© 1996, 2003, 2009 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 6 juin 2009 |
Platon et ses dialogues :
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PROTAGORAS - HIPPIAS MAJEUR / HIPPIAS MINEUR / GORGIAS |
Note (6 juin 2009) : cette page a été revue après que j'ai pris conscience d'une erreur que j'avais faite dans le classement des dialogues de cette tétralogie et permuté le Gorgias, dont j'avais fait auparavant le dialogue central de la trilogie, avec l'Hippias mineur, que j'avais jusqu'alors placé en dernier dans la trilogie. Or, il se trouve que cette révision n'a pas nécessité de modifier grand chose à cette page, au-delà de l'ordre des commentaires. Certains pourront en tirer argument pour dire que l'organisation des dialogues que je propose est purement artificielle et qu'on pourrait, avec des arguments similaires, justifier toutes sortes d'organisations différentes des dialogues. Mais il me semble qu'on peut voir les choses différemment. En fait, je me suis rendu compte que, si je n'avais pas eu grand chose à changer à cet exposé, c'est parce qu'il était pour sa plus grande part un commentaire de chacun des dialogues successifs de la tétralogie et que je n'y avais inclus que peu de justifications de leur ordre, peut-être justement parce que celui-ci n'était pas aussi évident que pour la plupart des autres tétralogies. Et de fait, lorsque je me reporte à mes premières tentatives de décrypter l'organisation des dialogues, voici une trentaine d'années, je constate que les deux tétralogies qui m'ont donné le plus de mal et sur lesquelles ont porté les derniers ajustements sont la seconde (celle qui nous occupe ici) et la cinquième (Cratyle - Ion/Euthydème/Ménéxène). Le doute concernait deux dialogues, le Gorgias justement et l'Euthydème, et, dans mes premières ébauches, c'est l'Euthydème qui faisait partie de la seconde tétralogie, celle des sophistes, et le Gorgias de la cinquième, celle du logos/discours. Dans une telle approche, le Gorgias trouvait naturellement sa place au niveau du logos dans la cinquième trilogie, c'est-à-dire comme dialogue final de la trilogie, ce qui conduisait à placer le Ménéxène comme dialogue central de cette trilogie, et l'Euthydème, avec sa paire de sophistes rappelant les multiples paires d'interlocuteurs du Lachès, postulait au rôle de dialogue central de la trilogie de la tétralogie des sophistes, entre les deux Hippias. Mais je n'avais pas encore alors démonté tous les ressorts de cette organisation que je supposais voulue par Platon puisque justement l'idée était alors de tester la validité de mon hypothèse par une lecture plus approfondie des différents dialogues. Poursuivant ma réflexion, il m'a été plus facile de mettre le doigt sur les principes d'organisation de la cinquième tétralogie que sur ceux de la seconde, de réaliser ainsi que le Ménéxène n'y était pas à sa place (en tant que discours politique, il avait plutôt sa place au même niveau que le Politique dans la tétralogie suivante) et qu'en prenant la place antérieurement attribuée au Gorgias, il attirait à sa place à lui comme dialogue central de la trilogie l'Euthydème pour former la série discours poétique (Ion), discours éristique (Euthydème), discours politique (Ménéxène), renvoyant le Gorgias à la seconde tétralogie. Un principe d'économie dans le jeu des permutations m'a alors incité à tester dans un premier temps pour le Gorgias la pertinence de la place préalablement occupée par l'Euthydème dans la seconde tétralogie et, faute de raisons suffisantes pour remettre en cause la place antérieurement affectée aux deux Hippias, j'en suis resté là et n'ai pas remis en cause ce choix jusqu'à aujourd'hui, en grande partie d'ailleurs parce qu'au fil des ans, je me suis surtout intéressé à d'autres dialogues et me suis laissé aveugler par la symétrie que présentait un Gorgias entre deux Hippias. Cette erreur a été facilitée par le fait que les dialogues ne sont pas monothématiques, que chacun d'entre eux ne se focalise pas sur une seul point de vue sur un seul sujet, mais que tout y est question d'accent plus ou moins grand mis, souvent par allusions ou discrètes indications de mise en scène, sur tel ou tel des multiples thèmes qui s'y entrecroisent, et que, dans ces conditions, il n'y a rien de plus facile que de mal estimer l'importance de tel ou tel indice susceptible de déterminer la place du dialogue dans l'organisation d'ensemble tant qu'on n'a pas mis le doigt sur le principe qui dirige telle ou telle séquence et rend claire l'organisation retenue. Or il faut avouer que, si ce principe est clair pour les autres tétralogies (philo-sophos anèr pour la première ; la chronologie du procès de Socrate pour la troisième ; nature, comportement et destinée de l'âme pour la quatrième, les trois niveaux de discours pour la cinquième ; la chronologie induite par les renvois explicites entre dialogues pour la sixième et le début de la septième) il reste moins évident pour la seconde, même encore aujourd'hui, peut-être justement parce que le monde des sophistes n'a aucune cohérence propre. En fait, ce n'est qu'en repositionnant chaque dialogue de la trilogie par rapport aux principes généraux qui guident l'organisation des autres trilogies que l'on peut finalement assigner sa place à chacun des trois dialogues de la trilogie de la seconde tétralogie et il faut pour cela accorder toute sa valeur à la présentation par paires des candidats au rôle de héros modèle dans l'Hippias mineur : Achille et Ulysse d'une part, mais aussi Socrate (l'homme le plus juste) et Hippias (l'archétype de l'homme injuste à l'aune de la justice selon la République), et voir que c'est là ce qui rapproche ce dialogue des autres dialogues centraux de trilogies mettant souvent en scène des paires pour s'intéresser au niveau intermédiaire de l'âme où se résolvent les conflits.
Après avoir planté le décor dans la première tétralogie en nous laissant entendre que nous devons nous mettre en quête de cette sophia qui permet à l'homme de devenir ce qu'il est appelé à être, de cette connaissance de soi qui nous permet de faire ce qui nous convient, l'étape suivante consiste à passer au crible les prétentions de ceux qui se disent sophoi et se font forts d'enseigner aux hommes l'aretè, mot grec qu'il vaut mieux traduire par « excellence » plutôt que par le plus classique « vertu » et qui désigne ce par quoi chaque chose, chaque être vivant est au plus haut point ce qu'il est supposé être. Les plus célèbres de ces soi-disant professeurs se faisaient appeler « sophistes » au temps de Socrate, et gagnaient beaucoup d'argent en allant de ville en ville à la recherche de clients et en donnant des « conférences » devant un large public de citoyens amateurs de beaux discours et avides d'apprendre à faire triompher leur point de vue dans les assemblées et devant les tribunaux. Ces sophistes étaient les principaux concurrents de Socrate (et de Platon), si bien que Platon devait arriver à faire comprendre en quoi le programme qu'il proposait se distinguait du leur, surtout après que Socrate ait été condamné par les Athéniens en grande partie parce que, aidés en cela par la comédie d'Aristophane « Les Nuées », ils voyaient en lui un sophiste comme les autres.
Mais, ce faisant, Platon ne cherche pas a simplement écrire une quelconque « Histoire de la Philosophie », ou à réhabiliter la mémoire de son vénéré maître. Bien plutôt, en exposant au grand jour les recettes des « pères », il s'attaque de front à leurs « fils » qui sont ses contemporains : n'oublions pas qu'Isocrate, à la tête d'une des écoles qui, à Athènes, concurrençait avec le plus de succès l'Académie de Platon, était un des plus brillants élèves de Gorgias, et que près des trois quarts du Gorgias, le dialogue ultime de la trilogie de cette seconde tétralogie, mettent en scène, non pas Gorgias lui-même, mais de ses élèves (Polos et Calliclès) ! Plus spécifiquement, Platon, à travers l'ensemble des dialogues, oppose deux manières différentes de concevoir l'éducation, la voie express vers le succès pour l'élève (et la fortune pour le maître) et le plus long chemin vers la véritable sagesse par lequel le maître, loin de chercher son propre profit dans l'aventure, essaye de conduire l'élève vers son vrai bien, espérant ainsi contribuer au bien de la cité dans laquelle ils vivent (et c'est là le seul avantage que le maître peut escompter pour lui en retour : l'amélioration du monde dans lequel tous deux vivent). Et dans cette perspective, ce qu'il a à dire reste d'actualité pour nous, tout particulièrement pour nous qui vivons dans un monde qui ressemble par plus d'un trait au sien, un monde qui, pour ne prendre que deux exemples parmi les plus significatifs, partage avec le sien un culte quasi-religieux de la démocratie et une mesure du succès qui s'appuie sur la seule réussite matérielle et financière...
Ce que Platon veut nous faire constater, de manière empirique à ce point de son programme, en mettant en scène des dialogues entre Socrate et les plus renommés des sophistes, c'est que ces « sages » autoproclamés n'ont que l'apparence de la sagesse, qu'ils ne sont que des producteurs d'illusion, incapables d'enseigner aux hommes ce qui pourrait les rendre réellement heureux et bons. Hippias, par exemple, malgré toute sa science, est incapable de comprendre que la justice n'est pas du même ordre que les sciences et techniques qu'il maîtrise toutes, qu'il s'agisse de simples techniques artisanales, de sciences physiques ou de sciences humaines ; Gorgias, prince de la rhétorique, n'a cure de ce que son art ne vise qu'à la persuasion, non à la vérité, et que, mis entre les mains de personnes sans scrupules, il conduit aux pires abus, au procès de Socrate et à sa mort ; Prodicos s'attache aux mots, pas aux « idées » qui se cache derrière ces mots, prenant la simple image pour la réalité et perdant son temps en de futiles distinctions sans aucune portée pratique ; et, pour couronner le tout, Protagoras, le théoricien du « relativisme », enseigne que l'homme est la mesure de toutes choses et ne devrait pas perdre son temps à chercher des vérités éternelles dans un ciel d'idées pures.
Mais attention ! N'allons pas trop vite ! Cette tétralogie n'ira pas jusqu'au cœur du problème et ne s'attaquera pas aux fondements (explicites ou implicites) des théories sophistiques. Ceci viendra plus tard, et Platon se révélera à nous comme un maître dans l'art de débusquer les présupposés implicites derrière les discours et les actes et de mettre en évidence les contradictions entre eux. Au point où nous en sommes, l'objectif est seulement de juger l'arbre à ses fruits en examinant les conséquences dans la vie de tous les jours des enseignements de ces maîtres pour nous inciter à y regarder de plus près par nous-même. Car il nous faut commencer par le « visible » avant de pouvoir prétendre appréhender l'« intelligible ». C'est pourquoi la démystification des principes de la rhétorique sophistique ne se fera que dans le Phèdre, accompagnée de la construction d'une rhétorique plus acceptable, et non dans le Gorgias ; la critique du relativisme de Protagoras, et du scientisme et du matérialisme auquel il finit par conduire, se fera dans le Théétète, et non pas dans le Protagoras ou dans les deux Hippias, pour ouvrir la voie à la dialectique et à la vraie politique... Pour l'instant, contentons-nous de regarder et d'entendre, avec nos sens, ce que ces hommes ont à dire pour leur défense. Mais ce faisant, méfions-nous et gardons présent à l'esprit que, comme nous l'avons déjà dit, Platon, au contraire de son élève Aristote, était maître dans l'art de comprendre en profondeur le système d'un autre penseur, de mettre le doigt sur ses incohérences et de le critiquer de l'intérieur, en partant de ses propres prémisses pour mieux mettre en évidence ces incohérences, et que, dans certains cas, il est si habile à ce jeu qu'on peut croire qu'il est en train de faire faire et dire par Socrate ce qu'il vient de faire reprocher par celui-ci à ses interlocuteurs.
Et maintenant, pour découvrir une image composée avec un art consommé du monde des sophistes tel que le voyait Platon, tournons-nous vers le prologue du Protagoras, qui nous fournira une clé d'interprétation de cette tétralogie.
Tout le monde s'émerveille devant la si vivante description des sophistes dans la maison de Callias que brosse Platon au moment où Socrate y arrive, en Protagoras, 314e-316a, et devant le grand sens de l'humour dont il fait preuve dans cette description, mais personne n'a vraiment cherché à y voir plus qu'une scène pittoresque, un délassement avant d'entrer dans le vif du sujet. Je voudrais suggérer ici qu'il s'agit en fait de bien plus que cela et que Platon nous y propose une « image » de ce que l'on pourrait appeler l'« âme » de la sophistique.
On peut en effet voir chacun des trois sophistes qui y sont présentés comme jouant en quelque sorte le rôle d'une des trois parties de cette âme (selon la tripartition proposée dans la République), mais d'une âme qui va se révéler être une âme « sens dessus dessous ». Pour s'en rendre compte, on peut commencer par s'attacher à la position corporelle de chacun d'eux : Protagoras est debout et nous est décrit en train de marcher, Hippias est assis, et Prodicos est couché, dans une pièce distincte, antérieurement utilisée par le père de Callias pour entreposer des vivres. On pourrait donc penser, si l'on s'en réfère à la situation physique des parties de l'âme de l'homme dans le Timée (1), que Protagoras, debout, joue le rôle de la partie la plus « haute » de l'âme, le logos ; Hippias, assis, celui de la partie intermédiaire, le thumos ; et Prodicos, allongé au fond d'une sorte de garde-manger, celui des epithumiai.
Et pourtant, Protagoras est celui des trois qui se tient le plus près de la porte, c'est-à-dire du monde extérieur ; il est le seul à bouger, ce qui n'en fait pas une trop bonne image du logos ; il est celui qui parle à nos émotions, « charmant de sa voix pareille à celle d'Orphée » toute une troupe anonyme de suiveurs « qui le suivent pas à pas charmés du fait de sa voix » (315a-b) ; il est celui qui a le plus grand nombre de personnes à sa suite, ce qui le place le plus près du « multiple » ; lui qui est fameux pour ses théories relativistes ancrées dans le mobilisme Héraclitéen (2) nous est présenté ici en perpétuel mouvement, comme le monde qu'il décrit en s'inspirant d'Héraclite (mais, sans qu'il s'en rende compte, le « monde » de ses admirateurs tel que nous le décrit Platon manifeste un ordre remarquable, tout comme le monde « réel » manifeste un ordre--kosmos en grec--qui devrait inspirer ceux qui, comme Socrate et Timée, savent le contempler et le « décoder »). Il est en mouvement perpétuel sans pourtant changer vraiment de lieu, puisqu'il ne fait qu'aller et venir dans la même pièce, image des passions et des pulsions (epithumiai) dont il joue en fait le rôle.
Le problème, c'est qu'on n'a pas une âme simplement parce qu'on paraît en avoir une, voire même deux (deux groupes de trois personnes le suivent, un de chaque côté, en qui on peut voir l'image extérieure, ou les images multiples, et donc ambiguës, que les autres perçoivent de son âme). Et votre âme n'est pas en ordre simplement parce qu'elle paraît l'être extérieurement si l'on se fie au mouvement parfaitement réglé de ceux qui vous suivent (vos « paroles » et vos « agissements », matérialisés par vos admirateurs/élèves). Et vous n'êtes pas un logos dirigeant simplement parce que vous êtes en compagnie du maître des lieux, Callias, montrant plutôt par là que vous vous êtes rangé aux côtés de la richesse et des biens matériels ; ou encore parce que vous avez dans votre suite les fils de politiciens fameux (les deux fils de Périclès, un dans chaque « semblant d'âme »), qu'Alcibiade, qui avait été éduqué avec eux, considérait comme stupides (Alcibiade, 118e) et que Socrate jugeait n'avoir de compétences qu'en équitation (Ménon, 94b), mais certainement pas pour conduire ces chevaux qui, selon l'allégorie du Phèdre, sont l'image des parties inférieures de l'âme ; ou parce que vous fascinez un jeune homme promis à un brillant avenir, de la famille de Solon, Charmide, qui finira bientôt tyran entraîné par son cousin et mentor Critias (tous deux finirent parmi les Trente) ; vous n'êtes pas capable de diriger les « chevaux » de votre âme simplement parce que vous avez l'air d'un ami des chevaux (c'est la signification du nom d'un de ceux qui suivent Protagoras, Philippidès, c'est-à-dire phil-hippo-eidès, « ami-des-chevaux-par l'aspect »), surtout si vous êtes un « ami du noir » (la signification du nom du père de Philippidès, Philomelos), c'est-à-dire du cheval noir qui, dans l'allégorie de l'attelage ailé du Phèdre, est le cheval rétif image de la partie la plus incontrôlable de l'âme, les passions, les epithumiai. Et quand votre plus fidèle disciple se nomme Antimoiros de Mendè (inconnu par ailleurs), originaire d'une cité renommée pour son vin, et dont le nom signifie « opposé à moira », moira pouvant désigner le sort qui attend chacun de nous, ou ici plus probablement la « theiou moira » dont Socrate nous dit en République, VI, 492e-493a que c'est la seule chose qui puisse nous sauver en ce monde corrompu, et qui n'est rien autre que le logos qui constitue la « part divine » en nous, rien ne vous désigne pour être ce logos auquel vous vous opposez.
Prodicos, pour sa part, est celui qui est décrit par Socrate comme « passophos kai theios » (315e), c'est-à-dire, « sage en tous points et divin » ; par ailleurs, il se tient dans une pièce distincte, comme l'âme immortelle (le logos) logée dans la tête est séparée par le cou de l'âme mortelle (thumos et epithumiai) logée dans le tronc, en Timée, 69d-e ; il est celui dont le seul souci est le logos, ou, devrait-on plutôt dire, les logoi, c'est-à-dire un logos « matériel » et divisé à l'infini, limité aux mots qu'il classe méticuleusement dans des tiroirs soigneusement étiquetés dans sa tête, comme le faisait Callias auparavant des provisions de bouche qu'il avait l'habitude d'entreposer dans la pièce où Prodicos est allongé : c'est lui en effet qui fait tout son possible pour utiliser à chaque fois le mot qui convient, lui à qui on fait appel dès que se pose un problème sur le sens exact d'un mot. Mais ce logos « superficiel » et couché est à peine visible sous des monceaux de couvertures et de fourrures (315d), sans prise sur le « monde réel » et presque inaudible du fait de sa voix grave et basse qui brouille matériellement les mots qu'il tente si désespérément de distinguer ! Et quelle sorte d'unité offre-t-il à ses auditeurs ? Soit l'unité fugace de l'amour physique, comme entre Pausanias et le jeune Agathon (que nous retrouverons tous deux dans le Banquet), soit l'unité artificielle de l'homonymie, comme entre les deux Adimantes (dont aucun des deux n'est celui qui apparaît dans la République).
Hippias est apparemment le seul à sa place, à mi-hauteur, dans cette âme sens dessus dessous, quoiqu'il fasse son possible pour usurper lui aussi la place du logos : assis, certes, mais assis en position élevée sur un trône, comme un professeur dans sa chaire devant des élèves assis sur des bancs d'écoliers bien plus bas que lui. Il nous est dit de lui que, comme il convient à une âme « délibérante » (le thumos est la partie de l'âme qui exercer son jugement et choisir), « assis sur son trône, il rendait des arrêts (diekrinen) » (315c), mais plutôt que de se mettre à l'écoute d'un logos plus sage que lui pour prendre des décisions sur la manière de conduire sa vie (comme devrait le faire un thumos conscient de sa place), ce savant soi-disant « universel » se fait questionner « sur la nature et des questions d'astronomie (peri phuseôs te kai tôn meteôrôn astronomika) » (315c), sujets sur lesquels il profère solennellement ses arrêts, qui dévoilent une vision purement physique tant du monde d'ici-bas (la phusis) que des choses d'en haut (les tôn météôrôn astronomika).
Parmi les auditeurs d'Hippias figurent Éryximaque, le médecin, et Phèdre, la seule personne qui, dans les dialogues au moins, se montrera capable d'entraîner Socrate hors d'Athènes dans la nature alentour pour disserter sur la nature de l'âme, dans le dialogue qui porte son nom (tous deux feront équipe dans le Banquet pour suggérer le thème des discours sur l'amour) ; et l'« homme fils d'homme », Andron, fils d'Androtion, que nous retrouverons bientôt mentionné, dans le dialogue final de la trilogie, comme étant l'un des meilleurs amis de Calliclès (Gorgias, 487c), et dont le fils, qui portait le même nom que son grand-père, Androtion, devint un élève d'Isocrate du temps de Platon.
C'est aussi Hippias qui, au milieu du dialogue, lorsque Socrate menace de partir parce que Protagoras ne veut pas se soumettre aux règles de la discussion qu'il a proposées, demande à chacun de faire un pas vers l'autre, cherchant en cela une justice qui n'est que celle de la moyenne, du « juste milieu » (337e-338b), et propose de nommer un arbitre dans l'espoir d'être choisi pour ce rôle (mais Socrate préférera s'en remettre au jugement du public dans son ensemble, c'est-à-dire à l'arbitre auquel Hippias lui-même se réfère lorsqu'il est en difficulté, comme, par exemple, en Hippias Majeur, 288a). C'est lui qui, après que Socrate se soit moqué des sophistes en mettant sens dessus dessous un poème de Simonide pour lui faire dire le contraire de ce qu'il signifie à l'évidence, est incapable de réaliser que Socrate ne parlait pas sérieusement tout au long de cet exercice et lui adresse un compliment de circonstance avec une seule idée en tête, saisir cette occasion pour prononcer à son tour un discours de son cru sur ce même poème (347a-b) ! Quelle belle manière d'écouter un logos qui doit vous conduire vers la sagesse !...
Mais, à côté de cette âme des maîtres de sagesse, une autre âme se met en place, l'âme des auditeurs, l'âme d'Athènes. Cela commence avec l'arrivée, derrière Socrate et Hippocrate, mais formant un groupe distinct et n'appartenant à aucun des groupes déjà constitués, d'Alcibiade et Critias (qui ont, l'un ouvert, et l'autre clos la première tétralogie) (316a). Ils seront rejoints par le maître de céans, Callias, comme nous le découvrirons dans la suite du dialogue, pour « jouer » le rôle de l'« âme » des auditeurs, c'est-à-dire d'Athènes : Callias, transfuge du groupe constitué autour de Protagoras, au niveau des epithumiai, Alcibiade, fougueux et toujours prêt à prendre parti (voir ce que Critias dit de lui en 336e), dans le rôle de la volonté, du thumos, et Critias dans celui du logos.
Et quelle âme ! Callias dans le rôle de la partie de l'âme en prise avec la dimension « matérielle » est l'un des hommes les plus riches de l'Athènes d'alors, c'est-à-dire l'un des plus doués pour dépouiller ses concitoyens et garder la plus grosse part pour lui ; c'est aussi l'homme qui profite de sa fortune pour héberger les sophistes et leur offrir le toit et le couvert lorsqu'ils viennent distiller leur poison à Athènes... Alcibiade est tout trouvé pour le rôle de la volonté, lui qui n'a jamais pu choisir son camp : il trahit Athènes au profit de Sparte, puis Sparte au profit des Perses après avoir eu une aventure amoureuse (et très probablement un fils) avec la femme d'Agis, le roi de Sparte, puis les Perses pour revenir à Athènes ; et il était de ceux dont on a pu dire qu'il était le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris... Quant à Critias, sophiste lui-même à ses heures, qui pensait que les dieux étaient l'invention de quelque homme plein d'astuce pour mieux assurer son pouvoir sur le peuple (Marx n'a rien inventé vingt-trois siècles plus tard), c'est celui qui, devenu l'un des meneurs des Trente Tyrans, commença à massacrer les Athéniens comme personne avant lui... Mais cette âme est bien une image fidèle de l'âme d'Athènes soumise à l'influence de tous ces sophistes !...
Voilà donc Socrate coincé entre ces deux « âmes », qui va essayer de convaincre, lui le médecin des âmes, un jeune homme du nom d'Hippocrate, homonyme du plus célèbre médecin des corps de l'époque, dont le nom signifie « qui a pouvoir sur les chevaux », et avec lui l'âme d'Athènes, qu'ils ne devraient pas prêter l'oreille à tous ces Orphées venus d'Abdère, d'Élis, de Céos, de Léontium ou dieu sait d'où, qui n'ont d'intérêt que pour l'argent, mais bien plutôt à lui qui leur dit de se tourner vers ce don divin qui est en eux, non pas un logos-discours ou même simple verbiage, mais un logos-raison qui seul peut les élever au dessus d'un matérialisme à courte vue (Hippocrate est fils d'Apollodore, dont le nom signifie « don d'Apollon », un nom qu'il nous faudra un jour mettre en relation avec celui de Pythodore, le « don de la Pythie », qui est à l'origine du récit du dialogue entre Socrate et Parménide dans le Parménide). Et pas seulement l'écouter, comme le font ici Critias et Alcibiade, mais agir en conséquence (nous découvrirons à mi-parcours, dans le Banquet, qu'Alcibiade ne l'a approuvé qu'en paroles et a néanmoins continué à agir selon ses méthodes perverses, mais il nous faudra attendre la fin du cheminement à travers les dialogues pour découvrir comment Critias essayera de désamorcer les idéaux révolutionnaires de Socrate).
Avant que la discussion ne s'engage, à la demande de Socrate et avec l'aide de Callias et d'Alcibiade, ces âmes sont regroupées au niveau intermédiaire, celui du « jugement » : à côté de l'endroit où est assis Hippias, où tous s'asseyent (317c-e). Et, après une première tentative pour élever la discussion du niveau des émotions où la tire Protagoras-epithumiai avec un mythe (que nous aurons à comparer à celui du Timée, dont il est l'exact négatif) au niveau du discours rationnel sans le moindre signe d'implication ni de la part d'Hippias-thumos, ni de celle de Prodicos-logos, et sans aucune réactions de l'assistance, exactement au milieu du dialogue, Socrate essaye de mettre tout ce petit monde en mouvement en passant des paroles aux actes : prenant prétexte d'un grief futile (une réponse de Protagoras jugée par lui trop longue, alors qu'elle fait à peine une demi page dans l'édition Estienne, à comparer avec les huit pages du mythe et du discours par lesquels le même Protagoras a commencé la discussion, sans soulever la moindre objection de la part de Socrate), il commence à se mettre lui-même physiquement en mouvement, en faisant semblant de partir (335b-c).
Cette manœuvre est dans une certaine mesure plus efficace que ses paroles. À tout le moins, elle provoque des réactions tant du public que des autres sophistes. Mais si cette réaction suit un mouvement ascendant dans l'« âme » d'Athènes, partant des désirs de Callias pour, en passant par la volonté d'Alcibiade prenant fait et cause pour Socrate, remonter jusqu'à la raison de Critias, qui fait bien attention de ne pas prendre parti, c'est pour mieux retomber, dans l'« âme » des sophistes, des raisons de Prodicos, toujours attentif à utiliser le mot approprié, sans plus, à l'inaptitude d'Hippias à jouer le rôle d'arbitre (il veut que ce soit un autre qui fasse le choix), pour finir avec les réticences de Protagoras à accepter de nouvelles règles du jeu et son retour au domaine qui est le sien, le commentaire des poètes, tenants de discours qui parlent à nos émotions... (335c-339a)
Et si l'on peut dire que la seconde tentative de Socrate pour relever le niveau de la discussion est un peu plus réussie que la première, c'est principalement grâce à ses efforts répétés pour entraîner Prodicos, et dans une moindre mesure Hippias, dans la discussion. Mais Hippias n'écoute pas et n'a qu'une seule idée en tête, trouver une occasion de briller lui-même en donnant un aperçu des ses propres talents oratoires, cependant que Prodicos ne se préoccupe que de la justesse des mots, des mots, et encore des mots... Et en fin de compte, le mouvement physique de Protagoras et de ses admirateurs allant et venant dans le vestibule de la maison de Callias, qui avait été interrompu par la discussion, se reproduit en pensées lorsque Socrate force Protagoras à admettre à contrecœur que, sur la base de ses propres affirmations, le chemin de l'excellence (aretè) ne peut s'enseigner que si l'aretè est une science, la science de la mesure de la valeur relative des plaisirs les uns par rapport aux autres, alors que c'est lui, Socrate, qui doutait au début que l'aretè pût s'enseigner, qui prouve maintenant que, si l'on admet les hypothèses de Protagoras, c'est bel et bien une science.
Après avoir fait, au moins pour un temps, un sort à Protagoras et à ses prétentions à enseigner l'excellence, et en particulier l'excellence politique, il nous faut examiner de plus près les raisons pour lesquelles l'enseignement des sophistes est sans valeur, à quelque niveau de l'âme que ce soit. Pour ce faire, la trilogie qui suit nous présente successivement une âme sans logos, celle d'Hippias, et un logos sans âme, celui de Gorgias :
Au terme de ce parcours, qui n'est que la seconde étape d'un programme qui en compte sept, il se peut que nous ne soyons pas encore capables de réaliser pleinement que :
mais du moins aurons-nous entre les mains les éléments sur lesquels réfléchir au fur et à mesure que nous progresserons dans notre parcours pour que d'autres dialogues jettent sur ceux-ci une lumière nouvelle.
À Hippias qui se prend pour un logos parce qu'il siège sur un trône, Socrate donne pour interlocuteur quelqu'un qui devrait lui plaire : la partie « invisible » de lui-même, c'est-à-dire l'« intelligible », son propre logos. Et ce faisant, il donne une image en actes de ce que la discussion met en évidence en paroles, savoir, qu'Hippias est incapable de s'élever au niveau des « formes/idées » abstraites des impressions sensibles : Hippias ne discute pas des idées, mais combat des adversaires clairement identifiés ; il passe son temps à chercher à connaître le nom de l'homme invisible et ne comprend pas qu'il ne serait pas plus avancé pour ce qui est de la discussion s'il le connaissait, surtout s'il s'agissait, comme le laisse entendre Socrate en 290e, de quelqu'un qu'il ne connaît pas. En fait, Hippias se montre incapable de dépasser le premier stade de l'ascension dialectique vers l'idée du beau que Socrate décrira dans le Banquet pour essayer de recoller ensemble à l'aide du ciment de l'eros bien compris les morceaux éparpillés par les sophistes du Protagoras de l'âme de la cité : il est incapable de saisir la différence entre « ti esti kalon (quoi est beau ?) » et « ti esti to kalon (quoi est le beau ?) » (287d) (3), et de s'élever des belles filles à l'idée du beau en tant que tel.
Pour rendre sa démonstration plus convaincante, Platon va faire parcourir à Hippias, sur cette même question de la définition du « beau (to kallon) », tous les segments de la ligne qui, à la fin du livre VI de la République, sert d'image aux différents « segments » du réel et dont nous avons dit qu'ils servent à structurer le plan d'ensemble des dialogues en tétralogies, structurant ainsi le dialogue selon un plan très similaire à celui de l'ensemble des dialogues. Dans la première moitié du dialogue, qui restera du côté du visible, c'est Hippias qui proposera les définitions, alors que dans la seconde moitié, dans l'ordre de l'intelligible, c'est Socrate qui, prétendant suivre les pas de l'homme invisible, suggérera des définitions à soumettre à l'examen (293c-d, très précisément le milieu du dialogue) :
Et, en l'absence d'une âme pour faire le pont entre les deux parties, comme le fait la tétralogie sur l'âme, la quatrième, dans le plan d'ensemble des dialogues, une troisième définition, la dernière proposée par Hippias, nous place face à l'intégralité de la vie matérielle : « je dis maintenant que ce qui est toujours, pour tous et partout le plus beau pour l'homme, c'est d'être riche, en bonne santé, honoré par les Grecs, d'atteindre la vieillesse après avoir rendu comme il se doit les honneurs funèbres à ses propres parents au terme de leur vie, et d'être enterré de belle et noble manière par ses propres enfants » (291d-e). C'est là le mieux que puisse faire Hippias en fait de généralisation ( « toujours, pour tous et partout », et encore, puisqu'on reste chez les Grecs), et pourtant on est encore loin de l'abstraction. Cette définition proposée par Hippias n'en donne pas moins une idée de ce qui est pour lui la « fin » de l'homme : non pas la construction au fil du temps d'une âme juste intérieurement et extérieurement qui accéderait à l'éternité à la mort, mais une vie exclusivement terrestre et corporelle dans l'opulence matérielle qui se termine par un bel enterrement. La discussion de cette définition nous permet aussi de découvrir quelle est la conception que se fait Hippias de la justice quand, quelques lignes plus loin, il suggère à Socrate de poursuivre devant les tribunaux l'homme invisible qui a usé à son encontre de contrainte par corps en le menaçant avec un bâton pour l'inciter à s'élever au dessus du monde matériel vers une compréhension plus abstraite de la beauté (292a-b), et elle donne à Socrate l'occasion d'introduire la différence entre ce qui paraît beau et ce qui est beau, c'est-à-dire entre apparence et réalité, entre visible et intelligible, qui assure la transition vers le second groupe de définitions.
Hélas ! Hippias est à jamais incapable de s'élever au dessus de la conception matérielle du monde qui est la sienne, malgré deux tentatives par Socrate d'introduire les « formes/idées » entre la première et la seconde définition de chaque groupe :
Le malentendu est clairement exprimé par Hippias au milieu de cette déduction dialectique, lorsqu'il reproche à Socrate de « ne pas examiner la totalité des choses », de « mettre en pièce dans ses discours chacun des êtres » et de ne pas être capable de voir « la grande continuité naturelle des corps de ce qui est (megala kai dianekè sômata tès ousias pephukota) » (301b). Toute discussion entre un Hippias de chair et d'os et le Socrate invisible est vouée à l'échec... Mais Hippias n'a cure de « miettes de discours » (304a) dès lors qu'il est certain de « sauver sa peau et sa fortune » devant un tribunal par de beaux ( !?) et surtout convaincants discours...
Après avoir vu Hippias incapable d'abstraction à partir de ses impressions sensibles, c'est-à-dire incapable d'extraire des données captées par ses epithumiai (4) des « aliments » pour son logos, nous allons maintenant le voir incapable d'utiliser la culture encyclopédique dont il se vante pour en tirer des règles de conduite pratique et diriger son thumos, faute de comprendre que ce n'est pas parce qu'on sait comment faire quelque chose que l'on sait aussi pourquoi il vaut mieux le faire que ne pas le faire ou le contraire, et que toutes les connaissances que nous appellerions aujourd'hui scientifiques et techniques qu'il possède ne lui fournissent que des « comment », jamais des « pour quoi », « dans quel but », « à quelle fin » et ne lui diront jamais pourquoi il vaut mieux pour lui faire ci que ça.
Et cette démonstration a lieu après une conférence d'Hippias sur le logos par excellence pour tout Grec d'alors, sur le maître à penser de la Grèce et sa « bible », Homère, le poiètès (mot grec dont le sens premier est « faiseur, fabriquant, créateur, auteur » dans le sens le plus large, avant de se spécialiser pour désigner le « poète », comme le mot français qui en dérive) devenu leader de tout un peuple. Elle va nous montrer par l'exemple, et sans le dire noir sur blanc pour l'instant (cela viendra avec le Phèdre), que, comme on l'a déjà vu dans le Protagoras à propos du poème de Simonide, un texte écrit ne peut enseigner car chacun peut lui faire dire ce qu'il veut et le tourner ainsi à son avantage. Et elle le fera en opposant le héros qui dit toujours ce qu'il pense mais ne sait ce qu'il veut et passe son temps à changer d'idée au gré de ses désirs, entraînant ainsi tout un peuple dans une guerre qui fera de nombreux morts, Achille, vénéré par Hippias et ses pareils, et dont Alcibiade pourrait bien être la transposition actualisée dans les dialogues de Platon qui se voudraient les substituts d'Homère pour l'éducation des Grecs, au héros qui a un but clairement défini dans la vie, retourner chez lui pour y retrouver sa femme et son fils, qui ne sait peut-être pas comment y parvenir et rencontre de nombreux obstacles sur sa route, mais qui fait du mieux qu'il peut et utilise toutes les ressources de son intelligence pour surmonter chaque obstacle tour à tour quand tout paraît perdu, Ulysse, dont Socrate en quête tout au long de sa vie par son amour de la sagesse, sa philo-sophia, du retour de son âme dans sa patrie perdue, les îles des Bienheureux (cf. Gorgias, 523b, où ces îles sont évoquées au début du mythe final) malgré tous les dangers de la vie corporelle, est la transposition actualisée dans les dialogues.
Et alors que, lorsque Socrate, dans l'Hippias majeur, essayait d'élever Hippias du niveau des sentiments à celui des « formes/idées », il progressait, comme nous l'avons vu, dans le sens ascendant sur la ligne de la République, des images visibles aux déductions dialectiques, lorsqu'il cherche ici à dégager l'intelligible du logos purement matériel d'Hippias, il est tiré vers le bas par le matérialisme d'Hippias, qui le conduit de l'ordre de l'intelligible à celui du visible : le dialogue se déploie en effet en deux parties, qui commencent chacune par l'examen d'extraits du texte d'Homère avant d'en venir à des considérations qui ne se limitent plus à Homère et ses histoires. Et alors que dans la première partie, les exemples choisis sont pris dans des domaines abstraits et théoriques, l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie, etc., dans la seconde partie, pour se faire comprendre, Socrate est contrait de prendre des exemples dans le monde physique, la biologie, les corps, voire les animaux, et quand il en vient finalement aux hommes et à leur âme, c'est pour prendre l'image de l'âme d'un archer, d'un médecin (guérisseur de corps), d'un musicien, ou même d'un esclave, avant de conclure en parlant de l'âme d'Hippias lui-même (375a-c).
Et la transition entre la première et la seconde partie se fait, non pas comme dans l'Hippias majeur, à l'aide d'un portrait de la « belle » vie selon Hippias, mais à l'aide d'un portrait de M. Je-Sais-Tout/Hippias par Socrate (368b-e). Ce portrait nous montre Hippias se pavanant devant toute la Grèce assemblée à Olympie pour les jeux, confondant joutes intellectuelles et concours gymniques, et se vantant d'une attitude au fond « antisociale », puisqu'il se fait fort de n'avoir besoin de personne en expliquant que tout ce qu'il porte a été fait par lui. À ce propos, on notera avec intérêt que le premier objet que mentionne Socrate parmi ceux faits par Hippias lui-même est un anneau : cet anneau annonce peut-être l'anneau de Gygès dont il sera question dans le discours de Glaucon au début de le République (République, II, 359c-360b), symbole de l'irresponsabilité de l'homme qui cherche l'explication de ses actes dans les entrailles de la terre, où il ne découvre qu'un corps mort dans un cheval de bois plein d'ouvertures, c'est-à-dire une « âme » monolithique et toute matérielle faite de main d'homme au gré de ses passions et ressemblant au cheval de Troie qui produisit guerre et désolation, exact antithèse du prisonnier de la caverne libéré de ses chaînes par le maître qui le guide vers le sommet de la colline et la contemplation du bien avant qu'il ne retourne dans la caverne, non pas pour utiliser son eros pour séduire la femme du roi et usurper le pouvoir pour mieux tondre ses collègues bergers, comme Gygès, mais pour aider les autres prisonniers à s'en sortir en tentant à son tour de guider ceux qui le veulent vers le sommet de la colline.
Hippias nous est aussi présenté comme tisserand ayant tissé lui-même son manteau, et ce manteau annonce peut-être celui que Cébès utilisera comme image de l'âme dans le Phédon (Phædo, 87b), pour exprimer sa crainte que l'âme ne s'use au fil de vies successives. Hippias est l'homme qui aura passé sa vie à se construire une âme « matérielle », se fabriquant toutes sortes de choses qui lui survivront peut-être un temps au lieu de « construire » son âme, son « moi » pour l'éternité.
En fin de compte, Hippias est un homme qui n'a que faire des autres du moment qu'ils applaudissent ses « beaux » discours (à lui qui ne sait même pas ce que signifie « beau ») et contribuent avec leur argent à lui permettre d'amasser un fortune plus grande que celle de tout autre sophiste, qui ne trouvera jamais la justice car il ne voit en elle qu'une « puissance » (dunamis) ou une « science » (epistèmè) parmi d'autres (375e) et non une « idée/idéal », une fin à laquelle sont ordonnées toutes les puissances et sciences, qui ne sont pour nous que des moyens vers elle. C'est lui, pas Socrate, qui pense que « la vertu est science » dans le sens que l'on donne habituellement à cette phrase, particulièrement de nos jours où la connaissance scientifique est à nouveau portée aux nues, dans la mesure où, en ce qui concerne Socrate, la seule connaissance qui produit l'excellence est la connaissance de soi, qui n'est pas du même ordre que toutes les autres, et qui n'est certainement pas un connaissance scientifique ou technique. Le fait que Socrate aille souvent chercher des exemples chez les artisans, dans le registre de ce que les grecs appelaient les technai, n'a certainement pas pour objectif de suggérer que l'aretè, la « vertu/excellence » est une technè parmi d'autres, mais de montrer sur des exemples que tout le monde peut comprendre que l'on ne peut atteindre un objectif, dans quelque domaine que ce soit, aussi longtemps qu'on ne sait pas quel est cet objectif. À nous ensuite de comprendre que notre objectif dans la vie n'est pas de façonner un anneau, un manteau, un corps ou même une cité, mais une âme, notre âme, que chacun d'entre nous doit être l'artisan de lui-même, et que, pour ce faire, nous devons savoir ce qu'est une âme, ce qu'est la justice, unité de l'âme et idée/idéal de l'homme, bref, apprendre à se connaître soi-même. Et si Socrate n'a sans doute pas le dernier mot sur ces questions, car personne ne l'a et ne l'aura jamais, Hippias, lui, n'en a pas même le premier !...
Un dernier mot : toute cette discussion ne concerne peut-être pas que les prédécesseurs de Platon, Hippias et les sophistes, ou même ses contemporains, tel Isocrate, élève de Gorgias, mais aussi ses successeurs, et tout particulièrement le plus brillant de ses élèves, Aristote ! En un certain sens, c'est tout le problème de la relation entre puissance et acte qui est à l'arrière-plan de toute cette discussion, même si le vocabulaire « technique » d'Aristote n'y est pas employé. Pour Platon et son Socrate, la justice, en tant qu'« idée/idéal » de l'Homme, est une fin, l'« acte » de toute une vie. Mais elle n'est pas précâblée dans l'« embryon » de l'homme en sorte qu'elle n'aurait plus qu'à se déployer au fil du temps. Elle a à être construite par lui pas à pas et n'est certainement pas une « forme » dans le sens d'un « modèle » quasi-visible à l'« image » duquel tous les hommes seraient faits et qui serait ouvert à l'objection du « troisième homme ». L'homme a part à la justice, « idée/idéal » de l'Homme, y « participe », pour employer la terminologie usuelle, non pas parce qu'il lui « ressemble », mais parce que, et pour autant que, il la construit dans sa vie (et c'est Aristote lui-même qui disait, en Métaphysique, A, 987b12-15, que le seul changement qu'avait introduit Platon par rapport aux pythagoriciens avait été de remplacer « ressemblance (mimèsis) » par « participation (methexis) » ! Mais apparemment, il n'avait pas tout compris, n'y voyant qu'un changement de mots !...) Et la justice ainsi comprise, en tant qu'« idée/idéal » de l'Homme, ne « vit » pas, ne construit rien, au contraire des hommes. Elle se contente de définir ce qu'une vie juste devrait être en termes généraux (comme harmonie, intérieure et extérieure) que chacun doit adapter aux circonstances du mieux qu'il peut. C'est une idée, un idéal, et pas une « forme » (selon l'une des traductions possibles des mots grecs eidos et idea qui sont utilisés par Platon pour parler de cela)...
S'il y a une « puissance » en l'homme en vue de la justice, ce n'est pas parce que la justice, ou quoi que ce soit que vous voulez imaginer comme l'eidos/idea de l'homme est une « puissance » qui va se développer jusqu'à être « en acte » à un moment donné dans le temps, mais parce qu'il y a en l'homme un « pouvoir » de construire sa vie jusqu'à un certain point selon ses propres choix, parce qu'il y a une part de liberté en lui du fait de la nature tripartite de son âme. Et s'il y a en lui cette part de liberté, c'est justement parce que l'eidos/idea de l'homme n'est pas une chaîne d'ADN dans ses chromosomes, mais un « idéal » hors de lui qu'il peut approcher ou manquer. Et la justice n'est pas le résultat d'une seule puissance, quelle qu'elle soit, en lui, mais la communauté (koinônia) harmonieuse de toutes les puissances qui sont en lui concourant à une même fin, une âme juste. Ce n'est pas le dernier acte dans le temps d'un homme, pas même la mort de Socrate, en tant qu'il mettrait un terme au processus d'actualisation d'une puissance, mais le tout de sa vie, chaque étape en éclairant d'autres pour que leur ensemble en fasse une vie bonne. Et parce que c'est un tout, rien n'est joué, rien n'est certain, jusqu'à la mort. Et voilà pourquoi c'est Socrate, une fois mort, et non Platon, encore en vie, et moins encore Aristote, encore à essayer de comprendre, et qui ne parviendra jamais à tout comprendre de ce que Platon lui soufflait, qui est le plus à même de parler d'elle, une fois « ressuscité » par l'art de Platon (probablement à un moment où les discussions avec un Aristote qui n'était déjà plus son élève battaient leur plein) dans le temps suspendu entre sa mort « logique » à la fin du Criton et sa mort « physique » à la fin du Phédon...
Maintenant que nous avons vu les limites de l'encyclopédisme d'Hippias et savons que ce n'est pas la « science » qui nous donnera les réponses nécessaires à la conduite de notre vie, le moment est venu de mettre à l'épreuve les prétentions de ceux qui cherchent ce guide dans le logos, mais dans un logos compris exclusivement comme technique oratoire, une technique développée à l'origine par des rhéteurs siciliens et rendue fameuse par le plus brillant d'entre eux, Gorgias, une technique que d'ailleurs Hippias lui-même revendiquait dans sa dernière réplique à la fin de l'Hippias majeur comme ce qui convient le mieux à un homme digne de ce nom (cf. Hippias Majeur, 304a6-b6). Le résultat sera de montrer que réduire le logos à un art du discours revient à en faire une simple cuisine de mots qui est à la justice de l'âme ce que la cuisine est à la médecine lorsqu'il s'agit du corps, et de nous laisser pressentir, en prélude à la tétralogie du procès de Socrate, que cette technique mise entre les mains de personnes sans scrupules a vite fait de conduire au pire.
Pour nous faire comprendre cela, Platon met en scène dans le Gorgias l'« âme » de la rhétorique tout comme il a mis en scène dans le Protagoras l'« âme » de la sophistique. Si bien qu'une fois encore, nous sommes en présence de personnages tenant le « rôle » de parties de l'âme : Gorgias joue le rôle du logos de la rhétorique, Polos (dont le nom signifie « jeune poulain ») celui de son impétueux thumos, et Calliclès celui de ses epithumiai. Et le dialogue va nous faire découvrir comment le genre de logos que développe la rhétorique, parce qu'il n'a cure de la vérité mais se soucie seulement du plaisir des auditeurs, même s'il essaye, et justement parce qu'il essaye, de rester neutre, est vite accaparé par une « seconde génération » plus impulsive qui le plie aux dictats de sa volonté débridée devant des maîtres impuissants à l'en empêcher, pour qu'elle-même laisse ensuite la place à une « troisième génération » d'appétits voraces qui ne voient en elle qu'un outil de conquête du pouvoir pour mieux satisfaire ses exigences sans limites de plaisirs égoïstes en tous genres. Ainsi, en nous préparant à ce qui sera « théorisé » dans la République, le Gorgias tout à la fois décrit le processus de dégénérescence de maître à disciple qui conduit avec le temps d'un Gorgias bien intentionné au procès de Socrate (comme je l'ai déjà dit, une annonce à peine voilée de ce procès par Calliclès figure en 486a-b, à peu près exactement au milieu du dialogue), et met en scène l'explication psychologique de cette dégénérescence à travers la dégradation de la discussion du logos au thumos puis aux epithumiai, chaque partie de cette « âme » étant pratiquement réduite au silence par la précédente. Après l'âme sens dessus dessous du Protagoras, nous découvrons ici le processus qui conduit à une telle âme et donne aux epithumiai un contrôle sans partage de l'âme tout entière.
Une analyse attentive du vocabulaire de chaque partie du Gorgias confirme le rôle assigné à chaque personnage. Mais sans même s'astreindre pour l'instant à une telle analyse, un examen succinct du thème de chaque discussion amène aux mêmes conclusions.
Gorgias lui-même décrit son art comme étant « peri logous » (449d) et la discussion qui s'ensuit oppose deux types de logôn, l'un qui se donne pour objectif de conduire à la connaissance (mathesis, to eidenai, epistèmè), c'est-à-dire à quelque chose qui ne peut jamais être dans l'erreur, l'autre dont l'objectif est d'induire la croyance (pistis), c'est-à-dire quelque chose qui peut être tantôt dans le vrai, tantôt dans l'erreur (454d-e), et met l'accent sur les différentes sortes de persuasion produites par chacun d'eux ; et les prétentions du second, celui que préconise Gorgias, à diriger et à jouer un rôle politique sont réduites à néant par le fait qu'il ne peut que permettre à quelqu'un qui ne sait pas de convaincre des gens qui ne savent pas plus que lui. En fin de compte, on découvre que Gorgias est un logos qui n'avoue qu'à contrecœur être prêt à enseigner la justice à ceux qui ne la connaissent pas déjà, et qui cherche par tous les moyens à éviter d'être rendu responsable des conséquences de ce qu'il enseigne. Quelle belle manière de se comporter pour quelqu'un qui se voudrait dirigeant !...
Un autre indice de la distribution des rôles entre Gorgias et Polos peut être trouvé dans le fait que, lorsque Socrate, au début de sa discussion avec Polos, entreprends d'exposer sa théorie de la flatterie (kolakeia), il se tourne à nouveau vers Gorgias qui seul, en tant que logos, si tant est qu'il y en ait un dans cette « âme », est à même de comprendre une « théorie », ne s'intéressant à Polos dans cette partie de la discussion que pour essayer de réconcilier le thumos avec son logos.
La discussion avec Polos, une fois exposée la théorie de la kolakeia, se centre sur la question de savoir ce que signifie « vouloir », et comment quelqu'un peut être libre d'agir selon son bon plaisir et pourtant ne pas faire ce qu'il « veut » vraiment, justement par manque de logos. Elle montre que la volonté seule n'est pas capable de fixer les objectifs parce que, quoiqu'elle veuille toujours ce qui lui semble bon pour elle, elle n'a pas en elle (partie « volitive » de l'âme) le pouvoir de savoir ce qui est réellement bon pour le tout dont elle n'est qu'une partie. C'est pourquoi elle peut rechercher son propre bien en essayant de se mettre en avant, ou le bien ressenti par la partie inférieure de l'âme, c'est-à-dire le plaisir, en faisant équipe avec elle, ou encore le bien connu par le logos, la seule partie de l'âme qui puisse connaître le bien de toutes les parties de celle-ci (comme nous le verrons de manière plus explicite en République, IX, 580d-583a).
Derrière cette discussion se cachent un certain nombre de principes qui ont été souvent mal compris et sont encore présentés comme des « paradoxes socratiques » par nombre de commentateurs : l'hypothèse selon laquelle « nul ne fait volontairement le mal » et celle selon laquelle « la vertu est connaissance ». Dans notre dialogue, Socrate énonce la première avec Polos de manière positive, lorsqu'il dit que nous faisons tous ce que nous faisons en vue d'un certain bien (468a-d), et rappelle par deux fois cette partie de la discussion lorsque Calliclès a pris la place de Polos comme interlocuteur (en 499e, puis en 509e), la seconde fois d'une manière négative qui nous est plus familière, en affirmant que « personne n'agit volontairement de manière injuste, mais c'est toujours involontairement que ceux qui agissent de manière injuste commettent l'injustice » (509e), sitôt après avoir suggéré la seconde hypothèse au travers d'une question dans laquelle il demande si « il suffit de vouloir ne pas commettre l'injustice pour effectivement ne pas la commettre, ou si bien plutôt nous n'avons pas besoin pour cela d'un certain pouvoir et d'un art (dunamin tina kai technèn) tel que, si nous ne le connaissons pas et n'avons pas ce pouvoir (ean mè mathè auta kai askèsè), nous commettrons l'injustice » (509d-e). Ce que Socrate veut dire ici, et répète sous différentes formes dans d'autres dialogues, c'est que personne ne fait volontairement quoi que ce soit en vue de ce qu'il pense être un mal pour lui. Les deux éléments principaux de cette assertion qui, ainsi énoncée, n'a plus rien d'un paradoxe, sont :
Avec Calliclès, la discussion tourne principalement autour de la satisfaction des passions et de la différence entre plaisir et bien. L'un des premiers mots de Calliclès, lorsqu'il intervient brusquement dans la discussion en 481b, est le verbe « epithumô » (pour dire qu'il « désire » demander à Socrate s'il est sérieux ou s'il plaisante et, soit dit en passant, appeler tous les dieux à son secours), un verbe qui n'a été utilisé que deux fois auparavant, une première fois par lui déjà, au tout début du dialogue, pour l'appliquer à Socrate (« epithumei Sôkratès... », c'est-à-dire « Socrate désire-t-il entendre Gorgias ? », 447b, question qui montre que Calliclès pense que tout le monde est comme lui guidé par ses désirs, un sentiment qui servira de point de départ à la conversation de Socrate avec lui), et une seconde fois par Polos au milieu de sa discussion avec Socrate, à un moment décisif de cette discussion où Socrate est sur le point de commencer sa démonstration du fait qu'il vaut mieux subir l'injustice que la commettre, dans une expression qui, en deux mots, résume le conflit auquel est confronté un thumos : « epithumô eidenai... », « je désire savoir... »(474e). Et en dehors de ces deux emplois du verbe epithumein, tous les autres, soit 6 occurrences supplémentaires, et toutes les occurrences de epithumia, 18 en tout, se trouvent dans la discussion avec Calliclès. Plusieurs fois, il déclare qu'il ne répond que pour faire plaisir à Socrate ou Gorgias. Et les premiers mots que lui adresse Socrate en 481c-e font référence à l'identité des sentiments éprouvés par les hommes dans des circonstances analogues et au commun amour qu'ils ont tous deux pour deux objets à la fois, qui fonde la possibilité qu'ils auront de se comprendre dans la discussion qui va suivre. Calliclès est l'homme qui dit les choses telles qu'il les ressent (on pourrait dire : qui parle avec ses tripes), ce qui donne à ses paroles une sincérité apparente qu'aucun de ses prédécesseurs dans la discussion n'a osé exhiber, mais pour cette raison, et parce que les epithumiai sont multiples (5), il passe son temps à changer son discours.
Le Protagoras nous a fait contempler deux « âmes » face à face, l'âme (étrangère) de la sophistique (Prodicos de Céos, Hippias d'Élis, Protagoras d'Abdère) se pavanant devant l'âme d'Athènes (Critias, Alcibide, Callias, tous de la meilleure aristocratie athénienne) au cours d'une discussion qui n'a pratiquement impliqué que la partie inférieure cette âme (Protagoras). Dans le Gorgias, le processus d'assimilation est arrivé à son terme et il ne reste qu'une seule « âme » : c'est l'âme d'un Athénien (la maison de Calliclès remplace celle de Callias en tant que son « corps », et plus de la moitié de la discussion a lieu avec lui) dont il ne reste d'origine que les epithumiai, son logos et son thumos étant devenus « étrangers » (Gorgias de Léontium, et Polos, dont nous ne savons pratiquement rien par ailleurs, sont tous deux Siciliens, la Sicile étant par ailleurs le lieu de naissance de la rhétorique). Nous ne sommes plus en présence des grands noms d'Athènes, mais d'un quelconque M. Dupont « à l'air avenant (kalli-kleos) » (c'est la raison pour laquelle il importe peu de savoir si Calliclès est ou pas un personnage « historique »), l'un des membres d'un quatuor d'« amis » (mentionnés par Socrate en 487c), dont les trois autres ont pour nom Teisandros, « l'homme qui paiera sa dette », M. Pailhomme si l'on veut, c'est-à-dire soit M. Pailimpôt (monsieur tout un chacun contribuable), soit M. Paitesfautes (monsieur tout un chacun justiciable) (6) ; Andron (M. Lhomme), fils d'Androtion (M. Surhomme) ; et enfin Nausikudes, M. Gloirnaval (Platon nous met en garde en Lois, IV, 704d-705b contre le danger que représente pour une cité la proximité de la mer qui, comme Athènes en a fait l'expérience, conduit à la tentation du commerce naval et au brassage des populations) ; et qui tous viennent de dèmes attiques (Nausikudès est originaire du même dème que Périclès), y compris les plus éloignés d'Athènes (Teisandros est originaire d'Aphidna, à la frontière nord de l'Attique), comme pour bien nous faire comprendre que c'est toute la « cité » jusqu'à ses campagnes les plus reculées qui a été contaminée (c'est pourquoi Socrate devra descendre au Pirée pour prêcher la bonne parole sur la justice dans la République et tenter de guérir l'âme de toute la cité). Par la simple énumération de ces quatre noms, Socrate résume donc les griefs qu'il a contre ses concitoyens : « Messieurs les Athéniens, qui que vous soyez, vous êtes fiers de votre bonne mine (Kalli-kleos), vous vous croyez des Hommes avec un grand H (Andrôn), voire des surhommes (Androtiôn), du fait de votre puissance navale (Nausikudès) et des conquêtes réalisées par Périclès et ses amis (Nausikudès originaire du même dème que Périclès), mais hélas, vous ne perdez rien pour attendre, et il faudra bien payer un jour (Teisandros) !... »
Mais il y a encore moyen de voir plus derrière ces quatre noms : il se pourrait que, mis chacun en relation avec l'un des quatre segments de la ligne de la République, ils nous dise quelque chose de la manière dont la sophistique agit à chaque niveau. Calliclès, M. Bellemine est à mettre en relation avec le premier niveau, celui des apparences dans l'ordre du visible, des images et des illusions : il n'a cure que de l'opinion que les autres ont de lui, de l'image qu'il donne de lui ; Teisandros, M. Pailhomme, est à mettre en relation avec le second segment, celui de la réalité visible où les choses se mesurent, pour les sophistes du moins, en espèces sonnantes et trébuchantes, et ce pour quoi il pourrait avoir à « payer » pourrait bien être le procès et la mort de Socrate ; Andron est l'homme qui pense qu'il est un homme tout simplement parce que son nom, son logos, le dit et l'a toujours dit de père en fils ; quant à Nausikudès, M. Gloirnaval, du dème de Périclès, il symbolise les fondements, l'« idée/idéal », de la politique que pratiqua Athènes sous l'influence des sophistes et la conduite de Périclès, qui était l'ami de Protagoras, cette poursuite effrénée d'un empire maritime toujours plus grand qui la conduisit à sa perte...
Que peut-on dire alors de Socrate ? Participe-t-il lui aussi à ce « jeu de rôles » dans la comédie des âmes ?... Oui et non. Et la raison en est que justement, ce que veut montrer à travers lui Platon, c'est l'exemple d'une âme « en harmonie » (c'est-à-dire, selon ce que suggérera la République, « juste » de la justice telle que la comprend justement Socrate), d'une âme dans laquelle chaque partie est à sa place et tient son rôle, sans plus ni moins. Or, lorsque je dis que tel ou tel personnage « joue » le rôle d'une partie d'une « âme », ou plutôt, devrais-je dire, d'une « méta-âme » (l'« âme » de la sophistique, l'« âme » de la rhétorique, l'« âme » d'Athènes, etc.), on peut comprendre cela comme voulant dire que ce personnage est l'exemple de quelqu'un dont cette partie de l'âme est en quelque sorte « hypertrophiée » au point de mettre en évidence un type de comportements représentatif des défauts que l'on peut attribuer à ce dont on dit qu'il participe à l'« âme » tels qu'ils se concrétisent dans cette partie de l'âme : défauts d'une âme où le logos se comprend en un sens purement matériel de « parole/discours », et se forme et se déresponsabilise à l'aide des techniques rhétoriques d'un Gorgias, défaut d'une âme où ce sont les sensations de plaisir et de peine éprouvées par les epithumiai qui deviennent le critère ultime de jugement si l'on en croit Protagoras, défaut d'une âme où, comme chez Calliclès, ce sont les techniques rhétoriques d'un Gorgias qui donnent aux epithumiai devenus tout-puissants les arguments pour justifier un comportement fondé sur les « théories » de Protagoras, etc. Si tel est bien le cas, avec Socrate, la raison (logos) et la volonté (thumos) sont toujours en phase et parlent d'une même voix dans un individu dont les pulsions et les besoins corporels ne sont pas étouffés mais satisfaits dans les limites de la raison et maîtrisés. Et donc le besoin de distinguer ces différentes parties n'est plus aussi pressant que lorsqu'il s'agit de personnes en proie à un conflit intérieur qu'il s'agit de mettre en évidence et dont il s'agit de dévoiler les possibles issues selon la partie de l'âme qui l'emportera.
Cette distinction sera nécessaire lorsqu'il s'agira précisément de « mettre en scène » le discours intérieur d'une telle âme, comme nous verrons que c'est le cas dans la République à propos de la vie sur terre et de l'« idée/idéal » de justice (c'est-à-dire en quelque sorte l"« idée/idéal de l'Homme » qui doit l'inspirer tout au long) et dans le Phédon à propos de l'attitude face à la mort, dialogues dans lesquels Socrate « jouera » alors le rôle du logos s'adressant à chacune des deux autres parties de l'âme (« jouées » par Adimante et Glaucon dans la République, par Cébès et Simmias dans le Phédon) pour les convaincre, dans un « langage » adapté à chacune, de ce dont il est lui-même convaincu. Elle est moins nécessaire lorsque, comme c'est le cas dans les dialogues de cette tétralogie, l'accent est mis sur les défauts dans d'autres « âmes » ou « méta-âmes » et le dialogue est un dialogue extérieur entre individus (ou « méta-individus ») distincts (on verra que la République nous propose les deux à la fois, puisque le prologue mettra Socrate-logos aux prises avec une autre « méta-âme », celle de l'Athènes démocratique, métèque et commerçante, « jouée » par Céphale-logos, Polémarque-thumos et Thrasymaque-epithumiai, dans une sorte de « reprise » du Gorgias, et dans un dialogue qui troublera suffisamment l'Adimante-thumos et le Glaucon-epithumiai de la « méta-âme » de l'Athènes aristocratique dont Socrate « joue » le logos pour les inciter à donner leur point de vue dans deux discours qui assureront la transition entre le prologue et le dialogue proprement dit, entre le dialogue extérieur et le dialogue intérieur sur la justice).
C'est pourquoi, dans le Gorgias, tout comme d'ailleurs dans le Protagoras, Socrate n'est pas présenté dans le cadre d'un « trio » où il aurait un rôle clairement défini. Dans les deux cas, il n'est accompagné que d'une seule personne, Hippocrate dans le Protagoras, Chéréphon dans le Gorgias, qu'un certain nombre d'indices associent plutôt avec les composantes corporelles et matérielles de l'homme, celles qui, selon le Timée, justifient les deux parties mortelles de l'âme qui sont localisées dans le tronc, thumos et epithumiai, mais sans qu'il soit possible de dire avec certitude si c'est l'une ou l'autre qui domine dans le personnage. Et peut-être est-ce délibéré avec un Socrate qui a réussi à créer l'harmonie entre elles et à domestiquer les deux chevaux de l'attelage ailé du Phèdre qui donne une image de l'âme pour les faire avancer d'un même pas.
Dans le cas du Gorgias, quels sont ces indices ? Le nom de Chairephôn, tout d'abord, qui signifie « celui qui dit des choses agréables » ou « celui qui dit de se réjouir », qui en fait un peu le « porte-voix » (« voix » se dit phônè en grec, d'un mot qui a une racine commune avec le -phôn de Chairephôn) de Socrate, ou au moins celui qui en dit du bien, rôle qu'il joue d'ailleurs si l'on en croit le Socrate de l'Apologie, puisque c'est ce même Chéréphon qui, nous dit-il, a rapporté les paroles de l'oracle de Delphes sur lui, Socrate, le proclamant le plus sage des hommes. Chéréphon nous est aussi présenté au début du Gorgias comme responsable de l'absence de Socrate à la conférence de Gorgias qui vient de se terminer, pour l'avoir retenu au marché (à l'agora), lieu à la fois de commerce et de vie sociale où l'on pouvait aussi bien se procurer des victuailles et autres objets nécessaires à la vie quotidienne que s'informer des dernières nouvelles et deviser sur toutes sortes de sujets, c'est-à-dire concilier soins du corps et soin de la raison. Et c'est avec lui, poussé par Socrate à être son porte-voix, que commence la discussion, avec Calliclès d'abord, puis avec Polos qui ne peut se retenir de voler la vedette à Gorgias, avant que Socrate ne prenne le relais avec Gorgias lui-même.
[vers la présentation de la troisième tétralogie]
(1) Le logos est situé dans la tête (Timée, 69c), le thumos dans la poitrine (Timée, 70a) et les epithumiai sous le diaphragme (Timée, 70d-e). La tête est au dessus de la poitrine qui est elle-même au dessus du ventre, tout comme un homme debout domine un homme assis, qui domine lui-même un homme couché. (<==)
(2) Les relations entre Protagoras et Héraclite sont examinées dans le Théétète : la première définition donnée par Théétète de la science comme sensation est immédiatement associée par Socrate à Protagoras et à sa théorie selon laquelle « l'homme est la mesure de toutes choses » (Théétète, 151e-152a), et, après une première référence à Héraclite dans ce même contexte (Théétète, 152e-152a), un examen plus approfondi du mobilisme Héraclitéen en opposition à la théorie de l'être de Parménide commence en 179d. (<==)
(3) Qu'il ne parvient à comprendre que comme signifiant « quoi est la belle chose par excellence », comme le montrent les exemples successifs qu'il en donne en réponse à la question réitérée de Socrate. (<==)
(4) Il faut voir dans epithumiai un terme générique qui sert à Platon à désigner la, ou plutôt les, parties de l'âme en contact avec le monde matériel, et donc aussi les sens : le ventre avide de boire et de manger aussi bien que les yeux avides de voir ou la bouche avide de parler. Et il ne faut pas perdre de vue que le nom même que leur donne Platon, epithumiai, est un pluriel en grec, comme « passions » ou « désirs » en français. Il est donc important de garder ce pluriel en français, et, lorsqu'on parle de la tripartition de l'âme chez Platon, il ne faut jamais oublier ce fait, que l'une des parties est elle-même multiple. Ce qui compte dans ce nombre trois, ce n'est pas tant que c'est trois, mais que ce n'est ni un, ni deux : un, qui voudrait dire que l'unité de l'homme est donnée d'avance et que peu importe ce qu'il fait dans la vie puisque tout est joué d'avance (ce qui serait le cas, par exemple, si la vie de l'homme n'était que le déploiement d'une « forme » qui contiendrait en puissance tout ce qu'il deviendra en acte, comme le suggèrera Aristote, ou le déploiement d'un « programme » codé dans quelques chaînes d'ADN, pour employer un vocabulaire plus actuel) ; deux qui conduirait au dualisme et ferait de l'homme le champ de bataille de deux principes antagonistes, esprit et matière, bien et mal, passions et raison, un et multiple, peu importe le nom qu'on leur donne car l'important est alors qu'il s'agirait d'une bataille dans laquelle l'homme ne serait que le spectateur impuissant à changer le cours des choses d'un combat qui le dépasserait. Certes, il y a bien ces deux catégories, dont l'une porte vers l'unité et l'autre vers le multiple, l'éparpillement à l'infini, mais il y a en outre, entre ces deux principes, un troisième élément qui fonde la liberté (relative) de l'homme : l'élément (le thumos dans le langage de Platon) qui est capable de choix et peut, dans certaines limites bien sûr (ce que, dans le Timée, Platon appellera la nécessité (anagkè) et qui s'imposera même au démiurge créateur et ordonnateur du kosmos (un mot grec qui veut dire au sens premier « ordre »)), donner la préférence aux epithumiai, aux désirs, aux pulsions, multiformes, ou s'en remettre plutôt au logos, à la raison. (<==)
(6) Teisô est le futur du verbe tinein qui signifie « payer ce qu'on doit » en bonne comme en mauvaise part, c'est-à-dire aussi bien « payer quelqu'un en retour » pour services rendus, « payer une dette », que, plus souvent, « payer pour une faute », « payer une amende », « subir un châtiment », « expier ». (<==)
(7) Je m'écarte ici, dans l'adaptation française de 2003, de la version anglaise de cette page, rédigée en 1996. (<==)