© 2006 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 29 mars 2013
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La république
(4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie)

Le choix des futurs philosophes rois
République, VII, 535a3-541b5

(Traduction (1) Bernard SUZANNE, © 2006)

(vers la section précédente : définition du dialegesthai)

[535a] [...]
La distribution (2) donc, repris-je, voilà ce qui te reste à faire : auxquels donnerons-nous ces connaissances, et de quelle manière ? (3)
C'est clair, dit-il.
Tu te souviens sans doute du premier choix des dirigeants, lesquels nous avons choisis ? (4)
Et comment non ? reprit-il.
Eh bien, à tous les autres points de vue, (5) repris-je, considère que ce sont ces natures-là qui doivent être choisies : car il faut préférer les plus solides et les plus courageux, et autant que possible, ceux qui ont meilleure figure ; [535b] mais en plus de tout cela, il faut non seulement chercher des caractères nobles et farouches, mais il faut aussi qu'ils possèdent les
[dispositions] qui les portent par nature vers cette éducation. (6)
Eh bien lesquelles distingues-tu ?
De la pénétration, mon bienheureux, dis-je,
[voilà ce qu']il faut qu'en vue des études ils aient à leur disposition, et qu'étudier ne leur soit pas difficile ; car, sois-en sûr, les âmes sont beaucoup plus effrayées par les études musclées que par les exercices physiques ; (7) l'effort leur est en effet plus intime, leur étant propre, et non pas [éprouvé] en commun avec le corps.
Vrai, dit-il.
[535c] Et en plus,
[c'en est une] douée de mémoire, inébranlable et en tous points amoureuse de l'effort [qu']il faut chercher ; (8) sinon, de quelle manière en vois-tu une consentir à endurer jusqu'au bout les efforts du corps et à mener à son terme une telle étude et une telle application ?
Aucune, reprit-il, à moins qu'elle ne soit à tous points de vue bien dotée par la nature. (9)
En tout cas l'erreur actuelle, repris-je, et par là le discrédit tombe sur la philosophie, comme nous l'avons dit auparavant, c'est que ce n'est pas en fonction de la valeur qu'on s'y adonne : car il ne fallait pas que des bâtards s'y adonnent, mais des enfants légitimes.
Comment ? dit-il.
[535d] Tout d'abord, dis-je, pour la philosophie, il ne faut pas que soit bancal qui compte s'y adonner : amoureux de l'effort dans la moitié des cas, ne faisant pas d'efforts dans l'autre moitié. Or il en est ainsi quand quelqu'un est amoureux des exercices physiques et de la chasse et, pour tout ce qui a trait au corps, aime l'effort, mais pas amoureux de l'étude, ni de l'écoute, ni doué pour la recherche, mais en tout cela hostile à l'effort ;  (10) bancal aussi bien celui qui tourne son amour de l'effort de manière contraire. (11)
On ne peut plus vrai, dit-il,
[ce que] tu dis !
Eh bien alors aussi par rapport à la vérité, repris-je, poserons-nous comme dans ce cas-là qu'est estropiée [535e] une âme qui d'une part hait le mensonge volontaire, en produit elle-même à grand peine et s'indigne par dessus tout de quelqu'un d'autre qui ment, mais d'autre part accepte bien volontiers l'involontaire et ne s'indigne pas d'être en quelque sorte convaincue d'ignorance mais, sans scrupules, comme un cochon sauvage, se vautre dans son ignorance ? (12)
[536a] Absolument en effet, dit-il.
Et par rapport à la modération, repris-je, et au courage et à la magnificence et à toutes les parties de l'excellence, (13) il ne faut pas moins être sur nos gardes relativement au bâtard et à l'enfant légitime. Car pour peu qu'on ne sache pas observer celles-ci, individu ou cité, on ne s'aperçoit pas qu'on emploie des boiteux (14) et des bâtards pour ce pour quoi on se trouve en avoir besoin, les uns comme amis, les autres comme dirigeants.
Et comment, dit-il,
[qu']il en est ainsi !
Nous dès lors, repris-je, nous devons prendre les plus extrêmes précautions en toutes ces choses [536b] car, si
[ce sont] des [personnes] bien disposées de corps et d'esprit (15) [que] nous éduquons en les escortant à travers un tel enseignement et un tel entraînement (16), la justice elle-même ne nous fera aucun reproche, nous préserverons la cité et la constitution, alors qu'en y amenant des gens d'autre sorte, nous ferons tout le contraire et en plus nous noierons la philosophie sous le comble du ridicule.
Ce serait assurément une honte, reprit-il.
Tout à fait d'accord, dis-je, mais aussi bien c'est moi qui, pour le moment, me parais me couvrir de ridicule !
Comment? dit-il.
[536c] J'avais oublié, repris-je, que nous étions en train de jouer, et j'ai parlé en haussant par trop le ton ! Car en parlant, j'ai du même coup tourné les yeux vers la philosophie et, la voyant trainée dans la boue de manière imméritée, je crois m'en être irrité et comme j'étais en colère contre ceux qui en sont la cause, j'ai dit ce que je disais avec trop de sérieux.
Non par Zeus ! dit-il, en tout cas pas pour moi en tant qu'auditeur.
Mais pour moi, repris-je, en tant qu'orateur. Cependant, n'oublions pas ceci : dans notre premier choix, nous avions choisi des personnes âgées, [536d] mais dans celui-ci, ça ne sera pas approprié. (17) Car il ne faut pas se fier à Solon selon lequel, en vieillissant, on devient capable d'apprendre beaucoup. Allons donc ! Moins que de courir ! Pour les jeunes au contraire tous les efforts intenses et multiples !
Nécessairement, dit-il.
Par conséquent donc, les
[études] en arithmétique et en géométrie et dans toute cette éducation préalable dans laquelle il est nécessaire d'être éduqué préalablement à la dialektikès (18), c'est lorsqu'ils sont enfants qu'il faut les proposer, en ne donnant pas à cet enseignement l'apparence de quelque chose d'obligatoire à étudier. (19)
Pourquoi donc ?
[536e] Parce que, repris-je, il faut que celui
[qui est] libre n'apprenne rien de ce qui s'apprend au moyen de la servitude. Car les efforts du corps enduré par force ne rendent pas le corps plus faible, mais ce qu'on apprend forcé ne sera pas persistent dans l'âme.
Vrai, dit-il.
Ainsi donc, dis-je, excellent
[homme], n'emplis pas la tête des enfants (20) par force pendant leurs [537a] études, mais en les faisant jouer, (21) pour que tu sois plus à même de voir en quoi chacun est naturellement doué.
Ce que tu dis, dit-il, est plein de raison. (22)
En bien ! ne te souviens-tu pas, repris-je, que nous avons aussi dit qu'il fallait conduire les enfants à la guerre sur des chevaux, pour qu'ils observent et, pour peu que ce soit sans danger, qu'il fallait qu'ils approchent tout près et goûtent le sang, comme les chiots ? (23)
Je m'en souviens, dit-il.
Alors, dans tout cela, repris-je, dans ces efforts, ces études et ces frayeurs, celui qui à chaque fois se montre le plus alerte, il faut le sélectionner pour une unité particulière. (24)
[537b] À quel âge ? dit-il.
Lorsqu'on les affranchira des exercices gymniques obligatoires ; car pendant ce temps, qui dure soit deux soit trois ans, il n'est pas possible de faire autre chose, car les fatigues et les endormissements sont ennemis des études. Et en même temps, l'une, et non des moindres, des épreuves montrera qui chacun
[est] dans les exercices gymniques.
Comment non, en effet ?!
Donc, après ce temps, repris-je, ceux qui auront été sélectionnés parmi les jeunes de vingt ans recevront des honneurs plus grands que les autres, [537c] et les études qui seront arrivées pêle-mêle dans leur éducation en tant qu'enfants, il faudra les rassembler pour eux dans une vue d'ensemble de la parenté des études les unes avec les autres et de la nature de ce qui est. (25)
C'est en tout cas la seule, dit-il, cette manière d'apprendre, qui fournisse une base solide à ceux en qui elle serait développée.
Et à vrai dire, repris-je, un très grand test d'une nature
dialektikès ou pas : celui qui a la vue d'ensemble, dialektikos, mais celui qui ne l'a pas, non. (26)
Je pense comme toi, reprit-il.
Ainsi donc, repris-je, il te faudra, observant ceux d'entre eux qui se trouvent [537d] être tels au plus haut point, et à la fois persévérants (27) dans les études et persévérants au combat et vis-à-vis des autres obligations légales, (28) ceux-là une fois encore, lorsqu'ils auront dépassé les trente ans, en les sélectionnant d'entre les sélectionnés, les promouvoir à de plus grands honneurs et examiner, en les mettant à l'épreuve du point de vue de l'aptitude au
dialegesthai, (29) qui, laissant de côté les yeux et les autres sens, est capable d'aller dans la vérité jusqu'à cela même qui est. (30) Et voilà pour sûr le travail d'une grande vigilance, (31)camarade !
Pourquoi exactement ? reprit-il.
[537e] N'as-tu pas présent à l'esprit, repris-je,
[concernant] le mal qui arrive de nos jours relativement à to dialegesthai, à quel point il en arrive ?
Lequel ? dit-il.
[Les gens] se rassasient en quelque sorte, dis-je, d'illégalité. (32)
Et comment ! dit-il.
Eh bien ! penses-tu que quelque chose d'étonnant, dis-je, les affecte et ne les comprends-tu pas ? (33)
Mais comment donc ? dit-il.
C'est comme, repris-je, si un enfant supposé (34) avait été élevé à la fois dans une grande [538a] abondance et au sein d'une famille nombreuse et importante et parmi de nombreux flatteurs, et une fois devenu homme, s'apercevait qu'il n'est pas de ceux qui se disent ses parents, mais ne pouvait trouver ceux qui l'ont réellement engendré : peux-tu deviner comment celui-ci serait disposé à l'égard des flatteurs (35) et de ses supposés
[parents] pendant cette période où il ne saurait pas ce qu'il en était de sa supposition et pendant celle au contraire où il le saurait ? Ou bien veux-tu entendre ce que moi, je devine ?
Je le veux, dit-il.
Eh bien je devine, dis-je, qu'il aurait plus de considération pour son [538b] père et sa mère et ses autres parents apparents que pour ceux qui le flatteraient, qu'il les verrait avec moins d'indifférence manquer de quelque chose, qu'il agirait et parlerait de manière moins contraire aux lois et aux usages (36) à leur égard, qu'il leur désobéirait moins sur les choses importantes qu'aux flatteurs, pendant la période où il ne saurait pas la vérité.
Probable, dit-il.
Eh bien s'étant aperçu de ce qu'il en était, je devine qu'au contraire, il relâcherait à l'égard des premiers les marques de considération et d'empressement alors qu'il les accroîtrait à l'égard des flatteurs, qu'il se laisserait persuader par eux tout autrement qu'auparavant [538c] et que désormais il vivrait selon leurs préceptes, se mêlant à eux sans se cacher, alors que de son père et des autres qui s'étaient faits ses proches, pour peu qu'il ne soit pas d'une nature tout à fait convenable, (37) il ne se soucierait pas le moins du monde.
Tout à fait ! dit-il, tu racontes les choses exactement comme elles arriveraient. Mais de quelle manière cette image s'applique-t-elle à ceux qui s'adonnent aux discussions ? (38)
De la manière suivante. Il y a en quelque sorte en nous des croyances (39) depuis l'enfance relatives aux
[choses] justes et belles, dans lesquelles nous avons été élevés depuis l'enfance comme sous l'autorité de parents, en nous y soumettant et en leur marquant de la considération.
C'est en effet
[le cas].
[538d] Mais n'y a-t-il pas aussi d'autres habitudes de vie contraires (40) à celles-là procurant des plaisirs, qui flattent notre âme et l'attirent à elles, mais qui ne persuadent pas ceux qui sont tant soit peu mesurés ? Au contraire, ils ont de la considération pour celles des parents et s'y soumettent.
C'est ainsi.
Mais quoi ? repris-je, qu'on vienne poser à quelqu'un qui se comporte ainsi la question : « Qu'est le beau ? », (41) et que, après qu'il ait répondu ce qu'il a entendu du législateur, la discussion le réfute complètement, (42) et, en le réfutant bien des fois et de bien des manières, le fasse tomber dans l'opinion (43) que ce n'est pas plus [538e] beau que laid, et pareillement à propos du juste et du bon et des
[choses] pour lesquelles il avait le plus de considération, après cela, que penses-tu qu'il fera d'elles en termes de considération et de soumission ?
Nécessairement, dit-il, ne plus les considérer ni s'y soumettre de la même manière.
Que donc, repris-je, il ne les croie plus dignes de considération et familières comme auparavant, et ne trouve pas non plus les vraies, est-il [539a] vraisemblable qu'il se rallie à un genre de vie autre que celui qui le flatte ?
Ça ne l'est pas ! dit-il.
Dès lors, je pense, il donnera l'impression d'être devenu irrespectueux des lois et des usages de respectueux qu'il en était. (44)
Nécessairement !
Mais alors, dis-je,
[elle est] prévisible, l'affection [dont sont frappés] ceux qui s'adonnent ainsi aux discussions et, comme je le disais tout à l'heure, digne de notre plus grande compréhension. (45)
Et de pitié plus encore, dit-il.
Eh bien, pour qu'une telle pitié n'apparaisse pas à l'égard de tes trentenaires, ne faut-il pas s'adonner aux discussions en prenant toutes sortes de précautions ?
Tout à fait, reprit-il.
[539b] N'est-ce pas la première précaution que celle, durable, de ne pas les laisser y goûter tant qu'ils sont jeunes ? Car je pense que tu n'as pas manqué de remarquer que les adolescents, quand pour la première fois ils goûtent aux discussions, en abusent comme d'un jeu, en usant toujours en vue de la contradiction, et imitant ceux qui les réfutent complètement en réfutant les autres, prenant plaisir comme des petits toutous à tirailler et à déchiqueter par la parole tout ceux qui passent à leur portée. (46)
Avec une voracité débordante (47) en effet, dit-il.
Eh bien quand en fin de compte ils ont réfuté beaucoup de gens et ont été réfuté [539c] par beaucoup d'autres, ils en viennent tout à coup brutalement à ne rien penser comme avant ; et donc, pour ces raisons, aussi bien eux que tout ce qui a trait à la philosophie sont déconsidérés au regard des autres.
Très vrai, dit-il.
Mais maintenant, celui qui est plus vieux, repris-je, ne voudra pas avoir part à une telle folie, il imitera celui qui veut bien dialoguer (48) et avoir en vue le vrai plutôt que celui qui, pour le plaisir du jeu, joue et contredit et il sera lui-même plus mesuré [539d] et rendra l'objet de ses soins plus apprécié au lieu de plus déprécié.
Juste, dit-il.
Et tous ces propos antérieurs à ceux-ci, n'est-ce pas à propos de cette précaution qu'ils ont été tenus : le fait que ce sont les natures bien constituées et posées (49) auxquelles on accordera de prendre part aux discussions, (50) et que le premier venu n'ayant aucune affinité
[pour ça] ne s'en approche pas comme à présent ?
Tout à fait, dit-il.
Alors suffit-il, en ce qui concerne la participation aux discussions, de s'y tenir continûment et intensément en ne faisant rien d'autre que de pratiquer une « gymnastique » qui fasse pendant aux exercices gymniques relatifs au corps, pendant un nombre d'années double d'alors ? (51)
[539e]
[Est-ce] six, dit-il, ou quatre [que] tu veux dire ? (52)
Ne te tracasse pas, dis-je, pars sur le principe de cinq. Car après cela, ils devront accepter que tu les fasses descendre à nouveau dans cette fameuse caverne  (53) et qu'ils soient forcés d'assumer des postes de commandement dans les affaires relatives à la guerre et dans des postes de commandement similaires pour des jeunes, afin que, pour l'expérience, ils ne soient pas en retard sur les autres. Et une fois encore en ces
[occasions], [540a] ils devront être mis à l'épreuve [pour voir] s'ils tiendront bon lorsqu'ils seront tiraillés de tous côtés ou bien s'ils seront perturbés d'une manière ou d'une autre.
Et question temps, reprit-il, quelle durée poses-tu pour ça ?
Quinze ans, repris-je. Puis lorsqu'ils auront atteint cinquante ans, ceux qui auront été conservés sains et sauf jusqu'au bout et auront été les meilleurs en toutes choses à tous points de vue dans les actions comme dans les connaissances, il faudra dès lors les conduire vers le terme et les forcer, en tournant vers le haut l'éclat lumineux de leur âme, à fixer le regard sur cela même qui procure la lumière à toutes choses (54) et, ayant vu le bon lui-même, s'en servant de modèle, à mettre de l'ordre aussi bien dans la cité que parmi les particuliers [540b] et en eux-mêmes pour le reste de leur vie à tour de rôle, consacrant la plus grande partie de leur temps à la philosophie, mais quand vient leur tour, se donnant encore plus de peine vis à vis des affaires politiques et assumant tous et chacun des postes de commandement en faveur de la cité, (55) faisant cela non comme quelque chose de beau mais comme par nécessité, et après avoir ainsi éduqué à chaque fois d'autres tels qu'eux, les ayant laissé derrière eux en retour comme gardiens de la cité, partir établir leur demeure dans les îles des bienheureux, (56) à charge pour la cité de faire pour eux des monuments commémoratifs et des sacrifices [540c] sur les fonds publics, et si la Pythie le confirme par ses oracles, comme à des dieux, et sinon comme à des
[êtres] bienheureux et divins. (57)  (58)
Beaux à tous points de vue, dit-il, ces dirigeants, Socrate, que tu as achevés comme un sculpteur ! (59)
Et aussi les dirigeantes, repris-je, Glaucon, car ne pense surtout pas que c'est à propos des hommes que j'ai dit ce que j'ai dit plus qu'à propos des femmes, celles d'entre elles en tout cas dans lesquelles se produisent des natures appropriées (60).
Juste, dit-il, si elles doivent participer en toutes choses à égalité avec les hommes, comme nous l'avons amplement développé.
[540d] Mais quoi ? dis-je, convenez-vous qu'à propos de la cité et de sa constitution, nous n'avons pas énoncé en tout et pour tout des vœux pieux, mais
[des choses] difficiles certes, mais néanmoins possibles d'une certain manière, et pas autrement qu'il a été dit : quand ceux qui sont véritablement philosophes, soit plusieurs, soit un seul, devenus les gens au pouvoir dans la cité, (61) mépriseront les honneurs d'aujourd'hui, les jugeant indignes d'hommes libres et d'aucune valeur, mais, estimant au plus haut point le droit [540e] et les honneurs qui en découlent, (62) et très important et très nécessaire le juste, et, se mettant donc à son service et accroissant son pouvoir, mettront tout en ordre dans leur cité. (63)
Comment ? dit-il.
Ceux d'une part, repris-je, qui se trouvent avoir plus de dix ans d'âge [541a] dans la cité, qu'ils les expulsent tous vers les champs, mais leurs enfants, par contre, les gardant avec eux à l'écart des mœurs actuelles, celles aussi qu'adoptent leurs parents, qu'ils les élèvent à leur propre manière et selon leurs propres lois, qui sont telles que nous l'avons longuement exposé auparavant, pour ainsi, ayant au plus vite et le plus aisément possible institué la cité et la constitution que nous avons décrites, la rendre heureuse et en faire profiter pleinement le peuple chez lequel elle se trouverait être advenue. (64)
Tout à fait, dit-il, et comment cela arrivera si tant est que ça doive arriver un jour [541b] tu me parais, Socrate, l'avoir bien expliqué.
Eh bien ! ne sont-ils pas maintenant suffisants, dis-je, nos discours sur cette cité et l'homme qui lui est semblable ? Car c'est probablement clair, celui-là aussi, comment nous dirons qu'il doit lui-même être !
C'est clair, dit-il, et quant à ce que tu demandes, il me semble qu'on a atteint le terme.


(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)

(2) Le mot grec traduit par « distribution » est dianomè. Ce mot est mis en valeur dans la réplique de Socrate par sa position en début de phrase. Il associe en un seul mot l'idée de séparation introduite par le préfixe dia- qu'on trouvait dans le mot dialektikè de la réplique précédente de Socrate (534e3) et celle de distribution, de répartition, mais aussi de loi, de règle qu'on trouve dans le verbe nemein, dont dérive à la fois nomè (« partage, répartition, distribution » et nomos (« ce qui est attribué en partage », d'où « ce dont on fait usage », et de là « usage » puis « coutume » et enfin « loi »), qui apparaissait dans le verbe nomothètein (« donner des lois, poser des règles ») utilisé par Socrate dans la réplique antérieure (534d8). La distribution dont il est question, qui est en fait une sélection, ne se fait pas au hasard, mais selon des règles dont il va être maintenant question. (<==)

(3) « De quelle manière » traduit le grec tina tropon. L'expression est banale, mais il n'est peut-être pas inutile de rappeler que le mot grec tropos dérive du verbe trepein qui signifie « tourner, diriger » (sens qu'on retrouve dans un mot français comme « héliotrope », qui signifie « qui se tourne vers le soleil », équivalent savant de « tournesol »). En d'autres termes, la « manière » dont il est ici question est déterminée par une « visée », un objectif, une « perspective », imposée par la finalité qu'on a en vue, dont dérivent les « règles » qui vont présider à la sélection des candidats. (<==)

(4) Après la dianomè de la réplique précédente (cf. note 2), il est maintenant question d'eklogè (traduit par « choix ») et d'eklegein (traduit par « choisir »), qui nous renvoient au deuxième composant du mot dialektikè via la racine legein, dont le sens premier est bien « choisir », avant d'en venir à signifier « dire, parler ». Il va falloir extraire (ek-) les plus aptes à gouverner en suivant pour cela les règles dictées par la raison (logos).
Le « premier choix des dirigeants » auquel fait référence ici Socrate est celui qui a été décrit en République, III, 412b8-414b7, au terme de la description de l'éducation des gardiens par la « musique » et la « gymnastique » qui a occupé la fin du livre II, à partir de 376c7, et la plus grande partie du livre III, et qui avait elle-même été précédée, en II, 374d8-376c6, de considérations sur la manière de choisir les futurs gardiens qui sont pertinentes aussi pour le choix des dirigeants, puisque ceux-ci sont choisis parmi les meilleurs des gardiens. C'est d'ailleurs dans ces considérations qu'apparaissent pour la première fois dans la République, non seulement les mots thumos (375b1) et thumoeidès (375a11, 375b7, 375c7, 375e10, 376c4), ce qui est normal pour les termes qui seront associés à la partie médiane de l'âme, contrepartie en elle des gardiens dans la cité, mais aussi le mot philosophos (375e10, 376b1, 376b8, 376c2, 376c4) qui caractérisera les gouvernants à partir de l'énoncé du principe des philosophes-rois en V, 476c11-e2. (<==)

(5) Le ta alla (mot à mot « les autres », accusatif neutre pluriel substantivé) qui commence cette phrase, renforcé par un men intensif, renvoie à tout ce qui a été dit depuis qu'ont été énoncés les critères de sélection initiaux des gardiens dans ce « premier choix » que vient d'évoquer Socrate. Initialement, il s'agissait de sélectionner des candidat gardiens. Puis on a considéré que les gouvernants étaient à trouver parmi les meilleurs des gardiens en insistant sur leur caractère philosophos (qui faisait déjà partie des critères de sélection initiaux, comme je l'ai rappelé dans la note précédente) et on vient de consacrer de longs développements à la manière de former ce tempérament de philosophos par une éducation appropriée. Il s'agit donc maintenant de se demander si les critères de sélection initiaux, qui ne prenaient en compte que ce qu'on était en droit d'attendre des candidats pour le seul rôle de gardiens permettent aussi de sélectionner ceux qui auront les aptitudes requises pour toutes les autres (ta alla) activités que l'on attend des gouvernants, à commencer par leur formation selon les méthodes qui viennent d'être décrites et qui culminent avec la « dialectique ». (<==)

(6) Quelques précisions sur les différents adjectifs utilisés dans cette revue, dont aucune traduction ne peut rendre toutes les résonnances.
Une première série de trois adjectifs au superlatif décrit les candidats à préférer, en disant qu'ils doivent être :
bebaiotatous : superlatif de bebaios, dont le sens premier est « sur quoi on peut marcher », c'est-à-dire « ferme, solide », dans le sens le plus physique, qui conduit au sens figuré de « sur qui on peut compter, assuré, sûr » ;
andreiotatous : superlatif de andreios, dont le sens usuel est « courageux », mais dont il ne faut pas perdre de vue qu'il est construit sur la racine anèr, andros, qui signifie « homme », le plus souvent dans le sens de « mâle », par opposition à « femme », tout comme vir en latin, ce qui fait que la traduction par « viril » serait possible aussi, mais accentuerait en français le côté « machiste » du mot ;
eueidestatous : superlatif de eueidès, mot dans lequel on retrouve, après le préfixe eu- qui implique que ce à quoi il s'applique est de bonne qualité, est « bien », la racine eidos qui renvoie à la forme, à l'apparence physique, mais qui est aussi l'un des mots utilisé par Platon pour parler de ce qu'on a pris l'habitude d'appeler les « idées » ou les « formes » au sens métaphysique.
D'une certaine manière, ces trois adjectifs renvoient chacun à la qualité dominante de l'une des trois dimensions de l'homme qu'on retrouve dans les trois parties de l'âme humaine :
bebaios renvoie en effet à la dimension physique, corporelle de l'homme qui explique la présence dans l'âme des epithumiai, des « désirs » dont plusieurs trouvent justement leur source dans le corps (faim, soif, appétit sexuel), mais à l'aide d'un adjectif qui permet de passer du concret à l'abstrait, puisque cette « solidité » dont il est question doit, par passage du sens propre au sens figuré, se propager du corps dans lequel elle prend sa source au caractère tout entier ;
- eueidès au contraire, part de l'abstraction, aussi bien avec le vocable eu qui renvoie à une qualité qu'avec eidès, puisque cet eidos qu'il qualifie de « bon », même si la plupart des gens n'y voient qu'une donnée « physique », comme si la vue auquel renvoie le mot nous donnait immédiatement à voir des « formes » et non pas seulement des taches de couleur (voir la note 34 à ma traduction de la section 73c6-77a5 du Ménon), est bel et bien d'abord une abstraction à partir des données de nos sens ou de notre esprit, qui suppose en nous un esprit, un logos, capable d'abstraire et de qualifier, même si le mot finit par n'évoquer que ce qu'on appelle justement l'aspect « physique » de la personne ;
andreios, entre les deux, qualifie ce qui permet à la composante médiane de l'homme, le thumos, d'atteindre à l'humanité, plus qu'à la simple « virilité », dans l'équilibre à réaliser entre la dimension corporelle et la dimension spirituelle de son être, entre les passions et la raison.
Ainsi, ce à quoi visent ces premiers critères de choix, c'est à trouver des individus, hommes ou femmes, de bonne qualité dans toutes les composantes de leur être, tant sur le plan physique que sur le plan moral, et qui réalisent le juste équilibre entre toutes ces composantes qui en fera des « hommes » dignes de ce nom.
La seconde partie de la liste des critères va maintenant préciser ce qu'il en est par rapport aux dimensions plus spécifiques qui nous intéressent ici, en requalifiant successivement ce qui concerne les gardiens, parmi lesquels seront choisis les dirigeants, pour aussitôt le compléter de ce qui est plus spécifiquement attendu des dirigeants pour les distinguer du reste des gardiens.
Deux adjectifs sont utilisés pour compléter le andreios qui avait auparavant servi à expliciter ce que l'on attend de la partie médiane de l'âme de l'homme, siège du conflit qu'implique la nature duale de l'homme, à la fois corporelle et spirituelle :
gennaios : dont le sens premier est « de bonne naissance », c'est-à-dire « noble », au sens propre, puis au sens figuré, renvoie donc à l'origine et à la dimension « physique » de l'homme, à son « hérédité », si l'on peut dire ;
blosuros : il s'agit là d'un mot rare, appartenant au vocabulaire épique, qu'on ne trouve que deux fois dans l'Iliade et quatre fois dans le Bouclier d'Héraclès d'Hésiode, et une seule autre fois dans Platon, en Théétète, 149a2, là aussi associé à gennaios, pour qualifier la mère sage-femme de Socrate ; l'origine de ce mot est inconnue, mais il semble bien qu'il sert principalement à qualifier le regard ou l'aspect du visage, en bonne ou en mauvaise part, comme « terrible » ou « farouche » (sens que le mot a conservé en grec moderne) ; il ne s'agit donc plus ici de la dimension « génétique » de l'homme, mais plutôt de son « esprit » tel qu'il peut être perçu à travers le regard ou plus globalement le visage.
En choisissant ces deux termes qui renvoient à l'image de la « virilité » telle qu'elle pouvait être conçue à partir des poèmes épiques comme ceux d'Homère, à une conception « aristocratique » de l'homme dont l'idéal était l'Achille de l'Iliade, le Socrate de Platon marque bien qu'il a ici en vue plus spécifiquement les qualités qu'on peut attendre d'un bon « gardien » quand on ne voir en lui qu'un soldat, qu'un combattant, ou plus spécifiquement d'un bon « dirigeant » lorsqu'on ne pense celui-ci que comme un chef de guerre, choisi autant du fait de sa naissance que du fait de la combativité qui se lit nécessairement sur son visage.
Mais ce qu'apporte Socrate en complément à cela dans sa conception du gouvernant, il ne le traduit pas par un nouvel adjectif, mais par une expression qui met en relation la nature (phusis) avec l'éducation (paideia) à l'aide d'un adjectif, prosphoros, dérivé du verbe prospherein qui signifie « porté vers ». Ce faisant, il fait un sort à la conception « aristocratique » classique des chefs puisque, d'une part, il substitue à une « noblesse » héréditaire dérivée uniquement et automatiquement de la noblesse des ancêtres (gennaios) une question de « nature » (phusis) dont rien ne dit qu'elle ne dépend que des parents et se transmet automatiquement de génération en génération, et que, d'autre part, il détourne la finalité de cette « noblesse » ou « nature », qui ne vise plus à faire peur au combat, mais à se montrer réceptif à l'éducation qui conduit au savoir nécessaire pour bien conduire sa vie et celle des autres, et non seulement réceptif, mais même désireux de cet apprentissage, « porté vers » celui-ci. (<==)

(7) Le qualificatif utilisé par Socrate à propos des études (mathèmata) est ischuros, formé sur ischus, mot qui désigne au sens premier la force physique. C'est donc un adjectif qu'on aurait plutôt attendu pour parler de ce dont il va être question aussitôt après, les exercices physiques (gumnasia). C'est ce que j'ai essayé de rendre perceptible en traduisant ischuros par « musclé ». (<==)

(8) Les trois adjectifs ici utilisés sont au singulier alors que jusqu'à présent on envisageant les candidats au pluriel. En outre, ils n'ont aucun antécédent explicite dans la réplique et peuvent aussi bien être masculins que féminins. Je leur suppose donc comme antécédent implicite le psuchai (« les âmes »), féminin en grec comme en français, dont il vient d'être question dans la seconde partie de la réplique précédente de Socrate, ce qui est une manière pour Socrate de ne pas préjuger du sexe des candidats et de laisser aux lecteurs la responsabilité de leur éventuel « machisme », qu'il contrera explicitement à la fin de toute cette section, en 540c5-7, en précisant que les dirigeants peuvent aussi bien être des femmes que des hommes.
Le premier adjectif, mnèmôn, « doué de mémoire », ne pose pas de problèmes particuliers.
Le second adjectif, arratos (que j'ai traduit par « inébranlable »), par contre, est un mot rare et d'étymologie douteuse. Dans tout le corpus disponible à Perseus, on ne le trouve que chez Platon, où il ne figure que deux fois : ici et en Cratyle, 407d3, où il sert à Socrate à expliquer l'étymologie du nom du dieu Arès et est explicité par la formule sklèron te kai ametastrophon, c'est-à-dire « dur/rigide/rude et qu'on ne peut retourner/immuable/inflexible » (ametastrophos est lui-même un terme rare qu'on ne trouve que chez Platon, 4 fois dans les dialogues authentiques et 2 fois dans l'Epinomis : en dehors de cette utilisation dans le Cratyle, on le trouve, pour ce qui est des dialogues authentiques, en République, X, 620e5, dans le mythe d'Er, et en Lois, XII, 960c9 et 960d5, à chaque fois pour qualifier le caractère « immuable » du « sort » filé par Atropos, l'une des trois Moires, filles de Nécessité). On peut donc penser qu'il sert ici à qualifier quelqu'un qui ne se laissera pas détourner de la voie que lui ouvrent ses capacités intellectuelles, au contraire d'un Alcibiade qui a gâché ses dons naturels par manque de volonté, perverti par son entourage selon le processus décrit par Socrate en République, VI, 494b-495a en des termes qui ne peuvent pas ne pas faire penser justement à Alcibiade.
Quant au dernier des trois adjectifs utilisés ici, c'est philoponos, construit comme philosophos, mais sur le mot ponos, qui désigne la peine, le travail pénible et fatiguant, la fatigue, l'effort, dont il vient d'être question dans la réplique précédente à propos de l'effort intellectuel qui affecte d'autant plus l'âme qu'elle ne le partage pas avec le corps. Être philoponos, ce n'est pas être masochiste, aimer se faire mal, mais avoir le goût de l'effort pour atteindre le but qu'on s'est fixé. (<==)

(9)« Bien doté par la nature » traduit le grec euphuès, dans lequel on retrouve le préfixe eu-, « bien », et la racine phuein, du verbe qui signifie « croître, pousser » et dont vient le mot phusis, « nature » et le français « physique ». (<==)

(10) « Hostile à l'effort » traduit le grec misoponos, dans lequel la racine misos, « haine », a remplacé philos au premier terme du composé par rapport à philoponos, « amoureux de l'effort », rencontré auparavant. Plusieurs autres composé en philo- ont été utilisés par Socrate auparavant, outre philoponos et bien sûr philosophia : philogumnastès, « amoureux des exercices physiques », philothèros, « amoureux de la chasse », philomathès, « amoureux de l'étude », philèkoos, « amoureux de l'écoute ». Le seul qualificatif qui fait exception dans cette énumération est zètètikos, que j'ai traduit par « doué pour la recherche », qui est dérivé du verbe zètein, « chercher », à l'aide du suffixe -ikos (dont vient le -ique de mots français comme « poétique », « caustique », « humoristique ») qui désigne l'aptitude à quelque chose. (<==)

(11) Cette réplique devraient interpeler ceux qui pensent que le philosophe idéal selon le Socrate de Platon vit retiré dans sa tour d'ivoire loin du bruit et de la fureur du monde qui l'entoure, consacrant sa vie à contempler un ciel d'idées pures. Selon ce que dit ici Socrate, cet homme serait « bancal » (chôlos »), boiteux. C'est le Thalès tombant dans un puits en contemplant les étoiles de Théétète, 174a, qui fait à juste titre rire la servante thrace, dans l'anecdote qui prélude à ce que la plupart des commentateurs prennent pour le portrait du philosophe selon le cœur de Socrate alors que ce n'en est que la caricature à l'usage d'un Théodore (voir Théétète, 175e1 où l'on trouve la seule occurrence du mot philosophos dans tout ce portrait, dans la formule : hon dè philosophon kaleis, « celui-là même que tu nommes philosophe »), savant mathématicien qui, lui, refuse de s'engager dans des discussions sur autre chose que ses équations et qui prend pour argent comptant cette caricature. (<==)

(12) L'« ignorance », c'est en grec amathia, dans lequel on retrouve, après le préfixe a- privatif, la même racine que dans le mathès de philomathès, issue de mathein, infinitif aoriste 2 de manthanein, « apprendre, étudier ». L'amathès, dans le contexte actuel, ce n'est donc pas tant l'ignorant que celui qui n'a pas daigné étudier, qui n'a pas voulu faire l'effort d'apprendre, qui n'a pas considéré comme important de s'instruire et qui, de ce fait, est susceptible de dire des choses fausses, c'est-à-dire des mensonges, sans même le savoir, donc involontairement (akousion) en un certain sens, mais pourtant par la faute de sa misoponia, de sa haine de l'effort pour apprendre. (<==)

(13) Pour la traduction d'aretè par « excellence » plutôt que par le plus usuel « vertu », voir l'introduction à ma traduction du Ménon. Les « parties de l'excellence (ta tès aretès merè) » ici mentionnées explicitement sont la sôphrosunè (« modération », parfois aussi traduit par « tempérance »), l'andreia (« courage », ou encore « virilité », mais plus globalement l'art d'être un homme (anèr, andros)) et la megaloprepeia (« magnificence », ou étymologiquement « le fait d'être en conformité avec ce qui est grand »). (<==)

(14) C'est le même mot grec chôlos, traduit plus haut par « bancal » lorsqu'il était utilisé comme adjectif, que je traduis ici où il est utilisé comme nom par « boiteux », qui est son sens premier. (<==)

(15) « Bien disposées de corps et d'esprit » traduit le grec artimeleis te kai artiphronas. Les deux adjectifs, artimelès et artiphrôn, sont de même structure, formés du préfixe arti- suivi d'un terme auquel il s'applique. Arti- introduit une idée de bonne composition, de quelque chose de bien fait, bien assemblé, bien adapté. Les deux mots qui forment la seconde partie de chacun des deux adjectifs et sont donc ainsi qualifiés sont melos pour le premier et phrèn pour le second. Le sens premier de melos est « membre » et, par extension, « corps », en tant qu'assemblage de membres. Quant à phrèn (à propos duquel on pourra consulter la note introductive sur phronèsis au début de ma traduction de Ménon, 86d3-96d1), c'est un mot qui peut aussi bien désigner le cœur en tant qu'organe que le cœur en tant que siège des passions, et donc ces passions (dans un sens voisin de thumos), ou encore la pensée et l'esprit qui rend cette pensée possible. Ce qu'il faut noter ici, c'est que chacun de ces deux mots, et la présence dans les deux cas du préfixe arti- qui implique une idée de composition bien réussie, renvoie à une idée de l'homme en tant que composé : le corps lui-même est un composé, ce qui l'« anime » renvoie à la fois au « cœur » et à la pensée, et l'homme qui en résulte est à la fois corps et esprit, si bien que ce sont les deux qu'il faut « conformer », éduquer, développer, et ce de manière cohérente. Pas seulement le corps ou seulement l'esprit, mais les deux ensemble, ce qui suppose des dispositions initiales tant au plan physique (le corps) qu'au plan intellectuel (la pensée). (<==)

(16) Les mots traduits par « enseignement » et par « entraînement » sont respectivement mathèsis et askèsis, tous deux utilisés ici au singulier. Plus que les mots français qui servent à les traduire, les deux mots grecs mettent l'accent sur l'activité de l'élève plus que sur celle du maître. Mathèsis est le nom d'action dérivé du verbe manthanein, dont le sens premier est « apprendre ». Mais le mot français « apprentissage » a pris un sens trop spécialisé au travail manuel pour pouvoir être utilisé ici où mathèsis est justement utilisé pour décrire une formation plus spécifiquement intellectuelle, par opposition à askèsis, nom d'action dérivé, lui, du verbe askein, qui signifie « travailler », mais aussi « assouplir par l'exercice, exercer » ou encore « pratiquer, s'exercer », et plus spécifiquement dans le cas d'askèsis, s'entraîner pour des activités gymniques ou athlétiques. Qui plus est, l'askèsis, c'est non seulement la pratique de tel ou tel sport, l'entraînement en vue de la compétition dans ce sport, mais en fait tout le style de vie, le régime alimentaire, etc. qu'implique cette pratique pour y réussir (d'où le sens qu'a pris en français le mot qui en est le décalque : « ascèse »). Ce qui est visé par ces deux mots, c'est donc tout ce qu'implique de la part de l'élève la formation à la fois physique et intellectuelle qui lui est proposée. Cette impression est encore renforcée par le verbe qui décrit l'activité des « éducateurs » qu'imaginent être Socrate et Glaucon dans cette conversation : il s'agit du verbe komizein, dont le sens premier est « prendre soin de, s'occuper de », sens très général donc, et le sens dérivé « escorter, transporter ». Plus que comme « professeur » déversant son supposé savoir dans la tête d'élèves, Socrate se voit donc comme un « accompagnateur » prenant soin de ses compagnons plus jeunes pour les faire profiter de sa plus longue expérience. (<==)

(17) L'expression en tèi proterai eklogèi, « dans notre premier choix », utilisée ici par Socrate renvoie au tèn proteran eklogèn de 535a6 et à travers lui, comme je le signalais dans la note 4, à République, III, 412b8-414b7. Et de fait, en 412c2-3, Socrate commençait ses considérations sur le choix des dirigeants en affirmant qu'« il faut que les plus âgés soient ceux qui dirigent, les plus jeunes ceux qui sont dirigés » et proposait de choisir les dirigeants parmi les meilleurs des gardiens. Mais il ne s'était auparavant intéressé qu'à la formation des gardiens par la « gymnastique » et la « musique » (au sens large englobant tous les arts des Muses) et il pouvait sembler alors que rien de plus n'était nécessaire à la formation des dirigeants en tant que tels. Maintenant qu'on a vu que c'est loin d'être le cas et qu'il leur faut au contraire une formation très poussée, Socrate va devoir reprendre son cursus de formation pour y inclure, à destination de ceux qui sont destinés à devenir les dirigeants, tout ce nouveau programme. Et l'erreur qu'il veut éviter ici est celle qui consisterait à penser qu'après avoir formé les gardiens selon les méthodes décrites aux livres II et III, il suffirait de les observer à l'œuvre dans leur fonction pendant qu'ils vieillissent pour repérer les meilleurs et en faire des dirigeants lorsqu'ils auront atteint un âge suffisant, se réservant de leur donner cette formation complémentaire à ce moment-là. En d'autres termes, le premier choix avait été un peu vite en besogne et avait fait l'impasse sur la formation complémentaire des dirigeants, qui, comme on va le voir, fait elle-même partie du processus de sélection. Socrate ne remet donc pas en cause ici l'idée que les dirigeants seront des personnes âgées, mais seulement l'idée que leur formation en tant que dirigeants ne leur serait dispensée que lorsqu'ils auraient atteint l'âge de gouverner. Après le premier rappel du « premier choix » qui préludait à des compléments d'information sur les qualités requises des candidats à la formation complémentaire pour gouvernants, ce second rappel prélude à la reprise du programme d'éducation plus complet qui leur sera nécessaire et qui leur sera proposé dans la continuité du programme plus général et plus léger décrit pour les gardiens. (<==)

(18) Comme dans la section précédente, je ne traduis pas le mot dialektikos car sa traduction usuelle par « dialectique », qui n'en est que le décalque en français, mais qui a pris un sens technique par trop spécialisé à mon sens, ne ferait que compliquer la compréhension de ce qu'est justement la dialektikè pour Platon, et qu'il faut essayer de comprendre à partir des textes où il en parle au lieu de projeter sur ces textes une précompréhension qui risque d'en fausser le sens (on trouvera regroupés dans une autre page de ce site tous les textes des dialogues où le mot dialektikos est utilisé, avec leur traduction). Rappelons simplement que l'adjectif dialektikos est formé à partir du verbe dialegesthai, qui signifie « dialoguer », « discuter », à l'aide d'un suffixe -ikos qui marque l'aptitude, et que son sens intuitif est tout simplement « apte à dialoguer », ou « apte à discuter ». Hè dialektikè, c'est-à-dire ce que désigne l'adjectif substantivé au féminin avec un mot comme technè sous-entendu, c'est donc tout simplement « l'art du dialogue », « l'art de la discussion », qui se définit plus par ses résultats que par les moyens, les « techniques », les « méthodes » employées. En effet, comme dans tout domaine, posséder l'art du dialogue, c'est être au plus haut point capable de faire avec cet instrument qu'est le dialogos ce pour quoi il est fait, ce qui renvoie une fois encore à la compréhension du logos qui est sous-jacent au dia-logos : est-ce que « dialoguer (dialegesthai) » ce n'est rien d'autre que parler les uns avec les autres (en prenant logos dans son sens de « parole »), ou bien est-ce, du moins dans son expression la plus noble, et donc la meilleure, progresser au moyen de (dia-) la raison (logos) qui est en nous et nous constitue en tant qu'êtres humains ? Dans cette perspective, dialektikos voudrait dire « apte à (bien) raisonner/faire usage de sa raison ».
« Éducation préalable » traduit le grec propaideia, construit à l'aide du préfixe pro-, « devant, avant », et du mot paideia, « éducation », dont vient le français « propédeutique ». Dans la relative qui suit, on trouve le verbe propaideuein, selon une construction courante en grec consistant à utiliser pour complément d'un verbe le nom construit sur la même racine. (<==)

(19) Le grec est : ouch hôs epanagkes mathein to schèma tès didachès poioumenos, mot à mot : « pas comme nécessaire à étudier la figure de l'enseignement faisant ». Le mot schèma utilisé ici pour parler de to schèma tès didachès est un de ces mots qui, comme eidos et idea, renvoie à l'apparence visible des choses et des personnes. Mais le sens de schèma s'est aussi spécialisé pour désigner la « figure » au sens géométrique, ce qui explique le sens du mot français qui en est le décalque, « schéma » (sur les divers sens de ce mot et la manière dont le Socrate de Platon en joue pour essayer de faire comprendre à Ménon ce qu'il veut dire par eidos lorsqu'il essaye avec lui de chercher l'eidos de l'aretè, voir ma traduction de Ménon, 73c6-77a5 et en particulier les notes 7 et 34). Au moment même où Socrate fait référence à l'enseignement de l'arithmétique et de la géométrie, il utilise un terme à connotation géométrique pour parler de quelque chose d'abstrait et de non « géométrique », la « forme » donnée à un programme d'enseignement. (<==)

(20) Le verbe grec que je traduis par « emplis la tête » est trephe, impératif de trephein, dont le sens premier est « nourrir », et par extension, « élever » (en particulier des enfants) et donc « éduquer ». C'est pour rendre perceptible cette analogie implicite de l'apprentissage intellectuel avec l'absorption de nourriture, particulièrement bienvenue lorsqu'il s'agit justement de bannir l'usage de la force qui pourrait s'apparenter à un « gavage », que j'ai utilisé cette traduction. (<==)

(21) « En les faisant jouer » traduit le participe présent grec paizontas, qui est un accusatif pluriel qui renvoie à tous paidas, « les enfants », qui a précédé. Ce sont donc bien les enfants qui sont « jouant », ce que ne rendrait pas explicite une traduction par « en jouant », qui ne permettrait pas de savoir si c'est le maître ou les élèves, ou les deux ensemble, qui jouent. Le verbe paizein, dérivé du mot pais, « enfant », veut dire « se comporter comme un enfant », et donc jouer, s'amuser. Ce verbe est voisin de paideuein, « éduquer, élever (un enfant) », lui aussi dérivé de pais. La ressemblance devient encore plus visible dans les noms d'action dérivés de ces deux verbes, paidia, « jeu », et paideia, « éducation », qui ne diffèrent plus que par une lettre.
D'une certaine manière, ce que dit ici Socrate, c'est : « laissez les enfants être des enfants, même lorsque vous les « éduquez », et, plutôt que de chercher à leur faire ingurgiter de force des connaissances qu'ils ne retiendront pas longtemps, tâchez de leur faire aimer ce pour quoi ils sont naturellement doués et donnez-leur l'envie de l'effort pour améliorer ces dons à travers des jeux et des amusements ». (<==)

(22) On ne peut pas rendre en français toute la saveur de la phrase grecque prononcée par Glaucon : echei ho legeis logon, qui joue implicitement sur les multiples sens de logos, sans peut-être même que Glaucon s'en rende compte, tant la formule echei logon dans le sens de « c'est raisonnable, c'est sensé, ça tient la route » et son contraire ouk echei logon dans le sens de « ça ne veut rien dire, ça n'a pas de sens » étaient usuelle : « il y a du logon dans ce que tu legeis » ! Or, logon est le nom dérivé du verbe legein dont legeis est la forme conjuguée à la seconde personne de l'indicatif présent actif. Pourtant, tout le problème auquel est confronté Platon à travers les dialogues, en particulier dans ses critiques envers la rhétorique, est résumée dans cette courte formule : suffit-il de legein (parler) pour qu'il y ait du logon (raison) dans ce qu'on dit ? Si l'on en reste aux mots, lorsque quiconque parle (legei), il produit nécessairement un logon ! Mais tous les logoi n'ont pas la même valeur, c'est là tout le problème, et tout logos (parole) n'est pas nécessairement doté de logos (raison). Seulement voilà ! c'est le même mot dans les deux cas ! Alors comment s'y retrouver ? (<==)

(23) Renvoi à République, V, 466e-467e. (<==)

(24) Le mot grec traduit par « unité » est arithmos, dont le sens premier est « nombre » ou « compte » (racine du mot « arithmétique »), mais qui peut aussi signifier « unité » au sens militaire de groupe constitué d'un nombre déterminé d'hommes et constituant la cellule de base de l'armée. Je garde dans ma traduction cette connotation militaire pour qu'on perçoive que, si Socrate plaide pour que l'éducation soit présentée aux enfants sous forme de jeux, cela ne l'empêche pas de les faire « jouer » aux petits soldats et ce, même dans un contexte de guerre réelle quand le danger n'est pas trop grand. En d'autres termes, « jeu » n'est pas nécessairement synonyme pour lui de « simulation ». Il s'agit bien plutôt d'une question d'état d'esprit des participants. (<==)

(25) Socrate demande qu'on donne à ces étudiants une sunopsin oikeiotètos allèlôn tôn mathèmatôn kai tès tou ontos phuseôs.
Sunopsis, c'est littéralement une vue (opsis) ensemble (sun-). Le mot est à la racine du mot français « synoptique ».
Ce « voir ensemble » porte sur deux ordres de choses :
- d'une part la « parenté (oikeiotès) » des différentes disciplines (mathèmata) qui ont été l'objet des études antérieures les unes avec les autres (allèlôn) : oikeiotès est formé sur la racine oikos, qui signifie « maison ». L'oikeiotès, c'est donc en quelque sorte le fait d'habiter la même maison, donc d'être de la même « famille ». Toutes nos connaissances portent sur le monde qui nous entoure et dont nous sommes une partie, et ce monde constitue notre « demeure » à tous. Il y a donc nécessairement des liens entre tous les domaines de connaissance possibles, qui reflètent les liens entre les choses sur lesquelles portent ces connaissances, ce qui nous conduit au deuxième ordre de choses sur lequel il faut avoir un regard « synoptique » :
- d'autre part, la « nature (phusis) de ce qui est (tou ontos) » : le fait que Socrate demande un regard d'ensemble sur cette « nature de ce qui est » suggère que, malgré le singulier ontos, il ne faut pas en faire un « Étant » ou un « Être » unique hypostasié. Que tout ce qui « est » procède, croisse (phuein, dont dérive phusis) d'une unique origine, c'est bien possible et cela justifie que l'univers ne constitue qu'une unique « famille (oikos) », mais cela ne veut pas dire que cet « Être » est unique, comme on pense que le suggérait Parménide. (<==)

(26) Dialektikos ne qualifie pas ici une « méthode » ou une « technique », mais une phusis, une « nature ». Dans la continuité de la note 18, on pourrait dire qu'une dialektikè phusis, c'est une nature douée pour le raisonnement, rien de plus. Socrate ne cherche pas ici à former des « dialecticiens », c'est-à-dire des gens capable de (bien) raisonner, en leur apprenant des « recettes », des « techniques », comme on formerait un cordonnier ou un médecin, mais à sélectionner des individus qui ont des dispositions naturelles pour l'approche « synoptique », une aptitude « innée » à voir les liens entre les choses, entre les « étants », entre les objets d'étude qu'on leur propose. Certes, ces dons nécessitent d'être « cultivés », encouragés et développés, comme on cultive une plante qui pousserait de toutes façons toute seule si l'on ne faisait rien, mais dont on peut obtenir beaucoup plus si l'on en prend soin. Tous les hommes ont des yeux pour voir, mais on n'apprendra jamais à un myope de naissance à reconnaître de loin des animaux les uns des autres ; de même, tous les hommes ont un logos, une « raison », mais tous n'ont pas la même aptitude à « voir » dia logos, à l'aide du logos (raison) et à travers le logos (discours), aussi « loin » les uns que les autres et à percevoir l'ordre purement « intelligible » qui échappe aux yeux du corps. Reste que, pas plus qu'il ne suffit d'avoir de bons yeux pour reconnaître de loin un éléphant si l'on n'en a jamais vu et qu'on a jamais appris ce qu'était un éléphant, il ne suffit pas d'avoir une nature dialektikè, un logos bien conformé à la naissance, pour distinguer les différentes « idées » les unes des autres, pour différencier par exemple la justice du courage, mais à qui n'a pas au départ une « vue » de l'esprit suffisamment acérée, toute la formation du monde ne suffira pas à lui faire « voir » les « idées » pures de l'ordre intelligible. Mais d'autre part, de même qu'on n'apprend pas à qui a de bons yeux à voir en lui apprenant des recettes et des techniques, mais en l'incitant à exercer sa vue et en l'aidant à reconnaître ce qu'il voit, de même on n'apprend pas à qui est doué pour le raisonnement à raisonner en lui inculquant des recettes et des techniques, mais en l'entraînant à raisonner et en l'aidant à reconnaître les raisonnements qui « tiennent la route » et ceux qui ne tiennent pas debout. Certes, il peut y avoir des « méthodes », des « techniques », qui aident à améliorer la capacité à raisonner, mais d'une part il n'y en a pas une seule (la « dialectique » supposée prônée par Platon), mais une pluralité dont l'usage dépend du type de raisonnement et du sujet en cause, et surtout ce ne sont pas elles qui sont le plus importantes car celui qui est doué pour le raisonnement se débrouillera toujours, avec ou sans elles, alors qu'elles ne rendront jamais intelligent qui ne l'est pas (d'où le refus de Platon de codifier la « logique » ou la « dialectique », ce qu'il aurait été parfaitement capable de faire s'il l'avait jugé opportun). En fait, la réplique qui précède et ce qui va suivre montre que le caractère dialektikos d'une personne se juge plus aux résultats auxquels elle arrive par son aptitude au raisonnement qu'aux moyens qu'elle utilise pour y parvenir, sur lesquels Platon est d'ailleurs muet. Le premier critère de résultat qui vient d'être proposé est l'aptitude à voir les liens entre les différents ordres de choses et à prendre une vue d'ensemble du monde qui nous entoure et des êtres qui le composent. (<==)

(27) « Persévérants » traduit le grec monimoi, terme dérivé du verbe menein, qui signifie « rester, demeurer, rester en place, être stable ». Être monimos, c'est donc rester en place, être stable, inébranlable, ne pas laisser tomber, donc faire preuve de persévérance, d'assiduité, de constance, de fermeté dans les études ou au combat. (<==)

(28) Il y a là un jeu de mot en grec, puisque le mot traduit par « obligations légales » est nomimois (datif pluriel de nomimos, terme dérivé de nomos, « loi, usage », qui désigne donc ce qui est conforme à la loi ou aux usages) qui est pratiquement un anagramme de monimoi, « persévérants », qu'on vient de rencontrer par deux fois dans ce membre de phrase : il faut donc distinguer ceux qui sont monimoi en nomimois (« persévérants dans les obligations légales ») ! (<==)

(29) Il n'est plus ici question d'une qualité désignée par un adjectif (dialektikos), mais d'une activité désignée par un verbe à l'infinitif substantivé, to dialegesthai, par rapport à laquelle on cherche à voir quelle est l'aptitude (dunamis) de chacun après avoir tenté auparavant de détecter les prédispositions, la phusis. Et cette activité, c'est tout simplement le « dialoguer », « discuter », « raisonner ». Malheureusement, la plupart des traducteurs, qui veulent voir de la « dialectique » partout dans cette fin du livre VII de la République, interprètent le datif tèi tou dialegesthai dunamei comme un datif de moyen et comprennent qu'il faut mettre les candidats à l'épreuve (basanizonta) « au moyen du pouvoir de la dialectique » (voir vers la fin de la note 32 ci-dessous les différentes traductions de cette expression dans les traductions que j'ai à ma disposition). Il me semble qu'il faut plutôt voir dans ce datif un datif de point de vue identifiant non l'outil qui sert à la mise à l'épreuve, mais le domaine dans lequel se fait cette mise à l'épreuve, savoir, « l'aptitude à raisonner ». Au final, la différence entre les deux datifs n'est pas bien grande si l'on admet que la manière de tester l'aptitude à raisonner, c'est de raisonner avec celui qu'on teste, donc en un certain sens d'utiliser le raisonnement, le dialegesthai comme moyen de tester le candidat. C'est plus par la manière de traduire dunamis et par le remplacement de l'infinitif dialegesthai par le nom « dialectique » qu'on oriente la compréhension de la traduction. Dunamis vient du verbe dunasthai qui signifie au sens premier « pouvoir, être capable de ». On peut donc certes le traduire par « pouvoir » ou par « puissance », mais ces traductions sont ambiguës, surtout lorsqu'on donne à l'un de ces mots « de la dialectique » comme complément pour parler du « pouvoir de la dialectique » ou de la « puissance de la dialectique », car on a vite fait alors d'oublier qu'on s'intéresse à l'aptitude, au « pouvoir » si l'on veut, de l'élève, pour supposer quelque « pouvoir » magique à une méthode qui aurait nom « dialectique » et qui ferait toute seule le test pour nous. Cela devient encore plus vrai dans certaines traduction où le mot dunamis n'est même plus traduit et où on traduit seulement par « au moyen de/par la dialectique » (Chambry chez Budé, Baccou chez Garnier). Certes, il y a là aussi moyen de comprendre cela comme voulant simplement dire qu'on éprouve les candidats en leur faisant pratiquer la dialectique, mais il reste la connotation « technique » que « dialectique », après vingt-cinq siècles de commentaires de Platon, donne à cette expression, alors qu'il me semble que Platon parle tout simplement de tester la capacité de raisonnement des étudiants sélectionnés ! (<==)

(30) Même remarque ici qu'à propos du tès tou ontos phuseôs de 537c3 (cf. note 25 ci-dessus) : il ne faut pas lire dans le auto to on vers lequel il faut progresser un « Être en soi » tout droit sorti des propos de Parménide ou d'un autre. To on, c'est « ce qui est » dans le sens le plus général, c'est-à-dire à peu près n'importe quoi ! (sur le sens très englobant de to on chez Platon, on pourra se reporter à l'article que j'ai écrit pour le premier numéro de la revue philosophique en ligne Klèsis : « La fortune détournée de Platon », avril 2006) Et si le auto ajoute une nuance, et donc restreint la portée de ce to on très général qui englobe absolument tout, c'est sans doute simplement pour désigner ce qui est par soi-même et non pas en tant qu'objet de pensée n'existant qu'en nous, sans correspondant hors de notre tête (ou nos têtes, si nous sommes plusieurs à partager ce « phantasme »). Et c'est bien ce que signifie ce met' alètheias (« dans la vérité ») puisque le critère de la vérité de notre logos, c'est justement son adéquation à ce qui est au-delà des mots qui le constituent et dont ces mots ne sont qu'une image approximative, adéquation qui suppose donc le pouvoir de dialegesthai, de « voir » au-delà des mots.
Ici encore, on voit que, comme je le signalais déjà à la fin de la note 26, ce qui intéresse Platon, ce ne sont pas tant les moyens que les résultats. Et le critère de validité de ces résultats, c'est la vérité. En fin de compte, Platon ne dit guère autre chose que cela : « est dialektikos, c'est-à-dire bon raisonneur, celui dont les raisonnements sont vrais et permettent d'atteindre à la vérité » ! Le problème, bien sûr, c'est que tous les raisonneurs pensent avoir raison et être dans le vrai ! Toute la question est donc de savoir qui est apte à juger de la qualité d'un raisonnement, ce qui justifie la fin de la réplique, comme je l'explique dans la note suivante. (<==)

(31) Le choix terminologique de Socrate ici est intéressant et plein d'humour : « le travail d'une grande vigilance » traduit en effet le grec pollès phulakès ergon. Or le mot que j'ai traduit par « vigilance », phulakè, est un nom dérivé de phulax, phulakos, « gardien », qui est celui qu'a utilisé Socrate pour parler de la classe intermédiaire de la cité, les « gardiens » de la cité chargés de veiller sur elle et de la défendre. Et ce dont il est en train de nous entretenir, c'est justement du processus qui va permettre de sélectionner les meilleurs de ces phulakes pour en faire les dirigeants de la cité. Aussi, dire que cette tâche de sélection des phulakes requiert une grande phulakè, c'est-à-dire suppose qu'on ait les qualités qui font un bon gardien, ou plutôt constitue une longue ou essentielle (sens analogiques possibles de pollè à partir du sens premier de « nombreuse ») activité propre de gardien, puisque le sens premier de phulakè, c'est « action de monter la garde », « activité propre d'un phulax », ne manque pas d'humour !
Mais au-delà de l'humour, ce choix met aussi discrètement le doigt sur un des problèmes majeurs, le problème, pourrions-nous même dire, que posent les suggestions du Socrate de Platon, celui que j'ai mentionné à la fin de la note précédente : qui est en mesure d'effectuer ce travail de sélection ? Car pour être capable de déterminer qui a un naturel dialektikos, il faut avoir soi-même ce caractère et donc faire partie des sélectionnés possibles, ou des déjà sélectionnés, mais alors, par qui ? On voit bien que la pompe ne peut s'amorcer que par des dialektikoi autoproclamés. Mais quelle sera alors leur légitimité aux yeux des autres qui, pour la plupart, ne sont justement pas des dialektikoi ?!… Comment ceux qui raisonnent faux mais sont convaincus qu'ils sont dans le vrai pourraient-ils admettre que d'autres, raisonnant différemment et arrivant à des conclusions différentes, sont ceux qui sont dans le vrai ?!…
Par ce choix de vocabulaire, Platon, l'auteur de ces pages et donc des paroles qu'il met dans la bouche de son Socrate, nous suggère sans doute qu'il était parfaitement conscient de ce problème. (<==)

(32) Les manuscrits hésitent ici sur le nombre du verbe traduit par « se rassasie(nt) » : est-ce empi(m)plantai, 3ème personne du pluriel de l'indicatif présent moyen ou passif du verbe empi(m)planai, selon la leçon des manuscrits A2 et M (l'absence ou la présence du second mu, que j'ai mis entre parenthèses, ne change pas le sens, car il s'agit de deux graphies possibles du même verbe), ou empiplatai, 3ème personne du singulier, selon la leçon des manuscrits A, F et D ? La question renvoie à celle de savoir quel est le sujet implicite de ce verbe. La réplique de Socrate est en effet paranomias pou empi(m)pla(n)tai, ou pou est un adverbe signifiant « en quelque sorte » et paranomias le génitif singulier de paranomia (« agissement qui va contre (para-) la loi/les usages (nomos) ») qui ne peut être que le complément du verbe. Si l'on lit le verbe au singulier, on ne peut lui supposer pour sujet que le to dialegesthai de la réplique précédente de Socrate (infinitif substantivé) et on est alors bien en peine de savoir à quoi renvoie le autous de la réplique suivante : thaumaston ti oiei paschein autous (« penses-tu que quelque chose d'étonnant les affecte ? »). Si par contre on suppose le verbe au pluriel, rien ne permet de préciser qui sont les « ils » qui sont sujet implicite du verbe car rien dans la réplique précédente de Socrate ne peut servir d'antécédent à ce pluriel, mais par contre, le autous de la réplique suivante renvoie alors à ce sujet implicite indéterminé. D'un point de vue strictement grammatical, il semble plus difficile d'admettre que autous ne renvoie pas à des personnes présentes au moins par la pensée dans la réplique précédente, donc au sujet pluriel implicite du verbe litigieux dans le cas présent, que de supposer un sujet implicite non précisé à ce verbe, ce qui milite en faveur du verbe au pluriel. Du point de vue du sens, dans la continuité de la réplique précédente de Socrate où il suggérait de mettre à l'épreuve l'aptitude à raisonner (tèi tou dialegesthai dunamei, cf. note 29) des candidats, en soulignant pour finir la difficulté de cette tâche, et dans la mesure où il répond ici à une question de Glaucon sur le pourquoi de cette difficulté, je ne vois pas de raison de comprendre to dialegesthai autrement que comme désignant la même chose que ce par rapport à quoi on se proposait dans la réplique précédente de  tester l'aptitude des candidats, c'est-à-dire « le [fait de] raisonner », la pratique des raisonnements et des discussion. Or cette pratique n'est pas réservée à une élite, mais est à la portée de tout le monde, avec plus ou moins de bonheur. Et c'est précisément à cela que veut en venir Socrate, et non pas à la mise en œuvre douteuse d'une technique spécifique, cette fameuse « dialectique » dont tous les traducteurs se gargarisent sans pouvoir dire ce qu'elle est, que certains pervertiraient en en faisant mauvais usage, ce qui d'ailleurs pourrait semer le doute sur son efficacité (car ce n'est pas la même chose de dire que tous les hommes ont un logos qui les rend capables de raisonner, mais que tous ne raisonnent pas avec autant de succès, et de dire qu'il y a une manière de raisonner le plus efficacement possible qui s'appelle la « dialectique », mais que cette technique suprême elle-même peut être mal employée : si même cette technique ultime n'est pas une garantie de succès, alors d'où vient son statut privilégié ?) Dans ces conditions, je comprends la première réplique de notre extrait comme portant, non sur la dialectique, mais tout simplement sur la manière de discuter, de raisonner, des contemporains de Socrate dans leur ensemble, et sa seconde réplique, avec le verbe au pluriel, comme décrivant ce qui arrive à ces contemporains indéterminés, sujet implicite du verbe, qu'on pourrait rendre en français par un simple « on », mais que j'ai préféré rendre par « les gens » pour que le « les » qui traduit le autous de la réplique suivante renvoie à un pluriel. Et s'il y a une restriction dans l'esprit de Platon sur ce dialegesthai faisant qu'il ne couvre pas quand même tous ceux qui ouvrent la bouche pour parler, la restriction est à chercher du côté des sujets de conversation, pas des méthodes. Ce n'est pas le fait d'ouvrir la bouche pour dire bonjour à mon voisin ou pour dire au boulanger ce que je suis venu acheter chez lui qui introduit l'illégalité dans la vie sociale. C'est seulement lorsque tout un chacun se met à discuter sur la justice, sur le bonheur, sur l'excellence (aretè) et autres sujets similaires que le danger guette, comme va le suggérer la suite de la discussion et l'analogie que va développer Socrate pour illustrer ses propos. Socrate ne fait donc que constater ici que, pour la plupart des gens, le fait de discuter sur de tels sujets ne fait que les monter contre (para) la loi et les usages (nomos), c'est-à-dire aboutit au résultat contraire de ce qu'une saine utilisation de notre logos et de la faculté qu'il nous donne de dialegesthai devrait produire s'ils étaient utilisés de manière véritablement dialektikè.
On pourrait traduire plus librement notre passage ainsi :
« Ne vois-tu pas quel mal fait la manie actuelle de discuter sur tout, au point où elle en est arrivée ?
Quel mal ?
Quelque part, les gens se vautrent dans tout ce qui est contraire à la loi et aux usages !
C'est tout à fait ça !
Eh bien ! trouves-tu étonnant ce qui leur arrive ou le comprends-tu ?
 »
Cette manière de comprendre et de traduire me paraît bien plus naturelle que celle de ceux qui veulent à tout prix que le Socrate de Platon ait ici en vue la dialectique et les dialecticiens, c'est-à-dire tous les traducteurs dont j'ai la traduction entre les mains, comme on s'en rendra compte en voyant les acrobaties de traduction auxquelles sont obligés ces traducteurs et les ajouts qu'ils doivent faire pour arriver à un texte compréhensible :

Le texte grec des trois répliques de Socrate en cause et des interventions de Glaucon entre ces répliques est le suivant :
Ouk ennoeis, èn d' egô, to nun peri to dialegesthai kakon gignomenon hoson gignetai ;
To poion ; ephè.
Paranomias pou, ephèn egô, empi(m)pla(n)tai.
Kai mal, ephè.
Thaumaston oun ti oiei, eipon, paschein autous

La traduction de Chambry (Budé), qui retient la leçon empiplatai (singulier), est la suivante (en rouge dans toutes les traductions la traduction de to dialegesthai, en mauve celle de autous, et en vert le sujet explicité du verbe litigieux) :
« Ne remarques-tu pas, répondis-je, le mal dont la dialectique est atteinte aujourd'hui, et quelles proportions il prend ?
Quel mal ? dit-il.
Elle se remplit, répondis-je, de désordre.
Ce n'est que trop vrai, dit-il.
Crois-tu, dis-je, que ce qui arrive aux jeunes dialecticiens soit surprenant
 »

La traduction de Robin (Pléiade), qui tourne la difficulté en faisant du complément au génitif paranomias le sujet du verbe litigieux, mais semble, par le sens et l'utilisation du « y », pencher pour la leçon empiplatai (singulier), est la suivante :
Ne réfléchis-tu pas, répondis-je, à l'étendue du mal auquel, à cette heure, la dialectique est exposée ?
Quelle sorte de mal ? dit-il.
Un esprit de dérèglement, répondis-je, y surabonde, si je ne me trompe.
Ah ! dit-il, je crois bien !
Mais est-ce merveille, à ton sens, lui dis-je, que cet état soit celui des gens qui la pratiquent
 »

La traduction de Baccou (Garnier), qui retient la leçon empiplantai (pluriel), est la suivante :
Ne remarques-tu pas, répondis-je, le mal qui atteint la dialectique de nos jours, et les progrès qu'il fait ?
Quel mal ?
Ceux qui s'y livrent, dis-je, sont pleins de désordre.
C'est bien vrai.
Mais crois-tu qu'il y ait là quelque chose de surprenant…
 »

La traduction de Dixsaut (Bordas), qui retient la leçon empiplatai (singulier), est la suivante :
Ne réfléchis-tu pas à l'étendue du mal qui atteint aujourd'hui la dialectique ?
Quel mal ?
Elle se dérègle, il me semble, tout à fait.
C'est certain
Trouves-tu étonnant que cela arrive à ceux qui la pratiquent
 »

La traduction de Piettre (Nathan), qui retient la leçon empiplatai (singulier), est la suivante :
S.— Ne remarques-tu pas le mal dont l'étude de la dialectique est atteinte et l'étendue de ce mal ?
G.— Quel mal ?
S.— Elle est déréglée à souhait.
G.— C'est vrai.
S.— Trouves-tu étonnant ce qui arrive à ceux qui la pratiquent »

La traduction de Pachet (Folio), qui retient la leçon empiplantai (pluriel), est la suivante :
Tu ne remarques pas, dis-je, l'ampleur du mal qui atteint à présent l'activité dialectique ?
Lequel ? dit-il.
En quelque sorte, dis-je, les gens s'y remplissent de mépris des lois.
Oui, exactement, dit-il.
Or trouves-tu étonnant que cela leur arrive…
 »

La traduction de Cazeaux (Livre de poche), qui, comme Robin, tourne la difficulté en faisant du complément au génitif paranomias le sujet, mais semble lui aussi, par le sens et l'utilisation du « y », pencher pour la leçon empiplatai (singulier), est la suivante :
MOI.— Tu as dû remarquer, n'est-ce pas, que le malaise qui entoure la discussion logique va son train, et un bon train.
GLAUCON.— C'est-à-dire ?
MOI.— L'action illégale y surabonde.
GLAUCON.— En effet.
MOI.— Mais comment trouver surprenante l'évolution de ces gens qui abordent les discussions logiques »

La traduction de Karsenti/Prélorentzos (Hatier), qui retiennent la leçon empiplatai (singulier), est la suivante :
SOCRATE.— Ne songes-tu pas au mal qui atteint aujourd'hui la dialectique, et qui progresse encore ?
GLAUCON.— Quel mal  ?
SOCRATE.— Elle est en plein désordre.
GLAUCON.— C'est vrai.
SOCRATE.— T'étonnes-tu de ce qui arrive à ceux qui s'y adonnent »

La traduction de Leroux (GF Flammarion), qui retient la leçon empiplantai (pluriel), est la suivante :
N'es-tu pas conscient, dis-je, du mal qui résulte de la pratique actuelle de la dialectique ?
Lequel ? dit-il.
On s'y remplit, dis-je, d'une sorte de mépris des lois.
Oui, exactement, dit-il.
Or trouves-tu étonnant, dis-je, que cela leur arrive…
 »

La traduction en anglais de Jowett (Internet), qui retient la leçon empiplantai (pluriel), est la suivante :
Do you not remark, I said, how great is the evil which dialectic has introduced ?
What evil ? he said.
The students of the art are filled with lawlessness.
Quite true, he said.
Do you think that there is anything so very unnatural or inexcusable in their case ?

La traduction en anglais de Shorey (Loeb), qui retient la leçon empiplantai (pluriel), est la suivante :
« Do you not note, said I, how great is the harm caused by our present treatment of dialectics?
What is that? he said.
Its practitioners are infected with lawlessness.
They are indeed.
Do you suppose, I said, that there is anything surprising in this state of mind…
 »

La traduction en anglais de Bloom (Basic Books), qui retient la leçon empiplantai (pluriel), est la suivante :
Don't you notice, I said, how great is the harm coming from the practice of dialectic these days ?
What's that ? he said.
Surely its students, I said, are filled full with lawlessness.
Very much so, he said.
Do you suppose it's any wonder, I said, that they are so affected…
 »

La traduction en anglais de Grube/Reeve (Hackett), qui retiennent la leçon empiplantai (pluriel), est la suivante :
« Dont' you realize what a great eveil comes from dialectic as it is currently practiced ?
What evil is that ?
Those who practice it are filled with lawlessness.
They certainly are.
Do you think it's surprising that this happens to them
 »

On peut résumer ces traductions, du point de vue qui nous occupe, dans le tableau suivant :

Option pour le verbe
Traduction de
to dialegesthai
Sujet de
empi(m)pla(n)tai
Traduction de
autous
Chambry
singulier
la dialectique
elle (la dialectique)
aux jeunes dialecticiens
Robin
singulier (par déduction)
la dialectique
y (dans la dialectique)
des gens qui la pratiquent (la dialectique)
Baccou
pluriel
la dialectique
ceux qui s'y livrent (à la dialectique)
(non traduit, remplacé par un « là »)
Dixsaut
singulier
la dialectique
elle (la dialectique)
à ceux qui la pratiquent (la dialectique)
Piettre
singulier
l'étude de la dialectique
elle (l'étude de la dialectique)
à ceux qui la pratiquent (la dialectique)
Pachet
pluriel
l'activité dialectique
les gens
leur (les gens qui se remplissent de mépris des lois dans l'activité dialectique)
Cazeaux
singulier (par déduction)
la discussion logique
y (dans la discussion logique)
ces gens qui abordent les discussions logiques
Karsenti/Prélorentzos
singulier
la dialectique
elle (la dialectique)
ceux qui s'y adonnent (à la dialectique)
Leroux
pluriel
la pratique de la dialectique
on
leur (les « on » qui se remplissent de mépris des lois dans la pratique de la dialectique)
Jowett
pluriel
dialectic
the students of the art (of dialectic)
in their case (of the students of dialectic)
Shorey
pluriel
dialectics
its practitioners (of dialectics)
(non traduit, remplacé par « in this state of mind », that of the practitioners of dialectics)
Bloom
pluriel
the practice of dialectic
its students (of dialectic)
they (the students of dialectic)
Grube/Reeve
pluriel
dialectic
those who practice it (dialectic)
them (those who practice dialectic)

Il est bon de noter que, pour le texte grec, Burnet (OCT) et Shorey (Loeb) retiennent la leçon empiplantai (pluriel) alors que Chambry (Budé) retient la leçon empiplatai (singulier), ce qui explique sans doute que tous les traducteurs anglais cités traduisent le pluriel, alors que la plupart des traductions françaises traduisent le singulier.
Le tableau montre clairement que tous les traducteurs cités, sauf Cazeaux, traduisent to dialegesthai par « la dialectique » (ou en anglais « dialectic(s) ») ou au mieux, pour ceux que cela gène de rendre un verbe d'action par un nom de technique, par une expression décrivant une activité dans laquelle entre ce mot comme « l'étude de la dialectique » (Piettre), « l'activité dialectique » (Pachet), « la pratique de la dialectique » (Leroux). Mais Cazeaux, qui traduit par « la discussion logique », n'est qu'une exception apparente car cette expression est celle qu'il retient pour traduire l'adjectif dialektikos et il en fait explicitement un synonyme de « dialectique » : en 531d9, il traduit en effet hoi dialektikoi par « hommes des discussions logiques », avec une note qui précise  : « C'est la dialectique  » ; en 532a2, il traduit déjà to dialegesthai par « la discussion logique » ; en 533a8, il traduit hè tou dialegesthai dunamis par « la faculté de discussion logique » ; et plus près de notre texte, en 537c6, il traduit dialektikès phuseôs par « les natures propres à la discussion logique », et le dialektikos qui suit en 537c7 par « dialecticien » ; enfin, il donne pour intertitre de sa fabrication à la section qui commence avec notre passage : « La perversion possible de la dialectique ». Bref, Cazeaux ne fait qu'anticiper Aristote chez Platon en transformant dans sa traduction la dialectique de Platon en logique.
On se rendra compte que ce choix est chez chaque traducteur dans la continuité de ce qui a précédé en consultant le tableau suivant, qui montre comment chacun a traduit le tèi tou dialegesthai dunamei de la réplique précédente de Socrate et les deux occurrences de l'adjectif dialektikos qui ont précédé de peu :

Traduction de megistè peira dialektikès phuseôs en 537c6
Traduction de dialektikos en 537c7
Traduction de tèi tou dialegesthai dunamei basanizonta en 537d5
Traduction de
to dialegesthai en 537e1
Chambry
la meilleure épreuve pour distinguer les esprits propres à la dialectique
dialecticien
en les éprouvant par la dialectique
la dialectique
Robin
la plus sûre expérience à faire d'un naturel dialectique
le dialecticien
en les éprouvant par le moyen de la faculté dialectique
la dialectique
Baccou
un excellent moyen de distinguer l'esprit propre à la dialectique
dialecticien
en les éprouvant par la dialectique
la dialectique
Dixsaut
la meilleure manière d'éprouver si un naturel est doué pour la dialectique
dialecticien
grâce à l'épreuve de la puissance dialectique
la dialectique
Piettre
le meilleur moyen de distinguer le naturel propre à la dialectique
dialecticien
en les mettant à l'épreuve, par la vertu du dialogue
l'étude de la dialectique
Pachet
le meilleur moyen de mettre à l'épreuve le naturel doué pour le dialogue, dialectique
dialecticien
en mettant à l'épreuve leur faculté de dialoguer
l'activité dialectique
Cazeaux
une épreuve tout à fait valable pour distinguer les natures propres à la discussion logique
dialecticien
la capacité à l'égard des discussions logiques sera ta pierre de touche
la discussion logique
Karsenti/Prélorentzos
la meilleure manière de distinguer qui est par nature dialecticien
dialecticien
à l'épreuve de la dialectique
la dialectique
Leroux
la meilleure épreuve pour distinguer le naturel dialectique
dialecticien
en mettant à l'épreuve leur capacité de dialoguer
la pratique de la dialectique
Jowett
the capacity for such knowledge is the great criterion of dialectical talent 
the dialectical (mind)
you will have to prove them by the help of dialectic
dialectic
Shorey
the chief test of the dialectical nature
a dialectician
to prove and test them by the power of dialectic
dialectics
Bloom
the greatest test of the nature that is dialectical
dialectical
testing them with the power of dialectic
the practice of dialectic
Grube/Reeve
the greatest test of who is naturally dialectical
dialectical
you will have to test them by means of the power of dialectic
dialectic

Il est intéressant de constater que même les traducteurs comme Piettre, Pachet et Leroux, qui acceptent de donner au tou dialegesthai de 537d5 une signification non « technique » en parlant de « la vertu du dialogue » (Piettre), de « leur faculté de dialoguer » (Pachet) ou de « leur capacité de dialoguer » (Leroux), ne peuvent s'empêcher, 5 lignes plus bas, de traduire le même to dialegesthai par « l'étude de la dialectique » (Piettre), « l'activité dialectique » (Pachet) ou « la pratique de la dialectique » (Leroux), c'est-à-dire de revenir à une référence à la dialectique, ce qui oblige ceux d'entre eux (Pachet et Leroux) qui retiennent la leçon empi(m)plantai et traduisent d'ailleurs bien le sujet implicite du verbe par « on » (Leroux) ou « les gens » (Pachet), à ajouter un « s'y » renvoyant à cette activité dialectique (« on s'y remplit… », « les gens s'y remplissent… ») pour rendre clair qu'il s'agit jusqu'au bout des apprentis dialecticiens ! (<==)

(33) « Ne les comprends-tu pas ? » traduit le grec ou suggignôskeis. Le verbe suggignôskein est construit à l'aide du préfixe sun- (« avec ») et du verbe gignôskein, qui signifie « apprendre à connaître », « reconnaître », « comprendre ». Suggignôskein, c'est donc en quelque sorte « avoir la même compréhension » et donc « être du même avis », mais aussi par déduction, puisqu'on est du même avis, qu'on comprend de la même manière, et donc en quelque sorte qu'on est d'accord, « excuser, pardonner ». Ce verbe sert à Socrate à introduire une analyse psychologique menée à l'aide d'une analogie pour comprendre comment les contemporains de Socrate et Glaucon (et pas seulement les apprentis dialecticiens, ou alors il faut voir en toute personne qui se prend à discuter et à raisonner un apprenti « dialecticien ») peuvent en venir à mépriser les lois et les coutumes et s'emplir de paranomia.
Mais c'est une chose de « comprendre » les raisons qui poussent les autres à agir comme ils le font, c'en est une autre de les excuser et d'agir comme eux. Le fait de comprendre quelqu'un n'empêche pas de trouver « étonnant (thaumaston) » son comportement, comme le suggère le premier mot de cette réplique, qui est justement thaumaston. Car, comme le dit Socrate en Théétète, 155d, le thaumazein est le premier pas vers la philosophie. En fait, c'est même le fait de trouver étonnant le comportement de certains qui doit nous inciter à chercher à les comprendre, préalable nécessaire si l'on veut trouver des remèdes à ces comportements étonnants et changer les choses pour le mieux. (<==)

(34) « Enfant supposé » traduit le grec hupobolimaios, terme rare dont c'est la seule occurrence dans tous les dialogues, et qui a un sens technique juridique similaire à celui d'« enfant supposé » en français, dans lequel « supposé » est employé dans le sens classique de « substitué ». Hupobolimaios dérive du verbe hupoballesthai, formé du préfixe hupo- (« sous ») et du verbe ballein au moyen qui signifie « lancer, jeter » (construction très similaire à celle de sup-poser, dérivé du latin sub-ponere, « poser sous »), dont un des sens est effectivement « supposer ou substituer un enfant » (on le trouve employé en ce sens quelques lignes plus bas, en 538a5). Le terme renvoie donc à diverses situations où un enfant est élevé par des parents qui ne sont pas les siens, soit suite à un vol d'enfant, soit suite à une substitution délibérée, soit pour d'autres raisons encore. On retrouve de nombreux cas de ce type dans la mythologie grecque. On peut penser par exemple à Œdipe, abandonné par ses parents à la naissance et élevé à la cour de Corinthe, loin de sa ville natale de Thèbes, par des parents qui n'étaient pas les siens, mais qui étaient riches et puissants, comme dans le cas que suppose ici Socrate. (<==)

(35) Ce mot « flatteurs », kolakes en grec, renvoie à la théorie de la flatterie (kolakeia) que développe Socrate en Gorgias, 463a-466e pour faire comprendre à Polos et Gorgias ce qu'il pense de la rhétorique telle que pratiquée par eux. (<==)

(36) Le paranomon traduit par « contraire aux lois et aux usages » renvoie à la paranomia de 537e4 dont se gavent les contemporains de Socrate. (<==)

(37) Le mot grec que j'ai traduit par « convenable » est epieikès. Ce terme est terriblement ambigu, mais son ambiguïté échappe à la plupart des traducteurs, qui lui donnent une connotation très nettement positive dans leur traduction de l'expression panu phusei epieikès utilisée ici par Socrate (Chambry : « d'un naturel excellent » ; Robin : « une excellente nature » ; Baccou : « d'un très bon naturel » ; Dixsaut : « un remarquable naturel » ; Piettre : « d'une excellente nature » ; Pachet : « par nature tout à fait admirable » ; Cazeaux : « une nature particulièrement digne » ; Karsenti/Prélorentzos : « d'une excellente nature » ; Leroux : « naturellement tout à fait exceptionnel »). C'est qu'en effet ce mot dérive de la racine eikô qui signifie « sembler, paraître » et aussi « convenir ». Et c'est dans ce sens de « convenance » qu'on le retrouve ici dans le -eikès de epieikès, dont le sens premier est « convenable, de juste mesure ». C'est à partir de ce sens que le mot en vient à signifier « de qualité », et donc « bon », ou plus spécifiquement « équitable ». Mais derrière tous ces sens, il y a l'idée de conformité à la norme, à la convention. Or, dans le contexte de l'analogie que développe Socrate, où il est justement question de se conformer ou pas aux lois et aux usages, de dérives vers le paranomon, le « contraire à l'usage », dire de quelqu'un qu'il est epieikès ne veut pas nécessairement dire qu'il est « bon », mais peut suggérer qu'il est d'un tel conformisme que rien ne parviendra à le faire agir contre les usages dans lesquels il a été éduqué ! Or ce conformisme n'est louable que si ces usages sont effectivement, non pas seulement conformes à la loi, mais aussi justes.
On notera d'ailleurs que ce mot epieikès revient par trois fois dans la bouche de Céphale (République, I, 330a5, 330a6, 331b1) dans la courte discussion qu'il a avec Socrate au début du livre I de la République, et qu'il semble correspondre à son idéal de l'homme de bien. Mais une analyse attentive de cette discussion montre que l'idéal de Céphale n'est probablement pas, loin de là, celui de Socrate ! (on trouvera une analyse de cette discussion dans la section intitulée « Une fortune plein la tête », pp. 17 à 21 de la seconde partie de mon article « La fortune détournée de Platon » parue dans le numéro 1.2 de la revue philosophique en ligne Klèsis). (<==)

(38) « Ceux qui s'adonnent aux discussions » traduit le grec tous aptomenous tôn logôn.
Tous aptomenous est le participe présent moyen substantivé du verbe aptein, dont le sens premier est « joindre, attacher », et au moyen (aptesthai), « s'attacher à », ou encore, avec une nuance d'hostilité, « s'attaquer à », ce qui suggère, quand il s'agit de « s'attaquer aux » logôn, aux discours, comme c'est le cas ici, une perspective éristique (de eris, « querelle, combat, discorde »). Bref, ici encore, l'expression est ambiguë et peut se comprendre de manière positive (« s'adonner aux discussions, aux discours ou aux raisonnements ») ou de manière péjorative (« s'attaquer aux raisonnements pour les contester et les démolir »).
On notera par ailleurs que, lorsque Glaucon explicite ceux auxquels faisait référence Socrate avant de se lancer dans son analogie, donc ceux dont il était question dans les répliques que j'ai longuement analysées dans la note 31, il ne parle pas de « dialecticiens », mais simplement de tous aptomenous tôn logôn. Pas de tès dialektikès ou de tou dialegesthai, pas même de tôn dialogôn, simplement tôn logôn ! Mais cela n'empêche pas certains traducteurs de s'entêter à voir la dialectique partout dans cette fin du livre VII ! Ainsi Chambry : « à ceux qui abordent la dialectique » ; Robin : « à ceux qui se mêlent d'argumenter dialectiquement » ; Baccou : « à ceux qui se livrent à la dialectique » ; Dixsaut : « à ceux qui s'attaquent à la dialectique » ; Karsenti/Prélorentzos : « la dialectique » (la réplique complète est simplement « traduite » par « mais quel est le rapport ici avec la dialectique ? ») ; Shorey : « the novices of dialectic » (avec une note péremptoire : « That is the meaning. Lit. “those who lay hold on discourse.” ») ! Jowett, qui traduit par « the disciples of philosophy  », y voit même toute la philosophie, cependant que Pachet, qui n'ose réintroduire la dialectique, ne peut pourtant s'empêcher de faire la moitié du chemin en ajoutant un dia- aux logôn pour le faire des « dialogues », en traduisant : « à ceux qui s'attachent aux dialogues » (par contre Piettre : « à ceux qui s'intéressent à l'art de la discussion » ; Cazeaux : « les gens qui abordent les discussions raisonnées » ; Leroux : « ceux qui s'attachent à la discussion des arguments » ; Bloom, Grube/Reeve : « those who take up arguments »). Il se peut, comme le croit Shorey, que Platon ait eu la « dialectique » en tête en écrivant ces mots, mais le fait est qu'il a écrit simplement tôn logôn. Et ce qu'il a écrit est beaucoup plus ouvert que ce que veulent nous faire croire la plupart des traducteurs, puisqu'on a vu que le participe aptomenous peut se prendre dans plusieurs sens allant de l'attitude louable de celui qui s'attache à telle ou telle discipline dont il entreprend l'étude à l'attitude querelleuse de celui qui ne cherche qu'à trouver des failles réelles ou supposées dans les arguments qui lui sont présentés et ne conçoit les discussions que comme des combats qu'il faut à tout prix gagner, et que le mot logôn peut lui aussi se prendre dans de multiples sens : « discours », « discussions », « raisonnements », etc. Bref, le texte de Platon ne fait que me conforter dans la compréhension que je présentais dans la note 31 selon laquelle il est ici question de bien plus que de la « dialectique » au sens où l'entendent ceux qui utilisent ici ce mot. Si l'on veut voir la dialektikè ici, il faut commencer par prendre appui sur des textes comme celui-ci pour essayer de mieux comprendre ce que Platon avait en tête en employant ce mot. Ce à quoi s'intéresse Platon, c'est au bon usage du logos qui nous constitue en tant qu'hommes, dans tous les sens que peut prendre ce mot, au singulier et au pluriel. Dans cette recherche, il s'oppose aux rhètôres (« rhéteurs ») et à la rhètorikè (la « rhétorique ») qu'ils pratiquent en prétendant ainsi rendre leurs émules aptes aux logôn. Mais le rhètôr, c'est celui qui prononce des rhèmata, des « mots », au sens le plus matériel du terme, c'est le « parleur », un individu seul qui émet des sons constituant des mots et peut aussi bien être un perroquet qu'un grand penseur. Et la rhètorikè, ce n'est rien de plus que l'art d'aligner des mots de manière aussi plaisante que possible. Il n'y a dans rhèma, dérivé du verbe eirein qui signifie « dire », aucune des nuances de sens qu'il y a dans logos, pas plus qu'on ne trouve dans eirein toutes l'étendue de sens qu'on trouve dans legein : dans eirein et les mots dérivés, on en reste à l'énonciation du « dire », aux simples « mots » objets sonores, alors que dans legein et ses dérivés, le sens se prolonge du parler à la signification des énoncés et débouche sur la raison qui leur donne sens. C'est pourquoi Platon veut substituer à une rhètorikè, art des mots, un art du logos, des logôn. Il ne cherche pas à former des gens capables de bien dire des mots agréables à l'oreille, mais capables de bien utiliser leur raison (logos) dans des discussions (logoi) conforme à la vérité des choses. Mais s'il entend déplacer l'accent des rhèmata aux logoi, il ne veut pas pour autant remplacer la rhètorikè par une logikè, parce que la logikè n'insiste pas encore assez sur la dimension « sociale » et « politique » du logos. C'est justement cette dimension qu'ajoute le préfixe dia-, à laquelle s'ajoute la nuance d'intérêt que prend le sujet dans l'action introduite par le moyen, dans le verbe dialegesthai. Et c'est pourquoi ce que Platon entend substituer à la rhètorikè, c'est, non pas une logikè (Aristote s'en chargera !), mais une dialektikè, un art de bien se servir du logos dans tous les sens du terme : tenir des discours sensés et raisonnable, en usant au mieux de sa raison sans pourtant lui demander plus qu'elle ne peut donner. Et dans cette perspective, il ne faut pas chercher la dialektikè platonicienne dans les seuls derniers dialogues, voire seulement dans le Sophiste et sa méthode de divisions (dont Platon est le premier à se moquer), mais dans tous les dialogues, ni surtout s'imaginer qu'elle est un ensemble de « techniques », de « recettes », codifiées ou codifiables comme la « logikè » d'Aristote, qui permettraient à tout coup d'atteindre au vrai. Le Socrate de Platon raisonne aussi bien dans l'Euthyphron ou le Lysis que dans le Sophiste ou le Philèbe, ou dans n'importe quel autre dialogue. Car quelqu'un qui est un bon dialektikos doit adapter son discours à ses interlocuteurs, à leur âge, à leur niveau de connaissance, à leur état d'esprit du moment, et aussi au sujet traité, comme l'explique Socrate à Phèdre dans le dialogue qui porte son nom, et ne peut donc se contenter d'une seule « méthode », quelle qu'elle soit, pour atteindre son objectif de progresser ensemble vers la vérité. Mais dans cette perspective, il y a, parmi tous les gens qui s'intéressent aux logôn, des gens qui s'en servent bien et qui seuls méritent le qualificatif de dialektikoi. Mais il n'y a pas de gens qui s'en servent bien mal ! C'est-à-dire qu'il n'y a pas de « dialecticiens » qui déshonorent le titre. Ceux qui risquent de déconsidérer, non pas la « dialectique », puisque celle-ci n'est pas une méthode particulière, mais le logos lui-même, les logoi auxquels il est ici question de s'intéresser, ce sont justement ceux qui ne savent pas se servir d'eux et ne sont donc pas dialektikoi. Glaucon a donc bien raison de demander à Socrate en quoi son image a à voir avec ceux qui s'intéressent aux logôn, et non pas aux dialektikoi ! Et pourtant il est vrai aussi que l'analogie a à voir avec la dialektikè (bien comprise). (<==)

(39) Le mot grec traduit par « croyances » est dogmata, pluriel de dogma, dont vient le français « dogme ». Tout comme doxa, le mot habituellement traduit par « opinion », dogma est dérivé du verbe dokein, qui veut dire « sembler, paraître », et aussi « penser, croire ». Dogma peut vouloir dire « opinion », mais a aussi le sens plus spécifique de « décret, décision, arrêt » d'une autorité, et aussi de « doctrine », de telle ou telle école de pensée en particulier. Pour mieux percevoir la différence entre dogma et doxa, qui est utilisé par Socrate en 538d9, à partir de l'usage qui en est fait ici, voir la note 43 ci-dessous sur doxa.(<==)

(40) Socrate oppose aux dogmata dont il vient d'être question des epitèdeumata, c'est-à-dire des « occupations », des manières de vivre, des comportements, qui ne sont pas nécessairement le fruit d'une réflexion ou la mise en pratique de « principes », de dogmata. (<==)

(41) « Qu'est le beau ? » traduit Ti esti to kalon : c'est très exactement la question que pose Socrate à Hippias dans l'Hippias majeur ((Hippias Majeur, 287d3) et à laquelle celui-ci se montre incapable de répondre. (<==)

(42) Le texte grec traduit par « la discussion le réfute complètement » est exelegchèi ho logos. Contrairement à ce que laissent penser la plupart des traductions, c'est ho logos, nominatif singulier, qui est le sujet du verbe exelegchèi, troisième personne du singulier du subjonctif présent actif de exelegchein, verbe construit sur elegchein (« convaincre d'erreur, réfuter ») par ajout du préfixe ex- qui y ajoute une idée d'achèvement. Le logos qui réfute, ce peut aussi bien être la parole de ses interlocuteurs que la discussion dont il est partie prenante avec eux ou encore la raison en lui ébranlée par les raisonnements qu'on soumet à sa réflexion. (<==)

(43) « Opinion » traduit doxa. Au départ, il y avait des dogmata inculqués pendant l'enfance et reçus en quelque sorte comme des « décrets » (l'un des sens possibles de dogma, cf. note 39) auxquels on se soumettait sans trop chercher à les comprendre : le verbe grec que j'ai traduit par « se soumettre » et qui revient plusieurs fois dans la bouche de Socrate au cours de cette explication est peitharchein, dans lequel on retrouve à la fois peithein, « faire confiance » et archein, « conduire, diriger, commander », et qui signifie « obéir » à partir de l'idée de « faire confiance à ceux qui commandent ». La mise à l'épreuve au moyen des discussions nous fait passer de ces dogmata à des doxai, fruit de la mise en branle de notre propre raison, mais dans lesquelles on peut être « ballottés » si notre raison ne les fixe pas fermement (voir la discussion de Socrate avec Ménon sur les « opinions vraies » à la fin du Ménon) : le verbe que j'ai traduit par « faire tomber (dans l'opinion que…) » est kataballein qui signifie au sens premier « jeter de haut en bas ». Car si le logos qui nous fait passer des dogmata hérités en confiance de nos parents aux doxai n'est pas de bonne facture, il est vraisemblable que ce passage sera bel et bien une dégringolade, comme le suggère le sens premier de kataballein !
Ceci étant, il ne faudrait pas que le vocabulaire utilisé ici par Platon nous fasse, par contrecoup de cette dévalorisation des doxai, survaloriser les dogmata de notre enfance que ces doxai mettent à mal ! Il ne faut en effet pas perdre de vue l'analogie proposée par Socrate et qu'il est en train de « décoder » pour nous : ces dogmata ne sont en effet que des parents de substitution, et non pas nos vrais parents ! Et dans l'analogie, il est bien dit que le « héros » de la fable « ne [peut] trouver ceux qui l'ont réellement (tôi onti) engendré ». En d'autres termes, il n'est pas en son (en notre) pouvoir de savoir ce qu'il en est réellement du beau, du juste, du bon, etc. ! Nous n'aurons jamais la certitude que nos dogmata ou nos doxai sont bel et bien conformes à la vérité, sont nos vrais « parents ». Mais il y a quand même une chose qui est sûre, c'est que nous avons des parents, que nous les connaissions ou pas ! Traduit dans l'ordre des « croyances » et « opinions », cela signifie que ce n'est pas parce que nous n'aurons jamais la certitude d'avoir atteint la vérité que cette vérité n'existe pas.
Ce n'est donc pas parce qu'une « opinion » n'est que ça, une opinion, qu'elle est fausse et méprisable. Toute la fin du Ménon explique bien qu'un opinion peut parfaitement être « vraie » et qu'on peut très bien retrouver le chemin de sa « patrie » (la « route de Larissa » dans l'exemple pris par Socrate pour Ménon, cf. Ménon, 97a-b et la note 13 à ma traduction de la fin du Ménon pour le « décodage » de cet exemple apparemment anodin) à l'aide de simples doxai si elles sont vraies. Et si Socrate parle ici de kataballein eis doxan hôs…, de « déchoir vers l'opinion que », la « déchéance » n'est pas due au fait que ce n'est qu'une doxa, mais au fait que c'est une doxa bien particulière qui est précisée après le hôs : le relativisme qui conduit à penser qu'il n'y a pas de beau « en soi », de juste « en soi », de bon « en soi », bref que nous n'avons pas de « vrais » parents puisque nous sommes incapables de les trouver, et qui est le premier pas vers la misologie (« haine/mépris du logos ») contre laquelle nous met en garde la section centrale du Phédon (Phédon, 89c-91b). (<==)

(44) Les deux adjectifs utilisé par Socrate pour qualifier l'état initial et l'état final de celui dont il décrit l'évolution sont, pour l'état final, paranomos, premier mot de la réplique, qui renvoie à la paranomia de 537e4 et qu'on a déjà rencontré en 538b3, et nomimos, dernier mot de la réplique, qu'on a rencontré substantivé en VII, 537d2 pour désigner les « obligations légales » dans lesquelles doivent se montrer persévérants ceux qu'on sélectionnera. Ils désignent deux attitudes opposées par rapport à l'usage, aux coutumes, à la loi, selon le sens qu'on veut donner à nomos. (<==)

(45) Toute cette réplique reprend des termes et des expressions utilisées auparavant par Socrate et Glaucon :
- to pathos, traduit par « l'affection », renvoie au verbe paschein utilisé en 537e6 dont il dérive et que j'avais traduit par « les affecte » ;
tôn houtô logôn aptomenôn, traduit par « ceux qui s'adonnent ainsi aux discussions », reprend presque mot à mot les termes de Glaucon en 538c4-5 lorsqu'il demandait à Socrate en quoi son analogie concernait tous aptomenous tôn logôn (cf. note 38) ;
pollès suggnômès, traduit par « notre plus grande compréhension », renvoie au verbe suggignôskein employé par Socrate en 537e7, dont dérive suggnômè et que j'avais traduit par « [ne] les comprends-tu [pas] ? » (sur ce verbe, cf. note 33).
Concernant le pathos, Socrate dit qu'il est eikos, participe parfait neutre du verbe eikô qui, utilisé comme adjectif, peut avoir les sens de « semblable », « convenable » ou « probable, vraisemblable », et qui renvoie à l'adverbe eikotôs de 539a1 qui en dérive et que j'avais traduit par « vraisemblable », ou encore à la réponse de Glaucon en 538b6, qui se limite justement à un simple eikos, que j'ai traduit par « probable ». L'idée est qu'il n'y a rien de surprenant et d'imprévisible à ce que les choses se passent comme elles se passent. Et dans ces conditions, ce pathos est aussi axion suggnômès, c'est-à-dire « digne de compréhension », et donc de pardon, excusable. On a la réponse à la question posée par Socrate à Glaucon en 537e6-7 qui nous a valu cette analogie expliquée et l'on peut maintenant revenir au processus de sélection des dirigeants.
En fait, cette reprise ostensible de termes précédemment employés incite à regarder de plus près le bloc de texte qu'elle clôt et qui commence en 537e6 sur le thaumaston oun ti oiei… de Socrate et se termine sur le pollès suggnômès axion qui conclut la fin de son explication en 539a6 (ou si l'on veut sur la réplique terminale de Glaucon qui suit, ce qui ne change pas grand chose). Et la première remarque que l'on peut faire, qui concerne la structure du texte, est que cette section, qui nous présente dans un premier temps une « image » (eikôn, selon le terme employé par Glaucon en 538c5) et dans un second temps son explication, est découpée en deux parties presque rigoureusement égales par le alla (« mais ») qui arrive au milieu de la réplique de Glaucon en 538c4-5 et marque le tournant entre l'exposition par Socrate de l'« image » et son application au problème en discussion (pour mesurer la longueur des deux sections, on ne peut se contenter de compter les lignes de l'édition Estienne, 26 lignes dans chaque cas, puisqu'elles sont de longueur inégales du fait des passages à la ligne aux changements d'interlocuteur ; j'ai donc utilisé une méthode qui permet de s'approcher autant que faire se peut de la manière dont étaient écrits les textes du temps de Platon : je copie le texte grec en cause à partir de Perseus en police « Athenian » dans un document Word et je supprime tous les espaces entre mots, les apostrophes et les signes de ponctuation pour ne plus avoir qu'une suite ininterrompue de lettres que Word coupe en fin de lignes, en fonction de la largeur des marges, pour arriver à des lignes pleines de longueur identique pour toutes sauf la dernière, ce qui est bien la manière dont se présentaient les textes écrits au temps de Platon (voir sur ce point la page du site qui donne un exemple de ce type de présentation) ; en utilisant la police « Athenian » en taille 10 sur une page A4 dont les marges gauche et droite sont de 2,5 cm, et en coupant le texte juste avant le alla de Glaucon, j'arrive à deux blocs de texte dont le premier fait un tout petit peu plus de 11 lignes, et le second 11 lignes à deux ou trois lettres près si l'on s'arrête au axion qui termine la dernière réplique de Socrate, un tout petit peu plus de 11 lignes lui aussi si l'on inclut la courte réplique de Glaucon qui suit). Le bloc dans sa globalité est encadré par la reprise de l'idée de suggnômè (« compréhension ») introduite par le verbe suggignôskein au début, qui est en fait le cœur de la question de Socrate qui motive son « image » (qui est, en paraphrasant quelque peu : « est-ce que tu te montres compréhensif (suggignôskeis) vis à vis de nos contemporains lorsque tu vois l'état d'esprit dans lequel ils sont pour la plupart par rapport à la loi et aux traditions ? ») et reprise dans le pollès suggnômès axion final, alors que la seconde partie est encadrée par la reprise de l'expression tous aptomenous tôn logôn (« ceux qui s'adonnent aux discussions ») qui apparaît une première fois dans la demande d'explication de Glaucon et une seconde fois dans la conclusion de Socrate. C'est dans cette question centrale de Glaucon qu'apparaît pour la première fois dans le bloc le terme logos, terme qui devient central pour la seconde partie, au propre et au figuré : au propre dans la mesure où le mot revient presque exactement au centre « matériel » de la seconde partie, dans l'expression exelegchèi ho logos (« la discussion le réfute complètement ») de 538d8 ; au figuré dans la mesure où toute cette seconde partie vise justement à donner le logos de l'« image » proposée par Socrate dans la première.
Mais en fait, si l'on y regarde de plus près, on se rend compte qu'il s'agit de plus que d'une « parabole » qui n'aurait pour sens que celui mis en évidence dans la seconde partie. C'est d'une certaine manière l'ensemble des deux parties qui met en regard les deux dimensions de notre être, notre dimension d'être corporel engendré par des parents biologiques et doté d'une « nature » (phusis, le mot se trouve en 538c3, vers la fin de la première partie) propre que nous contribuons à développer de manière plus ou moins « convenable » (epieikès, l'adjectif justement associé à phusis en 538c3) par les soins que nous en prenons et les choix de vie que nous faisons, et notre dimension d'être spirituel doté d'une âme (psuchè, le mot se trouve en 538d2, vers le début de la seconde partie) qui est apparentée à l'ordre intelligible des « idées » de juste, de beau, de bon, etc. mais est tiraillée entre dogmata et hèdonas et dont le logos ne sait pas trop de quel côté se tourner.
Toute la première partie est imprégnées du vocabulaire  de l'ordre spatio-temporel physique : il y est beaucoup question d'engendrement (termes de la famille de genos) et de parenté, mais aussi de temps (le mot chronos revient deux fois, en 538a6 et en 538b5) ; la compréhension se fait sous le mode de la  perception par les sens, puisque le verbe utilisé par deux fois pour décrire l'appréhension par le personnage de l'histoire de son statut d'enfant « supposé » est le verbe aisthanesthai (538a2 et 538b7) dont le sens premier est « percevoir par les sens » ; et surtout, du côté de Socrate, il n'est question que de manteuesthai (« deviner » ; le verbe revient quatre fois dans sa bouche : en 538a4, 538a7, 538a9 et 538b7) ce qui peut se passer dans la tête du personnage dont il imagine l'histoire, verbe qui nous renvoie au verbe apomantaneuesthai utilisé dans l'allégorie de la caverne, en 516d2, pour décrire ce à quoi en sont réduits les prisonniers enchaînés par rapport aux ombres qu'ils voient défiler sur la paroi devant eux.
Tout ce langage disparaît de la seconde partie, où le logos devient presque un personnage à part entière puisque c'est lui qui « réfute » (exelegchèi ; cf. note 42) les paroles « entendues » (par les sens donc : èkouen, de akouein, en 538d8) du nomothetès et des parents. Et là où, dans la première partie, le temps se divisait en deux par un événement quasi ponctuel qui était le jour éventuel où, devenu homme (anèr de genomenos, 538a2), le personnage « percevait » (aisthoito, de aisthanesthai) que ses parents n'étaient pas ses vrais parents, dans la seconde, les deux états d'esprit du personnage sont séparés par un long processus de réflexion mené par le logos qui, pollakis kai pollakèi elegchôn en le réfutant bien des fois et de bien des manières »), parvient à modifier ses doxai.
Il y a pourtant un élément commun entre les deux parties, dont l'expression est positionnée symétriquement par rapport au centre du bloc matérialisé par la question de Glaucon sur la pertinence de l'image, c'est l'expression de l'incapacité à « trouver » (heuriskein) la certitude : tous de tôi onti gennèsantas mè heuroi (« mais ne pouvait trouver ceux qui l'ont réellement engendré », 538a2, milieu de la troisième ligne à partir du début, dans le décompte de lignes fait comme expliqué plus haut) ; ta te alèthè mè heuriskèi (« et ne trouve pas non plus les vraies », 538e6 ; milieu de la troisième ligne avant la fin). Et il ne faudrait pas faire de cette situation une exception, au motif par exemple que le cas imaginé par Socrate dans son image, celui de la « supposition » d'enfant (cf. note 34), est rare et que d'ailleurs, ce dont il s'agit dans la seconde partie, c'est de ceux qui font mauvais usage des logôn. Car si Socrate demande à Glaucon de sun-gignôskein, d'« apprendre à connaître avec » celui dont il conte l'histoire, d'essayer en quelque sorte de se mettre dans sa peau, c'est parce que cette histoire, et cette situation, est notre situation à tous ! Non pas que nous soyons tous des enfants « substitués », mais parce que, si l'on y réfléchit bien, de notre point de vue à chacun, chacun ne peut se connaître que comme enfant supposé de tôn phaskontôn goneôn (« ceux qui se disent ses parents », 538a2-3) ! En effet, ce n'est pas par l'expérience personnelle, par la vue de l'accouchement de notre mère, et encore avant, de l'accouplement de nos parents et de la surveillance de notre mère pendant tout le temps de la grossesse, que nous nous savons les enfants de nos parents, mais par la parole répétée depuis le temps où notre mémoire est capable de remonter dans nos souvenirs, que nous supposons que ceux qui se disent nos parents sont bien tels ! Il n'y a donc aucune raison que nous les croyions sur parole quand ils nous disent qu'ils sont nos parents, eux et ceux qui nous entourent et confirment par leurs paroles qu'ils sont nos parents, si nous mettons en doute leur parole aux uns et aux autres lorsqu'ils nous parlent de juste, de beau, de bon, etc. Et ce n'est donc pas le doute que le Socrate de Platon reproche à ses contemporains à travers cette histoire, mais la démission face à la réalité dont nous prenons conscience le jour où nous finissons par comprendre que nous ne trouverons jamais de certitude sur la vérité relative au bon, au beau, au juste, etc., qui nous conduit à la vie facile et à l'opinion qu'il n'y a pas de vérité, comme si, au cas où nous découvririons un jour que ceux qui se disent nos parents ne le sont pas tôi onti (« réellement »), nous en déduirions que nous n'avons pas de parents ! Et c'est bien de cela qu'il est question pour Platon à travers les dialogues : nous faire prendre conscience à la fois du pouvoir et des limites du logos, de la raison qui peut permettre à notre âme de saisir quelque chose des « idées » sur lesquelles construire notre vie sans pourtant nous permettre d'atteindre à la certitude en la matière.
Dans la courte analogie qu'il nous propose ici, il va même jusqu'à essayer de nous suggérer qu'il y a plus de solidité dans ce que peut appréhender notre raison que dans ce que peuvent percevoir nos sens, que pourtant nous nous mettons moins en mal de vérifier que ce que nous souffle notre raison, entre autres à travers la dynamique des échanges et les réponses de Glaucon. Dans la première partie, celle qui se déroule dans le registre physique, celle où toutes les paroles de Socrate sont de l'ordre du mantheuesthai, de la « devinette », Glaucon n'intervient que deux fois, et chaque fois d'un seul mot : une première fois par un simple boulomai, « je veux, je désire », qui est un aveu de paresse intellectuelle, puisqu'il manifeste un refus de sa part de se livrer lui-même au jeu de devinette que lui propose Socrate et de se mettre dans la peau du personnage dont Socrate vient de camper la situation et donc de se poser la moindre question, même par simple jeu « intellectuel », sur sa filiation génétique, et le second, tout aussi lapidaire, est un simple eikos, « probable », qui montre à la fois qu'il est conscient du caractère simplement probable de ce que lui décrit Socrate et qu'il n'a pas envie d'aller chercher plus loin que de simples probabilités. Dans la seconde partie, les interventions de Glaucon sont plus nombreuses et plus fournies, puisqu'il y en a cinq, quatre courtes et une plus longue au milieu (la troisième), construites autour de deux mots principaux : esti (« c'est »), utilisé deux fois de manière affirmative (esti gar, sa première intervention ; esti tauta, sa seconde) et une fois de manière négative (ouk esti, sa quatrième intervention), et anagkè (« nécessaire »), premier mot de son intervention centrale et seul mot de sa dernière intervention. On n'est donc plus là dans l'ordre du vraisemblable, mais du nécessaire et de ce qui est ou n'est pas. Dans le registre du logos, on ne supporte pas l'incertitude ! Et on ne se contente pas d'écouter les autres, comme le montre le fait que, lorsque à la fin de sa troisième intervention, la plus longue de cette seconde partie, Socrate, une nouvelle fois, entreprend de mettre Glaucon à contribution en lui demandant ce que lui pense (ti oiei, « que penses-tu »), celui-ci n'hésite pas, cette fois, à donner son avis et à s'impliquer dans la réflexion et dans la discussion, qui devient donc un dialogue. Bref, Glaucon n'a aucune envie de se poser des questions sur sa parenté biologique sur laquelle de simples probabilités lui suffisent, mais n'accepte que des certitudes sur la parenté « spirituelle » de son âme avec les « idées » et n'est pas long à s'associer à ceux qui doutent dès que le dialogue lui en offre la possibilité. Et pourtant, pas plus d'un côté que de l'autre, nous ne pourrons « trouver » (heuriskein) le vrai, ce qu'il en est tôi onti.
Cette idée de parenté« spirituelle », que Platon n'hésiterait sans doute pas à qualifier de « divine », que m'inspire l'analogie retenue par le Socrate de Platon avec un enfant « supposé », pouvait d'ailleurs venir plus naturellement encore à l'esprit d'un contemporain de Platon dans la mesure où, si l'on trouve des exemples dans la « mythologie » grecque de « suppositions » d'enfants, comme celui d'Œdipe déjà cité, on y trouve aussi des exemples de « double paternité », mi-humaine, mi-divine, comme dans le cas d'Héraclès, fils d'Amphitryon et d'Alcmène, mais dont le vrai père était Zeus, ou de Thésée, le grand héros Attique, fils d'Égée et d'Aethra, mais dont on disait que le vrai père était Poséidon (et qui d'ailleurs fut élevé à la cour de son grand-père maternel à Trézène ignorant jusqu'à son adolescence qu'il était fils du roi d'Athènes Égée). L'exemple proposé par Socrate nous invite donc à réfléchir sur l'idée que chacun a comme un double « paternité », biologique pour son corps, « divine » pour son âme.
Pour revenir à la comparaison des deux parties de notre texte, on peut encore noter que c'est aisthomenos to on (538b7), mot à mot « ayant perçu l'étant », que nous pouvons être amené à changer notre point de vue sur le monde physique, comme le suggère le début de la troisième réplique de Socrate dans la première partie, qui marque le tournant entre les deux états d'esprit successifs du personnage dont Socrate cherche à « deviner » les pensées, alors que dans le registre intelligible, c'est, selon la formule qui est au centre de la seconde partie, lorsque exelegchèi ho logos (538d8), lorsque le logos nous confond, nous convainc d'erreur, ou bien nous donne des preuves, selon le sens qu'on veut donner à exelegchein, verbe qui évoque les discussions devant les tribunaux avant de s'appliquer aux discussions « dialectiques » et au procédé socratique, que nous risquons de tomber dans le relativisme et la misologia. (<==)

(46) Il n'est question, dans toute cette réplique, que de logos, au singulier ou au pluriel, ou encore en composition : au début, Socrate parle de logôn geuesthai (« goûter aux discussions ») ; à la fin les adolescents comparés à de jeunes chiots tiraillent et déchiquettent tôi logôi (« par la parole ») ; et entre les deux, ils en usent eis antilogian (« en vue de la contradiction »). On peut dans chaque cas hésiter sur le terme le plus approprié pour rendre logos ou logoi au singulier ou au pluriel et se demander s'il faut utiliser la même traduction dans les deux cas, et quel que soit le choix, il est sûr qu'en traduisant on perd une bonne partie de la richesse sémantique du mot en grec qui est partie du problème auquel était confronté Platon, mais il est certain qu'on n'aide pas le lecteur en s'obstinant à traduire logos au singulier comme au pluriel par « dialectique », comme le font Chambry et Baccou, et, pour le premier des deux seulement, Robin (qui traduit le second par « par l'argument »), Dixsaut et Karsenti/Prélorentzos (qui traduisent le second par « avec leurs arguments », ce qui fait qu'ils rendent le pluriel par un singulier et le singulier par un pluriel !). Certes, Socrate ne suggère pas qu'on prive les enfants et les adolescents de toute forme de parole (le sens premier de logos) jusqu'à un âge avancé, mais, par son ouverture même, le terme employé oblige le lecteur à se demander en quel sens l'emploie Socrate. Aussi, plus le terme retenu pour la traduction est « fermé », spécialisé, moins on laisse au lecteur la faculté de s'interroger. Et « dialectique » est le terme le plus spécialisé que l'on puisse choisir ici, donc le plus mauvais. (<==)

(47) « Avec une voracité débordante » traduit l'adverbe grec huperphuôs, composé du préfixe huper- qui évoque l'idée de dépassement et dont vient le préfixe français « hyper », et de la racine du verbe phuein, « croître, pousser ». Le sens est donc « d'une manière qui dépasse un développement normal ». (<==)

(48) Socrate oppose ici ton dialegesthai ethelona kai skopein talèthes (mot à mot « le dialoguer voulant_bien et examiner le_vrai ») à ton paidias charin paizonta kai antilegonta (mot à mot « le du_jeu pour_le_plaisir jouant et contredisant »). Ces deux propositions de six mots chacune sont construites selon la même structure et nous parlent à la fois par les parallèles et par les différences qu'on peut y déceler. Dans les deux, on est en présence de la substantivation (à l'aide de l'article ton, accusatif masculin singulier) de propositions construites autour de participes présents (ethelonta pour la première, paizonta et antilegonta pour la seconde, tous à l'accusatif masculin singulier), qui décrivent donc le comportement d'un individu non spécifié qui se caractérise justement par le fait qu'il se comporte de la manière indiquée. Dans chaque cas, on trouve deux verbes reliés par kai (un « et » de coordination qui, comme c'est le cas ici, tient souvent lieu en grec d'une subordination) décrivant deux activités « objectives » (dialegesthai et skopein dans le premier cas, paizonta et antilegonta dans le second) et une formule décrivant ce que l'on pourrait appeler un « état d'esprit » de l'acteur, une motivation (ethelonta pour le premier, paidias charin pour le second). Dans les deux cas enfin, on trouve un verbe construit sur la racine legein qui est aussi celle de logos (dialegesthai dans le premier cas, antilegonta dans le second).
Voyons maintenant les différences.
Pour le premier, ce qui est premier (par la pensée en tant que commandant le reste de la proposition) et qui est exprimé par l'unique verbe au participe présent, c'est l'acte de la volonté exprimé par le ethelonta. Le verbe ethelein signifie « vouloir » dans le sens de « consentir à, accepter, vouloir bien ». C'est donc en quelque sorte un « vouloir » qui est le résultat d'un choix, d'une décision réfléchie. C'est l'objet de ce choix, de ce consentement, qui est exprimé par les deux verbes à l'infinitif dialegesthai kai skopein liés entre eux par un kai de subordination du second au premier qu'on pourrait traduire par « dialoguer pour examiner… ». Dans cette expression, le second verbe, skopein, renvoie au sens propre à l'activité du regard, à l'observation avec les yeux (sens qu'on retrouve dans le suffixe français « -scope » de mots comme périscope, télescope, magnétoscope, etc., qui en dérive), même si, par extension, il peut aussi faire référence à l'activité de l'esprit (comme par exemple « observer » en français, qui en est l'une des traductions possibles). On peut donc dire qu'à travers les trois verbes retenus, ce sont toutes les dimensions de l'âme qui participent ici à l'action : la partie raisonnante dans le dialegesthai, la partie ardente et volitive, le thumos, dans le ethelonta, la partie « désirante » tournée vers les facultés corporelles et les sens dans le skopein, qui manifeste que ces facultés sont mises au service de l'activité « intellectuelle ». On remarquera encore que ces trois verbes apparaissent dans la phrase dans l'ordre de « subordination » convenable des facultés qu'ils expriment : dialegesthai en premier, puis ethelonta, enfin skopein.
Pour le second, il n'est question que de deux activités, paizein et antilegein, qui, là encore, sont liées par un kai de subordination qui place la seconde sous la dépendance de la première (« jouer à contredire ») et ce sont ces deux activités qui apparaissent directement dans les deux participes présents substantivés, sans l'intermédiation d'un choix délibéré qu'on trouvait dans le cas du premier. Et le verbe principal, celui auquel se subordonne le second, paizein, c'est au sens premier « faire l'enfant (pais) ». Ce qui est traduit là, c'est donc l'immaturité du personnage dans son activité intellectuelle exprimée par le antilegein. Celui-là reste un enfant et y trouve même son plaisir, puisque sa motivation est exprimée par un paidias charin dans lequel charin est une forme adverbiale issue du mot charis, lui-même dérivé du verbe chairein qui signifie « se réjouir, prendre plaisir ». Charis, c'est donc tout ce qui réjouit, ce qu'on aime parce qu'on y prend du plaisir, la « joie », la « grâce », l'« agrément », et la forme charin précédée (comme c'est le cas ici) ou suivie d'un nom au génitif veut dire « pour le plaisir de », et manifeste une causalité (on peut parfois le traduire simplement par « à cause de ») qui trouve sa source dans le charme de ce qui est visé, le plaisir qu'on y trouve. Et ici, ce qui est premier, comme le suggère la position du mot dans la proposition, c'est la paidia, c'est-à-dire le comportement infantile, le « jeu », qui se retrouve dans le premier verbe décrivant l'activité du personnage, paizein, auquel est subordonnée l'activité du logos, le antilegein qui, lui, vient en dernier.
La différence se marque non seulement par la place donnée à l'activité du logos dans chaque cas, traduite « graphiquement » par la place du composé de legein dans chaque proposition, mais aussi par le préfixe qui participe à cette composition : dia- dans le premier cas, anti- dans le second cas. Le logos qui n'est qu'un jeu ne débouche sur rien d'autre que sur la confrontation de logos à logos, la « contradiction » stérile, alors que le dia-legesthai accepté est mis au service d'une fin qui est justement exprimée par le dernier mot de la proposition : talèthes, « le vrai », le seul mot de la première proposition qui n'a pas de contrepartie dans la seconde, au moins grammaticalement, en tant que complément d'objet d'un des verbes d'action. Si l'on veut trouver néanmoins celui des six mots de la seconde proposition qui a pris la place du thalèthes de la première, on peut considérer, après avoir éliminé ton… paizonta kai antilegonta qui correspond terme à terme à ton dialegesthai… kai skopein, que le charin qui vient en troisième position et exprime la motivation du personnage, est le pendant du ethelonta qui vient aussi en troisième position dans la première proposition et exprime la motivation du personnage, si bien qu'il ne reste plus que le paidias, premier mot après l'article, comme contrepartie du talèthes, dernier mot de la première proposition. Et c'est aussi bien par le sens des mots que par leur place que la comparaison est signifiante : le premier comportement est finaliste (ce qui est « signifié » par la place du mot dans la séquence, en dernière position) et tourné vers l'avenir en ce qu'il cherche à découvrir le vrai , alors que le second est motivé par des causes qu'on pourrait dire « biologiques » qui nous tournent vers le passé en nous font avancer à reculons, puisqu'il s'agit d'en rester au stade premier de notre évolution (ce qui est « signifié » par la place du mot dans la séquence, en première position après l'article), à l'enfance et à ses jeux en ne voyant dans le logos qu'un simple jeu de l'esprit destiné seulement à nous permettre de prendre du bon temps quand les jouets de notre enfance n'y suffisent plus.
Entre ces deux attitudes, ces deux « modèles », l'activité qui s'applique aux deux pour celui qui les considère et doit choisir, c'est le mimeisthai (« imiter ») : mallon mimèsetai è, « il imitera plutôt [l'un, celui qui a été décrit juste avant] que [l'autre, celui qui va être décrit aussitôt après] ». Dans tous les cas, le Socrate de Platon a parfaitement conscience que l'éducation est en grande partie une affaire d'imitation. Et ce mimeisthai nous renvoie à une occurrence de ce verbe en Apologie, 23c5 (la seule dans tout cet ouvrage), où Socrate, après avoir décrit l'enquête à laquelle l'avait conduit l'oracle de Delphes rapporté par Chéréphon selon lequel il était le plus sage des hommes, qui avait consisté pour lui à examiner successivement les hommes politiques, les poètes et les artisans pour constater que les uns comme les autres se targuaient de supposées connaissances qu'ils ne possédaient en fait pas, ajoute que, suite à ça, « les jeunes, se mettant à ma suite — ceux qui ont le plus de loisir, les fils des familles les plus riches — de leur propre initiative, prennent plaisir (chairousin) à m'écouter soumettre à un examen approfondi les hommes, et souvent m'imitent (mimountai) » (Apologie, 23c2-5), avec pour résultat que ceux qu'ils convainquent ainsi d'ignorance en veulent à Socrate et l'accusent de corrompre la jeunesse. Ce parallèle nous invite à réfléchir à ce qui permet de distinguer de l'extérieur les deux attitudes données en exemples opposés par Socrate dans les deux propositions que nous examinons. En effet, lorsqu'on assiste à une discussion entre plusieurs personnes, en particulier une discussion du genre de celles que mène le Socrate de Platon au fil des dialogues, comment peut-on savoir si l'on est en présence de quelqu'un qui cherche le vrai ou de quelqu'un qui s'amuse à contredire pour le plaisir ?!… Et a fortiori lorsque quelqu'un imite un autre, fut-ce Socrate, comment savoir s'il le fait dans le même esprit que lui ou s'il se contente de jouer ? On se rend bien compte que, plus que la méthode, c'est l'état d'esprit des interlocuteurs, leurs motivations profondes, non visibles de l'extérieur, qui font la différence. Et de fait, le Socrate de Platon a beau clamer qu'il ne sait rien ou presque, qu'il cherche de bonne volonté avec ses interlocuteurs une vérité qu'il ne possède pas encore, en tout cas de manière certaine, on n'est jamais obligé de le prendre au mot, lui surtout, et on peut toujours se demander s'il ne s'agit pas d'un exemple de plus de l'ironie socratique. Tout l'Euthydème est construit sur la mise en parallèle de ces deux types d'attitudes poussées jusqu'à la caricature. Mais dans ce cas précis, justement parce que c'est une caricature, on se rend compte assez facilement de la différence entre la manière de dialoguer de Socrate et celle des deux frères, Euthydème et Dionysodore. Mais quand on lit par exemple, dans le Protagoras, le passage où Socrate le lance dans une explication de texte d'un poème de Simonide en cherchant à lui faire dire à peu près le contraire de ce que qu'il semble dire, ne risque-t-on pas d'accuser Socrate de mauvaise foi et de penser qu'il n'est pas, dans ce cas au moins, différent des sophistes qu'il critique ? Comment décider si tel est le cas ou s'il est en train de montrer par l'exemple ce qu'il théorise en Phèdre, 275d-e lorsqu'il dit qu'un écrit est incapable de se défendre lorsqu'on cherche à lui faire dire autre chose que ce que son auteur avait dans l'esprit, pour en quelque sorte prendre Protagoras à son propre jeu au moment où il appelle les poètes à sa rescousse pour argumenter sa position (cf. Protagoras, 359e-360b) et lui faire prendre conscience que la vérité n'est pas dans les paroles des poètes, pas même dans celles d'Homère ou d'Hésiode, et que c'est la vérité qui est juge de la valeur des propos des poètes, pas le contraire ?
Bref, une fois encore, on voit que Platon nous suggère que le critère de l'attitude « dialectique » n'est pas dans la « méthode », dans la « technique » employée, mais dans la finalité, dans l'esprit dans lequel on participe au dialogue. Et ce critère, c'est la recherche sincère de talèthes. Ce terme est une contraction de to alèthes, forme qui substantive l'adjectif alèthès, « vrai », au neutre. Remarquons que Platon n'a pas écrit ici tèn alètheian, « la vérité », en utilisant le nom alètheia qui renvoie à une abstraction, mais une forme fondée sur l'adjectif alèthès qu'on pourrait traduire par « ce qui est vrai », le quoi que ce soit qui a la propriété d'être vrai, ce qui rend la formulation à la fois beaucoup plus générale et beaucoup plus ouverte, et en un certain sens beaucoup plus « concrète ». Il ne s'agit pas de chercher l'« idée de vérité » dont on ne sait pas trop à quoi elle nous servirait, mais « le vrai » dans ce qui est en discussion, qu'il s'agisse d'abstractions comme le beau, le juste, le bon, ou de choses plus concrètes comme les constituants du corps humain ou les causes d'une maladie. Et, dans un second temps, comme Socrate l'a suggéré auparavant, il faudra chercher à comprendre comment s'articulent ces « vérités » les unes par rapport aux autres (la vue « synoptique » dont il a été question en 537c2). Mais là, nous sortons du cadre du texte commenté ici. (<==)

(49) « Les natures bien constituées et posées » traduit le grec tas phuseis kosmious kai staismous. L'adjectif kosmios renvoie à kosmos, le mot qui signifie « bon ordre », « bonne disposition » et qui sert à qualifier la bonne organisation de l'univers dans son ensemble lorsqu'on lui donne le nom de Kosmos. Stasimos est l'adjectif dérivé de stasis pris dans son sens de « stabilité » (stasis est dérivé du verbe histanai qui signifie « placer, dresser, ériger » et en reçoit tantôt le sens de la « stabilité » de ce qui est posé, tantôt celui de la « discorde », de la « guerre civile » qui oppose ceux qui se dressent les uns contre les autres). (<==)

(50) « On accordera de prendre part aux discussions » traduit le grec tis metadôsei tôn logôn. Il n'est encore une fois question ici que de logôn, pas de « dialectique », n'en déplaise à Chambry, Baccou et autres. (<==)

(51) Socrate utilise le verbe gumnazesthai pour parler de l'activité envisagée pour les étudiants durant cette période, qui est de participer à des discussions, et met cette activité en « opposition » avec les gumnasia antérieurement pratiqués pour développer le corps à l'aide de l'adverbe antistrophôs, dérivé de l'adjectif antistrophos qui signifie « tourné en direction opposée », ce qui peut aussi bien signifier « tournant le dos » que « faisant face », ce qui nous amène à réfléchir au passage à la relation entre le corps et l'âme/esprit : est-ce une relation d'opposition entre deux parties qui se tournent le dos et s'ignorent l'une l'autre, comme on voudrait trop souvent le faire dire à Platon, ou bien plutôt une relation de partenariat pour le meilleur et pour le pire qui suppose que chacun regarde l'autre et le prenne en compte, comme le suggère plutôt la République en parlant d'« harmonie » ou de « communauté (kionônia) », aussi bien entre les parties de l'âme qu'entre celle-ci et le corps qui lui sert de « demeure » ?
La racine des mots gumnazesthai et gumnasion, dont dérivent les mots français comme « gymnastique », « gymnase », etc. est gumnos qui signifie « nu ». Gumnazesthai, c'est donc au sens premier « se mettre nu », comme le faisaient les athlètes qui s'entraînaient. De là le sens de « s'entraîner », dans un premier temps à des exercices physiques (notre « gymnastique »), puis à toutes sortes d'activités, physiques ou pas (comme on parle aussi en Français de « gymnastique intellectuelle »). Mais, lorsqu'on connaît l'étymologie du mot (la nudité), son usage par Platon pour parler d'exercices purement intellectuels et plus spécifiquement de discussions peut avoir une signification plus profonde, lorsqu'on le rapproche de termes comme eristikos, justement employé pour qualifier un style d'argumentation (en français « éristique », qui en est le décalque) dont Euthydème et Dionysodore, les deux frères mis en scène dans l'Euthydème, sont un bon exemple : eristikos est dérivé de eris, qui signifie « combat, querelle, dispute », et une bonne partie des exercices « gymniques » pratiqués par les grecs tournaient autour de la lutte au corps à corps ; pourtant, si Platon choisit gumnazesthai pour parler d'entraînement à la discussion, ce n'est peut-être pas seulement parce que ce terme n'évoquait pas que la lutte, mais aussi parce que, pour lui, comme le montre maintes et maintes fois son Socrate dans les dialogues, toute discussion, du moins comme lui l'entend, est une sorte de « mise à nu » de chacun des interlocuteurs, qui accepte, ou devrait accepter, de remettre en cause tout ce qu'il sait ou croit savoir et de se retrouver non seulement dans une situation « sans issue » (aporos en grec, dont c'est le sens étymologique, dont dérive le français « aporie »), mais encore pratiquement « à poil » !… (<==)

(52) Glaucon a ici en tête ce qu'a dit Socrate en 537b3, où il parlait, pour la phase précédente de la formation, d'une période de « deux ou trois ans », montrant ainsi qu'il est attentif aux propos de Socrate. (<==)

(53) « Caverne » traduit le mot grec spelaion qui renvoie bien évidemment à l'allégorie de la caverne qui a ouvert le livre VII, où il est utilisé deux fois, en 514a5 et en 515a8. La redescente dans la caverne après l'ascension de la colline était déjà évoquée dans l'allégorie elle-même, en 516e, et dans l'explication qu'en donne ensuite Socrate, en 519d, les deux fois à l'aide du verbe katabainein (516e4 et 519d5). Ici, le terme utilisé est l'adjectif verbal d'obligation katabibasteos dérivé du verbe katabibazein, « faire descendre » (bibazein, « faire marcher », est lui-même une forme dérivée de bainein, « marcher », à laquelle le préfixe kata- ajoute l'idée de « de haut en bas »). (<==)

(54) Platon emploie ici successivement deux termes distincts de sens voisin, augè et phôs : il parle d'abord de tèn tès psuchès augèn (que j'ai traduit par « l'éclat lumineux de leur âme »), puis de auto to pasi phôs parechon (que j'ai traduit par « cela même qui procure la lumière à toutes choses »). Le mot augè est un terme à l'origine poétique pour désigner la lumière du soleil et par extension la lueur d'un feu et, au pluriel, les rayons du soleil. Par extension, il peut aussi désigner l'éclat d'un objet brillant, et même l'éclat des yeux. Phôs, dont le génitif est phôtos dont viennent des termes français comme le préfixe « photo- » ou le mot « photon », est un terme beaucoup plus général pour désigner tout type de lumière, y compris dans des sens analogiques (comme lorsqu'on dit en français « ses frasques ont été étalées au grand jour » ou « la police a fait toute la lumière sur cette affaire »). Ce qu'il faut bien voir ici, c'est que l'âme est dite produire une sorte de lumière, un éclat, et qu'elle doit braquer en quelque sorte ce projecteur dans la bonne direction, le « tourner vers le haut » (le verbe utilisé est anaklinein qui peut vouloir dire « incliner (klinein) vers le haut » ou « incliner en arrière », c'est-à-dire en quelque sorte « s'allonger » (pour regarder vers le haut), selon le sens qu'on donne au préfixe ana-), un « haut » qu'il faut prendre au sens analogique et qui rappelle le anablepein de 515c8 qui, dans l'allégorie de la caverne, décrit l'activité du prisonnier qu'on vient de délier et de faire se retourner. Ce n'est en effet qu'en se servant de sa propre « lumière » que son « regard » pourra se poser sur (apoblepein, « voir de loin ») cette autre lumière, ou plutôt ce qui procure à toutes choses, et donc à l'âme aussi, la lumière. En d'autres termes, ce n'est que parce que, tout comme l'œil, l'âme est à sa manière capable de « lumière » (la « lumière » de la raison, du logos) que cette « parenté » avec le lumière lui permet de remonter à la source de toute lumière, visible aussi bien qu'intelligible, le bon lui-même (to agathon auto), comme va l'expliciter aussitôt après Socrate, tout comme le regard peut remonter jusqu'au soleil et y voir la source de toute lumière visible, selon le parallèle développé à la fin du livre VI entre le soleil et le bon. (<==)

(55) La préposition heneka dans la formule tès poleôs heneka que j'ai traduite par « en faveur de la cité », pourrait presque se traduire par « pour le bien de (la cité) » si le mot « bien » n'était tellement important dans ce contexte qu'il serait dangereux de l'introduire dans la traduction là où il ne figure pas dans le texte grec. (<==)

(56) Cette mention des îles des bienheureux (makarôn nèsous) fait écho à une précédente mention qui en est faite en 519c5, dans l'explication de l'allégorie de la caverne, lorsque Socrate se plaint justement de ceux qui prennent un tel plaisir dans les études et la contemplation du bon (to agathon) qu'ils ne veulent pas redescendre dans la caverne et pensent « avoir déjà été transportés vivants dans les îles des bienheureux », ce qui introduit le thème de l'obligation faite aux vrais philosophes d'avoir à consacrer une part de leur temps à participer au gouvernement de la cité. Ces îles des bienheureux ne sont donc pas interdites au philosophe, elles sont même sa véritable patrie, son oikos (le verbe utilisé ici par Platon et que j'ai traduit par « établir leur demeure » est oikein, le verbe dérivé de oikos), mais à condition de ne pas vouloir être trop pressé : ces îles ne sont pas ici-bas et il nous faut accepter de mourir pour pouvoir y parvenir. Dans cette perspective, on peut lire l'ensemble des dialogues comme une sorte de nouvelle Odyssée, dont le nouvel Ulysse en voyage vers sa « patrie » est Socrate, le « philosophe » navigant à travers cette vie à la recherche des îles des bienheureux comme Ulysse naviguait sur la mer à la recherche de son Ithaque natale, et affrontant au cours de ce voyage toutes sortes de périls dont certains constituent les épisodes relatés dans les différents dialogues. (<==)

(57) Il y a dans le grec un jeu de mots qui est impossible à rendre en français, dans la mesure où la première option, celle qui demande l'assentiment de la Pythie, est de considérer ces hommes hôs daimosi(n) (le nu est ajouté pour l'assonance à cause de la voyelle initiale du mot suivant, ei, « si ») et la seconde de les considérer hôs eudaimosi (kai theiois). Daimosi(n) est le datif pluriel du mot daimôn, et eudaimosi celui de eudaimôn. Daimôn, dont vient le français « démon », a en grec un sens beaucoup plus large, qui a d'ailleurs évolué au fil du temps du sens de « puissance divine » ou « dieu » sans nom, voire « destin » (sens qu'on retrouve plus ou moins dans le mythe d'Er qui conclut la République, avec le daimôn qui est attribué à chaque âme après son choix de vie), vers le sens de « demi-dieu », de créature intermédiaire entre les dieux et les hommes, comme cet Erôs qui est au centre du Banquet et dont Diotime fait justement un daimôn (cf. Banquet, 202d-e), avant de prendre un sens péjoratif qui a conduit au « démon » des chrétiens. Eudaimôn est le mot grec signifiant « heureux », à partir du sens étymologique « doté d'un bon (eu) daimôn ».
Au-delà du vocabulaire, on peut maintenant se demander si la formulation ne cache pas une certaine ironie de la part de Socrate qui masquerait une pointe de scepticisme à l'égard de la religion traditionnelle : que vaut-il mieux en effet entre avoir l'accord de la Pythie pour être honoré sous le nom de daimôn ou se retrouver sans son accord eu-daimôn, et qui plus est, theios, c'est-à-dire « divin » ?! La Pythie ne fait que donner un nom, daimôn, alors que dans l'autre cas, lorsqu'elle ne veut pas donner ce nom, on a la réalité de ce qu'il recouvre :  le bonheur (qui nous donne implicitement le nom refusé, en mieux même, puisqu'avec la garantie du eu-) et la divinisation ! (<==)

(58) Je n'ai pas coupé cette longue phrase qui constitue à elle seule presque toute la réplique de Socrate, aux cinq premiers mots près (pentekaideka etè, èn d' egô, « quinze ans, repris-je »), pas même là où les éditions du texte grec mettent un point en haut (l'équivalent d'un point-virgule), c'est-à-dire après eis makarôn nèsous apiontas oikein (« partir établir leur demeure dans les îles des bienheureux »), lorsqu'on passe de l'activité des gouvernants philosophes aux honneurs qui leur seront rendus après leur mort par la cité, car pour moi, il s'agit là d'une de ces phrases rigoureusement structurées de Platon, comme je vais tenter de le montrer. Celle-ci joue le rôle de conclusion du programme de formation des philosophes en résumant leur vie.
On notera d'abord que, sur le plan grammatical, cette longue phrase ne contient aucun verbe principal conjugué, pas même dans la dernière partie dont les éditeurs font une proposition indépendante après un point en haut, mais seulement deux adjectifs verbaux d'obligation vers le début (akteon kai anagkasteon, traduits par « il faudra les conduire… et les forcer à » en ajoutant un « il faudra » qui n'est qu'impliqué par le suffixe -teon et un estai sous-entendu), et une kyrielle de participes présents ou aoristes à l'accusatif pluriel (12) et d'infinitifs (4), et que les deux seuls verbes conjugués sont dans des propositions subordonnées (hotan de to meros hèkèi, « mais quand vient leur tour », et ean kai hè Puthia sunanairèi, « et si la Pythie le confirme par ses oracles »).
Mais plus que la grammaire, ce qui montre l'unité et la cohérence de la phrase, c'est sa structure sémantique, qu'on peut schématiser ainsi :

1A. genomenôn de pentèkontoutôn tous diasôthentas kai aristeusantas panta pantèi en ergois te kai epistèmais
Puis lorsqu'ils auront atteint cinquante ans, ceux qui auront été conservés sains et sauf jusqu'au bout et auront été les meilleurs en toutes choses à tous points de vue dans les actions comme dans les connaissances,
2A.   pros telos èdè akteon,
il faudra dès lors les conduire vers le terme
3A.     kai anagkasteon anaklinantas tèn tès psuchès augèn eis auto apoblepsai to pasi phôs parechon,
et les forcer, en tournant vers le haut l'éclat lumineux de leur âme, à fixer le regard sur cela même qui procure la lumière à toutes choses
4A.       kai idontas to agathon auto, paradeigmati chrômenous ekeinôi, kai polin kai idiôtas kai heautous kosmein ton epiloipon bion en merei hekastous,
et, ayant vu le bon lui-même, s'en servant de modèle, à mettre de l'ordre aussi bien dans la cité que parmi les particuliers et en eux-mêmes pour le reste de leur vie à tour de rôle,
5         to men polu pros philosophiai diatribontas,
consacrant la plus grande partie de leur temps à la philosophie,
4B.       hotan de to meros hèkèi, pros politikois epitalaipôrountas kai archontas hekastous tès poleôs heneka, ouch hôs kalon ti all' hôs anagkaion prattontas,
mais quand vient leur tour, se donnant encore plus de peine vis à vis des affaires politiques et assumant tous et chacun des postes de commandement en faveur de la cité, faisant cela non comme quelque chose de beau mais comme par nécessité,
3B.     kai houtôs allous aei paideusantas toioutous, antikatalipontas tès poleôs phulakas,
et après avoir ainsi éduqué à chaque fois d'autres tels qu'eux, les ayant laissé derrière eux en retour comme gardiens de la cité,
2B.   eis makarôn nèsous apiontas oikein,
partir établir leur demeure dans les îles des bienheureux,
1B. mnèmeia d' autois kai thusias tèn polin dèmosiai poiein, ean kai hè Puthia sunanairèi, hôs daimosin, ei de mè, hôs eudaimosi te kai theiois.
à charge pour la cité de faire pour eux des monuments commémoratifs et des sacrifices sur les fonds publics, et si la Pythie le confirme par ses oracles, comme à des dieux, et sinon comme à des [êtres] bienheureux et divins.

Cette disposition montre que la phrase a pour centre matériel la proposition faisant référence à la philosophie, et que le reste, qui commence dans le devenir (genomenôn, premier mot de la phrase) et se termine par la divinisation (theiois, dernier mot de la phrase), s'organise symétriquement de part et d'autre de ce centre. De chaque côté, deux courtes propositions symétriques l'une de l'autre, 2A et 2B, font référence au telos (« terme, fin ») en décrivant un mouvement vers lui, la première en employant explicitement le mot, la seconde en faisant référence à l'une des images mythiques de ce telos pour les hommes. Chacune de ces deux propositions sépare chaque fois la moitié de la phrase qui la contient en deux parties parlant de choses différentes, l'une renvoyant soit à un « avant » (1A), soit à un « après » (1B) la partie de la vie des philosophes dont il est ici question (leur vie depuis l'âge de 50 ans jusqu'à leur mort, celle pour laquelle ils ont été formés en pendant laquelle ils font ce qu'on attend d'eux), avant (dans le premier membre de la phrase) ou après (dans le dernier membre de la phrase) où c'est plus la cité qu'eux-mêmes qui est impliquée, soit dans leur formation préalable et leur sélection (1A) soit dans les honneurs à leur rendre une fois morts (2B), l'autre renvoyant à leurs activités pendant cette période de leur vie où ils sont pleinement des « philosophes-rois », celles-ci se découpant chaque fois en deux parties, l'une concernant l'activité « éducative » à laquelle ils sont astreints vis à vis d'eux-mêmes (3A) et vis à vis de leurs successeurs (3B), l'autre proprement politique (4A et 4B). Mais si la première partie de la phrase est placée par le premier mot sous le signe du devenir et la seconde partie sous le signe du divin par le dernier mot et que toute la progression de la phrase est chronologique par rapport à la vie des philosophes-rois, comme pour montrer l'interpénétration des deux ordres, c'est dans la première partie que l'activité politique du philosophe se place sous le signe du bon et de l'ordre à construire (kosmein), alors que dans la seconde partie, elle est placée sous le signe de la nécessité (anagkaion) et le bon fait place au beau, sa contrepartie « sensible », qui n'apparaît qu'en creux en ce qu'il est nié des activités politiques décrites. (<==)

(59) Le mot grec traduit par « sculpteur » est andriantopoios, qui signifie étymologiquement « fabriquant (-poios, de poiein, « faire, fabriquer ») de statues d'hommes (andrianto-, de andrias, andriantos, « statue d'homme », puis « statue » en général, lui-même dérivé de anèr, andros, « homme » par opposition à « femme ») ». Ce terme de fabriquant d'andriantes nous renvoie une fois encore à l'allégorie de la caverne, où sont mentionnées, parmi les objets que portent les hommes défilant derrière le mur, des andriantas (514c1) (sur ce mot et ses résonnances dans l'allégorie, voir la note 12 à ma traduction de l'allégorie de la caverne).
Ceci étant dit, on peut s'étonner que Glaucon prenne comme critère de la réussite de l'entreprise de Socrate de former des hommes « réel » leur ressemblance avec des copies que sont les statues ! Et qu'il utilise une analogie renvoyant à la ressemblance physique et purement externe des formes corporelles alors que Socrate s'est surtout intéressé à la formation de leur aptitude à faire usage de leur logos. À moins que ce ne soit justement de la part de Platon une manière discrète de nous rappeler que tout ce qui vient d'être fait en discours ne visait qu'à produire des « images » de ce que pourrait être la réalité et que Socrate ne faisait en fin de compte que « sculpter » avec des mots l'eidos (« forme, apparence ») en quelque sorte « intellectuelle » des dirigeants de sa cité tout aussi en discours que ses dirigeants. (<==)

(60) « Celles d'entre elles en tout cas dans lesquelles se produisent des natures appropriées » traduite le grec hosai an autôn hikanai tas phuseis eggignôntai. Socrate rappelle ici les conclusions de la discussion sur la première « vague » d'objections envisagée au début du livre V (voir ma traduction de cette section sous le titre « Première vague : phusis - La femme est-elle un homme comme un autre ? ») sur l'égalité des femmes et des hommes par rapport aux fonctions de gardiens, et donc de gouvernants, puisque ces derniers sont choisis parmi les meilleurs d'entre les gardiens. Il faut donc avoir en tête de qui avait été dit alors et les conclusions qui en résultaient sur le sens du mot phusis, dont j'avais montré au fil des notes qu'il ne se limitait pas à « nature » pris au sens de l'« inné », c'est-à-dire de ce qui est donné à la naissance, dans les chromosomes, dirions-nous aujourd'hui, mais incluait aussi tout ce qui provenait du développement jusqu'à la maturité et de l'éducation, conformément au sens de phuein, le verbe dont dérive phusis, qui veut dire au sens premier « croître, pousser », conclusion largement confirmée par la description du processus de formation-sélection des dirigeant(e)s, qui ne part pas d'une sélection faite dès la naissance, mais procède par tris et sélections successives sur une cinquantaine d'années, comme vient de le conclure Socrate. Dans ces conditions, il ne faut pas comprendre ici le verbe eggignôntai, troisième personne du pluriel du subjonctif présent (subjonctif d'éventualité accompagné de an) du verbe eggignesthai, verbe composé du verbe gignesthai (« naître, devenir, se produire, advenir ») préfixé par en- (le nu devenant gamma devant le gamma initial de gignesthai), qui signifie « dans », comme renvoyant à la seule naissance, comme le font Pachet (« celles des femmes du moins qui naissent avec des natures satisfaisantes ») et Leroux (« celles d'entre elles en tout cas qui naissent avec des naturels adéquats »), ou de manière trop exclusive à des dons « de nature », comme le font Chambry (« du moins à celles qui ont reçu de la nature des aptitudes convenables »), Baccou (« j'entends à celles qui auront des aptitudes naturelles suffisantes ») et Piettre (« du moins à celles à qui la nature a donné des aptitudes suffisantes »), mais comme visant les femmes dans lesquelles (en-) se sera produite une « évolution » (gignesthai) au fil des années de croissance et de formation commune avec les hommes chez les gardiens (voir les pages du livre V relatives à la mise en commun des femmes et des enfants chez les gardiens en réponse à la seconde « vague » d'objections), qui aboutiront à une phusis, comprise comme aboutissement de ce processus, correspondant à celle qu'on attend pour des dirigeants Certes, ceci implique des prédispositions « naturelles », mais pas seulement ça, puisqu'il faut à la fois détecter et faire fructifier ces dispositions pour obtenir la phusis recherchée. D'ailleurs, telle que la phrase est écrite en grec, ce qui « se produit » ce sont les phuseis, accusatif pluriel de phusis, et elles se produisent « dans » (le en- de eggignôntai) certaines femmes gardiennes, sans qu'on précise qu'elles s'y trouvent toutes faites dès le jour de leur naissance, car ce n'est pas la même chose de dire qu'une phusis (terme qui à lui seul implique une idée de croissance, contrairement au français « nature » qui le traduit généralement) « se produit », ou même à la rigueur « naît » dans une femme (naissance qui peut nécessiter une « gestation » de cinquante ans dans notre cas) et de dire qu'une femme « naît » avec telle ou telle « nature » (supposée présente dès le premier jour de sa vie, selon le sens français de « nature » dans un tel contexte). (<==)

(61) Socrate rappelle ici sa déclaration de République, V, 473c11-e5 énonçant le principe du « philosophe roi » qui a initié toute cette « troisième vague » (cf. République, V, 472a pour l'image des trois vagues) qui touche maintenant à sa fin et qui avait justement commencé en République, V, 471c4 par une question de Glaucon sur la faisabilité de la cité qu'était en train de décrire Socrate. (<==)

(62) « Les honneurs » traduit faute de mieux timas, accusatif pluriel de timè, et auparavant timôn, qui en est le génitif pluriel. L'idée centrale sous-jacente à ce mot est celle de « prix, valeur », qu'on retrouve derrière des termes comme « considération », « estime », « égards », qui en sont des traductions possibles. Le mot peut aussi bien désigner, lorsqu'il s'agit de personnes, l'estime des autres pour celui qui en est digne, voire les manifestations concrètes de cette estime, les « honneurs » qui lui sont rendus et les rites qui les accompagnent, que ce qui, dans la personne estimée, justifie cette estime. C'est donc tout un système de valeurs qui se cache derrière ce mot lorsque Socrate parle de tôn nun timôn, et c'est ce système de valeur qui détermine qui est « honorable/honoré » (et donc digne de timôn) et qui est méprisable/méprisé aux yeux de la foule que Socrate estime nécessaire de remplacer par un autre dans lequel les timas découlent du fait de tenir le droit (to orthon) en très haute estime et de considérer le juste (to dikaion) comme ce qu'il y a de plus important et de plus nécessaire, et non pas du simple fait de savoir bien parler, d'être riche, ou d'autres critères sans rapport avec le droit et la justice. (<==)

(63) Les deux verbes conjugués, à la troisième personne du pluriel, ayant pour sujet hoi hôs alèthôs philosophoi, sont kataphronèsôsin, subjonctif aoriste actif de kataphronein, et diaskeuôrèsôntai, subjonctif aoriste du moyen diaskeuôreisthai. Dans le premier verbe, on trouve le préfixe kata- introduisant une idée d'hostilité (« contre ») associé au verbe phronein qui évoque l'activité du phrèn, la phronèsis, c'est-à-dire la pensée, la prudence, la raison, en particulier pratique, l'intelligence. Kataphronein, c'est donc au sens propre « détourner sa pensée de », c'est-à-dire « mépriser », mais d'un mépris qui est un acte réfléchi et non pas le simple mimétisme d'un individu qui suit l'opinion du plus grand nombre. Dans le second verbe, on trouve le préfixe dia-, qui introduit ici une idée de complétude, associé au verbe skeuôreisthai, dérivé de skeuos (mot qui désigne tout accessoire, toute pièce d'équipement ou de mobilier fruit du travail de l'homme : meuble, outil, instrument, arme, agrès, harnais, récipient, ustensile, etc.) via le mot skeuôros, « surveillant des bagages », qui explique le sens de « surveiller avec soin », ou encore « arranger », voire, en un sens péjoratif, « machiner, intriguer ». Le verbe diaskeuôreisthai est un verbe rare, dont c'est la seule occurrence dans les dialogues, et même dans tous le corpus grec disponible à Perseus (on trouve une fois diaskeuôrein dans la Lettre III attribuée à Platon). Quant au verbe skeuôreisthai, il ne figure nulle part dans les dialogues. On en est donc en partie réduit, pour déterminer le sens exact de ce verbe pour Platon, à s'appuyer sur le contexte. Pour nous aider dans cette tâche, on peut noter que skeuè, pluriel de skeuos, est utilisé dans l'allégorie de la caverne, en 514c1, associé à andriantas (voir note 59 ci-dessus) pour désigner tout ce que portent les hommes qui passent derrière le mur. C'est aussi le terme générique de ce dont les lits fabriqués par les artisans sont un exemple, dans la discussion au livre X de la République des trois sortes de lits (République, X, 596a, sq ). Il me semble donc que le verbe diaskeuôreisthai cherche à insister sur le fait que les philosophes au pouvoir doivent s'occuper de mettre de l'ordre dans tous les aspects de la vie matérielle de leurs concitoyens : loin de se contenter de former des successeurs dans des pensoirs isolés du reste du monde, ils doivent se retrousser les manches et s'occuper de l'intendance ! (<==)

(64) Le caractère ironique de cette réplique qui propose une approche à l'évidence impossible (on imagine un « philosophe » seul, ou une poignée de philosophes, même des « vrais » philosophes au sens du Socrate de Platon, même des deux sexes, puisque Socrate a précisé peu avant qu'il n'excluait pas les femmes, élevant seuls quelques centaines ou milliers d'enfants de moins de dix ans après avoir chassé leurs parents « aux champs (eis agrous) » avec interdiction de revenir, en même temps qu'ils se chargent de toutes les tâches nécessaires au fonctionnement de leur cité !) est une manière de plus de nous faire comprendre que l'éducation est la clé de tout (idéalement, il faudrait tout recommencer avec des enfants jeunes, et même dix ans, c'est probablement déjà trop tard) et que changer de lois, de régime, de constitution, ne sert à rien si l'on ne change pas d'abord les mentalités et les valeurs des citoyens. (<==)


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Première publication le 21 juin 2006 ; dernière mise à jour le 29 mars 2013
© 2006 Bernard SUZANNE (cliquez sur le nom pour envoyer vos commentaires par courrier électronique)
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