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La république
(4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie)

Les trois vagues

 

 
« L'objet sur lequel nous voulons, par notre recherche, mettre la main n'est pas insignifiant, mais à examiner d'un regard pénétrant, à ce qu'il me paraît. Puisque aussi bien nous, nous ne sommes pas d'une habileté redoutable, il me paraît bon, repris-je, de mener une recherche à son sujet tout à fait similaire à celle où, si quelqu'un plaçait devant l'obligation de lire de loin de petits caractères des gens qui n'avaient pas un regard très pénétrant, quelqu'un prenait ensuite conscience de ce que les mêmes caractères sont aussi quelque part ailleurs plus grands et sur quelque chose de plus grand : ça pourrait apparaître, je pense, comme un don des dieux pour, ayant lu en premier ceux-là, examiner ainsi si les plus petits se trouvent par chance être les mêmes.
   Très certainement, dit Adimante, mais que vois-tu de similaire, Socrate, dans la recherche sur le juste ?
   Je vais, dis-je, te le dire. La justice, disons-nous, est certes celle d'un seul homme, mais elle est probablement aussi celle d'une cité tout entière.
   Tout à fait, reprit-il.
   Eh bien alors, une cité est plus grande qu'un seul homme ?
   Plus grande, dit-il.
   Probablement donc, la justice devrait être plus abondante dans le plus grand, et plus facile à étudier en profondeur. Si donc vous le voulez,
[c'est] d'abord dans les cités [que] nous chercherons ce qu'elle est ; ensuite, nous conduirons notre examen de la même manière aussi sur chacun pris individuellement, examinant la ressemblance avec la plus grande [que l'on peut observer] dans l'apparence de la plus petite. »
   
  République, II, 368c7-369a3

 


Table des matières

  1. La justice en gros caractères
  2. L'être citoyen
  3. Justice de la cité et justice du « citoyen »
  4. Raison et idéal 
  5. La cité et l'âme tripartites 
  6. Phusis, koinônia, theou moira
  7. Traduction des livres V à VII

La section de la République que je traduis sous le titre « Les trois vagues » est celle qui développe les trois principes que propose Socrate en réponse aux objections conjointes de ses interlocuteurs, exprimées par la voix de Polémarque, Adimante, Glaucon et Thrasymaque au début du livre V, qui veulent qu'avant de décrire les différents types possibles de régimes dégradés pour une cité et d'individus y correspondant (description qui ne commencera finalement qu'au livre VIII), il développe plus en détail sa vision de la mise en commun des femmes et des enfants et de l'éducation des enfants, qu'il a mentionnées au détour d'une phrase au début du livre IV, vers la fin de sa description de la cité « théorique », avant de se mettre en quête de la justice dans cette cité, puis dans l'homme, en se contentant de souligner l'importance majeure de l'éducation pour le bien de la cité, éducation qui, si elle est bien menée, dispensera d'avoir à légiférer sur tous les aspects de la vie des citoyens, puisque « si en effet ils sont bien éduqués, ils deviendront des hommes mesurés, ils discerneront clairement sans difficultés toutes ces choses et d'autres sans doute que nous, en ce moment, laissons de côté, l'acquisition des femmes et des épouses, les procréations d'enfants, en ce qu'il faut, en toutes ces choses, selon le proverbe, qu'autant que possible celles des amis soient rendues communes » (République, IV, 423e4-424a2). Ces trois principes, dont Socrate pressent qu'ils vont susciter des « vagues » (1) d'objections plus imposantes les unes que les autres (d'où mon titre), sont, dans l'ordre où il les introduit, 1) l'égalité des hommes et des femmes au regard du programme d'éducation à mettre en place dans la cité pour former les gardiens, et donc par conséquent au regard des charges qui sont susceptibles de leur échoir en fonction de leur plus ou moins grande réussite dans ce programme, 2) la mise en commun des femmes et des enfants pour les gardiens (et donc aussi pour les gouvernants, qui sont, comme le dit Socrate en République, III, 412c, les meilleurs d'entre les gardiens) et 3) la nécessité que ce soient les philosophoi, au sens qu'il précisera, qui assument les plus hautes charges dans l'administration de la cité, c'est-à-dire qui en deviennent les « rois » (d'où le nom de principe du philosophe roi que l'on donne parfois à cette troisième vague). La présentation et la justification de ces trois principes occupe l'ensemble des livres V à VII de la République, soit près du tiers de l'ouvrage (2), et se distribue, après 2 pages d'introduction au début du livre V (449a1-451c3), en 6 pages pour la première « vague » (égalité des hommes et des femmes face à l'éducation et aux charges : 451c4-457c9), 14 pages pour la seconde (mise en commun des femmes et des enfants chez les gardiens : 457c10-471c3) et 63 pages pour la troisième. Comme on le voit, la dernière « vague » est de loin la plus imposante, puisqu'elle occupe à elle seule les 9 dernières pages du livre V et la totalité des livres VI et VII, soit plus de trois fois l'espace occupé par les deux premières vagues réunies. Et c'est dans cette partie de la République que l'on trouve quelques unes des pages les plus célèbres de l'ouvrage, comme l'allégorie de la caverne (au début du livre VII) et l'analogie de la ligne (à la fin du livre VI) et les plus hautes considération sur le bon (to agathon), qui y est dit, au terme d'une comparaison avec le soleil dans l'ordre visible, être « encore au-delà de l'"étance" (ousia) » (VI, 509b9) (3).

Il n'est pas trop difficile de réaliser que la manière qu'a Socrate d'introduire ces développements, qui en fait comme une sorte de pièce rapportée qu'il était sur le point d'omettre, une longue parenthèse interrompant le fil de ses enchaînements, est en réalité le moyen utilisé par Platon pour attirer l'attention sur toute cette section, qui constitue bel et bien le cœur du dialogue, et en occupe d'ailleurs la partie centrale. Mais, pour en percevoir toutes les résonnances, il est important de ne pas perdre de vue le projet d'ensemble de la République et de prendre un peu de recul pour resituer ces trois livres dans le tout du dialogue.

La justice en gros caractères

Rappelons donc que l'objet de la recherche menée dans la République est la justice dans l'homme, puisque ce que ses interlocuteurs demandent à Socrate, c'est de montrer que la justice rend heureux celui qui la pratique par elle-même et non pas à travers la considération ou les autres avantages matériels ou immatériels qu'elle peut procurer, ce qui implique, revers de la médaille, que l'homme injuste, même et surtout s'il réussit à masquer son injustice et à en retirer considération, pouvoir, fortune, etc., n'est pas véritablement heureux, quoi qu'il puisse en penser lui-même, ou en tout cas ne réalise par la « perfection », l'aretè de l'homme.

C'est pour atteindre cet objectif que Socrate propose, dans la section du livre II que j'ai traduite en exergue à cette introduction, l'approche « par les gros caractères », qui consiste à chercher d'abord une sorte de vision « grossie » de la justice dans la cité pour chercher ensuite s'il est possible de transposer cette justice « en gros caractères » tracés « sur quelque chose de plus grand » dans l'idea (4) de la justice en l'homme considéré individuellement.

Lorsque Socrate propose cette approche, tout ce qui a été dit auparavant sur la justice, dans les discussions de Socrate avec Céphale, Polémarque et Thrasymaque au livre I, et dans les discours de Glaucon et Adimante au début du livre II, n'envisage la justice que comme quelque chose qui concerne les relations des hommes les uns avec les autres, tout particulièrement dans leurs échanges de biens matériels (5). Mais, si l'on y réfléchit un peu, lorsque Socrate parle d'examiner la justice « en gros caractères » dans la cité, il ne veut pas dire que, parce qu'il y a un plus grand nombre de citoyens dans une cité prise dans son ensemble que dans un petit groupe d'hommes, on verra mieux la justice en s'intéressant aux relations de milliers, ou de dizaines de milliers, de personnes, les unes avec les autres, qu'en s'intéressant à celles de deux ou trois personnes les unes avec les autres. Car, si c'était le cas, ce serait à l'évidence faux et l'effet produit serait inverse de celui recherché : cela reviendrait plus ou moins à dire qu'on peut mieux comprendre ce qu'est un arbre en regardant toute la forêt d'un coup qu'en regardant les arbres un par un ! Si en effet, la justice dans la cité n'est que la justice des hommes qui composent la cité, on n'a pas avec elle une justice de la cité qui serait potentiellement une version grossie de la justice en l'homme, mais mille, dix mille, cent mille petits caractères, petites justices d'hommes, tracés les uns à côté des autres et formant au final une grosse tache informe encore moins lisible qu'un seul de ces petits caractères pris isolément.

Pourtant, c'est sans doute ainsi que le comprennent intuitivement ses interlocuteurs lorsque Socrate introduit, non sans quelques hésitations, l'idée d'une justice de la cité (il utilise en la mentionnant l'adverbe pou, que j'ai traduit par « probablement »), en mettant en parallèle la justice d'un seul homme (andros henos) et celle de la cité tout entière (holès poleôs), sans que ses interlocuteurs semblent remarquer qu'en fait, du point de vue qui est le leur, d'une justice qui ne concerne que les relations entre individus, les deux termes de cette formulation posent problème : en parlant de andros henos, c'est-à-dire en insistant sur l'unicité de l'homme considéré (6), Socrate soulève discrètement la question de savoir si l'on pourrait encore parler de justice avec un seul homme sans relations avec d'autres hommes, et en parlant de holès poleôs, c'est-à-dire en utilisant l'adjectif holos qui renvoie à un tout constitué de parties en mettant l'accent sur l'unité du tout plutôt que sur la multiplicité des parties (7), il invite à considérer la cité comme une unité et non comme la simple juxtaposition de ses citoyens, et donc à chercher une justice qui serait celle de la cité en tant que telle et non la somme, ou la moyenne, des justices individuelles de ses citoyens (8).

Certes, on pourrait dans cette perspective considérer qu'il y a une justice dans les relations entre cités comme il y en a une dans les relations entre personnes, et c'est peut-être une autre manière dont ses interlocuteurs, avec la conception de la justice qui est la leur, peuvent comprendre sa remarque. Mais si c'était le cas, l'objectif de grossissement recherché par Socrate ne serait pas plus atteint qu'avec l'autre compréhension, sauf à considérer que c'est l'importance des enjeux, en coût financier ou en nombre de personnes impliquées, qui mesure la taille des « caractères » qui constituent la justice et qu'une transaction entre cités est nécessairement plus « grosse » qu'une transaction entre personnes et met donc mieux en évidence la justice ! Mais, outre le fait que cela reviendrait à admettre que voler un œuf est moins injuste que voler un bœuf, ou un troupeau de bœufs, ou tous les troupeaux d'une cité voisine, et que c'est ignorer que d'une part, certaines transactions entre individus peuvent avoir plus d'enjeux que certaines transactions entre cités, et que, d'autre part, ce sont toujours des individus, les détenteurs du pouvoir, qui prennent les décisions au nom de la cité, rien dans la manière dont Socrate va conduire son examen ne suggère que c'est cela qu'il avait en tête, bien au contraire, car il n'est pratiquement jamais question dans la suite des relations entre cités, même s'il introduit les gardiens comme défenseurs de celle-ci ; et s'il est parfois question de guerre, c'est plus pour décrire la préparation de ceux qui devront la mener, en la considérant, par réalisme, comme inévitable de temps à autres, que pour analyser les raisons qui pourraient faire que telle ou telle guerre est juste ou injuste.

Mais alors, en quel sens Socrate peut-il parler de justice de la cité et considérer que cette justice donne plus ou moins une image grossie de la justice dans l'individu ?

Pour répondre à cette question, il convient, après avoir laissé de côté, pour un temps au moins, toutes les idées antérieures que nous pouvons avoir sur la justice, d'observer comment Socrate mène sa recherche et ce que cela nous suggère sur l'idée qu'il peut se faire, lui, de la justice. On remarque alors que Socrate ne considère à aucun moment la cité comme la simple juxtaposition d'individus indifférenciés et plus ou moins égaux, en droits du moins, les uns aux autres, mais toujours et dès le premier instant comme un tout organisé mettant en relation des groupes d'individus par rapport, au départ au moins, à des nécessités qui s'imposent à eux du fait de leur nature, selon des règles qui sont le produit de la réflexion rationnelle des hommes eux-mêmes, et qui sont avant tout destinées à assurer le bon fonctionnement de la cité dans son ensemble pour le plus grand bonheur possible de chacun des individus qui la constituent.

Que cette manière de voir offre pour le Socrate de Platon un parallèle avec l'homme implique que, pour lui, l'homme est lui même un être composite dont la cohérence et l'unité ne sont pas acquises d'avance, mais nécessitent sa participation active, et c'est bien ce qui ressort de ses propos lorsqu'on passe de la cité à l'homme individuel. Mais cela implique aussi que, pour lui, la justice est quelque chose qui a à voir avec cette harmonie de l'être à construire par chacun pour lui-même avant que de concerner ses relations avec les autres (9).

Et si ce détour par la cité joue effectivement un rôle de loupe par rapport à la justice de l'homme, c'est parce que, par la mise en commun de besoins multiples similaires pour un grand nombre d'individus, elle conduit à la spécialisation des tâches, à la distribution des rôles, pour que tous n'aient pas à s'occuper chacun pour soi de toutes les activités nécessaires à la satisfaction de leurs besoins individuels de nourriture, de vêtement, de logement, etc. (10), et qu'ainsi elle externalise les conflits potentiels entre ces différents besoins et permet de mieux voir les équilibres qui peuvent résulter en une gestion plus efficace de ces besoins et des conflits auxquels ils peuvent conduire, leur poids respectif par rapport à l'équilibre global de la cité, les interdépendances qui peuvent exister entre tous ces besoins, et donc de prendre conscience de choses qu'on aurait plus de mal à voir et à accepter par une simple introspection dans les conflits de soi avec soi (vaut-il mieux courir après cette fille qui me plait bien ou après ce sanglier qui me permettra d'avoir de quoi manger ce soir ?)

Mais attention ! Il ne faut pas croire que, par cette manière de procéder, Socrate voudrait nous faire croire que la cité est une sorte d'être supérieur dont les citoyens ne seraient que les cellules et que chacun doit faire abstraction de son propre bien pour le plus grand bien de la Cité, avec un « C » majuscule. Non ! Il veut seulement nous faire réaliser que la vie en société organisée, et si possible organisée rationnellement, est une nécessité liée à la nature même de l'homme et qu'elle est le meilleur moyen pour lui de pouvoir satisfaire un plus grand nombre de ses besoins (11), de pouvoir mieux tirer parti des potentialités qui sont en lui, et donc d'être plus heureux et d'atteindre une plus grande perfection, une plus grande aretè. Si chacun devait, comme les bêtes, pourvoir lui-même à ses besoins alimentaires et vestimentaires, aux moyens de se protéger contre les éléments et les autres créatures susceptibles de lui nuire, quel temps, quel « loisir » (12), lui resterait-il pour l'éducation aux arts des Muses et pour l'usage de sa raison dans la recherche de la sophia par l'activité « philosophique » ?

Loin, donc, d'organiser une sorte d'équilibre de la terreur, comme le suggère Glaucon dans son discours introductif, ne valant que par ce qu'elle évite, la loi de la jungle, la justice, ou du moins, au point où nous en sommes, l'organisation sociale mise en place entre les hommes dans la cité au moyen de leur aptitude à raisonner et à communiquer entre eux par le logos, est la mise en œuvre la plus appropriée des facultés dont les a dotés la nature, ou, si l'on se réfère au Timée, le démiurge qui a présidé à leur création, pour leur permettre d'atteindre leur perfection propre, l'excellence dont ils sont capables.

Et c'est bien parce que c'est la raison des hommes qui préside, pour le meilleur ou pour le pire, à la mise en place de cette organisation sociale de la cité que celle-ci est en effet une image en gros caractères de l'organisation qui devrait prévaloir en chacun pour régler à son niveau les conflits internes entre besoins multiples, pour organiser les priorités entre ces besoins, et que l'organisation de la cité n'est que le reflet des principes, avoués ou implicites, qui règlent les comportements individuels, sinon de tous ses citoyens, du moins de ceux qui la dirigent, comme le montrera la description en parallèle par Socrate aux livres VIII et IX des types de constitutions dégradées et des types d'hommes qui vont avec (13). Et c'est pourquoi il est impossible de parler de justice sociale dans les relations entre les hommes sans parler aussi de justice individuelle dans la manière dont chacun est plus ou moins « maître » de lui et organise ses propres priorités.

L'être citoyen

C'est lorsqu'on a compris cela qu'on peut sortir du dilemme posé à nombre de commentateurs par la contradiction apparente entre le titre traduit du dialogue, République en français, Republic en anglais, Repubblica en italien, República en espagnol et en portugais, toutes traductions dérivées du titre latin, Respublica, donné par Cicéron à sa traduction du dialogue, et le sujet annoncé, « sur le juste », qui conduit à se demander si le dialogue est un dialogue politique sur le meilleur régime de gouvernement pour un État ou une étude de psychologie sur la justice dans l'individu.

Il suffit de lire attentivement le dialogue en oubliant son titre pour se rendre compte qu'il n'est pas ou politique, ou psychologique, mais à la fois politique et psychologique et que même, l'un de ses objectifs est de nous faire prendre conscience du fait qu'il est impossible de séparer l'un de l'autre, tant justement le politique n'est que le reflet au niveau de la cité de la manière de voir et de raisonner des individus qui la composent et tant, au rebours, la manière de voir et de raisonner des individus est influencée par l'éducation mise en place par la cité et par les comportements des citoyens qui servent de modèles aux enfants dans leur jeunesse (14).

Et quand on a compris cela, on se rend compte que le titre original donné par Platon à son dialogue, Politeia, est beaucoup moins unilatéral dans cette optique que les traductions qu'on en a données depuis dans la plupart des langues, y compris là où l'on n'a pas suivi Cicéron, comme par exemple avec Staat en allemand ou en hollandais, Staten en danois et en suédois, Państwo en polonais, mots qui, tous, signifient « État ». En effet, loin de désigner un mode particulier de gouvernement, comme « république », le mot grec politeia, dérivé de polis (« cité », au sens grec de « cité-État ») via le terme politès, qui désigne l'habitant de la polis, c'est-à-dire le « citoyen », peut prendre de multiples sens tournant autour de la notion de « citoyen » : il peut désigner ce qu'implique le fait d'être citoyen de telle ou telle cité, la « citoyenneté » ou les droits afférents à cette qualité de citoyen, ou encore le mode de vie qui convient à un tel citoyen, mais aussi l'ensemble de tous les citoyens d'une cité ; et dans un sens plus collectif, il peut aussi désigner l'administration de la cité, l'organisation qui lui est donnée, quelle qu'elle soit, et donc plus spécifiquement la « constitution » qui organise la vie de la cité, dans un sens large, qui ne se limite pas à la constitution au sens qu'a ce mot de nos jours quand on parle de la « constitution » de la Vème République en France ou de la « constitution » des États-Unis, mais inclut l'ensemble des lois qui régissent la vie de la cité, et donc le « régime politique » auquel est soumise la cité (15). Il est alors probable que le choix par Platon du terme politeia pour servir de titre au dialogue était sa manière de suggérer que ce qui caractérise le mieux l'homme, en tant qu'animal à la fois doué de raison et fait pour vivre en société, c'est son statut de politès, de citoyen d'une cité ou d'un État, quel qu'il soit, que c'est à la lumière de ce statut que doit se comprendre toute sa vie, que l'on peut donc qualifier de politeia au sens de « vie de citoyen », et que la tâche la plus excellente que puissent accomplir ceux qui y sont aptes est de contribuer à définir et à améliorer les règles de cette vie en société, c'est-à-dire la politeia de leur cité, son régime politique (16). En d'autres termes, ce qui caractérise au mieux l'excellence (aretè) propre de l'Homme, non pas de chaque homme pris individuellement avec ses limites propres, mais de celui ou ceux qui réalisent au mieux l'idée de l'Homme en ce monde, c'est d'être les législateurs de la cité la plus juste qu'il soit possible de réaliser, condition indispensables pour qu'ils puissent, à titre individuel, atteindre la plus grande perfection et le plus grand bonheur possible.

C'est donc dans ce va et vient permanent entre le registre individuel et le registre politique, entre l'être citoyen de chacun et la constitution de la cité dans son ensemble, entre les petits caractères de l'homme et les gros caractères de la cité, que doit se lire et se comprendre la Politeia, et il faut donc toujours, même, et surtout, lorsque Platon n'en fait pas le décodage explicite, chercher à préciser les correspondances qu'il peut y avoir entre les gros et les petits caractères. Et c'est tout particulièrement vrai pour la section centrale, celle des « trois vagues », justement parce que Platon se limite là aux gros caractères et nous laisse donc le soin de faire le travail de transposition.

Justice de la cité et justice du « citoyen »

Pour ce faire, il est nécessaire de revenir sur la relation entre les gros caractères de la cité et les petits caractères de l'homme et de bien comprendre tout ce qu'implique cette mise en parallèle de l'âme et de la cité.

Dire que l'homme est par nature un être qui doit vivre en société du fait qu'il n'est pas « auto-suffisant » (voir note 9) et qu'il revient aux hommes que la nature et les circonstances ont placés en situation d'avoir à vivre ensemble d'organiser eux-mêmes cette vie en communauté (17) à l'aide des facultés dont les a dotés la nature, et principalement leur logos, c'est impliquer qu'il n'est pas possible de décrire ce qui pourrait constituer la perfection, l'excellence, l'aretè de l'homme (18) sans prendre en considération cette dimension « citoyenne », « politique », que lui impose sa nature même. Il en résulte que la recherche du fonctionnement optimal de cette communauté que constitue la polis est une condition indispensable à la vie optimale de chacun des individus qui la composent et que donc, les contraintes qui en résultent, si ce sont celles qui permettent un fonctionnement optimal de la cité, loin d'être des restrictions pesantes pour les membres qui la composent, sont la condition même de leur plus grand bonheur possible (19). Dans ces conditions, la cité et la recherche du mode de fonctionnement optimal pour elle constituent le cadre dans lequel doit s'évaluer le caractère bénéfique ou pas, et donc juste ou pas, des relations qui s'y nouent entre individus, et donc se définir la justice au sens où il en a été question au début du dialogue, limitée aux relations entre personnes. En d'autres termes, la composante interpersonnelle de la justice individuelle, la seule qu'envisageaient au départ tous les interlocuteurs de Socrate, n'est que la déclinaison au niveau de l'individu citoyen des principes qui font la justice de la cité envisagée comme un tout organisé pour un fonctionnement optimal. On comprend mieux alors en quoi cette justice de la cité constitue de gros caractères permettant de mieux déchiffrer la justice dans l'individu, avant même qu'on en vienne à prendre conscience que l'homme aussi est un tout organisé dont l'unité n'est pas acquise d'avance, et qu'en ce sens aussi, la cité offre une image grossie des besoins que chacun a à gérer en tant qu'individu.

Mais cela ne remet pas en cause ce que j'ai dit auparavant du fait que la justice de la cité n'était pas la moyenne des justices individuelles de ses citoyens car le passage par la cité envisagée comme un tout organisé a renversé la perspective, en ce qu'on ne part plus maintenant d'une justice de l'homme individuel pour la multiplier afin d'arriver à la justice de la cité, mais d'une justice de la cité pour en décliner les conséquences sur les comportements individuels, si bien qu'on dispose désormais d'un critère objectif pour apprécier la pertinence des règles qui détermineront le caractère juste ou injuste de tel ou tel comportement de l'un par rapport aux autres : au lieu que chacun cherche à maximiser les avantages qu'il peut tirer pour lui de son comportement vis à vis des autres et le plaisir qu'il peut en retirer, sans égards pour les conséquences sur les autres, et sans se rendre compte que son bonheur dépend aussi du comportement des autres à son égard, on cherche ensemble comment optimiser le fonctionnement du groupe organisé que constitue la cité pour que chacun en retire le profit maximum, et, ce faisant, on se rend vite compte que, si la vie en société est rendue nécessaire parce que chaque homme n'est pas auto-suffisant, on ne gagnera rien à ce que tous se mêlent de tout, mais qu'il faut au contraire distribuer les rôles complémentaires entre les membres du groupe en essayant tant que faire se peut de confier à chacun ce pour quoi il a le plus d'aptitudes et en veillant à ce que chacun joue ensuite au mieux le rôle qui lui a été attribué, ce que le Socrate de Platon résume dans une formule délibérément condensée pour poser question : ta hautou prattein, qu'on traduit généralement par « s'occuper de ses affaires », mais qu'il faut comprendre comme voulant dire qu'il faut s'occuper uniquement de la tâche qui vous a été attribuée dans la cité en fonction de vos compétences, et qu'il vaudrait donc mieux traduire par « faire ce qui vous revient en propre », dont il fait la définition de la justice dans la cité (20).

Bref, puisque l'homme est indissociablement individu et citoyen, il y a deux dimensions à la justice pour lui : la dimension individuelle qui consiste à assurer l'harmonie et l'unité du tout organisé qu'il constitue en tant qu'homme doté d'un corps et d'une âme tripartite, et la dimension « sociale », qui consiste pour lui à jouer convenablement le rôle qui constitue sa contribution à la justice de la cité, c'est-à-dire à son harmonie et à son unité en tant que cité. Et comme la cité n'a d'autre rôle que de permettre de mieux satisfaire les besoins des citoyens qui la composent en les mettant en commun pour y répondre de manière plus efficace, les besoins de la cité ne sont que ceux des citoyens multipliés par leur nombre, ce qui explique que la justice de la cité, c'est-à-dire les règles de fonctionnement optimal de celle-ci pour satisfaire au mieux ces besoins, ne soit qu'une vision grossie de la justice dans l'homme, qui assure l'unité et l'harmonie en lui entre tous ces besoins envisagés à son niveau individuel.

Mais il n'en reste pas moins que ce qui est premier pour chacun, c'est la justice « individuelle », qui est le fondement de la justice « sociale », car on ne peut être en harmonie avec ses concitoyens si l'on n'est pas d'abord en harmonie avec soi-même ! Comment pourrais-je en effet avoir une saine appréciation de ce que fait la cité dans son ensemble pour satisfaire mes besoins propres si je ne suis pas au clair avec moi-même sur ces besoins, si mes passions me tirent à hue et à dia en ignorant les avis de la raison, si mes besoins changent au fil des jours au gré de mes pulsions, si je ne suis pas capable de mettre un frein à mes appétits ? En outre, s'il est possible à une personne d'être juste dans une cité qui ne l'est pas (21), il n'est pas possible à une cité d'être parfaitement juste si tous ses citoyens ne le sont pas, mais ceux d'entre eux qui le sont le seront à la fois intérieurement, vis à vis d'eux-mêmes, et extérieurement, vis à vis de leurs concitoyens, dut-il leur en coûter la vie, comme ce fut le cas pour Socrate.

Raison et idéal

Pour déterminer l'organisation de la cité et en optimiser le fonctionnement, l'homme dispose de son logos, de sa raison. Et si l'on veut mettre en évidence la justice de la cité ainsi comprise, il est clair qu'il faut supposer la cité optimisée, c'est-à-dire la cité idéale, et non pas se contenter d'observer les cités existantes. Il faut qu'en s'affranchissant de la réalité et des défauts inhérents aux hommes, et donc aux cités qu'ils ont construites et organisées, on se serve de sa raison pour essayer d'imaginer ce que serait une cité idéale où tous auraient compris l'intérêt qu'il y a à accepter l'organisation que suggère la raison (22) et joueraient convenablement leur rôle (23). C'est pourquoi il est absurde de reprocher à Platon d'avoir construit dans la République une cité irréaliste, comme il serait absurde de lui reprocher de chercher à comprendre quelle pourrait être la perfection de l'homme en sachant bien qu'aucun homme n'est parfait, comme il le suggère d'ailleurs lui-même sous forme d'interrogation en réponse à une objection de Glaucon qui marque la transition entre la seconde et la troisième vague et pose la question du caractère réalisable ou pas de la cité qu'ils sont en train d'imaginer : « si nous découvrons comment est justice, est-ce que nous estimerons aussi que l'homme juste ne doit en rien différer de celle-ci, mais que celui-ci doit à tous points de vues être tel qu'est justice, ou bien serons-nous contents s'il est aussi proche que possible d'elle et y a part plus pleinement que les autres ? (ean heurômen hoion esti dikaiosunè, ara kai andra ton dikaion axiôsomen mèden dein autès ekeinès diapherein, alla pantachè toiouton einai hoion dikaiosunè estin, è agapèsomen ean hoti eggutata autès èi kai pleista tôn allôn ekeinès metechèi ;) » (V, 472b7-c2) C'est la règle même du jeu que conduit Socrate que de raisonner sur des idéaux : idéal de la justice individuelle aussi bien qu'idéal de la justice dans la cité, ce qui revient à dire homme idéal et cité idéale. Ce n'est donc pas l'expérience qui doit nous guider pour construire notre cité-type à l'image quelque peu améliorée des cités que nous connaissons, mais bien la seule raison qui doit nous guider pour imaginer une cité idéale dont les citoyens seraient tous sans défauts, bien que n'ayant pas tous les mêmes capacités physiques et intellectuelles, car, pas plus qu'on ne pourrait trouver la justice à l'état pur dans un homme qui ne serait pas parfait, on ne pourrait trouver la justice de la cité à l'état pur dans une cité qui ne serait pas parfaite. Mais le Socrate de Platon sait parfaitement que la cité idéale n'existe pas plus que l'homme idéal, que l'homme parfaitement juste dont les hommes réels ne peuvent que tenter d'approcher autant qu'il leur est possible, sans que cela l'empêche d'utiliser tout le pouvoir de son logos (raison aussi bien que discours) pour essayer de décrire du mieux qu'il peut ce que pourrait être cette cité idéale.

Mais attention ! Il ne faut pas se tromper sur ce que signifie « idéaliser » pour Platon et son Socrate (24) ! Pas plus que, pour lui, l'homme « idéal » qui l'intéresse lorsqu'il cherche à comprendre ce qu'est la justice n'est un être désincarné, affranchi des contraintes de la matière et devenu pensée pure, la cité « idéale », comme on peut s'en rendre compte à la lecture du dialogue, n'est une cité dont tous les citoyens seraient de parfaits philosophoi, des hommes supérieurs tous capables de diriger la cité. L'objectif de Platon à travers le parcours des dialogues n'est pas de fantasmer sur ce que serait un homme qui pourrait passer sa vie à penser sans avoir jamais à prendre soin de son corps, à se nourrir, à se vêtir, à lutter contre les éléments et à composer avec ses semblables, car un tel être ne serait plus un homme, mais de gravir la colline à la recherche de la perfection possible de l'homme réel pour redescendre ensuite dans la caverne et tenter d'améliorer le sort de ses semblables en sachant qu'il améliorera ainsi son propre sort (25). Et dans cette recherche, il faut encore distinguer l'Homme « idéal », avec un grand « H », et l'idéal individuel de chaque homme ou femme particulier. L'idéal de l'Homme, c'est ce qui constituerait l'homme le plus parfait possible dans les limites des contraintes qui sont imposées par sa nature en tant qu'espèce animale : une créature de chair et de sang se développant dans le temps et l'espace avec des besoins liés à sa nature corporelle et matérielle, mais avec aussi un potentiel lié à son aptitude à penser qui le rend en partie maître de son destin et co-artisan (26) de ce qu'il est appelé à devenir. Et puis il y a les hommes réels, ceux qui naissent, vivent et meurent, et là, Platon le premier sait bien que tous ne naissent pas identiques les uns aux autres (27), tant au plan physique qu'au plan intellectuel, et que tous n'ont pas, du fait des hasards de la vie, les mêmes opportunités de développer le potentiel qui est en eux. Il n'en reste pas moins que, par rapport à un potentiel donné au départ (on dirait aujourd'hui un patrimoine génétique) à un homme particulier, on pourrait, si l'on était capable de déterminer précisément ce potentiel à la naissance, imaginer le développement optimal qui permettrait d'en tirer le meilleur parti possible et se représenter l'homme « idéal » que pourrait devenir cet homme particulier. Mais on sait aussi que, dans la vie réelle, il y a peu de chances que l'individu qui en est doté parvienne à atteindre cet idéal qui ne concerne que lui, du fait des circonstances spécifiques de sa vie, du milieu dans lequel il est né, plus ou moins « porteur », des accidents toujours possibles, etc. Mais on peut ajouter que ce qui est vrai à la naissance reste vrai tout au long de la vie : à partir d'un patrimoine initial donné et de toutes les circonstances de la vie jusqu'à un moment donné, les options pour le futur restent ouvertes et l'« optimal » pour le reste de la vie n'est pas nécessairement ce qui arrivera en réalité. Or, lorsqu'on passe de l'homme à la cité, on en vient à s'intéresser à une entité, la cité, qui n'existe que dans le temps et l'espace, faite d'hommes multiples tous soumis à cette nécessité qui fait que tous ne sont pas des clones les uns des autres. Il ne servirait donc à rien d'imaginer une cité « idéale » qui serait peuplée exclusivement de clones de l'Homme « idéal », car elle ne nous serait d'aucune utilité pour essayer d'améliorer notre monde. Tout comme la présence d'un corps matériel constitué d'organes et de membres diversifiés aux fonctions distinctes est une composante incontournable de l'homme en cette vie, la diversité des capacités des habitants de la cité est une donnée incontournable de la cité, que même la cité « idéale » doit prendre en compte. Le mieux que l'on puisse espérer de cette cité idéale, c'est que chacun de ses citoyens développe au mieux le potentiel qui était le sien à la naissance et, puisque le milieu, dont la cité est une composante incontournable, joue un rôle majeur dans ce développement, que la cité contribue du mieux possible à permettre ce développement optimal de chacun. Mais pas plus que le démiurge du Timée ne peut se dispenser de composer avec la « nécessité » qui s'impose à lui (28), le législateur de la cité, même idéale, ne peut se dispenser de tenir compte du fait que tous les citoyens n'auront pas les mêmes capacités, intellectuelles en particulier, et que tous ne seront pas capables de jouer le rôle de législateurs et de gouvernants.

Imaginer un homme qui n'aurait jamais besoin de dormir ou de se nourrir, qui ne serait pas soumis aux lois de la pesanteur et pourrait voler dans les airs aussi bien que marcher sur terre, qui serait capable de vivre aussi bien dans l'air que dans l'eau, qui serait parfaitement insensible aux différences de température, même les plus extrêmes, ou que sais-je encore, ce n'est pas imaginer un homme idéal, du moins pour Platon, mais fantasmer sur autre chose que l'homme au sens que nous donnons à ce terme. Par contre, imaginer un homme ou une femme qui serait d'une beauté incomparable, et en même temps d'une intelligence exceptionnelle et d'une moralité à toute épreuve, doté d'une santé de fer et d'une endurance extrême, n'ayant que peu de besoins et se contentant en tous temps du strict nécessaire, c'est imaginer quelque chose de statistiquement très improbable, mais pas incompatible avec ce que l'on met derrière le mot « homme » pris en tant que nom d'espèce animale, et alors on peut parler d'homme « idéal ». C'est dans cette même perspective que se place le Socrate de Platon lorsqu'il affirme que la cité qu'il imagine n'est pas impossible, même si elle est hautement improbable (29) : à aucun moment elle ne suppose des citoyens qui seraient incompatibles, au sens que je viens de dire, avec la notion d'homme, et à aucun moment elle ne suppose pour la cité quoi que ce soit qui soit matériellement impossible en notre monde.

La cité et l'âme tripartites
(section mise à jour le 25 mai 2018)

Nous pouvons maintenant regarder de plus près comment le Socrate de Platon met en pratique sa méthode des gros caractères, en commençant par examiner la manière dont il analyse la cité pour y chercher la justice. Et disons tout de suite que, si l'on veut comprendre comment il en arrive à son découpage de la cité en trois catégories de citoyens (30), il n'est pas nécessaire de faire une étude sociologique ou ethnologique des sociétés indo-européennes antérieures à Platon en se demandant ce qu'il a pu en connaître, pour la simple raison que, comme je l'ai déjà dit en introduisant le concept de cité idéale, son propos n'est pas de chercher par une enquête sur les sociétés existantes le meilleur compromis possible entre les diverses législations effectivement appliquées (31), mais bien de chercher à déduire par le raisonnement l'organisation qui répondrait le mieux possible à la finalité qui est celle de la cité d'après le principe posé au départ, l'optimisation de la vie en communauté d'individus qui ne sont pas capables de vivre en autarcie chacun de son côté, pour le plus grand bonheur possible de tous (32). Ce qu'il nous faut donc faire, c'est de chercher à retrouver derrière ses propos les principes rationnels qui les sous-tendent.

Une fois qu'on a compris cela, il n'est pas difficile de voir qu'il a tout simplement organisé à grandes mailles sa cité en classant ses besoins, qui, rappelons-le, sont ceux de ses citoyens mis en commun pour être satisfaits de manière plus efficace, en trois grande catégories conduisant aux trois groupes qu'il définit :
- d'une part les besoins individuels des citoyens, besoins matériels d'abord (nourriture, habillement, logement...), mais aussi d'autres besoins (santé, distractions...), ainsi que ceux qui découlent de l'activité productrice de ces citoyens (outils, matières premières...) ; dans ce groupe, on est en présence d'une juxtaposition d'individus qui sont tous à la fois producteurs et consommateurs et, si l'on en reste là, les seules règles qui s'appliquent, c'est, pour le dire en termes modernes, la loi de l'offre et de la demande ;
- pour que cette juxtaposition d'égoïsmes individualistes puisse fonctionner de manière satisfaisante, il faut des personnes chargées du maintien de l'ordre et de la protection de la cité, aussi bien contre des agressions externes (par d'autres cités)  (33) que contre les dissensions internes (conflits entres citoyens et groupes de citoyens de la cité elle-même) ;
- mais pour que ce service d'ordre fonctionne de manière satisfaisante, en faisant respecter des règles et des instructions qu'il n'est pas nécessaire que ses membres comprennent, il faut que ces règles et instructions aient un sens et concourrent toutes à la même finalité, ce qui suppose un troisième groupe, chargé de fixer ces règles et de donner les instructions, de manière à transformer cette simple juxtaposition de citoyens individualistes en un tout organisé en vue d'un « bien » commun qui fera que le partage des compétences qui était à l'origine de la cité se révèle au final bénéfique pour tous dans le meilleur équilibre possible entre les désirs des uns et des autres.
Le plus gros des besoins de la cité, du moins du point de vue des moyens à mettre en œuvre pour les satisfaire, rentre dans le premier type de besoins, et devra être satisfait par le groupe le plus nombreux (34), auquel Socrate ne donne pas de nom collectif spécifique, au contraire de ce qu'il fait pour les deux autres groupes. En fait, ce groupe est un assemblage de métiers divers, dont la liste n'est d'ailleurs sans doute pas exhaustive ; on y trouve des agriculteurs, des artisans, des commerçants, mais aussi des personnes chargées de tâches plus serviles, bref, tout ce qui est nécessaire, de fil en aiguille, pour satisfaire l'ensemble des besoins, non seulement matériels, mais aussi « intellectuels », à travers des activités artistiques et de loisirs, des citoyens (35). Le groupe des « gardiens » est destinée à prendre en charge le maintien de l'ordre dans la cité et sa défense contre les agressions éventuelles d'autres cités et les meilleurs d'entre les gardiens deviennent avec l'âge et la formation adéquate (36) les dirigeants de la cité, formant le troisième groupe, le moins nombreux (37).

Pour que la cité ainsi organisée parvienne à la perfection que l'on attend d'elle, à ce qui constitue l'excellence, l'aretè, d'une cité (38), pour qu'elle soit « parfaitement bonne (telôs agathèn) » (IV, 427e7), il faut que chacun de ses habitants ait les qualités requises pour le rôle qui est le sien dans cette organisation (39) et joue du mieux qu'il peut ce rôle. Dans cette optique, Socrate requiert deux qualités de tous les citoyens, d'une part, en tant que personne individuelle, la modération (sôphrosunè), qu'il définit comme « maîtrise de certains plaisirs et désirs (hèdonôn tinôn kai epithumiôn egkrateia) », c'est-à-dire comme aptitude à « être maître de soi (kreittô hautou) » (IV, 430e6-7), et d'autre part, en tant que membre de la cité, la justice (dikaiosunè), qui requiert que chacun tienne bien son rôle dans la cité en « faisant ce qui lui revient en propre et en ne se mêlant pas de tout (ta hautou prattein kai mè polupragmonein) » (IV, 433a8-9). Pour les gardiens, il ajoute le courage (andreia) et enfin, de ceux des gardiens qui sont aptes à devenir gouvernants, il requiert en outre la sophia, cette « sagesse » qui leur permet de prendre les bonnes décisions dans les affaires de la cité (40).

C'est en examinant comment s'y prend Socrate lorsqu'il passe de la cité à l'âme que l'on va pouvoir mieux comprendre ce qu'implique la méthode des gros caractères, et réaliser qu'elle implique une démarche différente pour la lecture des petits caractères (l'âme) de celle utilisée pour la lecture des gros caractères (la cité)  : dans un cas, la lecture des gros caractère, il s'agit de déchiffrer les caractères supposés plus faciles à lire, et dans l'autre, il s'agit de comparer les caractères plus petits aux plus gros qu'on vient de déchiffre pour y chercher des ressemblances. Déchiffrer les gros caractères de la cité supposait qu'on examine ce que devrait être une cité idéale pour répondre à la finalité qui est celle d'une polis, de manière à chercher ensuite à y « lire » la justice. Mais une fois qu'on en vient à l'âme, il va s'agir, non pas de « reconstruire » l'âme idéale comme on vient de construire en discours la cité idéale, mais de chercher à voir si l'on retrouve les « formes », les « structures » qu'on a décelées dans les gros caractères de la cité dans les petits caractères de l'âme, puisque c'est justement pour disposer de ces formes grossies et ne pas entreprendre le déchiffrement des petits caractères à partir de rien qu'on a choisi cette méthode.

Et de fait, on serait bien en peine de procéder avec l'âme à sa construction idéale comme on l'a fait pour la cité ! Car si cet exercice de construction théorique de la cité idéale est possible, c'est parce que la cité n'est pas une construction des dieux ou de la nature, comme l'est notre corps, et aussi notre âme, si elle existe, mais justement une construction des hommes, la construction la plus importante pour les hommes puisqu'elle est la condition de leur bonheur à tous (41). Mais ce qui est vrai de la cité ne l'est plus quand on en revient à l'homme et à son âme, sauf à se prendre pour le démiurge créateur du Timée : nous ne sommes pas les créateurs de nous-mêmes, tout au plus les co-artisans au fil de notre vie de ce que sera notre âme au terme de cette vie, et, si nous pouvons à la rigueur nous mettre d'accord sur ce que devrait être la finalité de la polis, qui est par nature une construction collective, il y a peu de chances que nous nous mettions tous d'accord sur ce qui est la finalité de l'homme, ce qui constitue son bien ultime, puisque chacun est principalement, sinon exclusivement, concerné par son bien propre, par ce qui est bon (agathon) pour lui d'une manière ou d'une autre et pas seulement au plan moral, pas par le bien des autres, par ce qui est bon pour eux. Il n'est donc pas possible d'appliquer la démarche utilisée pour la cité à l'âme, puisqu'elle supposerait un accord sur sa finalité, à supposer qu'on se soit mis préalablement d'accord sur son existence, ce qui n'est pas non plus acquis d'avance (42). Et c'est sans doute là une raison du choix de la méthode des gros caractères par Socrate. Là où l'on pouvait déduire la structure de la cité de sa finalité découverte par nous, on va, pour l'âme, partir de ce que nous en savons par la connaissance, même superficielle, de nous-mêmes et de nos comportements, pour essayer de voir si elle est une ou plurielle, c'est-à-dire si chacun de nous est un tout unifié ou le lieu de conflits internes qui conditionnent ses comportements, en cherchant, pour nous y aider, à voir si la structure tripartite que nous avons découverte dans la création majeure des hommes pour les aider à mieux vivre leur vie, la cité, se retrouve dans la personnalité des créateurs.

Pas question, donc, de faire semblant de découvrir que l'homme a des besoins, des passions, de l'ardeur qui peut tourner à l'agressivité et une capacité à raisonner, mais seulement de chercher combien de principes d'action (43) distincts les divers composant de son être intime constituent en fin de compte. Et, dans cette recherche, la seule distinction pertinente pour Socrate est celle qui existe entre principes susceptibles de donner naissance à des conflits internes en l'homme lui-même. Car, de même que, lorsqu'il était question de la cité, ce qui importait, c'était de s'assurer de l'unité de pensée et de finalité de ce rassemblement d'individus qui la constituait, et d'éviter les dissensions internes qui nuiraient à son bon fonctionnement tout autant, sinon plus, que les agressions externes (44), maintenant qu'il est question de l'individu pris isolément, le souci est bien de savoir si chacun est en paix avec lui-même et agit en tous temps de manière ordonnée et cohérente, en accord avec les préceptes de la raison qui le guide, ou s'il est en proie à des conflits internes qui le conduiront à un comportement erratique et imprévisible selon le principe qui l'emportera dans chaque cas. C'est pourquoi l'outil majeur de cette recherche, après que Socrate ait rappelé, pour justifier une nouvelle fois sa méthode comparative, que les mœurs de l'État ne peuvent venir que de ses citoyens (435e-436a) et posé a priori la liste des principes potentiels d'action qui sont en nous et sur lesquels tous semblent d'accord, en se demandant si « nous apprenons/comprenons par l'un, nous mettons en colère par un autre de ceux qui sont en nous, et désirons par encore un troisième les plaisirs relatifs à la nourriture et à la génération et tous ceux, autant qu'ils sont, qui leur sont frères (manthanomen men heterôi, thumoumetha de allôi tôn en hèmin, epithumoumen d' au tritôi tini tôn peri tèn trophèn te kai gennèsin hèdonôn kai hosa toutôn adelpha) » (IV, 436a9-b1), est le principe de contradiction qu'il énonce dans les lignes qui suivent : « le même ne consentira pas à faire ou subir en même temps les contraires selon le même et vis à vis du même (tauton tanantia poiein è paschein kata tauton ge kai pros tauton ouk ethelèsei hama) » (436b8-9) (45), qui se traduit dans notre cas par l'idée que, si l'on peut constater dans l'homme des conflits à un instant donné entre désirs/pulsions/volontés contraires, c'est qu'il y a nécessairement en lui deux principes distincts de ces désirs/pulsions/volontés en conflit l'un avec l'autre dans de tels cas. C'est par l'application réitérée de ce principe qu'il va donc mettre en évidence que l'âme n'est pas un tout monolithique unifié, que ce n'est pas « par l'âme entière que nous agissons selon chacun d'entre eux (les principes listés auparavant), lorsque nous en venons à nous mettre en mouvement (holèi tèi psuchèi kath' hekaston autôn prattomen, hotan hormèsômen) » (436b1-2), mais qu'il y a trois principes d'action distincts dans l'âme, celui qui vise à la satisfaction des désirs (epithumiai) qui naissent principalement de la nature corporelle de l'homme, qu'il qualifie de « désirant (epithumètikon) », celui qui lui permet de réfléchir et de raisonner, qu'il qualifie de logistikon, terme dans lequel on retrouve la racine logos (« parole, discours » aussi bien que « calcul, raison ») à travers le verbe logizesthai (« calculer, raisonner ») dont il dérive, et enfin celui qui permet à l'homme d'extérioriser ses passions et l'ardeur qui est en son cœur (thumos) en s'emportant, en faisant preuve d'agressivité ou en se mettant en colère, qu'il qualifie de thumoeides (46).

Mais ne perdons pas de vue que ce à quoi s'intéresse le Socrate de Platon, c'est la psuchè (« âme »), pas le corps. Et pour lui, ce qui la spécifie, c'est son rôle moteur, et même automoteur (cf. Phèdre, 245e). Aussi, lorsqu'il parle d'un principe epithumètikon dans l'âme, ce qu'il a en vue, ce ne sont pas directement les epithumiai, la faim, la soif, l'appétit sexuel, etc., eux-mêmes en tant que sensations purement organiques que l'on dirait aujourd'hui produites par les métabolismes de notre corps, mais quelque chose qui, sous l'action de ces perceptions des besoins de notre corps, est en mesure de nous mettre en mouvement pour les satisfaire, une sorte de relais cérébral conscient entre les métabolismes purement organiques qui nous font percevoir la faim, la soif et autres besoins du corps et les mécanismes de nature volontaire qu'il nous faut mettre en branle pour satisfaire ces besoins et qui sont finalement les mêmes quel que soit le besoin à satisfaire : mettre en action les muscles qui provoqueront les mouvements de notre corps nécessaires à la satisfaction du besoin ressenti. C'est pourquoi il ne s'intéresse qu'aux besoins et pulsions dont la satisfaction n'est pas automatique, comme l'est celle du besoin de respirer ou de digérer ce que l'on a mangé, mais nécessite la médiation de la volonté et du choix. Et c'est bien parce que la volonté est impliquée dans leur satisfaction que des conflits sont possibles avec d'autres mobiles d'action. De même, le principe logistikon, ce n'est pas le logos lui-même, qu'on le comprenne comme parole, discours ou raison en tant que faculté, mais le principe « calculateur » qui permet de tirer de la réflexion, de l'usage du logos-raison, des propositions d'action qu'il restera à traduire en mouvements corporels pour passer du logos (parole) aux erga (actes). Ce que va donc chercher à identifier et à individualiser Socrate, ce sont donc bien les sources possibles de mouvements conscients de notre part qui peuvent avoir des points de vue différents à un moment donné sur une même action possible pour nous, et donc entrer en conflit, comme par exemple le fait de ressentir la faim d'une part, qui met en branle la partie epithumetikon de notre âme, à un moment où d'autre part, sa partie logistikon a décidé que, pour des raisons médicales ou religieuses, il est plus opportun de jeûner, ou la soif à un moment où la seule boisson qui est à notre portée est soupçonnée par la raison d'être un probable poison (47).

Dans cette perspective, il n'est pas difficile à Socrate de mettre en évidence qu'il y a bien des conflits potentiels entre la raison et ces divers besoins/désirs/passions (epithumiai) qui coexistent en nous. La difficulté principale de l'exercice sera ensuite d'arriver à mettre en évidence qu'il existe encore un troisième principe, distinct à la fois de la raison et des désirs, ce principe thumoeides dont j'ai souligné la difficulté à traduire le nom. Pour ce faire, il prend pour acquis qu'il existe en l'homme une capacité à se mettre en colère, à s'animer, à s'échauffer dans certaines situations, comportement qu'il décrit initialement à l'aide du verbe thumousthai (« s'irriter, se mettre en colère », cf. IV, 436a10) et dont il attribue l'origine, suivant en cela l'étymologie du verbe, à quelque chose qu'il nomme thumos, ou encore hôi thumoumetha (« ce par quoi nous nous mettons en colère », IV, 439e3), et surtout que cette capacité d'irritation peut se tourner contre soi-même et donner lieu à des conflits internes. Ceci étant acquis, il s'agit ensuite de montrer que ce principe d'action est distinct à la fois de celui qui dépend des epithumiai et de celui qui dépend de la raison, et donc de l'ordre de pulsions « irrationnelles » (48) au même titre que celles provoquées par les epithumiai dont il a été question auparavant, comme le montre la réplique de Glaucon en IV, 439e5. Il tente de le faire à partir d'une anecdote concernant un certain Léontios, qui nous met en présence d'une personne passant à proximité de cadavres gisant au lieu où sont exécutés les condamnés, tiraillée entre le désir morbide de contempler ces cadavres et la raison qui cherche à l'en dissuader. L'exemple met donc en jeu un « désir » qui ne répond à aucun besoin vital comme la faim (ce sont des cadavres humains, qui ne peuvent donc même pas servir de nourriture à un homme) ou la soif, ni à une fonction biologique comme l'instinct de procréation, mais qui n'est qu'une pulsion parfaitement irrationnelle, même pas d'ordre moral (puisqu'il s'agit, non pas de parents ou d'amis de Léontios, mais de condamnés à mort sans doute inconnus de lui, de personnes qui ont violé les lois de la cité et ont donc causé quelque tort à ses citoyens, et que ce n'est pas pour s'apitoyer sur leur sort que Léontios veut regarder leurs cadavres) ou d'ordre esthétique, pour que l'exemple soit plus parlant et incontestable pour le plus grand nombre, pour que tous, même les gourmands, les jouisseurs ou les esthètes s'associent à la réprobation que Léontios n'arrive pas à vaincre. Et pour montrer ensuite que cette faculté de s'irriter, de réagir « épidermiquement », de s'emporter, au besoin contre soi-même, qu'il décrit au fil de la discussion à l'aide de divers termes pour éviter de figer notre attention sur un seul d'entre eux (49), et qu'il présente dans différents contextes qui vont de la lutte intérieure contre des pulsions viscérales dans le cas de Léontios, à des emportements à connotation nettement morale dans le cas de qui est victime d'injustices (50), est distincte de la faculté raisonnante, il fera simplement constater qu'on en trouve les traces chez les enfants qui, avant qu'ils soient capables de raisonner, peuvent néanmoins faire preuve de « caractère » et se mettre en colère, voire même chez certains animaux, chez lesquels cette agressivité peut même être rendue sélective par le dressage (51).

Pour bien comprendre ce dont il est question ici, il est nécessaire de rapprocher cette analyse de l'âme, faite ici à l'aide d'un discours d'ordre « rationnel », de l'image qu'en a donné Socrate à travers l'analogie de l'attelage ailé dans son second discours dans le Phèdre, (52) le dialogue qui précède la République dans le plan en tétralogies que je propose pour les dialogues et traite en particulier de la nature de l'âme, qui est en parfaite cohérence avec l'analyse en trois « parties » de la République, et qui aide à préciser, en les illustrant, les relations qui sont ici décrite en termes plus abstraits. Dans cet attelage en effet, on retrouve cinq éléments : le char proprement dit, les deux chevaux, le cocher et les ailes. Nous ne nous attarderons pas sur les ailes, qui sont destinées à illustrer le fait que l'âme humaine est capable, sans qu'on sache trop bien comment, de s'« élever » de l'ordre spatio-temporel visible et corporel (le sol dans l'image) vers l'intelligible incorporel et hors du temps et de l'espace (le ciel dans l'image), car ce n'est pas l'objet de la discussion en cours (53). Le char, c'est l'image du corps qui héberge l'âme : il est capable de se mouvoir, mais pas de lui-même. En fait de « moteur », il dispose de deux chevaux, deux êtres de nature purement animale donc, attelés ensemble et soumis au contrôle d'un cocher qui est, lui, de nature humaine et donc doué de raison. Le cocher, illustration de la composante logistikon de l'âme, ne peut se mouvoir que s'il parvient à faire avancer les chevaux, ce qui illustre le fait que la raison seule n'est pas capable de passer à l'action sans la médiation des autres parties de l'âme (les chevaux) qui, elles, et elles seules, peuvent mettre en branle le corps (le char). C'est ce fait qui va nous aider à comprendre ce que représente la partie thumoeides de l'âme : elle est ce qui peut faire la médiation entre l'âme exclusivement raisonnante, d'origine divine et donc de ce fait sans liens « naturels » avec un corps, et le corps qui lui sert de demeure : l'un des chevaux, le noir, est en prise direct avec les sollicitations du corps, l'autre, le blanc, est celui qui réagit, non à des besoins corporels, mais à des mots et aux représentations symboliques associées à ces mots. C'et ce que suggèrent les remarques de Socrate sur le fait que cette agressivité associée au thumoeides existe avant la raison chez les enfants, et même chez certains animaux dressés pour obéir à la voix humaine, ni les uns ni les autres n'ayant de « raison » (pas encore pour les petits enfants, à jamais pour les animaux). Bref, il n'y a pas que la faim, la soif et l'appétit sexuel qui mettent en mouvement le corps, mais encore des réactions, réflexes ou issues d'un dressage, à des mots, entendus ou imaginés, sans intervention de la raison. Lorsqu'on réagit à une insulte, ce ne sont pas les mots prononcés eux-mêmes, en tant que phénomènes sonores, qui nous sont « douloureux » au sens physique et qui provoqueraient en nous une réaction à cette douleur, mais les images que suscitent en nous ces mots, du fait de ce qu'on y associe, de l'opinion sur nous qu'ils supposent de la part de celui qui les prononce et de celle qu'on suppose qu'ils induisent dans d'éventuels spectateurs selon la manière dont nous allons réagir, toutes représentation que l'éducation nous a conduit à considérer comme « pénibles ». De la même manière, un comportement intrépide au combat n'est pas suscité en nous par un plaisir physique que pourrait provoquer une action d'éclat dans laquelle on risque au contraire la douleur physique de blessures, voire la mort, mais par l'imagination, la représentaiton mentale de ce que les autres vont penser de nous si nous réussissons, résultant d'une éducation/dressage qui nous a inculqué certaines valeurs et induit des comportements parfois réflexes. Dans cette perspective, une traduction possible de thumoeides serait « amour-propre ». Mais, au-delà de ce problème de traduction, sans doute insoluble dans le mesure où il s'agit de traduire un terme que Platon lui-même utilise faute de mieux pour désigner quelque chose qu'il met en évidence de manière originale et qui n'a pas de nom, en lui donnant donc un sens qui n'est pas l'un de ceux qu'il avait dans l'usage commun de son temps, ce qui compte, c'est de comprendre ce qui se cache derrière le mot, cette partie de l'âme qui est « auxiliaire » (un des termes utilisé pour parler des gardiens qui ne sont pas gouvernants) du logostikon pour passer des mots et des représentations mentales porteuses de sens à l'action et au mouvement. Elle est distincte de la raison en ce que ce n'est pas elle qui réfléchit et raisonne, puisque justement elle peut ne pas toujours suivre les préceptes de la raison, et qu'elle est donc alogon, et elle est distincte des passions corporelles (epithumiai/epithumetikon) en ce qu'elle ne réagit pas à des besoins corporels, à la douleur et au plaisir physiques, mais à des images mentales et à des notions de « peine » et de « plaisir » d'ordre « symbolique » reposant sur des représentations mentales issues des habitudes de comportement et de l'éducation, dont certaines peuvent avoir pour origine les représentations mentales que l'usage nous a appris à associer à la satisfaction de besoins corporels, comme par exemple le souvenir des plaisirs éprouvés au contact d'une jolie femme ou à l'occasion d'un bon repas, conduisant à des situations où le cheval blanc se fait complice du cheval noir contre les avis du cocher. C'est la raison pour laquelle cette partie est la plus sensible à l'éducation, puisque tous ses comportements sont le résultat du développement en elles de « valeurs » données aux choses/comportements/actions/... auxquelles la cité associe les qualifications de bon et de mauvais, de juste de d'injuste, de beau et de laid, d'honnorable et de méprisable, etc., qui vont induire ses réactions et ses comportements. C'est en quelque sorte en elle-même que se passent les conflits entre images/représentations incompatibles du fait qu'on ne peut simultanément réagir par le comportent auquel appelle chacune de ces représentations (par exemple mépriser les cadavres des condamnés à mort et donc passer son chemin sans les regarder comme se suggère la raison et satisfaire une curiosité morbide qui trouve sa source dans le thumoeides lui-même de manière irrationnelle, comme le ferait un animal venant flairer un cadavre, ou fuir le risque d'une douleur physique au combat et se comporter en brave comme la raison le suggère).

En fin de compte donc, aucun des deux chevaux ne peut seul faire avancer convenablement le char, puisqu'il est attelé avec l'autre et que, si l'autre cheval refuse de bouger, le mieux qu'il pourra faire, ce sera de secouer le char et de lui imprimer des mouvements désordonnés et inefficaces. En outre, ce faisant, il prend le risque d'être rappelé à l'ordre par le cocher qui, grâce aux rênes, peut actionner le mors qu'il a dans la bouche et lui occasionner une douleur certaine. Pour que le char avance, il faut donc l'accord entre les deux chevaux et, pour qu'il aille où veut le cocher, il faut que ces deux chevaux obéisse aux instructions qu'il leur transmet à l'aide des rênes.

Mais redisons que Socrate ne cherche pas ici à faire une analyse psychologique fine, détaillée et exhaustive, mais seulement à mettre en évidence quelques lois du comportement humain, que l'on peut résumer dans les principes suivants :
(1) l'homme n'est pas un tout unifié par nature, mais est le théâtre de conflits entre des principes d'action parfois contradictoires ;
(2) les besoins strictement corporels de l'homme ne sont pas les seuls à le mettre en mouvement et il peut aussi réagir à des représentations mentales induites par son statut d'animal doué de logos après un « dressage » approprié ;
(3) la raison seule n'est pas en mesure de mettre le corps en mouvement et de faire passer l'homme à l'acte si elle ne se concilie pas les principes dénués de raison qui contrôlent les mouvements du corps.

On voit donc que le Socrate de Platon refuse aussi bien l'approche simpliste qui suppose l'homme soumis à un unique principe d'action et toujours dénué de conflits intérieurs que l'approche dualiste qui ferait de l'homme le théâtre d'un conflit qui le dépasse entre deux principes, l'un bon, l'autre mauvais, le corps et l'âme, la matière et l'esprit, la raison et les passions, selon le nom qu'on veut leur donner, pour proposer un schéma où, entre ces deux principes, la raison d'un côté, les pulsions liées à la nature corporelle de l'homme, qui ne sont, en tant que tels, ni bons ni mauvais l'un et l'autre, il suggère la présence d'un troisième principe qui fait le relais entre la raison pure et l'action par le biais de représentaitons mentales associées à des mots er des images : celui-ci n'est pas plus esclave des pulsions de son corps, auxquelles la raison a le pouvoir de s'opposer, qu'il n'est l'être toujours raisonnable agissant toujours selon les préceptes de la raison, puisque la raison seule ne peut le contraindre à faire ce qu'elle recommande, et son comportement dépendra de l'équilibre qu'il parvient à établir entre les trois composantes de son âme, équilibre toujours menacé et résultant à la fois de sa « nature », de son éducation et de ses choix antérieurs, c'est-à-dire, dans l'imagerie du Phèdre, de la plus ou moins grande volonté du cocher de maîtriser le cheval rétif en s'appuyant sur le cheval docile, et du cheval docile de résister aux écarts du cheval rétif ou de se laisser aller à l'imiter et à suivre ses mouvements.

On notera pour finir que le parallèle entre le principe thumoeides et les gardiens auxiliaires de la cité est assez étroit, puisqu'on peut voir dans ce principe tel qu'il est présenté par Socrate, lorsqu'il joue convenablement son rôle, le « bras armé » de la raison, c'est-à-dire l'auxiliaire qui permet de passer de la réflexion et des choix raisonnés aux actes qu'ils impliquent, tout comme les gardiens auxiliaires sont ceux qui mettent en œuvre les délibérations des dirigeants et s'assurent de leur respect par les autres citoyens (54). Et de même qu'on est sélectionné et formé pour devenir gardien avant que d'être éventuellement choisi au vu des résultats pour rejoindre le groupe des dirigeants, l'éducation doit commencer par former le principe thumoeides de l'âme, qui préexiste en elle à la raison, et le préparer à se soumettre un jour à cette raison qui ne viendra que plus tard, développée elle aussi par les stades ultérieurs de l'éducation, l'un comme l'autre pouvant être pervertis par une mauvaise éducation (cf. 441a3).

Au terme de cette analyse, il n'est pas difficile à Socrate de découvrir la justice en l'homme dans l'accord des trois parties de l'âme pour que chacune tienne le rôle pour lequel elle est faite, la raison dirigeant, et les deux autres obéissant aux injonctions de la raison pour le plus grand bien possible de l'ensemble qu'elles constituent à elles trois avec le corps qui les héberge et de chacune de ses parties, c'est-à-dire pour que chacune d'elles ait une juste mesure de ce qui est bon pour elle sans que ça nuise outre mesure au bien de l'ensemble.

Phusis, koinônia, theou moira

C'est donc, comme je l'ai dit au début de cette introduction, au moment où, ayant explicité cette « définition » de la justice, il annonce vouloir examiner les différentes formes d'injustices qu'elle permet d'envisager dans l'individu, en se servant des grosses lettres des régimes politiques déficients, qu'il est interrompu par ses auditeurs qui lui demandent de revenir sur la mise en commun des femmes et des enfants. Et c'est cette demande qui va conduire aux trois vagues successives auxquelles nous nous intéressons ici : 1) égalité des hommes et des femmes au regard du programme d'éducation à mettre en place dans la cité, et donc par conséquent au regard des charges qui sont susceptibles de leur échoir en fonction de leur plus ou moins grande réussite dans ce programme, 2) mise en commun des femmes et des enfants dans le groupe des gardiens et 3) nécessité que ce soient les philosophoi qui assument les plus hautes charges dans l'administration de la cité.

Mais en caractérisant ainsi ces trois vagues, nous nous attachons seulement à des conséquences pratiques dans l'organisation de la cité idéale, pas aux principes rationnels qui les sous-tendent. Or ce sont les principes sous-jacents qui intéressent Socrate et sur lesquels il veut nous faire réfléchir, pour qu'après en avoir vu les implications dans l'organisation de la cité, nous puissions nous interroger sur leur signification dans la conduite de notre propre vie, au niveau individuel, pour que nous devenions des « justes ».

La lecture des livres V à VII nous montrera qu'en proposant ces trois principes organisationnels délibérément provocants, Socrate veut nous faire réfléchir sur trois thèmes qui sont chacun en lien plus spécifique avec l'une des trois parties de l'âme qu'il a mises en évidence au livre IV, chacun de ces thèmes pouvait être synthétisé en un mot : le principe d'égalité des hommes et des femmes face aux exigences de la cité veut nous faire réfléchir sur la notion de phusis, mot généralement traduit par « nature », mais qu'il faudra justement se garder de vouloir traduire trop vite ; la mise en commun des femmes et des enfants nous renvoie à la notion de koinônia, le mot traduit par « mise en commun » (ou encore « communauté » lorsqu'on a plutôt en vue le résultat de cette mise en commun) dont justement Adimante, dans son intervention conduisant à toute cette discussion au début du livre V, en 449c7-8, dit qu'il peut se comprendre de bien des manières ; et le principe du philosophe roi veut nous faire réfléchir au rôle de la raison, ce don de dieu (theou moira) (55) qui nous caractérise en tant qu'hommes et nous permet d'avoir part à l'intelligible et au « divin ».

Réfléchir sur la phusis, c'est s'intéresser à ce qui, en l'homme, est lié à sa nature corporelle et matérielle, à ce qui en lui naît et croît (le sens premier du verbe phuein dont dérive phusis), et à ce que cette « nature » implique réellement (et non pas sur la base d'a prioris, culturels ou autres) pour son comportement, en tant que citoyen dans la réflexion explicite consacrée à l'égalité des hommes et des femmes, et en tant qu'individu dans la réflexion complémentaire que nous souffle Platon si l'on accepte de transposer les grosses lettres en petites lettres. Or la composante de l'âme qui est la plus proche de notre nature corporelle, c'est la composante désirante, l'epithumètikon qui gère les epithumiai, la faim, la soif, les pulsions sexuelles, etc.. Et l'objectif de cette réflexion est d'inviter le logos, la raison qui doit diriger l'âme comme les philosophes rois dirigent la cité, à acquérir une juste vue de cette autre composante de l'âme qui est en quelque sorte la plus éloignée d'elle, de manière à ne pas la frustrer, au risque de provoquer la rébellion des passions et sa propre mise en tutelle. Mais c'est aussi inviter la raison elle-même à s'interroger sur sa propre « nature », sur ses pouvoirs et ses limites, et à ne pas chercher se prendre pour un dieu quand elle n'est qu'humaine.

Réfléchir à la koinônia, à la « mise en commun », c'est réfléchir à ce qu'implique la vie en société pour un animal dont la caractéristique spécifique est d'être un politès, un « citoyen », en donnant comme idéal de vie en commun la cellule familiale (telle au moins qu'elle devrait être) avec l'ambition de faire de la cité tout entière une grande famille, une cité où, au lieu d'insister sur les divisions entre familles rivales, dans les affaires, dans les amours ou dans la quête du pouvoir, on tente de masquer les implications des contraintes naturelles imposée par les mécanismes biologiques de la reproduction qui font que chaque citoyen n'a qu'un seul père et une seule mère biologiques, et quelques frères et sœurs tout au plus, pour inciter tous les citoyens à se comporter comme s'ils étaient tous frères et sœurs, ou parents et enfants, selon l'âge respectif des uns et des autres et donc à s'aimer comme on aime ses parents les plus proches et à agir en conséquence, et c'est aussi inciter à prolonger la réflexion vers ce qu'implique pour chacun de nous le fait que son âme n'est pas une unité donnée d'avance, mais un assemblage dont les parties sont à première vue irréductibles les unes aux autres (quoi de commun entre les passions et la raison ?), mais qui sont néanmoins condamnées à vivre ensemble pour le meilleur ou pour le pire et qui doivent donc apprendre à s'apprécier et à se respecter les unes les autres comme étant de la même « famille » en tant que le parties d'un unique individu, à masquer ce qui les oppose pour arriver à agir comme étant « frères » et « sœurs », même si l'une a des prétentions à l'immortalité que les autres n'ont pas et peut être tentée de se targuer d'une origine « divine » là où les autres ne sont qu'humaines. Ce travail de composition entre tendances contradictoires est tout particulièrement requis de la partie médiane, celle qui est justement tiraillée entre raison et passions et peut donc faire le pont entre les deux, mais, ici encore, c'est la raison qui doit l'aider à comprendre son intérêt à accepter l'une et l'autre, raison et passions, chacune à sa juste place.

Que réfléchir sur le rôle du philosophos dans la cité et sur la manière de le préparer à ce rôle soit réfléchir sur le rôle de la raison, à la fois dans l'organisation de la cité et dans la conduite par chacun de sa propre vie, et que cette réflexion mette en avant la composante logistikon de l'âme, nul besoin d'insister là-dessus. Ce qui est peut-être moins évident parce que Platon est plus discret là-dessus, c'est le lien qu'il peut y avoir entre cette réflexion et ce que Platon appelle « divin (theion) », et pourtant, on trouve de nombreuses indications à travers les dialogues du fait que, pour lui, si quelque chose mérite le qualificatif de « divin », c'est plus du côté de l'intelligible, des idées hors du temps et de l'espace et du bon (to agathon) qui leur donne leur valeur, que du côté des dieux de l'Olympe et de leurs frasques anthropomorphiques qu'il faut le chercher. Ce n'est pas en prenant au pied de la lettre les fables des poètes sur les dieux traditionnels que l'on multiplie au gré des contraintes politiques (56) que l'on améliorera notre sort, mais en entreprenant l'ascension qui, en nous faisant sortir de la caverne, nous permettra d'avoir un aperçu du soleil image du bon pour guider notre action une fois redescendus dans la caverne. C'est tout le sens de la mise en scène des Lois, le dialogue ultime du parcours pédagogique que constitue l'ensemble des dialogues, qui nous met en présence de trois vieillards s'élevant sur les pentes du mont Ida, en Crète, vers la caverne où, disait-on, était né Zeus, non pas pour faire comme le roi légendaire Minos, qu'on disait fils de Zeus, qui y montait une fois tous les neuf ans pour demander à son père des lois pour gouverner son peuple, comme si nous devions compter sur les dieux pour organiser notre vie sociale, mais pour développer eux-mêmes au cours de leur ascension, à la force de leur logos, les lois les plus parfaites possibles pour une nouvelle colonie que l'un d'entre eux avait été chargé d'établir. La véritable ascension vers le divin, c'est l'élaboration de ces lois, et non pas l'effort physique qui les conduira vers un lieu sensible où ils ne trouveront rien de réellement divin, et si les dieux nous ont jamais fait un cadeau pour nous aider à rendre meilleur notre monde, c'est comme le raconte le Timée sous forme d'un mythe qui se sait tel, en insufflant dans notre corps mortel cette partie divine, cette theou moira, que constitue la partie « immortelle » de notre âme, celle que, dans la République, Socrate appelle to logistikon (57).

Il est temps maintenant de se confronter au texte de Platon pour approfondir nous-mêmes la démarche qu'il nous invite ainsi à faire.

Les liens ci-dessous donnent accès à ma traduction annotée des livres V, VI et VII de la République :


(1) C'est Socrate lui-même qui utilise l'image des vagues (kuma en grec) pour évoquer les objections qu'ont suscitées ou que vont susciter ses principes, une première fois en 457b-c lors de la transition entre le premier et le second principe (le mot kuma se trouve en 457b7 et en 457c3), puis à nouveau lors de la transition entre le second et le troisième principe, en 472a (kuma en 472a3 pour faire référence aux deux premières vagues déjà surmontées) puis en 473c pour annoncer la troisième comme la plus grosse (kuma en 473c7 et 473c8). (<==)

(2) La République occupe 272 pages de l'édition Estienne, en tenant compte des discontinuités dans la pagination entre la fin d'un livre et le début du suivant, et les livres V à VII représentent 86 pages de ce total, là où le tiers serait 91 pages. (<==)

(3) Je préfère traduire to agathon par « le bon » plutôt que par « le bien » car « bien » donne à cette notion une connotation presque exclusivement morale qu'elle n'a pas pour Platon. Lorsque Platon fait un parallèle entre le soleil et to agathon vers la fin du livre VI et fait de to agathon l'équivalent pour l'intelligence de ce qu'est le soleil pour la vue, il ne veut pas dire que l'intelligence est « éclairée » par on ne sait trop quel « sens moral » qui lui viendrait naturellement, mais que, dans tous les domaines, matériels aussi bien moral, chaque être humain recherche toujours ce qu'il pense bon pour lui, qu'il s'agisse de nourriture, de boisson, de sexualité, de comportement, de distractions ou de quoi que ce soit d'autre, et que, comme l'instinct pour les animaux, c'est l'idée qu'il se fait du « bon » pour lui qui « éclaire » son intelligence (qui a pris chez lui la place de l'instinct pour le guider dans ses activités) pour faire ces choix, qu'il s'agisse d'opter pour un « bon » repas, une « bonne » sieste, un « bon » spectacle, une « bonne  » action, un « bon » thème d'études ou quoi que ce soit d'autre. C'est ce qui lui permet de faire affirmer par son Socrate que nul ne fait volontairement, non pas le mal (moral, contraire du bien), mais ce qui est « mauvais » (kakon, contraire d'agathon) pour lui, et que c'est donc par ignorance (de ce qui est vraiment « bon » pour lui, directement et dans toutes ses conséquences) qu'il le fait (en croyant, à tort, que c'est bon pour lui).
La traduction usuelle de la formule epekeina tès ousias par « au-delà de l'être » ignore complètement le sens qu'a pour Platon le mot ousia dont on fait généralement un presque synonyme de to on (« l'étant », ou encore « ce qui est », ou tout simplement l'« être »), même lorsqu'on le traduit par « essence » ou « substance », toujours, après Aristote chez qui ce terme fera fortune (c'est le cas de le dire, comme on va le voir !), dans une perspective exclusivement ontologique, alors que, pour Platon, tout se joue dans la différence qu'il y a entre to on, prédicat minimaliste qui s'applique à absolument tout sans exception, justement parce qu'il ne dit rien sur ce à quoi on l'applique tant qu'on y ajoute pas des précisions (être, d'accord, mais être quoi?!), et ousia, terme dérivé du participe présent féminin ousa du verbe einai (« être », d'ou ma traduction par le néologisme de formation similaire en français « étance »), dont le sens usuel, avant qu'il ne se charge avec Platon de connotations « métaphysiques » et « agathologiques » (de agathos, « bon ») plutôt qu'ontologiques (de on, ontos, « étant »), est « richesses ». L'ousia, c'est en fait pour Platon la « richesse de l'étant », ce qui, pour un « étant » quel qu'il soit, de l'ordre visible et matériel aussi bien que de l'ordre intelligible et immatériel, décrit tout ce qui le constitue et le spécifie d'une valeur mesurée à l'aune du bon (physique aussi bien que moral). C'est ce qui répond (totalement ou partiellement) à la question « c'est quoi ? » (ti esti;) à propos d'un « étant », c'est-à-dire de n'importe quoi dont on peut dire « c'est... » (esti), comme le montre le fait que, chez Aristote, to ti esti (« le quoi c'est ») est synonyme d'ousia. Dans ces conditions, dire que to agathon (« le bon ») est « au-delà de l'ousia (« étance ») », c'est tout simplement dire que, dans la mesure où le bon est ce à quoi se mesure l'ousia, la « valeur », de toutes choses, il ne fait pas nombre avec ce dont il sert à mesurer la valeur (sur toute cette problématique, on se reportera à mon article La fortune détournée de Platon, une étude sur le mot ousia dans les dialogues, disponible au format pdf sur ce site, et aussi à l'entrée ousia du « Lexique des mots grecs importants pour comprendre Platon » disponible dans une autre page de ce site).(<==)

(4) Le mot grec utilisé par Socrate que j'ai traduit par « apparence » à la fin de la citation en exergue est en effet idea, qui, en grec, renvoie à l'apparence visible avant que d'évoquer une « idée » au sens français du mot, c'est-à-dire une « vue » de l'esprit, puisque le mot est dérivé d'un verbe signifiant « voir », via la forme aoriste idein du verbe horan. (<==)

(5) C'est encore le point de vue qui transparaît dans les propos d'Adimante en II, 372a1-2, lorsque, en réponse à Socrate qui n'a encore introduit dans la cité que les multiples métiers d'artisans, hommes de main et commerçants dont elle a besoin et suggère que la cité ainsi constituée est complète (telea) et se demande où trouver la justice dans cette cité, il suggère qu'elle se trouve peut-être « dans cette sorte de relation de ceux-ci les uns avec les autres (en autôn toutôn chreia tini tèi pros allèlous) ». On notera que le mot qui est ici traduit par « relation », chreia, a été utilisé par Socrate au début de sa description de la cité, dans le sens de « besoin », pour déclarer que ce qui donne naissance à la cité, c'est le besoin (chreia) que chacun a des autres (cf. II, 369c9-10). Chreia a en effet de multiples sens, dérivés des multiples sens du verbe chresthai dont il provient : il peut en effet signifier « usage, emploi », mais aussi « relation », ou encore « profit, avantage », ou « besoin, nécessité ». On voit toute l'ambiguïté qu'il y a, aussi bien de la part de Socrate à faire naître la cité du chreia que les hommes ont les uns des autres que de la part d'Adimante à chercher la justice dans le chreiai des hommes les uns par rapport aux autres, selon la connotation plus ou moins utilitariste que l'on donne au mot et le plus ou moins grand degré de réciprocité que l'on suppose à la relation qu'il implique. Ce n'est pas la même chose de dire que j'ai besoin des autres, que j'ai des relations avec les autres ou que je me sert des autres ! Et pourtant toutes ces nuances de sens sont potentiellement derrière le mot chreia. (<==)

(6) Henos est le génitif masculin de eis, qui signifie « un » au sens numéral, ce que j'ai rendu dans ma traduction par « un seul » pour faire la distinction avec l'article indéfini « un ». (<==)

(7) C'est pas (masculin), pasa (féminin), pan (neutre), autre adjectif signifiant « tout », qui mettrait l'accent sur la multiplicité des constituants plutôt que sur l'unicité du « tout ». (<==)

(8) En IV, 429b5-6, cherchant ce qu'est l'andreia (« courage) dans la cité, Socrate déclare que ce n'est pas le fait que les citoyens autres que les gardiens soient lâches ou courageux qui fera que la cité est l'un ou l'autre. Parce que la cité n'est pas la simple juxtaposition d'individus interchangeables les uns avec les autres, mais un tout organisé dans lequel des rôles distincts sont attribués à des groupes différents, le fait que la cité ait ou n'ait pas telle ou telle qualité ne dépend que de la présence ou de l'absence de cette qualité dans les individus dont la tâche spécifique requiert cette qualité. Et tant qu'on ne sait pas ce qu'est la justice, on ne peut pas savoir à quel ou quels groupes de citoyens elle est nécessaire pour que la cité soit dite juste. (<==)

(9) Tout cela est explicité en IV, 443c9-444a2, où Socrate dit de la justice en l'homme qu'elle est « non pas à propos de l'activité tournée vers l'extérieur vis à vis de ce qui est à lui, mais à propos de l'intérieur, à propos de ce qui en vérité est lui-même et ce qui est à lui (ou peri tèn exo praxin tôn hautou, alla peri tèn entos, hôs alèthôs peri heauton kai ta heautou) », qu'elle consiste à « harmoniser ensemble ce qui est trois (xunarmosanta tria onta) » comme dans l'accord de trois notes, pour « devenir à tous points de vue un de multiple [qu'on était], sensé et harmonisé (pantapasin hena genomenon ek pollôn, sôphrona kai hèrmosmenon) » (sôphrôn, dont sôphrona est l'accusatif singulier, que je traduis par « sensé », signifie au sens étymologique « sain d'esprit », et de là « prudent, sage, réfléchi », ou encore « modéré, tempérant » ; quant à hèrmosmenon, c'est le participe parfait moyen/passif du verbe harmozein, déjà utilisé en composition dans l'extrait précédemment cité, sous la forme xunarmosanta, qui signifie « unir, ajuster, accorder », et dont dérive le nom harmonia, dont le sens en grec déborde largement le registre strictement musical). (<==)

(10) C'est là en effet le point de départ explicite de toute la réflexion de Socrate sur la cité, qui commence par cette affirmation : « la cité prend naissance puisque chacun d'entre nous se trouve, non pas auto-suffisant, mais en manque de beaucoup de choses (gignetai... polis... epeidè tugchanei hèmôn hekastos ouk autarkès, alla pollôn endeès) » (II, 369b5-7). Cette formulation condensée introduit à l'aide du verbe tugchanein, qui renvoie à l'idée de chance, de hasard (tuchè), c'est-à-dire comme quelque chose qui se trouve être comme ça sans qu'il faille en chercher de cause rationnelle, la limitation principale de l'homme, le fait qu'il n'est pas autarkès, « auto-suffisant », limitation exprimée par un adjectif formé sur le verbe arkein (« suffire ») par adjonction du préfixe formé sur le pronom réfléchi autos (« lui-même »), qui a donné en français « autarcie », et qui signifie en grec à la fois « qui se suffit à soi-même » et « qui se contente de ce qu'il a ». Au terme de ce parcours allant de la cité à l'homme pour y trouver la justice, Socrate verra le principe de la justice dans le fait pour l'homme de arxanta auton hautou, « se commander à soi-même » (IV, 443d4), c'est-à-dire « être maître de soi » en acceptant la domination de la raison sur les désirs corporels. Dans cette expression, arxanta est le participe aoriste actif à l'accusatif masculin singulier du verbe archein, qui signifie « marcher devant, guider » et par extension « commander ». Si l'on rapproche ces deux expression, on pourrait dire que tous le parcours qui mène de la cité à la justice en l'homme se résume en un jeu de mots (impossible à transposer en français) entre hautôi arkein (« suffire à soi-même », avec un kappa dans le verbe arkein, transposé en français en « k ») et hautou archein (« être maître de soi-même », avec un chi dans le verbe archein, transposé en français en « ch ») où tout se joue sur une lettre dans le verbe : l'homme doit abandonner l'idéal illusoire et inaccessible de l'autosuffisance et viser, celui parfaitement accessible, de la maîtrise de soi, seul capable d'optimiser la vie en société qu'impose l'impossibilité de l'autosuffisance de chacun !
Cette première affirmation est reprise sous une forme légèrement différente quelques lignes plus loin, lorsque Socrate déclare : « Va donc ! Que, par le discours/raisonnement (logos), nous construisions à partir du commencement/principe (archè) la cité : et [ce qui] la construira, à ce qu'il paraît, [c'est] notre besoin (Ithi dè, tôi logôi ex archès poiômen polin : poièsei de autèn, hôs eoiken, hè hèmetera chreia) » (II, 369c9-10). Sur le sens du mot chreia, ici traduit par « besoin », voir la note 5 ci-dessus.(<==)

(11) C'est bien à cette prise de conscience que voudrait nous amener Platon, si nous savons voir au-delà du problème spécifique sur lequel elle porte, par l'intervention de Glaucon en II, 372c, lorsqu'il se plaint que la cité que vient de décrire Socrate et qui ne prend soin que des besoins élémentaires des hommes et ce, de manière frugale, soit une cité de porcs : si ce que recherche alors Glaucon n'est qu'un peu plus de raffinements dans la satisfaction des besoins alimentaires des citoyens, c'est bel et bien parce que la spécialisation des tâches et leur distribution entre citoyens permet d'aller plus loin et de prendre en compte plus de besoins qu'il peut ainsi amener Socrate à introduire d'autres activités rendues nécessaires par ces raffinements. Mais s'il est possible de le faire pour satisfaire des raffinements alimentaires, il serait tout aussi possible de le faire pour satisfaire d'autres sortes de besoins plus « nobles », même si Socrate se limite délibérément dans sa prise en compte de besoins supplémentaires, à ceux qui ont un caractère frivole ou bassement matériel au-delà du strict nécessaire en ces matières, non sans d'ailleurs y introduire quelques activités que l'on pourrait considérer comme d'ordre « artistique » (peinture, musique, théâtre, etc.), qu'il fait exprès de limiter à leur côté frivole. (<==)

(12) Sur ce besoin de « loisir », scholè, en grec, on peut en particulier se reporter à ce qui en est dit en République, II, 376d-e, ou encore en Théétète, 172c-d. (<==)

(13) Socrate le dit explicitement, sinon à propos du régime politique, du moins à propos de eidè te kai èthè, « les caractères et les mœurs », en IV, 435e1-436a3, lorsqu'il affirme que ceux de la cité ne peuvent provenir que de ceux de ses citoyens. Les deux termes qu'il utilise alors, eidè, pluriel de eidos, et èthè, pluriel de èthos, ont des sens suffisamment vastes, et qui d'ailleurs se chevauchent en partie, pour englober la plupart des caractéristiques des individus et des cités, y compris leur organisation politique, sens possible de eidos appliqué à une cité. Eidos, c'est au sens premier l'apparence, la forme, les traits caractéristiques, mais aussi par extension le genre, l'espèce, ou encore le caractère spécifique d'une chose, et donc, dans le cas d'une cité, son organisation politique spécifique. Quant à èthos, il désigne la manière d'être habituelle, et donc la coutume, l'usage, les habitudes, le caractère d'une personne ou d'un groupe de personnes, ou encore de manière plus générale les mœurs. (<==)

(14) Comme on l'a vu dans la note précédente, Socrate, au début de son analyse de la tripartition de l'âme, affirme que les caractères et les mœurs de la cité ne peuvent provenir que de ceux de ses citoyens. Au terme de cette analyse, au moment d'en venir à l'examen de la justice et des autres « vertus » (sagesse, courage, modération) dans l'homme, il parle de « cette cité et de l'homme né et élevé à la ressemblance de celle-ci (ekeinès tès poleôs kai tou ekeinèi homoiôs pephukotos te kai tethrammenou andros) » (IV, 442e4-6), faisant cette fois-ci référence à l'influence de la cité sur l'éducation de ses enfants. Les deux verbes qu'il utilise alors, phuein et trephein (dont pephukotos et tethrammenou sont chacun le participe parfait actif au génitif masculin singulier), ont des sens qui se recouvrent en partie : phuein, c'est au sens premier « pousser, faire naître », et par extension « naître » ou « croître », alors que trephein, c'est au sens premier « engraisser, nourrir », et de là, « élever », d'abord sur le plan strictement physique, mais par extension aussi sur le plan intellectuel, et donc « éduquer ». Associés l'un à l'autre comme ici, ils évoquent donc tout le processus qui, de la naissance à l'âge adulte, participe à la formation de l'homme mûr. (<==)

(15) Ce n'est qu'au terme de cette évolution de sens, et dans certains contextes spécifiques, que politeia peut finir, avec Aristote en particulier, par désigner un mode spécifique de gouvernement des citoyens par eux-mêmes qui s'apparente à la « république » au sens moderne. (<==)

(16) C'est sa manière à lui de suggérer, sans le dire explicitement comme le fera Aristote, que « l'homme est par nature un animal citoyen (ho anthrôpos phusei politikon zôion) » (Politique, I, 1253a3), formule dans laquelle politikos, adjectif dérivé lui aussi de polis via politès, comme politeia, qui peut signifier « qui a rapport au politès (citoyen) » aussi bien que « qui a rapport à la polis (la cité-État) », est le plus souvent transcrit, plutôt que traduit, par son décalque français « politique », sans qu'on cherche à savoir si l'évolution de sens de ce mot en français lui permet encore de rendre fidèlement la pensée d'Aristote. Car, si l'on comprend « animal politique » comme voulant dire « animal qui fait de la politique » au sens qu'a cette expression aujourd'hui, alors on trahit la pensée d'Aristote, tant il est évident que tous les hommes ne font pas de la politique ! C'est pourquoi je préfère traduire la formule d'Aristote par « animal citoyen », pour éviter le même type de contresens que celui qui résulte de la traduction de Politeia par « République ». Pour Platon sans qu'il le dise explicitement, comme pour Aristote mettant les points sur les « i », comme à son habitude, ce qui caractérise l'homme, c'est qu'il est fait pour être politès, pour vivre en société dans une polis, qu'il organise au moyen de son logos, comme le précise là encore Aristote dans les lignes qui suivent le passage cité, en disant que « la raison pour laquelle l'homme est un animal citoyen/sociable plus que toutes les abeilles et tous les autres animaux grégaires est claire ;... l'homme, seul de tous les animaux, possède un logos (dioti de politikon ho antrôpos zôion pasès melittès kai pantos agelaiou zôiou mallon, dèlon... logon de monon anthrôpos echei tôn zôiôn) » (Politique, I, 1253a8-11 ; on trouve dans cette citation un emploi analogique de politikon appliqué aux animaux grégaires, pour lequel il vaut mieux le traduire par « sociable » que par « citoyen », mais sûrement pas le transcrire en « politique » ; mais là, Aristote va un peu vite en besogne car s'il est probable que le fait que les hommes soient doués de logos leur permet en effet de resserrer les liens de sociabilité entre eux, ce n'est pas le fait d'être doué de logos qui les a rendu sociables car un logos ne peut apparaître et se développer que dans un environnement social préexistant et suffisamment stable sur une longue période pour permettre à un vocabulaire et à une grammaire de se développer car il ne peut prendre naissance que dans le dialegesthai, dans la pratique du dialogue entre individus coopérant pour réaliser des tâches en commun ; si les hommes vivaient isolés les uns des autres, comme de nombreuses bêtes sauvages, le logos ne serait jamais apparu chez eux : une espèce animale peut être sociable sans posséder un logos, mais elle ne peut posséder un logos sans être sociable ; ce qui est premier chez l'homme, au moins dans le temps, c'est donc d'être politikos (« sociable/citoyen ») avant que d'être logikos (« doué de logos »), même si c'est son caractère logikos qui le distingue en fin de compte de tous les autres animaux et le place au-dessus d'eux, si du moins il sait faire bon usage de cette faculté).
Mais si ni Platon, ni Aristote ne disent en ces termes ce que je viens de dire, en utilisant le mot politès, c'est sans doute parce que, de leur temps à Athènes, celui-ci, au contraire de politeia, risquait d'être pris dans un sens trop restrictif qui ne recouvrait pas l'ensemble des habitants d'une polis, et qu'en ce sens, tous les hommes n'étaient pas politai. En effet, à Athènes à l'époque de Socrate et Platon, on distinguait les « citoyens (politai) » proprement dit (théoriquement, les habitants originels d'Athènes et leurs descendants) des « métèques » (metoikos, étymologiquement « celui dont la maison (oikos) est au milieu (meta) de nous », sous-entendu, « bien qu'il ne soit pas originaire d'ici », appellation qui désignait des étrangers à la cité, citoyens à l'origine d'une autre cité, résidant de manière plus ou moins permanente à Athènes pour les besoins de leurs activités, comme par exemple Céphale, Syracusain d'origine, et ses fils Polémarque, Lysias et Euthydème, qui sont les hôtes de Socrate pour la discussion rapportée dans la République) et des « esclaves ». Dans mes remarques qui précèdent, il faut donc comprendre politès dans le sens plus « étymologique » d'« habitant d'une polis » pour que ce que je viens de dire reste fidèle à la pensée de Platon, sinon d'Aristote (qui, lui, n'avait pas d'états d'âme à considérer les esclaves comme étant tels par nature, cf. Politique, I, 1253b1-1255b). Et c'est dans ce sens que j'utilise dans toute cette page le terme « citoyen », et non pas dans le sens que pouvait avoir politès à Athènes du temps de Platon. Et la suite montrera que ce n'est sans doute pas trahir Platon que de faire ainsi. (<==)

(17) Le mot grec qui signifie « communauté » est koinônia, mot formé sur l'adjectif koinos, dont le sens premier est « commun (à plusieurs personnes) », par opposition à idios, qui signifie « individuel, privé, particulier », via le verbe koinônein, « mettre en commun, participer à, être associé à », dont koinônia est le substantif d'action. Koinônia désigne donc au sens premier la « mise en commun », et par extension, le résultat de cette mise en commun, la « communauté » qui en découle. C'est le mot utilisé pour parler de la « mise en commun » des femmes et des enfants chez les gardiens, proposition qui soulève la seconde des trois « vagues ». Koinos, le mot dont vient koinônia, évolue, à partir du sens de « commun », vers celui de « public », si bien que to koinon peut signifier « l'État » et ta koina (sous-entendu pragmata), « les affaires publiques », ce qui en fait l'équivalent grec du latin res publica (mot à mot « la chose publique ») qui, devenu un seul mot, respublica, a été utilisé par Cicéron pour traduire le titre du dialogue et est à l'origine du mot « république », comme je l'ai rappelé plus haut. Mais si Platon a préféré le mot politeia à celui de koinônia pour servir de titre au dialogue, c'est sans doute parce que, de par son origine, koinônia ne renvoie qu'à l'idée de mise en commun, sans plus, alors que politeia, en renvoyant à polis (la « cité(-État) »), implique une « communauté » dotée de limites géographiques précises (même si elles peuvent varier dans le temps), d'une organisation propre et d'institutions qui en règlent le fonctionnement, c'est-à-dire un tout organisé et non pas une simple juxtaposition d'individualités. (<==)

(18) La recherche de ce qui constitue l'aretè de l'homme est au cœur du Ménon en préalable à la réponse de Socrate à la question qui lui est posée par Ménon dans les premières lignes du dialogue de savoir si cette aretè peut être l'objet d'un enseignement. Mais cette recherche tournera court, du fait du manque d'intérêt de Ménon pour celle-ci. (<==)

(19) On pourra sur ce point se reporter aux considérations qui ouvrent le livre IV, où Socrate répond à une intervention d'Adimante qui craint pour le bonheur des gardiens dont il vient de décrire le mode de vie en concluant sur la communauté des biens pour eux. C'est en revenant au principe de spécialisation qui a présidé à la création de la cité idéale (« à chacun son métier et la cité sera bien gérée », pour paraphraser le proverbe) que Socrate répond à cette objection en concluant que ce n'est pas le bonheur des seuls gardiens qui est notre souci, mais celui de la cité tout entière, qui suppose que chacun accomplisse du mieux qu'il peut sa tâche pour que tous puissent recevoir la part de bonheur que leur réserve la nature (IV, 421b-c). (<==)

(20) Après avoir pris comme point de départ de la construction de la cité le fait que l'homme n'est pas auto-suffisant (voir note 9), Socrate enchaîne en constatant que « chacun de nous ne se développe pas en tous points semblable à chaque autre, mais différant [l'un de l'autre] dans notre nature, l'un en vue de la pratique d'une activité, un autre d'une autre (hèmôn phuetai hekastos ou panu homoios hekastôi, alla diapherôn tèn phusin, allos ep' allou ergou praxin) » (II, 370a8-b2) et poursuit en suggérant que l'on fait mieux un travail donné, quel qu'il soit, si l'on se consacre exclusivement à ce travail plutôt que de se disperser dans de multiples activités, ce qui conduit à poser le principe de la spécialisation des tâches dans la cité (II, 370a8-c6). Ce principe de spécialisation est rappelé, à propos de la fonction défensive rendue nécessaire par le risque de guerre, menant à l'introduction de la classe des gardiens de la cité, en II, 374a-d, puis en III, 394e. Enfin, Socrate regroupe ces principes en IV, 433a-b pour introduire l'idée que le principe de spécialisation en fonction des dons spécifiques de chacun constitue la justice dans la cité, lorsqu'il déclare que, comme cela a été dit antérieurement, « chacun devrait prendre soin d'une seule chose parmi celles qui concernent la cité, celle pour laquelle sa nature se serait développée de la manière la plus appropriée (hena hekaston hen deoi epitèdeuein tôn peri tèn polin, eis ho autou hè phusis epitèdeiotatè pephukuia eiè) » (IV, 433a5-6) pour en venir à ajouter que « le fait de faire ce qui vous revient en propre et de ne pas se mêler de tout, c'est justice (to ta hautou prattein kai mè polupragmonein dikaiosunè esti) » (IV, 433a8-9).
Notons à cette occasion que la plupart des traducteurs comprennent les deux premières phrases citées (II, 370a8-b2 et IV, 433a5-6) comme faisant référence à un don de nature, allant parfois jusqu'à suggérer la prédestination, comme on pourra s'en rendre compte en parcourant ces traductions :
 - Chambry (Budé) : 370a8-b2 : « la nature n'a pas donné à chacun de nous les mêmes dispositions, mais elle a différencié les caractères et fait l'un pour une chose, l'autre pour une autre » ; 433a5-6 : « chaque individu ne doit exercer qu'un seul emploi dans la société, celui pour lequel la nature lui a donné le plus d'aptitude »
 - Robin (Pléiade) : 370a8-b2 : « chacun de nous n'est pas, de sa nature, tout à fait pareil à chaque autre, mais cette nature au contraire l'en distingue, et à l'exécution de tâches différentes conviennent des hommes différents » ; 433a5-6 : « parmi les fonctions qui intéressent l'État, une seule devait être la tâche individuelle d'un seul homme, celle à laquelle sa nature le prédisposait le mieux originairement »
 - Baccou (Garnier) : 370a8-b2 : « la nature n'a pas fait chacun de nous semblable à chacun, mais différent d'aptitudes, et propre à telle ou telle fonction » ; 433a5-6 : « chacun ne doit s'occuper dans la cité que d'une seule tâche, celle pour laquelle il est le mieux doué par nature »
 - Pachet (Folio Gallimard) : 370a8-b2 : « chacun de nous est naturellement, au départ, non pas tout à fait semblable à chacun, mais d'une nature différente, l'un doué pour l'accomplissement d'une fonction, l'autre pour une autre » (le « au départ » ajouté par Pachet est la traduction d'un prôton qui précède immédiatement la partie citée et qui doit plutôt se comprendre comme un « premièrement » ou « tout d'abord » introductif de cette première proposition) ; 433a5-6 : « tout un chacun devrait s'appliquer à une seule des fonctions de la cité, celle à laquelle sa propre nature serait, de naissance, la mieux adaptée »
 - Cazeaux (Livre de poche) : 370a8-b2 : « nul d'entre nous n'a exactement les mêmes dons naturels que le voisin ; nous sommes différents et par nature aptes à des activités différentes » ; 433a5-6 : « chacun doit s'employer à un seul emploi parmi tous ceux qui font la cité, l'emploi auquel sa nature aura été prédestinée »
 - Leroux (GF Flammarion) : 370a8-b2 : « chacun de nous, au point de départ, ne s'est pas développé naturellement de manière tout à fait semblable, mais la nature nous a différenciés, chacun s'adonnant à une activité différente » (même remarque pour le « au point de départ » de Leroux que pour le « au départ » de Pachet) ; 433a5-6 : « chacun [doit] exercer une fonction particulière parmi celles qui concernent la cité, celle-là même en vue de laquelle la nature l'a fait le mieux doué ».
Pourtant, cette manière de voir n'est pas évidente dans le texte lui-même et de plus est en contradiction avec tout ce que dit ensuite Socrate de l'éducation qui participe à la sélection progressive de ceux qui seront aptes à devenir gardiens, et, parmi les gardiens, dirigeants. La question est de savoir quel sens il faut donner au verbe phuein et au mot phusis et jusqu'à quel point ils sont interchangeables (plusieurs des traducteurs cités mettent un nom, « nature », là où Platon a mis un temps du verbe phuein, moyennant une périphrase dans la traduction). Le verbe phuein signifie à l'actif « faire pousser, faire naître, produire », et au moyen/passif « croître, pousser, naître », ce qui veut dire qu'il renvoie aussi bien à la naissance qu'au développement, et phusis est défini par Benveniste (voir l'article phuomai du Dictionnaire étymologique de la langue grecque de P. Chantraine, Paris, Klincksieck, 1984) comme signifiant « accomplissement (effectué) d'un devenir », « nature en tant qu'elle est réalisée, avec toutes ses propriétés », ce qui conduit à des sens comme « origine, naissance, croissance », ou encore « nature » ou « caractère », voire « espèce, sorte », mais montre bien que l'idée principale du mot est celle d'aboutissement d'un processus de développement, la naissance n'étant que la première étape de ce processus. Si l'on regarde maintenant comment ces termes sont employés dans les deux phrases qui nous concernent, on constate que dans la première (370a8-b2), on trouve tout d'abord la forme phuetai, présent de l'indicatif moyen passif du verbe phuein (et non pas le nom phusis, comme pourraient le laisser croire les traductions de Chambry, Robin et Baccou), avec pour sujet hèmôn hekastos (« chacun de nous ») et comme attribut ou panu homoios hekastôi (« pas en tous points semblable à chacun [des autres] »), c'est-à-dire dans une construction où le sens peut aussi bien être « naître » que « pousser, se développer », et dans la suite de la phrase l'expression diapherôn tèn phusin, que j'ai traduite par « différant [l'un de l'autre] dans notre nature », où la construction du verbe diapherein, utilisé ici au participe présent actif avec un complément à l'accusatif, suggère que ce qui diffère de l'un à l'autre, c'est la phusin, difficile donc à traduire par « naissance », et plus aisé à comprendre comme « nature », mais dans un sens large, qui peut inclure aussi bien les dons « naturels » présents à la naissance que ce que cette « nature » est devenue au terme de sa croissance ; dans la seconde (433a5-6), dans la partie que j'ai traduite par « celle pour laquelle sa nature se serait développée de la manière la plus appropriée », on trouve le mot phusis en tant que sujet du verbe phuein utilisé dans une forme composée avec l'auxiliaire « être », pephukuia eiè, équivalente à un optatif parfait actif, ce qui invite à comprendre cet ensemble comme faisant référence plutôt au terme d'un processus de croissance qu'au point de départ de ce processus envisagé sous la forme d'un don présent à l'origine, d'où ma traduction. Bref, le langage employé par Platon ne permet pas de trancher sur la question de savoir si, pour lui, le rôle optimal de chacun est exclusivement déterminé par ses dons innés ou si l'éducation peut avoir un rôle pour aider à orienter chacun vers tel ou tel rôle social auquel sa formation l'aurait adapté, en capitalisant sur ses prédispositions, cela va de soi. Et je pense que la raison pour cette indétermination est que ce n'est pas le problème qui intéresse le Socrate de Platon à ce point : l'important pour lui n'est pas tant de savoir pourquoi tel ou tel adulte est plus apte à jouer tel rôle plutôt que tel autre que de s'assurer que chacun est employé par la cité au mieux de ses capacités, quelles qu'en soient les origines, don de naissance ou acquis de la formation, ou plus probablement une combinaison des deux. Et c'est bien pour cela qu'il admet que les enfants ne soient pas prédéterminés par la « classe » de naissance de leurs parents (cf. III, 415b-c, ou cette prescription est introduite dans le cadre du mythe des trois races, d'or, d'argent et de fer, et le rappel qui en est fait en IV, 423c6-d6, où Socrate semble minimiser cette règle pour mieux nous inciter à réagir et à en mesurer l'importance réelle, que ne voit pas Adimante). Et comme, en fin de compte, Socrate est parfaitement conscient du fait qu'il n'est pas possible de déterminer dès sa naissance les dons dont est pourvu un nouveau-né (voir la manière ironique dont il envisage cette hypothèse en Ménon, 89b) et que c'est justement au fil de son éducation qu'on pourra les constater, peu importe pour nous pratiquement la part qui est innée et la part qui est acquise, seul compte ce que chacun est en mesure de faire de manière le plus efficace possible lorsqu'il atteint l'âge d'entrer dans la vie active. Et qu'importe que le fils de cordonnier devienne lui-même cordonnier parce qu'il a appris le métier avec son père, alors qu'il aurait fait un aussi bon cultivateur s'il avait été fils de cultivateur, dès lors qu'il fait bien ce qu'il fait et que la cité a le nombre convenable de cordonniers et de cultivateurs. Par contre, ce qui pourrait nuire à la cité, c'est qu'un fils de cordonnier qui aurait plus de dispositions pour devenir dirigeant qu'un fils de dirigeant reste dans l'échoppe de son père à fabriquer des chaussures toute sa vie ; or c'est précisément cela que Socrate demande aux dirigeants (tois archousi) d'éviter lorsqu'en III, 415b-c, dans le développement du mythe des trois métaux entrant dans la composition des citoyens, il précise que ce que le dieu attend d'eux, c'est qu'ils se montrent avant toute autre chose bon gardiens du devenir des enfants en observant attentivement lequel des trois métaux, or, argent ou fer, entre dans la composition de l'âme de chacun d'eux. (<==)

(21) C'est parce que Socrate était pour Platon la personne de sa connaissance qui approchait au plus près de cet idéal de l'homme juste dans une cité injuste, comme il le dit lui-même en conclusion du Phédon, dont le dernier mot est dikaiotatou (« le plus juste ») appliqué à Socrate décrit comme « l'homme, à ce que nous pourrions dire, d'entre ceux de notre temps dont nous avons eu l'expérience, le meilleur, autrement dit, le plus sensé et le plus juste (andros, hôs hèmeis phaimen an, tôn tote hôn epeitathèmen aristou kai allôs phronimôtatou kai dikaiotatou) » (Phédon, 118a16-17), qu'il l'a choisi pour être le meneur de la plupart de ses dialogues. Mais il n'était pas possible de dire cela de Socrate, ou de qui que ce soit d'autre, tant qu'il n'était pas mort et qu'on ne pouvait donc juger de l'ensemble de sa vie. (<==)

(22) Il ne s'agit pas ici de faire l'apologie de ce que nous appellerions de nos jour la « technocratie », car les technocrates dont notre temps abonde n'ont rien à voir avec les philosophoi à qui le Socrate de Platon entend confier l'administration de la cité, ces philosophoi étant eux mêmes des êtres d'exception dont Socrate est parfaitement conscient que les chances qu'on en trouve ne serait-ce qu'un sont minimes. Mais l'exercice consiste à se dire que, si l'on en trouvait, alors il serait raisonnable de leur confier l'organisation de la cité. (<==)

(23) C'est ce qui ressort de la longue réponse de Socrate (IV, 420b3-421c6) à Adimante qui, au début du livre IV, s'inquiète pour le bonheur de gardiens dont on vient de dire qu'ils n'auraient rien à eux en propre, pas même femmes et enfants. (<==)

(24) On pourra se reporter sur cette question à l'exemple que prend Socrate dans sa réponse mentionnée dans la note précédente, celui du sculpteur peignant une statue d'homme (les grecs d'alors peignaient en effet leurs statues, mais ces peintures ont disparu avec le temps des statues qui nous ont été conservées) à qui quelqu'un reprocherait de peindre les yeux, qui en sont la plus belle partie, en noir plutôt que dans la couleur pourpre, qui répond en disant qu'il n'est pas dans son intention de peindre des yeux si beaux qu'ils ne seraient plus des yeux, mais de rendre l'ensemble beau (to holon kalon poioumen) en donnant à chaque partie les propriétés qui lui conviennent (ta prosèkonta hekastois apodidontes) (IV, 420c4-d5), et à celle qui lui fait écho au livre V, dans la section qui sert d'introduction à l'énoncé du principe du philosophe roi, lorsqu'il demande à Glaucon : « Penses-tu donc que serait en quelque sorte moins bon dessinateur qui, ayant dessiné un modèle montrant comment serait l'homme le plus beau possible et ayant tout rendu dans le dessin de manière adéquate, n'aurait pas moyen de prouver qu'il est aussi possible qu'advienne un tel homme ? » (V, 472d4-7). (<==)

(25) Ce retour dans la caverne est matérialisé par les Lois où, là, on essaye, à la lumière de l'idéal de la République, après avoir réfléchi sur le bon pour les hommes dans le Philèbe et en prenant modèle sur l'ordre (kosmos) de la nature organisée par le démiurge du Timée, sans verser dans l'idéologie politique d'une caste une fois qu'on a cloué le bec à Critias, mais en prenant en compte la réalité de l'ici et maintenant pour lequel on œuvre, de proposer une organisation de cité aussi proche que possible de l'idéal tout en restant praticable dans le monde réel. (<==)

(26) L'un des mots qui signifie « artisan » en grec est dèmiourgos, qui signifie étymologiquement « celui qui effectue un travail (ergon) pour les habitants de la cité (dèmos, « peuple ») ». C'est le terme qu'utilise Timée pour désigner l'artisan de l'Univers, le Créateur, dans le dialogue qui porte son nom. (<==)

(27) Voir note 20. (<==)

(28) Voir sur ce point Timée, 47e3-48a5, où Timée oppose « ce qui a été produit par le moyen de l'intelligence (ta dia nou dedèmiourgèmena) » à « ce qui advient du fait de la nécessité (ta di' anagkès gignomena) » et précise que « c'est donc en effet par une union que la genèse de ce monde ordonné a été produite à partir de la composition de la nécessité et de l'intelligence (hè toude tou kosmou genesis ex anagkès te kai nous sustaseôs egennèthè) », précisant ensuite que « [du fait] de l'esprit menant la nécessité en la persuadant de conduire le plus grand nombre des êtres en devenir vers le meilleur, de cette manière, selon ces principes, au moyen de la nécessité cédant ainsi à son pouvoir sous l'effet d'une persuasion pleine de bon sens, depuis l'origine a été assemblé ce tout (nou de anagkès archontos tôi peithein autèn tôn gignomenôn ta pleista epi to beltiston agein, tautèi kata tauta te di' anagkès hèttômenès hupo peithous emphronos houtô kat' archas sunistato tode to pan) ». (<==)

(29) Voir en particulier VII, 540d1-3. (<==)

(30) Le vocabulaire utilisé par Platon pour désigner ces différentes « catégories » de citoyens n'est pas figé, lorsqu'il en parle de manière « générique » et non pas en désignant l'un ou l'autre de ces groupes par un ou plusieurs termes qui le qualifie spécifiquement. Il commence par parler d'ethnos en IV, 420b7, première occurrence d'un terme générique pour désigner l'une ou l'autre des catégories de citoyens qu'il a distinguées auparavant, lorsqu'il répond à l'objection d'Adimante que les gardiens ne seront pas heureux en disant que le but n'est pas de rendre plus particulièrement heureux un groupe (ethnos) particulier de citoyens mais la cité tout entière. Le mot ethnos désigne au sens premier tout groupe d'individus d'origine ou de condition commune, avant d'en venir à désigner plus spécifiquement un « peuple », une « race » , une « tribu » ou une « nation » (sens qui sont à l'origine des mots français qui en dérivent, comme « ethnie », « ethnique », « ethnologie », etc.). On retrouve ethnos en 421c5, puis en 428e7, où il est associé à meros, terme signifiant tout simplement « partie », par opposition au tout, « portion, part ». Dans la suite, le terme meros alterne avec celui de genos, terme dont la racine renvoie à une idée d'origine, de naissance, mais qui peut aussi avoir le sens plus général de « sorte, espèce, genre » : on trouve meros en 429b4, 429b7, 431e10 et genos en 429a1, 434b9, 434c8, 435b7, 441a1, 441d9. Mais on trouve aussi le terme eidos en 434b2, ici employé dans un sens voisin de celui de genos, et signifiant lui aussi « genre, espèce », dans l'expression polemikou eidos, « l'espèce guerrière/combattante », pour désigner les gardiens, ainsi que l'expression genè phuseôn, « sortes de natures », en 435b5, dans une reprise de la définition de la justice dans l'état. Mais dans certains cas où l'on attendrait un tel terme générique, que d'ailleurs les traductions ajoutent parfois, Platon utilise des tournures de phrase qui le dispensent d'en choisir un : ainsi par exemple, en 423c-d, lorsqu'il rappelle le principe énoncé à la fin du livre III selon lequel les enfants d'un « groupe » peuvent être transféré dans un autre groupe s'ils ont les qualités requises et non pas celles de leur groupe d'origine, il présente ce principe sans avoir recours à un terme générique pour désigner ce que j'ai appelé ici « groupes ». Bref, ce n'est pas le nom que l'on donne à ces sous-ensembles de citoyens qui importe, mais le rôle spécifique que chacun doit y tenir. Et dès lors qu'il y a perméabilité entre eux, c'est que le critère de qualification seul compte, non celui d'origine. Il ne faut donc pas lire dans genos ou ethnos plus que ce que Platon a voulu y mettre. (<==)

(31) S'il entreprend quelque part une telle démarche, c'est dans les Lois, dialogue ultime du parcours éducatif des dialogues, qui marque l'aboutissement du retour dans la caverne, où il n'est plus en train de chercher à décrire (ou plutôt à faire décrire par les interlocuteurs de son dialogue) la cité idéale, mais bien l'organisation qui pourrait être celle d'une cité réelle résultant de la mission confiée à un groupe d'hommes de créer une nouvelle colonie. Certes, le prétexte utilisé reste théorique du point de vue du lecteur, puisque c'est Platon qui imagine une telle situation pour les besoins de son dialogue, mais ce cadre supposé permet de montrer au lecteur qu'il cherche bien cette fois-ci à décrire les institutions possibles et souhaitables d'une cité sinon réelle, du moins vraisemblable dans le contexte de son pays et de son époque. Et le fait de faire élaborer cette législation par un Athénien, un Lacédémonien et un Crétois suggère bien qu'il cherche à prendre le meilleur de ce que chaque législation connue par les protagonistes du dialogue (en fait, par lui, l'auteur) peut offrir pour la nouvelle colonie. (<==)

(32) Il est intéressant d'opposer cette démarche de Platon, que l'on peut qualifier de théorique et finaliste, à celle qu'utilisera Aristote au début de sa Politique, qui, elle, est, ou voudrait être, génétique ou historique, car on y trouve à peu près les mêmes éléments, les mêmes constatations sur la recherche du bon (to agathon) et l'incapacité de l'homme à vivre seul, mais organisés de manière différente, et ces différences fournissent un bon exemple de ce qui sépare Platon et Aristote de manière irrémédiable : Platon s'intéresse plus à la finalité qu'aux origines, à l'avenir sur lequel on peut encore quelque chose qu'au passé sur lequel nous ne pouvons plus rien, et la finalité, c'est le bon (to agathon) ; Aristote, élevé par un père médecin, a une approche plus « physique » et s'intéresse donc avant tout aux origines, à la phusis, d'ou sa prédilection pour la question de l'être et l'ontologie, même si, platoniste malgré lui (selon l'expression d'A. E. Taylor dans son petit ouvrage consacré à Aristote), il acceptera d'introduire la cause finale au nombre de ses « causes ».
Dans le cas qui nous occupe, donc, Aristote essaye d'expliquer comment, historiquement, ont pu apparaître les cités réelles, et suppose donc que les êtres humains ont commencé par se regrouper en familles pour les besoins de la génération et de l'élevage des enfants, puis par groupes de plusieurs familles qu'il appelle dèmos, terme qui, dans un sens général, signifie « peuple », mais dans un sens plus technique, désigne les « dèmes » en lesquels étaient découpées les dix « tribus » qui composaient la polis d'Athènes au temps de Socrate et Platon, chaque « dème » correspondant plus ou moins à un village de l'Attique ou à un quartier d'Athènes, et enfin en polis, formées de regroupement de dèmoi (notons que cette manière de voir, la dernière étape au moins, est conforme à la légende qui avait cours au temps de Platon et dont Plutarque se fait encore l'écho plusieurs siècles après dans sa Vie de Thésée (24, 1-3), lorsqu'il crédite ce dernier du rassemblement de tous les dèmes de l'Attique en une seule polis, Athènes.). Le Socrate de Platon, lui, n'a que faire de cette approche pseudo-scientifique, puisque ce qui l'intéresse, ce n'est pas de savoir comment, historiquement, la polis a pu se constituer, mais comment, idéalement, elle devrait être structurée pour répondre à la finalité qui devrait être la sienne pour le plus grand bien de ses habitants. Dans cette perspective, la famille n'a rien à faire, car elle ne répond pas à un des besoins vitaux de l'homme : on ne meurt pas de ne pas avoir d'enfants, et de toutes façons, comme le montrera justement la discussion qui constitue la « seconde vague », la cellule familiale telle qu'il la connaissait et telle qu'on la connaît encore aujourd'hui, n'est pas la seule manière de répondre au besoin de renouvellement des générations qui, d'un point de vue strictement pratique, est nécessaire au bonheur parfait des citoyens, faute de quoi, lorsqu'ils seront trop vieux et ne pourront plus accomplir leurs tâches respectives, la cité se désagrègera et ils auront une fin misérable. Quant aux découpages internes de la cité en « dèmes » ou autres, ils ne sont qu'une manière parmi d'autres d'organiser la cité sur le plan pratique, et ne sont pas constitutifs de la polis idéale, puisque rien ne les impose à la raison pour permettre à la cité d'atteindre sa fin, dès lors que cette polis regroupe à la fois des zones urbanisées où vivent et commercent les citoyens, et des zones rurales pour la culture et l'élevage permettant leur alimentation et la production des matières premières dont ils ont besoin.
Il en va d'ailleurs de même pour la distinction entre plusieurs « classes » parmi les habitants de la cité, auxquelles seraient associés des droits et des devoirs distincts, telle celle qui avait cours à Athènes à l'époque de Socrate et Platon et que j'ai évoquée dans la note 16. Cette distinction faite sur des critères strictement politiques (ainsi par exemple on pouvait trouver à Athènes aussi bien des esclaves ou des métèques que des citoyens proprement dit exerçant certains métiers artisanaux) ne répond pas à des contraintes purement rationnelles imposées par la finalité de la cité, mais bien plutôt à des préjugés entre groupes d'origines différentes. En pratique, ces classes naissent du fait que les habitants originels de la cité décident ou acceptent d'avoir recours à des « étrangers », installés volontairement en son sein (les métèques) ou capturés comme prises de guerre (les esclaves, à l'origine au moins) pour effectuer certaines des tâches imposées par la finalité de la cité mais qu'ils jugent indignes d'eux, ou tout simplement qu'ils ne sont pas assez nombreux pour assumer toutes eux-mêmes, ou encore pour laquelle ils n'ont pas les compétences requises. Dans la cité « idéale » que l'on cherche à découvrir, ces distinctions n'ont aucune raison d'être supposées a priori et l'examen ne va pas assez loin pour décider si de telles distinctions dans les droits politiques des uns et des autres ont lieu d'être. En fait, on se doute bien que, comme Socrate veut confier la direction politique de la cité à un groupe restreint d'individus qualifiés pour cela par leur savoir spécifique, et non pas à l'ensemble du peuple, la question est implicitement résolue sur des critères de compétence et non d'origine ethnique ou autre. Le problème de l'appel potentiellement fait par la cité à des gens de l'« extérieur » pour remplir certaines tâches dont elle a besoin, et des différentes manières dont on peut faire venir ces « citoyens » supplémentaires (prises de guerre, achat sur le marché aux esclaves, volontariat, ou autre) n'est pas évoqué par Socrate car il n'est pas pertinent pour l'analyse de la cité « idéale », qui est idéale en particulier par le fait qu'elle a la taille appropriée pour pouvoir fonctionner en autarcie (pas tout à fait quand même puisque Socrate accepte l'idée qu'elle devra avoir recours au commerce avec d'autres cités pour pallier les manques qu'elle pourrait éprouver du fait de sa situation et de ses limites), puisque c'est justement pour permettre cette autarcie collective que la cité est requise !
Bref, là où Aristote essaye de comprendre quelle est l'origine historique des cités et essaye de tirer les leçons du passé en comparant les différentes organisations de cités existantes dont il a besogneusement entrepris l'inventaire, Platon essaye au contraire de s'affranchir au maximum du poids de l'existant en revenant aux fondamentaux et en repartant de la finalité ultime de la cité pour essayer de voir, sans préjugés et quitte à choquer, quelle devrait en être l'organisation pour qu'elle réponde au mieux à ses objectifs. (<==)

(33) La cité elle-même ne vit pas en autarcie, mais dans un monde où elle coexiste avec d'autres cités, et où la réalité est que des contacts s'établissent entre cités voisines ou même éloignées, ne serait-ce que parce que toutes les cités n'ont pas nécessairement à leur disposition toutes les ressources naturelles dont elles pourraient avoir besoin (voir II, 370e-371b) et ne peuvent donc pas développer toutes les compétences requises pour exploiter des ressources dont elles ne disposent pas, si bien que le partage des tâches qui donne naissance à la cité se prolonge au niveau de la coexistence des cités. On trouvera donc parmi les métiers du premier groupe tous ceux liés au commerce entre cités, et les conflits entre cités font partie des choses possibles auxquelles il convient de se préparer pour savoir y faire face lorsqu'ils arrivent. (<==)

(34) De même que, comme l'expliquera le Timée, le corps de l'homme, formé pour héberger l'âme pensante, qui sera logée dans sa tête, est constitué pour sa plus grosse partie de membres et d'organes qui ne sont qu'auxiliaires à la finalité première d'héberger une âme pensante dans un corps mortel. (<==)

(35) Lorsque, à la fin du livre III, Socrate présente le mythe (il utilise le mot muthos en 415a2) des trois métaux entrant dans la composition des trois catégories de citoyens, il parle d'or (chruson) pour « tous ceux [qui sont] aptes à vous gouverner (hosoi humôn hikanoi archein) » , d'argent (arguron) pour « tous ceux [qui sont] défenseurs (hosoi epikouroi) » et de fer et de cuivre (sidèron kai chalkon) « pour les agriculteurs et autres artisans (tois te geôrgois kai allois dèmiourgois) » (415a4-7). Ceux qui sont ici appelés epikouroi, mot qui signifie au départ « qui vient au secours de », c'est-à-dire « allié, mercenaire », et par extension « auxiliaire, défenseur, protecteur », sont auparavant appelés phulakès, « gardiens », jusqu'à ce qu'en III, 414b, Socrate, après avoir expliqué que les meilleurs d'entre les gardiens deviendront les gouvernants, propose de réserver le nom de panteleis phulakas (« gardiens parfaits/accomplis ») à ces dirigeants, et d'utiliser les termes d'epikouroi (« auxiliaires ») et de « défenseurs des décrets des dirigeants (boètous tois tôn archontôn dogmasin) » pour le reste des gardiens. Quant à ce qu'on pourrait appeler la foule des citoyens ordinaires, elle est désignée ici par deux termes, geôrgoi et dèmiourgoi, qui ont en grec un sens beaucoup plus général que les mots français par lesquels je les ai traduits, « agriculteurs » et « artisans ». Tous deux ont le même mode de formation et finissent par une terminaison issue de la racine ergon, signifiant « travail » ; pour le premier, la première partie du mot geôrgos renvoie à , qui signifie « terre », et le mot signifie donc au sens étymologique « travailleurs de la terre » ; pour le second, dont il a déjà été question dans la note 26, la première partie renvoie au dèmos, au « peuple », ce qui lui donne le sens très général de « travailleur pour le peuple/pour les autres » et peut renvoyer à toutes sortes d'activités exercées au bénéfice de tiers, même si, par la suite, le mot s'est spécialisé pour les activités manuelles. Lorsqu'il est question de ce groupe ailleurs dans la République, Socrate y fait en général référence à l'aide d'exemples, en mentionnant des métiers particuliers, en général plusieurs dans chaque cas.
À défaut d'un nom générique pour les membres du groupe le plus nombreux, Socrate utilise un adjectif unique pour le qualifier, au terme de sa discussion sur les quatre qualités qui font l'excellence de la cité, lorsqu'en IV, 434c7-8, il parle des chrèmatistikou, epikourikou, phulakikou genous, des « races/familles/espèces de qui est apte à faire des affaires, de qui est apte à surveiller, de qui est apte à faire bonne garde », en utilisant trois adjectifs en -ikos, terminaison qui indique l'aptitude à quelque chose ou l'intérêt pour quelque chose et qu'on retrouve dans les suffixes français « -ique » (par exemple « scientifique ») et « -icien » (par exemple, « politicien »). Si les deux derniers adjectifs renvoient à des termes déjà employés, epikouroi pour les auxiliaires des gouvernants et phulakes pour les « gardiens » les plus parfaits devenus gouvernants, le premier, chrèmatistikoi, celui qui nous intéresse et renvoie aux autres citoyens, les plus nombreux, situe leur intérêt commun du point de vue de leurs fonctions pour la cité dans les chrèmata, c'est-à-dire dans les biens d'usage (chrèma, dont chrèmata est le pluriel, dérive du verbe chrèsthai, dont le sens premier est « se servir de », et est donc apparenté à chreia, le « besoin » qui est à l'origine de la constitution de la polis, cf. note 5), dans les affaires (autre sens possible de chrèmata) tournant autour de ces biens, et plus spécifiquement dans l'argent (encore un autre sens possible de chrèmata) qui permet de réaliser ces affaires : c'est qu'en effet, ce qui caractérise tous ces gens, c'est que, dans la production des biens et services dont ils sont chargés, ils travaillent pour d'autres et pas seulement pour eux, et sont donc contraints de passer par l'intermédiaire de l'argent pour valoriser les biens ou services qu'ils proposent aux autres et permettre leur échange entre producteurs et clients (voir II, 371b).
On retrouve ces mêmes qualificatifs en IV, 441a1, lorsque Socrate cherche a faire le parallèle avec les trois parties qu'il vient de distinguer dans l'âme, à ceci près que cette fois, phulakikon (« apte à faire bonne garde ») pour désigner les dirigeants est remplacé par bouleutikon, « apte à délibérer ». (<==)

(36) Ce sera en particulier l'objet de la seconde partie de la section constituant la « troisième vague » que de décrire le processus de formation spécifique des « gardiens  » et de sélection progressive de ceux d'entre eux qui finiront par devenir les dirigeants. (<==)

(37) Sur le fait que ce groupe est le moins nombreux, voir IV, 428e. (<==)

(38) Le mot aretè, souvent traduit par « vertu », mais qu'il vaut mieux traduire par « excellence », est employé par Socrate appliqué à la cité (polis), en IV, 432b4, 433d7 et 433d11. (<==)

(39) C'est en ce sens que les qualités de la cité, sa « justice » aussi bien que n'importe laquelle de ses autres qualités, n'est pas purement et simplement la somme ou la moyenne de cette qualité dans l'ensemble de ses habitants sans distinction. Comme je l'ai déjà signalé dans la note 8, Socrate le dit clairement dans le cas du courage (andreia), lorsqu'il recherche cette qualité pour la cité, en IV, 429b, et déclare que ce n'est pas le courage ou la lâcheté des citoyens ordinaires qui rend la cité courageuse, mais seulement celle des gardiens, dont c'est la fonction de défendre la cité contre les agressions extérieures. Et ce qui est vrai pour le courage l'est pour les autres qualités. Socrate l'avait déjà suggéré peu avant, en s'intéressant à la sophia (« sagesse, compétence ») de la cité, mais de manière moins directe, puisqu'il avait fait découler cette sophia de la possession d'un certain savoir (epistèmè) et avait montré ensuite que, si la plupart des citoyens peuvent, et doivent, prétendre à un certain savoir, chacun dans le domaine d'activité qui est le sien, et peuvent donc se dire d'une certaine manière sophoi (mot qui, en grec, peut effectivement s'appliquer à un artisan pour dire qu'il est « habile », « compétent » dans son domaine spécifique, et qu'il a donc une sophia particulière en ce domaine), ce n'est pas n'importe quel savoir qui rendra sophè la cité, mais seulement celui qui s'applique à son rôle spécifique en tant que cité, qui est d'optimiser son organisation et son fonctionnement pour le plus grand bien de ses habitants, grâce aux bonnes délibérations et aux bonnes décisions prises par ses gouvernants, ce que Socrate résume dans le qualificatif euboulos (IV, 428b4) et la qualité d'euboulia (428b6) qu'il analyse, en revenant à l'étymologie de ces termes, comme le fait que les dirigeants eu bouleuontai (428b7-8), qu'on peut traduire par « délibèrent bien » ou encore par « prennent les bonnes décisions », et ce, lorsqu'il délibèrent « non pas sur les [affaires/problèmes] de quelqu'un/quelque chose dans la cité, mais sur elle prise comme un tout, sur la manière dont elle, elle devrait se comporter au mieux vis à vis d'elle-même et vis à vis des autres cités (ouch huper tôn en tèi polei tinos, all' huper autès holès, hontina tropon autè te pros hautèn kai pros tas allas poleis arista homiloi) » (428c12-d3). (<==)

(40) Ce n'est pas dans cet ordre qu'il les introduit, mais pratiquement dans l'ordre inverse, gardant la justice, qui est le l'objet ultime de la recherche, pour la fin. Il commence donc par la sophia, continue avec le courage, puis avec la modération, pour découvrir la justice par la méthode des résidus, comme étant celle qui reste des quatre qualités listées au départ, et supposées constituer la liste exhaustives des qualités requises pour atteindre à l'excellence, une fois qu'on a trouvé les trois autres. Cette manière de faire a pour résultat qu'il est plus difficile de remarquer que ces qualités sont additives au fur et à mesure qu'on passe des citoyens « de base » aux gardiens, puis aux dirigeants. (<==)

(41) Et si elle a un intérêt, plus d'ailleurs que les considérations historiques d'un Aristote sur les origines de la polis, c'est que, si l'on ne peut rien changer au passé, on a peut-être une petite chance d'influencer l'avenir par de telles réflexions (<==)

(42) C'est tout le propos du Phédon, qui retrace ce qui est supposé être la dernière conversation de Socrate avant son exécution, que de montrer que, jusqu'au terme de sa vie, Socrate conserve des doutes sur l'existence et l'immortalité de l'âme, en ce sens qu'il sait être incapable d'en fournir une preuve rationnellement convaincante pour tous au même titre que celle qu'il fournit à l'esclave de Ménon sur le doublement du carré dans le Ménon. Mais s'il sait ne pouvoir en fournir de démonstration incontournable et l'accepte, parce qu'il connaît les limites du logos humain, il sait aussi que ce logos permet d'en conforter la vraisemblance et de la présenter comme cohérente avec tout ce que l'on peut déduire de ce que l'on observe par ailleurs et comme la plus vraisemblables de toutes les hypothèses envisageables, et il montre qu'il est prêt à assumer le « beau risque » (Phédon, 114d6) de l'accepter comme guide de toute sa vie même lorsque cela implique de boire la ciguë à la suite d'une condamnation probablement injuste mais obtenue dans les formes légales par sa cité d'origine et de résidence. (<==)

(43) Pas plus que Platon ne fige son vocabulaire pour parler des trois « groupes » de citoyens dans la cité (voir note 30), il ne fige son vocabulaire pour parler des « parties » de l'âme, des « principes » directeurs de nos actions. Comme avec les groupes dans la cité, il essaye chaque fois que c'est possible d'éviter d'avoir à choisir un terme en se contentant de pronoms (« le premier », « le second », « l'autre », voire « quelque chose (ti) ») ou en désignant explicitement chacun des principes par l'adjectif qui le qualifie substantivé au neutre avec l'article. Et lorsqu'il a recours à un terme générique, c'est d'abord à eidos (« espèce, sorte » dans ce contexte), déjà utilisé une fois à propos des groupes dans la cité, qui apparaît en 435c1, 435c5, 437c1, 439e2, 440e8 et 440e9. Mais il utilise aussi, par contagion du vocabulaire des groupes dans la cité, genos (441c6 et 442b2) et meros (442b11 et 442c5) lorsqu'il met en parallèle âme et cité. (<==)

(44) Dans la reconstruction intellectuelle de la cité en fonction de sa finalité ultime, c'est en vue de sa protection contre les agressions externes par d'autres cités que Socrate a introduit le groupe des « gardiens », mais dans le fil de l'exposé, il n'a pas manqué de souligner à l'occasion que ces gardiens avaient aussi un rôle de « police » interne à la cité, de protection de celle-ci contre les menaces venant de ses propres citoyens, comme on peut le voir par exemple en III, 414b et 415e, et plus généralement dans le fait que les gardiens sont finalement qualifiés d'auxiliaires des dirigeants pour faire appliquer leurs décrets (III, 414b4-6) en vue de la sauvegarde de la cité contre les désordres et les dissensions internes tout autant, sinon même plus, que contre les ennemis du dehors. Mais si la priorité a été donnée à la dimension « militaire » et à la défense contre les agressions externes, c'est parce que la cité est un regroupement d'individus dont les limites ne sont pas matérialisées une fois pour toutes et visibles dans la nature et donc, avant que de se poser les problèmes de son unité interne, il convient de la doter des moyens de défendre ses frontières face à des velléités d'extension de cités voisines et pour éventuellement satisfaire ses propres besoins d'extension. En effet, les « cités » grecques du temps de Socrate s'étendaient largement au-delà de la partie « urbanisée » qui donnait son nom à la cité et incluait d'autres bourgades voisines de cette « capitale » et tout un territoire agricole et naturel, destiné à produire des ressources suffisantes pour nourrir la population et satistaire au moins une partie de ses autres besoins, ce qui ne pouvait pas manquer de produire des conflits de voisinage à la périphérie et des vélléités de conquêtes et d'extensions des frontières. Par contre, lorsqu'on en vient à l'individu, c'est tout le contraire : c'est son unité apparente, celle de son corps visible, qui est donnée à voir en premier, et la question est bien de savoir si cette unité est réelle et acquise d'entrée de jeu ou si elle cache des conflits internes et n'est qu'apparente. (<==)

(45) Je traduis délibérément ce texte de manière minimaliste pour ne pas trahir l'original qui est d'une généralité maximale, justement parce qu'il reste vague sur ce à quoi il s'applique, n'utilisant que des pronoms neutres substantivés sans antécédents explicites (« le même (tauton) », « les contraires (tanantia) ») et des prépositions de sens très ouvert (kata et pros), les seuls termes précis étant hama (« en même temps ») et les verbes « faire » (poiein) et « subir » (paschein). Quant au verbe ethelèsei, au futur (de ethelein, « vouloir bien, consentir à, désirer »), il est là pour rappeler que, dans notre cas, ce qui est en jeu, c'est la volonté d'un être, libre sans doute, mais qui ne peut faire en même temps quelque chose et son contraire. (<==)

(46) Dans l'analyse de la tripartition de l'âme (IV, 436a8-441c3), l'expression to epithumètikon se trouve en 439d8, e5, 440e3, 10 et en 441a6. On peut traduire cette expression par « la [faculté] désirante », et elle est associée dans l'analyse aux epithumiai (le mot se trouve en 437b7, d2, 439d7, 440a6, b1, 4), au pluriel, les désirs, les passions, comme boire, manger, faire l'amour, etc., pour la plupart liées aux besoins corporels, dont dérive son nom. L'expression to logistikon se trouve en 439d5, 440e6, 8, 9 et en 441a3, 5. On pourrait la traduire par « la [faculté] raisonnante ». C'est l'aptitude à apprendre et à raisonner, et elle est associée dans l'analyse au logismos (« calcul », aussi bien au sens strictement mathématique qu'au sens plus large, « raisonnement », « réflexion », ou encore « raison » en tant que faculté ; le terme se rencontre en 439d1, 440b1, 441a9) et au logos, pris ici dans le sens de « raison, aptitude à raisonner » (le mot figure en 440b3, 5, d3), le mot qui est à la racine des deux précédents. Enfin, l'expression to thumoeides se trouve en 440e3 et en 441a2. Ce terme est plus difficile à traduire à la fois parce qu'il dérive d'un terme, thumos (le mot se rencontre en 439e3, 440b4, c5, 441a8), qui est lui-même difficile à traduire, puisqu'il peut aussi bien désigner le « souffle », le « principe de vie » (et donc l'« âme » elle-même), que la « volonté » ou le « désir », ou encore le « cœur » en tant que siège des sentiments et des passions, ou parfois plus spécifiquement du courage et de l'ardeur, voire de la colère, et aussi parce que, dans cette analyse, Platon innove et n'a pas à sa disposition de mot préexistant pour désigner ce qu'il a en tête, ce qui l'oblige à des approximations à l'aide des mots dont il dispose, dont, heureusement pour lui, le sens n'est pas univoque et laisse un flou qui oblige le lecteur à chercher à le comprendre au-delà des mots spécifiques qu'il utilise. Chambry (Budé), traduit par « colère » aussi bien thumos que to thumoeides ; Robin (Pléiade) utilise « ardeur de sentiment » pour traduire les deux mots, sauf en 441a8 où, comme thumos est utilisé à propos d'enfants, il préfère le traduire par « vitalité impétueuse » (mais dans la section suivante, sur la recherche des qualités de l'individu, où to thumoeides revient en 441e6 et en 442c1, il le traduit par « la fonction impétueuse » la première fois et par « l'ardeur impétueuse » la seconde) ; Baccou (Garnier) traduit thumos par « principe irascible » en 439e3, par « colère » en 440b4 et en 440c5, par « irascibilité » en 441a8, et to thumoeides par « le principe irascible » en 440e3 et par « l'élément irascible » en 441a2 (et par « la colère » en 441e6 et par « la partie irascible » en 442c1) ; Pachet (Folio Gallimard) traduit thumos par « cœur » et to thumoeides par « l'élément de l'espèce du cœur » ; Cazeaux (Livre de Poche) traduit thumos par « ardeur » en 439e3, par « ardeur irascible » en 440b4, par « agressivité » en 440c5 et par « ardeur agressive » en 441a8, et to thumoeides par « ardeur agressive » (et par « la fonction de l'ardeur agressive » en 441e6) ; Leroux (GF Flammarion) traduit thumos par « cœur », sauf en 441a8, où il traduit par « ferveur du cœur », et to thumoeides par « l'ardeur morale » (et par « le principe de l'ardeur du cœur » en 441e6 et par « le principe de l'ardeur morale » en 442c1). La suite de l'analyse va nous permettre de préciser ce que Platon a en tête avec cette composante de l'âme et d'affiner la traduction possible de thumoeides. (<==)

(47) Dans cette perspective, Socrate ne s'intéresse pas aux « conflits » potentiels qui peuvent naître entre les différents besoins corporels qu'il regroupe derrière le terme d'epithumiai, car ce ne sont pas des conflits portant sur la satisfaction du besoin, mais tout au plus sur l'ordre dans lequel les satisfaire : la soif, en tant que telle, ne nous empêchera jamais de manger si l'on a en même temps faim et soif, tout au plus devrons-nous décider de l'ordre dans lequel nous mangeons et buvons. Et c'est pourquoi il peut faire du principe epithumetikon un principe unique d'action. (<==)

(48) Les derniers mots de toute cette discussion, suscités par une citation d'Homère, seront pour qualifier le fait de se mettre en colère, de s'irriter contre soi-même (to thumoumenon) d'alogiston (« irréfléchi, irrationnel », c'est-à-dire ne découlant pas d'un logizesthai) (441c2) ; au début de cette analyse des principes dans l'âme, en 439d7-8, ce sont les epithumiai qui étaient dits venir d'un principe alogiston que Socrate qualifiait alors d'epithumètikon. (<==)

(49) À côté du verbe thumousthai (« se mettre en colère »), qui revient en 440b2 et en 441c2, et du terme thumos pour qualifier la source de cette colère, qui apparaît en 439e3, 440b4, 440c5 et 441a8, on trouve aussi le terme orgè, qui signifie « agitation intérieure, tempérament, caractère », et par suite « ardeur, passion, colère », en 440a5, pour qualifier ce qui lutte (polemein, « faire la guerre ») contre les epithumiais dans la conclusion de l'anecdote de Leontios, et le verbe dérivé orgizesthai, « s'irriter, se mettre en colère », en 440c2, pour dire que l'homme de noble tempérament (gennaios) qui sait qu'il commet une injustice est moins prompt à s'irriter (orgizesthai) des désagréments qui peuvent découler de ce comportement injuste ; le verbe loidorein, « injurier, insulter », en 440b1, associé à thumousthai pour décrire le combat intérieur contre des epithumiai qui emploient la force (biazesthai) ; les verbes zein (« bouillir ») et chalepainein (« être rude, violent » ou encore « se fâcher ») pour décrire l'état intérieur de celui qui se croit victime d'une injustice tant que la raison ne le rappelle pas à l'ordre. (<==)

(50) La réplique de Socrate en 440c7-d3 qui se termine sur l'évocation de la raison calmant le bouillonnement intérieur et la colère de celui qui se croit victime d'une injustice est à lire en pensant à Socrate lui-même, et à ce qu'il nous dit et montre de lui dans le Criton et le Phédon, acceptant sans se révolter une condamnation qu'il sait pourtant injuste et imméritée, en expliquant qu'il vaut mieux subir l'injustice que la commettre, parce que subir l'injustice ne peut nuire qu'au corps, alors que la commettre corrompt l'âme, et que se soustraire à une condamnation prononcée dans les formes légales acceptées jusque-là par le condamné, c'est, en adaptant la loi à son bon plaisir lorsqu'on en est la victime, commettre une injustice, même si ce n'est une injustice que par rapport à la loi des hommes, dès lors que la loi des hommes est la marque de la raison dans notre monde, même si elle reste imparfaite. (<==)

(51) Le rappel fait par Glaucon, en 440d4-6, quelques lignes avant la mention des animaux par Socrate en 441b2-3, est destiné à nous préparer à accepter cette idée en rappelant à notre mémoire toute la discussions sur les bons chiens de garde, en II, 374b-376c, qui avait servi à analyser les qualités requises des gardiens de la cité, et avait introduit le fait d'être thumoeides comme l'une des qualités requises du bon chien de garde (375a11), et donc du bon gardien. (<==)

(52) Cf. en particulier Phèdre, 246a3-b4 et 253c8-256e2. Socrate y compare l'âme à la sumphutôi dunamei hupopterou zeugous te kai hèniochou (Phèdre, 246a6-7). Le terme principal de cette expression, auquel tous les autres se rapporte, est dunamei, datif singulier de dunamis, mot qui signifie « pouvoir, puissance, force ». Cette dunamis est dite sumphutôi, adjectif dérivé du verbe sumphuein, composé du préfixe sun-, « avec, ensemble », et du verbe phuein, « naître, croître, pousser », qui signifie donc « naître/croître avec/ensemble », et par extension « combiner », ce qui conduit pour l'adjectif aux sens de « inné, naturel » (ce avec quoi on est né), mais pourrait aussi signifier ici, puisqu'il sert à qualifier la puissance d'un tout composite, que cette puissance est la puissance « combinée » des différents éléments de cet ensemble. Ces éléments, ce sont d'une part un zeugos (dont zeugous est le génitif singulier), et d'autre part un hèniochos (dont hèniochou est le génitif singulier). Zeugos, terme de la même famille que zugon (« joug ») et zeugnunai (« atteler »), désigne au sens premier un attelage de deux animaux, bœufs, mules ou chevaux, et par extension, un char ou un chariot trainé par deux animaux attelés ; hèniochos, terme dérivé de hèniai (« rênes ») et de ochos (« qui tient »), désigne celui qui tient les rênes, c'est-à-dire le cocher, le conducteur de char. Enfin, l'adjectif hupopterou, génitif singulier de hupopteros, qui précède le groupe de mots aussi au génitif zegous te kai hèniochou, il signifie au sens propre « sous des ailes », c'est-à-dire « ailé ». Mais la phrase est construire de telle manière que l'on ne sait pas s'il se rapporte seulement à zeugous (l'attelage) ou à l'ensemble, et si ce sont les chevaux (la suite de la comparaison permettra de savoir que les animaux attelés sont bien des chevaux) qui ont des ailes, ou le chariot ou l'ensemble constitué par l'attelage et son cocher. Quoi qu'il en soit, puisque c'est la puissance combinée de cet ensemble qui donne une image de l'âme, peu importe de savoir où sont les ailes, ce qui compte c'est le pouvoir de « voler » de cet ensemble, image de l'aptitude de l'âme humaine à s'élever au-dessus du monde matériel vers l'intelligible. (<==)

(53) Cette aptitude de l'âme humaine est sous-jacente à toute la discussion qui occupe la seconde partie de la troisième vague et s'intéresse à la formation des futurs philosophes rois, et on en trouvera une autre illustration dans la République elle-même avec l'allégorie de la caverne au début du livre VII. (<==)

(54) Les gardiens sont les auxiliaires dociles des dirigeants dans la cité idéale. Mais il est clair que dans les cités existantes, qui sont loin d'être idéales, il peuvent constituer un contre-pouvoir et prendre le parti du troisième groupe de citoyens pour déposséder les dirigeants du pouvoir. De même, la soumission du cheval blanc bien dressé au cocher est la situation de l'âme juste, de celle qui avait à la naissance les dispositions optimales et a reçu l'éducation qui convenait. (<==)

(55) L'expression theou moira se trouve en VI, 493a1-2. Elle n'y est pas spécifiquement associée au logos mais elle invite à réfléchir sur le divin et sur son rôle dans le « salut » des hommes. Pour plus d'informations sur cette expression et sur ses autres emplois dans les dialogues, voir la note 32 à ma traduction de la section de la République où elle apparaît, que j'ai intitulée « Comment les aptitudes à la philosophie sont gâtées ». (<==)

(56) Rappelons que le dialogue rapporté dans la République prend place le jour où Athènes a organisé au Pirée la première célébration d'un festival en l'honneur de la déesse thrace Bendis (voir le prologue), probablement pour donner satisfaction aux nombreux esclaves thrace qui y résidaient, c'est-à-dire dans une perspective de paix sociale entre « exploitants » et « exploités ». On veut bien donner des gages aux étrangers par lesquels on se fait servir en les laissant fêter leurs dieux, mais lorsque l'un des citoyens, Socrate, tente d'épurer la notion du divin qu'ont les élites, on le condamne à boire la ciguë en l'accusant d'introduire de nouveaux dieux dans la cité ! (<==)

(57) Dans la République, l'expression theou moira trouvée en VI, 493a1-2 ne se rapporte pas directement à la partie raisonnante de l'âme, mais renvoie à ce qui permet à un tout petit nombre de natures potentiellement philosophoi d'être préservées dans leur pureté et de se développer sans se laisser corrompre par leur environnement. Mais si c'est un don de(s) dieu(x) que de préserver cette flamme intérieure, c'est bien parce que la flamme elle-même est un don de(s) dieu(x).
Ce n'est sans doute pas seulement parce qu'il avait été mis en garde par le sort de Socrate que Platon ne voulait pas être trop explicite sur ces sujets, mais plus simplement parce que cela correspondait à ses choix fondamentaux de ne pas donner aux lecteurs les réponses toutes faites, surtout sur les sujets sur lesquels il savait qu'on ne pourrait jamais arriver à des certitudes démontrables comme des théorèmes de géométrie, mais de laisser chacun trouver par lui-même les réponses vers lesquelles il pouvait tout au plus les tourner en les libérant de leurs liens (voir l'image de l'allégorie de la caverne). (<==)


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Première publication le 27 juin 2010 ; dernière mise à jour le 30 mai 2021
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