en scène le Lachès. Dans ce dialogue médian de la trilogie, qui se situe donc au niveau de l'âme intermédiaire, le thumos, lieu des conflits et de leur résolution, conflits entre les passions (epithumiai) et la raison (logos), entre les « tripes » et la « tête », ce ne sont pas seulement les personnages, sauf Socrate, qui vont par paires (deux pères eux-mêmes fils de politiciens célèbres, deux adolescents à éduquer, deux généraux consultés), mais aussi les thèmes évoqués et les profils psychologiques des interlocuteurs qui « illustrent » les oppositions mises en évidence dans le discours.
Et la première de ces oppositions, c'est justement celle entre les paroles et les actes, entre logoi et erga, qui est illustrée par la différence de tempérament entre les deux généraux, Lachès le baroudeur, qui fait plus confiance à ce qu'il voit des actes des uns et des autres, que ce soit Socrate faisant preuve de courage à la bataille de Délion (Lachès, 181a-b) ou le prétendu maître d'armes Stésilaos se ridiculisant dans quelque autre bataille (Lachès, 183c-184a), qu'aux beaux discours dans lesquels il perd facilement pied (8), pour qui le courage est « une certaine force d'âme (karteria tis tès psuchès) » (Lachès, 192b9) à laquelle il ne pense pas de lui-même à àjouter la phronèsis, c'est-à-dire l'usage de la réflexion, de la raison, de l'intelligence, qui distingue les hommes des autres animaux, et que cela ne gène d'ailleurs pas que l'on parle d'andreia (de anèr, « homme ») à propos d'animaux (Lachès, 197a), et Nicias l'intellectuel, plus à l'aise dans les discours et ne répugnant pas à des distinctions de vocabulaire dignes de Prodicos (cf. Lachès, 197d), tout prêt à se laisser « cuisiner » par Socrate qu'il a pourtant déjà vu à l'œuvre dans de telles discussions (Lachès, 187e-188c), qui fait du courage une forme de sophia, de sagesse, une « science (epistèmè) » de ce qu'il faut craindre ou espérer en toutes circonstances (Lachès, 194d-195a), qui dégénèrera en une confiance excessive dans les devins et les signes astraux qui causera sa perte et celle d'Athènes (9).
Cette problématique des paroles et des actes, que l'on peut élargir à celle de la réflexion par rapport à l'action, puisque logos désigne aussi bien la parole, le discours, que la raison, le raisonnement ou le calcul (dans tous les sens du terme), ce qui débouche sur la définition de l'andreia donnée par Nicias, en tant que science de ce qui est à espérer et à craindre dans le futur, elle est là dès les premières lignes du dialogue, puisqu'avant de commencer à parler, les interlocuteurs ont « contemplé l'homme », ont vu de leur propres yeux ce dont ils vont ensuite déterminer la valeur éducative, une démonstration de lutte en armes dans le numéro de Stésilaos. Et ce n'est pas que dans les deux généraux qu'elle est mise en scène, mais aussi dans les deux pères, Lysimaque et Mélésias, l'un, Lysimaque, qui parle pour deux tandis que l'autre, Mélésias, se contente de le suivre et ne parle, brièvement, que quand Socrate le tire dans la conversation à propos de ce qui semble être son seul centre d'intérêt, la lutte (Lachès, 184e-185b). En cela, ils correspondent bien au portrait qu'en donnera Socrate dans le Ménon : de Lysimaque, fils d'Aristide, il dira en effet que son père « pour autant que ça dépendait de maîtres, l'a éduqué de la plus belle manière possible parmi les Athéniens » (Ménon, 94a), alors que de Mélésias, fils de Thucydide, et de son frère Stéphanos, il dira que leur père « les a bien éduqués en beaucoup de domaines et ils luttaient de la plus belle manière possible parmi les Athéniens : l'un, en effet, il l'avait confié à Xanthias, et l'autre à Eudore ; or ceux-ci passaient en quelque sorte pour ceux qui, à cette époque, luttaient de la plus belle manière » (Ménon, 94c).
Et si c'est Lachès, l'homme d'action, qui trouve les mots pour décrire l'objectif à atteindre lorsqu'il dit que ce qu'il loue au plus haut point, c'est « la très belle harmonie, non pas d'une lyre ou d'un instrument d'amusement, mais de celui qui, dans sa vie, met en accord ses paroles et ses actes » (Lachès, 188d), c'est Lysimaque, le parleur infatigable, qui nous laisse entendre que, dans ses actes, il a déjà anticipé ce dont le vieillard Athénien des Lois fera l'acte par excellence d'une cité bien gérée, non en vue de la guerre, mais de la paix, lorsqu'il parle, en 179b des repas pris en commun avec Mélésias et leurs enfants.
On notera d'ailleurs que le nom de Lysimaque, le premier à parler dans le dialogue, et le porte-parole des deux pères en quête de maîtres pour leurs fils, signifie « qui met fin au combat » (10). En effet, lusis, que l'on retrouve dans son nom associé à machè, « combat », et qui était à la racine du nom de Lysis, le personnage qui donne son nom au dialogue précédent, signifie, comme je l'avais dit alors, « libération », mais aussi « délivrance, fin, dénouement ». Le nom même de Lysimaque nous fait donc espérer une pacification dont on ne sait pas trop si elle concerne la cité, dans laquelle il n'a pas pu, de son propre aveu, trouver la place qui était celle de son père et qui aurait pu lui permettre de jouer ce rôle de pacificateur, ou si elle concerne le combat « intérieur » que chacun de nous a à mener, et qui est justement celui de notre thumos, et dont la fin est la preuve de l'harmonie enfin établie en notre âme, dont la République nous suggérera qu'elle est cette justice qui est l'« idée/idéal » de l'homme.
Si par ailleurs le dialogue est censé prendre place dans les jours ou les mois qui ont suivi la paix de Nicias (cf. note 5), il mettrait en scène la conversation d'un homme dont le nom, le logos, évoque l'arrêt des combats, mais qui s'intéresse à l'apprentissage du combat armé pour l'éducation de son fils, et qui est prêt à se ranger à l'avis de la majorité pour décider de la valeur de cette technique dans l'éducation d'un adolescent (Lachès, 184c-d), avec deux hommes d'État dont les actes, les accomplissements récents, ont apporté à leur cité la paix (11), mais qui ne sont pas en accord l'un avec l'autre sur la valeur de l'enseignement sur lequel on leur demande leur avis, et qui se montreront incapables de sauvegarder cette paix face à l'inconstance de la majorité qui suivra bientôt les conseils guerriers de l'ambitieux Alcibiade...
J'ai dit plus haut que Socrate était le seul des personnages de ce dialogue à ne pas faire partie d'une paire. En fait, ce n'est pas tout à fait vrai, car on peut l'apparier avec ce Stésilaos qui a acté ses talents guerriers avant le début du dialogue et n'y prend pas part en paroles, avec lequel il est en compétition pour servir de maître aux fils de Lysimaque et Mélésias. A cette première partie muette du dialogue, qui donne un échantillon des talents de ce Stésilaos pour développer le corps en vue de la guerre, fait pendant, de l'autre côté de la discussion sur l'éducation, une démonstration des talents de Socrate dans le maniement des mots pour « dégourdir » l'esprit en vue de la concorde. A moins, bien sûr, qu'on ne préfère apparier Stésilaos, dont le nom signifie « qui met le peuple debout », avec un autre personnage absent du dialogue, le maître de musique Damon que Socrate a recommandé à Nicias (Lachès, 180b), dont le nom est pour le moins ambigu, puisqu'on peut le voir comme la forme dorique de Démon, formé sur la racine demos, « peuple », ce qui n'en fait pas un si bon maître que cela, tout bien considéré, mais qu'on peut aussi y entendre un écho de daimôn et y voir comme une allusion au « signe démonique (daimonion sèmeion) » de Socrate, sorte de voix divine en lui, et qui a eu lui-même pour maître Agathoclès, c'est-à-dire « celui qui a la réputation d'être bon »...
Cette double possibilité, Damon ou Socrate pour compléter l'éducation du corps par celle de l'esprit, pose en filigrane la question de savoir si le genre d'éducation que cherchent Lysimaque et Mélésias pour leur fils, l'éducation à l'aretè, à l'excellence plus encore qu'à la « vertu » (traduction par trop moralisante d'aretè), bref à l'« être un homme digne de ce nom », peut s'apprendre auprès de maîtres, fut-ce Socrate, question qui sera reprise à loisir dans le Ménon. Après tout, comme nous le dira Socrate dans ce dialogue, Lysimaque n'a-t-il pas été éduqué en tout ce qui dépendait de maîtres par les meilleurs que put trouver son père Aristide, sans pour autant l'égaler, loin de là ? De fait, Socrate passe son temps dans le Lachès à réfuter les dires de ceux qui veulent en faire un maître, pour leur fils ou pour eux-mêmes, et à clamer qu'il est le premier à avoir besoin d'apprendre. Et sa recommandation de Damon à Nicias pourrait bien être un moyen de se débarasser de lui et de ses pareils qui ne veulent pas comprendre qu'il n'y a pas de maîtres d'aretè, ce qui ferait de ce Damon l'égal pour l'éducation de l'esprit du soldat d'opérette Stésilaos pour l'éducation du corps...
Mais alors, que peut donc Socrate pour nous et pourquoi devrions-nous continuer à le suivre ? Ne nous conduit-il pas dans une « impasse » ? C'est d'ailleurs bien ainsi qu'il décrit la situation dans laquelle Lachès et lui se trouvent à la fin de leur discussion sur l'andreia, en 194c, la qualifiant d'aporia, mot construit sur poros, « passage, chemin », préfixé par un a- privatif, et dont le français « impasse » est presque le décalque (12), et celle dans laquelle tous se trouvent après que l'intervention de Nicias n'ait pas eu plus de succès, lorsqu'en 200e5, il utilise à nouveau ce même mot. Et ce terme est devenu tellement caractéristique de la situation à laquelle conduisent certains dialogues comme le Lachès, mais aussi le Lysis, le Charmide (les deux autres dialogues de notre trilogie), et d'autres, qu'on l'a transposé en français, où l'on parle d'« aporie » pour décrire une situation dans la discussion où l'on ne sait plus trop où aller, où l'on arrive à des résultats apparemment contradictoires, et où l'on qualifie d'« aporétiques » les dialogues de ce type. Dans la présentation qu'on fait en général de ces dialogues, on imagine que Socrate est à la recherche d'une « définition » de tel ou tel concept, de telle ou telle « vertu » (l'andreia (courage, virilité) dans le Lachès, la philia (amitié) dans le Lysis, la sôphrosunè (modération, prudence, maîtrise de soi) dans le Charmide, etc.), et que le dialogue échoue à trouver cette définition, se terminant en situation d'aporia.
Le problème, c'est qu'en parlant de « définition », on pense à Aristote et à ses définitions lapidaires, par genre et différence spécifique, alors que Socrate, lui, le Socrate de Platon en tout cas, ne parle jamais ou presque de « définition », ou alors pour des choses qui sont d'un autre ordre. Ainsi, dans le Lachès, quand la discussion en vient à l'andreia, en 190d, Socrate ne demande pas à Lachès, comme le voudraient Alfred Croiset (Budé) ou Émile Chambry (Garnier), de « définir le courage ». Ce qu'il propose comme programme pour la suite de la discussion, c'est « epicheirèsômen eipein andreia ti pot' estin », c'est-à-dire, mot à mot « entreprenons de dire la virilité quoi une fois pour toute c'est ». Et penser que la seule manière de dire ce qu'est l'andreia, c'est d'en donner une définition du genre de celles que donnera Aristote ou même comme on en trouve dans le dictionnaire est pour le moins réducteur ! Car, le plus souvent, une telle « définition » explique un concept, ou plutôt un mot, par deux ou trois autres mots tout aussi problématiques que le premier, et ne donne satisfaction qu'à ceux qui n'ont que faire des choses et ne s'attachent qu'aux mots, ou qui veulent imposer leur tyrannie sur les choses en les obligeant à rentrer gentiment dans leurs catégories bien étiquetées.. par des mots, justement.
Certes, Socrate ne nous facilite pas la tâche par ses exemples ! Ainsi, dans le Lachès, lorsqu'il cherche à préciser par un exemple ce qu'il attend de Lachès en lui demandant, après avoir listé de multiples domaines dans lesquels on peut parler d'andreia, « eipein andreian, ti on en pasi toutois tauton estin (de dire à propos de la virilité, quoi étant en tout cela est le même) » (191e10-11), il choisit l'exemple de la vitesse et en donne ce qui n'est pas loin d'être une « définition » qui satisferait Aristote : « le pouvoir d'accomplir beaucoup en peu de temps, aussi bien en fait de parole que de course ou de toute autre chose (tèn en oligôi chronôi polla diaprattomenèn dunamin kai peri phônèn kai peri dromon kai peri talla panta) » (192b1-3). Mais la vitesse est une notion « physique », et toute la question est de savoir si l'on peut aussi simplement définir des notions éthiques (on retrouvera cette question dans le Ménon, avec le même genre d'ambiguïté du fait des exemple sdonnés par Socrate).
Toute la question est finalement de savoir si la discussion entre Socrate, Lachès et Nicias nous apprend quelque chose sur l'andreia bien qu'elle ne parvienne pas à en donner une « définition » succinte, et si, à supposer qu'elle ait réussi à formuler une telle définition, nous en saurions plus qu'avec le dialogue dans l'état où il est. Or, si l'on est honnête avec soi-même, on est bien obligé d'admettre que la réponse est oui à la première question et non à la seconde : oui, nous avons appris quelque chose sur l'andreia en lisant le dialogue, et non, une définition aristotélicienne au terme ne nous apprendrait rien de plus.
Mais il y a pire ! Et c'est ce que montre bien le dialogue, et que dit explicitement Lachès en 194a6-b4 lorsqu'il s'emporte contre son impuissance à exprimer sa pensée par des mots : « il me semble concevoir (noein) ce qu'est la virilité (peri andreias ho ti estin), mais je ne sais comment tout à coup elle m'a échappé, au point de ne pouvoir l'embrasser dans mon discours (xullabein tôi logôi autèn) et dire ce qu'elle est (eipein ho ti estin) ». Le problème n'est pas que nous ne savons pas ce qu'est l'andreia, que nous n'en avons pas une « idée », mais que nous ne pouvons « embrasser (xullabein) », saisir ensemble (le sens étymologique de xullabein) avec des mots (tôi logôi) un concept aussi complexe et multiforme, qui peut s'appliquer à un si grand nombre de situations diverses. Et c'est tellement vrai que, si l'on nous donnait une définition de l'andreia en quelques mots, du genre de la définition que donne Socrate de la vitesse, ce n'est pas cette définition qui nous servirait ensuite à identifier des instances d'andreia, mais notre idée de l'andreia qui nous servirait à juger de la validité de la définition !...
Certes, il n'est pas ici, explicitement du moins, question d'« idées » au sens qu'on a l'habitude de donner à ce mot dans un contexte platonicien (encore que, dans la remarque de Socrate à laquelle répond Lachès dans la phrase que je viens de citer, il parle de autè hè andreia, « la virilité elle-même » (194a3), en utilisant une formule qui, dans d'autres contextes, sert à parler de ces fameuses « idées »). Mais faut-il justement que les mots, le vocabulaire « technique » (si tant est que Platon ait jamais eu un vocabulaire « technique » !...), soit présent pour que les « idées » auxquelles ces mots feraient référence soit là ? Ce que montre ici le Lachès, c'est que les « idées » précèdent les mots pour les dire, et que les mots ne sont que des outils bien déficients pour rendre compte de certaines idées, de celles justement qui ont le plus d'importance pour la conduite de notre vie. Et que, dans de telles situations, ce n'est pas une courte définition qui nous aidera, mais que nous pourrons en apprendre infiniment plus par des dialogues apparemment inconclusifs (inconclusifs pour ceux justement qui voudraient des « définitions ») mais ô combien plus riches en nuances. Car chacune des « définitions » que Socrate récuse n'est pas à oublier. Simplement, elle ne donne qu'une vision partielle de quelque chose qui a à voir avec l'andreia, pourvu précisément qu'on ne l'absolutise pas et qu'on réalise qu'elle en laisse échapper bien d'autres aspects.
Socrate nous mène-t-il à l'impasse ? Nous venons de voir que non, bien au contraire. Peut-il nous servir de maître ? Il dit lui-même que non. Et certes, pas plus que Lachès ou Nicias, il ne peut nous dire de manière totalement satisfaisante et définitive ce qu'est l'andreia comme il nous a dit ce qu'est la vitesse. Mais il nous a montré qu'il pouvait nous aider, par le dialogue, à approfondir ensemble des notions dont nous avons une « idée » en nous et qui sont centrale pour la conduite de notre vie et la connaissance de nous-même qui est nécessaire pour cela. Et lui du moins sait qu'il est illusoire de vouloir formuler, avec des mots, des réponses définitives à ces questions. Car s'il ne nous donne pas la fameuse « définition » que certains pensent qu'il fait semblant de chercher alors qu'il la connaît déjà, ce n'est pas par une sorte de sadisme, après nous avoir bien mis l'eau à la bouche, ni même par souci pédagogique de professeur qui veut laisser une chance à ses élèves de trouver la réponse tous seuls après les avoir mis sur la voie, mais bien parce qu'elle n'existe pas !... Son objectif n'est pas de nous faire trouver une « définition » faite de mots, mais de nous faire mieux cerner et découvrir une idée qui est en lui comme en nous et qui transcende les mots, qui en fait leur donne sens...
Ce qu'il ne veut pas nous dire, mais qu'il veut nous laisser découvrir seul en nous le présentant en actes, ce n'est pas la définition de l'andreia, ou de quoi que ce soit d'autre, mais justement le fait que de telles définitions n'existent pas ou, quand on croit les avoir trouvé, ne résistent pas à l'examen, parce que ce sont les « idées » qui donnent sens aux mots et pas le contraire, et qu'il faut donc s'attacher aux idées, et non aux mots, qu'il ne faut pas s'attacher à un logos purement matériel fait de mots, mais tenter, en passant à travers le logos (dia logos), d'atteindre à une réalité qui le transcende et à laquelle notre logos/raison nous donne accès... si nous savons en faire bon usage...
Maintenant que, nous aussi, nous avons contemplé l'homme, à nous de voir si nous sommes prêts à le suivre sur ce chemin...
Avec le Charmide, nous atteignons cette partie de l'âme où nous pourrions trouver le repos et grâce à laquelle nous pourrions peut-être obtenir des réponses à certaines de nos questions, à ceci près qu'il est trop tôt et que nous sommes en compagnie des mauvais interlocuteurs. Socrate, démobilisé, revient du champ de bataille (la bataille de Potidée durant laquelle, comme Alcibiade le raconte lui-même dans le Banquet (Banquet, 219e-220e), Socrate lui sauva la vie), mais la guerre ne fait que commencer (la bataille et le siège de Potidée eurent lieu au tout début de la guerre du Pélopponèse, et nous sont racontées par Thucydide dans le premier livre de son Histoire de cette guerre, I, 62 ff.) et Socrate est de retour dans les palestres pour discuter philosophie avec des adolescents et leurs admirateurs plus âgés.
Il y a de grandes similarités entre les détails de mise en scène du Charmide et du Lysis, mais une lecture attentive révèle des différences significatives. Parmi celles-ci, ont peut noter en particulier les points suivants qui confirment notre lecture :
La discussion qui suit progresse de la sôphrosunè, une version plus adaptée aux enfants de la sophia, souvent traduite en français par « modération » ou « tempérance » et qui désigne le fait d'être « sain d'esprit », à la question de la connaissance du bien et du mal, en même temps que le rôle d'interlocuteur de Socrate passe du jeune Charmide à son cousin plus âgé, Critias.
Tous deux étaient des parents de Platon qui se retrouvèrent parmi les Trente Tyrans qui gouvernèrent Athènes avec l'appui de Sparte à la fin de la guerre du Péloponnèse et furent tués dans les soulèvements démocrates qui ne tardèrent pas à renverser leur régime de terreur. C'est à eux principalement que fait référence sans les nommer Platon lorsqu'il écrit au début de la Lettre VII : « Du temps de ma jeunesse, je ressentais en effet la même chose que beaucoup dans ce cas ; je m'imaginais qu'aussitôt devenu maître de moi-même, j'irais tout droit m'occuper des affaires communes de la cité. Et voilà comment le hasard fit que je trouvais les choses de la cité. Le régime d'alors étant en effet soumis aux violentes critiques du plus grand nombre, une révolution se produisit et cinquante-et-un hommes prirent la direction de la révolution, onze d'une part en ville, dix de l'autre au Pyrée --chacun de ces deux groupes ayant en charge l'agora et tout ce qui concernait la ville-- cependant que trente d'entre eux s'étaient appropriés les pleins pouvoirs. De ceux-là, il se trouva que certains étaient de mes parents et connaissances et ils m'appelèrent donc immédiatement à leurs côtés comme en vue de choses qui me convenaient. Et pour ma part, je n'en éprouvais nul étonnement du fait de ma jeunesse ; je m'imaginais en effet qu'ils allaient alors administrer la cité de manière à la conduire d'un mode de vie en quelque sorte injuste vers une conduite juste si bien que je portais toute mon attention sur la manière dont ils allaient agir. Et ne voilà-t-il pas que je vois ces hommes faire en peu de temps ressembler le régime antérieur à un âge d'or ! Et entre autres, mon ami plus âgé que moi, Socrate, dont je n'aurais nulle honte à dire qu'il était le plus juste de ceux d'alors, ils l'envoyèrent avec quelques autres chercher l'un de nos concitoyens, pour l'amener de force en vue de le mettre à mort, afin qu'il prenne ainsi part à leurs activités, qu'il le veuille ou non ; mais lui n'obéit pas, prenant le risque de tout subir plutôt que de devenir complice de leurs œuvres sacrilèges. Voyant tout cela et d'autres faits non moindres, je ne pus le supporter et pris mes distances par rapport aux maux d'alors. » (Lettre VII, 324b-325a) On peut donc dire qu'ils ont joué un grand rôle, par effet de contraste, dans le cheminement qui a conduit Platon à la conclusion que seuls les philosophes (tel du moins que lui les concevait) étaient dignes de gouverner un état et qui l'a incité à fonder une école en vue de former de tels philosophes !...
Il est peu probable dans ces conditions que Platon les ait choisis pour nous enseigner des vérités d'importance, en tout cas pas directement. En fait, nous retrouverons Critias dans la dernière trilogie, où il donnera son nom au dialogue médian. Mais nous verrons aussi que, là non plus, Platon ne lui donne pas un rôle reluisant, et va même jusqu'à lui couper la parole au beau milieu de son récit, faisant de cette interruption subite (le dialogue s'arrête au beau milieu d'une phrase de Critias) un test à notre intention à nous lecteurs : c'est le jugement que nous porterons sur cet apparent inachèvement du dialogue qui dévoilera si nous sommes devenus capable de ne pas nous laisser piéger par la sophistique de Critias avant d'atteindre l'ultime étape, la plus importante, de tous ce programme, l'élaboration des lois de la cité (c'est, comme je le montrerai alors, toute l'idée, telle du moins que je la comprends, derrière ce que je considère comme un inachèvement délibéré du Critias, interrompu au moment précis ou Zeus est sur le point de venir une fois encore remettre de l'ordre dans le désordre introduit par les hommes dans leurs proreps affaires). Et ici encore, le choix de Critias pour jouer ce rôle a pu être inspiré à Platon non seulement par les actes, mais encore par la signification même de son nom : Kritias, selon l'orthographe grecque, vient de krisis, nom d'action dérivé du verbe krinein, « séparer, trier », qui signifie « jugement, choix, discernement »... Aussi devrions-nous sans plus tarder tenter de « discerner » ce qui ne va pas dans le discours de Critias.
Le problème, c'est que Platon ne nous facilite pas la tâche ! En fait, c'est Critias qui va passer son temps à donner les bonnes réponses, et Socrate qui s'acharnera à les discréditer. Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ?...
Voyons tout d'abord les réponses : quelles sont donc les définitions de la sôphrosunè que donne Critias au fil de la discussion ?
Que peut-il donc bien y avoir de faux avec toutes ces définitions ? Rien, sinon justement qu'il y en a tant !... Et que Critias croit vraiment qu'il est possible de donner une définition de la sôphrosunè sous forme d'une formule succincte, et surtout ne veut pas perdre la face, quitte à recourir à des sophismes pour sauver ses déclarations. Le résultat, c'est que les définitions, entre ses mains, sont comme les statues de Dédale, qui s'enfuient si l'on ne les attache pas, et qui servent d'exemple à Socrate pour l'aider à faire comprendre à Ménon la différence entre opinion vraie, qui peut n'être vraie que par hasard, et science, qui est « liée » par des raisonnempents rigoureux (Ménon, 97d). En faisant le sophiste avec un sophiste, Socrate essaye de nous montrer que Critias est capable de dire des choses vraies, mais que ce ne sont pour lui que des mots, de simples opinions, qui ne se trouvent être vraies que par hasard et qu'il n'a aucun scrupule à modifier pour ne pas perdre la face ou s'il pense que cela peut contenter son interlocuteur, car il n'en a pas compris le sens profond et ne voit pas les liens entre elles. Socrate n'aura donc aucun mal, à la fin de la discusison, à lui lister toute une série d'erreurs de raisonnement qui ont permis à la discussion d'en arriver où elle est arrivée (Charmide, 175b-d). Il ne suffit pas de dire les mots justes pour montrer que l'on a compris le sens qui se cache derrière eux ; on peut dire la vérité (par hasard) sans nécessairement l'avoir comprise. Et l'on peut aussi cacher son jeu et préférer dire ce que l'on sait que les auditeurs ont envie d'entendre plutôt que de leur dévoiler les doctrines cyniques que l'on échafaude en privé...
Certes, Critias fut un familier de Socrate, et Alcibiade aussi, mais le fait qu'ils agirent comme il le firent et causèrent du tort aux Athéniens ne prouve pas que Socrate était en tort ; cela peut simplement vouloir dire qu'il n'ont pas compris ce qu'il disait, ou n'ont pas voulu le comprendre, ou n'ont pas eu la volonté de le mettre ne applicaiton, même s'ils étaient capable de répéter les mêmes mots. Le vrai test n'est pas le discours, mais la cohérence entre paroles et actes, et, de ce point de vue, Socrate a, lui, montré par ses actes qu'il prenait ses paroles au sérieux, même si cela devait lui coûter la vie, alors qu'Alcibiade a passé sa vie à changer de camp pour sauver sa peau et que Critias s'est montré capable de tuer n'importe qui pour rester au pouvoir plutôt que de risquer d'être renversé ou tué en essayant de rétablir la justice et l'ordre dans Athènes et son empire.
Ainsi donc, la première tétralogie s'ouvre avec Alcibiade et se termine avec Critias, deux des plus célèbres fréquentations de Socrate, dont les méfaits ne sont pas étrangers à sa condamnation à mort. Nous les retrouverons l'un et l'autre au cours du voyage à travers les dialogues :
[Vers la présentation de la seconde tétralogie]
(1) C'est en effet ce que signifie le mot grec « lusis », nom commun avant de devenir un nom de personne, et francisé sous la forme « Lysis ». Et « lusis », c'est le mot qu'emploie Platon en République, VII, 515c4, dans la fameuse allégorie de la caverne, pour décrire la « délivrance » des prisonniers enchaînés au fond de la caverne, c'est-à-dire le premier pas dans leur éducation... (<==)
(2) La présentation du Lachès s'écarte de la version anglaise de cette page, rédigée en 1996. (<==)
(3) Je qualifie
ici Lachès et Nicias de « généraux »
et je parle ensuite d'« hommes politiques » à propos
d'Aristide et Thucydide, mais en fait la distinction n'était pas si nette
pour les Athéniens d'alors et tous ces personnages ont joué tour
à tour un rôle militaire et un rôle politique. Tous ont été,
à un moment ou à un autre de leur carrière, élus
« stratège », c'est-à-dire « chef
d'armée ». Dans l'Athènes d'alors, on élisait
chaque année dix stratèges, dont le rôle débordait
largement celui de chefs militaires. A travers leurs fonctions militiares, ces
stratèges dirigaient en fait la politique extérieure et avaient
la haute main sur les finances de la cité. On pouvait être réélu
stratège plusieurs fois, et c'est en se faisant réélire
stratège année après année sans interruption de
443 à 431 que Périclès dirigea Athènes au temps
de sa splendeur.
Cette prépondérance du militaire sur le « politique »
qui faisait que c'étaient les chefs militaires qui dirigeaient en fait
la cité n'est d'ailleurs pas sans intérêt dans les discussions
de notre dialogue, et Platon n'approuvait pas une telle organisation :
au début du dernier dialogue du cycle, les Lois, le vieillard
athénien qui mène la discussion avec un Lacédémonien
et un Crétois critiquera les lois de cités comme justement Sparte
ou Cnossos en ce qu'elles avaient pour finalité la guerre plutôt
que la paix. (<==)
(4) L'alliance d'Athènes avec Argos, jusque là alliée de Sparte, et quelques autres cités du Péloponnèse en 420 fut le premier succès politique du jeune Alcibiade, et fragilisa la paix qui avait été négociée entre Athènes et Sparte en 421 par Nicias et Lachès. Selon Thucydide (Histoire, V, 43), c'est en partie pour des questions d'amour-propre et parce qu'il avait été ignoré dans les négociations de paix du fait de son jeune âge, qu'Alcibiade s'opposa à Nicias, prit la tête des partisans de la rupture du traité de paix et proposa l'alliance avec Argos qu'il parvint à conclure à coup d'intrigues malgré l'oppostion de Nicias (Thucydide, Histoire, V, 43-47). Ce succès diplomatique lui valu d'être élu stratège en 420. Mais en 418, lorsque certains des Argiens semblent vouloir faire volte-face et renouer avec Sparte, avec laquelle ils viennent de conclure une trève, et s'opposent à l'accueil d'un contingent athénien venu à leur aide à leur propre demande, c'est Lachès qui, avec Nicostratos, commande en tant que stratège ce contingent, fort modeste du reste, sans doute du fait des hésitations des Athéniens entre les conseils de Nicias et ceux d'Alcibiade, et ce dernier n'intervient à Argos, pour faire accepter les secours et réactiver la campagne contre Sparte qui conduira à la bataille de Mantinée, qu'en tant que simple ambassadeur (Thucydide, Histoire, V, 61). La rencontre entre Sparte et ses alliés d'un côté, Argos, Mantinée, Athènes et leurs alliés de l'autre, eut lieu à Mantinée et tourna à l'avantage de Sparte (Thucydide, Histoire, V, 65-74). Lachès y trouva la mort (Histoire, V, 74, 3) et Thucydide nous dit (Histoire, V, 72, 2) que, dans cette bataille, les Lacédémoniens, s'ils se montrèrent inférieurs par l'expérience (empeiria), dominèrent par leur andreia !... Il n'en reste pas moins que, comme le fait remarquer Plutarque dans sa Vie d'Alcibiade (15, 1), la stratégie d'Alcibiade d'alliance avec Argos, si elle avait pu être menée avec plus de succès et n'avait pas été, à Athènes comme à Argos, en butte aux hésitations d'une populace versatile, aurait pu changer le cours de l'histoire. (<==)
(5) L'épisode de l'expédition de Sicile (415-413 avant J.C.), dont le récit occupe la majeure partie des livres VI et VII de l'Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide, est l'un des épisodes les plus fameux de cette guerre, et la défaite d'Athènes dans cette expédition est sans doute l'une des principales causes de sa défaite finale devant Sparte (cf. Thucydide, Histoire, VI, 15, 3-4). C'est Alcibiade qui avait été à l'origine de l'idée de cette expédition officiellement destinée à venir au secours d'alliés potentiels d'Athènes en Sicile qui supportaient mal la domination de Syracuse, mais dans laquelle il voyait un moyen de conquérir le pouvoir et aussi de s'enrichir personnellement (cf. Thucydide, Histoire, VI, 15) s'il parvenait, comme il en avait secrètement l'ambition, à conquérir en fait toute la Sicile, mais aussi l'Italie et Carthage (cf. Thucydide, Histoire, VI, 90, 2-3), et il avait fini par la faire accepter par Athènes, alors que Nicias était au contraire l'un des opposants les plus actifs à cette entreprise. Or, les Athéniens, en ayant finalement accepté le principe, persuadés par les talents oratoires d'Alcibiade, ne trouvèrent rien de mieux, pour tenter malgré tout de faire contrepoids à sa fougue, que d'en confier le commandement conjoint à Alcibiade... et à Nicias (ainsi qu'à un troisième stratège nommé Lamachos) ! Mais, juste avant le départ de l'expédition, Alcibiade fut compromis dans deux scandales politico-religieux, l'un impliquant la profanation de statues d'Hermès que l'on trouvait à Athènes devant la porte de chaque maison, l'autre impliquant des parodies des mystères d'Éleusis dans des orgies privées (Thucydide, Histoire, V, 27-29). On ne sait pas avec certitude si Alcibiade prit part à l'une, à l'autre ou aux deux de ces affaires, ou si son nom y fut cité par ses adversaires politiques qui voulaient ainsi ruiner ses ambitions. Quoi qu'il en soit, tant qu'il resta à Athènes, il parvint à éviter sa condamnation et on le laissa finalement partir à la tête de l'expédition avec Nicias. Mais sitôt qu'il ne fut plus là en personne pour se défendre, ses adversaires retrouvèrent l'oreille des Athéniens et ne tardèrent pas à obtenir qu'on le fit rappeler à Athènes pour y être jugé. Un navire fut donc envoyé en Sicile pour l'arrêter et le ramener à Athènes, mais, sur la route du retour, à Thourioi, en Italie du sud, Alcibiade parvint à échapper à ses gardes et à s'enfuir (cf. Thucydide, Histoire, VI, 53 ; VI, 60-61). Il réussit à revenit en Grèce et passa dans le camp de Sparte (Thucydide, Histoire, VI, 88, 9, sq), qu'il aida ainsi à assurer sa victoire finale sur Athènes, cependant qu'Athènes le condamnait à mort par contumace (Thucydide, Histoire, VI, 61, 7). Et c'est ainsi que Nicias se retrouva seul à la tête d'une expédition qu'il n'avait pas voulue, et avait même combattu de toutes ses forces, expédition qui tourna finalement au désastre et où il trouva la mort !... (<==)
(6) Si les personnages du dialogue, Lachès et Nicias en particulier, ne savent pas encore ce qui va leur arriver dans les années à venir et quelle sera leur fin, Platon, lorsqu'il écrivit ce dialogue bien après la fin de la guerre du Péloponnèse, le savait et avait sans doute lu l'histoire de cette guerre écrite par Thucydide l'historien. Il s'adressait donc à des lecteurs qui, eux aussi, savaient. (<==)
(7) En guerre, ou peut-être savourant une paix précaire dont justement Nicias et Lachès avaient été les principaux artisans. C'est en effet en 421 que fut conclu entre Sparte et Athènes un traité de paix pour cinquante ans que les historiens appellent « paix de Nicias » et dont Thucydide nous a conservé le texte intégral (Thucydide, Histoire, V, 17-19). Et c'est encore Thucydide qui nous dit, pour expliquer pourquoi, dès l'année suivante, Alcibiade était à la tête de ceux qui voulaient rompre ce traité et proposait une alliance avec Argos, qu'il y avait de sa part une question d'amour-propre « parce que les Lacédémoniens avaient négocié le traité par l'entremise de Nicias et Lachès, le regardant, lui, de haut du fait de son jeune âge » (Histoire, V, 43, 2). Nicias et Lachès sont donc identifiés ici comme les principaux artisans de la paix et il est vraisemblable que, dans les mois qui suivirent la signature du traité, ils étaient à Athènes les héros du moment, ce qui expliquerait que Lysimaque et Mélésias fassent appel à eux pour avoir leur avis sur une formation à l'art militaire pour leurs fils. Cette pause dans les hostilités, qui reprirent dès l'année suivant la conclusion du traité, pourrait aussi expliquer que des mercenaires démobilisés comme Stésilaos aient pu chercher à gagner de l'argent à Athènes en faisant commerce de leur prétendu « art ». (<==)
(8) On peut se demander si Platon n'avait pas présente à l'esprit en brossant le portrait de Lachès ce commentaire de Thucydide au moment où il va décrire la bataille de Mantinée où périt Lachès et où il vient de nous dire que les généraux des divers contingents athéniens et alliés, et donc Lachès pour les Athéniens, commencent par haranguer leurs troupes respectives : « les Lacédémoniens d'autre part, chacun de son côté et au milieu des chants guerriers, se faisaient en eux-mêmes la recommandation de se souvenir, eux qui étaient bons, de ce dont ils étaient capables, eux qui savaient qu'on se préserve plus du danger par l'entraînement aux actes (ergôn) longtemps à l'avance que par des discours (logôn) de peu de temps, l'exhortation fût-elle dite de belle manière ». (<==)
(9) C'est en particulier sur les conseils de devins suite à une éclipse de lune que Nicias rata la dernière occasion qui se présenta à lui de quitter la Sicile avant qu'il ne soit trop tard (cf. Thucydide, Histoire, VII, 50, 3-4). A cette occasion, Thucydide nous dit de lui que c'était quelqu'un « qui s'adonnait par trop à la superstition et à ce genre de choses ». Les lecteurs de Platon qui connaissaient le personnage et l'histoire de l'expédition de Sicile et de sa fin lamentable du fait de cette superstition de Nicias et de sa façon de « se coucher devant » les devins (c'est le sens premier du verbe proskeisthai utilisé par Thucydide dans l'extrait cité ci-dessus, où je l'ai traduit par « s'adonner », sens figuré de ce même verbe), devaient pour le moins sourire en lisant la discussion entre Socrate, Nicias et Lachès sur les devins en 195e-196a, et surtout la remarque de Socrate en 199a selon laquelle « la loi stipule que ce n'est pas le devin qui commande au général, mais le général au devin » !... (<==)
(10) Certes, j'ai dit moi-même que Lysimaque était un personnage historique, dont Platon n'a pas pu inventer le nom. Il n'en reste pas moins que c'est lui et lui seul qui a choisi de le mettre en scène, et de le mettre en scène dans ce dialogue, et que la signification de son nom a pu être un élément parmi d'autres contribuant à lui inspirer ce choix. (<==)
(11) Pour ce qui est de leur nom, on peut noter que celui de Nicias évoque nikè, la « victoire », alors que sa vie finira dans la défaite en Sicile. (<==)
(12) En fait, en trois lignes dans cette réplique, Socrate utilise trois fois un mot de la famille d'aporia : le participe présent aporousin du verbe aporein, « être en situation d'aporia », c'est-à-dire « être dans une impasse, dans l'embarras, sans ressources », en 194c3, pour demander à Nicias de prêter secours « à des hommes amis ballotés par la tempête dans leur discours et qui sont dans l'impasse (andrasi philois cheimazomenois en logôi kai aporousin) » ; l'adjectif apora (de aporos, « dans une impasse, sans ressources ») en 194c4, pour demander à Nicias de voir à quel point ils sont « dans une impasse » ; et enfin aporias, génitif de aporia, en 194c5 pour lui demander de les tirer de cette « impasse ». (<==)
(13) Cette section a été quelque peu modifiée dans la version française par rapport à la version anglaise de 1996. (<==)