© 2000, 2001 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 6 juin 2009
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ménon
(3ème tétralogie : Le procès de Socrate - Dialogue introductif)

Table des matières

  1. Le contexte du Ménon
  2. Plan du Ménon
  3. Traduction annotée du Ménon en français
  4. Commentaires sur le Ménon

Le contexte du Ménon

Dans le plan d'ensemble en sept tétralogies que je crois retrouver pour les dialogues pris comme un tout, le Ménon est le dialogue introductif de la troisième tétralogie, celle du procès de Socrate. Plus largement, il ouvre un cycle, que l'on pourrait appeler le cycle du procès et de la mort de Socrate, qui se clôt avec la mort de Socrate à la fin du Phédon, centre de gravité de l'ensemble des dialogues (1). Et nous aurons l'occasion de revenir, dans les commentaires, sur les résonances qu'il y a entre le Ménon et le Phédon.

Des paroles aux actes

La seconde tétralogie nous mettait en présence des sophistes, des Protagoras, Hippias, Prodicos, Gorgias, gens qui se contentaient de belles paroles et se satisfaisaient pour l'homme d'une « excellence » tout illusoire faite seulement de paraître, qu'ils inculquaient à leurs élèves moyennant finance, quand ils ne se bornaient pas à prendre la matérialité du logos-discours pour la profondeur du logos-raison (2) et la technicité de l'orateur faiseur de beaux discours pour la dialectique du philosophe en quête d'excellence dans sa vie. Même un Calliclès, élève jusqu'au-boutiste de Gorgias, mis en scène dans le dialogue qui porte le nom de son maître, nous était somme toute montré plus comme un causeur que comme un « acteur » mettant en pratique ses théories. Tout au plus se montrait-il prophète de malheur en pressentant, au centre du dialogue (3), le sort qui attendait Socrate. Mais les choses changent avec Ménon, un autre élève de Gorgias (4) qui, comme nous allons bientôt le voir, n'a pas peur de passer aux actes, et avec son hôte Anytos, qui sera l'âme de l'accusation dans le procès de Socrate. Le Ménon est en effet l'occasion du dialogue manqué entre Socrate et son accusateur, Anytos, le riche tanneur devenu politicien, le démocrate exilé revenu au pouvoir après la chute des Trente. Après les faiseurs d'illusions aux discours bien tournés, les meneurs de foules au pouvoir bien réel qui ne s'embarrassent pas de détails quand ils trouvent sur leur route un individu qui semble contester leur jugement. Aussi bien Calliclès dans le Gorgias qu'Anytos dans le Ménon sont réduits au silence par Socrate, mais Calliclès se contente de « condamner » Socrate en paroles dans la discussion avec lui et en reste là une fois la discussion finie, alors qu'Anytos le fait condamner en actes, non au cours de la discussion, mais une fois celle-ci terminée. Le Ménon va nous permettre de comprendre comment on passe de Parménide, via les Gorgias et leur émules, les Calliclès et autres Ménons, à un Anytos qui, ne prenant pas le temps de faire la différence entre un Ménon, ou un Gorgias, et un Socrate, se trompe de cible et conduit ce dernier à la mort en croyant servir la cité, justifiant ainsi le « parricide » qui sera nécessaire dans l'ordre intelligible pour libérer la pensée, et qui sera accompli par l'étranger d'Élée dans le Sophiste (5), pendant, de l'autre côté de la tétralogie centrale de l'âme, de l'Apologie qui voit la condamnation à mort bien réelle de Socrate dans l'ordre « visible ».

Pour introduire la trilogie qui explore dans l'ordre visible le segment des images, des illusions (6), Platon nous propose, dans le Protagoras, une « image » de dialogue, un dialogue raconté par Socrate à un de ses amis après coup, dans un long monologue dont nous n'avons aucun moyen de savoir s'il est une image fidèle de ce dont il rend compte. Pour introduire la trilogie qui explore le segment des « réalités visibles » (7), Platon nous plonge directement dans une conversation en cours, sans la moindre « mise en scène », et nous en sommes réduits à deviner tant bien que mal à partir des paroles échangées qui parle et où se déroule la scène. Et si l'Hippocrate du Protagoras était fasciné par le prestige associé au qualificatif de sophiste dont on parait son héros Protagoras sans même savoir ce qui se cachait derrière ce qualificatif, Ménon, lui, n'a de souci, ou prétend n'en avoir, que pour la réalité d'une activité, l'enseignement de l'excellence, pour laquelle il se pourrait d'ailleurs qu'il ait déjà dépensé des fortunes, s'il est vrai que, comme on pourrait le penser à partir des remarques de Socrate au début et tout au long du dialogue, il ait suivi les enseignements de Gorgias et ait payé lui-même ses leçons (voir note 4). Là où Hippocrate ne recherchait guère plus qu'un « vernis »  (8), Ménon, sans perdre son temps à chercher ce qu'il met sous le mot d'« aretè » (voir sections suivantes), veut à l'évidence une recette pour réussir dans ses entreprises, recette que, comme nous le verrons, il croit probablement avoir déjà trouvée grâce à Gorgias, et à l'aune de laquelle il compte bien conforter la piètre opinion qu'il se fait de Socrate, en qui, sur la foi de rumeurs parvenues jusqu'en Thessalie, sa patrie, il voit sans doute un professeur de « morale », mais d'une morale de faibles dont lui n'a que faire...

Le fil conducteur du Ménon

 « Peux-tu me dire, Socrate, si en fin de compte l'aretè est enseignable (didakton), ou pas enseignable mais cultivable par l'exercice (askèton), ou ni cultivable par l'exercice, ni apprenable (mathèton), mais échoit aux hommes par nature (phusei) ou de quelque autre manière ? » (Ménon, 70a)

Telle est la question de Ménon qui ouvre abruptement le dialogue, nous laissant supposer que l'on prend en route une conversation qui n'en est pas à son début. Et cette question reviendra périodiquement dans la bouche de Ménon, à chaque fois que Socrate voudra l'entraîner sur d'autres pistes pour approfondir le sens même de la question et que Ménon perdra patience. Pour bien comprendre le dialogue dans son ensemble, il est donc nécessaire de préciser ce que pouvait signifier pour un Grec du temps de Socrate le mot aretè (laissé volontairement non traduit ici pour des raisons que je vais expliquer dans ce qui suit), et aussi, pour apprécier toute l'ironie du dialogue, de savoir qui était ce Ménon qui pose la question à Socrate, et cet Anytos qui était son hôte à Athènes et qui intervient dans la discussion.

Aretè

Comme je viens de le dire, tout le dialogue va tourner autour du concept d'aretè, (9) qu'il s'agisse, à la demande de Socrate, de commencer par essayer, sinon de le définir, du moins de le mieux comprendre, ou, sous la pression constante de Ménon, de revenir au problème de savoir si c'est quelque chose qui peut s'enseigner/apprendre. On voit donc le risque que l'on prend à tenter de traduire ce mot, c'est-à-dire à se voir contraint de choisir à chaque emploi de celui-ci entre divers sens au risque de gommer tout ou partie de ce qui, comme on le verra, fait l'ambiguïté constante de la discussion entre Ménon et Socrate.

Aretè est le plus souvent traduit par « vertu ». Mais traduire aretè par « vertu » est le meilleur moyen, de nos jours, de rendre incompréhensible le dialogue, tant le sens de ce mot, quand on l'applique à l'homme, est pour nous intuitivement limité à un aspect presque exclusivement moral, souvent coloré par vingt siècles de christianisme, et prend même pour certains une coloration quelque peu désuète. Or tout le problème du Ménon est justement le sens qu'il faut donner à ce mot, très ouvert en grec, et derrière lequel Ménon et Socrate ne mettent pas la même chose. En grec, aretè désigne d'une manière générale ce par quoi celui à qui ou ce à quoi on applique le mot excelle, ce qui lui donne sa valeur, ce qui lui permet d'atteindre la finalité pour laquelle la chose est conçue ou, dans le cas d'une personne, l'idéal qui est le sien ou celui de l'espèce. Le mot peut en effet s'appliquer aussi bien à un individu ou un membre particulier d'une espèce, qu'à l'espèce dans son ensemble, ou encore à une chose quelconque, outil, instrument, etc., prise individuellement ou collectivement, voire à une terre, par rapport à l'usage que l'on veut en faire (la cultiver, y construire une ville, y engager une bataille, etc.). Selon le contexte, il peut avoir un sens limité à une perspective particulière ou une portée plus générale. Ainsi, appliqué à un homme, il peut signifier la santé c'est-à-dire l'aretè du corps, ou, selon d'autres perspectives sur le corps, la beauté la force, l'agilité, ou encore, si l'on a plutôt en vue l'âme, la noblesse de caractère, le courage ou, dans une perspective plus globale, mais alors et alors seulement, la vertu au sens usuel du mot en français. On peut aussi qualifier cette aretè pour indiquer dans quelle perspective on cherche l'excellence, comme le fait par exemple Platon quand il parle de politikè aretè (par exemple en Protagoras, 322e2-323a1). Et l'on pourra alors parler d'aretai, au pluriel, pour distinguer les différentes formes de perfection visées par l'homme selon le contexte : on pourra alors qualifier d'aretè spécifique le courage, la modération, la prudence, la justice, etc. Devant cette multiplicité de sens, on voit bien que « vertu » ne pourrait convenir comme traduction que si l'on acceptait de prendre le mot dans le sens qu'il a quand on parle de la vertu d'une plante médicinale ou d'un médicament, en oubliant la dimension presque exclusivement morale qu'il a bien plus souvent. Mais comme il n'est pas possible de se défaire de cette habitude, plutôt que de parler de « vertu », il serait plus prudent, si l'on veut à tout prix traduire, de parler d'« excellence » partout où le concept grec d'aretè est en cause.

L'aretè de l'homme en général, qui est l'objet de la discussion du Ménon, c'est donc ce qui fait que l'homme est au plus haut point Homme digne de ce nom, ce qui lui permet d'atteindre l'idéal de l'Homme. En discuter renvoie donc, ou devrait renvoyer, à la question de savoir ce que c'est que d'être un Homme, quel est cet idéal, et au « Connais-toi toi-même ». On voit alors comment il est parfaitement possible à deux interlocuteurs de donner le même sens à aretè (au sens d'une définition du dictionnaire), quelque chose comme « ce qui fait qu'un homme est un Homme », ou, pour employer une formulation plus grecque, « ce qui fait qu'un homme est bel et bon (kalos kagathos) », sans pour autant être d'accord sur le fond, sur le contenu concret de ce qui fait un homme « bel et bon », sur ce qu'est le vrai bien de l'Homme. On pourrait d'ailleurs faire une étude de la civilisation grecque ancienne en suivant l'évolution du concept d'aretè appliqué à l'homme depuis Homère jusqu'à Platon et ses successeurs. Or traduire aretè par « vertu », du fait des connotations que traîne immanquablement avec lui ce mot pour nous, c'est supposer pratiquement résolu au départ ce qui est justement la question que voudrait bien examiner Socrate en préalable et que ne cesse d'évincer Ménon, celle de savoir si cette excellence de l'homme qui fait de lui un homme « bel et bon » est avant tout d'ordre moral et concerne son « âme » ou si elle est plutôt du côté de la beauté de son corps, de l'abondance de ses biens, de son apparence et de sa renommée, de son pouvoir politique ou d'autre chose encore.

C'est cette même « erreur » de traduction qui conduit à voir un « paradoxe » dans la « théorie » que l'on croit déceler dans les dialogues supposés « de jeunesse » ou « socratiques », théorie que l'on attribue en général à Socrate lui-même, selon laquelle la « vertu » est science, ou encore qu'il suffirait de « savoir » pour être « vertueux ». Si l'on commençait par reformuler de telles expressions à la lueur de ce qui vient d'être dit sur les sens du mot « aretè », en disant simplement que c'est l'exercice de son aptitude à raisonner qui fait l'« excellence » de l'homme, on verrait qu'on ne dit là rien de plus que ce que dit Aristote quand il affirme que l'homme est un animal doué de raison, c'est-à-dire que c'est la possession de cette raison qui constitue le caractère distinctif de l'espèce « homme » dans le monde animal, et que ce ne peut donc être que l'exercice approprié de ce caractère distinctif qui constitue l'« excellence » spécifique de l'homme. Mais on verrait aussitôt que, loin de résoudre le problème, cette formulation ne fait que le poser : c'est bien par l'exercice de sa raison que l'homme peut devenir « excellent » (et non pas encore « vertueux »), pour autant qu'il sache utiliser convenablement l'« outil » qui est ainsi mis à sa disposition, c'est-à-dire qu'il connaisse la finalité de son usage, qui n'est autre que la réalisation, dans le monde du devenir, de son être propre, dont il est ainsi l'artisan. Ce qui nous renvoie au « Connais-toi toi-même »... C'est par l'exercice de sa raison que chaque homme choisit ce qu'il veut devenir, ce qu'il veut faire de sa vie, selon ce qu'il pense être son bien, son « excellence ». Mais il lui faut d'abord déterminer, autant qu'il est possible, si cette aptitude à penser lui donne aussi le pouvoir de décider par lui-même ce qui sera son bien (la théorie de l'homme-mesure de Protagoras) ou si elle n'est qu'un moyen qui lui est donné pour atteindre un bien qu'il n'est pas en son pouvoir de définir à sa guise, mais seulement d'appréhender et d'atteindre. Bref, ce n'est que s'il se penche sur la question de savoir quel est son vrai bien, sa véritable excellence, la « fin » à laquelle il doit tendre, qu'il pourra atteindre cette excellence. De même que, dans des usages spécialisés de cette raison, tournés vers des finalités extérieures, il y a une « excellence » spécifique du médecin qui lui permet de guérir à coup sûr ses patients à partir d'une connaissance « objective » des principes de la santé du corps, ou une « excellence » spécifique de l'architecte qui lui permet de construire à coup sûr des édifices « excellents » à partir d'une connaissance « objective » de principes physiques et de l'usage auquel l'édifice est destiné (sa « fin »), de même, l'excellence de l'homme en tant qu'Homme, de l'homme artisan de lui-même, se construisant dans le devenir, ne peut venir que de cette même raison tournée vers lui-même. Il n'y a là aucun paradoxe. Et s'il se trouve que cette excellence passe par ce qu'on appelle la « vertu » morale, alors, oui, on pourra dire en raccourci que la vertu est « connaissance ». Mais c'est là, sous cette forme spécifique, une conclusion, pas une hypothèse. Toute la question est alors de savoir quel niveau de « connaissance », quel niveau de certitude, est accessible à l'homme en cette vie en ce qui concerne son vrai bien. Et c'est justement toute la question dont traite le Ménon, quand on sait lire entre les lignes et creuser sous la surface du texte.

Mais qui donc est Ménon ?

« [2.6.21] Quant à Ménon le Thessalien, il était évident que d'une part il désirait (epithumôn) à toute force s'enrichir, que d'autre part il désirait commander, afin de pouvoir prendre davantage, qu'enfin il désirait être honoré, pour pouvoir gagner davantage ; il voulait en outre être l'ami des plus puissants, pour commettre l'injustice sans avoir à rendre de comptes à la justice (hina adikôn mè didoiè dikèn). [22] Aussi, pour accomplir ce qu'il désirait, estimait-il que le plus court chemin était de se parjurer et de mentir et de tromper en tout, la simplicité et la sincérité étant en fait la même chose que la stupidité. [23] Par ailleurs, d'une part il était visible qu'il n'avait d'affection pour personne, et d'autre part, à qui pensait être son ami, il devenait clair qu'il conspirait contre lui. Et il ne se moquait d'aucun de ses ennemis, mais il conversait toujours comme se moquant de tous ceux qui le fréquentaient. [24] Et ce n'est pas en vue des biens des ennemis qu'il conspirait ; il estimait en effet qu'il est difficile de prendre ceux de qui est sur ses gardes ; mais il estimait être le seul à savoir qu'il est très facile de prendre ceux des amis, puisqu'ils ne sont pas sur leurs gardes. [25] Et tous ceux qu'il sentait parjures et injustes (adikous), il les craignait comme étant bien armés, alors que ceux qui étaient honnêtes et pratiquaient la sincérité, il essayait de s'en servir, comme n'étant pas des hommes. [26] Et tout comme certains se glorifient de leur respect des dieux, de leur sincérité et de leur justice (dikaiotèti), Ménon pour sa part se glorifiait de pouvoir tromper en tout, de forger des mensonges à son profit, de se moquer de ses amis ; en outre, celui qui n'était pas fourbe, il le tenait toujours pour inculte. Et vis à vis de ceux dont il entreprenait vraiment de devenir le meilleur ami, il estimait qu'il fallait pour y parvenir calomnier ses prédécesseurs. [27] Il machinait en outre de se gagner la confiance des soldats en s'associant à leurs injustices (tou sunadikein autois). Pour être honoré et servi, il jugeait approprié de prouver qu'il avait au plus haut point le pouvoir et le désir de commettre l'injustice (adikein). Il tenait en outre pour bonne action, chaque fois que quelqu'un s'éloignait de lui, de ne l'avoir pas perdu du fait qu'il se servait de lui. [28] Et il est certes permis de se tromper à son égard sur des points pas évidents, mais ce que tout le monde sait, c'est ceci. D'Aristippe tout d'abord, alors qu'il était encore dans la fleur de l'âge, il parvint à obtenir le commandement de ses troupes étrangères ; avec Ariée ensuite, qui était un barbare, du fait qu'il se plaisait avec les beaux adolescents, il devint des plus intimes ; lui-même enfin, encore imberbe, avait un mignon, Tharypas, qui était barbu. [29] Et puis, quand moururent ses collègues généraux parce qu'ils avaient fait campagne contre le roi avec Cyrus, bien qu'il ait fait de même, il ne mourut pas, mais c'est après la mort des autres généraux qu'il mourut puni par le roi, non comme Cléarque et les autres généraux en ayant la tête tranchée, ce qui paraît être la mort la plus rapide, mais on dit qu'il trouva la mort après avoir vécu un an maltraité comme un malfaiteur. » (XÉNOPHON, Anabase, II, 6, 21-29, ma traduction)

Ce portrait peu flatteur de notre Ménon est celui que trace Xénophon dans l'Anabase. Dans cet ouvrage, Xénophon raconte les mésaventures d'un corps expéditionnaire grec levé par Cyrus le jeune, frère cadet du roi de Perse Artaxerxès, pendant qu'il était satrape en Asie Mineure, pour tenter de ravir le pouvoir à son aîné. Ménon et Xénophon faisaient tous deux partie de ce corps, Ménon, qui n'avait pourtant guère plus de 20 ans alors, comme général du contingent Thessalien, Xénophon comme « compagnon », sans aucun rôle militaire, de Proxène, le général du contingent Béotien. (10) Grâce à l'aide de ce contingent grec, les troupes de Cyrus remportèrent une victoire sur l'armée d'Artaxerxès venue à sa rencontre, lors de la bataille de Counaxa (401 avant J. C.), en un lieu située non loin de Babylonne, capitale de l'empire Perse d'alors. Hélas ! Cyrus lui-même fut tué au cours de cette bataille, ce qui ôtait tout son sens à la victoire et plaçait les grecs dans une situation pour le moins délicate. La plupart des généraux grecs, en tentant de négocier avec le satrape Tissapherne, un des généraux d'Artaxerxès, furent traîtreusement capturés et mis à mort. C'est à la suite de cela que Xénophon, avec quelques autres officiers grecs, prit le commandement du corps expéditionnaire et parvint à le ramener en Grèce après une retraite de plusieurs milliers de kilomètres en pays ennemi et inconnu, retraite connue sous le nom de « retraite des Dix Mille », eu égard au nombre des soldats grecs dans le corps expéditionnaire, et dont le récit occupe la majeure partie de l'Anabase. Le portrait de Ménon est le dernier d'une série de portraits des généraux grecs que trace Xénophon après qu'il vienne de raconter leur capture et leur exécution au lendemain de la bataille de Counaxa. Et il laisse entendre qu'en fait, Ménon pourrait bien avoir alors tenté de se gagner les faveurs de Tissapherne, et par lui d'Artaxerxès, en trahissant ses compatriotes et en contribuant à faire taire leur méfiance et à accepter l'entrevue où ils furent capturés. Ce qui est sûr, c'est que Ménon ne fut pas capturé et exécuté avec les autres généraux. (11) Le portrait de Ménon suit, en s'y opposant, celui de Proxène de Béotie (12), l'hôte de Xénophon. Chez Xénophon, c'est son ami Proxène, et non Ménon, qui est présenté comme un élève de Gorgias, mais si, comme Ménon, Proxène est dit rechercher « un grand renom, une grande puissance et des richesses abondantes  », en ce qui le concernait du moins, selon Xénophon toujours, « s'il désirait fortement ces choses, il était tout aussi clair qu'il ne consentirait jamais à les acquérir par l'injustice (meta adikias), mais c'est de manière juste et belle (sun tô dikaiô kai kalô) qu'il estimait devoir les obtenir, pas autrement  ». Le reste de ce portrait le montre proie facile pour les intrigues de Ménon, et l'on peut penser que Xénophon cherche à excuser l'apparente implication de Proxène avec Ménon dans les manigances pour se gagner les bonnes grâces de Tissapherne auxquelles font allusion Anabase, II, 5, 38 et 41 (bien que la fin du portrait de Proxène suggère, sans le dire explicitement, qu'il a péri avec les autres généraux, au contraire de Ménon). Il est possible que Xénophon ait noirci le portrait qu'il fait de Ménon, mais il n'en recèle pas moins un fond de vérité et, quoi qu'il en soit, les lecteurs de Platon avaient sans doute présent à l'esprit ce portrait de Ménon quand ils lisaient notre dialogue.

Ce détour par Xénophon nous montre deux choses : d'une part, que l'idéal de renom, de richesse et de puissance n'était pas l'apanage de Ménon, mais était partagé par nombre de ses contemporains, y compris de ceux qui avaient été au contact de Socrate, comme c'était le cas pour Xénophon, qui, de son propre aveu (Anabase, III, 1, 4-9), se joignit à l'expédition pour de semblables raisons. Ce sur quoi les uns différaient des autres, ce n'est pas tant l'objectif lui-même que les moyens d'y parvenir. On comprend mieux alors l'agacement de Ménon devant l'insistance de Socrate à toujours revenir sur ce qui lui semble, à lui Ménon, si universellement admis, mais on voit aussi pourquoi on devra n'en être que plus attentif au rôle, discret et pourtant fondamental pour qui sait lire entre les lignes, que joue la justice dans la discussion entre Socrate et Ménon, la justice qui se révélera être la pierre de touche de toutes les définitions de l'aretè proposées par Ménon... Mais on est un peu mieux en mesure aussi d'apprécier tout le sel qu'il y a à mettre en scène une discussion sur l'excellence, qui, pour Socrate, a bien la coloration morale que nous donnons au mot « vertu », avec un personnage aussi peu recommandable apparemment que ce Ménon, et il nous faudra, au cours de notre lecture, voir si le Ménon de Platon est conforme, et jusqu'à quel point, à l'image qu'en donne Xénophon. Ou plutôt, car les personnages et les dialogues de Platon sont ouverts à tant d'interprétations diverses qu'on n'est jamais sûr des conclusions tirées du texte par « psychologisation » des interlocuteurs, voir si une lecture gardant en arrière-plan le portrait de Xénophon conduit à une compréhension plus riche du dialogue et à une interprétation plus cohérente avec le reste des dialogues.

Ménôn en pleines formes

Un autre détail à propos de Ménon, qui peut n'être pas sans signification dans l'interprétation du dialogue, et ce, à plusieurs niveaux, mérite d'être signalé  : menôn, la forme grecque du nom de Ménon peut s'analyser, et donc se comprendre, de deux manières différentes. On peut d'une part y voir le participe présent du verbe grec menein, qui veut dire « demeurer, rester, être fixe, immuable, tenir bon », si bien qu'on pourrait le traduire en français par « l'immuable », voire « l'entêté », bref, « celui qui ne change jamais d'avis » ! Et l'on verra au fil de la lecture du dialogue que, de ce point de vue-là, Ménon mérite bien son nom et ne change guère d'avis dans sa discussion avec Socrate. Mais on peut aussi y voir le génitif pluriel du mot menos, terme ancien utilisé en particulier chez Homère (13) pour désigner l'« âme » de l'homme en tant que principe actif, principe de force, et donc force tout court, de volonté, ou encore source des passions, et de là les passions elles-mêmes, l'ardeur, voire la colère. C'est donc un terme qui est proche de mots comme psuchè (âme), auquel il peut être associé, ou encore thumos, le mot qui sert à Platon à désigner la partie médiane de l'âme, principe de la volonté. Dans cette lecture, Ménon serait l'homme des passions, celui qui sait ce qu'il veut.

Mais, au delà des consonances qu'on peut remarquer entre le nom de Ménon et son attitude dans le dialogue, il se peut qu'il y ait encore une autre raison qui ait fait choisir à Platon cet interlocuteur pour le dialogue. On verra en effet que la problématique des « formes (eidè/ideai) », c'est-à-dire de ce qu'il pourrait y avoir de permanent, de stable, d'immuable (menôn) derrière les instanciations multiple d'une chose comme l'aretè, est au centre des débats, qu'il s'agisse explicitement de chercher avec Ménon « une certaine forme une (hen ti eidos) » commune à toutes les aretai (72c7), ou encore de choisir, pour donner un exemple de ce qu'attend Socrate, le terme schèma (75b, sq.), dont on verra toute l'ambiguïté dans mes notes à cette section du dialogue, et qui, même pris dans son sens « géométrique » de « figure », n'est finalement que l'image « mathématique » de la notion d'eidos, ou enfin, en filigrane de l'exemple des statues de Dédale pris pour différencier les opinions des « sciences » (97d, sq.), de nous inciter à réfléchir sur ce qui fait vraiment l'homme, son « apparence » reproductible par un bon sculpteur ou un moi plus profond qui ne se laisse pas voir avec les yeux... Choisir comme titre d'un tel dialogue un nom qui pourrait se lire « L'immuable » ne manque donc pas d'un certain sel !...

Retour à Larissa

Un autre élément de la biographie de Ménon mérite qu'on s'y arrête pour apprécier les sous-entendus de certaines parties du dialogue. Les historiens ne sont pas d'accord sur la cité dont était issu Ménon : si Platon ne nous dit rien sur sa cité d'origine, et laisse seulement entendre qu'il est Thessalien, tout comme Xénophon, qui l'introduit dans l'Anabase sous le nom de Ménon de Thessalie (Anabase, I, 2, 6), Diogène Laërce, dans sa vie de Xénophon, au livre II de ses Vies et doctrines des philosophes illustres, parle de Ménon de Pharsale (Vies, II, 50) alors que Diodore de Sicile, dans sa Bibliothèque historique, le nomme Ménon de Larissa (Bibliothèque historique, XIV, 19, 8). Par ailleurs, Démosthène, dans son Contre Aristocrate, fait référence à un Ménon de Pharsale (Contre Aristocrate, 199) qui aurait aidé les Athéniens et Cimon lors de la campagne contre Éïon en 476 avant J.-C. (voir Thucydide, Histoire, I, 3, 98 à propos de ce siège) et aurait alors été récompensé par la citoyenneté athénienne, et qui pourrait bien être le grand-père du nôtre (la tradition grecque voulait que le petit-fils ait le même nom que son grand-père, et l'expédition des Dix Mille à laquelle prirent part Xénophon et notre Ménon, qui ne devait alors avoir guère plus de 20 ans, se situe en 401-400 avant J.-C., soit plus de 75 ans plus tard). Et Thucydide, au livre II de sa Guerre du Péloponnèse, dans l'histoire de la première année de guerre (mars 431-février 430 avant J.-C.), fait aussi référence à un Ménon de Pharsale (Histoire, II, 1, 22), sans doute différent de celui mentionné par Démosthène, vu les dates, et qui pourrait être un oncle du nôtre.

Ce qui est sûr, c'est que Larissa, ou Larisa, et Pharsale étaient les deux plus importantes cités de Thessalie, et que Larissa était la cité d'Aristippe (70b), membre d'une des familles princières de cette ville, les Aleuades, et dont aussi bien Platon que Xénophon font l'ami et le protecteur de Ménon. Mais que Ménon ait été originaire de Pharsale (ce qui est somme toute plus probable) ou de Larissa, c'est à Larissa qu'avait fini par le mener son ambition, et c'est de là que partit sans doute le contingent thessalien placé sous son commandement par Aristippe et mis à la disposition de Cyrus le jeune dans sa tentative d'usurpation du pouvoir. C'est donc à Larissa que Ménon aurait dû ramener les hommes qui lui avaient été confiés. Il faudra se souvenir de cela lorsque Socrate, pour montrer que l'opinion peut être aussi bon guide que la science, prendra l'exemple du guide conduisant à Larissa !... (97a-b)

Terminator

De passage à Athènes au moment du dialogue, Ménon réside chez Anytos, celui qui deviendra sous peu l'âme de l'accusation contre Socrate et donc le principal responsable de sa mort. Anytos prend part au dialogue à l'instigation de Socrate (89e-95a) et assiste, sinon à toute la conversation (la formule utilisée par Socrate en 89e10 pour l'introduire suggère qu'il vient juste d'arriver), du moins à la fin de l'entretien, comme le montrent plusieurs allusions de Ménon et de Socrate à sa présence dans la dernière section du dialogue (99b7, 99e2, 100b8). Que peut-on dire de plus sur cet Anytos, que Socrate lui-même nous présentera, sur un ton sans doute quelque peu ironique, en 90a1-b4 ?

Anytos était originaire d'une famille d'artisans. Son père semble avoir fait fortune dans le tannage, et lui avait probablement repris l'entreprise paternelle. C'est sans doute à cette fortune qu'il doit d'avoir obtenu des postes politiques importants. En 409 en effet, il est nommé stratège (général) et chargé d'organiser une expédition à Pylos, dans le Péloponnèse, dans le cadre de la guerre avec Sparte qui durait depuis plus de 20 ans déjà, pour porter secours à cette place qui était passée sous contrôle athénien depuis une quinzaine d'années. Mais l'expédition finit par un désastre et Sparte reprit Pylos (cf. Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XIII, 64, 5-7). Les athéniens le rendirent responsable de cet échec et lui firent un procès, dont on dit qu'il se tira en payant les juges, ce qu'il aurait été le premier à faire (outre Diodore déjà cité, voir sur ce point Aristote, Constitution des Athéniens, XXVII, 5). Anytos était un des membres influents du parti démocrate (cf. Aristote, Constitution des Athéniens, XXXIV, 3), ce qui fait qu'il fut exilé en 404, dès l'arrivée au pouvoir des Trente à la fin de la guerre du Péloponnèse (cf. Xénophon, Helléniques, II, 3, 42-44). En 403, il joua un rôle important, aux côtés de Thrasybule, dans le renversement des trente et le rétablissement de la démocratie à Athènes, dont il devint, avec Thrasybule et Théramène, l'un des principaux chefs politiques (cf. Isocrate, Contre Callimaque, 23). (14)

En ce qui concerne les relations entre Socrate et Anytos, nos renseignements, en dehors de ce que l'on trouve dans les dialogues de Platon, sont maigres. Dans sa Vie d'Alcibiade, Plutarque laisse entendre qu'Anytos faisait partie des amoureux du jeune Alcibiade, au même titre que Socrate, qui était ainsi son rival, et qu'Alcibiade le traita particulièrement durement en la circonstance (cf. Vie d'Alcibiade, 4-5). Dans son Apologie de Socrate, Xénophon suggère qu'Anytos tenait rigueur à Socrate de lui avoir donné des conseils sur l'éducation de son fils, suggérant qu'il n'aurait pas dû en faire un tanneur comme lui (Apologie, 29-33). Il nous y montre aussi Socrate, qui vient d'être condamné à la requête d'Anytos, lui prédire que son fils tournera mal ; et de fait, le fils d'Anytos s'acquit une réputation d'ivrogne et de débauché qui rejaillit sur son père, ce qui donne une certaine saveur à la discussion entre Socrate et Anytos sur la capacité de tout honnête Athénien à bien élever ses fils.

Si maintenant on se penche sur le nom d'Anytos comme on l'a fait sur celui de Ménon (15), on se rend compte que, comme dans le cas de Ménon, on n'est pas déçu du voyage !... En effet, anutos, le nom grec d'Anytos, peut se rapprocher du verbe anutein (ou anuein), qui veut dire « achever, mener à son terme, réaliser », aussi bien dans le sens de « faire croître, faire jaillir » que dans celui de « faire périr ». Bref, Anytos, c'est le « terminator » !... Mais, au delà de la coïncidence que représente un tel nom pour celui qui devait précisément « terminer » Socrate, il y a sans doute là pour Platon manière à une réflexion plus profonde, à partir de l'ambiguïté même du mot, réflexion à laquelle nous conduit l'usage, justement, du concept de « terme », de « limite », de « fin », dans la tentative de définition de la schèma dont on verra qu'elle est un avatar de la « forme » (75e-76a), et donc, dans une discussion sur l'aretè de l'homme, de la « forme » de l'homme, qui n'est achevée (un mot qui a, en français, le même double sens qu'anutein) en chacun de nous que par la mort. Contrairement à ce qu'il pouvait penser, Anytos, en « achevant » Socrate, scellait son destin et confirmait son rôle de modèle pour nous, en en faisant l'homme le plus « accompli » qu'il ait été donné à Platon de rencontrer (voir les derniers mots du Phédon)...

Bref, Ménon, par son nom, évoque l'idée de stabilité dans la forme/idée, et Anytos celle de « limite »...

Gorgias, docteur ès logos

Puisqu'il est beaucoup question de Gorgias dans notre dialogue, et que Socrate veut en faire le maître de Ménon (16), il peut être intéressant de se demander quel genre de maître était ce Gorgias, en particulier en ce qui regarde l'aretè. Et comme Ménon fait explicitement référence au début du dialogue (71c) à la venue de Gorgias à Athènes et que Socrate ne nie pas l'avoir rencontré alors, nous sommes en droit de nous tourner vers le Gorgias, dialogue central de la trilogie précédente, qui met en scène justement une telle rencontre.

Or, ce qui frappe, quand on reprend ce dialogue dans cette perspective, c'est que le mot aretè n'est jamais employé dans toute la discussion entre Socrate et Gorgias. Il ne vient qu'une fois à la bouche de Socrate dans la discussion avec Polos, mais c'est pour parler de « la santé et l'excellence du corps (hè hugieia kai aretè sômatos)  » lorsqu'il compare ceux qui refusent de se soumettre à la justice à des malades qui refusent les traitements douloureux du médecin faute de savoir quelle est cette « santé et excellence du corps  » (Gorgias, 479b). Ce n'est que dans la discussion avec Calliclès que le mot, introduit par Calliclès en 492c lorsqu'il affirme que « la sensualité (truphè), l'intempérance (akolasia) et la licence (eleutheria), pourvu qu'on les renforce, c'est cela l'excellence (aretè) et le bonheur (eudaimonia) », revient 15 fois (17), mais toujours dans la bouche de Socrate, dont 10 fois dans son monologue final, une fois Calliclès réduit au silence par son refus de répondre plus longtemps aux questions de Socrate.

Et de fait, Gorgias ne se donne pas pour professeur d'aretè, mais seulement pour professeur de rhétorique, apprenant aux gens à bien parler et à être capables de persuader leur auditoire. (18) A eux de faire bon usage de cette « technique » oratoire, neutre en elle-même et bonne ou mauvaise seulement par l'usage qu'en fait le disciple (Gorgias, 456c-457c) (19). Cette position de Gorgias est d'ailleurs confirmée par Ménon lui-même vers la fin du dialogue (95b9-c4), sans que d'ailleurs il paraisse gêné de se mettre ainsi en contradiction avec lui-même qui, au début du dialogue, s'étonnait que Socrate, ayant rencontré Gorgias, puisse encore prétendre n'avoir jamais rencontré quelqu'un qui sache ce qu'est l'aretè.

Socrate, le philo-sophos

Si le Gorgias ne nous renseigne guère sur la conception que pouvait se faire Gorgias de l'aretè, il nous fournit par contre quelques indications sur l'idée que Socrate pouvait s'en faire. En opposition avec la définition de l'aretè donnée par Calliclès et citée ci-dessus, Socrate commence son long monologue en déclarant que « nous sommes bons (agathoi), nous et toutes les autres choses qui sont bonnes, par la présence d'une certaine aretè », que « cette aretè de chaque chose, instrument, corps, âme, ou encore de tout vivant, ne lui advient pas par hasard, mais par l'ordre (taxei), la rectitude (orthotèti) et la capacité (technè) qui, quelle qu'elle soit, a été attribuée à chacune d'entre elles  », et que donc « c'est le fait d'être en bon ordre à sa place (taxei tetagmenon) et proprement disposé (kekosmèmenon) qui est l'aretè de chaque chose  » (Gorgias, 506d-e). Et il le conclut en affirmant que « le meilleur mode de vie (ho tropos aristos tou biou), c'est de pratiquer la justice (tèn dikaiosunèn) et le reste de l'aretè » (Gorgias, 527e), mettant en lumière la place centrale que tient la justice dans le bien de l'homme, elle qui constitue la santé de l'âme. (20)

Mais nous pouvons élargir encore notre recherche car, comme le lecteur commence peut-être à s'en rendre compte, notre lecture ne cherche pas à faire semblant de faire jaillir du seul texte du dialogue une « vérité » qu'il serait censé renfermer et qui s'offrirait à tout lecteur suffisamment attentif, mais bien à aborder le texte muni d'hypothèses interprétatives fruits de multiples lectures de ce dialogue et d'autres, et de l'étude du contexte historique, culturel et linguistique dans lequel ils ont pris naissance, pour chercher à faire jaillir de la confrontation de ces hypothèses qui se savent telles avec le texte lu attentivement, une lumière qui n'est en fin de compte que dans l'âme du lecteur et non dans la matérialité des mots imprimés. Il ne s'agit pas d'attendre passivement que le texte nous dise ce qu'il aurait à dire, mais de chercher activement les échos qu'il peut faire résonner en nous en confrontant une « théorie interprétative » à l'épreuve des « faits » que constitue le texte.

Dans cette approche, si nous proposons de lire le dialogue avec le Ménon de Xénophon en tête, nous voulons bien évidemment aussi l'aborder, ou plutôt le commenter, avec le Socrate de Platon en vue. Et, pour nous, ce Socrate n'est pas un Platon déguisé en recherche de lui-même à travers des théories qui évolueraient au fil des dialogues, (théorie de la réminiscence, théorie des idées, ou que sais-je encore), mais le guide choisi par un maître en pleine possession de ses moyens et de ses visées du premier au dernier dialogue, cohérent avec lui-même du début à la fin, même si chaque dialogue nous présente une facette nouvelle de sa personnalité, selon le contexte et les interlocuteurs choisis par l'auteur pour nous faire progresser vers la connaissance de nous-mêmes.

Ce Socrate, c'est celui qui, au fil des pages de la République, cherche à nous faire approfondir les intuitions seulement suggérées dans les dialogues antérieurs, le Gorgias et le Ménon notamment, et à nous faire découvrir une nouvelle conception de la justice, harmonie interne de l'âme tripartite avec elle-même comme fondement de son harmonie avec les autres âmes dans la cité, qui n'est autre en fin de compte que cette « idée/idéal de l'Homme », de l'homme incarné du moins, qu'il doit essayer de réaliser tout au long de sa vie terrestre. C'est celui qui, dès la conversation avec Polémarque, au premier livre de cette même République, suggère à son interlocuteur à travers une question que la justice (hè dikaiosunè) pourrait bien être « l'excellence humaine (anthropeia aretè) » (République, I, 335c4). Et c'est pourquoi chaque mention de la justice dans le Ménon devra nous faire dresser l'oreille.

Mais c'est aussi celui qui, comme nous le voyons dans le Phédon, passe son dernier jour sur cette terre à montrer à ses amis fidèles qu'il est vain de vouloir chercher à démontrer « mathématiquement » les vérités les plus fondamentales pour la conduite de notre vie, que l'âme existe et qu'elle est immortelle notamment, mais que ceci ne doit pas nous faire devenir mysologues, nous faire douter du logos (voir note 3), de la raison, qui est en nous par don divin, et que, bien au contraire, c'est l'essence même du philo-sophos que d'accepter de construire sa vie sur le « beau risque (kalos kindunos)  » (Phédon, 114d6) que constitue cette croyance, car c'est en fin de compte, comme le montre toute la discussion, l'hypothèse la plus conforme justement à cette raison qui nous guide vers elle tout en laissant notre volonté libre de ne pas y adhérer.

Quelle histoire ?

Il est clair que les dialogues de Platon ne raconte pas des entretiens ayant effectivement eu lieu durant la vie de Socrate, mais sont des compositions philosophico-littéraires de Platon qui cherchent plus à être fidèles à l'esprit de Socrate qu'à la lettre de sa vie. Et je ne pense pas que Platon cherche même à être fidèle à la vraisemblance historique, à éviter d'éventuels anachronismes, dans le seul but d'être « historiquement » vraisemblable. Par contre, chaque fois que l'évocation de personnages ou d'événements historiques de notoriété publique en son temps lui facilite la tâche en lui évitant de s'attarder sur des détails de mise en scène ou de présentation d'interlocuteurs, il n'hésite pas à en profiter.

Dans le cas du Ménon, nous savons que, de son temps, Anytos était connu comme homme qui avait été influent dans la restauration de la démocratie après l'épisode des Trente, et comme celui qui avait fait condamner Socrate, et que Ménon l'était au moins par le récit de Xénophon. Faut-il aller plus loin et chercher les traces d'une éventuelle visite de Ménon à Athènes ? De traces, hors le dialogue de Platon, il n'y en a pas dans nos sources. Il ne nous reste donc que les conjectures, fondées sur des critères de vraisemblance. Ce qui est historiquement certain, c'est que l'expédition à laquelle prirent part et Xénophon et Ménon partit de Sardes, en Asie Mineure, au printemps 401 (soit environ deux ans avant la mort de Socrate), sous la conduite de Cyrus le Jeune (Anabase, I, 2, 1-5), que Xénophon avait alors rejoint cette armée à l'invitation de Proxène de Béotie (Anabase, III, 1, 1-8), mais que Ménon et son contingent de Thessaliens ne la rejoignit qu'un peut plus tard, à Colosses (Anabase, I, 2, 6). Ce que l'on sait aussi, c'est qu'avant de s'embarquer dans cette expédition, Xénophon fréquentait Socrate, et côtoyait donc sans doute Platon parmi les « disciples » du maître. Pour les hypothèses, maintenant : il n'est pas invraisemblable que Ménon, dans le cadre de la préparation de l'expédition que lui avait confié Aristippe, soit venu à Athènes, peut-être pour préparer la traversée de son contingent vers l'Asie Mineure. S'il a rejoint l'armée de Cyrus à Colosses, on peut en effet imaginer qu'il avait débarqué un peu plus tôt à Milet ou dans un autre port de cette région, et pourquoi pas en provenance d'Athènes, qui entretenait des relations étroites avec les colonies Ioniennes dont faisait partie Milet. Et il a effectivement pu rencontrer à cette occasion Xénophon, en partance pour la même destination, et donc pourquoi pas Socrate, voire même Platon, qui aurait pu ainsi se faire une opinion sur le personnage par lui-même. Mais il ne s'agit là, répétons-le, que de conjectures, qui n'apportent pas grand chose à la compréhension du dialogue imaginé par Platon. Et comme le but de ce dialogue n'est pas de nous informer sur l'histoire de Ménon, mais de nous faire réfléchir sur ce qui constitue l'aretè de l'homme, c'est sur le texte du dialogue lui-même qu'il vaut mieux nous pencher.


(1) Voir la section « Centre logique et centre matériel » de l'introduction aux tétralogies pour la place centrale de la mort de Socrate dans le plan d'ensemble des dialogues. (<==)

(2) Le mot grec logos, du fait de ses multiples sens, est au cœur du débat de Socrate et Platon avec les sophistes et les rhéteurs. C'est en effet ce même mot logos qui veut dire en grec « parole, discours » et « raison », mais « raison » aussi bien dans le sens de la faculté de raisonner que dans le sens mathématique de « rapport », et encore « parole divine, proverbe, argument, conversation, discussion, récit, fable », et aussi « raison profonde, fondement, jugement, opinion, compte, valeur, compte-rendu, explication », etc. On comprend mieux alors que des maîtres comme Gorgias, qui enseignaient l'art du discours (logos) persuasif aient pu croire qu'ils enseignaient à leurs élèves la raison (logos), et pourquoi Platon, qui voyait en le logos la partie la plus noble de notre âme, c'est-à-dire de nous-mêmes, celle qui nous met en relation avec l'intelligible pur, c'est-à-dire avec la transcendance, avec le « divin », ne se soit pas satisfait d'une conception aussi réductrice du logos et ait passé tant de temps à essayer de ramener le langage à son rôle d'outil au service de la pensée qui le transcende et les mots à leur rôle d'images de ce qu'ils désignent. (<==)

(3) Gorgias, 486a-b. Notez que le Gorgias occupe dans la seconde tétralogie, la même position que l'Apologie de Socrate dans la tétralogie suivante : dialogue central de la trilogie, c'est-à-dire dialogue situé au niveau de l'âme intermédiaire, du thumos, du « jugement » que chacun doit exercer dans sa propre vie. Calliclès aussi bien qu'Anytos « jugent » Socrate, le premier en pensée et en paroles seulement, le second en actes et par tribunal interposé. (<==)

(4) Ménon, 70b. Socrate ne dit pas explicitement que Ménon a été élève de Gorgias au sens propre du terme, c'est-à-dire qu'il a payé Gorgias pour ses leçons. C'est Aristippe, le « protecteur » de Ménon, qui est plus spécifiquement mentionné par Socrate comme ayant très probablement suivi l'enseignement de Gorgias (bien que, de lui non plus, il ne dise pas qu'il ait payé ces « cours » ; mais dans l'Apologie, 19e-20a, Socrate mentionne Gorgias parmi les « professeurs » qui faisaient payer leurs leçons). Et l'on peut penser que Ménon, le protégé d'Aristippe, a simplement profité des leçons que prenait son mentor. Quoi qu'il en soit, Socrate présente Ménon comme familier avec l'enseignement de Gorgias (voir, outre l'introduction, 73c, 76a-d, 95c et 96d), même s'il semble incapable par lui-même de tirer profit de cet enseignement dans la discussion et, en tout cas, de se souvenir d'une éventuelle définition de l'« excellence » que le « maître » aurait donnée. (<==)

(5) Sophiste, 241d. Pour le parallèle entre la condamnation à mort de Socrate par la foule athénienne et le « parricide » de Parménide par un seul Éléen, voir la section « Le procès de Socrate et le "parricide" de Parménide » de l'introduction aux tétralogies.(<==)

(6) Pour une présentation du rôle structurant de l'image de la ligne de la République (République, VI, 509d-511e) dans l'organisation en tétralogies des dialogues, voir la section « Le visible, l'intelligible, et l'âme au milieu » de l'introduction aux tétralogies. (<==)

(7) On pourra noter que, pour Platon dont le souci premier est l'homme (« Connais-toi toi-même »), et plus spécialement ce qui en constitue la « réalité » profonde, c'est-à-dire l'âme, les réalités visibles ne sont pas tant les choses matérielles qui nous constituent (notre corps) ou nous entourent (nos biens) que les actes que nous posons et dont la série construit notre être. La réalité dont il va être question dans cette tétralogie, c'est Socrate lui-même vu à travers son procès, qui est l'occasion pour lui de justifier sa vie et ses actes, et son choix de subir la peine légalement, quoique injustement, prescrite à son encontre par le tribunal de ses concitoyens plutôt que de s'échapper pour sauver sa vie. (<==)

(8) Voir en particulier Protagoras, 312a-b, où Hippocrate avoue à Socrate que, loin de vouloir devenir lui-même un sophiste, il ne cherche qu'une sorte de « culture générale », le genre d'éducation (paideia) « qui convient au particulier (idiotès, mot grec qui désigne initialement l'homme privé par opposition à l'homme public impliqué dans les affaires de la cité, puis de proche en proche le simple citoyen, le profane par opposition au spécialiste, et finalement l'ignorant, sens qui est conservé dans le mot français qui en dérive, « idiot »...) et à l'homme libre ». (<==)

(9) Pour les raisons que j'explique dans cette section, je ne traduis pas aretè dans ma traduction du Ménon, mais je laisse chaque fois ce mot dans la forme qu'il a dans le texte grec, forme qui, en grec, varie selon le nombre (singulier ou pluriel) et la fonction (sujet, complément d'objet, complément de nom, complément d'attribution) du terme, puisque le grec est une langue à déclinaisons. Pour ceux qui ne lisent pas le grec ancien, et à qui est principalement destinée ma traduction, je liste ici les différentes formes que peut prendre le mot aretè :

Cas Fonction Singulier Pluriel
nominatif sujet aretè aretai
accusatif complément d'objet aretèn aretas
génitif complément de nom aretès aretôn
datif complément d'attribution aretè(i) aretais

(le « i » entre parenthèses au datif singulier représente ce qu'en grec on appelle un « iota souscrit », c'est-à-dire un petit « iota » qui s'écrit sous le « hèta », rendu par un « è », et non pas après comme ici)
(<==)

(10) Voir comment Xénophon décrit lui-même son implication dans la campagne en Anabase, III, 1, 4-10. (<==)

(11) Anabase, II, 5, 28 et II, 5, 38. (<==)

(12) Anabase, II, 6, 16-20.(<==)

(13) Le mot ne figure que 4 fois dans l'ensemble des dialogues, dont trois fois dans des citations d'Homère (Banquet, 179b1, République, III, 389e8, Cratyle, 415a2). Son seul usage « natif » par Platon est en Timée, 70b3, dans la description « physiologique » de l'âme intermédiaire, le thumos, où il est question de « to tou thumou menos », l'ardeur du thumos, susceptible de « bouillir ». (<==)

(14) On peut déduire de ces informations que le dialogue supposé par Platon entre Socrate et Ménon chez Anytos est censé se passer entre le retour des démocrates à Athènes en 403 (auparavant, Ménon aurait été trop jeune) et le départ de Ménon pour l'expédition avec Cyrus, à la fin de l'hiver 401. D'une allusion aux mystères en 76e8-9, on peut penser que Platon entend situer l'entretien pendant l'une ou l'autre des fêtes liées aux Mystères d'Éleusis, qui se tenaient en février et en septembre. (<==)

(15) Les deux personnages sont des personnages historiques, dont bien évidemment Platon n'a pas choisi les noms. Mais, à partir du moment où l'on admet que les dialogues de Platon ne sont pas des comptes-rendus « journalistiques » d'entretiens réels de Socrate, mais des recréations artistiques et philosophiques de leur auteur, plus fidèle à l'esprit de son maître qu'à la « lettre » de sa vie, on doit bien admettre que Platon avait quelque liberté dans le choix des interlocuteurs qu'il donnait à Socrate, et que, dans un pays où les noms sont le plus souvent significatifs, le ou les sens possibles des noms des candidats pouvaient intervenir parmi les critères de choix. Platon n'avait certes pas la liberté de choisir le nom de l'accusateur de Socrate, mais il avait la liberté de le mettre en scène ou pas dans tel ou tel dialogue, et sur tel ou tel thème. (<==)

(16) « Nous risquons l'accusation, Ménon, moi aussi bien que toi, d'être en quelque sorte des hommes déficients (phauloi tines einai andres), et toi que Gorgias ne t'ait adéquatement instruit, et moi Prodicos  » (96d). On notera au passage que le phaulos aner, l'homme déficient, c'est exactement le contraire de l'homme doué d'aretè... (<==)

(17) Gorgias, 492e1, 499d7, 503c5, 504c9, e3, 506d3, d5, e1, 512d3, 517e8, 519c5, e8, 526a7, 527d2, e4, le monologue de Socrate commençant en 506c5. (<==)

(18) Pour qu'un tel enseignement passe pour produire l'aretè en l'homme, il faudrait (1) considérer que ce qui distingue l'homme des autres animaux, c'est son logos et que donc son excellence propre résulte du bon usage de ce logos, et (2) que ce logos se limite au legein, c'est-à-dire à l'usage de la parole. Tout le débat de Platon avec les rhéteurs tourne autour de ce problème, car Platon, et son Socrate, sont parfaitement prêts à accepter (1) mais ne peuvent admettre (2), comme je l'ai déjà signalé dans la note 2 sur les sens du mot logos. (<==)

(19) Cette position de Gorgias ne résistera pourtant pas aux questions de Socrate quand ce dernier demandera à son interlocuteur si la connaissance de la justice est un préalable à l'enseignement de la rhétorique, si elle est indifférente ou s'il peut l'enseigner à qui ne la posséderait pas déjà. C'est en effet cette dernière option que retient Gorgias (Gorgias, 459c-460a), se posant donc en professeur potentiel de justice (l'essence même de l'aretè de l'homme pour Socrate) et menant ainsi à la discussion qui provoquera l'intervention de Polos. En fait, en admettant qu'on puisse faire mauvais usage du logos qu'il enseigne, Gorgias admet implicitement que l'aretè de l'homme ne résulte pas d'un logos ainsi compris et réduit au simple usage plus ou moins efficace de la parole. Et c'est bien ce qui gène Polos et Calliclès !... (<==)

(20) Dans la théorie de la flatterie que Socrate développe pour Gorgias et Polos (Gorgias, 464b-465e), la justice qui est dite être à l'âme ce que la médecine est au corps n'est bien évidemment que la justice « punitive », et non la « vertu » de justice, bien que le mot utilisé (dikaiosunè) soit le même. Mais au début de son monologue pour Calliclès, avant l'introduction que nous venons de citer, Socrate reprend l'analogie corps-âme, pour affirmer que, si la santé est l'ordre du corps, la justice est l'ordre de l'âme (Gorgias, 504c-d). (<==)


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Première publication (en français) le 24 décembre 2000 ; dernière mise à jour le 6 juin 2009
© 2000, 2001 Bernard SUZANNE - Toute citation de ces pages doit inclure le nom de l'auteur et l'origine de la citation (y compris la date de dernière mise à jour). Toute copie de ces pages doit conserver le texte intact et laisser visible en totalité ce copyright.