© 2001 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 4 septembre 2005 |
Platon et ses dialogues :
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La soif de l'or
Ménon,
77a5-80d1
(Traduction Bernard SUZANNE, © 2001)
[77a] ...
SOCRATE.-- Mais va ! Maintenant, essaye toi aussi de tenir en retour la promesse que tu m'as faite, en disant d'aretès (1) dans sa totalité ce que c'est, (2) et de cesser de faire plusieurs choses à partir de l'un, comme disent en toute occasion ceux qui raillent les gens qui cassent quelque chose, mais, la laissant entière et intacte, dis ce qu'est aretèn (3). Mais tu as sûrement saisi les modèles (4) [77b] que je t'ai donnés ! (5)
MÉNON.-- Eh bien, à mon avis, Socrate, aretè est, comme dit le poète, (6) « se complaire dans les belles [choses] et être puissant » ; moi aussi, je dis qu'aretèn, c'est ça : désirant les belles [choses], être capable de se fournir. (7)
SOCRATE.-- Est-ce que tu dis aussi que celui qui désire les belles [choses] est quelqu'un qui désire les bonnes ? (8)
MÉNON.-- Au plus haut point, certes !
SOCRATE.-- Est-ce aussi en ce sens que certains êtres désirent les mauvaises [choses], et d'autres les [77c] bonnes ? Tous, excellent [homme], ne t'ont-ils pas l'air de désirer les bonnes ? (9)
MÉNON.-- Pas à moi, non.
SOCRATE.-- Alors certains, les mauvaises ?
MÉNON.-- Oui.
SOCRATE.-- Croyant que les mauvaises sont bonnes, dis-tu ? Ou, reconnaissant aussi qu'elles sont mauvaises, ils les désirent néanmoins ? (10)
MÉNON.-- Les deux, à mon avis.
SOCRATE.-- Est-ce vraiment ton avis que quelqu'un, Ménon, reconnaissant les [choses] mauvaises en tant qu'elles sont mauvaises, les désire néanmoins ?
MÉNON.-- Au plus haut point.
SOCRATE.-- Qu'appelles-tu « désirer » ? Que cela se produise pour lui ? (11)
MÉNON.-- Que ça se produise. Quoi donc [77d] d'autre ?
SOCRATE.-- Est-ce en pensant (12) que les mauvaises [choses] bénéficieraient (13) à celui pour qui ça se produirait, ou en reconnaissant des mauvaises [choses] que ça lèserait celui en qui ça serait présent ? (14)
MÉNON.-- Il y en a certains, en pensant que les mauvaises [choses] bénéficieraient, et il y en a d'autres, en reconnaissant que ça lèserait. (15)
SOCRATE.-- Et est-ce qu'ils t'ont l'air de reconnaître les [choses] mauvaises en tant qu'elles sont mauvaises, ceux qui pensent que les [choses] mauvaises bénéficient ? (16)
MÉNON.-- Ça, en tout cas, ça ne m'en a pas du tout l'air ! (17)
SOCRATE.-- Donc il est clair que ce n'est certainement pas les mauvaises [choses] qu'ils [77e] désirent, ceux qui les ignorent, mais celles qu'ils croyaient être bonnes, alors que celles-ci sont en fait mauvaises. De sorte que ceux qui les ignorent et croient qu'elles sont bonnes, il est clair qu'ils désirent les bonnes [choses], non ? (18)
MÉNON.-- Ils risquent fort, ceux-là, en effet.
SOCRATE.-- Mais quoi ? (19) Les personnes qui désirent effectivement les [choses] mauvaises, comme tu dis, toi, mais en pensant que les [choses] mauvaises lèseraient celui pour qui ça se produirait, reconnaissent, je suppose, qu'on sera lésé par elles ? (20)
MÉNON.-- [78a] Nécessairement. (21)
SOCRATE.-- Mais ceux-ci ne croient-ils pas que ceux qui sont lésés sont misérables pour autant qu'ils sont lésés ? (22)
MÉNON.-- Ça aussi, c'est nécessaire. (23)
SOCRATE.-- Et que les misérables sont malheureux ? (24)
MÉNON.-- Je crois en effet.
SOCRATE.-- Est-il donc qui que ce soit qui veuille être misérable et malheureux?
MÉNON.-- A mon avis, non, Socrate.
SOCRATE.-- Personne donc ne veut, Ménon, les [choses] mauvaises, si du moins il ne veut pas être tel. (25) Car qu'est-ce d'autre « être misérable », sinon désirer les [choses] mauvaises et les acquérir ? (26)
MÉNON.-- Tu risques fort [78b] de dire vrai, Socrate. Et personne ne veut les [choses] mauvaises. (27)
SOCRATE.-- Eh bien, juste à l'instant, ne disais-tu pas que l'aretè est : vouloir les bonnes [choses] et pouvoir ?
MÉNON.-- Je l'ai dit en effet. (28)
SOCRATE.-- Eh bien, de ce qui a été dit, le « vouloir » n'est-il pas à la portée de tous, et de ce côté-là du moins, l'un n'est en rien meilleur que l'autre ?
MÉNON.-- Il paraît.
SOCRATE.-- Mais alors il est clair que, si l'un est meilleur que l'autre, c'est probablement selon le « pouvoir » qu'il vaut mieux. (29)
MÉNON.-- Tout à fait.
SOCRATE.-- Ainsi donc c'est ça, à ce qu'il semble, selon ton propre dire, (30) aretè : [78c] le pouvoir de se fournir en bonnes [choses] !
MÉNON.-- Il m'a tout à fait l'air, Socrate, d'en être ainsi que toi, maintenant, tu le comprends. (31)
SOCRATE.-- Voyons (32) donc aussi ça, si tu dis vrai ; car il se pourrait que tu parles bien. (33) Tu dis qu'être comme ça pour se fournir en bonnes [choses], c'est aretèn ? (34)
MÉNON.-- Certes.
SOCRATE.-- Mais n'appelles-tu pas « bonnes » des choses comme ça : santé et richesse ?
MÉNON.-- Et je dis aussi acquérir pièces d'or et d'argent, et honneurs dans la cité et responsabilités. (35)
SOCRATE.-- N'y a-t-il pas d'autres choses que tu appelles « les bonnes [choses] », en dehors des choses de ce genre ? (36)
MÉNON.-- Non, mais [78d] je le dis de toutes les choses de ce genre.
SOCRATE.-- Soit ! Mais alors, se fournir en pièces d'or et d'argent, c'est aretè, à ce que dit Ménon, l'hôte héréditaire du Grand Roi !... (37) Adjoins-tu à cette fourniture (38) un « justement et dans le respect des dieux », (39) ou cela ne fait-il aucune différence pour toi, mais que si quelqu'un se fournit en ces choses injustement, pareillement, toi, tu appelles ça aretèn ?
MÉNON.-- Sans doute pas, Socrate !
SOCRATE.-- Mais vice ? (40)
MÉNON.-- Sans aucun doute ! (41)
SOCRATE.-- Il faut donc, à ce qu'il semble, qu'à cette fourniture, (42) justice ou modération ou [78e] respect des dieux s'adjoigne, ou quelque autre partie d'aretès ; car sinon, elle ne sera pas aretè, quand bien même elle fournirait les bonnes [choses]. (43)
MÉNON.-- Comment en effet, sans elles, deviendrait-elle aretè ? (44)
SOCRATE.-- Mais le fait de ne pas fournir de pièces d'or et d'argent, chaque fois que ce ne serait pas juste, ni pour soi-même, ni pour un autre, n'est-elle pas elle-même aretè aussi, cette absence de ressources ? (45)
MÉNON.-- Il y a apparence.
SOCRATE.-- Pas plus donc la fourniture de ces bonnes [choses] que l'absence de ressources ne serait aretè, mais, à ce qu'il semble, ce qui adviendrait selon la justice serait aretè, par contre, ce qui [adviendrait] [79a] sans toutes les choses de ce genre, vice ? (46)
MÉNON.-- J'ai l'impression qu'il en est nécessairement comme tu dis.
SOCRATE.-- Eh bien, chacune d'elles, peu auparavant, nous l'avons dite être une partie d'aretès, la justice et la modération et toutes les choses de ce genre ?
MÉNON.-- Oui.
SOCRATE.-- Et puis quoi, Ménon, tu te moques de moi ?!... (47)
MÉNON.-- Quoi donc, Socrate ?
SOCRATE.-- C'est que, de ce que je t'ai prié il y a un instant de ne pas briser ni mettre en pièces (48) l'aretèn, et donné des modèles selon lesquels il faudrait répondre, de cela, tu ne t'es pas soucié, mais tu me dis qu'aretè [79b] est « être comme ça pour se fournir en bonnes [choses] avec justice », (49) mais ça, tu dis que c'est une partie d'aretès !...
MÉNON.-- Certes.
SOCRATE.-- Eh bien, il résulte de ce sur quoi tu es tombé d'accord que faire ce qu'on fait avec une partie d'aretès, c'est ça aretèn ! La justice en effet, dis-tu, est une partie d'aretès, comme chacune de celles-là.
MÉNON.-- Eh bien, quoi donc ? (50)
SOCRATE.-- Je dis ceci : que, t'ayant prié de parler de l'aretèn en général, il s'en faut de beaucoup que tu me dises ce que c'est (51), mais tu dis que toute action est aretèn, pourvu du moins qu'elle soit faite avec une partie [79c] d'aretès, comme si tu avais dit ce qu'est aretè en général et que moi, dès lors, je la reconnaîtrai, quand bien même toi, tu la mets complètement en pièces (52) selon ses parties. Je te pose donc, revenant une fois encore au début (53), cette même question, ami Ménon : qu'est aretè, s'il est vrai que toute action selon une partie d'aretès soit aretè ? Car c'est dire ça, quand on dit que toute action selon la justice est aretè. Ou bien n'es-tu pas d'avis qu'on a de nouveau besoin de cette même question, mais penses-tu savoir, d'une partie quelconque d'aretès, ce que c'est, ne le sachant pas d'elle ?
MÉNON.-- Ce n'est pas mon impression.
SOCRATE.-- [79d] Si en effet tu te souviens, lorsque je t'ai répondu sur la schèmatos, nous avons en quelque sorte rejeté une telle réponse qui tente de répondre au moyen de choses qui sont encore objet de recherche et pas encore d'agrément. (54)
MÉNON.-- Et c'est pour sûr à bon droit que nous l'avons rejetée, Socrate.
SOCRATE.-- Eh bien donc, excellent [homme] (55), ne pense pas toi non plus, aretès tout entière étant encore objet de recherche, en répondant au moyen de ses parties, la rendre claire, elle, à quiconque, ou quoi que ce soit d'autre en parlant de cette même [79e] façon ; mais on aura de nouveau besoin de cette même question : d'aretès qui est quoi dis-tu ce que tu dis ?... Ou bien t'ai-je l'air de parler pour rien ?
MÉNON.-- Tu me donnes, à moi, l'impression de parler droitement.
SOCRATE.-- Réponds donc en revenant une fois encore au début : que dis-tu qu'est aretèn, toi, et aussi ton compagnon ? (56)
MÉNON.-- Socrate, j'avais entendu dire, avant même de te rencontrer, [80a] que tu ne fais rien d'autre que de te mettre toi-même dans l'embarras, et faire tomber les autres dans l'embarras. (57) Et à présent, c'est en tout cas l'impression que tu me donnes, tu m'ensorcelles et me drogues et tout simplement m'enchantes (58), au point que je suis parvenu au comble de l'embarras. (59) Et tu me donnes tout à fait l'impression, s'il faut aussi se moquer un peu, d'être très semblable, par l'aspect (60) et le reste, à cette large et plate engourdisseuse marine. (61) Car aussi bien celle-ci fait être engourdi à chaque fois qui s'approche et la touche, et toi, tu me donnes l'impression de m'avoir maintenant fait quelque chose de pareil. Car en vérité, moi, aussi bien [80b] de l'âme que de la bouche, je suis engourdi, et je n'ai rien que je puisse te répondre. Et pourtant, des myriades de fois pour sûr, sur aretès, j'ai tenu des discours abondants devant de nombreuses personnes, et avec beaucoup de bonheur, c'est du moins mon impression ! Mais maintenant, je ne puis pas du tout dire ce que c'est. Et tu me donnes l'impression (62) d'avoir fait un heureux choix (63) en ne voulant pas lever l'ancre d'ici même (64), ni t'absenter de chez toi : car si, étranger dans une autre ville, tu faisais ça, avant peu, tu serais conduit au tribunal comme sorcier. (65)
SOCRATE.-- Tu sais tout faire (66), Ménon, et peu s'en faut que tu m'aies complètement abusé !
MÉNON.-- Mais pourquoi exactement, Socrate ?
SOCRATE.-- [80c] Je sais pourquoi tu as donné de moi une image !
MÉNON.-- Eh bien, à quoi penses-tu ?
SOCRATE.-- Pour qu'en retour, je donne une image de toi ! Car moi, je sais ceci de tous ceux qui sont beaux, qu'ils prennent plaisir à être dépeints en images. En effet, ça les avantage : belles en effet, je suppose, sont aussi les images de ce qui est beau. (67) Mais je ne ferai pas d'image de toi en retour. Quant à moi, si l'engourdisseuse (68), c'est en étant elle-même engourdie qu'elle fait aussi être engourdis les autres, je lui ressemble ; sinon, non. Car ce n'est pas en étant plein de ressources (69) moi-même que je fais être les autres dans l'embarras, mais c'est en étant plus que tout dans l'embarras moi-même que je fais aussi être les autres [80d] dans l'embarras.
(1) Pour les raisons qui me conduisent à ne pas traduire aretè et le sens de ce mot, voir l'introduction générale au Ménon. (<==)
(2) Le grec
est « kata holou eipôn aretès peri ho
ti estin »,
mot à mot : « ayant en vue la totalité dire
au sujet d'aretès quoi est ». Sur l'expression ho
ti estin,
voir la note 17 sur 71b3-4
et la note 18 sur 74c5-6.
La formulation utilisée ici introduit une autre expression, qui fera
fortune chez Aristote, « kata holou ». C'est
la seule utilisation de cette expression dans tous les dialogues. On trouve
les formes légèrement
différentes, avec kata et l'accusatif holon au lieu
du génitif holou employé ici, en République,
III, 392d9 (où Socrate dit que, pour mieux faire comprendre sa
critique des poètes, il ne va pas traiter le problème kata
holon,
« selon la totalité », c'est-à-dire « en
général »,
mais en « prenant une partie », c'est-à-dire,
sur des exemples) ;
en Parménide,
138e6-7 (kata holon) et 144e9
(kata to holon), dans les discussions de Parménide sur l'un
en rapport avec les concepts de tout et de parties ; et en Timée,
40a7 (où il est question de l'univers créé de manière
à être « kosmon... kath' holon », c'est-à-dire,
« ordonné dans sa totalité ») et 55e7
( pour parler d'un des triangles élémentaires qui est « plus
stable kata merè kai kath' holon », c'est-à-dire
« selon la partie et selon le tout »). Mais dans aucun de
ces autres emplois, l'expression n'a la connotation quasi « technique » qu'elle
a ici, anticipant le sens qu'elle prendra chez Aristote, sous la forme agrégée
en un seul mot, katholou, qui deviendra pour lui le terme de choix
pour désigner
l'« universel » par opposition au particulier (et qui est à la
racine du mot français « catholique », qui voulait initialement
caractériser l'Église en tant qu'« universelle »).
Puisqu'on est peut-être ici au lieu de naissance d'une expression destinée
à faire fortune en philosophie, il peut être intéressant
d'y regarder d'un peu plus près. La préposition kata en
grec implique une idée générale de mouvement de descente
de haut en bas. Avec le génitif, elle peut s'appliquer au point de
départ
(« du haut de »), au point d'arrivée (« sur, au
fond de, dans ») ou la direction, le but (« en vue de, à l'égard
de, contre »). L'idée est donc soit que, du haut de la multitude
« empilée » des exemples d'aretai accumulés,
il faut maintenant « redescendre » vers l'unité qui
leur est commune, soit qu'il faut avoir en vue l'ensemble de ces exemples
pour arriver à
en dégager l'élément commun, les deux se rejoignant
en fait. Ce qui est important ici, c'est que ce travail d'« universalisation »,
de « généralisation », ne peut se faire que lorsque
l'on a à sa disposition un « tout » suffisamment clairement appréhendé.
On voit donc que tout le travail préalable d'« inventaire » d'aretai
distinguées selon l'agent (homme, femme, enfant, vieillard, etc.) et
selon l'action (dans les relation sociales, dans le combat, dans l'usage de
ses biens, etc.), loin d'être des « erreurs de tir » de la part
de Ménon, constitue une étape préalable nécessaire
à la « généralisation » qui doit suivre, et
que ce que nous avons qualifié de « pièges » de Socrate
(voir
note 45 sur 73a7-9)
était aussi pour lui un moyen d'amener Ménon à faire un
« tour » suffisant de la question pour pouvoir ensuite en arriver à
l'étape de « généralisation ». Dans la mesure
où
Socrate reproche à Ménon de ne pas prendre la peine de chercher
à savoir s'il met sous le mot aretè la même chose
que lui, il est normal que, lorsqu'il voit que Ménon n'a pas suffisamment
de « recul » pour généraliser du premier
coup, il le sonde pour avoir une vision « en extension » du genre de choses
qu'il associe
à aretè. Et que Ménon, qui n'a que 18 ans environ,
ne soit pas encore capable d'arriver à un niveau de « généralité »
suffisant tout de suite sur un sujet pareil n'a rien de surprenant. Et n'oublions
surtout pas que l'objectif de Platon, en organisant les ressorts dramatiques
de ses dialogues, n'est pas de nous donner les réponses, mais de nous
montrer le chemin pour que nous trouvions nous-mêmes nos réponses.
(<==)
(3) Cette fois, la formulation est « easas holèn kai hugiè eipe ti estin aretè » : on y retouve holèn, autre forme de holos, qu'on trouvait déjà dans kata holou, utilisé maintenant pour qualifier directement aretè, et traduit ici par « entière ». Mais dans cette reformulation, Socrate ajoute le qualificatif hugiè, dont le sens premier est « sain (hugieia, c'est la santé, d'où vient le mot français « hygiène »), traduit par « intacte ». L'idée de toute cette seconde partie de la phrase de Socrate, qui parle de l'un et du multiple, c'est qu'il n'attend pas de Ménon qu'il choisisse un morceau de la collection amassée dans la recherche antérieure pour en faire à lui seul l'aretè, comme il aurait trop tendance à le faire en se focalisant sur le cas de l'homme en situation de commandement, mais qu'il considère bien que chacune des choses qui ont été listées jusqu'ici sont bien des « morceaux » de l'aretè une que l'on cherche et que la formulation que va proposer Ménon doit leur convenir à toutes en les laissant ce qu'elles sont (l'idée de « santé »). (<==)
(4) Le mot traduit par « modèles » est paradeigmata, dont vient le mot français « paradigme ». Platon utilise ce terme en particulier pour qualifier l'objet de la recherche entreprise dans la République, à la fois par rapport à l'homme juste et à la cité juste (République, V, 472c-e, où le mot revient trois fois, en 472c4, 472d5 et 472d9), mais aussi, dans le mythe d'Er, à la fin du même ouvrage, pour qualifier les « modèles » de vie parmi lesquels les âmes ont à choisir (République, X, 617d-618a, où le mot apparaît deux fois, en 617d5 et en 618a1). Ici, il concerne les « exemples » que vient de donner Socrate sur schèma et couleur. (<==)
(5) Il est regrettable que la plupart des traducteurs affadissent cette remarque finale de Socrate, qui constitue une phrase distincte (« Ta de ge paradeigmata par' emou eilèphas »), sans doute ironique de la part de Socrate, et dont ils font le plus souvent une partie de la phrase précédente, elle-même coupée en deux pour plus de « légèreté ». Ainsi A. Croiset, Budé : « laisse-la intacte et entière, suivant les exemples que je t'ai donnés » (traduction qui fait de Socrate le sujet du verbe, qui passe de la seconde à la première personne, en inversant le sens, « donner » au lieu de « saisir », et dans laquelle le « ti estin aretè » qui précède a complètement disparu, sans doute pace qu'il est redondant avec le « aretès peri ho ti estin » !...) ; É. Chambry, Garnier, « ...explique-moi ce qu'elle est, suivant les exemples que je t'ai donnés » (même remarque que sur la précédent traduction en ce qui concerne le sujet et le verbe) ; L. Robin, Pléiade, « or, c'est de quoi tu as reçu de moi les modèles » ; B. Piettre, Nathan, « ...et dis-moi ce qu'est la vertu, en t'inspirant des modèles de définition que je t'ai donnés » (traduction qui, elle aussi, inverse le sujet et le verbe et de plus ajoute les mots « de définition » qui ne sont pas dans le grec !...) ; G. Kévorkian, Ellipses, « Les modèles à suivre, je te les ai donnés » (encore la même inversion du sujet et du verbe) ; J. Cazeaux, Poche, « les exemples, c'est chez moi que tu les a déjà recueillis ». Certes, le sens général est respecté, mais toute la « dramaturgie » du dialogue, l'humour, l'ironie, qui sont si importants pour mieux cerner les personnages, et donc mieux comprendre le dialogue, sont perdus. Il est vrai que, pour ces traducteurs, tout cela est probablement secondaire et que seul semble compter le déroulement du « raisonnement » de Socrate en quête d'une « définition » de la vertu !... Certes, le grec de Platon ne connaissait pas la ponctuation et n'avait donc pas de point d'exclamation, et les particules dont le grec est friand (ici « de ge » en début de phrase) peuvent avoir des sens multiples souvent presque opposés ; mais le sens donné par le dictionnaire Bailly à « de ge » ainsi enchaînés est bien « mais certes, mais sûrement, mais bien sûr ! », et le verbe lambanein, dont eilèphas est la seconde personne du singulier parfait indicatif actif, veut dire « prendre dans ses mains, saisir », ou encore « recevoir », et au sens figuré, « saisir, comprendre ». (<==)
(6) Ménon ne nomme pas le poète qu'il cite, et l'auteur de ce vers nous est inconnu. Remarquons au passage que citer un poète est pour Ménon une nouvelle manière de ne pas s'engager personnellement, ou au moins de se retrancher derrière une « autorité », et que, ce faisant, il confirme sa préférence pour l'exemple « tragique » à la Gorgias donné par Socrate, plutôt que pour l'exemple « géométrique ». Par contre, puisqu'il cite un poète, on ne voit pas trop pourquoi il n'a pas sorti cette formule plus tôt, si c'est vraiment sa conception de l'aretè, puisqu'il ne fait que réciter un vers connu par cœur, ni ce qui a pu, dans la discussion qui a précédé, lui rappeler ce vers s'il n'y avait pas pensé auparavant. (<==)
(7) Le vers
cité est en grec : « chairein te kaloisi kai dunasthai » ;
la reformulation par Ménon est : « epithumounta tôn
kalôn dunaton einai porizesthai ». Cette reformulation fait subir
plusieurs transformations à la formule dont elle part, formule qui d'ailleurs,
sortie de son contexte, ne nous permet même pas de savoir si le poète
l'entendait de l'aretè, ou de quoi il parlait vraiment :
- le poète juxtapose deux propositions, « se complaire dans les belles
choses (chairein kaloisi) » et « être
puissant (dunasthai) »,
sans établir de lien entre les deux. Le verbe dunasthai, qui
veut dire de manière générale « pouvoir », veut dire,
employé absolument comme ici, « être puissant », sans
que le poète suggère, comme le fait Ménon dans sa reformulation,
en remplaçant deux infinitifs (charein et dunasthai)
liés
par « te... kai (« et ») » par un participe présent
au premier membre (epithumounta) qui fait presque de ce premier membre
un complément d'objet du second membre, auquel il a ajouté le
verbe porizesthai, que cette « puissance » soit celle de se procurer
les « belles choses » dont parle la première
partie de la citation. On pourrait presque traduire la reformulation de
Ménon par « être
capable de se procurer les belles choses qu'on désire », que rien
n'interdit de comprendre comme une incitation au vol, alors qu'on pourrait
aussi bien reformuler le vers du poète, faute d'un contexte suffisant
pour savoir ce qu'il veut vraiment dire, sous la forme « avoir du goût
et du pouvoir », et voir dans le pouvoir dont il parle celui de faire
des belles choses pour les autres, plutôt que de se les procurer
pour soi, comme l'implique la reformulation de Ménon qui utilise
un verbe (porizesthai) au moyen (mode « réflexif »
du grec indiquant que l'on fait « pour soi »).
- le dunasthai du poète, qui décrivait un « pouvoir »
indéfini, laissant peut-être simplement entendre que l'on ne
pouvait « exceller » (si tant est que la formule ait eu en vue l'aretè)
que pour autant que l'on soit « capable » d'agir (celui qui ne fait
rien ne peut être « bon »), est donc précisé par
Ménon et devient un dunaton einai, « être
capable », et être capable de quoi ? de porizesthai,
d'un verbe, porizein,
formé sur la racine poros, « passage, chemin », qu'on
a rencontrée quand il était question d'aporia, d'« embarras »,
en 72a2 et en 75c6
(voir note 39 sur ce passage), et qui veut
dire au sens premier « ouvrir un chemin, donner passage », et par dérivation
« transmettre, procurer, fournir ». Ce n'est pas trop solliciter cette
reformulation que de lui faire dire qu'au delà de la capacité
à « se fournir », au sens le plus matériel
de l'expression (cette traduction de porizesthai a l'avantage sur
une traduction par « se les procurer » de ne pas obliger à ajouter
en français
un pronom « les » qui n'est pas dans le grec, et elle donne en plus
à la formule un tour plus cynique qui va bien avec le personnage de
Ménon),
l'idéal de Ménon, c'est aussi d'être capable de se trouver
un chemin, de ne jamais être dans l'embarras, dans l'« aporie »,
de toujours arriver à « s'en sortir » de belle manière !
Une telle formule ne manque pas de saveur quand on sait quel « chemin »
a fini par trouver Ménon, celui de la mort loin de son pays malgré
ses manigances destinées à lui acquérir la faveur de celui
qu'il combattait un moment auparavant, et quel chemin il n'a pas été
capable de trouver, au contraire de Xénophon, la route du retour à
Larissa pour lui et les hommes qui lui avaient été confiés,
cette « route de Larissa » dont il sera question plus loin... (voir
97a-b)
- là où le poète parle de chairein, employant
un verbe qui veut dire « se réjouir, être joyeux,
aimer à »
(dont la forme à l'impératif chaire servait de salutation
habituelle entre personnes ou dans le courrier), Ménon parle d'epithumein,
« désirer », employant un verbe de même
racine que le mot
epithumiai, « désirs, passions », qui sert à Platon
dans la République pour désigner la partie la moins
« noble » de l'âme, celle qui est en relation
avec les besoins corporels comme la faim, la soif, l'appétit sexuel,
etc., celle qui a le plus de chance d'entrer en conflit avec le logos,
et dont tout notre problème
est de parvenir à la maintenir à sa juste place. Bref, là
où le chairein du poète décrit un sentiment de
tout l'individu, logos compris, qui peut s'appliquer aussi bien à des
plaisirs intellectuels qu'à des plaisirs plus corporels, et aussi à
des « joies » gratuites qui ne sont pas nécessairement
le résultat
de la satisfaction de désirs préexistants ou de besoins corporels,
l'epithumein de Ménon nous ramène aux « tripes »
et aux passions.
- la seule chose que Ménon n'a pas changée dans la formule
du poète,
c'est la référence aux kala, les belles choses (sous
la forme du datif pluriel kaloisi chez le poète, et du génitif
pluriel kalôn chez Ménon). Mais ce neutre pluriel d'un
adjectif substantivé sans référence à rien (« les
belles », sous-entendu « choses », ce qui explique que le mot « choses »
soit entre crochets dans ma traduction) est tellement vague qu'on peut mettre
à peu près ce qu'on veut derrière, comme va bientôt
le montrer Socrate, et déplace en fait le problème de la recherche
de l'aretè à la recherche du beau (qui occupe tout
l'Hippias
Majeur et renvoie au discours de Diotime dans le Banquet)...
Il n'est pas sûr qu'en tirant de son chapeau cette citation sortie de
tout contexte, Ménon ait suivi les exemples que lui donnait Socrate un
moment auparavant et ait tiré profit de la discussion qui a précédé,
mais il est sûr que, dans la discussion au moins, sinon dans la vie, il
trouve toujours un « chemin » pour s'en sortir « élégamment » !...
(<==)
(8) Socrate substitue ici le bon (agathos) au beau (kalos), deux qualités qui se trouvent associées dans la formule traditionnelle « kalos kagathos » (« bel et bon ») qui était courante pour caractériser un homme pourvu d'aretè, et que l'on trouvera en 92e4 dans la bouche d'Anytos (l'expression revient 4 fois, deux fois dans la bouche d'Anytos, et deux fois dans celle de Socrate, entre 92e4 et 93c7 : 92e4, 92e7, 93a3, 93c7), et de nouveau dans celle de Socrate en 95a7, 96b2 et 96b5-6, toujours dans le sens d'« honnête homme », de « gens de bien ». Pour la plupart des grecs de ce temps, la bonté était inséparable d'une certaine beauté, non seulement morale, mais sans doute encore physique (ce qui peut expliquer en partie les problèmes de Socrate, qui, avec son nez camus et son visage aplati, n'était pas physiquement « beau » !...) On pourrait dire que, pour le Socrate de Platon du moins, ces deux qualités sont associées en ce sens que le beau est de l'ordre de la « cause », en ce qu'il met en branle notre eros, notre « désir » (au sens le plus noble), et nous pousse à agir (c'est tout le sens du discours de Diotime dans le Banquet), alors que le bon est de l'ordre de la « fin », en ce qu'il décrit le résultat, le « bénéfice » (mot qui étymologiquement, veut dire « le bien fait ») pour nous de l'action suscitée par le beau (le « bien au delà de l'être » de la République (cf. République, VI, 509b6-10), qui est le « soleil » qui éclaire tout et vers lequel nous devons nous « élever » en sortant de la caverne (cf. République, VII, 514a, sq), et au retour, conduire les autres). C'est en ce sens qu'en Hippias Majeur, 296e9-297a1, Socrate suggère à Hippias que « le beau est cause du bien (tou agathou aition estin to kalon) ». Tout le problème est alors, une fois encore, de savoir quel est le vrai beau (toute la discussion justement de l'Hippias majeur) et vers quel vrai bien nous devons aller (l'objet de la recherche suggérée par le « connais-toi toi-même » et sous-jacente à tous les dialogues). (<==)
(9) Le mot grec
traduit par « des bonnes [choses] » est tôn agathôn
(génitif neutre pluriel de agathos, avec l'article), auquel s'oppose
tôn kakôn (génitif neutre pluriel de kakos,
avec l'article), « des mauvaises [choses] ». L'adjectif agathos
veut dire « bon », et ainsi utilisé au neutre pluriel avec article,
il désigne les bonnes choses, le mot « choses » étant
sous-entendu. C'est le même mot, substantivé au neutre singulier
avec l'article, sous la forme to agathon, « le bon », c'est-à-dire
« ce qui est bon », qui est en général traduit par « le
bien ». De même, to kakon au singulier, c'est « ce qui
est mauvais », « le mal ». Mais traduire ici, comme le font certains
(M. Canto-Sperber, GF Flammarion ; B. Piettre, Nathan), ces neutres pluriels
par des singuliers, « le mal » et « le bien », c'est aller un
peu vite en besogne. Les hommes ne désirent pas (ou ne fuient pas) une
abstraction, mais de multiples choses, occasions, actions, qu'ils jugent bonnes
ou mauvaises. Le processus qui permet de remonter de cette multitude de « choses »
qui ne sont elles-mêmes que des « moyens » en vue d'une fin qui
reste à déterminer, ce « bien » suprême; est un
long processus que tous ne mènent pas à terme (voir, à
propos du processus parallèle par rapport au « beau », le discours
de Diotime dans le Banquet, ou encore, sous forme analogique, l'allégorie
de la caverne dans la République). Ménon n'est pas
homme à s'intéresser au « bien » dans l'abstrait, mais
à des choses qu'il juge bonnes ou mauvaises, et tout le malentendu de
sa discussion avec Socrate est justement que l'on ne précise jamais quelles
sont ces « choses » que l'un et l'autre ont dans la tête, et qui
ne sont sûrement pas les mêmes pour l'un et l'autre.
Ici, la formulation de Socrate est pour l'instant on ne peut plus générale,
et absolument pas limitée aux hommes : le grec traduit par « certains
êtres » est « ontôn tinôn », mot
à mot « certains étants » ; et on ne précise
pas non plus en quoi ni pour qui ces « choses » sont qualifiées
de « bonnes » ou « mauvaises ». Certaines de ces questions vont s'expliciter
dans la suite, et toute la discussion qui va suivre jusqu'en 78b2 doit être
analysée avec la plus grande attention, si l'on veut bien comprendre
où veut en venir Socrate et ce qu'il essaye de faire comprendre à
Ménon, et surtout à nous lecteurs. En effet, cette section du
dialogue développe un principe attribué à Socrate et
souvent reformulé sous la forme « nul ne fait volontairement le mal »,
qui est généralement mal compris et trop vite transformé
en un « paradoxe » attribué à une certaine
naïveté,
ou un optimisme béat, de la part de Socrate, plus facile ainsi à
critiquer. Or justement, cette incompréhension vient du fait que l'on
« arrange » la traduction (par exemple en passant de « choses mauvaises »
au « mal ») pour faire dire au texte ce que l'on a envie d'entendre
plutôt que de chercher à comprendre ce qu'il dit, parce qu'on
attend du texte des « doctrines » à critiquer,
pas des questions destinées
à faire penser, et surtout que l'on est trop pressé de lever
des ambiguïtés qui sont probablement voulues par Platon pour nous
forcer
à réfléchir, en les remplaçant par des « principes »
et des « dogmes » que l'on attribue à Platon,
ou à Socrate,
pour se dépêcher ensuite d'en venir à des considérations
historiques de filiation de « doctrines » qui dispensent d'avoir à
s'impliquer personnellement dans des recherches autrement engageantes.
La question sur laquelle devra porter notre attention dans la lecture de cette
section est de savoir de quelles choses mauvaises on parle, par rapport à
quels critères elles sont jugées mauvaises et surtout, pour
qui elles sont mauvaises. Car ce que cherche à suggérer
le Socrate de Platon ici, comme on va le voir en suivant le texte de près,
ce n'est pas que nul ne fait quelque chose qui serait mal au regard de conventions
qui peuvent changer selon le lieu et le temps, ou quelque chose dont il saurait
que c'est mauvais pour celui qui subit, mais dont il penserait, à
tort ou à raison, que c'est bon pour lui, mais que nul ne fait
quelque chose dont il a la certitude que c'est mauvais pour lui-même,
et mauvais d'un mal ultime qui ne peut en rien être considéré
comme un moyen en vue d'un plus grand bien. En d'autres termes, chacun cherche
ce qu'il croit être son bien, et n'accepte ce qui pourrait
passer pour des maux pour lui que pour autant que ce sont des moyens
en vue d'un plus grand bien pour lui. Le Socrate de Platon sait
parfaitement qu'il ne suffit pas de dire à quelqu'un que c'est mal
de voler ou de tuer pour qu'il ne tue pas ou ne vole pas, en particulier
dans une situation ou il aurait le certitude de l'impunité et l'assurance
que le produit de son crime lui permette de vivre le reste de sa vie dans
le plaisir et le bonheur. Ce qu'il suggère, et qui est sans doute
vrai, et absolument pas un « paradoxe », c'est que nul n'est volontairement
l'artisan de ce qu'il saurait, d'une certitude « mathématique »
et inébranlable,
être son propre malheur irrémédiable et définitif.
C'est en ce sens qu'on peut dire que le bien est un archèn anupotheton,
un « principe non hypothétisé », selon
la formule qu'utilise Platon dans l'analogie
de la ligne, et qui, comme je le suggère dans les notes 21 et 50 à ma traduction de ce texte, s'applique sans aucun doute à
l'idée du bien : personne ne raisonne ainsi : « si
je veux mon bien/bonheur, alors je dois faire ci, si je veux mon
malheur, alors je ferai ça », mais toujours ainsi :
« entre ci et ça, qu'est-ce qui est meilleur pour moi,
et c'est cela que je ferai », le seul problème étant
que l'on peut se tromper sur ce qui constitue son vrai bien. Mais
ce principe, plutôt que
de nous l'asséner d'un coup comme une vérité toute faite,
Platon veut justement nous le faire découvrir nous-mêmes et nous
le faire dégager progressivement de toutes les formulations voisines
et qu'il sait, elles, erronées, avec lesquelles il pourrait facilement
se confondre. Et, pour ce faire, il cisèle soigneusement les phrases
du dialogue, qui restent pour la plupart délibérément
ambiguës jusqu'à un certain point, pour nous forcer à lever
nous-mêmes,
chacun pour soi, ces ambiguïtés et, ce faisant, à mieux
nous approprier la vérité qu'il veut nous faire découvrir.
Car au bout du compte, c'est la prise de conscience de cette vérité
que chacun recherche son bonheur qui justifie le « connais-toi toi-même »,
c'est-à-dire, « cherche à découvrir ce qui
constitue effectivement ton vrai bonheur, ce qui devrait être l'objectif
de toutes tes actions, pour que tes actes, et pas seulement tes paroles, conduisent
effectivement à ce que tu veux vraiment, c'est-à-dire ton propre
bonheur ». Car le plus grand danger pour l'homme, libre dans ses actes et
qui doit arbitrer entre raison et passions, c'est de se tromper de cible et
de prendre pour le bonheur ce qui n'est qu'une illusion de bonheur et cache
un malheur pour lui.
Revenant au texte de Platon, notons pour finir qu'au moment où Socrate
introduit le bon/bien (agathon), il utilise, pour s'adresser à
Ménon, non plus l'habituel ô Menôn, mais un ôriste,
contraction de ô ariste, dans lequel on retrouve la forme ariste
qui est le superlatif d'agathos. (<==)
(10) Le verbe
grec traduit ici et dans la suite de cette discussion par « reconnaître »
(ici, « reconnaissant ») est gignôskein (ici, « gignôskontes »).
Sur le sens de ce verbe, que l'on retrouve dans la formule souvent citée
par Socrate « gnôthi sauton » (« connais-toi toi-même »,
que l'on pourrait plus justement traduire par « apprends à te connaître
toi-même »), voir la note 18 sur
la traduction de 71b5. On pourrait encore traduire
par « ayant appris à connaître », ou « se rendant compte ».
Ce qui est important, c'est de bien voir que Socrate ne fait pas référence
à une simple connaissance « théorique », à un savoir
purement « intellectuel », mais bien à une connaissance résultant
de la pratique et de l'expérience. Il n'envisage pas ici le cas de l'enfant
qui n'a jamais vu de feu, à qui l'on dit « ne touche pas, ça
brûle », et qui touche quand même, mais celui de qui s'est déjà
brûlé et met néanmoins la main sur un tison brûlant.
Le « re- » de « reconnaissant », tout comme le redoublement
« gig » et le suffixe « -skein » de gignôskein
en grec, traduisent cette répétition dans le processus d'acquisition
de la connaissance dont il est question.
La première source d'ambiguïté qui est ici envisagée
par rapport à l'hypothèse que semble admettre Ménon selon
laquelle quelqu'un peut délibérément vouloir une chose
« mauvaise », est celle de savoir s'il la reconnaît lui-même
pour mauvaise. On n'en est pas encore ici à savoir si elle est « objectivement »
mauvaise (et de quelle « objectivité » ?!...), ni pour qui,
de lui ou d'un autre qui subirait les effets de son action, elle serait « mauvaise ».
(<==)
(11) L'hypothèse
qu'envisage ici Socrate et que va éliminer Ménon, c'est celle
où le « désir », l'epithumein en resterait à
l'état de désir non concrétisé, précisément
parce que le sujet sait que ce qu'il désire est mauvais : je peux
« désirer » la Ferrari de mon patron sans pour autant la lui
voler, sachant que c'est « mal » de voler, ou « désirer »
manger à longueur de journée des friandises qui sont dans mon
placard, et ne pas passer à l'acte, sachant que c'est « mauvais »
pour ma santé. Et pourtant le désir est bien réel. Socrate
veut donc s'assurer que, quand Ménon dit qu'on peut désirer des
mauvaises choses, il veut bien dire que celui qui les désire veut que,
sauf empêchement indépendant de sa volonté, ces choses se
concrétisent pour lui (« genesthai autô(i) »), pas
seulement qu'il en reste à un simple désir que sa raison saura
l'empêcher de réaliser. Mais ce genre de subtilités n'est
sans doute pas de l'âge de Ménon, ni dans son caractère :
pour lui, comme le montre la surprise qui transparaît dans sa réponse,
tout « désir » est là pour être satisfait...
Notons d'ailleurs que cette formulation, « genesthai autô(i) »,
est elle-même ambiguë, puisque, n'ayant pas précisé
de quelle « chose » on parlait, on ne peut savoir si ce qui est désiré
concerne le sujet désirant (par exemple gagner à la loterie,
se régaler d'un festin de roi) ou un autre (par exemple, tuer le roi
pour
épouser la reine et devenir roi à sa place, comme Gygès
dans l'histoire racontée en République,
II, 359b-360b). Le verbe gignesthai, dont genesthai est
l'infinitif aoriste, veut dire entre autres « se produire, avoir lieu »,
et le pronom
autô(i) peut se lire de deux manières selon l'esprit
qu'on lui suppose (et rappelons-nous que, du temps de Platon, on n'écrivait
pas les accents ni les esprits) : soit, si l'on suppose un esprit doux
(autô(i)), ce que font tous les manuscrits, comme un simple
pronom de la troisième personne, « à lui/pour lui/à son
bénéfice »,
soit, si l'on suppose un esprit rude (hautô(i), forme contracte
de heautô(i)), comme un pronom réfléchi, « à
lui-même, à soi-même ». Bref, on peut comprendre aussi
bien « que les choses se produisent pour lui comme il le souhaite »,
« que les événements tournent en sa faveur selon son
désir »,
en un sens qui reste ouvert sur le fait que ces événements puissent
impliquer des tiers et que l'aspect « mauvais » de ces événements
les concerne, eux, plutôt que le sujet désirant (par exemple
la mort, pour le roi dont le sujet désirant la souhaite, et qui « se
produit pour lui » par ses entreprises et pour son bénéfice,
selon son désir), que « que ce qu'il désire lui
arrive à
lui-même », avec l'idée que la chose désirée
advient au sujet désirant lui-même. (<==)
(12) « Pensant » traduit le grec hègoumenos, participe présent du verbe hègeisthai, verbe qui a un double sens : au sens premier, il signifie « marcher devant », c'est-à-dire « conduire, guider, diriger », et de là « commander, gouverner » (on retrouve ce sens dans le mot français « hégémonie », qui en dérive via le substantif hègemonia, « action de marcher devant, de conduire, direction, autorité, pouvoir ») ; mais, après Homère, il en vient à signifier « penser, croire », sens qu'il a ici. C'est la première apparition de ce verbe dans le dialogue, et on va le retrouver quatre fois à quelques lignes d'intervalle (77d1, 77d3, 77d5, 77e6). Dans la suite du dialogue, il réapparaît le plus souvent dans son sens premier de « conduire », dans toutes les acceptions de ce mot, y compris le sens le plus matériel lorsqu'il s'agira du guide qui conduit à Larissa (97a9-b3) (cf. note 30 à la traduction de l'expérience avec l'esclave et aussi note 9 à la traduction de la section finale). Mais, si nous examinons de plus près l'utilisation qui en est faite ici, on verra qu'on n'est pas loin de ce sens de « (se) conduire » (noter que le verbe hègeisthai est un moyen, voie dont le sens normal est réflexif), et cela nous aidera à comprendre comment on a pu passer du sens de « conduire » au sens de « penser ». En effet, quelques lignes plus haut, en 77c3, Socrate a utilisé, dans un sens très voisin, oiomenoi (traduit par « croyant »), du verbe oiesthai, qui veut aussi dire « croire, penser » et aussi « estimer, supposer ». Mais ce dont il s'agissait alors, c'était de « croire » que « les mauvaises [choses] sont bonnes (ta kaka agatha einai) », et cette croyance portant sur des concepts abstraits s'opposait a une possible « (re)connaissance » par des gignôskontes (cf. note 10) à propos de ces mêmes abstractions. Ici, on passe de l'abstraction qui qualifie les choses de bonnes ou mauvaises en se fondant soit sur la croyance, soit sur la connaissance, à l'action qui « bénéficie » ou « nuit » ; on passe des pensées aux actes, et, dans ces conditions, on pourrait presque traduire hègoumenos par « se conduisant comme si... » Par ce glissement de vocabulaire, Socrate nous laisse entendre que le guide de notre conduite, ce sont nos pensées (d'où le passage du sens de hègeisthai de « conduire/se conduire » à « penser, croire ») et que, réciproquement, ce sont bien nos actes, plus que nos paroles, qui sont le vrai révélateur de nos pensées profondes. On se conduit en fonction de ce que l'on croit au plus profond de nous-mêmes. Il n'y a donc pas de différence entre « penser, croire » et « se conduire ». Par contre, la différence reste entre « penser, croire », oiesthai ou hègeisthai, et « connaître ». Le fait d'agir selon sa croyance ne prouve pas la vérité de ce qui nous guide dans l'action... (<==)
(13) Le verbe
traduit par « bénéficier » est ôphelein.
Il vaut la peine de s'arrêter un instant sur ce terme, car il est à
la source de nombreux malentendus sur la conception de l'aretè
suggérée par le Socrate de Platon dans des dialogues comme le
Ménon. Au sens premier, ce verbe signifie « secourir, assister,
aider, rendre service » et, par dérivation, « être utile ».
Par suite, l'adjectif ôphelimon dérivé de ce verbe
veut dire « secourable », puis « utile, avantageux, profitable ».
Le résultat, c'est que, quand Socrate dit du beau (dans l'Hippias
majeur) ou du bon (plus loin dans le Ménon, voir 87e)
qu'il est ôphelimon, on a vite fait, après avoir traduit
ce terme par « utile », d'y voir un « utilitarisme » primaire
facile à contrer. Le problème, c'est qu'on lit Platon avec les
œillères d'Aristote et qu'on cherche en permanence à y trouver
des « définitions » compactes et bien senties de concepts qui
débordent toute définition, une « définition »
au sens d'Aristote ne faisant que remplacer un mot par un ou deux autres mots
tout aussi problématiques, alors que Platon cherche, non à définir,
mais à approcher ces concepts en multipliant justement les perspectives,
toutes partielles, en tissant un réseau de relations entre mots voisins
qui chacun disent quelque chose, mais quelque chose seulement du concept étudié,
et entre opposés qui font contraste, à nouveau chaque fois partiellement
seulement. Dans le cas qui nous occupe, le caractère ôphelimon
du bon ou du beau ne veut rien dire tant qu'on n'a pas dit « utile »
à quoi !... Certes, si l'on en reste là et qu'on veut
comprendre que tout ce qui est « utile » en quoi que ce soit est bon
ou beau, et qu'on se souvient de l'exemple de la cuiller en bois que prend Socrate
pour parler du beau en Hippias
Majeur, 290d-291c, on peut penser, comme Hippias, que Socrate a une
vision bien terre à terre du beau et du bon. Mais c'est là en
rester à la surface des choses. Si justement on suit un peu plus attentivement
la démarche de Socrate dans ce dialogue, on y découvre
une progression éclairante à travers les concepts successivement
examinés de prepon (convenable), de chrèsimon (profitable)
et enfin d'ôphelimon. L'exemple de la cuiller en bois vient après
qu'Hippias ait proposé comme définition du beau « l'or »
(Hippias
Majeur, 289e3) et que Socrate, pour l'aider à dépasser
cette définition par trop réductrice, lui propose d'examiner la
relation du beau au prepon, au « convenable », arguant que, pour
remuer la soupe dans une marmite en terre cuite, une cuiller en bois sera plus
« convenable », dont plus « belle » en un sens, qu'une cuiller
en or, qui risquerait de casser le pot et de gâcher la soupe. Mais Socrate
montre aussitôt les limites de cette « définition », qui
s'appuie sur une notion, celle de « convenance », qui a plus à
voir avec le « paraître » qu'avec la réalité de
la chose, avec la « convention » qu'avec le vrai, en particulier quand
on en vient au prepon dans les coutumes et les comportements (293e-294e).
Et de fait, le mot prepon est le participe présent neutre d'un
verbe, prepein, dont le sens premier est « apparaître distinctement,
se distinguer, se faire remarquer », et de là « avoir l'air »,
puis « avoir rapport à » et enfin « convenir ». C'est
pour dépasser cette faiblesse d'une première assimilation qui
n'est pas totalement fausse mais qui ratisse trop large d'un certain point de
vue et risque, d'un autre point de vue, de laisser passer à travers les
mailles du filet des choses qui sont belles en vérité mais heurtent
les « conventions » (par exemple le comportement de Socrate qui lui
vaut une condamnation à mort, ou simplement celui qu'il prête à
son interlocuteur fantôme dans la discussion avec Hippias, et qui n'a
pas l'heur de plaire à Hippias, alors qu'il ne fait que chercher honnêtement
la vérité sans égard au « ridicule »), que Socrate
introduit le concept de chrèsimon (295c3),
de « profitable », d'utile en un sens tout matériel, puisque
le mot vient du verbe chrèsthai, qui veut dire « se servir
de, utiliser », et est de la même famille que chrèmata,
mot qui désigne les biens matériels, l'avoir, et plus spécifiquement
l'argent, la fortune (connotation bien rendue par « profitable », dans laquelle
on retrouve le mot « profit » qui a, lui aussi, une connotation souvent financière). Mais ce concept aussi a ses limites, que Socrate
ne tarde pas à mettre en évidence, en montrant que le « pouvoir »,
la capacité à faire, le dunaton einai (celui justement
que vient de mentionner Ménon dans sa définition de l'aretè)
est « utile (chrèsimon) » puisqu'il nous permet de faire
ce qu'on veut faire, mais ne nous empêche pas de commettre des erreurs,
car la capacité a à voir avec le comment, pas avec le pourquoi,
et que nous pouvons faire des choses parce que nous sommes capables de les faire,
sans réaliser qu'elles nous sont en fin de compte nuisibles, qu'elles
sont « mal », donc sûrement pas « belles » (295e-296d).
C'est alors, et alors seulement, après avoir disqualifié une simple
convenance de pure convention et une utilité purement « technique »
déterminée par la seule aptitude à faire n'importe quoi,
que Socrate introduit l'ôphelimon, comme « to chrèsimon
te kai to dunaton epi to agathon ti poièsai », « l'utile
et le capable, pour faire quelque chose en vue du bon/bien «
(296d8-9),
ou encore « to poioun agathon », « ce qui produit
du bon/le bien » (296e7).
Comme on le voit, l'ôphelimon a une relation très étroite
au bon/bien dans l'esprit de Socrate et c'est précisément ce qui
le distingue du simple chrèsimon/utile. Mais la question reste
entière de savoir de quel bien il est question. L'ôphelimon
est ce qui nous permet de progresser vers le bien, mais il nous reste à
déterminer ce qu'est notre vrai bien. On en revient donc toujours
au même point !...
C'est cette relation étroite entre ôphelimon et bon/bien
qui me conduit à traduire ôphelimon par « bénéfique »
plutôt que simplement par « utile », puisque le mot « bénéfique »
veut dire au sens étymologique (du latin bene facere) exactement
ce que Socrate donne comme définition d'ôphelimon, à
savoir, « ce qui produit le bien ». Pour garder la communauté
de racine qui existe en grec, je traduis donc ôphelein par « bénéficier »,
réservant la traduction « être bénéfique »
pour la formule ôphelimon einai, que Platon utilise parfois en
alternance avec ôphelein, même si, dans certains contextes,
le résultat en français n'est pas des plus heureux (mais il reste
compréhensible), comme quand il est question, en 87e6
de choses qui « nous bénéficient (hèmas ôphelei) ».
Ainsi, au prix d'un français un peu « rugueux », le lecteur « collera »
plus au grec de Platon.
Ici, on ne parle pas de choses qui seraient ôphelima, mais simplement
de ce qui peut ôphelein, bénéficier (« à
celui pour qui ça se produirait »), ou au contraire, blaptein,
c'est-à-dire « léser, endommager », ou encore « nuire,
faire du tort ». Pour ce verbe blaptein, je choisis ici la traduction
par « léser » plutôt que par « nuire » parce que,
comme on va le voir dans la suite, Platon utilise le verbe tantôt à
l'actif, tantôt au passif, et qu'il est important de pouvoir rendre ces
variations dans la traduction, pour des raisons que j'explique ad loc.
Or, « nuire » ne se met pas au passif.
Notons encore, dans la continuité de la note 8,
que si le beau est de l'ordre de la cause et le bien de la fin, l'ôphelimon
peut être vu comme de l'ordre du « devenir », de l'« instrumental » :
c'est ce qui qualifie le « chemin » qui nous conduit vers la fin, les
« moyens » que nous utilisons pour l'atteindre. Et nous rejoignons là
ce qui a été dit dans la note précédente
sur hègeisthai et sa traduction possible par « se conduire
comme si... » plutôt que « penser ». (<==)
(14) Les réponses
aux questions précédentes nous ont appris que Ménon admet
que le sujet désirant puisse désirer des choses qu'il reconnaît
comme mauvaises, et les désirer, non d'un simple désir qui en
reste là, mais en souhaitant qu'elles se produisent effectivement. Mais,
ne sachant toujours pas de quelles « choses mauvaises » on parle,
s'il s'agit d'objets ou d'actes, d'actes qui ne concernent que le sujet désirant
ou impliquent un ou des tiers, on ne sait toujours pas pour qui elles
sont mauvaises. Et surtout, n'ayant pas pris la peine de préciser les
critères du bon et du mauvais, on ne sait pas vraiment de quoi on parle.
Cette nouvelle question de Socrate oppose terme à terme dans une alternative
bien construite trois notions à la fois :
- « penser/croire » (hègoumenos, du verbe hègeisthai,
cf. note 12) et « reconnaître/savoir »
(gignôskôn,
du verbe gignôskein, cf. note 10), le
premier utilisé lorsqu'il est question du caractère « bénéfique »
des choses mauvaises, le second de leur caractère « nuisible »,
ce qui suggère discrètement qu'il peut y avoir erreur de jugement
dans l'appréciation portée par le sujet désirant ;
- « bénéficier » (ôphelein)
et « léser »
(blaptein), dont le sujet est dans les deux cas ta kaka,
« les
mauvaises choses », neutre pluriel, et non pas « le mal » (qui
serait to kakon) ;
- « arriver/se produire » (genètai, du
verbe gignesthai,
qui implique une idée de « devenir ») et « être
présent »
(parè(i), du verbe pareinai, composé de einai,
« être », qui implique une idée de « permanence »
et non plus de devenir) ; et dans les deux cas, le verbe apparaît
dans une relative introduite par un hô(i) au datif, qui peut
aussi bien vouloir dire « celui à qui », le « sujet »
de l'action, que « celui pour qui », le « bénéficiaire »
de l'action, qui n'est pas nécessairement le même que le sujet.
Et de fait, cette construction qui explicite deux « à qui »,
l'un
à qui les mauvaises choses bénéficient et l'autre
à qui elles causent des dommages, distincts grammaticalement
du
hègoumenos (celui qui « croit ») et du gignôskôn
(celui qui « reconnaît »), ouvre la possibilité que
l'un ou l'autre, ou les deux, ne soient pas le même que celui qui « désire »
et agit selon son désir en fonction de sa croyance ou de son savoir.
En introduisant ici le point de vue du « bénéficier/léser »,
Socrate passe d'une qualification intrinsèque des actes et des choses
selon des critères plutôt d'ordre « moral » (c'est bon/bien
ou c'est mal/mauvais sans plus) qui n'ont pas été explicités
et dont on ne connaît pas l'origine (les dieux ? la coutume ?
la loi des hommes ?) à une qualification par les conséquences,
s'intéressant au caractère bénéfique ou dommageable
de ce qui résulte de l'action, mais toujours sans préciser
ni vis à vis de qui (l'acteur ou le sujet de l'action), ni selon
quels critères
de « bénéfice » on fait cette évaluation.
Ce faisant, Socrate introduit néanmoins cette idée que toutes
nos actions ne sont pas nécessairement faites pour elles-mêmes
et parce qu'elles nous paraissent intrinsèquement belles et bonnes,
mais le plus souvent en vue d'une fin dont la « valeur » est finalement plus
importante pour orienter nos choix que celle du « moyen » qui y conduit.
Par ailleurs, l'opposition introduite par Socrate entre un gignesthai
(devenir) et un pareinai (être présent) suggère aussi
l'opposition qui pourrait exister entre les conséquences de nos actes
dans l'ordre du devenir et leurs conséquences dans l'ordre de l'« être »,
de l'éternité : ce qui peut sembler bénéfique
à court terme et du seul point de vue de la vie matérielle sur
terre peut se révéler dommageable du point de vue de notre âme
destinée à l'immortalité. Qui en effet pourrait bien vouloir
quelque chose dont il saurait de « science » certaine que ça
lui serait dommageable de manière définitive et irrémédiable ?
Le problème est que justement, nous avons moins de difficultés
à appréhender et estimer les conséquences immédiates
de nos actes au plan matériel qu'à prendre en considération
un « futur », ou une « éternité », pour le moins
hypothétique. On peut voir là en filigrane l'opposition qu'introduit
Socrate dans le Gorgias, dans sa discussion avec Polos, entre subir l'injustice
(adikeisthai) et la commettre (adikein) (Gorgias,
469b-c), c'est-à-dire entre le fait qu'il vous advienne (genètai)
un « malheur » lié à l'injustice d'un autre, ou que soit
présent (parè(i)) en vous le mal que constitue l'injustice
que l'on commet, lorsqu'il affirme qu'il vaut mieux subir l'injustice que la
commettre, point de vue dont la défense est à la source de toute
la République. (<==)
(15) Toutes
ces subtilités passent sans doute largement au dessus de la tête
de Ménon. La question, telle qu'il la comprend, se limite probablement
à se demander si certaines personnes sont prêtes à faire
ce qui passe pour « mal » aux yeux de la foule pour en tirer un bénéfice
personnel, à abuser de leur pouvoir et de leur autorité pour violer
les lois et les coutumes, ostensiblement ou secrètement, et accroître
leur fortune et leur pouvoir en tirant profit de la faiblesse des autres, sans
états d'âme vis à vis du mal qu'ils causent aux autres
en parfaite connaissance de cause.
Sa réponse ne cherche pas à approfondir la question, mais reprend
quasiment mot à mot les formulations de Socrate en supprimant seulement
les relatives (« celui pour qui... », « celui en qui... »).
Et elle montre que, s'il admet que certains peuvent mal agir par ignorance
du fait que ce qu'ils font est dommageable, mais en le croyant bénéfique,
il admet aussi que d'autres puisse commettre des actions mauvaises qu'ils
savent dommageables. Simplement, il n'a toujours pas dit selon quels critères
les actions envisagées sont dites « mauvaises », ni pour qui
elles seraient bénéfiques et pour qui dommageables. Mais on se
doute bien qu'il n'envisage que le cas d'actions que celui qui les commet
sait dommageables pour d'autres. Et, pour justifier cette réponse,
il n'a même pas besoin de mettre en avant son cas personnel, même
si son portrait par Xénophon nous
montre qu'il était de ceux qui n'avaient pas peur de nuire aux autres
pour assurer leur propre fortune, tant les exemples de tels comportements
sont nombreux, comme le fait remarquer Polos dans le Gorgias, en
illustrant son propos par le cas du tyran Archelaos (cf. Gorgias,
470c, sq).(<==)
(16) Peu importe finalement que celui qui désire des choses mauvaises les désire parce qu'il les croit bénéfiques absolument, c'est-à-dire en se trompant sur leur vraie valeur (par exemple, je suis un régime parce je le crois bon pour ma santé, alors qu'il m'est en fait nuisible), ou parce que, bien que les sachant « mauvaises » pour lui, il les désire en vue d'un bénéfice ultérieur, toujours pour lui (par exemple, je me fais couper un membre gangrené sans anesthésie parce que je sais que c'est le seul moyen de sauver ma vie en la circonstance), ou encore parce que, bien que les sachant « mauvaises » pour d'autres, il les croit bénéfiques pour lui (par exemple, je tue le roi en place pour prendre le pouvoir à sa place et profiter de ce pouvoir pour me maintenir en place et vivre dans le luxe), dans tous les cas, c'est le bénéfice escompté qui est le vrai but recherché, et la qualification de « mauvaises » qui s'attache aux choses désirées est fallacieuse, puisque celui qui les désire les désire en tant que susceptibles de lui être bénéfiques, et donc recherche en fin de compte son bien. C'est là ce que veut suggérer Socrate par la question qui fait un sort à la première branche de l'alternative proposée par Ménon dans sa réponse précédente. Que je croie ou que je sache pour sûr que ce que je désire me sera bénéfique (ôphelein), c'est le bien qui en résulte que je désire et celui-ci « déteint » sur le « moyen » qui y conduit pour lui valoir le qualificatif, sinon de « bon », du moins de « bénéfique » à mes yeux. Et même si je persiste à qualifier de « mauvais » ce moyen en tant que tel, et en tant que distinct du but pour lequel je le désire, ce n'est pas en tant qu'il est lui-même mauvais que je le désire, mais en vue du bénéfice que je crois ou sais pouvoir en tirer. On voit ici l'importance du passage de la qualification intrinsèque des choses et des actes qu'impliquent les adjectifs agatha (bons) et kaka (mauvais) à la visée finaliste qu'impliquent les verbes ôphelein (bénéficier) et blaptein (léser) : ce faisant, Socrate dispense Ménon d'entrer dans une discussion sur les critères du bon et du mauvais, discussion qu'il refuserait très probablement, et se donne le moyen de progresser en en restant au point de vue subjectif de la fin que recherche celui qui désire au delà des moyens qui y mènent, que celui-ci ait raison ou tort sur l'aptitude des moyens pour atteindre la fin recherchée. Car ce qu'il veut faire comprendre à Ménon, c'est que, quels que soient les qualificatifs que l'on peut donner, à tort ou à raison, honnêtement ou cyniquement, aux choses et aux actes, ce qui inspire nos désirs et nos actes, c'est toujours la recherche de notre bien. (<==)
(17) Même dans sa problématique de cynique prêt à tout pour réussir, Ménon n'a pas de mal à admettre que c'est jouer sur les mots que de qualifier de « mauvais » quelque chose que l'on estime « bénéfique ». Et il est possible que l'empressement que trahit sa réponse vienne du fait qu'il a un instant l'impression que Socrate le rejoint là en refusant de se laisser abuser par les usages qui veulent qu'on qualifie les choses de « bonnes » ou « mauvaises » sans égard pour le bénéfice (matériel) qu'elles procurent. (<==)
(18) Socrate
revient ici au vocabulaire des qualificatifs intrinsèques (bon ou mauvais),
abandonnant la vision finaliste qu'il avait introduite auparavant. Il semble
donc restreindre sa remarque au cas de ceux qui se trompent sur le qualificatif
à attribuer à ce qu'ils désirent et qui font quelque chose
de mal en croyant que c'est bien. Ce peut être un moyen pour lui de
contrer l'impression qu'avait pu avoir Ménon, au vu de sa dernière
réponse,
que Socrate était prêt à rentrer dans son jeu et à
remettre en cause les idées reçues sur le bon et le mauvais en
prenant en compte le critère d'utilité tel que lui le concevait.
Mais c'est aussi parce que, s'il est vrai que l'on peut faire une chose en
vue d'une autre, et passer outre le caractère plus ou moins problématique
de la première au vu du bénéfice escompté qui
s'attache
à la seconde, c'est toujours la qualification de « bonne » que
l'on attribue à cette fin qui justifie qu'on considère comme
« bénéfique »
de la rechercher.
Notons par ailleurs que ce retour aux qualificatifs intrinsèques s'accompagne
d'un retour au verbe oiesthai, traduit ici comme avant par « croire »,
qui avait été remplacé, à l'apparition de la problématique
du « bénéficier/léser », par le verbe hègeisthai,
traduit par « penser », mais dont j'avais fait remarquer (cf. note
12) qu'on pourrait aussi bien le traduire par « se conduire comme si... »
Il y a d'une part l'ordre des jugements de valeur, de l'autre, celui des règles
de conduite. (<==)
(19) Socrate a traité la première branche de l'alternative ouverte par la réponse de Ménon en 77d3-4, celle qui concerne ceux qui désirent des choses mauvaises en les croyant bénéfiques. Il va maintenant s'occuper de la seconde branche, concernant ceux qui désirent des choses mauvaises en sachant qu'elles lèsent. (<==)
(20) La formulation
de cette question, qui nous ramène au vocabulaire finaliste du blaptein
(léser) et de la conduite de vie (hègeisthai), comme
celle des précédentes, est savamment étudiée pour
maintenir l'ambiguïté. Il y est question des hoi epithumountes,
traduit par « les personnes qui désirent », qui
sont aussi les
hègoumenoi, c'est-à-dire celles qui « pensent »
que les choses mauvaises qu'elles désirent « lèsent ».
Mais, comme en 77d1-3, Socrate ne dit pas, en utilisant un pronom réflexif,
qu'elles « les lèseraient », mais
qu'elles « lèseraient
celui pour qui ça se produirait (ekeinon hô(i)
an gignètai) », ouvrant une nouvelle fois la possibilité
que celui-là ne soit pas le même que celui qui désire ces
choses qui lèsent. Et la fin de la phrase se garde bien de lever l'ambiguïté
lorsqu'elle dit que les personnes qui désirent ces choses « reconnaissent
hoti blabèsontai hup' autôn », car cette
formule peut se comprendre de différentes manières selon ce à quoi
on suppose que renvoie le autôn et la manière dont on
comprend le futur passif à la troisième personne du pluriel blabèsontai.
En effet, le génitif pluriel autôn peut aussi bien être
un masculin qui renvoie aux personnes qui « désirent », hoi
epithumountes (mot à mot, « les désirant »,
participe présent au nominatif masculin pluriel), qu'un neutre qui renvoie
alors aux « choses » sous-entendues derrière
le ta kaka,
considérées comme « mauvaises » (c'est pour garder en
français cette ambiguïté que j'ai traduit hoi epithumountes
par « les personnes qui désirent », plutôt
que par un plus usuel « ceux qui désirent », pour
faire du sujet de la phrase un féminin au même titre que « les
choses » dites « mauvaises »). Et le verbe blabèsontai,
troisième personne du pluriel de l'indicatif futur passif, peut,
pour sa part, se comprendre comme une réelle troisième personne
du pluriel ayant pour sujet hoi epithumountes, ou comme une tournure
impersonnelle
équivalente à notre « on » français
(tournure que j'ai retenue dans ma traduction car elle est la seule ouverte
sur les deux sens possibles de la phrase), qui pourrait alors renvoyer à des
« ceux pour qui ça se produirait » qui ne seraient pas nécessairement
les mêmes que hoi epithumountes. Si bien qu'on peut traduire blabèsontai
hup' autôn par :
- ils (ceux qui désirent) seront lésés par eux-mêmes,
- ils (ceux qui désirent) seront lésés par ces choses-là,
- on (pas nécessairement ceux qui désirent) sera lésé
par eux (ceux qui désirent),
- on (pas nécessairement ceux qui désirent) sera lésé
par ces choses-là,
Bref, ce qui est certain, c'est que Socrate, en passant de l'actif « léser »
au passif « être lésé », passe du point de vue de
l'acteur qui admet faire des choses « mauvaises » au point de vue de
la « victime » qui les subit, mais sans qu'on sache vraiment si c'est
l'acteur lui-même qui est aussi la victime ou s'il s'agit de personnes
différentes. (<==)
(21) Dans la mesure où la question de Socrate peut n'être comprise que comme le remplacement d'un actif par un passif (« si des choses mauvaises lèsent quelqu'un, alors quelqu'un est lésé par elles ») et que sa formulation reste ouverte à la possibilité, qui est sans doute celle que Ménon a en tête, que celui qui est lésé n'est pas celui qui lèse, il n'y a aucune raison que Ménon objecte. La nécessité qu'il affirme est d'ordre purement grammaticale. Elle n'implique nullement l'aveu qu'en faisant des choses mauvaises en connaissance de cause, on se « lèse » soi-même. (<==)
(22) En passant
ici du fait d'être lésé au fait d'être « misérable »,
Socrate ne lève toujours pas l'ambiguïté, bien au contraire,
puisqu'il distingue dans sa formulation d'un côté houtoi,
« ceux-ci », sujet de « ne croient-ils pas (ouk
oiontai) », de tous blaptomenous, « ceux qui sont lésés »,
sujet d'une proposition infinitive ayant pour verbe athlious einai (« être
misérables ») qui est globalement complément du verbe
« croire ». Et, pour mieux marquer la distinction entre ces deux sujets,
Socrate profite de la liberté que laisse le grec dans l'ordre des mots,
pour les rapprocher l'un de l'autre en tête de phrase, en commençant
par tous blaptomenous, suivi immédiatement par houtoi,
comme pour mieux montrer qu'il s'agit bien de deux sujets différents,
un pour chaque verbe (ceux qui croient, d'un côté, ceux qui sont
lésés, de l'autre).
L'adjectif athlios, traduit par « misérable », est dérivé
du nom athlos, qui signifie « lutte, combat, épreuve »
(en particulier en référence aux travaux d'Heraclès), puis
de là « concours sportif, jeux, lutte aux jeux » (sens qui explique
celui du dérivé athlètès, dont vient le français
« athlète »). Celui qui est athlios, c'est celui qui lutte,
d'abord pour le prix, pour la victoire, mais ensuite, de manière plus
générale, tout simplement pour survivre, et qui donc souffre et
est misérable. (<==)
(23) Puisque Ménon peut en rester à son idée que les victimes ne sont pas ceux qui ont fait les choses mauvaises, il n'a toujours aucune raison de contester ce que dit ici Socrate : dire que quelqu'un est misérable du fait d'être lésé n'est que simple bon sens. (<==)
(24) Le mot
traduit par « malheureux » est kakodaimôn, qui veut
dire au sens étymologique « doué d'un mauvais (kakos)
démon (daimôn) » (en prenant daimôn dans
le sens plus large qu'avait ce mot en grec par rapport à son dérivé
français « démon », qui n'implique pas nécessairement
l'idée d'un être maléfique, mais simplement celle d'un être
intermédiaire entre les dieux et les hommes, comme par exemple Eros,
tel qu'il est présenté par Socrate dans le Banquet). Ce
mot est l'exact opposé de eudaimôn, qui veut dire « heureux ».
En introduisant ce terme, Socrate veut suggérer à Ménon
qu'il n'est pas possible de parler de l'aretè de l'homme sans
se référer à la problématique du bonheur (eudaimonia)
et du malheur (kakodaimonia) de l'homme.
On peut se demander pourquoi Socrate a introduit athlios comme intermédiaire
entre le fait d'être lésé et le fait d'être kakodaimôn,
les deux mots ayant des sens voisins à partir d'origines différentes,
l'un comme l'autre pouvant se traduire par « malheureux ». Peut-être
est-ce simplement pour suggérer à Ménon que la vie est
un long combat et que le « prix » n'en est donné qu'au terme,
et seulement en cas de victoire, et que c'est ce « prix » qui est pour
nous le seul vrai bien, l'aretè n'étant justement que le
moyen de le gagner. Mais, pour cela, encore faudrait-il savoir quel est ce « prix »
et comment on peut le gagner... (<==)
(25) Le oun
en début de phrase (Estin oun...), traduit par « donc »,
donne à la réplique de Socrate l'air d'une conclusion, comme
si l'on arrivait au bout d'une démonstration. Mais en fait, il n'en
est rien. Comme on l'a vu, Socrate, qui n'est pas dupe de Ménon et
sait bien ce qu'il a derrière la tête, a soigneusement entretenu
l'ambiguïté
tout au long. Mais il vient d'obtenir de Ménon l'aveu qu'il attendait
et qui n'est en rien la conséquence de ce qui a précédé,
mais une évidence universelle : nul ne veut son propre malheur.
Ce qu'il dit maintenant peut se reformuler ainsi : « Eh bien, mon petit
Ménon, quand je dis que "bouletai ta kaka oudeis (nul
ne veut les choses mauvaises)", c'est ça que je veux dire,
que "mè
bouletai toioutos einai (on ne veut pas être tel)", c'est-à-dire
"athlios kai kakodaimôn (misérable et malheureux,
couple d'adjectif de la précédente réplique auquel renvoie
le
toioutos)". Tu comprends ? Nul ne veut des choses mauvaises pour
lui, qui le rendraient malheureux !... C'est aussi simple que ça. »
Notons d'ailleurs que Socrate remplace ici le verbe epithumein utilisé
par Ménon auparavant, et traduit par « désirer », par
le verbe boulesthai, traduit par « vouloir ». Or ce verbe n'existe
qu'à la voie moyenne, qui, en grec, a un sens réflexif et indique
qu'on fait l'action pour soi. Il est probable que ce fait n'était plus
très sensible dans un verbe comme boulesthai, justement parce
qu'il n'existait qu'à cette voix, mais il pourrait ne pas être
passé inaperçu aux yeux de quelqu'un d'aussi attentif au choix
des mots et à leurs multiples connotations que Platon. Quoi qu'il en
soit, ce choix de verbe a une autre implication, qui, elle, échappe sans
doute à Ménon : par ce choix, Socrate déplace le problème
de l'aretè de la sphère des epithumiai, des désirs
et des passions, à celle de la volonté, qui est l'apanage de la
partie intermédiaire de l'âme, le thumos. Et pour lui, c'est
bien à ce niveau que se situe le problème, au niveau d'une volonté
qui doit choisir entre les passions et la raison.
Ceci dit, que Socrate fasse comprendre à Ménon que personne ne
veut de choses mauvaises pour lui, en ce sens que personne ne veut son
propre malheur, ne lui prouve nullement que personne ne peut vouloir le malheur
des autres, ou ce qu'il pense être leur malheur, même en
parfaite connaissance de cause, s'il pense que cela peut lui procurer son
propre bonheur, et pour cause, puisque cela est faux et que toute notre
expérience prouve le contraire, comme le sait parfaitement Socrate. Reste
que, s'il est vrai que nul ne veut son propre malheur, cela veut bien dire que,
si quelqu'un savait, de science certaine, quel est son vrai bonheur
et ce qui y conduit, il ferait certainement ce qu'il saurait alors devoir faire
pour y parvenir. Seulement voilà, dans la première branche de
l'alternative qu'il a posée dans sa réponse en 77d3-4,
Ménon lui-même a admis qu'on pouvait se tromper sur ce qui est
bon et ce qui est mauvais. Les autres, en tout cas, car, pour sa part, il est
tellement certain de savoir ce qui est son vrai bien qu'il ne veut même
pas en discuter avec les autres, qui, pour la plupart, ne sont pour lui que
des moutons à tondre ou des concurrents à abattre... Reste que
pour nous lecteurs, tous ces longs détours qui n'ébranlent pas
les certitudes de Ménon-Reste-en-Place, sont autant d'opportunités
de nous interroger sur tout ce qui aurait pu, ou dû, être
dit dans la discussion pour progresser. (<==)
(26) Socrate
se moque ici de Ménon en parodiant sa définition de l'aretè
à l'envers. Comparons en effet les trois expressions suivantes :
(1) aretè selon le poète cité par Ménon : | chairein te kaloisi kai dunasthai (se complaire dans les belles [choses] et être puissant) |
(2) aretè selon la reformulation par Ménon : | epithumounta tôn kalôn
dunaton einai porizesthai (désirant les belles [choses], être capable de se [les] procurer) |
(3) athlion einai selon Socrate : | epithumein te tôn kakôn
kai ktasthai (désirer les [choses] mauvaises et les acquérir) |
On voit que la définition de Socrate se modèle
sur celle du poète, mais en remplaçant le verbe qu'il utilise
par celui que lui a substitué Ménon, epithumein, qui
nous renvoie
à la partie inférieure de l'âme (cf. note
7), c'est-à-dire à la partie la plus « animale » dans
l'homme. Par ailleurs, le second verbe utilisé par Socrate, ktasthai,
ne fait plus référence à un « pouvoir », comme
dunasthai ou dunaton einai, mais à un résultat :
son sens est « acquérir, se procurer », et, au parfait,
« avoir acquis », c'est-à-dire « posséder ».
Enfin, ce qui prend la place des kalôn, des « belles » choses,
ce n'est pas son contraire, les aischra, les choses « laides »,
mais les
kaka, les choses « mauvaises », opposé des agathôn,
les choses « bonnes » : le beau est certes un chemin vers le bien,
mais en dernier ressort, ce qui importe, c'est le bien, pas le beau, qui lui
est simplement associé, et c'est par rapport au bien, non seulement
au beau, que devrait se définir l'aretè. Mais, d'un
côté
comme de l'autre, on ne parle pas du beau (ou du bien) ou du
mal, mais des belles (ou bonnes) choses ou des mauvaises
choses, dans des sens qui ne sont pas d'ailleurs exclusivement « moraux ».
L'homme misérable, c'est aussi bien celui qu a parié sur le
« mauvais (kakon=déficient) » cheval que celui
qui a commis une « mauvaise (kakon=vicieuse) » action
(ce qui fait que traduire epithumein
tôn kakôn par « chercher le mal » (Croiset),
« souhaiter le mal » (Chambry), « désirer le mal »
(Canto-Sperber, Piettre), « le désir du mal » (Cazeaux),
c'est aller trop vite en besogne, c'est forcer le texte dans une direction
exclusivement morale que se garde bien de lui donner Platon, puisque justement
on ne sait toujours pas de quel « bien » on parle et qu'on verra bientôt
Ménon lui donner une dimension
tout a fait matérielle).
Le parallélisme des « définitions » nous invite à
mettre en relation ce qui est défini dans chaque cas. Or, la définition
renversée de Socrate ne concerne pas en fait directement ce qui pourrait
passer pour le contraire de l'aretè, qui serait quelque chose
comme kakia, « vice », ou ponèria,
« déficience,
perversité », mais un « état », le fait
d'« être
(einai) » quelque chose (en l'occurrence, athlios).
On peut voir là une manière discrète de suggérer à
Ménon de renverser à son tour l'objet de la définition
donnée par Socrate, et de voir si sa définition ne s'y appliquerait
pas mieux qu'à l'aretè et en quoi cela pourrait nous
faire progresser dans la recherche de ce qu'est aretè. En
effet, Socrate ayant auparavant assimilé athlion (misérable)
et kakodaimôn
(malheureux), on peut penser que le contraire d'athlion einai, c'est
quelque chose comme eudaimon einai, « être heureux »,
ce qui nous amènerait à nous demander si l'aretè n'est
pas tout simplement ce qui permet d'atteindre ce désir universel des
hommes, le bonheur, mais nous inciterait aussitôt à passer
d'une recherche sur l'aretè à une recherche sur
ce qui constitue effectivement le vrai bonheur pour l'homme.
La formulation de Socrate nous pousse à une telle recherche d'une autre
façon encore : le athlion einai utilisé pour décrire
ce qui va être défini nous renvoie en effet au dunaton einai
qui, dans la reformulation de Ménon, apparaissait dans la définition
et en constituait le cœur, comme va le montrer Socrate dans la suite
de la discussion. Si l'aretè n'est en effet qu'un pouvoir,
la vraie question porte sur la finalité de ce pouvoir : pouvoir,
d'accord, mais pouvoir de quoi ? A-t-on répondu à la
question simplement parce qu'on a dit : pouvoir de se procurer les belles
choses, alors que, comme on vient de le voir, Ménon lui-même admet
que les gens peuvent se tromper sur ce qui est beau/bon et ce qui est laid/mauvais ?
Et puis on a vu que, au delà des qualifications « abstraites » que l'on
peut appliquer aux choses et aux actes, ce qui nous importe c'est l'effet qu'ils
ont sur nous, leur caractère bénéfique ou dommageable
pour nous, qui se traduit justement par le fait que nous serons eudaimones
ou ahtlioi/kakodaimones. Bref, on ne peut parler d'aretè
sans s'interroger sur notre conception du bien et du bonheur qui est la finalité
de l'homme, puisque l'aretè, en toutes choses, et pas seulement
pour l'homme, c'est ce qui permet d'atteindre au plus haut point la finalité
de ce dont c'est l'aretè. Et nous voilà ramenés
au « gnôthi sauton (apprends à te connaître
toi-même) »...
On peut encore se demander pourquoi Socrate a choisi d'appliquer sa définition
à athlion einai plutôt qu'à kakodaimon
einai, alors que, dans la discussion qui a précédé,
athlion n'était qu'un intermédiaire pour passer du fait
d'être lésé au fait d'être kakodaimon (malheureux).
C'est sans doute que ce terme est plus neutre, plus « primitif » dans
la réflexion (en ce sens qu'il suppose moins de préalables),
par rapport aux réponses possibles sur le sens de la vie de l'homme.
Dans
kakodaimôn, comme dans eudaimôn,
on trouve le composant daimôn qui renvoie au divin,
ce qui fait que le mot est déjà en lui-même porteur d'un
commencement de réponse : croire que l'homme peut être doté d'un
bon ou d'un mauvais daimôn, c'est déjà admettre
qu'il y a au dessus de l'homme quelque chose ou quelqu'un qui peut contribuer à
donner un sens à sa vie, c'est admettre une forme de « transcendance » ;
mais c'est aussi prendre le risque de déresponsabiliser les hommes
en leur laissant croire que leur bonheur ou leur malheur ne dépend
pas d'eux mais des dieux ou d'on ne sait trop quel daimôn sous
le contrôle
duquel ils seraient placés leur vie durant. Pour Socrate, il existe
bien un « divin » auquel notre logos, la partie
la plus noble de notre
âme, nous permet d'avoir part, et il se peut bien qu'un daimôn
veille sur nous et nous donne de temps à autre des « signes »,
mais c'est à nous qu'il appartient de prendre en compte ou pas ces signes,
et il est clair en tout cas que nous avons un certain « pouvoir » (dunaton
einai), une certaine liberté dans nos actes, qui fait que nous
pouvons choisir ce que nous pensons bon en nous trompant, et que nous sommes
donc, en partie au moins, responsables de ce que nous deviendrons. La vie
humaine est un « combat (athlos) » dans lequel tout
homme est un athlètès
soumis à de multiples épreuves, c'est-à-dire qu'il est athlios,
quelqu'un qui lutte, et pas nécessairement quelqu'un de misérable,
en tout cas pas quelqu'un qui est vaincu d'avance, sans espoir de remporter
le « prix » au terme de sa vie, et d'obtenir le bonheur après
lequel il court, s'il sait reconnaître (gignôskein)
le daimôn
qui le conduira jusqu'aux « dieux »...
Ceci étant, si l'on regarde maintenant la définition proposée
en elle-même, elle a de quoi surprendre, en ce qu'elle semble donner
raison
à Ménon sur le fait qu'on peut désirer des choses mauvaises
au moment même où Socrate semblait avoir fait un sort à
cette idée en montrant que tout le monde veut ce qui lui semble « bon »
pour lui. Certes, Socrate présente sa définition comme
celle d'athlios einai après avoir dit que personne ne veut
cela, mais comme l'expérience montre que nombre de gens sont misérables,
on pourrait en déduire, si la définition est juste, que finalement
nombre de gens veulent des choses mauvaises ! Et cela aussi devrait
donner
à réfléchir à Ménon, car, pour que la définition
de Socrate soit juste, il faut admettre que le caractère bon ou mauvais
des choses que l'on peut désirer ne dépend pas de ce qu'on
peut en penser les uns et les autres, et que donc, il faut comprendre la
définition
de Socrate comme disant qu'être misérable, c'est désirer
des choses qui sont « objectivement » mauvaises pour nous alors qu'on
les croit bonnes pour nous, et les obtenir. Et une fois qu'on a réalisé
ça, on ne peut pas ne pas en venir à se demander comment déterminer
le caractère « objectivement » bon ou mauvais des choses pour
nous, pour ne pas risquer de se tromper et de devenir misérables...
Notons enfin l'ironie de Socrate qui, en parodiant la définition de l'aretè
par Ménon, lui décrit ce qu'il fait en réalité et
lui « prédit » son avenir de misère !... (<==)
(27) Il semble bien que Ménon ait compris en quel sens Socrate affirme que oudeis boulesthai ta kaka (cf. note 25), c'est-à-dire que « personne ne veut [pour soi] les choses mauvaises », et qu'il peut donc, sans changer le moins du monde son point de vue, tomber d'accord avec lui sur ce point. Car cela n'est absolument pas la même chose que de dire que nul ne souhaite, ou ne fait volontairement à d'autres des choses qu'il sait, ou croit, être mauvaises pour celui à qui il les inflige (ce que Ménon avait, et a toujours, en tête, lorsqu'il parle de gens faisant des choses qu'ils savent nuisibles en connaissance de cause, et qu'il n'hésitera pas à faire chaque fois que de besoin pour faire avancer ses propres affaires), et encore moins la même chose que de dire que nul ne fait volontairement le mal, comme nombre de commentateurs veulent à tout prix le faire dire à Socrate (voir par exemple la note 81 à la traduction de cette réplique par M. Canto-Sperber, GF491) !... (<==)
(28) Si l'on s'en tient à la lettre, Ménon n'a jamais dit ça ! La reformulation utilisée ici par Socrate et traduite par « vouloir les bonnes [choses] et pouvoir » est : boulesthai te tagatha kai dunasthai, dans laquelle il ne reste quasiment rien des formulations initiales de Ménon. Au premier membre, il n'est question ni de chairein (« se complaire dans ») ni d'epithumein (désirer), mais de boulesthai (vouloir), et ce vouloir ne porte plus sur les kala (les belles choses), mais sur les agatha (les bonnes choses). Seul, le second membre est revenu à la forme qu'il avait chez le poète, un simple dunasthai sans plus de précisions, alors que dans la reformulation de Ménon, qui, seule, peut être considérée comme ce que Ménon a dit, il parlait de dunaton einai porizesthai (« être capable de se [les] procurer »). Bien sûr, pour Ménon, il ne s'agit là que d'effets de style, et on ne va pas pinailler pour si peu ! Désirer, ou vouloir, beau ou bon, pouvoir ou être capable, où est la différence ?!... D'ailleurs, Socrate n'a-t-il pas dit lui-même que belles choses et bonnes choses, c'était du pareil au même ?! (cf. 77b6-7) (<==)
(29) Socrate utilise successivement dans cette réplique deux mots différents susceptibles d'être traduits par « meilleur » : la première fois beltiôn, puis, en fin de phrase, ameinôn. Ces deux adjectifs sont parmi ceux (il y en a d'autres encore) qui servent de comparatif à agathos (bon). Néanmoins, ameinôn, dont le sens premier est « qui vaut mieux », introduit, quand il est appliqué à des personnes, la nuance de « plus fort », ce qui explique sans doute que Socrate le retienne lorsqu'il est question de « pouvoir ». (<==)
(30) « Selon ton propre dire » traduit le grec kata ton son logon. La plupart des traducteurs traduisent ici logon par « définition », sens que peut avoir à la rigueur ce mot si riche de sens multiples. Mais une telle traduction fait perdre justement toutes les résonances de logos en grec. Au sens premier, logos, c'est « parole », la parole, une parole ou des paroles. On pourrait traduire « selon tes propres paroles », si ce n'est qu'ici, logon est au singulier. Ce qui est sûr, c'est que logon n'a pas ici de sens « technique », comme pourrait le laisser croire une traduction par « définition ». Socrate n'attend pas de Ménon qu'il lui donne une « définition » d'aretè à la Aristote, mais qu'il lui dise tout simplement ce qu'il met sous ce mot, quitte à ce que cette formulation ne soit que le point de départ d'un dialogue qui permettra de la préciser, comme c'est le cas ici. (<==)
(31) On notera
qu'au moment où Socrate a ramené la formule de Ménon à
sa plus simple expression, Ménon utilise une formulation pour le moins
alambiquée pour exprimer son approbation, et de plus, semble même
renverser les rôles en félicitant Socrate de l'avoir enfin compris !
Le verbe traduit par « tu le comprends » est hupolambaneis,
dont le sens est d'abord physique et signifie au sens étymologique « prendre
(lambanein) par dessous (hupo) » (on retrouve d'ailleurs la
racine « prendre » dans le verbe français « com-prendre »
par lequel je le traduis). Une autre manière de traduire/interpréter
ce verbe serait : « tu saisis les sous-entendus (de ma formule) ».
Pour Ménon, la discussion n'a pas pour fonction de s'élever ensemble
vers des idées mieux comprises par l'esprit, mais seulement de chercher
à saisir ce qui se cache sous les mots... (<==)
(32) « Voyons » traduit le grec idômen, première personne du pluriel du subjonctif aoriste du verbe idein, « voir », dont dérive idea. (<==)
(33) « tu dis vrai » traduit le grec alèthes legeis ; « tu parles bien » traduit le grec eu legois (optatif). Le eu de eu legois est celui qu'on retrouve dans eudaimôn, « heureux », et eudaimonia, « bonheur ». Mais pour être eudaimôn, il ne suffit malheureusement pas de eu legein, de bien parler, car notre vie n'est pas faite de mots, mais d'actions. Ménon parle peut-être bien ici, si tant est que ce soit encore lui qui parle quand c'est Socrate qui triture et reformule le peu qu'il veut bien dire, et qui, le plus souvent, n'est même pas de lui (toute cette discussion est partie d'une citation de poète), mais, faute de savoir ce que les mots veulent dire, il aura tout faux quand il s'agira de passer à l'acte. La formule que lui attribue ici Socrate est tout à fait acceptable, à ceci près qu'on n'a pas précisé ce qu'on entendait par tagatha (les bonnes [choses]). C'est ce à quoi va maintenant s'attacher Socrate. Ce faisant, il nous permet de voir en quoi une définition en peu de mots n'est qu'un jeu de taquin qui explique un mot par un autre, qui requiert à son tour une explication par d'autres mots qui... etc. En fin de compte, ce ne sont pas les mots qui expliquent, mais notre compréhension préalable qui donne sens aux mots. (<==)
(34) A chaque
nouvelle réplique, Socrate reformule sa proposition en changeant de
vocabulaire :
cette fois-ci, aretè est tagatha oion t' einai porizesthai,
alors que dans la réplique précédente, c'était dunamis
tou porizesthai tagatha, qui lui-même dérivait d'un tagatha
dunasthai, seul membre conservé de la formulation proposée
à l'examen en 78b3-4. Plus on avance et plus le
« pouvoir » s'estompe : de verbe (dunasthai),
il devient nom (dunamis)
pour finalement laisser la place à un simple relatif de comparaison,
oion, dont le sens premier est « que » dans des expressions de
la forme toiouton... oion, « tel... que », puis qui évolue
seul vers le sens de « tel que » avec un antécédent
sous-entendu, et enfin finit par vouloir dire « capable de ». Pour coller
au grec, et rendre visible l'identité de mots entre le oion utilisé
ici et celui que Socrate utilise dans sa réplique suivante, dans le
sens de « comme, par exemple », pour introduire des exemples d'agatha
(« bonnes choses »), je traduis les deux par un « comme ça »,
qu'il faut prendre ici au sens où l'on dit de quelqu'un dans le langage
parlé : « il est comme ça ! » pour dire
que c'est quelqu'un de bien, dans l'absolu, ou dans une fonction spécifique.
Par cet affaiblissement progressif du « pouvoir », Socrate, par contraste,
braque discrètement le projecteur sur le terme qui, bien qu'il change
de place de formule en formule, reste le même du début à
la fin, tagatha. Il prépare ainsi ce qui va suivre, c'est-à-dire
le moment où l'on va enfin se demander ce que sont ces « bonnes
[choses] » autour de quoi tout tourne. Car s'il est vrai que, tant qu'on
en reste aux verbes pris dans l'absolu, le « vouloir » est à
la portée de tous, alors que tel n'est pas le cas du « pouvoir »,
dans un cas comme dans l'autre, ce qui compte, c'est l'objet de ce « vouloir »
comme de ce « pouvoir », et là, au delà des mots, qui
sont les mêmes pour tous, comme on l'a vu, en ce sens que tous veulent
« les bonnes chose », « le bonheur », dès qu'on cherche
à saisir ce qui se cache sous les mots (à hupolambanein,
comme dirait Ménon), il n'y a plus guère d'accord... (<==)
(35) Ménon
reprend ici le verbe ktasthai qu'avait utilisé Socrate en 78a8
pour définir ce que c'est qu'« être misérable »,
et, comme lui, l'utilise à l'infinitif présent, c'est-à-dire
dans le sens d'« acquérir », et non
de « posséder »,
que ce verbe a au parfait. (« avoir acquis », d'où « posséder »).
Ce que Ménon qualifie donc de « bonnes choses », ce ne sont même
pas l'or et l'argent et les honneurs, mais leur acquisition continuellement
renouvelée : son plaisir n'est pas tant de s'asseoir sur un tas
d'or avec une couronne sur la tête, encore moins de profiter de sa
fortune en la dépensant, mais de continuer toujours à accroître
ses richesses et son pouvoir sans perdre pour autant la considération
de ceux qu'il plume !...
Les mots grecs traduits par « pièces d'or et d'argent »
sont chrusion kai argurion, deux mots qui sont l'un et l'autre les
diminutifs en -ion des noms chrusos et arguros,
qui, eux, désignent
à proprement parler l'or et l'argent respectivement, en tant que métaux.
Chrusion et argurion, ce sont donc à proprement
parler des petits morceaux de ces métaux, et plus spécifiquement,
des pièces de monnaie. Même si chrusion peut avoir
un sens plus général et désigner toutes sortes d'objets
d'or, argurion,
lui, est limité à l'argent monnayé. Ce qui intéresse
Ménon, c'est donc bien, non pas ces métaux en tant que tels,
mais la valeur monétaire qu'ils représentent, d'où ma
traduction par « pièces d'or et d'argent », qui
trivialise encore un peu plus la réponse de Ménon.
Le mot traduit par « honneurs » est timas, et celui traduit
par « responsabilités » est archas, tous deux aux
pluriel. Et ceci confirme ce que je viens de dire : Ménon ne se
contente pas de la respectabilité, l'estime, la considération
(timè au singulier) de ses concitoyens, d'un poste de commandement,
d'une magistrature (archè au singulier), mais il lui en
faut toujours plus, des honneurs constamment renouvelés, des responsabilités
toujours plus grandes...
Notons aussi l'incapacité de Ménon à quelque rigueur que
ce soit dans la discussion : Socrate vient de s'occuper des verbes de la
formule proposer par Ménon, pour montrer que celui qui comptait c'était
celui, quel qu'il soit, qui manifestait le « pouvoir » de se procurer
certaines choses, et il veut maintenant qu'on s'intéresse aux choses
sur lesquelles ce « pouvoir » doit s'exercer. Mais, comme le montre
sa réponse, Ménon est incapable de se limiter à un tel
inventaire de « choses ». Seule compte pour lui l'action. Il ne peut
donc que vivre dans le temps, et ne trouvera jamais le repos, sinon dans la
mort... (<==)
(36) Ici et dans la réponse de Ménon, « les choses de ce genre » traduit le grec ta toiauta, simple démonstratif au neutre pluriel tout aussi vague dans ce qu'il désigne que tagatha dans ce qu'il qualifie (les « choses »). Mot à mot, c'est tout simplement « les telles ». L'utilisation du mot « genre » dans la traduction ne renvoie donc pas à un mot comme eidos ou genos, et doit se comprendre dans le sens le plus indéterminé que le mot peut avoir en français dans une telle expression. (<==)
(37) Le Grand
Roi (megalos basileus) est une formule consacrée chez les Grecs
du temps de Socrate pour désigner le Roi de Perse. Ménon est appelé
par Socrate patrikos xenos, « hôte héréditaire »,
du Grand Roi. Cette appellation fait référence à une pratique
courante en Grèce antique et relative aux devoirs d'hospitalité :
deux personnes de cités ou de pays différents s'engageaient l'un
envers l'autre, et engageaient leurs descendants, par des présents et
des rites religieux, et en se plaçant sous la protection de Zeus xenos
(Zeus protecteur des étrangers), à s'héberger mutuellement
lorsqu'un membre d'une des deux familles se rendait dans la cité de l'autre.
Au sens original, xenos, qu'on retrouve dans le mot français « xénophobe »
(« qui n'aime pas les étrangers »), veut dire « étranger ».
Dans le sens plus spécialisé qu'il a ici, c'est en quelque sorte
l'étranger privilégié chez lequel on sait pouvoir être
accueilli.
Dans le cas qui nous occupe, l'allusion de Socrate est lourde de sous-entendus.
C'est qu'en effet, au temps des guerres Médiques, soit un peu moins d'un
siècle plus tôt, les Thessaliens, à l'initiative principalement
des Aleuades, la famille dirigeante de Larissa à laquelle appartenait
Aristippe, le protecteur de Ménon (cf. 70b),
avaient fait alliance avec Xerxès contre les Grecs (voir à ce
sujet Hérodote,
Enquête, VII, 6 ;
130 ; 172-174 ;
VIII,
27-31 ; IX,
1 ;
58). Et même si, les Perses ayant finalement été vaincus
par les Grecs, le temps ayant passé et les stratégies d'alliances
entre cités grecques ayant ensuite été dominées
par les tensions entre Sparte et Athènes, les Thessaliens avaient fini
par rétablir leurs relations avec Athènes, il n'en reste pas moins
que rappeler à Ménon les relations de sa famille avec les souverains
perses, c'est aussi une manière de lui rappeler que son peuple et ses
ancêtres avaient trahi les Grecs au plus mauvais moment.
Mais il y a plus, car il est probable que la visite de Ménon à
Athènes était en lien avec la préparation de l'envoi par
Aristippe d'un contingent thessalien au secours de Cyrus le Jeune dont Aristippe
avait, ou allait, confier le commandement à Ménon (en tout cas,
les lecteurs du temps de Platon connaissaient, par Xénophon au moins,
toute cette histoire). Or l'objectif de cette expédition était
de détrôner le Grand Roi en place, Artaxerxès, pour installer
son frère Cyrus sur le trône. Dans cette affaire, donc, le rôle
de Ménon n'est pas loin d'être une trahison de celui envers qui
il avait des devoirs d'hospitalité... (<==)
(38) « A cette fourniture » traduit le grec toutô(i) tô(i) porô(i), dans lequel on trouve le mot poros, qui est à la racine du verbe porizesthai, traduit par « se fournir », qu'utilise Socrate par deux fois dans cette réplique, et qui avait été introduit par Ménon dans sa reformulation du vers qu'il citait pour définit aretè, en 77b5 (cf. note 7) . Le sens premier de poros est « passage, chemin », sens à partir duquel il évolue soit vers des sens plus techniques comme « conduits », « pores » (qui en est la transcription en français), par exemple dans les théories d'Empédocle évoquées par Socrate à propos de la définition de la couleur (cf. 76c8 et note 58 à ma traduction de cette section), soit vers des sens plus figurés, comme « moyen, expédient, ressource ». C'est aussi le mot qui est à la racine d'aporos, « sans ressources », utilisé par exemple par Ménon en 75c6 pour caractériser l'état ce ceux que laisse perplexes la première définition de schèma par Socrate, celle qui s'appuie sur la couleur (cf. note 39 à ma traduction de cette section), et qu'on va bientôt retrouver dans la discussion comme contraire justement du poros dont il est ici question . En choisissant ce nom à la place d'un verbe, Socrate rappelle discrètement à l'ordre Ménon qui, comme je le disais dans la note 35, n'a pas pu s'empêcher de définir par un verbe les « bonnes choses » auxquelles il pense dans sa formule. Les « bonnes choses » selon Ménon, ce serait donc finalement les « ressources », les « expédients », qui permettent de se tirer d'embarras en toutes circonstances, de ne jamais se retrouver aporos. (<==)
(39) « Justement » traduit le grec dikaiôs, et « dans le respect des dieux », le grec hosiôs. Hosios, l'adjectif dont dérive l'adverbe hosiôs, fait référence à ce qui règle le comportement des hommes par rapport aux dieux, au divin, alors que dikaios, dans l'acception usuelle, et tout particulièrement quand il est associé, comme ici, à hosios, renvoie à ce qui règle les relations des hommes entre eux. Toute la discussion de l'Euthyphron tourne autour de la « définition » de to hosion (cf. Euthyphron, 5d7) dans le contexte du procès de Socrate accusé d'impiété (asebeia, mot dérivé de asebès, dont le sens est voisin de celui d'anosios, contraire de hosios ; cf. Euthyphron, 5c7). Le sens général de dikaiôs kai hosiôs est donc « en accord avec les lois humaines et les lois divines ». Aucun des adverbes auxquels on pourrait penser pour traduire hosiôs, « pieusement », « religieusement », « saintement », ou même des expressions comme « avec piété », « avec dévotion », etc., ne rend convenablement le sens d'osiôs, du fait de l'évolution du sens de ces termes de nos jours. C'est pourquoi je me suis résigné à employer une périphrase qui explique plus qu'elle ne traduit cet adverbe. (<==)
(40) Le terme traduit par « vice » et qui s'oppose pour Socrate à aretè est kakia, substantif dérivé de kakos, dont le sens général est « nature mauvaise, viciée ». J'ai moins de scrupules à traduire kakia par « vice » qu'à traduire aretè par « vertu », parce que le mot français « vice » a conservé, même dans l'usage courant, un sens plus large et moins exclusivement moral que « vertu » : on parle encore couramment de « vice de forme », de « vice de procédure », de « vice caché » dans une construction, on n'hésite pas à qualifier un animal de « vicieux », ou à dire de quelqu'un qu'il est « vicieux », simplement parce qu'il suggère des procédures ou un plan d'action alambiqué, sans que cela implique nécessairement un jugement moral sur lui. (<==)
(41) Le mot dèpou qu'utilise Ménon dans cette réponse, associé à l'adverbe pantôs (« tout à fait, absolument ») et dans la précédente, associé à la négation ou, signifie « sans doute, je suppose » et peut avoir une valeur ironique. On peut penser que c'est le cas ici, et que Ménon fait ces concessions à l'opinion commune, mais n'en pense pas moins. J'ai choisi une traduction qui permette de conserver, comme en grec, le même noyau, « sans doute », dans les deux réponses, au prix de quelques libertés avec une traduction littérale de pantôs dans la seconde, mais qui n'affecte pas le sens. (<==)
(42) Socrate utilise à nouveau ici la formule toutô(i) tô(i) porô(i) qu'il a déjà utilisée deux répliques plus haut, en 78d4 (cf. note 38). (<==)
(43) « Elle fournirait » traduit le grec ekporizousa, participe présent actif du verbe ekporizein, construit par adjonction du préfixe ek- au verbe porizein utilisé auparavant au moyen (porizesthai), et traduit par « fournir ». Si porizesthai, au moyen, indique sans ambiguïté que le bénéficiaire de l'action est le sujet du verbe, et qu'il s'agit donc d'obtenir pour soi or et argent, il n'en va plus de même pour la forme active porizein, qui signifie au sens premier « donner passage à » (cf. note 38), et de là « procurer, fournir », dans un sens qui suggère plutôt que le sujet du verbe donne à d'autres. Et l'adjonction du préfixe ek-, dont le sens premier est « hors de », insiste encore sur l'idée qu'on fournit quelque chose qui vient de soi et va à d'autres. De la manière dont Socrate a tourné sa phrase, le mal n'est pas bien grand, puisque c'est la chose dont on se demande si elle est ou non aretè qui est devenue sujet du verbe (ekporizousa est en effet un féminin, qui ne peut donc renvoyer qu'à aretè, et non pas à poros, qui est masculin), ce qui revient à dire qu'on envisage une action qui fournirait or et argent, sans qu'on précise à qui. Mais on va voir que l'ambiguïté se renforce dans la suite. (<==)
(44) Ménon ne dit pas « serait-elle », en utilisant le verbe einai comme le fait Socrate dans la réplique précédente ; il utilise le verbe gignesthai, dont le sens est « naître, devenir ». (<==)
(45) Cette
phrase de Socrate mérite qu'on s'y arrête. Ce dont on se demande
s'il est aretè ou pas, c'est en quelque sorte le contraire du
chrusion kai argurion porizesthai (« se fournir en pièces
d'or et d'argent ») de 78d1-2, qui est devenu dans
la forme négative to mè ekporizein chrusion kai argurion
(« le [fait de] ne pas fournir de pièces d'or et d'argent »),
dans lequel porizesthai, moyen (donc réflexif) est remplacé
par ekporizein, actif, qui, si l'on se souvient de ce qui a été
dit à la note 43, implique, en l'absence d'autres
précisions, que l'action dont on envisage la négation est celle
de fournir or et argent à d'autres ! Ce qui veut dire que,
si l'on y regarde de près, Socrate a subrepticement procédé
à deux inversions : le fait de passer de faire quelque chose
à ne pas le faire, et le fait de passer d'un appropriation (se fournir)
à une cession (fournir ek-, c'est-à-dire à partir
de ses propres biens) !...
Si l'on examine la suite de la phrase, il semble que les choses ne soient pas
aussi tranchées que ça, et que les deux options, se fournir
pour soi ou fournir à d'autres, restent ouvertes, puisque Socrate
prend soin de préciser : mète hautô(i) mète
allô(i),
c'est-à-dire : « ni pour soi-même, ni pour
un autre ».
Le problème, c'est qu'entre ces deux parties de la phrase vient s'insérer
la clause hotan mè dikaion hè(i), « chaque
fois que ce ne serait pas juste », si bien qu'on ne sait
plus si le « ni
pour soi-même, ni pour un autre » qui vient aussitôt
après
porte sur « ne pas fournir » ou sur le caractère
non juste de l'action (j'ai conservé cette ambiguïté dans
ma traduction en respectant l'ordre du grec, et en traduisant les datifs hautô(i)
et allô(i) par « pour soi » et
« pour
un autre », plutôt que par « à soi »
et « à un autre », qui
aurait levé
l'ambiguïté)...
Si l'on comprend que le « ni pour soi-même, ni pour un autre »
porte sur « chaque fois que ce ne serait pas juste », on peut
y voir une discrète anticipation des discussions de la République
sur la justice qui est d'abord harmonie de l'âme avec elle-même
avant de régler les rapports des hommes entre eux, et un appel du pied
de Socrate (qui le sait sans doute vain) envers Ménon, pour l'inciter
à creuser un peu ce que Socrate entend par « juste » et « pas
juste », et ce que pourrait vouloir dire « ne pas être juste pour
soi-même ». Mais, même dans l'interprétation contraire,
la formulation de Socrate fait bien plus que de simplement examiner le refus
du type d'action que Ménon a en tête (s'approprier un maximum de
pièces d'or et d'argent). Ainsi, suggérer qu'il pourrait dans
certains cas ne pas être juste de fournir des pièces d'or et d'argent
à un autre pourrait conduire au genre de discussions qui ouvrent la République,
sur le problème de savoir s'il est juste de rendre à quelqu'un
une arme qu'il vous a confiée lorsqu'on sait qu'il est devenu fou et
va s'en servir pour se tuer ou pour commettre un meurtre (République,
I, 331c).
Mais il y a pire : car ce hotan mè dikaion hè(i),
« chaque fois que ce ne serait pas juste », porte-t-il sur ekporizein
(« fournir ») seul, ou sur to mè exporizein (« le
[fait de] ne pas fournir »), formule où l'article neutre
(to) substantive le groupe formé par l'infinitif et la négation,
en faisant donc en quelque sorte une entité insécable ?...
Bien sûr ! Socrate ne considère pas que ce serait aretè
que de refuser de fournir de l'argent à d'autres lorsque ce refus constitue
une injustice ! Mais se pourrait-il qu'il ait tourné sa phrase d'une
manière si habile qu'en incitant Ménon à donner l'impression
qu'il accepte l'opinion reçue sur aretè, il parvienne à
lui faire avouer sans même qu'il s'en rende compte ce qu'il a vraiment
derrière la tête, à savoir, qu'il a effectivement l'intention
de garder de l'argent qu'il se sera approprié de manière injuste
et que c'est ça pour lui, au fond, l'aretè bien comprise
par les vrais hommes qui ne se laissent pas impressionner par les idées
reçues de la foule moutonnière, les pareils de Calliclès
et de Thrasymaque ?!... Se pourrait-il qu'avec son air benêt, il
soit en train de donner une leçon de rhétorique à l'élève
de Gorgias, en cachant sous ce qui pourrait passer pour de piètres effets
de style, des pièges langagiers autrement redoutables que les paradoxes
du genre de ceux que va bientôt sortir Ménon, pièges qui
mettent en évidence pour qui est attentif qu'à suivre sa pente
naturelle, on entend finalement ce qu'on veut bien entendre et pas ce qui est
dit, ce que l'on attend que dise l'interlocuteur et non pas ce qu'il dit vraiment.
Si tel est le cas, la plupart des traducteurs sont tombés tête
baissée dans le piège, eux qui s'attachent à qui mieux
mieux à lever les ambiguïtés du texte grec ! Jugeons-en :
Croiset (Budé) : « Mais si l'on renonce à l'or et
à l'argent, pour soi-même et pour les autres, quand l'acquisition
en serait injuste, cette renonciation même n'est-elle pas une vertu ? » ;
Chambry (Garnier) : « Mais si l'on ne se procure point d'or et d'argent,
ni pour soi, ni pour un autre, quand cela serait injuste, est-ce que cette abstention
n'est pas elle aussi une vertu ? » ; Robin (Pléiade) :
« Mais, ne pas consentir, dans le cas ou cela n'est pas juste, à
se procurer or et argent, ni pour soi-même ni pour autrui, c'est, par
rapport à l'acte de se les procurer, un manque, qui n'est point vertu ? » ;
Canto-Sperber (GF Flammarion) : « Mais, renoncer à se procurer
or et argent, pour soi ou pour autrui, quand ce n'est pas juste, ce renoncement
à user des moyens de se les procurer, n'est-ce pas là aussi vertu ? » ;
Piettre (Nathan) : « Mais ne pas se procurer de l'or et de l'argent
quand on le ferait de manière injuste, ni pour soi-même, ni pour
autrui, de rester ainsi dans l'indigence, n'est-ce pas de la vertu ? » ;
Cazeaux (Poche) : « Mais si l'on refuse les moyens de se procurer
or et argent, faute de justice éventuellement, dans des circonstances
où l'on s'y retrouverait, soi-même ou un tiers, n'y a-t-il pas
excellence encore, en l'absence de ces moyens ? » ; Kévorkian
(Ellipses) : « Mais renoncer à se procurer or et argent,
pour soi ou pour autrui, lorsque cela n'est pas juste, n'est-ce point aussi
de la vertu que cet embarras-là ?"
Reste à voir le mot de la fin, que j'ai traduit
par « cette absence de ressources ». En grec,
c'est hautè
hè aporia, qui est bien le contraire du houtos ho poros,
que l'on a rencontré par deux fois, en 78d4 et 78d8
(au datif, toutô(i) tô(i) porô(i)). Mais l'usage
du mot aporia dans ce contexte est sans doute une marque de plus
de l'ironie de Socrate. Certes, aporia peut signifier, dans ce contexte,
« privation, indigence », au sens strictement matériel
qui convient ici où
il est question d'argent. Mais c'est aussi le mot qui signifie « embarras,
difficulté », en particulier dans le sens où justement
cette discussion avec Socrate semble mettre Ménon dans l'« embarras »
et conduire à l'« aporie », comme il ne va pas tarder à
l'avouer (cf. 80a3-4, où il se dit « plein
d'embarras (meston aporias) »), alors que justement, au début
du dialogue, il disait n'être « pas dans l'embarras (ouk
aporia) » pour dire ce qu'est aretè (72a1-2).
Mais le problème de Ménon est que justement, il refuse non
seulement l'aporia financière, mais aussi l'aporia « dialectique »,
qui est pourtant le préalable nécessaire au progrès,
non pas dans la discussion considérée comme une joute oratoire,
mais dans la recherche en commun d'une vérité difficile à appréhender.
Embarrassé, Ménon, comme on le verra, cherchera à s'en
sortir par une pirouette, et c'est pourquoi il ne progressera pas dans
la discussion et campera sur ses positions, fidèle en cela à son
nom (voir l'introduction,
sur la signification du nom de Ménon), au contraire de son jeune
esclave pour qui l'aporia sera productive en lui permettant de sortir
de son erreur et d'apprendre (cf. 84a-d,
où, dans le « décodage » que fait Socrate pour
Ménon
de ce qui se passe avec l'esclave, on trouve deux fois le mot aporia,
en 84c5 et en 84c10, et trois fois le verbe aporein, en 84a7, 84b1
et 84b6). Il n'en est donc que plus amusant de voir Socrate parvenir à faire
avouer à Ménon, même si c'est de manière hypocrite,
que l'aporia est aretè ! Peut-être que
si Ménon
avait cru à ce qu'il disait et avait saisi les jeux de mots et les sous-entendus,
sa vie ne se serait pas terminée aussi misérablement... Car
les « jeux de mots » de Socrate ne sont pas ceux de Gorgias. (<==)
(46) Pour caractériser ce qui serait aretè, Socrate ne fait référence qu'à la justice (dikaiosunè), alors que, pour caractériser ce qui serait vice (kakia), il mentionne l'absence de « toutes les choses de ce genre (pantôn tôn toioutôn) ». Il pense sans doute à la liste de « vertus » qu'il a donnée deux répliques auparavant, en 78d8, dont dikaiosunè était la première, mais on peut remarquer que l'expression panta ta toiauta (à l'accusatif neutre pluriel au lieu du génitif neutre pluriel) est celle qu'avait employée Ménon, dans sa réponse à Socrate en 78d1, pour faire référence à la liste de ce qu'il considérait comme tagatha (les bonnes choses). Ce qui fait qu'ici encore, on peut voir double sens et ironie de la part de Socrate, qui fait dire à Ménon qu'une action est « vicieuse » dès lors qu'elle ne s'accompagne pas d'argent, d'honneurs et de pouvoir, ses panta ta toiauta à lui !... (<==)
(47) « Tu te moques » traduit le grec paizeis, du verbe paizein, formé sur la racine pais, « enfant ». Paizen, c'est au sens propre « faire l'enfant », c'est-à-dire « s'amuser, jouer, plaisanter ». (<==)
(48) Le verbe grec traduit par « mettre en pièces » est kermatizein, construit sur le nom kerma, qui signifie au propre « petits morceaux » (du verbe keirein, « couper »), mais surtout, au sens usuel, « pièce de monnaie, monnaie » (comme d'ailleurs le mot français « pièce », qui peut aussi bien signifier « morceau » que « pièce de monnaie »). Et kermatizein, à côté du sens de « mettre en pièces », peut aussi vouloir dire « changer de la monnaie » !... Encore une manifestation de l'ironie de Socrate au moment ou Ménon vient de définir l'aretè comme aptitude à de fournir en pièces d'or et d'argent !... (<==)
(49) Voir la note 34 pour la traduction de cette formule, reprise textuellement, à l'ordre des mots près, de 78c4, avec l'ajout de meta dikaiosunès (« avec justice »). (<==)
(50) Certains éditeurs, dont Croiset (Budé) et Burnet (OCT), font des trois mots ti oun dè le début d'une question rhétorique que Socrate se poserait à lui-même et qui continue par le touto legô qui suit, question qu'on pourrait traduire par quelque chose comme « Que peut donc bien vouloir dire ce que je dis ? » D'autres attribuent ces trois mots à Ménon, comme le ti dè, ô Sokratès, deux répliques plus haut, traduit par « Quoi donc, Socrate ? » Il faut se souvenir que, du temps de Platon, on ne faisait pas apparaître les changements d'interlocuteurs dans le texte écrit, et qu'il fallait donc les déduire du contexte. J'opte pour l'attribution à Ménon de ces trois mots. (<==)
(51) « Ce que c'est » : réapparition de la formule ho ti estin, déjà rencontrée au début de notre section. Sur cette formule, voir la note 2. Quelques lignes plus loin, on trouve ho ti aretè estin, traduit par « ce qu'est aretè ». Mais n'oublions pas, à la décharge de Ménon, que cette expression, qui se traduit mot à mot par « quoi aretè est », peut se comprendre aussi bien dans le sens « qu'est-ce qui est (une) aretè » (réponse : « la justice en est une, la modération une autre », que dans le sens « qu'est-ce que c'est que l'aretè ». Reste qu'après toute la discussion qui vient d'avoir lieu, et au vu des remarques que fait maintenant Socrate, il est clair que c'est dans le second sens qu'il pose la question. La même expression, à quelques variations près, va revenir plusieurs fois dans les répliques qui suivent : ti estin aretè (79c4), tina morion aretès ho ti estin (79c8), aretès holès ho ti estin (79d6-7). (<==)
(52) « Tu la mets complètement en pièces » traduit le grec katakermatizè(i)s, dans lequel on retrouver le verbe kermatizein utilisé auparavant (cf. note 48), augmenté du préfixe kata-, qui y ajoute une idée de complétude, qui, ici, pourrait se traduire par la multiplicité des pièces (« casser en mille morceaux »). Dans sa connotation monétaire, le verbe veut dire « changer en menue monnaie ». Voilà notre Ménon qui va faire fortune avec des pièces de cent sous !... (<==)
(53) « Revenant une fois encore au début » traduit le grec palin ex archès, qu'on va retrouver quelques lignes plus loin, en 79e5. Le mot palin tout seul, qui signifie « en sens inverse », ou « à nouveau », apparaît deux fois encore dans cet échange, en 79c7 et 79e1. Bref, Socrate ne saurait insister plus sur le fait qu'on n'a guère avancé, et qu'il faut tout reprendre à zéro, « depuis le commencement » (traduction mot à mot de ex archès). Et c'est justement ce que Ménon va refuser en s'en tirant par une pirouette. (<==)
(54) Cette remarque de Socrate renvoie à 75b-e. (<==)
(55) Sur la traduction de cette formule, ô ariste, déjà rencontrée en 73d6, voir la note ad loc.(<==)
(56) « Ton compagnon » traduit le grec ho hetairos sou (sur le mot hetairos, voir la note 7 à ma traduction du début du dialogue). Si l'on rapproche cette question de Socrate de ce qu'il a dit en 71c8-d2 et en 73c6-8, où il demandait à Ménon son opinion et celle de Gorgias, on peut penser que le « compagnon » auquel fait ici référence Socrate est Gorgias. Mais le terme hetairos pour qualifier les relations de Ménon et Gorgias est un peu surprenant (dans un tel cas, on l'attendrait plutôt pour désigner le disciple par rapport au maître), et d'autre part, c'est l'expression qui a été utilisée au début par Socrate pour désigner, non Gorgias, mais Aristippe (cf. 70b1-2), si bien qu'on peut se demander si, une fois encore, Socrate ne crée pas délibérément l'ambiguïté. Qui est donc le vrai maître à penser de Ménon ? S'est-il vraiment intéressé à Gorgias pour lui-même, ou seulement par contagion de son « compagnon » (peut-être même « amant », autre sens possible d'hetairos) Aristippe, qui, lui, en tant que détenteur du pouvoir, pouvait sans doute plus vite et plus efficacement avancer les affaires et la carrière de Ménon ? La conception d'aretès que Ménon a fait sienne et qu'il essaye laborieusement de dévoiler/cacher à Socrate est-elle celle d'un Gorgias dont lui-même dit en 95c1-4 qu'il l'admire justement parce qu'il ne prétend pas enseigner ce qu'est aretè, ou celle d'un Aristippe qui, sans doute comme ses ancêtres du temps des guerres Médiques, se maintient au pouvoir à coup de renversements d'alliances et de trahisons opportunistes, et lui propose le moyen de devenir ami du peut-être prochain roi des Perses en l'aidant à conquérir le trône sur son frère ?... (<==)
(57) « Mettre dans l'embarras » et « tomber dans l'embarras » traduisent tous deux le verbe aporein, déjà rencontré en 75c6 (traduit alors par « être bloqué » ; cf. la note ad loc.), de même racine (poros, « passage ») qu'aporia et porizein/porizesthai rencontrés plus haut (cf. note 7 et 45, dernier paragraphe). (<==)
(58) Les trois
verbes utilisés ici par Ménon sont :
- goèteueis (« tu m'ensorcelles »), du verbe
goèteuein, dérivé du verbe goan, « pousser
des cris de douleur, des lamentations », via le nom goès,
qui désigne celui qui ensorcelle en poussant des cris et des incantations
lugubres, c'est-à-dire le sorcier, le magicien, ou, en mauvaise part,
le charlatan, le bonimenteur ;
- pharmatteis (« tu me drogues »), du verbe pharmattein,
dérivé du nom pharmakon, qui désigne au sens premier
une plante médicinale quelconque, et, de là, aussi bien vers le
sens de « remède » que vers celui de « poison » (c'est
le mot qui est employé dans le Phédon pour désigner
la potion qui le bourreau fait boire à Socrate en exécution de
la sentence de mort), un peu comme le mot français « drogue »
(on retrouve cette racine dans le mots français « pharmacien »
et les mots de la même famille) ;
- katepa(i)deis (« tu m'enchantes »), du verbe katepa(i)dein,
construit à l'aide du préfixe kata- (idée de complétude,
d'achèvement) et du verbe epa(i)dein, lui-même composé
du préfixe epi- (« sur ») et du verbe a(i)dein,
« chanter », et qui signifie « accompagner en chantant », et
aussi « faire entendre des incantations », « enchanter » au
sens qu'a ce mot quand on pense à l'« enchanteur » Merlin, par
exemple (le français « enchanter » est d'ailleurs construit sur
le verbe « chanter » comme epa(i)dein sur a(i)dein, « chanter »
en grec). Ce dernier verbe est accompagné de l'adverbe atechnôs,
que j'ai traduit par « tout simplement », et qui est dérivé
de l'adjectif atechnos, dont le sens premier est « sans art »,
c'est-à-dire « sans artifices, simple, natuerl », mais aussi
« grossier, inexpérimenté ». Ménon se rend-il compte
qu'il fait ainsi un compliment à Socrate, en le disant « sans artifices » ?...
(<==)
(59) « Au comble de l'embarras » traduit meston aporias, dans lequel on retrouve aporia. Ménon admet enfin être dans l'« aporie ». Mais, pour lui, comme la suite va le montrer, l'« aporie » sera stérile. (<==)
(60) Le mot employé par Ménon et traduit par « aspect » n'est autre qu'eidos, le mot employé par Socrate en 72c7 pour parler de ce que peuvent avoir en commun toutes les aretai pour justifier cette unique appellation (voir sur eidos la note 37 à ma traduction du début du dialogue). Avant de devenir un terme « technique » dans le cadre des « théories » que l'on prête à Platon, le mot eidos avait le sens usuel d'« aspect extérieur ». Mais la question n'est pas tant ici d'insister sur le fait que le mot a dans la bouche de Ménon son sens usuel, alors que, pour Socrate, il aurait un sens plus « technique », car le sens « technique » d'un mot qui a par ailleurs un sens usuel ne peut être sans rapport avec ce sens usuel. Ce qui compte ici, c'est justement que Ménon, en utilisant ce terme comme il le fait, montre qu'il est capable de le comprendre dans un sens « analogique » qui ne renvoie pas au pur « visuel » : dire en effet que Socrate a même eidos qu'un poisson montre qu'il est capable de dépasser la ressemblance purement physique, et de dégager entre deux « êtres » des communauté d'« eidos » dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles ne sautent pas aux yeux. Et il est intéressant de noter que c'est justement au moment même où il va abandonner la partie dans la recherche d'une eidos commune entre justice, modération, respect des lois divines, courage, et autres « aretai » qu'il montre qu'il est tout à fait capable de trouver des ressemblances entre un homme et un poisson, même dans ce qu'il appelle lui-même leur eidos, alors qu'il s'agit justement là de deux ordres d'animaux qui sont parmi les plus éloignés les uns des autres, tant par le milieu dans lequel ils vivent que par leur apparence physique. Et comme il prend soin d'ajouter qu'il trouve des ressemblances entre eux non seulement en termes d'eidos, mais sur talla (« le reste »), il ne fait qu'aggraver son cas en se révélant à nous capable de dépasser la simple apparence dans l'identification d'analogies. Car ce talla, s'il ne porte plus sur l'aspect extérieur, ne peut donc concerner que des choses comme le mode de vie, le comportement, quelque chose comme des « traits de caractère » qui sont finalement assez proches de ce dont on parle quand on parle d'aretè. (<==)
(61) « Cette
large et plate engourdisseuse marine » traduit le grec tautè(i)
tè(i) plateia(i) narké(i) té(i) thalattia(i).
Le nom
narkè signifie « engourdissement, torpeur », et est à
la racine du verbe narkan, « être engourdi », que
Ménon
utilise dans la phrase suivante (on le retrouve à la racine du mot français
« narcotique »), mais il sert aussi de nom à une
variété
de raie, la torpille, dotée d'organes susceptibles de produire des décharges
électriques qui lui permettent d'engourdir ses proies. Aristote mentionne
ce poisson, et cette propriété qui le caractérise, dans
ses Histoires des animaux, IX, 37, 620b19-23. La référence
à ce poisson par Ménon est intéressante, au moment même
où il parle d'eidos, puisqu'il constitue un exemple d'être
dont le nom dérive directement d'une propriété qui le
« spécifie »,
sans même que le terme initial ait subi de modification pour devenir
le nom du poisson. Plutôt que de traduire le nom du poisson, au risque
de perdre toutes ces résonances, je préfère traduire
par « engourdisseuse », compromis entre « engourdissement »
(le sens premier du mot) et « torpille » (son utilisation en zoologie),
qui permet de voir qu'on parle d'un individu et non d'un état, sans
perdre la racine du nom de l'animal envisagé.
Autre résonance possible de cette formule, dans un dialogue dont le
héros est Ménon : l'adjectif thalattia est l'adjectif
dérivé du nom thalatta, « la mer ». Or ce mot évoque
le passage célèbre de l'Anabase de Xénophon
(l'ouvrage dans lequel il est question de Ménon, de ses mésaventures
perses, de sa trahison et de sa mort) où les soldats grecs conduits
par Xénophon
et errant depuis des mois en terre inconnue dans l'espoir de rentrer dans leur
patrie après la défaite de Counaxa et la mort de Cyrus le
Jeune, aperçoivent, du sommet d'une montagne, la mer, qui va ensuite
leur servir de repère pour la fin du voyage, spectacle qui provoque
une rumeur grandissante et les cris sur toutes les bouches : « Thalatta,
thalatta », « La mer ! La mer ! » (Anabase,
IV, 7, 21-27, et en particulier IV,
7, 24). Cette mer qui a servi de guide aux
Grecs sans connaître elle-même le chemin d'Athènes,
c'est celle qui aurait pu servir aussi de guide à Ménon
pour trouver le chemin de Larissa sans le connaître, s'il avait
eu une autre conception de l'aretè
(cf. 97a9-b7). Peut-être donc y a-t-il
quelque ironie de la part de Platon à nous montrer ainsi Ménon
allant chercher dans la mer l'eidos de Socrate au moment même
où il s'avoue incapable de trouver celle de l'aretè...
Il y a encore un troisième mot dans cette formule qui peut retenir notre
attention, c'est l'adjectif plateia, féminin de platus,
terme rare dans les dialogues (5 occurrences en tout, dont trois dans le Phédon :
97d8,
99b8
et 111d2,
et la dernière dans la République : X,
616e4), qui signifie « large et plat », ou simplement « large »,
ou « étendu », ou encore « massif, robuste », et qui
est à la racine du surnom « Platon » donné à l'auteur
des dialogues (et aussi, via le latin, du mot français « plat »).
Se pourrait-il qu'il y ait là de la part de Platon une discrète
allusion à son nom, pour suggérer, un sourire aux lèvres,
que c'est justement cette plateia que signale Ménon qui lui a
permis, à lui, de mieux comprendre l'eidos de Socrate ?!...
(<==)
(62) Depuis quelques répliques, Ménon accumule les utilisations du verbe dokein : « dokei moi » (79a1) ; « ouk emoige dokei » (79c10) ; « emoige dokeis » (79e4) ; et, dans cette seule tirade, « hôs ge moi dokeis » (80a2) ; « dokeis moi » (80a4) ; « su dokeis moi » (80a7) ; « hôs ge emautô(i) edokoun » (80b3) ; et enfin ici, « moi dokeis » (80b4). J'ai rendu toutes ces formules à l'aide des expressions « avoir l'impression », « donner l'impression » ou « c'est mon impression », toutes construites autour du même mot « impression », pour faire percevoir cette accumulation. Le verbe dokein signifie « sembler, paraître, avoir l'air », ou encore « penser, croire, se figurer ». et c'est de lui que dérive le mot doxa, « opinion », qui sera au centre de la dernière partie du dialogue. Cette accumulation signifie-t-elle que Ménon commence à être déstabilisé au point d'en oublier les leçons de beau parler de Gorgias et à consentir à livrer ses propres opinions ?... (<==)
(63) « Tu me donnes l'impression d'avoir fait un heureux choix en ne voulant pas... » traduit le grec moi dokeis eu bouleuesthai ouk..., mot à mot, « tu me parais avoir bien délibéré en toi-même de ne pas... » Un peu auparavant, les mots traduits par « avec beaucoup de bonheur » pour qualifier les discours innombrables (pampollous logous) sur aretè que Ménon se vante d'avoir tenu, sont kai panu eu, mot à mot, « tout à fait bien ». Dans les deux formules, on retrouve le mot eu, « noblement,bien », qu'on retrouve dans eudaimonia, le mot qui signifie « bonheur ». C'est pour mettre cette parenté en évidence que j'ai traduit eu par « avec bonheur » dans le premier cas (les discours de Ménon), et par « heureux » dans le second (les délibérations intérieures de Socrate), en forçant un peu le texte. En fait, on peut supposer que Platon fait opposer inconsciemment par Ménon deux conception du « bien/bonheur » celle de Ménon, pour qui ce qui compte, c'est de bien parler, si possible devant des foules, et celle de Socrate qui préfère bien réfléchir. Réfléchir, mais aussi agir, puisque, par deux fois, Ménon emploie le verbe poiein, « faire », à propos de Socrate : pour dire qu'il lui a « fait (pepoièkenai) le même effet qu'une torpille, et, dans la phrase qui conclut cette réplique, pour parler des risques qu'encourrait Socrate s'il « faisait (poiois) » la même chose dans une cité étrangère. (<==)
(64) « Lever l'ancre » traduit le grec ekpleôn, participe présent du verbe ekplein, construit avec le préfixe ek- (« hors de ») et le verbe plein, « naviguer ». Ménon fait ici allusion au fait que Socrate, au contraire de la plupart des sophistes, qui parcouraient la Grèce pour faire montre de leur talents et recruter des élèves qui paieraient un bon prix leurs leçons, n'a jamais quitté Athènes, sauf pour accomplir ses devoirs militaires. mais le premier verbe qu'il utilise pour cela fait référence à la navigation. Ceci n'est pas trop surprenant à propos d'un peuple qui était essentiellement maritime (ce qui n'était pas le cas des Thessaliens, desquels était Ménon) et avait établi son empire à l'aide en particulier de sa flotte. Il se peut aussi que ce langage soit une allusion au fait possible que Ménon était peut-être à Athènes pour préparer la traversée du contingent thessalien dont Aristippe lui avait confié, ou allait lui confier, la responsabilité (voir introduction au Ménon). Quoi qu'il en soit, dans l'univers des dialogues, il nous renvoie à l'expression qu'utilise Socrate dans le Phédon, lorsqu'il explique comment, après ses déceptions avec Anaxagore, il s'est « embarqué » dans un deuteron ploun, « une seconde navigation » (99d1), expression dans laquelle on trouve le mot ploun, « navigation, traversée », dérivé du verbe plein. Et cela suggère une opposition entre un Ménon qui espère trouver la gloire et la fortune en courant le monde, mais ne trouvera que misère et infamie, et un Socrate qui n'a pas besoin de quitter Athènes pour « naviguer » dans sa tête à la recherche de ce qui seul compte pour bien vivre selon lui, la connaissance de soi. Aussi, lorsque Ménon dit à Socrate qu'il a « fait un heureux choix », il dit peut-être encore une fois une vérité plus profonde que ce qu'il pense... (<==)
(65) « Sorcier »
traduit le grec goès, dont on a dit plus haut (cf. note
58) qu'il était à la racine du verbe goèteuein
utilisé auparavant par Ménon pour accuser Socrate de l'« ensorceler ».
Quant au verbe traduit par « tu serais conduit au tribunal »,
c'est apachtheiès, du verbe apagein, dont le sens premier
est « emmener », mais qui a aussi, en droit attique, le sens technique
de « citer en justice » (un peu comme en français on parle d'un
« mandat d'amener » sans plus pour parler d'un mandat visant à
l'arrestation de quelqu'un).
Cette remarque de Ménon peut être mise en regard de ce que dit
Socrate dans l'Apologie d'une éventuelle peine de bannissement
(Apologie,
37c-e), et aussi dans le Criton, en réponse à la
proposition de Criton de l'aider à s'évader, justement pour
la Thessalie, pays de Ménon (Criton,
44c et 54b-e).
Socrate n'a pas attendu Ménon pour savoir ce qui pourrait lui arriver
s'il voyageait à l'étranger. (<==)
(66) « Tu sais tout faire » traduit le grec panourgos ei. Le mot panourgos est construit à partir de pan, « tout », et ergon, « action, ouvrage ». Panourgos veut donc dire au sens propre « qui sait tout faire », et peut être pris aussi bien en bonne part, dans le sens d'« industrieux, adroit, actif », qu'en mauvaise part, dans le sens de « rusé, fourbe, méchant », comme quand on dit en français de quelqu'un qu'il est « prêt à tout ». Ici, le sens est bien sûr ironique en réponse à l'aveu d'impuissance de Ménon, qui non seulement ne sait que faire, mais pire, pour lui du moins, ne sait que dire ! (Notons que c'est ce mot panourgos qui a inspiré à Rabelais le nom de Panurge qu'il a donné à l'un de ses personnages). (<==)
(67) « De
ce qui est beau » traduit le grec tôn kalôn :
c'est exactement la même formulation que celle que j'ai traduite
auparavant par « de toux ceux qui sont beaux ». De
fait, kalôn
est le génitif pluriel de kalos, « beau », qui a la même
forme au masculin et au neutre. Et, les deux fois, l'adjectif est substantivé,
sans nom pour préciser ce qui est beau. Dans le premier cas, il n'y
a guère de doute qu'il s'agit d'un masculin, et que Socrate a en
tête
les beaux garçons comme Ménon. Par contre, dans le second, la
formule peut parfaitement être plus générale et ne pas
se limiter aux beaux garçons.
« Les images » traduit le grec eikones. « Donner
une image » traduit le verbe eikazein, qui, comme eikôn,
est dérivé du verbe eikô, « être semblable,
ressembler ». Et « donner une image en retour » traduit le
verbe anteikazein, formé sur le précédent par adjonction
du préfixe anti- (« en face de, en échange »).
Socrate suggère ainsi que Ménon tente ici de passer de l'ordre
de l'apparence (eidos) à celui de l'image (eikôn).
(<==)
(68) Il s'agit bien sûr de la raie torpille dont il a été question plus haut (cf. note 61), mais je garde la même traduction que lors de la première mention de ce poisson. (<==)
(69) « En étant plein de ressources » traduit le grec euporôn, participe présent du verbe euporein, qui est l'opposé d'aporein, « être dans l'embarras ». Le préfixe eu-, « bon », sert ici d'opposé au a- privatif. Je traduis par « je fais être dans l'embarras » le grec poiô aporein qui revient par deux fois dans cette phrase, tout comme je traduis par « elle fait être engourdis » le grec poiei narkan pour rester plus près de l'original et mettre en évidence le verbe « faire » que s'applique à lui-même Socrate (cf. note 63). (<==)
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Première publication (en français)
le 24 décembre 2001 ; dernière mise à jour le 4 septembre
2005
© 2001 Bernard SUZANNE
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