© 1996, 2003 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 31 juillet 2003
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3ème tétralogie: le procès de Socrate
 
MENON - EUTHYPHRON / L'APOLOGIE DE SOCRATE / CRITON

Des théories aux faits

Dans la première tétralogie, il nous a été suggéré que, pour devenir des « hommes de bien », il nous fallait devenir amoureux d'une certaine sagesse qui restait encore à mieux définir, c'est-à-dire devenir philo-sophoi, surtout si nous voulions nous lancer dans la politique. Dans la seconde tétralogie, on nous a présenté le fantôme de sagesse de ceux qui se font appeler « sophistes » et réclament des sommes considérables pour soi-disant enseigner la vertu, et le genre de justice auquel cela conduit avec les pareils de Calliclès, un semblant (eidôla) d'homme qui n'a que l'apparence, la réputation de beauté (kalli-kleos). Avec cette troisième tétralogie, nous passons du premier au second segment du visible (selon l'image de la ligne de République, VI), du royaume de l'image à celui des êtres vivants eux-mêmes, de sophistes auto-proclamés qui ne font que paraître et parler à des gens pragmatiques auto-formés qui passent aux actes. Dans ce cadre, nous allons être confrontés à ceux qui ne jugent que sur les résultats, qui ne s'intéressent qu'aux faits matériels, ou du moins le prétendent, des hommes « pragmatiques » qui voient en la démocratie le meilleur régime pour faire prospérer leurs affaires, qui mesurent le succès à l'aune de la richesse, qui ne supportent pas ceux qui mettent en doute leur bon sens d'hommes du peuple, les pareils d'Anytos, qui en veut plus à Socrate qui pourrait vraiment éduquer les Athéniens gratuitement et les amener à y regarder à deux fois avant d'acheter qu'aux sophistes qui ne sont que ses concurrents dans la course après leur argent.

Le « maître » en marche et l'« élève » immobile

Pour nous présenter les sophistes qui prétendent enseigner une sophia qui traduit le « connais-toi toi-même » en « l'homme est la mesure de toutes choses » (Protagoras), ou des technai qui ne s'intéressent qu'à l'homme « matériel » et à ses attributs extérieurs (Hippias), ou qui ne se soucient que d'un logos limité aux mots et des moyens de les utiliser pour produire la persuasion plutôt que pour dire la vérité (Gorgias), c'est-à-dire des hommes qui n'ont cure que des apparences, de l'opinion et de leur porte-monnaie, et qui ne produisent qu'une « image » d'excellence (aretè), Platon a écrit un dialogue qui est lui-même une « image » de dialogue (c'est un dialogue raconté par Socrate à un ami après qu'il soit terminé), mettant en scène un jeune homme qui cherche comment maîtriser les chevaux de son âme (hippo-crates), homonyme du plus célèbre guérisseur de corps de l'époque, attiré par la renommée, l'« apparence » de Protagoras, le plus célèbre de ceux qui se faisaient alors passer pour guérisseurs d'âmes. Il nous a donné un luxe de détails sur l'apparence des sophistes assemblés dans la maison de l'homme le plus riche de la cité, et peuplé son dialogue de personnages qui ne nous « parlent » que par leur nom, simple « image » d'eux. Et il nous a présenté un « maître » en marche n'allant nulle part qu'il a fallu faire s'arrêter pour qu'il puisse répondre à Socrate.

Pour nous présenter les « pragmatiques » qui ne perdent pas leur temps en recherches futiles, qui ne s'intéressent qu'aux résultats et font taire le logos au nom des erga (actes), Platon nous plonge au milieu d'une discussion en cours avec un jeune homme qui campe sur ses positions (le nom de Ménon signifie « stable », « immobile », « fixe », « qui reste en place ») et n'est pas prêt à changer d'avis à chaque nouvel interlocuteur avec lequel il discute, fût-ce Socrate. Il remplace les détails de mise en scène (nous devons découvrir par nous-mêmes, à partir des logoi qui sont prononcés, où nous sommes, qui est présent et ce qui se passe) par des « expériences » (avec le jeune esclave de Ménon, mais aussi avec nous, lecteurs). Il limite tant qu'il peut l'appel à des images, n'en utilisant que deux très « concrètes », l'une qui met le dialogue sous haute tension lorsque Ménon compare Socrate à un poisson-torpille (Ménon, 80a-b), l'autre pesant de tout son poids lorsque Socrate compare les opinions « gravées dans le marbre » bien que non prouvées à des statues de marbre qui semble presque vivantes (les stautes de Dédale, Ménon, 97d-98a, qui se trouvent être des images d'hommes). Il nous montre Socrate essayant d'amener son interlocuteur sur le terrain des « formes/idées » (eidè, voir Ménon, 72c-e, où le mot est utilisé par trois fois en quelques lignes) mais qui n'arrive à être compris que lorsqu'il parle de « formes/figures » (schèmata, utilisé par Socrate pour donner un exemple de définition en Ménon, 75b-76c), puis contraint de trouver, pour rendre compte de l'éternité des « formes/idées », une explication qui reste dans les limites de l'espace et du temps pour être acceptable à son interlocuteur peu porté à l'abstraction (ce qu'on appelle la « théorie de la réminiscence », présentée en Ménon, 81b-e). Et il situe la conversation dans la maison d'un parvenu qui ne consent à dialoguer avec Socrate que du bout des lèvres mais qui n'en deviendra pas moins l'« âme » de l'accusation contre Socrate, un dèmiourgos ( « artisan » en grec) devenu homme politique (cf. Apologie, 23e) au nom de la démocratie.

Maîtres d'excellence

A Protagoras qui prétend enseigner l'aretè (qu'il vaut mieux traduire par « excellence » plutôt que par le plus habituel « vertu », comme je l'explique dans l'introduction à ma traduction du Ménon) et enseigne en même temps qu'il n'y a pas de critère absolu de la valeur d'un homme mais que seuls comptent les opinions et les sentiments de chacun, Socrate montre que, si il veut rester cohérent avec ses propres thèses, il devrait accepter la conséquence qui en découle, qui est que l'aretè doit s'appuyer sur une science de la mesure de l'intensité relative des plaisirs et des peines, présents et à venir, qui résultent de nos actes, et que c'est cette science qu'il devrait enseigner. Mais il nous amène aussi à nous demander si le plaisir est vraiment la mesure appropriée du bien.

A Ménon qui se fiche de savoir ce qu'est l'aretè, et veut seulement savoir si elle peut s'enseigner, c'est-à-dire si l'on en a pour son argent quand on paye les sophistes pour qu'ils vous l'enseignent (ou, en arrière-plan, lorsqu'on fait appel à Platon et à l'Académie), ou plus probablement veut seulement tester un Socrate qu'il ne connaît sans doute que de réputation et qu'il prend pour un sophiste parmi d'autres, tout juste bon à cracher dans la soupe dont les autres vivent, avec une question à laquelle il a déjà répondu par ses actes antérieurs--en suivant, sans doute d'ailleurs aux frais de son amant Aristippe, les leçons de Gorgias qui, de son propre aveu vers la fin du dialogue, ne prétend pas enseigner l'aretè, mais seulement transformer ses élèves en puissants et redoutables (deinous) orateurs (Ménon, 95c), un résultat plus facile à vérifier dans les faits--, Socrate montre que, si on en juge seulement par les résultats, personne ne semble capable d'enseigner l'aretè, pas même les meilleurs hommes politiques du temps, qui se montrèrent incapables de transmettre leur « excellence » à leurs propres fils. Mais il montre aussi au passage que le résultat obtenu à lui tout seul n'est pas un critère convenable de la connaissance parce qu'il y a différents moyens d'arriver au même résultat, bon ou mauvais, et que la connaissance n'est que l'un d'entre eux, la simple chance en étant un autre.

Dans les deux cas, Socrate appuie son argumentation sur l'hypothèse que seule une « science (epistèmè) » peut s'enseigner. Mais avec Protagoras, il montre que, si l'homme est la mesure, alors l'aretè doit être une science de la mesure (et donc peut être enseignée), alors qu'avec Ménon, il montre que, si l'on s'en tient aux faits constatables, personne n'a jamais été capable d'enseigner l'aretè et que donc l'aretè n'est pas une « science ». Dans les deux cas, Socrate raisonne ex hupotheseôs (par hypothèse), comme il le dit explicitement en Ménon, 86e à propos de la dernière partie de sa discusison avec Ménon, c'est-à-dire en se basant sur les hypothèses (explicites ou implicites) de l'interlocuteur (un commencement de théorisation de cette manière de faire est esquissé par Socrate en Ménon, 75d, lorsqu'il dit : « répondre de manière en quelque sorte plus douce et plus dialectique... ce n'est pas seulement répondre les choses vraies, mais encore le faire à l'aide de ce que celui qui est interrogé convient en outre connaître »), pour essayer de mettre au jour les incohérences entre ces hypothèses et les affirmations de ses interlocuteurs qui les admettent. Et donc, les différences apparentes entre la position tenue par Socrate dans ces deux dialogues ne résulte pas du fait que lui, ou le Platon qui le fait parler, aurait changé d'avis de l'un à l'autre, mais tout simplement du fait qu'il a changé d'interlocuteur !

Des guides pour rentrer « chez soi »

Socrate (le Socrate de Platon en tout cas) et Platon n'ont jamais pensé que l'homme est la mesure et que le plaisir est le bien, et ne sont donc pas liés par les conclusions du Protagoras, que Socrate décrit même comme le résultat d'une sorte de tour de passe-passe à la fin (Protagoras, 361a-c), reproduisant dans la discussion la volte-face décrite au début dans le mouvement physique de l'héritier du mobilisme d'Héraclite dans l'antichambre de la maison de Callias (Protagoras, 314e-315b). Et Socrate et Platon n'ont jamais prétendu « enseigner » l'aretè, en tout cas pas de la manière dont ils pouvaient enseigner, par exemple, la géométrie (Socrate à l'esclave de Ménon, Platon aux étudiants de l'Académie), mais voulaient bien plutôt montrer un chemin de vie :

Tours de passe-passe

Ainsi donc, Socrate a raison au début du Protagoras de prétendre que l'aretè ne peut s'enseigner, et il piège Protagoras en le forçant à admettre que, pour qu'il puisse soutenir le contraire comme il le fait, il faudrait, sur la base de ses propres hypothèses, qu'il admette que l'aretè est une science (de la mesure). Et il a raison à la fin du Ménon de conclure que l'aretè n'est pas une « science (epistèmè) », qu'elle n'est pas le fruit d'une connaissance du même ordre que les autres connaissances « scientifiques », c'est-à-dire d'une connaissance qui peut s'enseigner, après avoir piégé Ménon en utilisant ses propres critères de jugement (à Ménon), les faits et les données de l'expérience, dans le cas qui nous occupe l'existence ou la non-existence de professeurs d'aretè, pour conclure que les faits, qui nous montrent qu'il n'y en a pas, prouvent qu'elle ne peut s'enseigner (après un long détour pour essayer d'intéresser Ménon à une investigation sur la nature de l'aretè dont il n'a cure et dont Socrate savait depuis le début qu'elle n'était pas nécessaire au seul genre d'argumentaiton capable de convaincre Ménon).

La manière dont il piège Ménon, dans la seconde partie de la discussion, est de lui faire croire qu'il va s'appuyer sur le syllogisme implicite suivant : seule une « science (epistèmè) » peut s'enseigner ; or l'aretè est (ou n'est pas) une « science » ; donc elle peut (ou ne peut pas) s'enseigner, et chercher à montrer que l'aretè est bel et bien une science pour en déduire qu'elle peut s'enseigner, alors qu'en cours de route, sans que Ménon s'en aperçoive, il va renverser l'ordre des termes pour en arriver au syllogisme suivant : seule une « science (epistèmè) » peut s'enseigner ; or l'aretè ne peut s'enseigner (comme le montrent les faits) ; donc elle n'est pas une « science », ce qui, au passage, lui permet de faire avancer, sans que Ménon s'y oppose puisqu'il ne s'en rend même pas compte, l'investigation sur la nature de l'aretè qui n'intéresse pas Ménon et de nous faire découvrir au final, sinon ce qu'elle est, du moins ce qu'elle n'est pas...

Et pourtant, malgré tous les tours de passe-passe utilisés à l'occasion par Socrate dans les deux dialogues, dont certains sont de la pure et simple sophistique, il y a une part de vérité dans l'argument qu'il utilise avec Protagoras, selon lequel les hommes sont menés par ce qu'ils estiment plaisant et ne se feront jamais volontairement de mal à eux-mêmes s'ils peuvent l'éviter (voir le commentaire sur le dialogue avec Polos du Gorgias dans l'introduction à la seconde tétralogie). Le problème, c'est qu'ils peuvent se tromper dans leurs opinions sur ceq ui est leur vrai bien, comme le fait Protagoras en assimilant le plaisir au bien. Et donc, même si Ménon ne veut pas changer sa position d'un iota et ne deviendra jamais philosophe (il ne commence à « s'étonner (thaumazein) »--le premier pas vers la philosophie selon Socrate, cf. Théétète, 155d--qu'à la fin du dialogue, en Ménon, 96d et 97c, et son accord avec Socrate était sans doute tout ce qu'il y a de plus superficiel, comme le montrent les faits, puisqu'il ne semble pas avoir été très persuasif envers Anytos, malgré la demande formulée par Socrate avant de le quitter, dans les derniers mots du dialogue en 100b-c), il y a place, sinon pour un enseignement, du moins pour un accompagnement et un appui dans le travail qui consiste à chercher ce que peut être le vrai bien de l'homme et à apprendre a se connaître soi-même.

Qui est l'ennemi ?

Dans ces discussions sur le fait de savoir si l'aretè peut s'enseigner, Socrate, dans le Protagoras, force le chantre de la multiplicité et de la relativité a reconnaître l'unité de la fin (la recherche de son propre plaisir) derrière des conduites apparemment opposées (le courage et la couardise), alors que dans le Ménon, il force le chantre du pragmatisme et de l'univocité des faits à admettre la multiplicité des manières différentes (science et opinion vraie) dont on peut atteindre le même résultat (la cité de Larissa, c'est-à-dire son « chez soi », ou ce que l'on considère comme tel). Et ce faisant, il prolonge en un certain sens, dans le Protagoras, la recherche infructueuse du courage entreprise dans le Lachès et annonce la République en suggérant une forme de courage qui a plus à voir avec un combat contre soi-même pour éviter d'être « vaincu par le plaisir » (Protagoras, 352e) par simple ignorance de son propre bien qu'avec la fait de plonger dans des puits (Protagoras, 349e) ou de tenir bon dans la bataille.Et il nous montre dans le Ménon l'exemple parfait d'un « couard » vaincu par sa propre ignorance du fait de sa crainte de seulement parler avec Socrate et les sophistes, mais qui n'en hésitera pas moins à tirer les ficelles du procès de Socrate sans se mettre en avant et à appeler ainsi la malédiction sur lui et la cité en croyant bien faire.

Quel logos ?

Dans le Protagoras, avec des sophistes qui attachent plus d'importance aux apparences qu'à la substance, le logos est envisagé en tant que discours : mythe, poésie, longs monologues, Protagoras veut nous donner un échantillon de tout cela (et Hippias ne demanderait pas mieux que d'en faire autant, si Alcibiade n'y mettait le holà en 347b). Et Socrate agit contre cette surabondance de paroles en menaçant de s'en aller quand il en a eu son comptant, vers le milieu du dialogue. Mais c'est par l'exemple qu'il fait comprendre à Protagoras (et à nous lecteurs) que la différence qui compte n'est pas entre logos et muthos, le choix que propose Protagoras au début de la première partie du dialogue (Protagoras, 320c) avant de nous offrir un échantillon des deux dans un long monologue, ou entre logos et poésie, entre prose et vers, le choix nouveau qu'il offre au début de la seconde partie du dialogue, mais plutôt entre monologue et dialogue. Ce n'est pas l'arrangement des mots qui est important, leur apparence, mais le type de relation qui s'établit entre ceux qui profèrent ces mots !

Socrate atteint cet objectif au début de la seconde partie du dialogue dans le commentaire du poème de Simonide (Protagoras, 339a-347a). Ce commentaire est conduit en deux temps. Dans un premier temps, jusqu'à 342a, le commentaire est mené sous forme de dialogue entre Socrate, Protagoras et Prodicos, et l'on remarque que, au delà des sophismes développés par Socrate, le dialogue permet de réels progrès dans la discussion. Prodicos est amené à prendre position sur les désaccords entre Socrate et Protagoras, et Protagoras prend une part active au dialogue et donne son point de vue sur les remarques de Socrate. Nous apprenons ainsi qu'il admet la différence que fait Socrate entre être et devenir (ce qui est le seul objectif de tout ce commentaire de Simonide du point de vue du débat plus large dont il ne représente qu'un épisode), mais pas son interprétation spécieuse du mot « difficile (chalepon) », malgré l'assentiment de Prodicos, ce dont Socrate tiendra compte dans la suite de la discussion. Mais lorsque Socrate, dans la seconde partie, passe à un commentaire suivi sous forme de monologue, il assène à Protagoras un certain nombre de ses principes, comme le fait que personne ne fait volontairement le mal (345d-e), sans laisser à Protagoras l'opportunité de les accepter ou de les contester (mais il aura l'élégance de ne pas considérer son accord comme acquis dans la suite, lorsqu'il réutilisera ces prémisses à un moment ou la discussion aura repris la forme d'un dialogue et sera redevenue plus sérieuse). Il peut ainsi mener à son terme sans encombre une explication pour le moins spécieuse qui laisse Protagoras et tous les sophistes loin derrière en fait de sophismes (et qui aurait pu donner à Anytos des raisons de prendre Socrate pour un sophiste comme les autres si seulement il avait pris le temps de l'écouter...).

Dans le Ménon par contre, avec des personnes qui n'ont pas de temps à perdre en discussions futiles, le logos est compris en termes de définitions (autre sens possible du mot grec). La première partie du dialogue est une recherche de la définition d'« aretè » dans laquelle Socrate tente d'introduire le concept d'eidos (forme/idée) pour faire comprendre à Ménon ce qu'il cherche (72c-e), mais finit par avoir à lui donner, à titre d'exemple de ce qu'il recherche, une définition de schèma (forme/figure), une abstraction plus « tangible » que l'eidos, la « forme/idée » au sens que Platon donne à ce terme (on peut dessiner une figure, un schèma, mais pas la « forme/idée », l'eidos, de l'aretè, de l'excellence de l'homme), bien que ça reste une abstraction (la figure est un objet mathématique). Et pourtant, la définition donnée par Socrate en termes de « limite/fin (telos) », mot qui convient tout aussi bien aux formes/idées (eidè) et en particulier à la forme/idée du bien, n'est pas d'un grand secours pour Ménon, qui préfère la seconde définition donnée par Socrate en s'inspirant des théories d'Empédocle, celle de la couleur, et Socrate ne tarde pas à souligner la caractère « tragique » de cette incompréhension (Ménon, 76e). Et c'est pourtant sur des figures que Socrate va plus tard prouver que l'on peut comprendre quelque chose et raisonner dessus sans même avoir de mot pour en parler (lorsqu'il fera découvrir à l'esclave de Ménon que c'est sur la « diagonale » du carré que l'on construiit le carré double en surface avant de lui donner le nom technique de cette ligne, celui qu'utilisent les « sophistai », une fois la démonstration terminée, cf. 85b), alors qu'au contraire il servira lui-même à faire la preuve qu'on peut connaître un mot et sa définition et ne pas savoir reconnaître ce qu'il désigne ou l'employer à contresens (lorsqu'Anytos lui appliquera le mot « sophistès »).

Théâtre d'âmes

Si nous essayons maintenant de nous livrer au même jeu que celui que nous avons joué avec le Protagoras et d'autres dialogues en cherchant à associer divers personnages du Ménon à telle ou telle partie de l'âme, on peut commencer par dire, en ce qui concerne le personnage qui donne son nom au dialogue, que, de Protagoras à Ménon, on passe de la partie inférieure de l'âme en relation avec le sensible, les epithumiai, au thumos, siège de la volonté. En effet, la volonté est en fin de compte la partie de l'âme qui agit, celle qui décide de faire ci ou ça et met notre moi en mouvement.. ou l'incite à rester immobile ! Et ce n'est pas la volonté qui manque à Ménon ! Il sait ce qu'il veut et est prêt à tout pour l'obtenir. Ou du moins c'est ce qu'il croit... Et si nous jetons un coup d'œil au portrait de lui que brosse Xénophon dans l'Anabase (Anabase, II.6.21-29), nous aurons un aperçu du genre de « chemin » que pratiquait Ménon : « pour accomplir ce qu'il désirait, il estimait que le plus court chemin était de se parjurer et de mentir et de tromper en tout, la simplicité et la sincérité étant en fait la même chose que la stupidité » (II.6.22). Mais, loin de trouver le « chemin pour rentrer chez soi », il erra avec les Dix-Mille à travers la Perse et, lui l'« hôte héréditaire du Grand Roi », comme l'appelle ironiquement Socrate, mourut, selon Xénophon, misérable et loin de chez lui, prisonnier de ce Grand Roi, sans doute la même année que mourut Socrate à Athènes...

Il est probable qui, si on le lui demandait, Anytos prétendrait jouer le rôle de logos et il jouait sans doute bel et bien à l'homme politique à Athènes vers cette époque. Socrate, dans l'Apologie, le présente comme le porte-parole « des artisans et des hommes politiques (tôn dèmiourgôn kai tôn politikôn) » (Apologie, 23e), ce qui, pour lui, revient à dire « artisan devenu homme politique », c'est-à-dire apprenti sorcier ou fabriquant de poudre aux yeux. Et, dans le Ménon, il nous est présenté comme impulsif, pas très cohérent dans ses discours, avare de mots et prompt à se mettre en colère, refusant de soumettre ses opinions à l'examen, prenant le parti du grand nombre face aux élites... Bref, il ressemble plus à une bardée d'epithumiai qu'à un logos articulé ! Et donc, encore une fois, comme dans le cas de Callias pour l'âme d'Athènes dans le Protagoras, et dans celui de Calliclès pour l'âme de la rhétorique dans le Gorgias, l'hôte du dialogue, celui qui fournit le cadre matériel à la conversation, est mis en relation avec la partie inférieure de l'âme, celle qui est le plus en prise avec la nature.

Mais alors, y a-t-il place pour un logos dans une telle âme ? Eh bien, peut-être faut-il le chercher là où l'on s'attendrait le moins à le trouver ! Il nous reste en effet une option, c'est que le logos soit « joué » par nul autre que le jeune esclave de Ménon, pour nous faire comprendre que dans un tel « personnage », c'est-à-dire dans l'âme de l'Athènes démocratique plus ou moins infestée par une volonté « étrangère » qui compte sur la puissance des discours pour arriver à ses fins (Ménon est Thessalien et a suivi les cours de rhétorique de Gorgias le Sicilien), la raison est esclave des caprices d'un thumos qui se nourrit au râtelier des epithumiai. Et de fait, dans tout le dialogue, l'esclave est bien le seul qui fasse quelques progrès et qui comprenne quelque chose ! Mais malheureusement l'inflexible Ménon le maintiendra en esclavage et manquera le fin mot de l'histoire....

Cobayes

Et quel était-il, le fin mot de l'histoire ? Quelle était l'utilité de cette expérience avec le logos ? Si l'on en reste au niveau d'une « théorie des idées » purement « matérialiste » que l'on essaye de maintenir dans les limites de l'espace et du temps en en cherchant les racines dans une « théorie de la réminiscence » aux connotations pour le moins « mythiques », elle ne prouve pas grand chose, surtout que toute cette histoire d'expéreince avec l'esclave est sans aucun doute une création littéraire de Platon lui-même ! Mais la véritable expérience n'est pas cette création littéraire de Platon qui nous est racontée dans le dialogue. C'est celle qui se passe en nous-même, nous lecteur, lorsque nous commençons à voir la différence entre l'opinion de qui croit qu'on double la surface d'un carré en doublant son côté, et à qui on peut facilement montrer son erreur, et la certitude qui peut habiter cette même personne quelques instants plus tard quand elle sait que le carré double est construit sur la diagonale du carré de départ, et qu'on n'arrivera plus à convaincre que, cette fois encore, elle se trompe sur ce point. Et peu importe que le lecteur connaisse déjà la réponse (ce qui est plus que probable de nos jours) avant de lire cette partie du dialogue, car il peut facilement se remettre dans la peau de l'enfant qu'il était avant d'avoir appris ce théorème en classe et imaginer la différence entre ces deux états d'esprit à partir de sa prorpe expérience, sur ce point ou sur un autre similaire. Si Socrate fait appel dans son exemple à la géométrie, c'est parce que c'est l'exemple le plus immédiat de « vérités éternelles » qui ne dépendent pas de nous et parce qu'on y est en présence de vérités qui ont un caractère « neutre » par rapport à nous-mêmes (on ne se met pas en guerre pour un théorème de géométrie), au contraire des qualités morales ou des valeurs, et qui donc ne déchaînent pas les passions. L'objectif n'est pas tant d'expliquer pourquoi il en est ainsi--la « théorie de la réminiscence » n'en étant qu'une explication parmi d'autres, et l'une des plus « matérialistes » d'ailleurs, comme je l'ai déjà dit, tout comme la science n'est qu'une explication parmi d'autres du succès dans l'action--que de montrer qu'on ne peut nier l'existence de « lois » immatérielles et éternelles s'appliquant à des « formes » tout aussi immatérielles indépendemment de ce que nous pouvons en penser ou de ce que nous pouvons vouloir, et qu'il est possible de déduire ces lois de simples « images » matérielles qui ne représente que de manière déficiente ce dont il est question (aucun carré dessiné ne sera jamais un carré « parfait »). Et, si cela est vrai, cela ruine les assertions relativistes de Protagoras selon lesquelles c'est en l'homme que l'on trouve la mesure de toutes choses et cela donne plus d'urgence à la recherche de vérités similaires dans le domaine qui devrait être notre seule préoccupation, la recherche de la « forme/idéal » de notre être à nous, hommes...

L'affaire Socrate contre Cité d'Athènes

C'est pourquoi, pour nous aider dans cette recherche, Platon nous offre maintenant une « image » de la vie et de la mort de Socrate, elles-mêmes les meilleures « images » de ce que devrait être la vie d'un homme digne de ce nom...

L'image se focalise sur ce qui est l'acte le plus important de la vie de Socrate, sa krisis, son procès, montrant la loi en action, entre deux dialogues qui montrent de part et d'autre la lettre (la « matière ») de la loi dans l'Euthyphron, l'esprit de la loi dans le Criton.

Journal du soir ou téléfilm historique ?

L'Apologie de Socrate, dialogue central de la trilogie, nous met en présence d'un « compte-rendu » de son procès qui est à la fois le plus objectif et le plus subjectif qu'on puisse imaginer ! Le plus objectif puisqu'il prétend nous placer exactement dans la même position que les jurés, avec ni plus, ni moins d'informations que ce dont disposaient les jurés eux-mêmes : les plaidoiries de Socrate lui-même pour sa défense, en style direct et sans un seul mot de commentaire ou de mise en scène pour nous indiquer où nous sommes, qui parle et ce qui se passe (ce qui fait qu'il s'agit de tout sauf d'un « dialogue »). Et pourtant le plus subjectif, puisque nous ne voyons Socrate qu'à travers les yeux de Socrate, à travers son propre logos et sa manière de comprendre sa vie. Et même pas ! Car en fait, ce que nous lisons, c'est une réécriture par Platon de ce que nous croyons être les paroles mêmes de Socrate à son procès !...

La plupart des commentateurs estiment que l'Apologie est l'un des premiers ouvrages de Platon, sinon le premier. Ils pensent qu'il l'écrivit quelques années seulement après la mort de Socrate, c'est-à-dire avant même la fondation de l'Académie, pour défendre la mémoire de son maître bien-aimé contre des attaques venues d'autres écrivains de l'époque. Mais une analyse attentive de sa structure (voir le plan commenté de l'Apologie, dans une autre page de ce site) révèle un plan rigoureusement élaboré selon les mêmes principes d'organisation que ceux dont je prétends qu'ils structurent l'ensemble des dialogues, ce qui fait qu'il est fort peu vraisemblable qu'il s'agisse d'un compte-rendu de journaliste qui retrace fidèlement ce qui s'est dit au procès. Il y a au contraire fort à parier que Platon a trahi la « vérité historique » pour rester fidèle à l'esprit de Socrate et produire un ouvrage qui s'intègre hamonieusement dans le plan d'ensemble des dialogues tel que je crois le retrouver, à la place qui lui était assignée pour répondre aux objectifs qui étaient les siens.

Le devin sans lendemain et l'ami d'hier

Comme l'une des accusations portées contre Socrate était une accusation d'impiété, en prélude au procès proprement dit, Platon nous fait assister à une discussion sur la piété entre Socrate et un représentant de la religion athénienne, une sorte de devin censé être un expert en matières religieuses, qui a pour nom Euthyphron et qui se trouve avoir une affaire en cours devant les tribunaux (où c'est lui le plaignant) en même temps que Socrate. Et pour nous montrer combien il est ridicule d'accuser Socrate de corrompre la cité, Platon nous montre comment, après son procès, il préfère accepter la mort du fait d'une condamnation obtenu dans les conditions légales, bien qu'injuste, plutôt que de ridiculiser la loi en prenant la fuite avec l'aide de ses amis.

L'Euthyphron se passe devant le portique de l'Archonte-roi, où l'on plubliait les lois, et met Socrate aux prises avec un personnage dont le métier consiste à prédire l'avenir pour influer sur la conduite présente, dont le nom signifie « droit d'esprit ou de cœur », « bienveillant », et qui, dans un premier temps, montre de la sympathie et de la compréhension à l'égard de Socrate (Euthyphron, 3b-c) mais se révèle incapable de lui enseigner quoi que ce soit sur la piété ou d'apprendre à son contact, incapable de contribuer à éviter le mal d'une condamnation injuste et qui, en fin de compte, refuse de l'aider et trouve un quelconque prétexte pour mettre fin à l'entretien et retourner à des affaires plus terre à terre. Le Criton se passe dans la prison de Socrate où la loi est appliquée, et met Socrate aux prises avec un personnage qui est invité à se pencher sur le passé pour y découvrir les fondements de la conduite présente de Socrate, dont le nom évoque le « jugement », et qui, en désaccord au début avec Socrate qu'il veut aider à s'évader, finit par se rendre à ses raisons, parvient à une communauté de vue (koinônein, Criton, 49d) avec lui sur la situation qui le fait parler d'une même voix (homologein, 15 occurrences en 5 pages de l'édition Estienne dans la seconde partie du dialogue) pour éviter le mal d'une évasion injuste, et qui, en fin de compte, accepte de le laisser aller vers ce lieu dont « le dieu montre le chemin » (Criton, 54d, les tous derniers mots du dialogue).

Dieux morts et lois vivantes

L'Euthyphron met en évidence l'incapacité de la religion offcielle à enseigner quoi que ce soit aux hommes sensés. Socrate veut (ou du moins c'est ce qu'il prétend, non sans ironie) devenir l'élève d'Euthyphron pour éviter une condamnation pour impiété, mais Eythyphron se montre incapable de dire ce qu'est la piété et sa prétendue « science » n'est même pas une opinion vraie et ne tient pas plus en place que les statues de Dédale (Euthyphron, 11c-e, une image qui rappelle le Ménon). Le Criton met en évidence le rôle didactique des lois, qui sont le résultat du don divin du logos aux hommes (le verbe didaskein, « enseigner », est utilisé 22 fois dans les 5 pages de l'édition Estienne qui contiennent la prosopopée de Lois, et nulle part ailleurs dans les 7 autres pages du dialogue, où l'on trouve par contre 15 des 16 occurrences de doxa, « opinion », dans le dialogue et 24 des 28 occurrences du verbe dokein, « paraître, sembler, croire, être de telle ou telle opinion », en relation avec 18 mentions de hoi polloi, « le grand nombre », c'est-à-dire « la foule, le peuple », aux « opinions » duquel répondent les Lois personnifiées).

L'Euthyphron est plein de dieux, ou du moins du mot « dieux » (58 occurrences, toujours au pluriel, dans les 14 pages qu'occupe le dialogue dans l'édition Estienne, plus 17 occurrences de theophilès, « ami/aimé des dieux », et en mentionne un certain nombre par leur nom (Zeus, Hestia, Kronos, Ouranos, Héphaïstos, Héra, ainsi que Tantale, Protée et Héraclès), mais l'unique mention de ho theos, « le dieu », au singulier, dont Socrate dit qu'il est prêt à suivre le chemin qu'il indique, dans les derniers mots du Criton, confirmant sa déclaration au début du dialogue : « si c'est là ce qui plait aux dieux--ei tautè tois theois philon (une réponse à la theophilia si souvent invoquée par Euthyphron)--, qu'il en soit ainsi » (Criton, 43d), nous en dit plus long sur la « piété » que tous les discours d'Euthyphron mis bout à bout (et, comme pour nous montrer que ce n'est pas aveuglement de la part de Socrate et qu'il n'est pas effrayé par les dieux, le seul nom de dieu prononcé dans le dialogue, en dehors de deux ou trois « par Zeus ! » dans la bouche de Criton, est celui d'Hadès, le dieu des enfers, mis par Socrate dans la bouche des Lois, vers la fin du dialogue, en Criton, 54c) !

Mais la conception qu'Euthyphron se fait des dieux est tout aussi « matérialiste » que sa conception des lois est « littérale » et elle contraste avec la compréhension « spirituelle » qu'a Socrate des deux, malgré sa personnification des Lois dans le Criton. Il suffit, pour s'en rendre compte, d'examiner la plainte que vient déposer Euthyphron : il porte plainte contre son propre père pour avoir laissé mourir enchaîné un journalier qui était lui-même un meutrier, ayant tué un esclave alors qu'il était ivre, pendant qu'il était allé demander aux interprètes officiels de la loi que faire à son sujet (mais après tout, Mélétos porte plainte contre Socrate, qui aurait pu être son père spirituel, pour avoir essayé de guérir des hommes libres de la cité qui étainet rien moins que « morts » au niveau de leurs âmes pour avoir été livrés à eux-mêmes par des parents occupés à s'enrichir, en restant à son poste par respect de la mission que lui avait confiée le dieu).

En quête d'idées

De cette incapacité d'Euthyphron à penser autrement qu'au ras des pâquerettes, une autre preuve nous est donnée par sa totale incompréhension du vocabulaire des « idées » employé par Socrate. Ce vocabulaire est introduit pour la première fois en Euthyphron, 5d où Socrate parle de l' « idée (idean) » d'impiété, comme pour mieux tester Euthyphron en lui donnant l'exemple d'une manière « impie » de parler des « idées » en les associant à des concepts « négatifs ». On le retrouve ensuite, à bon escient cette fois, à propos du « pieux », trois fois en quatre lignes, en Euthyphron, 6d-e (d'abord eidos, puis deux fois idea). Mais, pas plus que Ménon, Euthyphron n'est capable de comprendre de quoi il s'agit.

En fait, tout le dialogue avec Euthyphron ets un test fait sur lui par Socrate des deux parties de la méthode dialectique décrite en Phèdre, 265d-266b, qui divise le dialogue en deux parties à peu près égales. Dans la première partie (2a-9c), Socrate essaye la méthode « ascendante » qui consiste à tenter de remonter de cas particuliers « vers une unique idée (eis mian te idea) » (Phèdre, 265d). Il part de l'affaire pour laquelle Euthyphron vient déposer plainte contre son père en la prenant comme un exemple d'action pieuse et tente de s'élever jusqu'à « l'idée du pieux » pour se voir ramené à cette affaire en 8b. La seconde partie (9c-16a) tente d'utiliser la voie « descendante » en partant d'un concept plus large et en essayant de le « découper selon les formes (kat' eidè diatemnein) » (Phèdre, 265e). Socrate y essaye de définir la piété comme une « partie » de la justice (la théorie du tout et de la partie est exposée par Socrate en Euthyphron, 11e-12e), mis n'arrive à rien parce que, bien qu'Euthyphron ait lui-même admis dans la première partie que la justice est l'une de ces choses sur lesquelles dieux et hommes sont le plus souvent en désaccord (Euthyphron, 7c-d), il ne prend pas la peine de chercher à définir la justice, le « tout » dont il cherche à découvrir une partie, et à s'assurer qu'il met derrière ce mot la même chose que Socrate.

Si l'Euthyphron, qui, en tant que premier dialogue de la trilogie, se situe au niveau de la partie inférieure de l'âme, met en évidence le caractère matérialiste du devin et de la religion qu'il représente en utilisant les méthodes de la dialectique et le vocabulaire des idées sans résultats, le Criton, au niveau de la partie la plus haute de l'âme, nous fait découvrir avec succès la dimension spirituelle des convictions de Socrate sans même avoir recours au vocabulaire des idées et en se contentant de fonder son analyse dans une vie passée à se soumettre à un examen perpétuel (Socrate fait dire aux Lois en Criton, 52e : « tu as eu soixante-dix ans pour délibérer »). La première partie du dialogue s'élève de l'opinion de la foule (hoi polloi) jusqu'au principe premier de la conduite de Socrate, « le principe de l'investigation (tès skepseôs tèn archèn) » (Criton, 48e), sur lequel Socrate veut obtenir l'assentiment de Criton, selon lequel « il n'est jamais bien d'agir injustement ou de répondre à l'injustice par l'injustice ou de rendre le mal pour le mal » (Criton, 49d). La seconde partie, au moyen de la prospopopée des Lois, redescend de ce principe à son application à la situation actuelle de Socrate.

Dialogues sans âmes

En fait, il n'y a qu'une seule caractéristique que partagent ces deux dialogues : ils sont les deux seuls des 28 dilaogues constituant les 7 tétralogies dans lesquels le mot psuchè (« âme ») n'est jamais utilisé. Et pour sûr, la seule « âme » que l'on trouve dans l'Euthyphron, c'est celle qui est incluse dans le nom du devin : Euthu-phrôn signifie en effet « âme/cœur droit » et est construit sur le mot phrèn dont le sens premier est la désignation d'un organe qu'on identifie en général avec le diaphragme, et qui est utilisé par Homère et les poètes pour désigner le cœur aussi bien que l'âme, mais une âme conçue de manière très « biologique ». De ce fait, Euthyphron symbolise par son nom l'attitude de la cité qui condamne et exécute Socrate, une cité sûre de son bon droit, puisant toute son éducation dans les vers d'Homère et embourbée dans son penchant matérialiste, incapable de comprendre les idées plus élevées de Socrates sur les dieux et les hommes. Au contraire, dans le Criton, le mot « âme » est peut-être absent, mais la chose, tout comme le dieu qui n'est presque jamais nommé, y sont partout présents, et le dialogue propose même sans le dire une définition de l'un et de l'autre qu'il vaut la peine de citer in extenso : « et certes, à propos des [choses] justes et injustes et laides et belles et bonnes et mauvaises, à propos desquelles est notre réflexion présente, nous convient-il qu'elle suive l'opinion du grand nombre et soit effrayée par elle, ou celle d'un seul, s'il en est un qui s'y entend sur ce dont il convient d'avoir honte et par lequel il convient d'être effrayé plus que tous les autres ensemble, tel que, si nous ne suivons pas son exemple, nous corromprons et mutilerons ce qui, par la justice, devient meilleur et, par l'injustice, va à sa perte ? » (Criton, 47c-d) Ce qui, par la justice, devient meilleur et, par l'injustice, va à sa perte... Quelle meilleure définition de l'âme, c'est-à-dire du moi, pourrions-nous trouver ?!... Mais encore faut-il se mettre d'accord sur la justice dont il est ici question, ce qui sera l'objet de la tétralogie suivante...

Pour l'instant, nous terminons la première partie du voyage, celle qui nous a fait parcourir l'ordre du visible, en écoutant un discours des Lois personnifiées. Mais en même temps, nous découvrons à quoi peuvent mener des lois mal rédigées, ou mises entre les mains de personnes n'ayant pas reçu une éducation appropriée. Elles conduisent à la mort du plus juste d'entre les hommes. Ceci devrait nous rendre aptes à comprendre pourquoi tant les hommes que les lois ont besoin d'être changés et prêts à entreprendre la seconde partie du voyage qui nous conduira jusqu'à des hommes édictant de nouvelles lois.


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Première publication le 14 août 1996 (anglais) ; le 31 juillet 2003 (français) - Dernière mise à jour le 31 juillet 2003
© 1996, 2003 Bernard SUZANNE (cliquez sur le nom pour envoyer vos commentaires par courrier électronique)
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