© 2006 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 29 mars 2013 |
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(4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie) |
(vers la section précédente : définition du dialegesthai)
[535a] [...]
La distribution (2) donc, repris-je, voilà ce qui te reste à faire :
auxquels donnerons-nous ces connaissances, et de quelle manière ? (3)
C'est clair, dit-il.
Tu te souviens sans doute du premier choix des dirigeants, lesquels
nous avons choisis ? (4)
Et comment non ? reprit-il.
Eh bien, à tous les autres points de vue, (5) repris-je,
considère que ce sont ces
natures-là qui doivent être choisies : car il faut préférer
les plus solides et les plus courageux, et autant que possible, ceux qui ont
meilleure figure ; [535b] mais
en plus de tout cela, il faut non seulement chercher des caractères
nobles et farouches, mais il faut aussi qu'ils possèdent
les [dispositions] qui les portent par nature vers cette éducation. (6)
Eh bien lesquelles distingues-tu ?
De la pénétration, mon bienheureux, dis-je, [voilà ce
qu']il faut qu'en vue des études ils aient à leur disposition, et qu'étudier
ne leur soit pas difficile ; car, sois-en sûr, les âmes sont beaucoup
plus effrayées par les études musclées que par les exercices physiques ; (7) l'effort
leur est en effet plus intime, leur étant propre, et non pas [éprouvé] en
commun avec le corps.
Vrai, dit-il.
[535c] Et
en plus, [c'en est une] douée de mémoire, inébranlable
et en tous points amoureuse de l'effort [qu']il faut chercher ; (8) sinon,
de quelle manière en vois-tu une consentir à endurer jusqu'au bout les efforts
du corps et à mener à son terme une telle étude et une telle application ?
Aucune, reprit-il, à moins qu'elle ne soit à tous points
de vue bien dotée par la nature. (9)
En tout cas l'erreur actuelle, repris-je, et par là le discrédit tombe sur
la philosophie, comme nous l'avons dit auparavant, c'est que ce n'est pas en
fonction de la valeur qu'on s'y adonne : car il ne fallait pas que des
bâtards s'y adonnent, mais des enfants légitimes.
Comment ? dit-il.
[535d] Tout
d'abord, dis-je, pour la philosophie, il ne faut pas que soit bancal qui compte
s'y adonner : amoureux de l'effort dans la moitié des cas, ne faisant
pas d'efforts dans l'autre moitié. Or il en est ainsi quand
quelqu'un est amoureux des exercices physiques et de la chasse et, pour tout
ce qui a trait au corps, aime l'effort, mais pas amoureux de l'étude, ni de l'écoute,
ni doué pour la recherche, mais en tout cela hostile à l'effort ; (10) bancal
aussi bien celui qui tourne son amour de l'effort de manière contraire. (11)
On ne peut plus vrai, dit-il, [ce que] tu dis !
Eh bien alors aussi par rapport à la vérité, repris-je, poserons-nous comme dans
ce cas-là qu'est estropiée [535e] une âme qui d'une part hait le mensonge volontaire, en produit elle-même à grand
peine et s'indigne par dessus tout de quelqu'un d'autre qui ment, mais d'autre
part accepte bien volontiers l'involontaire et ne s'indigne pas d'être en quelque
sorte convaincue d'ignorance mais, sans scrupules, comme un cochon sauvage, se
vautre dans son ignorance ? (12)
[536a] Absolument
en effet, dit-il.
Et par rapport à la modération, repris-je, et au courage et à la magnificence
et à toutes les parties de l'excellence, (13) il
ne faut pas moins être sur nos gardes relativement au bâtard et à l'enfant légitime.
Car pour peu qu'on ne sache pas observer celles-ci, individu ou cité, on ne s'aperçoit
pas qu'on emploie des boiteux (14) et
des bâtards pour ce pour quoi on se trouve en avoir besoin, les uns comme
amis, les autres comme dirigeants.
Et comment, dit-il, [qu']il en est ainsi !
Nous dès lors, repris-je, nous devons prendre les plus extrêmes précautions en
toutes ces choses [536b] car,
si [ce sont] des [personnes] bien disposées de corps et d'esprit (15) [que] nous
éduquons en les escortant à travers un tel enseignement et un tel entraînement (16),
la justice elle-même ne nous fera aucun reproche, nous préserverons la cité
et la constitution, alors qu'en y amenant des gens d'autre sorte, nous ferons
tout le contraire et en plus nous noierons la philosophie sous le comble du
ridicule.
Ce serait assurément une honte, reprit-il.
Tout à fait d'accord, dis-je, mais aussi bien c'est moi qui, pour le moment,
me parais me couvrir de ridicule !
Comment? dit-il.
[536c] J'avais
oublié, repris-je, que nous étions en train de jouer, et j'ai parlé en haussant
par trop le ton ! Car en parlant, j'ai du même coup tourné
les yeux vers la philosophie et, la voyant trainée dans la boue de manière imméritée,
je crois m'en être irrité et comme j'étais en colère contre ceux qui en sont
la cause, j'ai dit ce que je disais avec trop de sérieux.
Non par Zeus ! dit-il, en tout cas pas pour moi en tant qu'auditeur.
Mais pour moi, repris-je, en tant qu'orateur. Cependant, n'oublions pas ceci :
dans notre premier choix, nous avions choisi des personnes âgées, [536d] mais
dans celui-ci, ça ne sera pas approprié. (17) Car
il ne faut pas se fier à Solon selon lequel, en vieillissant, on devient capable
d'apprendre beaucoup. Allons donc ! Moins que de courir ! Pour les
jeunes au contraire tous les efforts intenses et multiples !
Nécessairement, dit-il.
Par conséquent donc, les [études] en
arithmétique et en géométrie et dans toute cette éducation
préalable
dans laquelle il est nécessaire d'être éduqué préalablement à la dialektikès (18),
c'est lorsqu'ils sont enfants qu'il faut les proposer, en ne donnant pas à cet
enseignement l'apparence de quelque chose d'obligatoire à étudier. (19)
Pourquoi donc ?
[536e] Parce
que, repris-je, il faut que celui [qui est] libre n'apprenne
rien de ce qui s'apprend au moyen de la servitude. Car les efforts du corps enduré
par force ne rendent pas le corps plus faible, mais ce qu'on apprend forcé ne
sera pas persistent dans l'âme.
Vrai, dit-il.
Ainsi donc, dis-je, excellent [homme],
n'emplis pas la tête des enfants (20) par
force pendant leurs [537a] études,
mais en les faisant jouer, (21) pour
que tu sois plus à même de voir en quoi chacun est naturellement doué.
Ce que tu dis, dit-il, est plein de raison. (22)
En bien ! ne te souviens-tu pas, repris-je, que nous avons aussi dit
qu'il fallait conduire les enfants à la guerre sur des chevaux, pour qu'ils
observent et, pour peu que ce soit sans danger, qu'il fallait qu'ils approchent
tout près et goûtent le sang, comme les chiots ? (23)
Je m'en souviens, dit-il.
Alors, dans tout cela, repris-je, dans ces efforts, ces études et ces frayeurs,
celui qui à chaque fois se montre le plus alerte, il faut le sélectionner pour
une unité particulière. (24)
[537b] À
quel âge ? dit-il.
Lorsqu'on les affranchira des exercices gymniques obligatoires ; car
pendant ce temps, qui dure soit deux soit trois ans, il n'est pas possible de
faire autre chose, car les fatigues et les endormissements sont ennemis des études. Et
en même temps, l'une, et non des moindres, des épreuves montrera
qui chacun
[est] dans les exercices gymniques.
Comment non, en effet ?!
Donc, après ce temps, repris-je, ceux qui auront été sélectionnés
parmi les jeunes de vingt ans recevront des honneurs plus grands que les autres, [537c] et
les études qui seront arrivées pêle-mêle dans
leur éducation en tant qu'enfants, il faudra les rassembler pour eux dans
une vue d'ensemble de la parenté des études les unes avec les autres
et de la nature de ce qui est. (25)
C'est en tout cas la seule, dit-il, cette manière d'apprendre, qui fournisse
une base solide à ceux en qui elle serait développée.
Et à vrai dire, repris-je, un très grand test d'une nature dialektikès ou
pas : celui qui a la vue d'ensemble, dialektikos, mais
celui qui ne l'a pas, non. (26)
Je pense comme toi, reprit-il.
Ainsi donc, repris-je, il te faudra, observant ceux d'entre eux qui se trouvent
[537d] être
tels au plus haut point, et à la fois persévérants (27) dans
les études et
persévérants au combat et vis-à-vis des autres obligations
légales, (28) ceux-là une
fois encore, lorsqu'ils auront dépassé les trente ans, en les sélectionnant
d'entre les sélectionnés, les promouvoir à de plus grands
honneurs et examiner, en les mettant à l'épreuve du point de vue
de l'aptitude au dialegesthai, (29) qui,
laissant de côté les yeux et les autres sens, est capable d'aller
dans la vérité jusqu'à cela même qui est. (30) Et
voilà pour
sûr le travail d'une grande vigilance, (31)camarade !
Pourquoi exactement ? reprit-il.
[537e] N'as-tu
pas présent à l'esprit, repris-je, [concernant] le mal
qui arrive de nos jours relativement à to dialegesthai, à quel
point il en arrive ?
Lequel ? dit-il.
[Les gens] se rassasient en quelque sorte, dis-je, d'illégalité. (32)
Et comment ! dit-il.
Eh bien ! penses-tu que quelque chose d'étonnant, dis-je, les affecte
et ne les comprends-tu pas ? (33)
Mais comment donc ? dit-il.
C'est comme, repris-je, si un enfant supposé (34) avait
été élevé à la fois dans une grande [538a] abondance
et au sein d'une famille nombreuse et importante et parmi de nombreux flatteurs,
et une fois devenu homme, s'apercevait qu'il n'est pas de ceux qui se disent
ses parents, mais ne pouvait trouver ceux qui l'ont réellement engendré : peux-tu
deviner comment celui-ci serait disposé à l'égard des flatteurs (35) et de ses supposés [parents] pendant
cette période où il ne saurait pas ce qu'il en était de sa supposition et pendant
celle au contraire où il le saurait ? Ou bien veux-tu entendre ce
que moi, je devine ?
Je le veux, dit-il.
Eh bien je devine, dis-je, qu'il aurait plus de considération pour son [538b] père
et sa mère et ses autres parents apparents que pour ceux qui le flatteraient,
qu'il les verrait avec moins d'indifférence manquer de quelque chose, qu'il agirait
et parlerait de manière moins contraire aux lois et aux usages (36) à leur égard,
qu'il leur désobéirait moins sur les choses importantes qu'aux flatteurs, pendant
la période où il ne saurait pas la vérité.
Probable, dit-il.
Eh bien s'étant aperçu de ce qu'il en était, je devine qu'au
contraire, il relâcherait
à l'égard des premiers les marques de considération et d'empressement
alors qu'il les accroîtrait à l'égard des flatteurs, qu'il
se laisserait persuader par eux tout autrement qu'auparavant [538c] et
que désormais il vivrait selon leurs préceptes, se mêlant à eux
sans se cacher, alors que de son père et des autres qui s'étaient
faits ses proches, pour peu qu'il ne soit pas d'une nature tout à fait
convenable, (37) il
ne se soucierait pas le moins du monde.
Tout à fait ! dit-il, tu racontes les choses exactement comme elles
arriveraient. Mais de quelle manière cette image s'applique-t-elle à ceux qui
s'adonnent aux discussions ? (38)
De la manière suivante. Il y a en quelque sorte en nous des
croyances (39) depuis l'enfance relatives aux [choses] justes et belles,
dans lesquelles nous avons été élevés depuis l'enfance comme sous l'autorité
de parents, en nous y soumettant et en leur marquant de la considération.
C'est en effet [le cas].
[538d] Mais
n'y a-t-il pas aussi d'autres habitudes de vie contraires (40) à
celles-là procurant des plaisirs, qui flattent notre âme et l'attirent à elles,
mais qui ne persuadent pas ceux qui sont tant soit peu mesurés ?
Au contraire, ils ont de la considération pour celles des parents et s'y
soumettent.
C'est ainsi.
Mais quoi ? repris-je, qu'on vienne poser à quelqu'un qui se comporte
ainsi la question : « Qu'est le beau ? », (41) et
que, après qu'il ait répondu ce qu'il a entendu du législateur,
la discussion le réfute complètement, (42) et,
en le réfutant bien des fois et de bien des manières, le fasse
tomber dans l'opinion (43) que
ce n'est pas plus [538e] beau
que laid, et pareillement à propos du juste et du bon et des [choses] pour
lesquelles il avait le plus de considération, après cela, que penses-tu
qu'il fera d'elles en termes de considération et de soumission ?
Nécessairement, dit-il, ne plus les considérer ni s'y soumettre de la même manière.
Que donc, repris-je, il ne les croie plus dignes de considération et familières
comme auparavant, et ne trouve pas non plus les vraies, est-il [539a] vraisemblable
qu'il se rallie à un genre de vie autre que celui qui le flatte ?
Ça ne l'est pas ! dit-il.
Dès lors, je pense, il donnera l'impression d'être devenu irrespectueux des lois
et des usages de respectueux qu'il en était. (44)
Nécessairement !
Mais alors, dis-je, [elle est] prévisible, l'affection [dont
sont frappés] ceux
qui s'adonnent ainsi aux discussions et, comme je le disais tout à l'heure, digne
de notre plus grande compréhension. (45)
Et de pitié plus encore, dit-il.
Eh bien, pour qu'une telle pitié n'apparaisse pas à l'égard de tes trentenaires,
ne faut-il pas s'adonner aux discussions en prenant toutes sortes de précautions ?
Tout à fait, reprit-il.
[539b] N'est-ce
pas la première précaution que celle, durable, de ne pas les laisser y goûter
tant qu'ils sont jeunes ? Car je pense que tu n'as pas manqué de remarquer
que les adolescents, quand pour la première fois ils goûtent aux discussions,
en abusent comme d'un jeu, en usant toujours en vue de la contradiction, et imitant
ceux qui les réfutent complètement en réfutant les autres, prenant plaisir comme
des petits toutous à tirailler et à déchiqueter par la parole tout ceux qui passent
à leur portée. (46)
Avec une voracité débordante (47) en effet, dit-il.
Eh bien quand en fin de compte ils ont réfuté beaucoup de gens et ont été réfuté [539c] par
beaucoup d'autres, ils en viennent tout à coup brutalement à ne rien penser comme
avant ; et donc, pour ces raisons, aussi bien eux que tout ce qui a trait
à la philosophie sont déconsidérés au regard des autres.
Très vrai, dit-il.
Mais maintenant, celui qui est plus vieux, repris-je, ne voudra pas avoir part
à une telle folie, il imitera celui qui veut bien dialoguer (48) et
avoir en vue le vrai plutôt que celui qui, pour le plaisir
du jeu, joue et contredit et il sera
lui-même plus mesuré [539d] et
rendra l'objet de ses soins plus apprécié au lieu de plus déprécié.
Juste, dit-il.
Et tous ces propos antérieurs à ceux-ci, n'est-ce pas à propos
de cette précaution
qu'ils ont été tenus : le fait que ce sont les natures bien
constituées et posées (49) auxquelles
on accordera de prendre part aux discussions, (50) et
que le premier venu n'ayant aucune affinité [pour ça] ne
s'en approche pas comme à présent ?
Tout à fait, dit-il.
Alors suffit-il, en ce qui concerne la participation aux discussions, de s'y
tenir continûment et intensément en ne faisant rien d'autre que de pratiquer
une « gymnastique » qui fasse pendant aux exercices gymniques
relatifs au corps, pendant un nombre d'années double d'alors ? (51)
[539e] [Est-ce] six,
dit-il, ou quatre [que] tu veux dire ? (52)
Ne te tracasse pas, dis-je, pars sur le principe de cinq. Car après cela, ils
devront accepter que tu les fasses descendre à nouveau dans cette fameuse caverne (53) et
qu'ils soient forcés d'assumer des postes de commandement dans les affaires relatives
à la guerre et dans des postes de commandement similaires pour des jeunes, afin
que, pour l'expérience, ils ne soient pas en retard sur les autres. Et une fois
encore en ces [occasions], [540a] ils
devront être mis à l'épreuve [pour
voir] s'ils tiendront bon lorsqu'ils seront tiraillés de tous côtés ou bien
s'ils seront perturbés d'une manière ou d'une autre.
Et question temps, reprit-il, quelle durée poses-tu pour ça ?
Quinze ans, repris-je. Puis lorsqu'ils auront atteint cinquante ans, ceux qui
auront été conservés sains et sauf jusqu'au bout et auront été les
meilleurs en toutes choses à tous points de vue dans les actions comme
dans les connaissances, il faudra dès lors les conduire vers le terme
et les forcer, en tournant vers le haut l'éclat lumineux de leur âme, à fixer
le regard sur cela même qui procure
la lumière à toutes choses (54) et,
ayant vu le bon lui-même, s'en
servant de modèle,
à mettre de l'ordre aussi bien dans la cité que parmi les particuliers [540b] et
en eux-mêmes pour le reste de leur vie à tour de rôle, consacrant
la plus grande partie de leur temps à la philosophie, mais quand vient
leur tour, se donnant encore plus de peine vis à vis des affaires politiques
et assumant tous et chacun des postes de commandement en faveur de la cité, (55) faisant
cela non comme quelque chose de beau mais comme par nécessité, et après avoir
ainsi éduqué à chaque fois d'autres tels qu'eux, les ayant laissé derrière eux
en retour comme gardiens de la cité, partir établir leur demeure dans les îles
des bienheureux, (56) à
charge pour la cité de faire pour eux des monuments commémoratifs et des sacrifices
[540c] sur
les fonds publics, et si la Pythie le confirme par ses oracles, comme à des dieux,
et sinon comme à des [êtres] bienheureux et divins. (57) (58)
Beaux à tous points de vue, dit-il, ces dirigeants, Socrate, que tu as achevés
comme un sculpteur ! (59)
Et aussi les dirigeantes, repris-je, Glaucon, car ne pense surtout pas que c'est
à propos des hommes que j'ai dit ce que j'ai dit plus qu'à propos des femmes,
celles d'entre elles en tout cas dans lesquelles se produisent des natures appropriées (60).
Juste, dit-il, si elles doivent participer en toutes choses à égalité avec les
hommes, comme nous l'avons amplement développé.
[540d] Mais
quoi ? dis-je, convenez-vous qu'à propos de la cité et de
sa constitution, nous n'avons pas énoncé en tout et pour tout des vœux
pieux, mais [des choses] difficiles certes, mais néanmoins possibles
d'une certain manière, et pas autrement qu'il a été dit : quand
ceux qui sont véritablement philosophes, soit plusieurs, soit un seul, devenus
les gens au pouvoir dans la cité, (61) mépriseront les honneurs d'aujourd'hui,
les jugeant indignes d'hommes libres et d'aucune valeur, mais, estimant au plus
haut point le droit [540e] et
les honneurs qui en découlent, (62) et très important et très nécessaire le juste,
et, se mettant donc à son service et accroissant son pouvoir, mettront
tout en ordre dans leur cité. (63)
Comment ? dit-il.
Ceux d'une part, repris-je, qui se trouvent avoir plus de dix ans d'âge [541a] dans
la cité, qu'ils les expulsent tous vers les champs, mais leurs enfants,
par contre, les gardant avec eux à l'écart des mœurs actuelles,
celles aussi qu'adoptent leurs parents, qu'ils les élèvent à leur propre
manière et selon leurs propres lois, qui sont telles que nous l'avons longuement
exposé auparavant, pour ainsi, ayant au plus vite et le plus aisément possible
institué la cité et la constitution que nous avons décrites, la rendre heureuse
et en faire profiter pleinement le peuple chez lequel elle se trouverait être
advenue. (64)
Tout à fait, dit-il, et comment cela arrivera si tant est que ça doive
arriver un jour [541b] tu
me parais, Socrate, l'avoir bien expliqué.
Eh bien ! ne sont-ils pas maintenant suffisants, dis-je, nos discours sur cette
cité et l'homme qui lui est semblable ? Car c'est probablement clair,
celui-là aussi, comment nous dirons qu'il doit lui-même être !
C'est clair, dit-il, et quant à ce que tu demandes, il me semble qu'on a atteint
le terme.
(2) Le mot grec traduit par « distribution » est dianomè. Ce mot est mis en valeur dans la réplique de Socrate par sa position en début de phrase. Il associe en un seul mot l'idée de séparation introduite par le préfixe dia- qu'on trouvait dans le mot dialektikè de la réplique précédente de Socrate (534e3) et celle de distribution, de répartition, mais aussi de loi, de règle qu'on trouve dans le verbe nemein, dont dérive à la fois nomè (« partage, répartition, distribution » et nomos (« ce qui est attribué en partage », d'où « ce dont on fait usage », et de là « usage » puis « coutume » et enfin « loi »), qui apparaissait dans le verbe nomothètein (« donner des lois, poser des règles ») utilisé par Socrate dans la réplique antérieure (534d8). La distribution dont il est question, qui est en fait une sélection, ne se fait pas au hasard, mais selon des règles dont il va être maintenant question. (<==)
(3) « De quelle manière » traduit le grec tina tropon. L'expression est banale, mais il n'est peut-être pas inutile de rappeler que le mot grec tropos dérive du verbe trepein qui signifie « tourner, diriger » (sens qu'on retrouve dans un mot français comme « héliotrope », qui signifie « qui se tourne vers le soleil », équivalent savant de « tournesol »). En d'autres termes, la « manière » dont il est ici question est déterminée par une « visée », un objectif, une « perspective », imposée par la finalité qu'on a en vue, dont dérivent les « règles » qui vont présider à la sélection des candidats. (<==)
(4) Après la dianomè de
la réplique précédente (cf. note 2),
il est maintenant question d'eklogè (traduit par « choix ») et
d'eklegein (traduit par « choisir »), qui nous
renvoient au deuxième composant du mot dialektikè via
la racine legein, dont le sens premier est bien « choisir »,
avant d'en venir à signifier « dire, parler ».
Il va falloir extraire (ek-) les plus aptes à gouverner
en suivant pour cela les règles dictées par la raison (logos).
Le « premier choix des dirigeants » auquel fait
référence ici Socrate est celui qui a été décrit en République,
III, 412b8-414b7, au terme de la description de l'éducation des gardiens
par la « musique » et la « gymnastique » qui
a occupé la fin du livre II, à partir de 376c7,
et la plus grande partie du livre III, et qui avait elle-même été précédée,
en II,
374d8-376c6, de considérations sur la manière de choisir les futurs gardiens
qui sont pertinentes aussi pour le choix des dirigeants, puisque ceux-ci sont
choisis parmi les meilleurs des gardiens. C'est d'ailleurs dans ces considérations
qu'apparaissent pour la première fois dans la République,
non seulement les mots thumos (375b1)
et thumoeidès (375a11,
375b7,
375c7,
375e10, 376c4),
ce qui est normal pour les termes qui seront associés à la partie médiane de
l'âme, contrepartie en elle des gardiens dans la cité, mais aussi le mot philosophos (375e10, 376b1, 376b8, 376c2,
376c4)
qui caractérisera les gouvernants à partir de l'énoncé du principe des philosophes-rois
en V,
476c11-e2. (<==)
(5) Le ta alla (mot à mot « les autres », accusatif neutre pluriel substantivé) qui commence cette phrase, renforcé par un men intensif, renvoie à tout ce qui a été dit depuis qu'ont été énoncés les critères de sélection initiaux des gardiens dans ce « premier choix » que vient d'évoquer Socrate. Initialement, il s'agissait de sélectionner des candidat gardiens. Puis on a considéré que les gouvernants étaient à trouver parmi les meilleurs des gardiens en insistant sur leur caractère philosophos (qui faisait déjà partie des critères de sélection initiaux, comme je l'ai rappelé dans la note précédente) et on vient de consacrer de longs développements à la manière de former ce tempérament de philosophos par une éducation appropriée. Il s'agit donc maintenant de se demander si les critères de sélection initiaux, qui ne prenaient en compte que ce qu'on était en droit d'attendre des candidats pour le seul rôle de gardiens permettent aussi de sélectionner ceux qui auront les aptitudes requises pour toutes les autres (ta alla) activités que l'on attend des gouvernants, à commencer par leur formation selon les méthodes qui viennent d'être décrites et qui culminent avec la « dialectique ». (<==)
(6) Quelques
précisions sur les différents adjectifs utilisés dans cette revue, dont aucune
traduction ne peut rendre toutes les résonnances.
Une première série de trois adjectifs au superlatif décrit les candidats à préférer,
en disant qu'ils doivent être :
- bebaiotatous : superlatif de bebaios, dont le
sens premier est « sur quoi on peut marcher », c'est-à-dire « ferme,
solide », dans le sens le plus physique, qui conduit au sens figuré
de « sur qui
on peut compter, assuré, sûr » ;
- andreiotatous : superlatif de andreios, dont le
sens usuel est « courageux », mais dont il ne faut pas
perdre de vue qu'il est construit sur la racine anèr, andros,
qui signifie « homme », le plus souvent dans le sens de « mâle »,
par opposition à « femme », tout comme vir en
latin, ce
qui fait que la traduction par « viril » serait possible
aussi, mais accentuerait en français le côté « machiste » du
mot ;
- eueidestatous : superlatif de eueidès,
mot dans lequel on retrouve, après le préfixe eu- qui
implique que ce à quoi il s'applique est de bonne qualité, est « bien »,
la racine eidos qui renvoie à la forme, à l'apparence physique, mais
qui est aussi l'un des mots utilisé par Platon pour parler de ce qu'on a pris
l'habitude d'appeler les « idées » ou les « formes » au
sens métaphysique.
D'une certaine manière, ces trois adjectifs renvoient chacun à la qualité dominante
de l'une des trois dimensions de l'homme qu'on retrouve dans les trois parties
de l'âme humaine :
- bebaios renvoie en effet à la dimension
physique, corporelle de l'homme qui explique la présence dans l'âme des epithumiai,
des « désirs » dont plusieurs trouvent justement
leur source dans le corps (faim, soif, appétit sexuel), mais à l'aide d'un adjectif
qui permet de passer du concret à l'abstrait, puisque cette « solidité » dont
il est question doit, par passage du sens propre au sens figuré, se propager
du corps dans lequel elle prend sa source au caractère tout entier ;
- eueidès au
contraire, part de l'abstraction, aussi bien avec le vocable eu qui
renvoie à une qualité qu'avec eidès,
puisque cet eidos qu'il qualifie de « bon »,
même si la plupart des gens n'y voient qu'une donnée « physique »,
comme si la vue auquel renvoie le mot nous donnait immédiatement à voir des « formes » et
non pas seulement des taches de couleur (voir la
note 34 à ma traduction de la section 73c6-77a5 du Ménon),
est bel et bien d'abord une abstraction à partir des données de nos sens ou
de notre esprit, qui suppose en nous un esprit, un logos, capable d'abstraire
et de qualifier, même
si le mot finit par n'évoquer que ce qu'on appelle justement l'aspect « physique » de
la personne ;
- andreios, entre les deux, qualifie ce qui permet à la composante
médiane de l'homme, le thumos, d'atteindre à l'humanité, plus
qu'à la simple « virilité », dans l'équilibre
à réaliser entre la dimension corporelle et la dimension spirituelle de son
être, entre les passions et la raison.
Ainsi, ce à quoi visent ces premiers critères de choix, c'est à trouver des
individus, hommes ou femmes, de bonne qualité dans toutes les composantes de
leur être, tant sur le plan physique que sur le plan moral, et qui réalisent
le juste équilibre entre toutes ces composantes qui en fera des « hommes » dignes
de ce nom.
La seconde partie de la liste des critères va maintenant préciser ce qu'il en
est par rapport aux dimensions plus spécifiques qui nous intéressent ici,
en requalifiant successivement ce qui concerne les gardiens, parmi lesquels
seront choisis les dirigeants, pour aussitôt le compléter de ce qui est plus
spécifiquement attendu des dirigeants pour les distinguer du reste des gardiens.
Deux adjectifs sont utilisés pour compléter le andreios qui
avait auparavant servi à expliciter ce que l'on attend de la partie médiane
de l'âme de l'homme, siège du conflit qu'implique la nature duale de l'homme,
à la fois corporelle et spirituelle :
- gennaios : dont le sens premier est « de bonne
naissance », c'est-à-dire « noble »,
au sens propre, puis au sens figuré, renvoie donc à l'origine et à la dimension « physique » de
l'homme, à son « hérédité »,
si l'on peut dire ;
- blosuros : il s'agit là d'un mot rare, appartenant au vocabulaire
épique, qu'on ne trouve que deux fois dans l'Iliade et quatre
fois dans
le Bouclier d'Héraclès d'Hésiode, et une seule autre fois
dans Platon, en Théétète,
149a2, là aussi associé à gennaios, pour qualifier
la mère sage-femme de Socrate ; l'origine de ce mot est inconnue,
mais il semble bien qu'il sert principalement à qualifier le regard ou l'aspect
du visage, en bonne ou en mauvaise part, comme « terrible » ou « farouche » (sens
que le mot a conservé en grec moderne) ; il ne s'agit donc plus ici
de la dimension « génétique » de l'homme,
mais plutôt de son « esprit » tel qu'il peut être
perçu à travers le regard ou plus globalement le visage.
En choisissant ces deux termes qui renvoient à l'image de la « virilité » telle
qu'elle pouvait être conçue à partir des poèmes épiques comme ceux d'Homère,
à une conception « aristocratique » de l'homme dont
l'idéal était l'Achille de l'Iliade, le Socrate de Platon
marque bien qu'il a ici en vue plus spécifiquement les qualités qu'on peut attendre
d'un bon « gardien » quand
on ne voir en lui qu'un soldat, qu'un combattant, ou plus spécifiquement d'un
bon « dirigeant » lorsqu'on ne pense celui-ci que comme
un chef de guerre, choisi autant du fait de sa naissance que du fait de la combativité
qui se lit nécessairement sur son visage.
Mais ce qu'apporte Socrate en complément à cela dans sa conception
du gouvernant, il ne le traduit pas par un nouvel adjectif, mais par une expression
qui met en relation la nature (phusis) avec l'éducation (paideia)
à l'aide d'un adjectif, prosphoros, dérivé du verbe prospherein qui
signifie « porté vers ». Ce faisant, il fait un
sort à la conception « aristocratique » classique
des chefs puisque, d'une part, il substitue à une « noblesse » héréditaire
dérivée uniquement et automatiquement de la noblesse des ancêtres (gennaios)
une question de « nature » (phusis) dont rien
ne dit qu'elle ne dépend que des parents et se transmet automatiquement de génération
en génération, et que, d'autre part, il détourne la finalité de cette « noblesse » ou « nature »,
qui ne vise plus à faire peur au combat, mais à se montrer réceptif à l'éducation
qui conduit au savoir nécessaire pour bien conduire sa vie et celle des autres,
et non seulement réceptif, mais même désireux de cet apprentissage, « porté
vers » celui-ci.
(<==)
(7) Le qualificatif utilisé par Socrate à propos des études (mathèmata) est ischuros, formé sur ischus, mot qui désigne au sens premier la force physique. C'est donc un adjectif qu'on aurait plutôt attendu pour parler de ce dont il va être question aussitôt après, les exercices physiques (gumnasia). C'est ce que j'ai essayé de rendre perceptible en traduisant ischuros par « musclé ». (<==)
(8) Les trois
adjectifs ici utilisés sont au singulier alors que jusqu'à présent on envisageant
les candidats au pluriel. En outre, ils n'ont aucun antécédent explicite dans
la réplique et peuvent aussi bien être masculins que féminins. Je leur suppose
donc comme antécédent implicite le psuchai (« les
âmes »), féminin en grec comme en français, dont il vient
d'être question dans la seconde partie de la réplique précédente de Socrate,
ce qui est une manière pour Socrate de ne pas préjuger du sexe des candidats
et de laisser aux lecteurs la responsabilité de leur éventuel « machisme »,
qu'il contrera explicitement à la fin de toute cette section, en 540c5-7,
en précisant que les dirigeants peuvent aussi bien être des femmes que des
hommes.
Le premier adjectif, mnèmôn, « doué de mémoire »,
ne pose pas de problèmes particuliers.
Le second adjectif, arratos (que j'ai traduit par « inébranlable »),
par contre, est un mot rare et d'étymologie douteuse. Dans tout le corpus disponible
à Perseus,
on ne le trouve que chez Platon, où il ne figure que deux fois :
ici et en Cratyle,
407d3, où il sert à Socrate à expliquer l'étymologie du nom du dieu Arès
et est explicité par la formule sklèron te kai ametastrophon,
c'est-à-dire « dur/rigide/rude et qu'on ne peut retourner/immuable/inflexible » (ametastrophos est
lui-même un terme rare qu'on ne trouve que chez Platon, 4 fois dans les dialogues
authentiques et
2 fois dans l'Epinomis : en dehors de cette utilisation dans
le Cratyle, on le
trouve, pour ce qui est des dialogues authentiques, en République,
X, 620e5, dans le mythe d'Er, et en Lois,
XII, 960c9 et 960d5,
à chaque fois pour qualifier le caractère « immuable » du « sort » filé
par Atropos, l'une des trois Moires, filles de Nécessité). On
peut donc penser qu'il sert ici à qualifier quelqu'un qui ne se laissera pas
détourner de la voie que lui ouvrent ses capacités intellectuelles, au contraire
d'un Alcibiade qui a gâché ses dons naturels par manque de volonté, perverti
par son entourage selon le processus décrit par Socrate en République,
VI, 494b-495a en des termes qui ne peuvent pas ne pas faire penser justement
à Alcibiade.
Quant au dernier des trois adjectifs utilisés ici, c'est philoponos,
construit comme philosophos, mais sur le mot ponos, qui désigne
la peine, le travail pénible et fatiguant, la fatigue, l'effort, dont
il vient d'être question dans la réplique précédente à propos
de l'effort intellectuel qui affecte d'autant plus l'âme qu'elle ne le
partage pas avec le corps. Être philoponos, ce n'est pas être
masochiste, aimer se faire mal, mais avoir le goût de l'effort pour atteindre
le but qu'on s'est fixé. (<==)
(9)« Bien doté par la nature » traduit le grec euphuès, dans lequel on retrouve le préfixe eu-, « bien », et la racine phuein, du verbe qui signifie « croître, pousser » et dont vient le mot phusis, « nature » et le français « physique ». (<==)
(10) « Hostile à l'effort » traduit le grec misoponos, dans lequel la racine misos, « haine », a remplacé philos au premier terme du composé par rapport à philoponos, « amoureux de l'effort », rencontré auparavant. Plusieurs autres composé en philo- ont été utilisés par Socrate auparavant, outre philoponos et bien sûr philosophia : philogumnastès, « amoureux des exercices physiques », philothèros, « amoureux de la chasse », philomathès, « amoureux de l'étude », philèkoos, « amoureux de l'écoute ». Le seul qualificatif qui fait exception dans cette énumération est zètètikos, que j'ai traduit par « doué pour la recherche », qui est dérivé du verbe zètein, « chercher », à l'aide du suffixe -ikos (dont vient le -ique de mots français comme « poétique », « caustique », « humoristique ») qui désigne l'aptitude à quelque chose. (<==)
(11) Cette réplique devraient interpeler ceux qui pensent que le philosophe idéal selon le Socrate de Platon vit retiré dans sa tour d'ivoire loin du bruit et de la fureur du monde qui l'entoure, consacrant sa vie à contempler un ciel d'idées pures. Selon ce que dit ici Socrate, cet homme serait « bancal » (chôlos »), boiteux. C'est le Thalès tombant dans un puits en contemplant les étoiles de Théétète, 174a, qui fait à juste titre rire la servante thrace, dans l'anecdote qui prélude à ce que la plupart des commentateurs prennent pour le portrait du philosophe selon le cœur de Socrate alors que ce n'en est que la caricature à l'usage d'un Théodore (voir Théétète, 175e1 où l'on trouve la seule occurrence du mot philosophos dans tout ce portrait, dans la formule : hon dè philosophon kaleis, « celui-là même que tu nommes philosophe »), savant mathématicien qui, lui, refuse de s'engager dans des discussions sur autre chose que ses équations et qui prend pour argent comptant cette caricature. (<==)
(12) L'« ignorance », c'est en grec amathia, dans lequel on retrouve, après le préfixe a- privatif, la même racine que dans le mathès de philomathès, issue de mathein, infinitif aoriste 2 de manthanein, « apprendre, étudier ». L'amathès, dans le contexte actuel, ce n'est donc pas tant l'ignorant que celui qui n'a pas daigné étudier, qui n'a pas voulu faire l'effort d'apprendre, qui n'a pas considéré comme important de s'instruire et qui, de ce fait, est susceptible de dire des choses fausses, c'est-à-dire des mensonges, sans même le savoir, donc involontairement (akousion) en un certain sens, mais pourtant par la faute de sa misoponia, de sa haine de l'effort pour apprendre. (<==)
(13) Pour la traduction d'aretè par « excellence » plutôt que par le plus usuel « vertu », voir l'introduction à ma traduction du Ménon. Les « parties de l'excellence (ta tès aretès merè) » ici mentionnées explicitement sont la sôphrosunè (« modération », parfois aussi traduit par « tempérance »), l'andreia (« courage », ou encore « virilité », mais plus globalement l'art d'être un homme (anèr, andros)) et la megaloprepeia (« magnificence », ou étymologiquement « le fait d'être en conformité avec ce qui est grand »). (<==)
(14) C'est le même mot grec chôlos, traduit plus haut par « bancal » lorsqu'il était utilisé comme adjectif, que je traduis ici où il est utilisé comme nom par « boiteux », qui est son sens premier. (<==)
(15) « Bien disposées de corps et d'esprit » traduit le grec artimeleis te kai artiphronas. Les deux adjectifs, artimelès et artiphrôn, sont de même structure, formés du préfixe arti- suivi d'un terme auquel il s'applique. Arti- introduit une idée de bonne composition, de quelque chose de bien fait, bien assemblé, bien adapté. Les deux mots qui forment la seconde partie de chacun des deux adjectifs et sont donc ainsi qualifiés sont melos pour le premier et phrèn pour le second. Le sens premier de melos est « membre » et, par extension, « corps », en tant qu'assemblage de membres. Quant à phrèn (à propos duquel on pourra consulter la note introductive sur phronèsis au début de ma traduction de Ménon, 86d3-96d1), c'est un mot qui peut aussi bien désigner le cœur en tant qu'organe que le cœur en tant que siège des passions, et donc ces passions (dans un sens voisin de thumos), ou encore la pensée et l'esprit qui rend cette pensée possible. Ce qu'il faut noter ici, c'est que chacun de ces deux mots, et la présence dans les deux cas du préfixe arti- qui implique une idée de composition bien réussie, renvoie à une idée de l'homme en tant que composé : le corps lui-même est un composé, ce qui l'« anime » renvoie à la fois au « cœur » et à la pensée, et l'homme qui en résulte est à la fois corps et esprit, si bien que ce sont les deux qu'il faut « conformer », éduquer, développer, et ce de manière cohérente. Pas seulement le corps ou seulement l'esprit, mais les deux ensemble, ce qui suppose des dispositions initiales tant au plan physique (le corps) qu'au plan intellectuel (la pensée). (<==)
(16) Les mots traduits par « enseignement » et par « entraînement » sont respectivement mathèsis et askèsis, tous deux utilisés ici au singulier. Plus que les mots français qui servent à les traduire, les deux mots grecs mettent l'accent sur l'activité de l'élève plus que sur celle du maître. Mathèsis est le nom d'action dérivé du verbe manthanein, dont le sens premier est « apprendre ». Mais le mot français « apprentissage » a pris un sens trop spécialisé au travail manuel pour pouvoir être utilisé ici où mathèsis est justement utilisé pour décrire une formation plus spécifiquement intellectuelle, par opposition à askèsis, nom d'action dérivé, lui, du verbe askein, qui signifie « travailler », mais aussi « assouplir par l'exercice, exercer » ou encore « pratiquer, s'exercer », et plus spécifiquement dans le cas d'askèsis, s'entraîner pour des activités gymniques ou athlétiques. Qui plus est, l'askèsis, c'est non seulement la pratique de tel ou tel sport, l'entraînement en vue de la compétition dans ce sport, mais en fait tout le style de vie, le régime alimentaire, etc. qu'implique cette pratique pour y réussir (d'où le sens qu'a pris en français le mot qui en est le décalque : « ascèse »). Ce qui est visé par ces deux mots, c'est donc tout ce qu'implique de la part de l'élève la formation à la fois physique et intellectuelle qui lui est proposée. Cette impression est encore renforcée par le verbe qui décrit l'activité des « éducateurs » qu'imaginent être Socrate et Glaucon dans cette conversation : il s'agit du verbe komizein, dont le sens premier est « prendre soin de, s'occuper de », sens très général donc, et le sens dérivé « escorter, transporter ». Plus que comme « professeur » déversant son supposé savoir dans la tête d'élèves, Socrate se voit donc comme un « accompagnateur » prenant soin de ses compagnons plus jeunes pour les faire profiter de sa plus longue expérience. (<==)
(17) L'expression en tèi proterai eklogèi, « dans notre premier choix », utilisée ici par Socrate renvoie au tèn proteran eklogèn de 535a6 et à travers lui, comme je le signalais dans la note 4, à République, III, 412b8-414b7. Et de fait, en 412c2-3, Socrate commençait ses considérations sur le choix des dirigeants en affirmant qu'« il faut que les plus âgés soient ceux qui dirigent, les plus jeunes ceux qui sont dirigés » et proposait de choisir les dirigeants parmi les meilleurs des gardiens. Mais il ne s'était auparavant intéressé qu'à la formation des gardiens par la « gymnastique » et la « musique » (au sens large englobant tous les arts des Muses) et il pouvait sembler alors que rien de plus n'était nécessaire à la formation des dirigeants en tant que tels. Maintenant qu'on a vu que c'est loin d'être le cas et qu'il leur faut au contraire une formation très poussée, Socrate va devoir reprendre son cursus de formation pour y inclure, à destination de ceux qui sont destinés à devenir les dirigeants, tout ce nouveau programme. Et l'erreur qu'il veut éviter ici est celle qui consisterait à penser qu'après avoir formé les gardiens selon les méthodes décrites aux livres II et III, il suffirait de les observer à l'œuvre dans leur fonction pendant qu'ils vieillissent pour repérer les meilleurs et en faire des dirigeants lorsqu'ils auront atteint un âge suffisant, se réservant de leur donner cette formation complémentaire à ce moment-là. En d'autres termes, le premier choix avait été un peu vite en besogne et avait fait l'impasse sur la formation complémentaire des dirigeants, qui, comme on va le voir, fait elle-même partie du processus de sélection. Socrate ne remet donc pas en cause ici l'idée que les dirigeants seront des personnes âgées, mais seulement l'idée que leur formation en tant que dirigeants ne leur serait dispensée que lorsqu'ils auraient atteint l'âge de gouverner. Après le premier rappel du « premier choix » qui préludait à des compléments d'information sur les qualités requises des candidats à la formation complémentaire pour gouvernants, ce second rappel prélude à la reprise du programme d'éducation plus complet qui leur sera nécessaire et qui leur sera proposé dans la continuité du programme plus général et plus léger décrit pour les gardiens. (<==)
(18) Comme
dans la section précédente, je ne traduis pas le mot dialektikos car
sa traduction usuelle par « dialectique », qui n'en est
que le décalque en français, mais qui a pris un sens technique
par trop spécialisé
à mon sens, ne ferait que compliquer la compréhension de ce qu'est
justement la dialektikè pour Platon, et qu'il faut essayer
de comprendre
à partir des textes où il en parle au lieu de projeter sur ces
textes une précompréhension
qui risque d'en fausser le sens (on trouvera regroupés dans une
autre page de ce site tous les textes des dialogues où le mot dialektikos est
utilisé, avec leur traduction). Rappelons simplement que l'adjectif dialektikos est
formé à partir du verbe dialegesthai, qui signifie « dialoguer », « discuter »,
à l'aide d'un suffixe -ikos qui marque l'aptitude, et que son
sens intuitif est tout simplement « apte à dialoguer »,
ou « apte à discuter ». Hè dialektikè,
c'est-à-dire ce que désigne l'adjectif substantivé au
féminin avec un mot comme technè sous-entendu, c'est
donc tout simplement « l'art du dialogue », « l'art
de la discussion », qui se définit plus par ses résultats
que par les moyens, les « techniques », les « méthodes » employées.
En effet, comme dans tout domaine, posséder l'art du dialogue, c'est être
au plus haut point capable de faire avec cet instrument qu'est le dialogos ce
pour quoi il est fait, ce qui renvoie une fois encore à la compréhension
du logos qui
est sous-jacent au dia-logos : est-ce que « dialoguer
(dialegesthai) » ce n'est rien d'autre que parler les uns
avec les autres (en prenant logos dans son sens de « parole »),
ou bien est-ce, du moins dans son expression la plus noble, et donc la meilleure,
progresser au moyen de (dia-) la raison (logos) qui est en
nous et nous constitue en tant qu'êtres humains ? Dans cette perspective, dialektikos voudrait
dire « apte à (bien) raisonner/faire usage de sa raison ».
« Éducation préalable » traduit
le grec propaideia, construit à l'aide du préfixe pro-, « devant,
avant », et du mot paideia, « éducation », dont
vient le français « propédeutique ». Dans
la relative qui suit, on trouve le verbe propaideuein, selon une construction
courante en grec consistant à utiliser pour complément d'un verbe le nom construit
sur la même racine. (<==)
(19) Le grec est : ouch hôs epanagkes mathein to schèma tès didachès poioumenos, mot à mot : « pas comme nécessaire à étudier la figure de l'enseignement faisant ». Le mot schèma utilisé ici pour parler de to schèma tès didachès est un de ces mots qui, comme eidos et idea, renvoie à l'apparence visible des choses et des personnes. Mais le sens de schèma s'est aussi spécialisé pour désigner la « figure » au sens géométrique, ce qui explique le sens du mot français qui en est le décalque, « schéma » (sur les divers sens de ce mot et la manière dont le Socrate de Platon en joue pour essayer de faire comprendre à Ménon ce qu'il veut dire par eidos lorsqu'il essaye avec lui de chercher l'eidos de l'aretè, voir ma traduction de Ménon, 73c6-77a5 et en particulier les notes 7 et 34). Au moment même où Socrate fait référence à l'enseignement de l'arithmétique et de la géométrie, il utilise un terme à connotation géométrique pour parler de quelque chose d'abstrait et de non « géométrique », la « forme » donnée à un programme d'enseignement. (<==)
(20) Le verbe grec que je traduis par « emplis la tête » est trephe, impératif de trephein, dont le sens premier est « nourrir », et par extension, « élever » (en particulier des enfants) et donc « éduquer ». C'est pour rendre perceptible cette analogie implicite de l'apprentissage intellectuel avec l'absorption de nourriture, particulièrement bienvenue lorsqu'il s'agit justement de bannir l'usage de la force qui pourrait s'apparenter à un « gavage », que j'ai utilisé cette traduction. (<==)
(21) « En
les faisant jouer » traduit le participe présent grec paizontas,
qui est un accusatif pluriel qui renvoie à tous paidas, « les
enfants », qui a précédé. Ce sont donc bien les enfants qui sont « jouant »,
ce que ne rendrait pas explicite une traduction par « en jouant »,
qui ne permettrait pas de savoir si c'est le maître ou les élèves, ou les deux
ensemble, qui jouent. Le verbe paizein, dérivé du mot pais, « enfant »,
veut dire « se comporter comme un enfant », et donc jouer,
s'amuser. Ce verbe est voisin de paideuein, « éduquer,
élever (un enfant) », lui aussi dérivé de pais.
La ressemblance devient encore plus visible dans les noms d'action dérivés
de ces deux verbes, paidia, « jeu », et paideia, « éducation »,
qui ne diffèrent plus que par une lettre.
D'une certaine manière, ce que dit ici Socrate, c'est : « laissez
les enfants être des enfants, même lorsque vous les « éduquez »,
et, plutôt que de chercher à leur faire ingurgiter de force des connaissances
qu'ils ne retiendront pas longtemps, tâchez de leur faire aimer ce pour quoi
ils sont naturellement doués et donnez-leur l'envie de l'effort pour améliorer
ces dons à travers des jeux et des amusements ». (<==)
(22) On ne peut pas rendre en français toute la saveur de la phrase grecque prononcée par Glaucon : echei ho legeis logon, qui joue implicitement sur les multiples sens de logos, sans peut-être même que Glaucon s'en rende compte, tant la formule echei logon dans le sens de « c'est raisonnable, c'est sensé, ça tient la route » et son contraire ouk echei logon dans le sens de « ça ne veut rien dire, ça n'a pas de sens » étaient usuelle : « il y a du logon dans ce que tu legeis » ! Or, logon est le nom dérivé du verbe legein dont legeis est la forme conjuguée à la seconde personne de l'indicatif présent actif. Pourtant, tout le problème auquel est confronté Platon à travers les dialogues, en particulier dans ses critiques envers la rhétorique, est résumée dans cette courte formule : suffit-il de legein (parler) pour qu'il y ait du logon (raison) dans ce qu'on dit ? Si l'on en reste aux mots, lorsque quiconque parle (legei), il produit nécessairement un logon ! Mais tous les logoi n'ont pas la même valeur, c'est là tout le problème, et tout logos (parole) n'est pas nécessairement doté de logos (raison). Seulement voilà ! c'est le même mot dans les deux cas ! Alors comment s'y retrouver ? (<==)
(23) Renvoi à République, V, 466e-467e. (<==)
(24) Le mot grec traduit par « unité » est arithmos, dont le sens premier est « nombre » ou « compte » (racine du mot « arithmétique »), mais qui peut aussi signifier « unité » au sens militaire de groupe constitué d'un nombre déterminé d'hommes et constituant la cellule de base de l'armée. Je garde dans ma traduction cette connotation militaire pour qu'on perçoive que, si Socrate plaide pour que l'éducation soit présentée aux enfants sous forme de jeux, cela ne l'empêche pas de les faire « jouer » aux petits soldats et ce, même dans un contexte de guerre réelle quand le danger n'est pas trop grand. En d'autres termes, « jeu » n'est pas nécessairement synonyme pour lui de « simulation ». Il s'agit bien plutôt d'une question d'état d'esprit des participants. (<==)
(25) Socrate
demande qu'on donne à ces étudiants une sunopsin oikeiotètos
allèlôn tôn mathèmatôn kai tès tou ontos phuseôs.
Sunopsis, c'est littéralement une vue (opsis) ensemble
(sun-). Le mot est à la racine du mot français « synoptique ».
Ce « voir ensemble » porte sur deux ordres de choses :
- d'une part la « parenté (oikeiotès) » des
différentes disciplines (mathèmata) qui ont été l'objet
des études antérieures les unes avec les autres (allèlôn) : oikeiotès est
formé sur la racine oikos, qui signifie « maison ».
L'oikeiotès, c'est donc en quelque sorte le fait d'habiter la
même maison, donc d'être de la même « famille ».
Toutes nos connaissances portent sur le monde qui nous entoure et dont nous sommes
une partie, et ce monde constitue notre « demeure » à tous.
Il y a donc nécessairement des liens entre tous les domaines de connaissance
possibles, qui reflètent les liens entre les choses sur lesquelles portent ces
connaissances, ce qui nous conduit au deuxième ordre de choses sur lequel il
faut avoir un regard « synoptique » :
- d'autre part, la « nature (phusis) de ce qui est (tou
ontos) » : le fait que Socrate demande un regard d'ensemble
sur cette « nature de ce qui est » suggère que,
malgré
le singulier ontos, il ne faut pas en faire un « Étant » ou
un « Être » unique hypostasié. Que tout ce qui « est » procède,
croisse (phuein, dont dérive phusis) d'une unique origine,
c'est bien possible et cela justifie que l'univers ne constitue qu'une unique « famille (oikos) »,
mais cela ne veut pas dire que cet « Être » est unique,
comme on pense que le suggérait Parménide. (<==)
(26) Dialektikos ne qualifie pas ici une « méthode » ou une « technique », mais une phusis, une « nature ». Dans la continuité de la note 18, on pourrait dire qu'une dialektikè phusis, c'est une nature douée pour le raisonnement, rien de plus. Socrate ne cherche pas ici à former des « dialecticiens », c'est-à-dire des gens capable de (bien) raisonner, en leur apprenant des « recettes », des « techniques », comme on formerait un cordonnier ou un médecin, mais à sélectionner des individus qui ont des dispositions naturelles pour l'approche « synoptique », une aptitude « innée » à voir les liens entre les choses, entre les « étants », entre les objets d'étude qu'on leur propose. Certes, ces dons nécessitent d'être « cultivés », encouragés et développés, comme on cultive une plante qui pousserait de toutes façons toute seule si l'on ne faisait rien, mais dont on peut obtenir beaucoup plus si l'on en prend soin. Tous les hommes ont des yeux pour voir, mais on n'apprendra jamais à un myope de naissance à reconnaître de loin des animaux les uns des autres ; de même, tous les hommes ont un logos, une « raison », mais tous n'ont pas la même aptitude à « voir » dia logos, à l'aide du logos (raison) et à travers le logos (discours), aussi « loin » les uns que les autres et à percevoir l'ordre purement « intelligible » qui échappe aux yeux du corps. Reste que, pas plus qu'il ne suffit d'avoir de bons yeux pour reconnaître de loin un éléphant si l'on n'en a jamais vu et qu'on a jamais appris ce qu'était un éléphant, il ne suffit pas d'avoir une nature dialektikè, un logos bien conformé à la naissance, pour distinguer les différentes « idées » les unes des autres, pour différencier par exemple la justice du courage, mais à qui n'a pas au départ une « vue » de l'esprit suffisamment acérée, toute la formation du monde ne suffira pas à lui faire « voir » les « idées » pures de l'ordre intelligible. Mais d'autre part, de même qu'on n'apprend pas à qui a de bons yeux à voir en lui apprenant des recettes et des techniques, mais en l'incitant à exercer sa vue et en l'aidant à reconnaître ce qu'il voit, de même on n'apprend pas à qui est doué pour le raisonnement à raisonner en lui inculquant des recettes et des techniques, mais en l'entraînant à raisonner et en l'aidant à reconnaître les raisonnements qui « tiennent la route » et ceux qui ne tiennent pas debout. Certes, il peut y avoir des « méthodes », des « techniques », qui aident à améliorer la capacité à raisonner, mais d'une part il n'y en a pas une seule (la « dialectique » supposée prônée par Platon), mais une pluralité dont l'usage dépend du type de raisonnement et du sujet en cause, et surtout ce ne sont pas elles qui sont le plus importantes car celui qui est doué pour le raisonnement se débrouillera toujours, avec ou sans elles, alors qu'elles ne rendront jamais intelligent qui ne l'est pas (d'où le refus de Platon de codifier la « logique » ou la « dialectique », ce qu'il aurait été parfaitement capable de faire s'il l'avait jugé opportun). En fait, la réplique qui précède et ce qui va suivre montre que le caractère dialektikos d'une personne se juge plus aux résultats auxquels elle arrive par son aptitude au raisonnement qu'aux moyens qu'elle utilise pour y parvenir, sur lesquels Platon est d'ailleurs muet. Le premier critère de résultat qui vient d'être proposé est l'aptitude à voir les liens entre les différents ordres de choses et à prendre une vue d'ensemble du monde qui nous entoure et des êtres qui le composent. (<==)
(27) « Persévérants » traduit le grec monimoi, terme dérivé du verbe menein, qui signifie « rester, demeurer, rester en place, être stable ». Être monimos, c'est donc rester en place, être stable, inébranlable, ne pas laisser tomber, donc faire preuve de persévérance, d'assiduité, de constance, de fermeté dans les études ou au combat. (<==)
(28) Il y a là un jeu de mot en grec, puisque le mot traduit par « obligations légales » est nomimois (datif pluriel de nomimos, terme dérivé de nomos, « loi, usage », qui désigne donc ce qui est conforme à la loi ou aux usages) qui est pratiquement un anagramme de monimoi, « persévérants », qu'on vient de rencontrer par deux fois dans ce membre de phrase : il faut donc distinguer ceux qui sont monimoi en nomimois (« persévérants dans les obligations légales ») ! (<==)
(29) Il n'est plus ici question d'une qualité désignée par un adjectif (dialektikos), mais d'une activité désignée par un verbe à l'infinitif substantivé, to dialegesthai, par rapport à laquelle on cherche à voir quelle est l'aptitude (dunamis) de chacun après avoir tenté auparavant de détecter les prédispositions, la phusis. Et cette activité, c'est tout simplement le « dialoguer », « discuter », « raisonner ». Malheureusement, la plupart des traducteurs, qui veulent voir de la « dialectique » partout dans cette fin du livre VII de la République, interprètent le datif tèi tou dialegesthai dunamei comme un datif de moyen et comprennent qu'il faut mettre les candidats à l'épreuve (basanizonta) « au moyen du pouvoir de la dialectique » (voir vers la fin de la note 32 ci-dessous les différentes traductions de cette expression dans les traductions que j'ai à ma disposition). Il me semble qu'il faut plutôt voir dans ce datif un datif de point de vue identifiant non l'outil qui sert à la mise à l'épreuve, mais le domaine dans lequel se fait cette mise à l'épreuve, savoir, « l'aptitude à raisonner ». Au final, la différence entre les deux datifs n'est pas bien grande si l'on admet que la manière de tester l'aptitude à raisonner, c'est de raisonner avec celui qu'on teste, donc en un certain sens d'utiliser le raisonnement, le dialegesthai comme moyen de tester le candidat. C'est plus par la manière de traduire dunamis et par le remplacement de l'infinitif dialegesthai par le nom « dialectique » qu'on oriente la compréhension de la traduction. Dunamis vient du verbe dunasthai qui signifie au sens premier « pouvoir, être capable de ». On peut donc certes le traduire par « pouvoir » ou par « puissance », mais ces traductions sont ambiguës, surtout lorsqu'on donne à l'un de ces mots « de la dialectique » comme complément pour parler du « pouvoir de la dialectique » ou de la « puissance de la dialectique », car on a vite fait alors d'oublier qu'on s'intéresse à l'aptitude, au « pouvoir » si l'on veut, de l'élève, pour supposer quelque « pouvoir » magique à une méthode qui aurait nom « dialectique » et qui ferait toute seule le test pour nous. Cela devient encore plus vrai dans certaines traduction où le mot dunamis n'est même plus traduit et où on traduit seulement par « au moyen de/par la dialectique » (Chambry chez Budé, Baccou chez Garnier). Certes, il y a là aussi moyen de comprendre cela comme voulant simplement dire qu'on éprouve les candidats en leur faisant pratiquer la dialectique, mais il reste la connotation « technique » que « dialectique », après vingt-cinq siècles de commentaires de Platon, donne à cette expression, alors qu'il me semble que Platon parle tout simplement de tester la capacité de raisonnement des étudiants sélectionnés ! (<==)
(30) Même
remarque ici qu'à propos du tès tou ontos phuseôs de
537c3 (cf. note 25 ci-dessus) : il ne faut pas lire
dans le auto to on vers lequel il faut progresser un « Être
en soi » tout droit sorti des propos de Parménide ou d'un
autre. To
on, c'est « ce qui est » dans le sens le plus général,
c'est-à-dire à peu près n'importe quoi ! (sur le
sens très englobant de to on chez Platon, on pourra se reporter
à l'article que j'ai écrit pour le premier numéro de la
revue philosophique en ligne Klèsis : « La
fortune détournée de Platon », avril 2006) Et
si le auto ajoute
une nuance, et donc restreint la portée de ce to on très
général
qui englobe absolument tout, c'est sans doute simplement pour désigner
ce qui est par soi-même et non pas en tant qu'objet de pensée
n'existant
qu'en nous, sans correspondant hors de notre tête (ou nos têtes,
si nous sommes plusieurs à partager ce « phantasme »).
Et c'est bien ce que signifie ce met'
alètheias (« dans
la vérité »)
puisque le critère de la vérité de notre logos,
c'est justement son adéquation à ce qui est au-delà des
mots qui le constituent et dont ces mots ne sont qu'une image approximative,
adéquation qui suppose donc le pouvoir de dialegesthai, de « voir » au-delà
des mots.
Ici encore, on voit que, comme je le signalais déjà à la fin de la note
26,
ce qui intéresse Platon, ce ne sont pas tant les moyens que
les résultats. Et le critère de validité de ces résultats,
c'est la vérité. En fin de compte, Platon ne dit guère autre chose que cela : « est dialektikos,
c'est-à-dire bon raisonneur, celui dont les raisonnements sont vrais et permettent
d'atteindre à la vérité » ! Le problème,
bien sûr, c'est que tous les raisonneurs pensent avoir raison et être dans
le vrai ! Toute la question est donc de savoir qui est apte à juger de
la qualité d'un raisonnement, ce qui justifie la fin de la réplique, comme
je l'explique dans la note suivante. (<==)
(31) Le choix
terminologique de Socrate ici est intéressant et plein d'humour : « le
travail d'une grande vigilance » traduit en effet le grec pollès
phulakès ergon. Or le mot que j'ai traduit par « vigilance », phulakè,
est un nom dérivé de phulax, phulakos, « gardien »,
qui est celui qu'a utilisé Socrate pour parler de la classe intermédiaire de
la cité, les « gardiens » de la cité chargés
de veiller sur elle et de la défendre. Et ce dont il est en train de nous
entretenir, c'est justement du processus qui va permettre de sélectionner les
meilleurs de ces phulakes pour en faire les dirigeants de la cité.
Aussi, dire que cette tâche de sélection des phulakes requiert
une grande phulakè, c'est-à-dire suppose qu'on ait les qualités
qui font un bon gardien, ou plutôt constitue une longue ou essentielle (sens
analogiques possibles de pollè à partir du sens premier de
« nombreuse ») activité propre de gardien, puisque le
sens premier de phulakè,
c'est « action
de monter la garde », « activité propre d'un phulax »,
ne manque pas d'humour !
Mais au-delà de l'humour, ce choix met aussi discrètement le
doigt sur un des problèmes majeurs, le problème,
pourrions-nous même
dire, que posent les suggestions du Socrate de Platon, celui que j'ai mentionné
à la fin de la note précédente : qui est
en mesure d'effectuer ce travail de sélection ? Car pour être
capable de déterminer qui a un naturel dialektikos, il faut
avoir soi-même ce caractère et donc faire partie des sélectionnés
possibles, ou des déjà sélectionnés, mais alors,
par qui ? On
voit bien que la pompe ne peut s'amorcer que par des dialektikoi autoproclamés.
Mais quelle sera alors leur légitimité aux yeux des autres qui,
pour la plupart, ne sont justement pas des dialektikoi ?!… Comment
ceux qui raisonnent faux mais sont convaincus qu'ils sont dans le vrai pourraient-ils
admettre que d'autres, raisonnant différemment et arrivant à des conclusions
différentes, sont ceux qui sont dans le vrai ?!…
Par
ce choix de vocabulaire, Platon, l'auteur de ces pages et donc des paroles
qu'il met dans la bouche de son Socrate, nous suggère sans doute qu'il était
parfaitement conscient de ce problème. (<==)
(32) Les
manuscrits hésitent ici sur le nombre du verbe traduit par « se
rassasie(nt) » : est-ce empi(m)plantai, 3ème
personne du pluriel de l'indicatif présent moyen ou passif
du verbe
empi(m)planai, selon la leçon des manuscrits A2 et M (l'absence
ou la présence du second mu, que j'ai mis entre parenthèses,
ne change pas le sens, car il s'agit de deux graphies possibles du même
verbe), ou empiplatai,
3ème personne du singulier, selon la leçon des manuscrits
A, F et D ? La question renvoie à celle de savoir quel est le sujet
implicite de ce verbe. La réplique de Socrate est en effet paranomias
pou empi(m)pla(n)tai, ou pou est un adverbe signifiant « en
quelque sorte » et paranomias le génitif singulier
de
paranomia (« agissement qui va contre (para-) la loi/les
usages (nomos) ») qui ne peut être que le complément
du verbe. Si l'on lit le verbe au singulier, on ne peut lui supposer pour sujet
que le to dialegesthai de la réplique précédente
de Socrate (infinitif substantivé) et on est alors bien en peine de
savoir à quoi
renvoie le autous de
la réplique suivante : thaumaston ti oiei paschein
autous (« penses-tu que quelque chose
d'étonnant les affecte ? »). Si
par contre on suppose le verbe au pluriel, rien ne permet de préciser
qui sont les « ils » qui sont sujet implicite du verbe
car rien dans la réplique précédente de Socrate ne peut
servir d'antécédent à ce pluriel,
mais par contre, le autous de la réplique suivante renvoie
alors à
ce sujet implicite indéterminé.
D'un point de vue strictement
grammatical, il semble plus difficile d'admettre que autous ne renvoie
pas à des personnes présentes au moins par la pensée dans
la réplique précédente,
donc au sujet pluriel implicite du verbe litigieux dans le cas présent,
que de supposer un sujet implicite non précisé à ce verbe,
ce qui milite en faveur du verbe au pluriel. Du point de vue du sens, dans la
continuité de la réplique précédente de Socrate où il suggérait de mettre à
l'épreuve l'aptitude à raisonner (tèi tou dialegesthai dunamei,
cf. note 29) des candidats, en soulignant pour finir
la difficulté de cette tâche, et dans la mesure où il répond ici à une question
de Glaucon sur le pourquoi de cette difficulté, je ne vois pas de raison de
comprendre to dialegesthai autrement que comme désignant la même chose
que ce par rapport à quoi on se proposait dans la réplique précédente de tester
l'aptitude des candidats, c'est-à-dire « le [fait
de] raisonner », la pratique des raisonnements et des discussion.
Or cette pratique n'est pas réservée à une élite, mais est à la portée de tout
le monde, avec plus ou moins de bonheur. Et c'est précisément à cela que veut
en venir Socrate, et non pas à la mise en œuvre douteuse d'une
technique spécifique, cette fameuse « dialectique » dont
tous les traducteurs se gargarisent sans pouvoir dire ce qu'elle est, que certains
pervertiraient en en faisant mauvais usage, ce qui d'ailleurs pourrait semer
le doute sur son efficacité (car ce n'est pas la même chose de dire que tous
les hommes ont un logos qui
les rend capables de raisonner, mais que tous ne raisonnent pas avec autant
de succès, et de dire qu'il y a une manière de raisonner le plus efficacement
possible qui s'appelle la « dialectique », mais que cette
technique suprême elle-même peut être mal employée :
si même cette technique ultime n'est pas une garantie de succès, alors d'où
vient son statut privilégié ?) Dans ces conditions, je comprends
la première réplique de notre extrait comme portant, non sur la dialectique,
mais tout simplement sur la manière de discuter, de raisonner, des contemporains
de Socrate dans leur ensemble, et sa seconde réplique, avec le verbe au pluriel,
comme décrivant ce qui arrive à ces contemporains indéterminés, sujet implicite
du verbe, qu'on pourrait rendre en français par un simple « on »,
mais que j'ai préféré rendre par « les gens » pour
que le « les » qui traduit le autous de la réplique
suivante renvoie à un pluriel.
Et s'il y a une restriction dans l'esprit de Platon sur ce dialegesthai faisant
qu'il ne couvre pas quand même tous ceux qui ouvrent la bouche
pour parler, la restriction est à chercher du côté des sujets de
conversation, pas des méthodes. Ce n'est pas le fait d'ouvrir la bouche
pour dire bonjour à mon voisin ou pour dire au boulanger ce que je suis
venu acheter chez lui qui introduit l'illégalité dans la vie
sociale. C'est seulement lorsque tout un chacun se met à discuter sur
la justice, sur le bonheur, sur l'excellence (aretè) et autres
sujets similaires que le danger guette, comme va le suggérer la suite
de la discussion et l'analogie que va développer Socrate pour illustrer
ses propos. Socrate ne fait donc que constater ici que, pour la plupart des
gens, le fait de discuter sur de tels sujets ne fait que les monter contre
(para) la loi et les usages (nomos), c'est-à-dire
aboutit au résultat contraire de ce qu'une saine utilisation de notre logos et
de la faculté qu'il nous donne de dialegesthai devrait produire
s'ils étaient utilisés de manière véritablement dialektikè.
On pourrait traduire plus librement notre passage ainsi :
« Ne vois-tu pas quel mal fait la manie actuelle de discuter sur
tout, au point où elle en est arrivée ?
Quel mal ?
Quelque part, les gens se vautrent dans tout ce qui est contraire à la
loi et aux usages !
C'est tout à fait ça !
Eh bien ! trouves-tu étonnant ce qui leur arrive ou le comprends-tu ? »
Cette
manière de comprendre et de traduire me paraît bien plus naturelle que celle
de ceux qui veulent à tout prix que le Socrate de Platon ait ici en vue la dialectique
et les dialecticiens, c'est-à-dire tous les traducteurs dont j'ai la traduction
entre les mains, comme on s'en rendra compte en voyant les acrobaties de traduction
auxquelles sont obligés ces traducteurs et les ajouts qu'ils doivent faire pour
arriver à un texte compréhensible :
Le texte grec des trois répliques de Socrate en cause et des
interventions de Glaucon entre ces répliques est le suivant :
Ouk ennoeis, èn d' egô, to nun peri to
dialegesthai kakon gignomenon hoson
gignetai ;
To poion ; ephè.
Paranomias pou, ephèn egô,
empi(m)pla(n)tai.
Kai mal, ephè.
Thaumaston oun ti oiei, eipon, paschein autous…
La traduction de Chambry (Budé), qui retient la leçon empiplatai (singulier),
est la suivante (en rouge dans toutes les traductions
la traduction de to
dialegesthai, en mauve celle de autous,
et en vert le sujet explicité du
verbe litigieux) :
« Ne remarques-tu pas, répondis-je, le mal dont la
dialectique est atteinte aujourd'hui, et quelles proportions il prend ?
Quel mal ? dit-il.
Elle se remplit, répondis-je, de désordre.
Ce n'est que trop vrai, dit-il.
Crois-tu, dis-je, que ce qui arrive aux jeunes dialecticiens soit surprenant… »
La traduction de Robin (Pléiade), qui tourne la difficulté en
faisant du complément au génitif paranomias le sujet
du verbe litigieux, mais semble, par le sens et l'utilisation du « y »,
pencher pour la leçon empiplatai (singulier), est
la suivante :
Ne réfléchis-tu pas, répondis-je, à l'étendue du mal auquel, à cette heure,
la dialectique est exposée ?
Quelle sorte de mal ? dit-il.
Un esprit de dérèglement, répondis-je, y surabonde, si je ne me trompe.
Ah ! dit-il, je crois bien !
Mais est-ce merveille, à ton sens, lui dis-je, que cet état soit celui des
gens qui la pratiquent… »
La traduction de Baccou (Garnier), qui retient la leçon empiplantai (pluriel),
est la suivante :
Ne remarques-tu pas, répondis-je, le mal qui atteint la
dialectique de
nos jours, et les progrès qu'il fait ?
Quel mal ?
Ceux qui s'y livrent, dis-je, sont pleins de désordre.
C'est bien vrai.
Mais crois-tu qu'il y ait là quelque chose de surprenant… »
La traduction de Dixsaut (Bordas), qui retient la leçon empiplatai (singulier),
est la suivante :
Ne réfléchis-tu pas à l'étendue du mal qui atteint aujourd'hui la
dialectique ?
Quel mal ?
Elle se dérègle, il me semble, tout à fait.
C'est certain
Trouves-tu étonnant que cela arrive à ceux qui la
pratiquent… »
La traduction de
Piettre (Nathan), qui retient la leçon empiplatai (singulier),
est la suivante :
S.— Ne remarques-tu pas le mal dont l'étude de la dialectique est atteinte
et l'étendue de ce mal ?
G.— Quel mal ?
S.— Elle est déréglée à souhait.
G.— C'est vrai.
S.— Trouves-tu étonnant ce qui arrive à ceux qui la
pratiquent… »
La traduction de Pachet (Folio), qui retient la leçon empiplantai (pluriel),
est la suivante :
Tu ne remarques pas, dis-je, l'ampleur du mal qui atteint à présent l'activité
dialectique ?
Lequel ? dit-il.
En quelque sorte, dis-je, les gens s'y remplissent de mépris des lois.
Oui, exactement, dit-il.
Or trouves-tu étonnant que cela leur arrive… »
La traduction de Cazeaux (Livre de poche), qui, comme Robin,
tourne la difficulté en
faisant du complément au génitif paranomias le sujet,
mais semble lui aussi, par le sens et l'utilisation du « y »,
pencher pour la leçon empiplatai (singulier), est la suivante :
MOI.— Tu as dû remarquer, n'est-ce pas, que le malaise qui entoure la
discussion logique va son train, et un bon train.
GLAUCON.— C'est-à-dire ?
MOI.— L'action illégale y surabonde.
GLAUCON.— En effet.
MOI.— Mais comment trouver surprenante l'évolution de ces
gens qui abordent les discussions logiques… »
La traduction de Karsenti/Prélorentzos (Hatier), qui retiennent la leçon empiplatai (singulier),
est la suivante :
SOCRATE.— Ne songes-tu pas au mal qui atteint aujourd'hui la
dialectique,
et qui progresse encore ?
GLAUCON.— Quel mal ?
SOCRATE.— Elle est en plein désordre.
GLAUCON.— C'est vrai.
SOCRATE.— T'étonnes-tu de ce qui arrive à ceux qui s'y adonnent… »
La traduction de Leroux (GF Flammarion), qui retient la leçon empiplantai (pluriel),
est la suivante :
N'es-tu pas conscient, dis-je, du mal qui résulte de la
pratique actuelle
de la dialectique ?
Lequel ? dit-il.
On s'y remplit, dis-je, d'une sorte de mépris des lois.
Oui, exactement, dit-il.
Or trouves-tu étonnant, dis-je, que cela leur arrive… »
La traduction en anglais de Jowett (Internet), qui retient la
leçon empiplantai (pluriel),
est la suivante :
Do you not remark, I said, how great is the evil which dialectic has introduced ?
What evil ? he said.
The students of the art are filled with lawlessness.
Quite true, he said.
Do you think that there is anything so very unnatural or inexcusable in
their case ?
La traduction en anglais de Shorey (Loeb), qui retient la leçon empiplantai (pluriel),
est la suivante :
« Do you not note, said I, how great is the harm caused by our present
treatment of dialectics?
What is that? he said.
Its
practitioners are infected with lawlessness.
They are indeed.
Do
you suppose, I said, that there is anything surprising in this
state of mind… »
La traduction en anglais de Bloom (Basic Books), qui retient
la leçon empiplantai (pluriel),
est la suivante :
Don't you notice, I said, how great is the harm coming from the
practice of dialectic these days ?
What's that ? he said.
Surely its students, I said, are filled full with lawlessness.
Very much so, he said.
Do you suppose it's any wonder, I said, that they are so affected… »
La traduction en anglais de Grube/Reeve (Hackett), qui retiennent
la leçon empiplantai (pluriel),
est la suivante :
« Dont' you realize what a great eveil comes from dialectic as
it is currently practiced ?
What evil is that ?
Those who practice it are filled with lawlessness.
They certainly are.
Do you think it's surprising that this happens to them… »
On peut résumer ces traductions, du point de vue qui nous occupe, dans le tableau suivant :
Option pour le verbe |
Traduction de to dialegesthai |
Sujet de empi(m)pla(n)tai |
Traduction de autous |
|
Chambry | singulier |
la dialectique |
elle (la dialectique) |
aux jeunes dialecticiens |
Robin | singulier (par déduction) |
la dialectique |
y (dans la dialectique) |
des gens qui la pratiquent (la dialectique) |
Baccou | pluriel |
la dialectique |
ceux qui s'y livrent (à la dialectique) |
(non traduit, remplacé par un « là ») |
Dixsaut | singulier |
la dialectique |
elle (la dialectique) |
à ceux qui la pratiquent (la dialectique) |
Piettre | singulier |
l'étude de la dialectique |
elle (l'étude de la dialectique) |
à ceux qui la pratiquent (la dialectique) |
Pachet | pluriel |
l'activité dialectique |
les gens |
leur (les gens qui se remplissent de mépris des
lois dans l'activité dialectique) |
Cazeaux | singulier (par déduction) |
la discussion logique |
y (dans la discussion logique) |
ces gens qui abordent les discussions logiques |
Karsenti/Prélorentzos | singulier |
la dialectique |
elle (la dialectique) |
ceux qui s'y adonnent (à la dialectique) |
Leroux | pluriel |
la pratique de la dialectique |
on |
leur (les « on » qui se remplissent
de mépris des lois dans la pratique de la dialectique) |
Jowett | pluriel |
dialectic |
the students of the art (of dialectic) |
in their case (of the students of dialectic) |
Shorey | pluriel |
dialectics |
its practitioners (of dialectics) |
(non traduit, remplacé par « in
this state of mind », that of the practitioners of dialectics) |
Bloom | pluriel |
the practice of dialectic |
its students (of dialectic) |
they (the students of dialectic) |
Grube/Reeve | pluriel |
dialectic |
those who practice it (dialectic) |
them (those who practice dialectic) |
Il est bon de noter que, pour le texte grec, Burnet
(OCT) et Shorey (Loeb) retiennent la leçon empiplantai (pluriel)
alors que Chambry (Budé) retient la leçon empiplatai (singulier),
ce qui explique sans doute que tous les traducteurs anglais cités traduisent
le pluriel, alors que la plupart des traductions françaises traduisent
le singulier.
Le tableau montre clairement que tous les
traducteurs cités, sauf Cazeaux, traduisent to dialegesthai par « la
dialectique » (ou
en anglais « dialectic(s) ») ou au mieux, pour
ceux que cela gène de rendre un verbe d'action par un nom de technique, par
une expression décrivant
une activité dans
laquelle entre ce mot comme « l'étude
de la dialectique » (Piettre), « l'activité dialectique » (Pachet), « la
pratique de la dialectique » (Leroux). Mais Cazeaux, qui
traduit par « la discussion logique », n'est
qu'une exception apparente car cette expression est celle qu'il retient pour
traduire l'adjectif dialektikos et il en fait explicitement un synonyme
de « dialectique » : en 531d9, il traduit en effet hoi
dialektikoi par « hommes des discussions logiques »,
avec une note qui précise : « C'est la dialectique » ;
en 532a2, il traduit déjà to dialegesthai par « la
discussion logique » ; en 533a8, il traduit hè tou
dialegesthai dunamis par « la faculté de
discussion logique » ;
et plus près de notre texte, en 537c6, il traduit dialektikès
phuseôs par « les natures propres à la discussion
logique »,
et le dialektikos qui suit en 537c7 par « dialecticien » ;
enfin, il donne pour intertitre de sa fabrication à la section qui commence
avec notre passage : « La perversion possible de la dialectique ».
Bref, Cazeaux ne fait qu'anticiper Aristote chez Platon en transformant dans
sa traduction la dialectique de Platon en logique.
On se rendra compte que ce choix est chez chaque
traducteur dans la continuité de ce qui a précédé en consultant le tableau
suivant, qui montre comment chacun a traduit le tèi
tou dialegesthai dunamei de la réplique précédente de Socrate et les deux
occurrences de l'adjectif dialektikos qui ont précédé de peu :
Traduction de megistè peira dialektikès phuseôs en
537c6 |
Traduction de dialektikos en 537c7 |
Traduction de tèi tou dialegesthai dunamei basanizonta en
537d5 |
Traduction de to dialegesthai en 537e1 |
|
Chambry | la meilleure épreuve pour distinguer les esprits
propres à la dialectique |
dialecticien |
en les éprouvant par la dialectique |
la dialectique |
Robin | la plus sûre expérience à faire d'un naturel
dialectique |
le dialecticien |
en les éprouvant par le moyen de la faculté dialectique |
la dialectique |
Baccou | un excellent moyen de distinguer l'esprit propre
à la dialectique |
dialecticien |
en les éprouvant par la dialectique |
la dialectique |
Dixsaut | la meilleure manière d'éprouver si un naturel
est doué pour la dialectique |
dialecticien |
grâce à l'épreuve de la puissance dialectique |
la dialectique |
Piettre | le meilleur moyen de distinguer le naturel propre
à la dialectique |
dialecticien |
en les mettant à l'épreuve, par la vertu du dialogue |
l'étude de la dialectique |
Pachet | le meilleur moyen de mettre à l'épreuve le naturel
doué pour le dialogue, dialectique |
dialecticien |
en mettant à l'épreuve leur faculté de dialoguer |
l'activité dialectique |
Cazeaux | une épreuve tout à fait valable pour distinguer
les natures propres à la discussion logique |
dialecticien |
la capacité à l'égard des discussions logiques sera
ta pierre de touche |
la discussion logique |
Karsenti/Prélorentzos | la meilleure manière de distinguer qui est par
nature dialecticien |
dialecticien |
à l'épreuve de la dialectique |
la dialectique |
Leroux | la meilleure épreuve pour distinguer le naturel
dialectique |
dialecticien |
en mettant à l'épreuve leur capacité de dialoguer |
la pratique de la dialectique |
Jowett | the capacity for such knowledge
is the great criterion of dialectical talent |
the dialectical (mind) |
you will have to prove them
by the help of dialectic |
dialectic |
Shorey | the chief test of the dialectical nature |
a dialectician |
to prove and test them by the power of dialectic |
dialectics |
Bloom | the greatest test of the nature that is dialectical |
dialectical |
testing them with the power of dialectic |
the practice of dialectic |
Grube/Reeve | the greatest test of who is naturally dialectical |
dialectical |
you will have to test them by means of the power
of dialectic |
dialectic |
Il est intéressant de constater que même les traducteurs comme Piettre, Pachet et Leroux, qui acceptent de donner au tou dialegesthai de 537d5 une signification non « technique » en parlant de « la vertu du dialogue » (Piettre), de « leur faculté de dialoguer » (Pachet) ou de « leur capacité de dialoguer » (Leroux), ne peuvent s'empêcher, 5 lignes plus bas, de traduire le même to dialegesthai par « l'étude de la dialectique » (Piettre), « l'activité dialectique » (Pachet) ou « la pratique de la dialectique » (Leroux), c'est-à-dire de revenir à une référence à la dialectique, ce qui oblige ceux d'entre eux (Pachet et Leroux) qui retiennent la leçon empi(m)plantai et traduisent d'ailleurs bien le sujet implicite du verbe par « on » (Leroux) ou « les gens » (Pachet), à ajouter un « s'y » renvoyant à cette activité dialectique (« on s'y remplit… », « les gens s'y remplissent… ») pour rendre clair qu'il s'agit jusqu'au bout des apprentis dialecticiens ! (<==)
(33) « Ne
les
comprends-tu pas ? » traduit le grec ou suggignôskeis.
Le verbe suggignôskein est construit à l'aide du préfixe sun- (« avec ») et
du verbe gignôskein, qui signifie « apprendre à
connaître », « reconnaître », « comprendre ». Suggignôskein,
c'est donc en quelque sorte « avoir la même compréhension » et
donc « être du même avis », mais aussi
par déduction, puisqu'on est du même avis, qu'on comprend de la même manière,
et donc en quelque sorte qu'on est d'accord, « excuser, pardonner ». Ce
verbe sert à Socrate à introduire une analyse psychologique menée à l'aide
d'une analogie pour comprendre comment les contemporains de Socrate et Glaucon
(et pas seulement les apprentis dialecticiens, ou alors il faut voir en
toute personne qui se prend à discuter et à raisonner un apprenti « dialecticien »)
peuvent en venir à mépriser les lois et les coutumes et s'emplir de paranomia.
Mais c'est une chose de « comprendre » les raisons qui
poussent les autres à agir comme ils le font, c'en est une autre de
les excuser et d'agir comme eux. Le fait de comprendre quelqu'un n'empêche
pas de trouver « étonnant
(thaumaston) » son comportement, comme le suggère
le premier mot de cette réplique, qui est justement thaumaston.
Car, comme le dit Socrate en Théétète,
155d, le thaumazein est le premier pas vers la philosophie. En
fait, c'est même le fait de trouver étonnant le comportement de
certains qui doit nous inciter à chercher à les comprendre, préalable
nécessaire si l'on
veut trouver des remèdes à ces comportements étonnants
et changer les choses pour le mieux. (<==)
(34) « Enfant supposé » traduit le grec hupobolimaios, terme rare dont c'est la seule occurrence dans tous les dialogues, et qui a un sens technique juridique similaire à celui d'« enfant supposé » en français, dans lequel « supposé » est employé dans le sens classique de « substitué ». Hupobolimaios dérive du verbe hupoballesthai, formé du préfixe hupo- (« sous ») et du verbe ballein au moyen qui signifie « lancer, jeter » (construction très similaire à celle de sup-poser, dérivé du latin sub-ponere, « poser sous »), dont un des sens est effectivement « supposer ou substituer un enfant » (on le trouve employé en ce sens quelques lignes plus bas, en 538a5). Le terme renvoie donc à diverses situations où un enfant est élevé par des parents qui ne sont pas les siens, soit suite à un vol d'enfant, soit suite à une substitution délibérée, soit pour d'autres raisons encore. On retrouve de nombreux cas de ce type dans la mythologie grecque. On peut penser par exemple à Œdipe, abandonné par ses parents à la naissance et élevé à la cour de Corinthe, loin de sa ville natale de Thèbes, par des parents qui n'étaient pas les siens, mais qui étaient riches et puissants, comme dans le cas que suppose ici Socrate. (<==)
(35) Ce mot « flatteurs », kolakes en grec, renvoie à la théorie de la flatterie (kolakeia) que développe Socrate en Gorgias, 463a-466e pour faire comprendre à Polos et Gorgias ce qu'il pense de la rhétorique telle que pratiquée par eux. (<==)
(36) Le paranomon traduit par « contraire aux lois et aux usages » renvoie à la paranomia de 537e4 dont se gavent les contemporains de Socrate. (<==)
(37) Le mot
grec que j'ai traduit par « convenable » est epieikès.
Ce terme est terriblement ambigu, mais son ambiguïté échappe à la plupart des
traducteurs, qui lui donnent une connotation très nettement positive dans leur
traduction de l'expression panu
phusei epieikès utilisée
ici par Socrate (Chambry : « d'un
naturel excellent » ; Robin : « une
excellente nature » ; Baccou : « d'un
très bon naturel » ; Dixsaut : « un
remarquable naturel » ; Piettre : « d'une
excellente nature » ; Pachet : « par
nature tout à fait admirable » ; Cazeaux : « une
nature particulièrement digne » ; Karsenti/Prélorentzos : « d'une excellente nature » ; Leroux : « naturellement
tout à fait exceptionnel »). C'est
qu'en effet ce mot dérive de la racine eikô qui signifie « sembler,
paraître » et aussi « convenir ». Et
c'est dans ce sens de « convenance » qu'on le retrouve
ici dans le -eikès de epieikès, dont le sens
premier est « convenable, de juste mesure ». C'est à
partir de ce sens que le mot en vient à signifier « de qualité »,
et donc « bon », ou plus spécifiquement « équitable ».
Mais derrière tous ces sens, il y a l'idée de conformité à la norme, à la convention.
Or, dans le contexte de l'analogie que développe Socrate, où il est justement
question de se conformer ou pas aux lois et aux usages, de dérives vers le
paranomon, le « contraire à l'usage »,
dire de quelqu'un qu'il est epieikès ne veut pas nécessairement
dire qu'il est « bon », mais peut suggérer qu'il est
d'un tel conformisme que rien ne parviendra à le faire agir contre les usages
dans lesquels il a été éduqué ! Or ce conformisme
n'est louable que si ces usages sont effectivement, non pas seulement conformes
à la loi, mais aussi justes.
On notera d'ailleurs que ce mot epieikès revient par trois
fois dans la bouche de Céphale
(République,
I, 330a5, 330a6,
331b1)
dans la courte discussion qu'il a avec Socrate au début du livre I de la République,
et qu'il semble correspondre à son idéal de l'homme de bien. Mais
une analyse attentive de cette discussion montre que l'idéal de Céphale n'est
probablement pas, loin de là, celui de Socrate ! (on trouvera une
analyse de cette discussion dans la section intitulée « Une
fortune plein la tête », pp. 17 à 21 de la
seconde partie de mon article « La fortune détournée de Platon » parue
dans le numéro 1.2 de la revue philosophique en ligne Klèsis). (<==)
(38) « Ceux
qui s'adonnent aux discussions » traduit le grec tous
aptomenous tôn logôn.
Tous aptomenous est le participe présent moyen substantivé du verbe
aptein, dont le sens premier est « joindre, attacher »,
et au moyen (aptesthai), « s'attacher à »,
ou encore, avec une nuance d'hostilité, « s'attaquer à »,
ce qui suggère, quand il s'agit de « s'attaquer aux » logôn,
aux discours, comme c'est le cas ici, une perspective éristique (de eris, « querelle,
combat, discorde »). Bref, ici encore, l'expression est ambiguë
et peut se comprendre de manière positive (« s'adonner
aux discussions, aux discours ou aux raisonnements ») ou de manière
péjorative (« s'attaquer aux raisonnements pour les contester
et les démolir »).
On notera par ailleurs que, lorsque Glaucon explicite ceux auxquels faisait
référence Socrate avant de se lancer dans son analogie, donc
ceux dont il
était question dans les répliques que j'ai longuement analysées
dans la note
31, il ne parle pas de « dialecticiens », mais
simplement de tous aptomenous tôn logôn.
Pas de tès dialektikès ou de tou dialegesthai,
pas même de tôn dialogôn,
simplement tôn logôn ! Mais cela n'empêche
pas certains traducteurs de s'entêter à voir la dialectique
partout dans cette fin du livre VII ! Ainsi Chambry : « à ceux
qui abordent la dialectique » ; Robin : « à
ceux qui se mêlent d'argumenter dialectiquement » ;
Baccou : « à ceux qui se livrent à la dialectique » ;
Dixsaut : « à ceux qui s'attaquent à la
dialectique » ;
Karsenti/Prélorentzos : « la dialectique » (la
réplique complète est simplement « traduite » par « mais
quel est le rapport ici avec la dialectique ? ») ;
Shorey : « the novices of dialectic » (avec
une note péremptoire : « That is the meaning. Lit. “those
who lay hold on discourse.” ») ! Jowett, qui traduit
par « the
disciples of philosophy », y voit même toute
la philosophie, cependant que Pachet, qui n'ose réintroduire la dialectique,
ne peut pourtant s'empêcher de faire la moitié du chemin en
ajoutant un dia- aux logôn pour
le faire des « dialogues », en traduisant : « à ceux
qui s'attachent aux dialogues » (par contre Piettre : « à ceux
qui s'intéressent à l'art
de la discussion » ; Cazeaux : « les
gens qui abordent les discussions raisonnées » ;
Leroux : « ceux qui s'attachent à la discussion
des arguments » ; Bloom, Grube/Reeve : « those
who take up arguments »). Il se peut, comme le croit Shorey,
que Platon ait eu la « dialectique » en tête
en écrivant
ces mots, mais le fait est qu'il a écrit simplement tôn
logôn. Et
ce qu'il a écrit est beaucoup plus ouvert que ce que veulent nous
faire croire la plupart des traducteurs, puisqu'on a vu que le participe aptomenous peut
se prendre dans plusieurs sens allant de l'attitude louable de celui qui
s'attache à telle ou telle discipline dont il entreprend l'étude à l'attitude
querelleuse de celui qui ne cherche qu'à trouver des failles réelles
ou supposées
dans les arguments qui lui sont présentés et ne conçoit
les discussions que comme des combats qu'il faut à tout prix gagner,
et que le mot logôn peut
lui aussi se prendre dans de multiples sens : « discours », « discussions », « raisonnements »,
etc. Bref, le texte de Platon ne fait que me conforter dans
la compréhension que je présentais dans la note 31 selon laquelle
il est ici question de bien plus que de la « dialectique » au
sens où l'entendent ceux qui utilisent ici ce mot. Si l'on veut voir
la dialektikè ici,
il faut commencer par prendre appui sur des textes comme celui-ci pour essayer
de mieux comprendre ce que Platon avait en tête en employant ce mot.
Ce à
quoi s'intéresse Platon, c'est au bon usage du logos qui
nous constitue en tant qu'hommes, dans tous les sens que peut prendre ce
mot, au singulier et au pluriel. Dans cette recherche, il s'oppose aux rhètôres (« rhéteurs »)
et à la rhètorikè (la « rhétorique »)
qu'ils pratiquent en prétendant ainsi rendre leurs émules aptes
aux logôn.
Mais le rhètôr, c'est celui qui prononce des rhèmata,
des « mots », au sens le plus matériel du terme,
c'est le « parleur », un individu seul qui émet
des sons constituant des mots et peut aussi bien être un perroquet
qu'un grand penseur. Et la rhètorikè, ce n'est rien
de plus que l'art d'aligner des mots de manière aussi plaisante que
possible. Il n'y a dans rhèma,
dérivé du verbe eirein qui signifie « dire »,
aucune des nuances de sens qu'il y a dans logos, pas plus qu'on
ne trouve dans eirein toutes l'étendue de sens qu'on trouve
dans
legein : dans eirein et les mots dérivés,
on en reste
à l'énonciation du « dire », aux simples « mots » objets
sonores, alors que dans legein et ses dérivés, le
sens se prolonge du parler à la signification des énoncés
et débouche sur la raison qui leur
donne sens. C'est pourquoi Platon veut substituer à une rhètorikè,
art des mots, un art du logos, des logôn. Il ne cherche
pas à former des gens capables de bien dire des mots agréables à l'oreille,
mais capables de bien utiliser leur raison (logos) dans des discussions
(logoi)
conforme à la vérité des choses. Mais s'il entend déplacer
l'accent des rhèmata aux logoi,
il ne veut pas pour autant remplacer la rhètorikè par
une logikè, parce que la logikè n'insiste
pas encore assez sur la dimension « sociale » et « politique » du logos.
C'est justement cette dimension qu'ajoute le préfixe dia-,
à laquelle s'ajoute la nuance d'intérêt que prend le
sujet dans l'action introduite par le moyen, dans le verbe dialegesthai.
Et c'est pourquoi ce que Platon entend substituer à la rhètorikè,
c'est, non pas une logikè (Aristote s'en chargera !),
mais une dialektikè, un art de bien se servir du logos dans
tous les sens du terme : tenir des discours sensés et raisonnable,
en usant au mieux de sa raison sans pourtant lui demander plus qu'elle ne
peut donner. Et dans cette perspective, il ne faut pas chercher la dialektikè platonicienne
dans les seuls derniers dialogues, voire seulement dans le Sophiste et
sa méthode de divisions (dont Platon est le premier à se moquer),
mais dans
tous les dialogues, ni surtout s'imaginer qu'elle est un ensemble
de « techniques », de « recettes »,
codifiées ou codifiables comme la « logikè » d'Aristote, qui
permettraient à tout coup d'atteindre au vrai. Le Socrate de Platon raisonne
aussi bien dans l'Euthyphron ou
le Lysis que
dans le Sophiste ou
le Philèbe, ou dans n'importe quel autre dialogue. Car quelqu'un
qui est un bon dialektikos doit adapter son discours à ses interlocuteurs,
à leur âge, à leur niveau de connaissance, à leur état d'esprit du moment,
et aussi au sujet traité, comme l'explique Socrate à Phèdre dans le dialogue
qui porte son nom, et ne peut donc se contenter d'une seule « méthode »,
quelle qu'elle soit, pour atteindre son objectif de progresser ensemble vers
la vérité. Mais dans cette perspective, il y a, parmi tous les gens qui s'intéressent
aux logôn, des gens qui s'en servent bien et qui
seuls méritent le qualificatif de dialektikoi. Mais il n'y
a pas de gens qui s'en servent bien mal ! C'est-à-dire qu'il
n'y a pas de « dialecticiens » qui déshonorent le
titre. Ceux qui risquent de déconsidérer, non pas la « dialectique »,
puisque celle-ci n'est pas une méthode particulière, mais le logos lui-même,
les logoi auxquels il est ici question de s'intéresser, ce
sont justement ceux qui ne savent pas se servir d'eux et ne sont donc pas
dialektikoi. Glaucon a donc bien raison de demander à Socrate en
quoi son image a à voir avec ceux qui s'intéressent aux logôn,
et non pas aux dialektikoi ! Et pourtant il est vrai aussi
que l'analogie a à voir avec la dialektikè (bien comprise). (<==)
(39) Le mot grec traduit par « croyances » est dogmata, pluriel de dogma, dont vient le français « dogme ». Tout comme doxa, le mot habituellement traduit par « opinion », dogma est dérivé du verbe dokein, qui veut dire « sembler, paraître », et aussi « penser, croire ». Dogma peut vouloir dire « opinion », mais a aussi le sens plus spécifique de « décret, décision, arrêt » d'une autorité, et aussi de « doctrine », de telle ou telle école de pensée en particulier. Pour mieux percevoir la différence entre dogma et doxa, qui est utilisé par Socrate en 538d9, à partir de l'usage qui en est fait ici, voir la note 43 ci-dessous sur doxa.(<==)
(40) Socrate oppose aux dogmata dont il vient d'être question des epitèdeumata, c'est-à-dire des « occupations », des manières de vivre, des comportements, qui ne sont pas nécessairement le fruit d'une réflexion ou la mise en pratique de « principes », de dogmata. (<==)
(41) « Qu'est le beau ? » traduit Ti esti to kalon : c'est très exactement la question que pose Socrate à Hippias dans l'Hippias majeur ((Hippias Majeur, 287d3) et à laquelle celui-ci se montre incapable de répondre. (<==)
(42) Le texte grec traduit par « la discussion le réfute complètement » est exelegchèi ho logos. Contrairement à ce que laissent penser la plupart des traductions, c'est ho logos, nominatif singulier, qui est le sujet du verbe exelegchèi, troisième personne du singulier du subjonctif présent actif de exelegchein, verbe construit sur elegchein (« convaincre d'erreur, réfuter ») par ajout du préfixe ex- qui y ajoute une idée d'achèvement. Le logos qui réfute, ce peut aussi bien être la parole de ses interlocuteurs que la discussion dont il est partie prenante avec eux ou encore la raison en lui ébranlée par les raisonnements qu'on soumet à sa réflexion. (<==)
(43) « Opinion » traduit doxa.
Au départ, il y avait des dogmata inculqués pendant
l'enfance et reçus en quelque sorte comme des « décrets » (l'un
des sens possibles de dogma, cf. note 39) auxquels
on se soumettait sans trop chercher à les comprendre : le verbe
grec que j'ai traduit par « se soumettre » et qui revient
plusieurs fois dans la bouche de Socrate au cours de cette explication est peitharchein,
dans lequel on retrouve à la fois peithein, « faire
confiance » et archein, « conduire, diriger,
commander », et qui signifie « obéir » à partir
de l'idée de « faire confiance à ceux qui commandent ».
La mise à l'épreuve au moyen des discussions nous fait passer
de ces dogmata à
des doxai,
fruit de la mise en branle de notre propre raison, mais dans lesquelles on
peut être « ballottés » si
notre raison ne les fixe pas fermement (voir la discussion de Socrate avec
Ménon sur les « opinions vraies » à la
fin du Ménon) : le verbe que j'ai
traduit par « faire tomber (dans l'opinion que…) » est kataballein qui
signifie au sens premier « jeter de haut en bas ».
Car si le logos qui nous
fait passer des dogmata hérités en confiance de nos
parents aux doxai n'est
pas de bonne facture, il est vraisemblable que ce passage sera bel et bien
une dégringolade, comme le suggère le sens premier de kataballein !
Ceci étant, il ne faudrait pas que le vocabulaire utilisé ici
par Platon nous fasse, par contrecoup de cette dévalorisation des doxai,
survaloriser les dogmata de notre enfance que ces doxai mettent à mal !
Il ne faut en effet pas perdre de vue l'analogie proposée par Socrate et qu'il
est en train de « décoder » pour nous : ces dogmata ne
sont en effet que des parents de substitution, et non pas nos vrais
parents ! Et dans l'analogie, il est bien dit que le « héros » de
la fable « ne [peut] trouver ceux qui l'ont réellement
(tôi onti) engendré ». En d'autres
termes, il n'est pas en son (en notre) pouvoir de savoir ce qu'il en est réellement
du beau, du juste, du bon, etc. ! Nous n'aurons jamais la certitude que
nos dogmata ou nos doxai sont bel et bien conformes à la
vérité, sont nos vrais « parents ». Mais
il y a quand même une chose qui est sûre, c'est que nous avons des parents,
que nous les connaissions ou pas ! Traduit dans l'ordre des « croyances » et « opinions »,
cela signifie que ce n'est pas parce que nous n'aurons jamais la certitude
d'avoir atteint la vérité que cette vérité n'existe pas.
Ce n'est donc pas parce qu'une « opinion » n'est que
ça, une opinion, qu'elle est fausse et méprisable. Toute la
fin du Ménon explique bien qu'un opinion peut parfaitement
être « vraie » et qu'on peut très bien retrouver
le chemin de sa « patrie » (la « route de
Larissa » dans l'exemple pris par Socrate pour Ménon, cf. Ménon,
97a-b et la note
13 à ma traduction de la fin du Ménon pour le « décodage » de
cet exemple apparemment anodin) à l'aide de simples doxai si
elles sont vraies. Et si Socrate parle ici de kataballein eis
doxan hôs…, de « déchoir vers l'opinion que… »,
la « déchéance » n'est pas due au fait
que ce n'est qu'une doxa, mais au fait que c'est une doxa bien
particulière qui est précisée après le hôs :
le relativisme qui conduit à penser qu'il n'y a pas de beau « en
soi », de juste « en soi », de bon « en
soi », bref que nous n'avons pas de « vrais » parents
puisque nous sommes incapables de les trouver, et qui est le premier pas vers
la misologie (« haine/mépris du logos ») contre
laquelle nous met en garde la section centrale du Phédon (Phédon,
89c-91b). (<==)
(44) Les deux adjectifs utilisé par Socrate pour qualifier l'état initial et l'état final de celui dont il décrit l'évolution sont, pour l'état final, paranomos, premier mot de la réplique, qui renvoie à la paranomia de 537e4 et qu'on a déjà rencontré en 538b3, et nomimos, dernier mot de la réplique, qu'on a rencontré substantivé en VII, 537d2 pour désigner les « obligations légales » dans lesquelles doivent se montrer persévérants ceux qu'on sélectionnera. Ils désignent deux attitudes opposées par rapport à l'usage, aux coutumes, à la loi, selon le sens qu'on veut donner à nomos. (<==)
(45) Toute
cette réplique reprend des termes et des expressions utilisées auparavant par
Socrate et Glaucon :
- to pathos, traduit par « l'affection »,
renvoie au verbe paschein utilisé en
537e6 dont
il dérive et que j'avais traduit par « les affecte » ;
- tôn houtô logôn aptomenôn, traduit
par « ceux qui s'adonnent ainsi aux discussions », reprend
presque mot à mot les termes de Glaucon en 538c4-5 lorsqu'il
demandait à Socrate en quoi son analogie concernait tous aptomenous
tôn logôn (cf. note 38) ;
- pollès suggnômès, traduit par « notre
plus grande compréhension », renvoie au verbe suggignôskein employé
par Socrate en 537e7,
dont dérive suggnômè et que j'avais traduit par « [ne] les
comprends-tu [pas] ? » (sur
ce verbe, cf. note 33).
Concernant le pathos, Socrate dit qu'il est eikos, participe
parfait neutre du verbe eikô qui, utilisé comme adjectif,
peut avoir les sens de « semblable », « convenable » ou « probable,
vraisemblable », et qui renvoie à l'adverbe eikotôs de 539a1 qui
en dérive et que j'avais traduit par « vraisemblable »,
ou encore à la réponse de Glaucon en 538b6,
qui se limite justement à un simple eikos, que j'ai traduit
par « probable ».
L'idée
est qu'il n'y a rien de surprenant et d'imprévisible à ce que
les choses se passent comme elles se passent. Et dans ces conditions, ce pathos est
aussi axion suggnômès, c'est-à-dire « digne
de compréhension », et donc de pardon, excusable.
On a la réponse à la question posée par Socrate à Glaucon en 537e6-7 qui
nous a valu cette analogie expliquée et l'on peut maintenant revenir au processus
de sélection des dirigeants.
En fait, cette reprise ostensible de termes précédemment employés incite à regarder
de plus près
le bloc de texte qu'elle clôt et qui commence en 537e6 sur
le thaumaston oun ti oiei… de Socrate et se
termine sur le pollès suggnômès axion qui
conclut la fin de son explication en 539a6 (ou si l'on veut sur la réplique
terminale de Glaucon qui suit, ce qui ne change pas grand chose). Et la première
remarque que l'on peut faire, qui concerne la structure du texte, est que cette
section, qui nous présente
dans un premier temps une « image » (eikôn,
selon le terme employé par Glaucon en 538c5)
et dans un second temps son explication, est découpée en deux
parties presque rigoureusement égales
par le alla (« mais »)
qui arrive au milieu de la réplique de Glaucon en 538c4-5 et
marque le tournant entre l'exposition par Socrate de l'« image » et
son application au problème en discussion (pour mesurer la longueur
des deux sections, on ne peut se contenter de compter les lignes de l'édition
Estienne, 26 lignes dans chaque cas, puisqu'elles sont de longueur inégales
du fait des passages à la ligne aux changements d'interlocuteur ;
j'ai donc utilisé une méthode qui permet de s'approcher autant
que faire se peut de la manière dont étaient écrits les
textes du temps de Platon :
je copie le texte grec en cause à partir de Perseus en police « Athenian » dans
un document Word et je supprime tous les espaces entre mots, les apostrophes
et les signes de ponctuation pour ne plus avoir qu'une suite ininterrompue
de lettres
que Word coupe en fin de lignes, en fonction de la largeur des marges, pour
arriver à des lignes pleines de longueur identique pour toutes sauf
la dernière,
ce qui est bien la manière dont se présentaient les textes écrits
au temps de Platon (voir sur ce point la page du
site qui donne un exemple de ce type de présentation) ;
en utilisant la police « Athenian » en
taille 10 sur une page A4 dont les marges gauche et droite sont de 2,5 cm,
et en coupant le texte juste avant le alla de Glaucon, j'arrive à
deux blocs de texte dont le premier fait un tout petit peu plus de 11 lignes,
et le second 11 lignes à deux ou trois lettres près si l'on s'arrête
au axion qui
termine la dernière réplique de Socrate, un tout petit peu plus
de 11 lignes lui aussi si l'on inclut la courte réplique de Glaucon
qui suit). Le bloc dans sa globalité est encadré par la
reprise de l'idée
de suggnômè (« compréhension »)
introduite par le verbe suggignôskein au début, qui est
en fait le cœur de la question de Socrate qui motive son « image » (qui
est, en paraphrasant quelque peu : « est-ce
que tu te montres compréhensif (suggignôskeis) vis à
vis de nos contemporains lorsque tu vois l'état d'esprit dans lequel ils sont
pour la plupart par rapport à la loi et aux traditions ? »)
et reprise dans le pollès suggnômès axion final,
alors que la seconde partie est encadrée par la reprise de l'expression tous
aptomenous tôn logôn (« ceux
qui s'adonnent aux discussions ») qui apparaît une première
fois dans la demande d'explication de Glaucon et une seconde fois dans la conclusion
de Socrate. C'est dans cette question centrale de Glaucon qu'apparaît
pour la première fois dans le bloc le
terme logos, terme qui devient central pour la seconde partie, au
propre et au figuré :
au propre dans la mesure où le mot revient presque exactement au centre « matériel » de
la seconde partie, dans l'expression exelegchèi ho logos (« la
discussion le réfute complètement ») de 538d8 ;
au figuré dans la mesure où toute cette seconde partie vise justement à donner
le logos de l'« image » proposée par
Socrate dans la première.
Mais en fait, si l'on y regarde de plus près,
on se rend compte qu'il s'agit de plus que d'une « parabole » qui
n'aurait pour sens que celui mis en évidence dans la seconde partie. C'est
d'une certaine manière l'ensemble des deux parties qui met en regard les
deux dimensions de notre être, notre dimension d'être corporel engendré
par des parents biologiques et doté d'une « nature » (phusis,
le mot se trouve en 538c3,
vers la fin de la première partie) propre que nous contribuons à développer
de manière plus ou moins « convenable » (epieikès,
l'adjectif justement associé à phusis en 538c3)
par les soins que nous en prenons et les choix de vie que nous faisons, et
notre dimension d'être spirituel doté d'une âme (psuchè,
le mot se trouve en 538d2,
vers le début de la seconde partie) qui est apparentée à l'ordre intelligible
des « idées » de juste, de beau, de bon, etc.
mais est tiraillée entre dogmata et hèdonas et
dont le logos ne sait pas trop de quel côté se tourner.
Toute la première partie est imprégnées du vocabulaire
de l'ordre spatio-temporel physique : il y est beaucoup question
d'engendrement (termes de la famille de genos) et de parenté,
mais aussi de temps (le mot chronos revient deux fois, en 538a6 et
en 538b5) ;
la compréhension se fait sous le mode de la perception par les
sens, puisque le verbe utilisé par deux fois pour décrire l'appréhension
par le personnage de l'histoire de son statut d'enfant « supposé » est
le verbe aisthanesthai (538a2 et
538b7)
dont le sens premier est « percevoir par les sens » ;
et surtout, du côté de Socrate, il n'est question que de manteuesthai (« deviner » ;
le verbe revient quatre fois dans sa bouche : en 538a4,
538a7,
538a9 et
538b7)
ce qui peut se passer dans la tête du personnage dont il imagine l'histoire,
verbe qui nous renvoie au verbe apomantaneuesthai utilisé dans l'allégorie
de la caverne, en 516d2,
pour décrire ce à quoi en sont réduits les prisonniers enchaînés par rapport
aux ombres qu'ils voient défiler sur la paroi devant eux.
Tout ce langage disparaît de la seconde partie, où le logos devient
presque un personnage à part entière puisque c'est lui qui « réfute » (exelegchèi ;
cf. note 42) les paroles « entendues » (par
les sens donc : èkouen, de akouein, en 538d8)
du nomothetès et des parents. Et là où, dans
la première partie,
le temps se divisait en deux par un événement quasi ponctuel
qui était le jour
éventuel où, devenu homme (anèr de genomenos, 538a2),
le personnage « percevait » (aisthoito, de aisthanesthai)
que ses parents n'étaient pas ses vrais parents, dans la seconde, les
deux
états d'esprit du personnage sont séparés par un long
processus de réflexion
mené par le logos qui, pollakis kai pollakèi elegchôn (« en
le réfutant bien des fois et de bien des manières »),
parvient à modifier ses doxai.
Il y a pourtant un élément commun entre les deux parties, dont
l'expression est positionnée symétriquement par rapport au centre
du bloc matérialisé par
la question de Glaucon sur la pertinence de l'image, c'est l'expression de
l'incapacité à « trouver » (heuriskein)
la certitude : tous de tôi onti gennèsantas mè heuroi (« mais
ne pouvait trouver ceux qui l'ont réellement engendré », 538a2,
milieu de la troisième ligne à partir du début, dans le
décompte de lignes
fait comme expliqué plus haut) ; ta te alèthè mè heuriskèi (« et
ne trouve pas non plus les vraies », 538e6 ;
milieu de la troisième ligne avant la fin). Et il ne faudrait pas faire
de cette situation une exception, au motif par exemple que le cas imaginé par
Socrate dans son image, celui de la « supposition » d'enfant
(cf. note
34), est rare et que d'ailleurs, ce dont il s'agit dans la seconde partie,
c'est de ceux qui font mauvais usage des logôn. Car si Socrate
demande à Glaucon de sun-gignôskein, d'« apprendre
à connaître avec » celui dont il conte l'histoire,
d'essayer en quelque sorte de se mettre dans sa peau, c'est parce que cette
histoire, et cette situation, est notre situation à tous ! Non
pas que nous soyons tous des enfants « substitués »,
mais parce que, si l'on y réfléchit bien, de notre point
de vue à chacun, chacun ne peut se connaître que comme enfant supposé de tôn
phaskontôn goneôn (« ceux
qui se disent ses parents », 538a2-3) !
En effet, ce n'est pas par l'expérience personnelle, par la vue de l'accouchement
de notre mère, et encore avant, de l'accouplement de nos parents et
de la surveillance de notre mère pendant tout le temps de la grossesse,
que nous nous savons les
enfants de nos parents, mais par la parole répétée
depuis le temps où notre mémoire est capable de remonter dans
nos souvenirs, que nous supposons que
ceux qui se disent nos parents sont bien tels ! Il n'y a donc aucune raison
que nous les croyions sur parole quand ils nous disent
qu'ils sont nos parents, eux et ceux qui nous entourent et confirment
par leurs paroles qu'ils sont nos parents, si nous mettons en doute
leur parole aux uns et aux autres lorsqu'ils nous parlent de juste, de beau,
de bon, etc. Et ce n'est donc pas le doute que le Socrate de Platon reproche
à ses contemporains à travers cette histoire, mais la démission
face à la réalité
dont nous prenons conscience le jour où nous finissons par comprendre
que nous ne trouverons jamais de certitude sur la vérité relative
au bon, au beau, au juste, etc., qui nous conduit à la vie facile et à l'opinion
qu'il n'y a pas de vérité, comme si, au cas où nous découvririons
un jour que ceux qui se disent nos parents ne le sont pas tôi onti (« réellement »),
nous en déduirions que nous n'avons pas de parents ! Et c'est
bien de cela qu'il est question pour Platon à travers les dialogues :
nous faire prendre conscience à la fois du pouvoir et des limites du logos,
de la raison qui peut permettre à notre âme de saisir quelque
chose des « idées » sur
lesquelles construire notre vie sans pourtant nous permettre d'atteindre à
la certitude en la matière.
Dans la courte analogie qu'il nous propose ici, il va même jusqu'à essayer
de nous suggérer qu'il y a plus de solidité dans ce que peut appréhender notre
raison que dans ce que peuvent percevoir nos sens, que pourtant nous nous mettons
moins en mal de vérifier que ce que nous souffle notre raison, entre autres
à travers la dynamique des échanges et les réponses de Glaucon. Dans la première
partie, celle qui se déroule dans le registre physique, celle où toutes les
paroles de Socrate sont de l'ordre du
mantheuesthai, de la « devinette », Glaucon
n'intervient que deux fois, et chaque fois d'un seul mot : une première
fois par un simple boulomai, « je
veux, je désire », qui est un aveu de paresse intellectuelle,
puisqu'il manifeste un refus de sa part de se livrer lui-même au jeu de devinette
que lui propose Socrate et de se mettre dans la peau du personnage dont Socrate
vient de camper la situation et donc de se poser la moindre question, même
par simple jeu « intellectuel », sur sa filiation génétique,
et le second, tout aussi lapidaire, est un simple eikos, « probable »,
qui montre à la fois qu'il est conscient du caractère simplement probable de
ce que lui décrit Socrate et qu'il n'a pas envie d'aller chercher plus loin
que de simples probabilités. Dans la seconde partie, les interventions de Glaucon
sont plus nombreuses et plus fournies, puisqu'il y en a cinq, quatre courtes
et une plus longue au milieu (la troisième), construites autour de deux mots
principaux : esti (« c'est »),
utilisé deux fois de manière affirmative (esti gar,
sa première intervention ; esti tauta, sa seconde) et
une fois de manière négative (ouk esti, sa quatrième
intervention), et anagkè (« nécessaire »),
premier mot de son intervention centrale et seul mot de sa dernière intervention.
On n'est donc plus là dans l'ordre du vraisemblable, mais du nécessaire et
de ce qui est ou n'est pas. Dans le registre du logos, on ne supporte
pas l'incertitude ! Et on ne se contente pas d'écouter les autres, comme
le montre le fait que, lorsque à la fin de sa troisième intervention, la plus
longue de cette seconde partie, Socrate, une nouvelle fois, entreprend de mettre
Glaucon à contribution en lui demandant ce que lui pense (ti oiei, « que
penses-tu »), celui-ci n'hésite pas, cette fois, à donner son
avis et à s'impliquer dans la réflexion et dans la discussion, qui devient
donc un dialogue. Bref, Glaucon n'a aucune envie de se poser des questions
sur sa parenté biologique sur laquelle de simples probabilités lui suffisent,
mais n'accepte que des certitudes sur la parenté « spirituelle » de
son âme avec les « idées » et n'est pas
long à s'associer à ceux qui doutent dès que le dialogue lui en offre la possibilité. Et
pourtant, pas plus d'un côté que de l'autre, nous ne pourrons « trouver » (heuriskein)
le vrai, ce qu'il en est tôi onti.
Cette idée de parenté« spirituelle », que
Platon n'hésiterait sans doute pas à qualifier de « divine »,
que m'inspire l'analogie retenue par le Socrate de Platon avec un enfant « supposé »,
pouvait d'ailleurs venir plus naturellement encore à l'esprit d'un contemporain
de Platon dans la mesure où, si l'on trouve des exemples dans la « mythologie » grecque
de « suppositions » d'enfants, comme celui d'Œdipe
déjà cité, on y trouve aussi des exemples de « double
paternité », mi-humaine, mi-divine, comme dans le cas d'Héraclès,
fils d'Amphitryon et d'Alcmène, mais dont le vrai père était
Zeus, ou de Thésée,
le grand héros Attique, fils d'Égée et d'Aethra, mais
dont on disait que le vrai père était Poséidon (et qui
d'ailleurs fut élevé à la cour de son grand-père
maternel à Trézène ignorant jusqu'à son adolescence
qu'il était fils du roi
d'Athènes Égée). L'exemple proposé par Socrate nous invite
donc à réfléchir sur l'idée que chacun a comme un double « paternité »,
biologique pour son corps, « divine » pour son âme.
Pour revenir à la comparaison des deux parties de notre texte, on peut
encore noter que c'est aisthomenos
to on (538b7),
mot à mot « ayant
perçu l'étant », que nous pouvons être
amené à changer notre point de vue sur le monde physique, comme
le suggère le début
de la troisième réplique de Socrate dans la première partie,
qui marque le tournant entre les deux états d'esprit successifs du personnage
dont Socrate cherche à « deviner » les pensées,
alors que dans le registre intelligible, c'est, selon la formule qui est au
centre de la seconde partie, lorsque exelegchèi
ho logos (538d8),
lorsque le logos nous confond, nous convainc d'erreur, ou bien nous
donne des preuves, selon le sens qu'on veut donner à exelegchein,
verbe qui évoque les discussions devant les tribunaux avant de s'appliquer
aux discussions « dialectiques » et au procédé socratique,
que nous risquons de tomber dans le relativisme et la misologia. (<==)
(46) Il n'est question, dans toute cette réplique, que de logos, au singulier ou au pluriel, ou encore en composition : au début, Socrate parle de logôn geuesthai (« goûter aux discussions ») ; à la fin les adolescents comparés à de jeunes chiots tiraillent et déchiquettent tôi logôi (« par la parole ») ; et entre les deux, ils en usent eis antilogian (« en vue de la contradiction »). On peut dans chaque cas hésiter sur le terme le plus approprié pour rendre logos ou logoi au singulier ou au pluriel et se demander s'il faut utiliser la même traduction dans les deux cas, et quel que soit le choix, il est sûr qu'en traduisant on perd une bonne partie de la richesse sémantique du mot en grec qui est partie du problème auquel était confronté Platon, mais il est certain qu'on n'aide pas le lecteur en s'obstinant à traduire logos au singulier comme au pluriel par « dialectique », comme le font Chambry et Baccou, et, pour le premier des deux seulement, Robin (qui traduit le second par « par l'argument »), Dixsaut et Karsenti/Prélorentzos (qui traduisent le second par « avec leurs arguments », ce qui fait qu'ils rendent le pluriel par un singulier et le singulier par un pluriel !). Certes, Socrate ne suggère pas qu'on prive les enfants et les adolescents de toute forme de parole (le sens premier de logos) jusqu'à un âge avancé, mais, par son ouverture même, le terme employé oblige le lecteur à se demander en quel sens l'emploie Socrate. Aussi, plus le terme retenu pour la traduction est « fermé », spécialisé, moins on laisse au lecteur la faculté de s'interroger. Et « dialectique » est le terme le plus spécialisé que l'on puisse choisir ici, donc le plus mauvais. (<==)
(47) « Avec une voracité débordante » traduit l'adverbe grec huperphuôs, composé du préfixe huper- qui évoque l'idée de dépassement et dont vient le préfixe français « hyper », et de la racine du verbe phuein, « croître, pousser ». Le sens est donc « d'une manière qui dépasse un développement normal ». (<==)
(48) Socrate
oppose ici ton dialegesthai ethelona kai skopein
talèthes (mot à mot « le dialoguer voulant_bien
et examiner le_vrai ») à ton
paidias charin paizonta kai antilegonta (mot à mot « le
du_jeu pour_le_plaisir jouant et contredisant »). Ces deux propositions
de six mots chacune sont construites selon la même structure et nous
parlent
à la fois par les parallèles et par les différences qu'on
peut y déceler. Dans
les deux, on est en présence de la substantivation (à l'aide
de l'article ton,
accusatif masculin singulier) de
propositions construites autour de participes présents (ethelonta pour
la première, paizonta et antilegonta pour
la seconde, tous à l'accusatif masculin singulier), qui décrivent
donc le comportement d'un individu non spécifié qui se caractérise
justement par le fait qu'il se comporte de la manière indiquée.
Dans chaque cas, on trouve deux verbes reliés par kai (un « et » de
coordination qui, comme c'est le cas ici, tient souvent lieu en grec d'une subordination)
décrivant
deux activités « objectives » (dialegesthai et skopein dans
le premier cas, paizonta et antilegonta dans le second)
et une formule décrivant ce que l'on pourrait appeler un « état
d'esprit » de l'acteur, une motivation (ethelonta pour
le premier, paidias charin pour le second). Dans les deux cas enfin,
on trouve un verbe construit sur la racine legein qui
est aussi celle de logos (dialegesthai dans
le premier cas, antilegonta dans
le second).
Voyons maintenant les différences.
Pour le premier, ce qui est premier (par la pensée en tant que commandant
le reste de la proposition) et qui est exprimé par
l'unique verbe au participe présent, c'est l'acte de la volonté exprimé par
le ethelonta.
Le verbe ethelein signifie « vouloir » dans
le sens de « consentir à, accepter, vouloir bien ».
C'est donc en quelque sorte un « vouloir » qui est le
résultat d'un choix, d'une décision réfléchie. C'est
l'objet de ce choix, de ce consentement, qui est exprimé par les deux
verbes à l'infinitif dialegesthai
kai skopein liés entre eux par un kai de subordination
du second au premier qu'on pourrait traduire par « dialoguer
pour examiner… ». Dans cette expression, le second verbe, skopein,
renvoie au sens propre à l'activité du regard, à l'observation
avec les yeux (sens qu'on retrouve dans le suffixe français « -scope » de
mots comme périscope, télescope, magnétoscope,
etc., qui en dérive),
même si, par extension, il peut aussi faire référence à l'activité de
l'esprit (comme par exemple « observer » en
français, qui en est l'une des traductions possibles). On peut donc
dire qu'à
travers les trois verbes retenus, ce sont toutes les dimensions de l'âme
qui participent ici à l'action : la partie raisonnante dans le dialegesthai,
la partie ardente et volitive, le thumos, dans le ethelonta,
la partie « désirante » tournée vers les
facultés
corporelles et les sens dans le skopein, qui manifeste que ces facultés
sont mises au service de l'activité « intellectuelle ».
On remarquera encore que ces trois verbes apparaissent dans la phrase
dans l'ordre de « subordination » convenable des facultés
qu'ils expriment : dialegesthai en premier, puis ethelonta,
enfin skopein.
Pour le second, il n'est question que de deux activités, paizein et antilegein,
qui, là encore, sont liées par un kai de subordination
qui place la seconde sous la dépendance de la première (« jouer
à contredire ») et ce sont ces deux activités
qui apparaissent directement dans les deux participes présents substantivés,
sans l'intermédiation
d'un choix délibéré qu'on trouvait dans le cas du premier.
Et le verbe principal, celui auquel se subordonne le second, paizein,
c'est au sens premier « faire
l'enfant (pais) ». Ce qui est traduit là, c'est
donc l'immaturité
du personnage dans son activité intellectuelle exprimée par le antilegein.
Celui-là
reste un enfant et y trouve même son plaisir, puisque sa motivation est
exprimée
par un paidias charin dans lequel charin est une forme adverbiale
issue du mot charis, lui-même dérivé du verbe chairein
qui signifie « se réjouir, prendre plaisir ». Charis,
c'est donc tout ce qui réjouit, ce qu'on aime parce qu'on y prend du
plaisir, la « joie », la « grâce »,
l'« agrément », et la forme charin précédée
(comme c'est le cas
ici) ou suivie d'un nom au génitif veut dire « pour le plaisir
de », et
manifeste une causalité
(on peut parfois le traduire simplement par « à cause de »)
qui trouve sa source dans le charme de ce qui est visé, le plaisir qu'on
y trouve. Et ici, ce qui est premier, comme le suggère la position
du mot dans la proposition, c'est la paidia, c'est-à-dire le
comportement infantile, le « jeu », qui se retrouve dans
le premier verbe décrivant l'activité du personnage, paizein,
auquel est subordonnée l'activité du logos, le antilegein qui,
lui, vient en dernier.
La différence se marque non seulement par la place donnée à l'activité du logos dans
chaque cas, traduite « graphiquement » par la place du
composé de legein dans
chaque proposition, mais aussi par le préfixe qui participe à cette
composition : dia- dans
le premier cas, anti- dans le second cas. Le logos qui n'est
qu'un jeu ne débouche sur rien d'autre que sur la confrontation de logos à logos,
la « contradiction » stérile, alors que le dia-legesthai accepté
est mis au service d'une fin qui est justement exprimée par le dernier
mot de la proposition : talèthes, « le
vrai », le seul mot de la première proposition qui n'a
pas de contrepartie dans la seconde, au moins grammaticalement, en tant que
complément
d'objet d'un des verbes d'action. Si l'on veut trouver néanmoins celui
des six mots de la seconde proposition qui a pris la place du thalèthes de
la première, on peut considérer, après avoir éliminé ton… paizonta
kai antilegonta qui correspond terme à terme à ton dialegesthai… kai
skopein, que
le charin qui
vient en troisième position et exprime la motivation du personnage,
est le pendant du ethelonta qui vient aussi en troisième position
dans la première proposition et exprime la motivation du personnage,
si bien qu'il ne reste plus que le paidias, premier mot après
l'article, comme contrepartie du talèthes, dernier mot de la
première proposition. Et
c'est aussi bien par le sens des mots que par leur place que la comparaison
est signifiante : le premier comportement est finaliste (ce qui est « signifié » par
la place du mot dans la séquence, en dernière position) et
tourné vers
l'avenir en ce qu'il cherche à découvrir le vrai , alors que
le second est motivé par des causes qu'on
pourrait dire « biologiques » qui
nous tournent vers le passé en nous font avancer à reculons,
puisqu'il s'agit d'en rester au stade premier de notre évolution (ce
qui est « signifié » par la place du mot dans
la séquence, en première position après l'article), à l'enfance
et à ses jeux
en ne voyant dans le logos qu'un simple jeu de l'esprit
destiné seulement à nous permettre de prendre du bon temps quand
les jouets de notre enfance n'y suffisent plus.
Entre ces deux attitudes, ces deux « modèles »,
l'activité qui s'applique aux deux pour celui qui les considère et doit
choisir, c'est le mimeisthai (« imiter ») : mallon
mimèsetai è, « il imitera plutôt [l'un,
celui qui a été décrit juste avant] que [l'autre,
celui qui va être décrit aussitôt après] ».
Dans tous les cas, le Socrate de Platon a parfaitement conscience que l'éducation
est en grande partie une affaire d'imitation. Et ce mimeisthai nous
renvoie à une occurrence de ce verbe en Apologie,
23c5 (la seule dans tout cet ouvrage), où Socrate, après
avoir décrit
l'enquête à laquelle l'avait conduit l'oracle de Delphes rapporté par
Chéréphon
selon lequel il était le plus sage des hommes, qui avait consisté pour
lui
à examiner successivement les hommes politiques, les poètes et
les artisans pour constater que les uns comme les autres se targuaient de supposées
connaissances qu'ils ne possédaient en fait pas, ajoute que, suite à ça, « les
jeunes, se mettant à ma suite — ceux qui ont le plus de loisir,
les fils des familles les plus riches — de leur propre initiative,
prennent plaisir (chairousin) à m'écouter soumettre à un examen approfondi
les hommes, et souvent m'imitent (mimountai) » (Apologie,
23c2-5), avec pour résultat que ceux qu'ils convainquent ainsi d'ignorance
en veulent à Socrate et l'accusent de corrompre la jeunesse. Ce parallèle nous
invite à réfléchir à ce qui permet de distinguer de
l'extérieur les deux attitudes données en exemples opposés
par Socrate dans les deux propositions que nous examinons. En effet, lorsqu'on
assiste à une discussion entre plusieurs personnes, en particulier une discussion
du genre de celles que mène le Socrate de Platon au fil des dialogues, comment
peut-on savoir si l'on est en présence de quelqu'un qui cherche le vrai ou
de quelqu'un qui s'amuse à contredire pour le plaisir ?!… Et
a fortiori lorsque quelqu'un imite un autre, fut-ce Socrate,
comment savoir s'il le fait dans le même esprit que lui ou s'il se contente
de jouer ? On se rend bien compte que, plus que la méthode, c'est l'état
d'esprit des interlocuteurs, leurs motivations profondes, non visibles de l'extérieur,
qui font la différence. Et de fait, le Socrate de Platon a beau clamer qu'il
ne sait rien ou presque, qu'il cherche de bonne volonté avec ses interlocuteurs
une vérité qu'il ne possède pas encore, en tout cas de manière certaine, on
n'est jamais obligé de le prendre au mot, lui surtout, et on peut toujours
se demander s'il ne s'agit pas d'un exemple de plus de l'ironie socratique.
Tout l'Euthydème est
construit sur la mise en parallèle de ces deux types d'attitudes poussées jusqu'à
la caricature. Mais dans ce cas précis, justement parce que c'est une caricature,
on se rend compte assez facilement de la différence entre la manière de dialoguer
de Socrate et celle des deux frères, Euthydème et Dionysodore. Mais quand on
lit par exemple, dans le Protagoras, le passage où Socrate le lance
dans une explication de texte d'un poème de Simonide en cherchant à lui faire
dire à peu près le contraire de ce que qu'il semble dire, ne risque-t-on pas
d'accuser Socrate de mauvaise foi et de penser qu'il n'est pas, dans ce cas
au moins, différent des sophistes qu'il critique ? Comment décider
si tel est le cas ou s'il est en train de montrer par l'exemple ce qu'il théorise
en Phèdre,
275d-e lorsqu'il dit qu'un écrit est incapable de se défendre lorsqu'on
cherche à lui faire dire autre chose que ce que son auteur avait dans l'esprit,
pour en quelque sorte prendre Protagoras à son propre jeu au moment où il appelle
les poètes à sa rescousse pour argumenter sa position (cf. Protagoras,
359e-360b) et lui faire prendre
conscience que la vérité n'est pas dans les paroles des poètes, pas même dans
celles d'Homère ou d'Hésiode, et que c'est la vérité qui est juge de la valeur
des propos des poètes, pas le contraire ?
Bref, une fois encore, on voit que Platon nous suggère que le critère de l'attitude
« dialectique » n'est pas dans la « méthode », dans
la « technique » employée, mais dans la finalité,
dans l'esprit dans lequel on participe au dialogue. Et ce critère, c'est la
recherche sincère de talèthes. Ce terme est une contraction
de to alèthes, forme qui substantive l'adjectif alèthès, « vrai »,
au neutre. Remarquons que Platon n'a pas écrit ici tèn
alètheian, « la
vérité », en utilisant le nom alètheia qui
renvoie à une abstraction, mais une forme fondée sur l'adjectif alèthès qu'on
pourrait traduire par « ce
qui est vrai »,
le quoi que ce soit qui a la propriété d'être vrai, ce qui rend la formulation
à la fois beaucoup plus générale et beaucoup plus ouverte, et en un certain
sens beaucoup plus « concrète ». Il ne s'agit
pas de chercher l'« idée
de vérité » dont
on ne sait pas trop à quoi elle nous servirait, mais « le
vrai » dans ce qui est en discussion, qu'il s'agisse d'abstractions
comme le beau, le juste, le bon, ou de choses plus concrètes comme les constituants
du corps humain ou les causes d'une maladie. Et, dans un second temps, comme
Socrate l'a suggéré auparavant, il faudra chercher à comprendre comment s'articulent
ces « vérités » les unes par rapport aux
autres (la vue « synoptique » dont il a été question
en 537c2). Mais là, nous sortons du cadre du texte commenté
ici. (<==)
(49) « Les natures bien constituées et posées » traduit le grec tas phuseis kosmious kai staismous. L'adjectif kosmios renvoie à kosmos, le mot qui signifie « bon ordre », « bonne disposition » et qui sert à qualifier la bonne organisation de l'univers dans son ensemble lorsqu'on lui donne le nom de Kosmos. Stasimos est l'adjectif dérivé de stasis pris dans son sens de « stabilité » (stasis est dérivé du verbe histanai qui signifie « placer, dresser, ériger » et en reçoit tantôt le sens de la « stabilité » de ce qui est posé, tantôt celui de la « discorde », de la « guerre civile » qui oppose ceux qui se dressent les uns contre les autres). (<==)
(50) « On accordera de prendre part aux discussions » traduit le grec tis metadôsei tôn logôn. Il n'est encore une fois question ici que de logôn, pas de « dialectique », n'en déplaise à Chambry, Baccou et autres. (<==)
(51) Socrate
utilise le verbe gumnazesthai pour parler de l'activité envisagée
pour les étudiants durant cette période, qui est de participer à des discussions,
et met cette activité en « opposition » avec les gumnasia antérieurement
pratiqués pour développer le corps à l'aide de l'adverbe antistrophôs,
dérivé de l'adjectif antistrophos qui
signifie « tourné en direction opposée »,
ce qui peut aussi bien signifier « tournant le dos » que « faisant
face », ce qui nous amène à réfléchir au passage à la relation entre
le corps et l'âme/esprit : est-ce une relation d'opposition entre
deux parties qui se tournent le dos et s'ignorent l'une l'autre, comme on voudrait
trop souvent le faire dire à Platon, ou bien plutôt une relation de partenariat
pour le meilleur et pour le pire qui suppose que chacun regarde l'autre et
le prenne en compte, comme le suggère plutôt la République en
parlant d'« harmonie » ou de « communauté
(kionônia) », aussi bien entre les parties de l'âme
qu'entre celle-ci et le corps qui lui sert de « demeure » ?
La racine des mots gumnazesthai et gumnasion,
dont dérivent les mots français comme « gymnastique », « gymnase »,
etc. est gumnos qui signifie « nu ». Gumnazesthai,
c'est donc au sens premier « se mettre nu », comme le
faisaient les athlètes qui s'entraînaient. De là le sens de « s'entraîner »,
dans un premier temps à des exercices physiques (notre « gymnastique »),
puis à toutes sortes d'activités, physiques ou pas (comme on parle aussi en
Français de « gymnastique intellectuelle »). Mais,
lorsqu'on connaît l'étymologie du mot (la nudité), son
usage par Platon pour parler d'exercices purement intellectuels et plus spécifiquement
de discussions peut avoir une signification plus profonde, lorsqu'on le rapproche
de termes comme eristikos, justement employé pour qualifier un
style d'argumentation (en français « éristique »,
qui en est le décalque) dont Euthydème
et Dionysodore, les deux frères mis en scène dans l'Euthydème,
sont un bon exemple : eristikos est dérivé de eris,
qui signifie « combat, querelle, dispute », et une bonne
partie des exercices « gymniques » pratiqués par les
grecs tournaient autour de la lutte au corps à corps ; pourtant,
si Platon choisit gumnazesthai pour parler d'entraînement à la discussion,
ce n'est peut-être pas seulement parce que ce terme n'évoquait pas que la lutte,
mais aussi parce que, pour lui, comme le montre maintes et maintes fois son
Socrate dans les dialogues, toute discussion, du moins comme lui l'entend,
est une sorte de « mise
à nu » de chacun des interlocuteurs, qui accepte, ou devrait
accepter, de remettre en cause tout ce qu'il sait ou croit savoir et de se
retrouver non seulement dans une situation
« sans issue » (aporos en grec, dont c'est le
sens étymologique, dont dérive le français « aporie »),
mais encore pratiquement « à poil » !… (<==)
(52) Glaucon a ici en tête ce qu'a dit Socrate en 537b3, où il parlait, pour la phase précédente de la formation, d'une période de « deux ou trois ans », montrant ainsi qu'il est attentif aux propos de Socrate. (<==)
(53) « Caverne » traduit le mot grec spelaion qui renvoie bien évidemment à l'allégorie de la caverne qui a ouvert le livre VII, où il est utilisé deux fois, en 514a5 et en 515a8. La redescente dans la caverne après l'ascension de la colline était déjà évoquée dans l'allégorie elle-même, en 516e, et dans l'explication qu'en donne ensuite Socrate, en 519d, les deux fois à l'aide du verbe katabainein (516e4 et 519d5). Ici, le terme utilisé est l'adjectif verbal d'obligation katabibasteos dérivé du verbe katabibazein, « faire descendre » (bibazein, « faire marcher », est lui-même une forme dérivée de bainein, « marcher », à laquelle le préfixe kata- ajoute l'idée de « de haut en bas »). (<==)
(54) Platon emploie ici successivement deux termes distincts de sens voisin, augè et phôs : il parle d'abord de tèn tès psuchès augèn (que j'ai traduit par « l'éclat lumineux de leur âme »), puis de auto to pasi phôs parechon (que j'ai traduit par « cela même qui procure la lumière à toutes choses »). Le mot augè est un terme à l'origine poétique pour désigner la lumière du soleil et par extension la lueur d'un feu et, au pluriel, les rayons du soleil. Par extension, il peut aussi désigner l'éclat d'un objet brillant, et même l'éclat des yeux. Phôs, dont le génitif est phôtos dont viennent des termes français comme le préfixe « photo- » ou le mot « photon », est un terme beaucoup plus général pour désigner tout type de lumière, y compris dans des sens analogiques (comme lorsqu'on dit en français « ses frasques ont été étalées au grand jour » ou « la police a fait toute la lumière sur cette affaire »). Ce qu'il faut bien voir ici, c'est que l'âme est dite produire une sorte de lumière, un éclat, et qu'elle doit braquer en quelque sorte ce projecteur dans la bonne direction, le « tourner vers le haut » (le verbe utilisé est anaklinein qui peut vouloir dire « incliner (klinein) vers le haut » ou « incliner en arrière », c'est-à-dire en quelque sorte « s'allonger » (pour regarder vers le haut), selon le sens qu'on donne au préfixe ana-), un « haut » qu'il faut prendre au sens analogique et qui rappelle le anablepein de 515c8 qui, dans l'allégorie de la caverne, décrit l'activité du prisonnier qu'on vient de délier et de faire se retourner. Ce n'est en effet qu'en se servant de sa propre « lumière » que son « regard » pourra se poser sur (apoblepein, « voir de loin ») cette autre lumière, ou plutôt ce qui procure à toutes choses, et donc à l'âme aussi, la lumière. En d'autres termes, ce n'est que parce que, tout comme l'œil, l'âme est à sa manière capable de « lumière » (la « lumière » de la raison, du logos) que cette « parenté » avec le lumière lui permet de remonter à la source de toute lumière, visible aussi bien qu'intelligible, le bon lui-même (to agathon auto), comme va l'expliciter aussitôt après Socrate, tout comme le regard peut remonter jusqu'au soleil et y voir la source de toute lumière visible, selon le parallèle développé à la fin du livre VI entre le soleil et le bon. (<==)
(55) La préposition heneka dans la formule tès poleôs heneka que j'ai traduite par « en faveur de la cité », pourrait presque se traduire par « pour le bien de (la cité) » si le mot « bien » n'était tellement important dans ce contexte qu'il serait dangereux de l'introduire dans la traduction là où il ne figure pas dans le texte grec. (<==)
(56) Cette mention des îles des bienheureux (makarôn nèsous) fait écho à une précédente mention qui en est faite en 519c5, dans l'explication de l'allégorie de la caverne, lorsque Socrate se plaint justement de ceux qui prennent un tel plaisir dans les études et la contemplation du bon (to agathon) qu'ils ne veulent pas redescendre dans la caverne et pensent « avoir déjà été transportés vivants dans les îles des bienheureux », ce qui introduit le thème de l'obligation faite aux vrais philosophes d'avoir à consacrer une part de leur temps à participer au gouvernement de la cité. Ces îles des bienheureux ne sont donc pas interdites au philosophe, elles sont même sa véritable patrie, son oikos (le verbe utilisé ici par Platon et que j'ai traduit par « établir leur demeure » est oikein, le verbe dérivé de oikos), mais à condition de ne pas vouloir être trop pressé : ces îles ne sont pas ici-bas et il nous faut accepter de mourir pour pouvoir y parvenir. Dans cette perspective, on peut lire l'ensemble des dialogues comme une sorte de nouvelle Odyssée, dont le nouvel Ulysse en voyage vers sa « patrie » est Socrate, le « philosophe » navigant à travers cette vie à la recherche des îles des bienheureux comme Ulysse naviguait sur la mer à la recherche de son Ithaque natale, et affrontant au cours de ce voyage toutes sortes de périls dont certains constituent les épisodes relatés dans les différents dialogues. (<==)
(57) Il y
a dans le grec un jeu de mots qui est impossible à rendre en français, dans
la mesure où la première option, celle qui demande l'assentiment de la Pythie,
est de considérer ces hommes hôs daimosi(n) (le
nu est ajouté pour l'assonance à cause de la voyelle initiale du mot suivant,
ei, « si ») et la seconde de les considérer hôs eudaimosi (kai
theiois). Daimosi(n) est le datif pluriel du mot daimôn,
et eudaimosi celui de eudaimôn. Daimôn,
dont vient le français « démon », a en
grec un sens beaucoup plus large, qui a d'ailleurs évolué au fil du temps du
sens de « puissance divine » ou « dieu » sans
nom, voire « destin » (sens qu'on retrouve plus ou moins
dans le mythe d'Er qui conclut la République,
avec le daimôn qui
est attribué à chaque âme après son choix de vie), vers le sens de « demi-dieu »,
de créature intermédiaire entre les dieux et les hommes, comme cet Erôs qui
est au centre du Banquet et dont Diotime fait justement un daimôn (cf. Banquet,
202d-e), avant de prendre un sens péjoratif qui a conduit au « démon » des
chrétiens. Eudaimôn est le mot grec signifiant « heureux »,
à partir du sens étymologique « doté d'un
bon (eu) daimôn ».
Au-delà du vocabulaire, on peut maintenant se demander si la formulation ne
cache pas une certaine ironie de la part de Socrate qui masquerait une pointe
de scepticisme à l'égard de la religion traditionnelle :
que vaut-il mieux en effet entre avoir l'accord de la Pythie pour être honoré
sous le nom de daimôn ou
se retrouver sans son accord eu-daimôn,
et qui plus est, theios, c'est-à-dire « divin » ?!
La Pythie ne fait que donner un nom, daimôn, alors que dans
l'autre cas, lorsqu'elle ne veut pas donner ce nom, on a la réalité de ce qu'il
recouvre : le bonheur (qui nous donne implicitement le nom refusé,
en mieux même, puisqu'avec la garantie du eu-) et la divinisation ! (<==)
(58) Je n'ai
pas coupé cette longue phrase qui constitue à elle seule presque toute la réplique
de Socrate, aux cinq premiers mots près (pentekaideka etè, èn d'
egô, « quinze ans, repris-je »),
pas même là où les éditions du texte grec mettent un point en haut (l'équivalent
d'un point-virgule), c'est-à-dire après eis makarôn nèsous
apiontas oikein (« partir établir leur demeure dans
les îles des bienheureux »), lorsqu'on passe de l'activité
des gouvernants philosophes aux honneurs qui leur seront rendus après leur
mort par la cité, car pour moi, il s'agit là d'une de ces phrases rigoureusement
structurées de Platon, comme je vais tenter de le montrer. Celle-ci joue le
rôle de conclusion du programme de formation des philosophes en résumant leur
vie.
On notera d'abord que, sur le plan grammatical, cette longue phrase ne contient
aucun verbe principal conjugué, pas même dans la dernière partie dont les éditeurs
font une proposition indépendante après un point en haut, mais seulement deux
adjectifs verbaux d'obligation vers le début (akteon kai anagkasteon, traduits
par « il
faudra les conduire… et les forcer à… » en
ajoutant un
« il faudra » qui n'est qu'impliqué par le suffixe -teon et
un estai sous-entendu), et une kyrielle de participes présents ou
aoristes à l'accusatif pluriel (12) et d'infinitifs (4), et que les deux seuls
verbes conjugués sont dans des propositions subordonnées (hotan
de to meros hèkèi, « mais quand vient
leur tour », et ean kai hè Puthia sunanairèi, « et
si la Pythie le confirme par ses oracles »).
Mais plus que la grammaire, ce qui montre l'unité et la cohérence
de la phrase, c'est sa structure sémantique, qu'on peut schématiser
ainsi :
1A. | genomenôn de pentèkontoutôn tous diasôthentas
kai aristeusantas panta pantèi en ergois te kai epistèmais Puis lorsqu'ils auront atteint cinquante ans, ceux qui auront été conservés sains et sauf jusqu'au bout et auront été les meilleurs en toutes choses à tous points de vue dans les actions comme dans les connaissances, |
||||
2A. | pros telos èdè akteon, il faudra dès lors les conduire vers le terme |
||||
3A. | kai anagkasteon anaklinantas tèn tès psuchès
augèn eis auto apoblepsai to pasi phôs parechon, et les forcer, en tournant vers le haut l'éclat lumineux de leur âme, à fixer le regard sur cela même qui procure la lumière à toutes choses |
||||
4A. | kai idontas to agathon auto, paradeigmati
chrômenous
ekeinôi, kai polin kai idiôtas kai heautous kosmein ton epiloipon
bion en merei hekastous, et, ayant vu le bon lui-même, s'en servant de modèle, à mettre de l'ordre aussi bien dans la cité que parmi les particuliers et en eux-mêmes pour le reste de leur vie à tour de rôle, |
||||
5 | to men polu pros philosophiai diatribontas, consacrant la plus grande partie de leur temps à la philosophie, |
||||
4B. | hotan de to meros hèkèi, pros politikois epitalaipôrountas
kai archontas hekastous tès poleôs heneka, ouch hôs
kalon ti all' hôs anagkaion prattontas, mais quand vient leur tour, se donnant encore plus de peine vis à vis des affaires politiques et assumant tous et chacun des postes de commandement en faveur de la cité, faisant cela non comme quelque chose de beau mais comme par nécessité, |
||||
3B. | kai houtôs allous aei paideusantas toioutous, antikatalipontas
tès poleôs phulakas, et après avoir ainsi éduqué à chaque fois d'autres tels qu'eux, les ayant laissé derrière eux en retour comme gardiens de la cité, |
||||
2B. | eis makarôn nèsous apiontas
oikein, partir établir leur demeure dans les îles des bienheureux, |
||||
1B. | mnèmeia d' autois kai thusias tèn polin dèmosiai
poiein, ean kai hè Puthia sunanairèi, hôs daimosin,
ei de mè, hôs eudaimosi te kai theiois. à charge pour la cité de faire pour eux des monuments commémoratifs et des sacrifices sur les fonds publics, et si la Pythie le confirme par ses oracles, comme à des dieux, et sinon comme à des [êtres] bienheureux et divins. |
Cette disposition montre que la phrase a pour centre matériel la proposition faisant référence à la philosophie, et que le reste, qui commence dans le devenir (genomenôn, premier mot de la phrase) et se termine par la divinisation (theiois, dernier mot de la phrase), s'organise symétriquement de part et d'autre de ce centre. De chaque côté, deux courtes propositions symétriques l'une de l'autre, 2A et 2B, font référence au telos (« terme, fin ») en décrivant un mouvement vers lui, la première en employant explicitement le mot, la seconde en faisant référence à l'une des images mythiques de ce telos pour les hommes. Chacune de ces deux propositions sépare chaque fois la moitié de la phrase qui la contient en deux parties parlant de choses différentes, l'une renvoyant soit à un « avant » (1A), soit à un « après » (1B) la partie de la vie des philosophes dont il est ici question (leur vie depuis l'âge de 50 ans jusqu'à leur mort, celle pour laquelle ils ont été formés en pendant laquelle ils font ce qu'on attend d'eux), avant (dans le premier membre de la phrase) ou après (dans le dernier membre de la phrase) où c'est plus la cité qu'eux-mêmes qui est impliquée, soit dans leur formation préalable et leur sélection (1A) soit dans les honneurs à leur rendre une fois morts (2B), l'autre renvoyant à leurs activités pendant cette période de leur vie où ils sont pleinement des « philosophes-rois », celles-ci se découpant chaque fois en deux parties, l'une concernant l'activité « éducative » à laquelle ils sont astreints vis à vis d'eux-mêmes (3A) et vis à vis de leurs successeurs (3B), l'autre proprement politique (4A et 4B). Mais si la première partie de la phrase est placée par le premier mot sous le signe du devenir et la seconde partie sous le signe du divin par le dernier mot et que toute la progression de la phrase est chronologique par rapport à la vie des philosophes-rois, comme pour montrer l'interpénétration des deux ordres, c'est dans la première partie que l'activité politique du philosophe se place sous le signe du bon et de l'ordre à construire (kosmein), alors que dans la seconde partie, elle est placée sous le signe de la nécessité (anagkaion) et le bon fait place au beau, sa contrepartie « sensible », qui n'apparaît qu'en creux en ce qu'il est nié des activités politiques décrites. (<==)
(59) Le mot
grec traduit par « sculpteur » est andriantopoios,
qui signifie étymologiquement « fabriquant (-poios,
de poiein, « faire, fabriquer ») de
statues d'hommes (andrianto-, de andrias, andriantos, « statue
d'homme », puis « statue » en général, lui-même
dérivé de anèr, andros, « homme » par
opposition à « femme ») ». Ce terme
de fabriquant d'andriantes nous renvoie une fois encore à l'allégorie
de la caverne, où sont mentionnées, parmi les objets que portent les hommes
défilant derrière le mur, des andriantas (514c1)
(sur ce mot et ses résonnances dans l'allégorie, voir la note
12 à ma traduction
de l'allégorie de la caverne).
Ceci étant dit, on peut s'étonner que Glaucon prenne comme critère de la réussite
de l'entreprise de Socrate de former des hommes « réel » leur
ressemblance avec des copies que sont les statues ! Et qu'il utilise une
analogie renvoyant à la ressemblance physique et purement externe des formes
corporelles alors que Socrate s'est surtout intéressé à la formation de leur
aptitude à faire usage de leur logos. À moins que ce ne soit
justement de la part de Platon une manière discrète de nous rappeler que tout
ce qui vient d'être fait en discours ne visait qu'à produire
des « images » de ce que pourrait être la réalité et
que Socrate ne faisait en fin de compte que « sculpter » avec
des mots l'eidos (« forme, apparence ») en quelque
sorte « intellectuelle » des dirigeants de sa cité tout
aussi en discours que ses dirigeants. (<==)
(60) « Celles d'entre elles en tout cas dans lesquelles se produisent des natures appropriées » traduite le grec hosai an autôn hikanai tas phuseis eggignôntai. Socrate rappelle ici les conclusions de la discussion sur la première « vague » d'objections envisagée au début du livre V (voir ma traduction de cette section sous le titre « Première vague : phusis - La femme est-elle un homme comme un autre ? ») sur l'égalité des femmes et des hommes par rapport aux fonctions de gardiens, et donc de gouvernants, puisque ces derniers sont choisis parmi les meilleurs d'entre les gardiens. Il faut donc avoir en tête de qui avait été dit alors et les conclusions qui en résultaient sur le sens du mot phusis, dont j'avais montré au fil des notes qu'il ne se limitait pas à « nature » pris au sens de l'« inné », c'est-à-dire de ce qui est donné à la naissance, dans les chromosomes, dirions-nous aujourd'hui, mais incluait aussi tout ce qui provenait du développement jusqu'à la maturité et de l'éducation, conformément au sens de phuein, le verbe dont dérive phusis, qui veut dire au sens premier « croître, pousser », conclusion largement confirmée par la description du processus de formation-sélection des dirigeant(e)s, qui ne part pas d'une sélection faite dès la naissance, mais procède par tris et sélections successives sur une cinquantaine d'années, comme vient de le conclure Socrate. Dans ces conditions, il ne faut pas comprendre ici le verbe eggignôntai, troisième personne du pluriel du subjonctif présent (subjonctif d'éventualité accompagné de an) du verbe eggignesthai, verbe composé du verbe gignesthai (« naître, devenir, se produire, advenir ») préfixé par en- (le nu devenant gamma devant le gamma initial de gignesthai), qui signifie « dans », comme renvoyant à la seule naissance, comme le font Pachet (« celles des femmes du moins qui naissent avec des natures satisfaisantes ») et Leroux (« celles d'entre elles en tout cas qui naissent avec des naturels adéquats »), ou de manière trop exclusive à des dons « de nature », comme le font Chambry (« du moins à celles qui ont reçu de la nature des aptitudes convenables »), Baccou (« j'entends à celles qui auront des aptitudes naturelles suffisantes ») et Piettre (« du moins à celles à qui la nature a donné des aptitudes suffisantes »), mais comme visant les femmes dans lesquelles (en-) se sera produite une « évolution » (gignesthai) au fil des années de croissance et de formation commune avec les hommes chez les gardiens (voir les pages du livre V relatives à la mise en commun des femmes et des enfants chez les gardiens en réponse à la seconde « vague » d'objections), qui aboutiront à une phusis, comprise comme aboutissement de ce processus, correspondant à celle qu'on attend pour des dirigeants Certes, ceci implique des prédispositions « naturelles », mais pas seulement ça, puisqu'il faut à la fois détecter et faire fructifier ces dispositions pour obtenir la phusis recherchée. D'ailleurs, telle que la phrase est écrite en grec, ce qui « se produit » ce sont les phuseis, accusatif pluriel de phusis, et elles se produisent « dans » (le en- de eggignôntai) certaines femmes gardiennes, sans qu'on précise qu'elles s'y trouvent toutes faites dès le jour de leur naissance, car ce n'est pas la même chose de dire qu'une phusis (terme qui à lui seul implique une idée de croissance, contrairement au français « nature » qui le traduit généralement) « se produit », ou même à la rigueur « naît » dans une femme (naissance qui peut nécessiter une « gestation » de cinquante ans dans notre cas) et de dire qu'une femme « naît » avec telle ou telle « nature » (supposée présente dès le premier jour de sa vie, selon le sens français de « nature » dans un tel contexte). (<==)
(61) Socrate rappelle ici sa déclaration de République, V, 473c11-e5 énonçant le principe du « philosophe roi » qui a initié toute cette « troisième vague » (cf. République, V, 472a pour l'image des trois vagues) qui touche maintenant à sa fin et qui avait justement commencé en République, V, 471c4 par une question de Glaucon sur la faisabilité de la cité qu'était en train de décrire Socrate. (<==)
(62) « Les honneurs » traduit faute de mieux timas, accusatif pluriel de timè, et auparavant timôn, qui en est le génitif pluriel. L'idée centrale sous-jacente à ce mot est celle de « prix, valeur », qu'on retrouve derrière des termes comme « considération », « estime », « égards », qui en sont des traductions possibles. Le mot peut aussi bien désigner, lorsqu'il s'agit de personnes, l'estime des autres pour celui qui en est digne, voire les manifestations concrètes de cette estime, les « honneurs » qui lui sont rendus et les rites qui les accompagnent, que ce qui, dans la personne estimée, justifie cette estime. C'est donc tout un système de valeurs qui se cache derrière ce mot lorsque Socrate parle de tôn nun timôn, et c'est ce système de valeur qui détermine qui est « honorable/honoré » (et donc digne de timôn) et qui est méprisable/méprisé aux yeux de la foule que Socrate estime nécessaire de remplacer par un autre dans lequel les timas découlent du fait de tenir le droit (to orthon) en très haute estime et de considérer le juste (to dikaion) comme ce qu'il y a de plus important et de plus nécessaire, et non pas du simple fait de savoir bien parler, d'être riche, ou d'autres critères sans rapport avec le droit et la justice. (<==)
(63) Les deux verbes conjugués, à la troisième personne du pluriel, ayant pour sujet hoi hôs alèthôs philosophoi, sont kataphronèsôsin, subjonctif aoriste actif de kataphronein, et diaskeuôrèsôntai, subjonctif aoriste du moyen diaskeuôreisthai. Dans le premier verbe, on trouve le préfixe kata- introduisant une idée d'hostilité (« contre ») associé au verbe phronein qui évoque l'activité du phrèn, la phronèsis, c'est-à-dire la pensée, la prudence, la raison, en particulier pratique, l'intelligence. Kataphronein, c'est donc au sens propre « détourner sa pensée de », c'est-à-dire « mépriser », mais d'un mépris qui est un acte réfléchi et non pas le simple mimétisme d'un individu qui suit l'opinion du plus grand nombre. Dans le second verbe, on trouve le préfixe dia-, qui introduit ici une idée de complétude, associé au verbe skeuôreisthai, dérivé de skeuos (mot qui désigne tout accessoire, toute pièce d'équipement ou de mobilier fruit du travail de l'homme : meuble, outil, instrument, arme, agrès, harnais, récipient, ustensile, etc.) via le mot skeuôros, « surveillant des bagages », qui explique le sens de « surveiller avec soin », ou encore « arranger », voire, en un sens péjoratif, « machiner, intriguer ». Le verbe diaskeuôreisthai est un verbe rare, dont c'est la seule occurrence dans les dialogues, et même dans tous le corpus grec disponible à Perseus (on trouve une fois diaskeuôrein dans la Lettre III attribuée à Platon). Quant au verbe skeuôreisthai, il ne figure nulle part dans les dialogues. On en est donc en partie réduit, pour déterminer le sens exact de ce verbe pour Platon, à s'appuyer sur le contexte. Pour nous aider dans cette tâche, on peut noter que skeuè, pluriel de skeuos, est utilisé dans l'allégorie de la caverne, en 514c1, associé à andriantas (voir note 59 ci-dessus) pour désigner tout ce que portent les hommes qui passent derrière le mur. C'est aussi le terme générique de ce dont les lits fabriqués par les artisans sont un exemple, dans la discussion au livre X de la République des trois sortes de lits (République, X, 596a, sq ). Il me semble donc que le verbe diaskeuôreisthai cherche à insister sur le fait que les philosophes au pouvoir doivent s'occuper de mettre de l'ordre dans tous les aspects de la vie matérielle de leurs concitoyens : loin de se contenter de former des successeurs dans des pensoirs isolés du reste du monde, ils doivent se retrousser les manches et s'occuper de l'intendance ! (<==)
(64) Le caractère ironique de cette réplique qui propose une approche à l'évidence impossible (on imagine un « philosophe » seul, ou une poignée de philosophes, même des « vrais » philosophes au sens du Socrate de Platon, même des deux sexes, puisque Socrate a précisé peu avant qu'il n'excluait pas les femmes, élevant seuls quelques centaines ou milliers d'enfants de moins de dix ans après avoir chassé leurs parents « aux champs (eis agrous) » avec interdiction de revenir, en même temps qu'ils se chargent de toutes les tâches nécessaires au fonctionnement de leur cité !) est une manière de plus de nous faire comprendre que l'éducation est la clé de tout (idéalement, il faudrait tout recommencer avec des enfants jeunes, et même dix ans, c'est probablement déjà trop tard) et que changer de lois, de régime, de constitution, ne sert à rien si l'on ne change pas d'abord les mentalités et les valeurs des citoyens. (<==)