© 2009 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 6 décembre 2010 |
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(4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie) |
(vers la section précédente : Les imposteurs et le petit reste)
[L'interlocuteur de Socrate dans cette section est Adimante, et elle s'ouvre par la fin de la réplique de Socrate dont le début terminait la section précédente]
[497a]...
Eh bien donc, à propos de la philosophie, le pourquoi de l'accusation (2) dont
elle est l'objet et le fait que ce n'est pas à juste titre, à moi en tout
cas, ça me semble avoir été exposé de manière appropriée, à moins que
toi, tu aies encore autre chose à dire.
Mais non, reprit-il, je n'ai rien de plus à dire là-dessus ;
mais celui qui lui convient, quel dis-tu [qu'il est] parmi les
régimes politiques d'aujourd'hui ? (3)
[497b] Pas
un seul d'entre eux, dis-je, mais ça aussi, je le mets en cause,
qu'aucune ne soit digne, parmi les organisations des cités d'aujourd'hui,
d'une nature (de) philosophe ; (4) (5) et
c'est pourquoi celle-ci se détourne et s'altère comme une
semence étrangère
semée dans une autre terre, dénaturée, apprécie,
sous l'effet de la contrainte, d'aller vers ce qui est sur place, (6) et
ainsi cette espèce ne conserve pas maintenant la puissance qui est
sienne, mais se trouve entraînée vers un comportement qui
lui est étranger ; (7) mais
au cas où elle mettrait la main sur le régime politique le
meilleur, tout comme [497c] elle-même
est la meilleure, alors il deviendrait clair que celle-ci est réellement
divine, et les autres humaines, celles des natures aussi bien
que celles des occupations… (8) Eh
bien alors, il est clair qu'après ça, tu vas demander quel
est ce régime
politique !
Tu n'as pas vu juste, dit-il, car je n'avais pas l'intention de [te
demander] ça, mais si [c'était] celui que nous
avons, nous, passé en revue en établissant notre cité, ou un autre.
À tous les autres points de vue, repris-je, c'est bien celui-là ;
mais cela même a bien été dit aussi auparavant, qu'il
faudrait que toujours
il y ait quelque chose dans la cité qui tienne un discours [497d] sur
son régime politique similaire exactement
à celui que toi aussi, le législateur, tu tenais en instituant
les lois. (9)
Ça a été dit en effet, dit-il. (10)
Mais ça n'a pas été suffisamment mis en évidence, dis-je, par crainte de
ce dont vous, en objectant, avez mis en évidence que la démonstration en
était longue et difficile ; et de fait, pour le reste, ce n'est
pas du tout facile de l'exposer.
Quoi ?
La manière dont la cité doit manier la philosophie pour ne pas aller à sa
perte. Car pour sûr les grandes choses sont toutes instables et, comme
on dit, les belles choses sont en vérité difficiles. (11)
[497e] Mais
néanmoins, dit-il, que parvienne à son terme la démonstration en rendant
ceci clair.
Ce n'est pas de ne pas vouloir, repris-je, mais, le cas échéant, de ne pas
pouvoir, qui y fera obstacle ; mais étant là, tu verra bien mon ardeur.
Et alors, observe à présent combien ardemment et avec quel mépris du danger
je m'apprête à dire que c'est au contraire de ce qu'elle fait à présent
que la cité doit s'attacher à cette occupation.
Comment ?
De nos jours, repris-je, ceux qui y touchent, étant des jeunes
gens à peine [498a] sortis
de l'enfance, au milieu de la gestion familiale et de la gestion des affaires, (12) approchant
de ce qu'il y a de plus difficile en elle, s'en écartent, se faisant passer
pour les plus philosophes—j'appelle
le plus difficile ce qui a trait aux discours (13)—et
par la suite, si, invités par d'autres qui s'occupent de ça, ils consentent
à devenir leurs auditeurs, ils pensent que ce sont de grandes choses, estimant
qu'il faut pratiquer ça comme une activité annexe ; (14) et
à l'approche de la vieillesse, mis à part un bien petit nombre, ils s'éteignent
bien plus que le [498b] soleil
héraclitéen, d'autant qu'ils ne se rallument pas à nouveau. (15)
Mais comment faut-il [faire] ? dit-il.
Tout le contraire : lorsqu'on (16) est des jeunes gens et des enfants, se
faire la main sur une éducation et une philosophie adaptée à des jeunes
gens ; (17) des corps, pendant le temps où ils croissent et deviennent des
corps d'hommes, prendre le plus grand soin, pour obtenir une assistance
à la philosophie ; puis avançant en âge, vers celui où l'âme
commence à achever son plein développement, (18) intensifier les exercices
la concernant ; (19) et lorsque s'affaiblit la vigueur, et que, pour les
activités politiques et [498c] militaires,
elle devient insuffisante, dès lors paître en liberté (20) et ne rien faire d'autre
sinon une activité annexe, (21) vivre dans le bonheur les [temps] à
venir et lorsqu'ils s'achèveront, poser sur la vie qu'on a vécue la destinée
là-bas qui convient. (22)
En vérité, tu me parais, dit-il, parler en effet ardemment,
Socrate ! Je pense néanmoins que la plupart de ceux qui t'écoutent
vont s'opposer à toi encore plus ardemment, n'étant pas le moins du monde
convaincus, à commencer par Thrasymaque !
Ne sème pas la zizanie, repris-je, entre moi et Thrasymaque juste
au moment où [498d]
nous devenons amis, sans pourtant avoir été ennemis auparavant. (23) Nous
ne laisserons en effet aucune tentative de côté jusqu'à ce
que soit nous les convainquions, lui et les autres, soit nous ayons fait quelque
chose d'utile en vue de cette vie-là, lorsque, nés de nouveau,
ils tomberont par hasard sur de tels discours. (24)
C'est en vue d'un temps bien court, dit-il, que tu parles !
En vue de rien du tout en fait, dis-je, eu égard en tout cas à la
totalité. Le
fait, en tout cas, pour le plus grand nombre, de n'être pas persuadés
par les propos qui viennent d'être tenus, n'est en rien étonnant ;
ils n'ont en effet jamais vu réalisé ce qui vient d'être dit, [498e] mais
bien plutôt des mots tels que ceux-là rendus délibérément semblables les uns
aux autres, et non pas réunis comme à l'instant sous l'effet du hasard, alors
qu'un homme rendu presque égal et semblable à l'excellence aussi parfaitement
que possible en actes aussi bien qu'en paroles, exerçant le pouvoir [499a] dans
une autre cité telle que celle-ci, ils n'ont jamais vu ça, ni une fois ni plusieurs,
ne penses-tu pas ? (25)
En aucune façon, en effet !
Pas plus encore, mon bienheureux, ne sont-ils devenus suffisamment auditeurs
de discours beaux et libres, faits pour chercher le vrai en y tendant ensemble
de toute son énergie, de toute manière pour
l'amour du savoir, mais saluant de loin les raffinements et les chicaneries
et ce qui ne tend à rien d'autre qu'à opinion et chicane (26) aussi
bien dans des cours de justice que dans des réunions privées.
De ceux-là non plus, dit-il.
C'est bien pour [l'amour de] toutes ces [choses], (27) repris-je,
et en les prévoyant, que [499b] nous,
tout à l'heure et malgré nos craintes, nous avons dit, contraints
par la vérité,
que ni une cité, ni un régime politique, et qui plus est, pas même
un homme, ne deviendra un jour parfait, avant que sur ces philosophes peu nombreux
et appelés
de nos jours, non pas pervertis, mais inutiles, quelque nécessité par
chance jette son dévolu pour, qu'ils le veuillent ou non, prendre soin
d'une cité (28) et
sur la cité pour devenir auditrice réceptive, ou
que, sur les fils de ceux qui sont à présent investis des pouvoirs
ou des royautés ou sur
eux-mêmes [499c],
sous l'effet de quelque inspiration divine, ne tombe un véritable amour
de la véritable philosophie. (29) Mais
que, de ces deux [options],
il soit impossible que l'une ou l'autre se produise, ou les deux, je dis, moi,
qu'il n'y a aucune raison. (30) Or
c'est dans ce cas que nous serions à juste titre
objet de risée, comme tenant vainement des propos semblables à des
vœux
pieux, n'est-ce pas ?
Oui.
Si donc, à ceux qui sont supérieurs en philosophie, quelque nécessité
de prendre soin d'une cité soit s'est présentée dans le temps infini qui s'est
écoulé, soit encore existe à présent dans quelque lieu barbare qui soit quelque
part très loin [499d] en
dehors de notre vue, soit encore se présentera dans le futur, nous sommes prêts
là-dessus à soutenir jusqu'au bout dans le discours que s'est présenté le régime
politique qui vient d'être décrit et qu'il existe et qu'il se produira effectivement,
chaque fois que cette Muse deviendra maîtresse d'une cité. Car il n'est
pas impossible que cela se produise, et, pour notre part, nous ne parlons pas
de choses impossibles. Mais qu'elles soit difficiles, c'est aussi
convenu entre nous.
À moi aussi, dit-il, il semble en être ainsi.
Mais pour le plus grand nombre, repris-je, que ça ne semble au contraire pas
être le cas, voilà ce que tu vas dire !
Probablement, dit-il.
Mon bienheureux, repris-je, n'accuse pas si fort le plus grand nombre. [499e] Ils
auront certainement une autre opinion pour peu que, ne montrant nul goût
pour la querelle, mais en les encourageant et en les délivrant de leur
aversion envers le goût d'apprendre, tu leur montres quels sont ceux que
tu dis être les philosophes,
et détermines [500a] comme
à l'instant leur nature et leur préoccupation, pour qu'ils ne pensent
pas que toi, tu parles de ceux qu'eux supposent, ou encore, s'ils voient les
choses ainsi, que tu leur dises de prendre une autre opinion et de répondre
autrement. Ou penses-tu que quelqu'un sera malveillant envers
qui n'est pas malveillant
ou jaloux de qui n'est pas jaloux, quand on est sans jalousie et gentil ?
Pour ma part en tout cas, en te devançant, je dis que je crois que c'est
en un petit nombre, et non pas dans la multitude, qu'une nature malveillante à ce
point advient.
Et moi, ne t'inquiète pas, dit-il, je pense comme toi.
[500b] Penses-tu
donc aussi comme moi cela même, que, du fait que la multitude est dans
des dispositions malveillantes envers la philosophie, ceux-là en sont
causes qui, de l'extérieur, en dehors de toute convenance, sont venus
festoyer sur son dos, (31) s'injuriant
les uns les autres et prenant plaisir à la haine, (32) et
faisant toujours tourner leurs discours autour des hommes, (33) faisant
là ce qui convient le moins à la philosophie ?
Tout à fait, dit-il.
Probablement, en effet, Adimante, qu'il n'y a pas un moment de loisir, pour celui
du moins qui porte véritablement sa pensée vers les [***] qui
sont, (34) pour abaisser ses regards vers les agissements des hommes [500c] et,
en se battant contre eux, se remplir de jalousie et d'animosité, mais,
regardant vers certains [êtres] rangés à leur place
et se comportant toujours selon les mêmes [principes] et observant
qu'ils ne commettent ni ne subissent d'injustices les uns par rapport aux autres,
mais qu'ils se comportent tous avec ordre et selon la raison, (35) pour
les imiter et se rendre aussi semblables à eux que possible. (36) Ou
bien penses-tu qu'il existe quelque moyen pour que ce que quelqu'un fréquente
en l'admirant, il ne l'imite pas ?
Impossible, dit-il.
Alors, celui [qui est] vraiment philosophe fréquentant le divin
et l'ordonné,
devient divin [500d] et
ordonné autant qu'il est possible à un homme ;
mais la calomnie abonde en tous/en toutes [situations]. (37)
Oui, tout à fait.
Qu'alors, dis-je, quelque nécessité s'impose à lui de s'occuper
d'instituer chez les hommes aussi bien dans le domaine privé que public
les usages qu'il observe là-bas et non pas seulement de se façonner
lui-même, (38) penses-tu
donc qu'il deviendrait un mauvais artisan (39) de modération et de justice et de toute
la perfection propre au peuple ? (40)
Pas le moins du monde à coup sûr, reprit-il.
Mais alors si la multitude perçoit que nous disons vrai à son propos, [500e] fera-t-elle
alors preuve de malveillance à l'égard des philosophes et sera-t-elle incrédule
envers nous qui disons que jamais une cité ne trouvera le bonheur (41) autrement que
si en dessinent les traits les dessinateurs se servant du modèle divin ? (42)
Elle ne fera pas preuve de malveillance, reprit-il, si du moins elle [le] perçoit.
Mais alors, [501a] de
quelle sorte de dessin parles-tu ?
Prenant, repris-je, comme planche (43) un
cité et les usages des hommes, ils la rendraient tout d'abord exempte de souillures, (44) ce
qui n'est pas du tout facile ; mais tu sais bien que c'est en cela qu'ils
différeraient d'entrée des autres, en ce qu'ils ne voudraient ni se saisir d'un
particulier ou d'une cité, ni tracer des lois, avant, soit de l'avoir reçue exempte
de souillure, soit de l'avoir eux-mêmes rendue telle.
Et à bon droit en effet, dit-il.
Ne penses-tu donc pas qu'après cela, ils esquisseraient les contours du régime
politique ? (45)
Quoi d'autre ?
[501b] Ensuite,
je suppose, en travaillant, ils tourneraient fréquemment leur regard des
deux côtés, vers ce qui est par nature juste et beau
et modéré et toutes
les choses de ce genre et vers cela même
dans les hommes ; ils
mettraient en [eux], en assemblant et mélangeant dans les bonnes proportions à
partir des occupations, la « couleur de l'homme », prenant
pour signe de reconnaissance de cela ce que précisément Homère
aussi appelait, lorsque ça apparaissait dans les hommes, apparence divine
et « couleur
de dieu ». (46)
À bon droit, dit-il.
Et d'une part, je suppose, ils effaceraient, d'autre part à l'inverse,
ils inscriraient, [501c] jusqu'à
ce qu'ils aient produit des usages au plus haut point humains en vue de [les
rendre] aussi
aimés
des dieux qu'il est possible. (47)
En tout cas, dit-il, le dessin deviendrait très beau.
Eh bien ! repris-je, sommes-nous quelque peu convaincants pour ceux-là que
tu disais s'avancer en bandant leurs forces contre nous, sur le fait qu'un tel
dessinateur de régimes politiques est celui dont nous faisions l'éloge tout
à l'heure devant eux, raison pour laquelle eux se sont fâchés à l'idée de lui
confier les cités, et sont-ils un peu plus rassurés en entendant ça maintenant ?
Oh ! combien, en effet, reprit-il, s'ils savent se tenir. (48)
[501d] Que
pourraient-ils bien en effet avoir à nous objecter ? Que
ce n'est pas de ce qui est et de la vérité que sont amoureux les
philosophes ?
Ce serait assurément déplacé, dit-il.
Ou alors que leur nature, celle que nous avons
décrite, n'est pas apparentée au meilleur ? (49)
Cela non plus.
Quoi alors ? Qu'une telle [nature] tombant par chance sur les occupations
qui lui conviennent ne sera pas parfaitement bonne et philosophe, si du moins
il en est une ? Ou le diront-ils plutôt de celles que nous avons mises de
côté ?
[501e] Probablement
pas.
Alors se mettront-ils encore en colère de nous entendre dire qu'avant que
dans cités, la gent philosophe (50) ne devienne investie du pouvoir, ni pour la cité,
ni pour les citoyens, il n'y aura de répit aux maux, et pas plus le régime politique
que nous avons raconté en paroles ne trouvera son accomplissement dans les faits ? (51)
Probablement moins, dit-il.
Veux-tu donc, repris-je, que nous les disions, non pas moins [en colère],
mais [502a] devenus
complètement apprivoisés et persuadés, pour que, sinon pour autre chose, du moins
parce qu'ils ont honte, ils tombent d'accord avec nous ?
Tout à fait d'accord, dit-il.
Eh bien alors, ceux-là, repris-je, qu'il soient [considérés
comme] persuadés de ça ! Mais sur ce point-ci, quelqu'un
objectera-t-il qu'il n'y a aucune chance que naissent des rois ou des détenteurs
du pouvoir des rejetons philosophes dans leur nature ?
Pas un seul ne le pourrait, dit-il.
Mais que, nés tels, il est de toute nécessité qu'ils soient
corrompus, quelqu'un pourrait-il le dire ? Qu'il soit en effet difficile
qu'ils soient préservés,
nous aussi [502b] en
convenons. Mais que, dans toute la suite des temps, parmi tous ceux-ci, jamais
un seul ne soit préservé, y aura-t-il quelqu'un pour l'objecter ?
Et comment [serait-ce possible] ?
Mais alors, repris-je, il est suffisant qu'il en advienne un seul, disposant
d'une cité ayant été persuadée, pour mener à terme tout ce qui est actuellement
objet d'incrédulité.
Suffisant en effet, dit-il.
Car sans doute, repris-je, en présence d'un dirigeant instituant les lois et
les modes de vie que nous avons passés en revue, il n'est probablement pas impossible
que les citoyens consentent à faire [comme il dit].
Non, pas le moins du monde.
Mais en effet, cela même qui nous paraît bon, que ça paraisse bon aussi à d'autres,
est-ce quelque chose d'étonnant et d'impossible ?
[502c] Je
ne le crois pas, pour ma part, reprit-il.
Et bien sûr, que ce soit effectivement ce qu'il y a de meilleur, si du moins
c'est possible, nous nous sommes, je crois, suffisamment étendus là-dessus dans
ce qui a précédé.
Suffisamment en effet.
À présent donc, semble-t-il, nous en arrivons à la conclusion, en ce qui concerne
l'institution de lois, que d'une part les meilleures sont celles dont nous parlons,
si ça se produit, que d'autre part elles sont difficile à produire, mais du moins
pas totalement impossibles. (52)
Nous y arrivons en effet, dit-il.
(vers la section suivante : la formation des philosophes : introduction)
(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)
(2) « Accusation » traduit le mot grec diabolè, que l'on a déjà rencontré au début de ces développements, d'abord en 489d1, ou je l'avais traduit par « aversion » plutôt que par « accusation » pour des raisons que j'explique dans la note ad loc., puis à nouveau en 490d4, traduit cette fois par « accusation » dans un contexte où l'aversion à l'égard de la philosophie n'était plus abstraite, mais prenait la forme d'accusation précises proférées par des interlocuteurs, certes anonymes, mais néanmoins individualisés. La réapparition de ce mot ici sert à confirmer qu'on arrive au terme d'un développement qui a été introduite par une « parabole » illustrative (l'analogie du navire sans pilote) et s'est poursuivi de manière plus argumentative dans les deux sections précédentes, que j'ai intitulées « Comment les aptitudes à la philosophie sont gâtées » et « Les imposteurs et le petit reste », et que j'ai séparées plus pour des raisons pratiques que parce qu'il y avait une rupture nette entre elles. (<==)
(3) Sur la traduction du mot grec politeia par « régime politique », voir la note 17 à ma traduction de la section précédente, où ce mot apparaît dans la bouche de Socrate, dans le début de la réplique à laquelle répond ici Adimante. (<==)
(4) C'est ici
la dernière occurrence de l'expression philosophou phuseôs, « d'une
nature (de) philosophe », que j'ai analysée, lors de sa première
occurrence (au pluriel philosophôn phuseôn) en 485a10 dans
la note 23 à ma traduction de la section que
j'ai intitulée « les
qualités du philosophe » (on retrouvera les deux mots
phusis et philosophos juxtaposés une dernière fois en 502a6,
dans une formulation un peu différente, pour parler de rejetons de rois qui
pourraient être tas phuseis philosophoi, « philosophes
par/dans leur nature »). Au terme d'un parcours qui a cherché à
explorer ce que pouvait être cette « nature (de) philosophe » et
à décrire les difficultés qu'elle rencontrait pour s'exprimer et être reconnue
pour ce qu'elle est par le grand nombre, et dans lequel elle revient, telle
quelle ou sous des formes voisines, pas moins de 9 fois (voir la liste dans
la note 23 précitée), qu'il me soit permis,
avant de m'intéresser dans la note suivante à la phrase de Socrate dans son
ensemble, d'ajouter quelques remarques sur cette expression.
J'avais souligné alors l'ambiguïté du mot phusis,
qui pouvait aussi bien suggéré que la qualité de philosophos était
donnée de naissance, génétique en quelque sorte, ou produite, au moins en partie,
par le processus de croissance, l'éducation reçue par l'individu, pour conclure
que Platon était conscient de cette ambiguïté et l'assumait dans la mesure
où, dans un cas comme dans l'autre, ce n'était que par la pratique du processus
éducatif que l'on pouvait juger de la « nature » de
l'individu et « sélectionner » les « natures
(de) philosophes ». J'avais aussi indiqué que Platon cherchait,
dans ces pages, à décrire, non pas tant des individus spécifiques qu'un « type » d'individus
de manière abstraite.
Ce que je voudrais préciser ici, c'est que, s'il choisit le terme phusis pour
désigner ce « type », c'est parce que, quel que
soit le sens que l'on donne à phusis et les implications qu'on
y lit, par rapport en particulier à la problématique inné/acquis,
il implique toujours que ce « type » se traduit dans
une manière
d'être d'individus, dans un type de comportement, et
non pas dans un domaine de compétences particulier (même si ce
type de comportement conduit ceux qui le pratiquent à s'intéresser à certains
problèmes plutôt qu'à
d'autres), dans une discipline (au sens universitaire du terme) particulière
que serait la philosophia. En d'autre termes, ce n'est pas la philosophia,
domaine de compétences particulier, « science » parmi
d'autres, qui fait de ceux qui s'y adonnent des philosophoi, mais
le mode de vie, la phusis, de ceux qui méritent en vérité l'appellation
de philosophoi qui permet de désigner leur mode de vie par
le mot de philosophia. Certes, on peut décrire la philosophia en
termes abstraits, comme on peut décrire en termes abstraits l'andreia (cf.
le Lachès), l'eusebeia (cf. L'Euthyphron),
la sôphrosunè (cf. Charmide) ou la dikaiosunè (cf. République),
mais il s'agit dans chaque cas de décrire des manières d'être,
des modes de comportement, d'individus, même si l'on peut supposer derrière
tous ces termes des « idées » qu'ils instancient
chacun selon les conditions de son existence dans le monde physique.
Bref, la philosophia n'est
pas de l'ordre de la geômetria ou de l'astronomia,
mais de l'ordre de l'andreia, de la dikaiosunè, etc.
(cf. 487a2-5). Et d'ailleurs, dans le programme
d'éducation des futurs dirigeants, de ceux qui sont destinés à devenir
les
« philosophes rois », on ne trouve aucune discipline
appelée philosophia. On peut même ajouter que c'est sans doute
l'ignorance de ce fait qui est la principale cause de l'attitude de la foule
à l'égard de ceux qui se disent philosophoi ou que l'on
qualifie ainsi simplement parce qu'ils s'occupent de sujets que l'on associe
à la philosophia alors qu'il n'ont pas cette « nature
(de) philosophe » qui en ferait de véritables philosophoi.
Et si tel est bien le cas, on peut dire que rien n'a changé depuis le temps
de Platon !... (<==)
(5) Par de subtils glissements de vocabulaire dans sa réponse à la question d'Adimante, Socrate réoriente discrètement la perspective dans laquelle il la situe. La question d'Adimante renvoyait, sans la nommer explicitement, à l'aide du simple pronom autèi, à la philosophia dont venait de parler Socrate dans la seconde partie de sa réplique précédente, et se demandait quelle politeia lui convenait (prosèkousan), reprenant les termes mêmes employés par Socrate dans la première partie de cette réplique (voir la fin de la section précédente), où il évoquait les limites imposées à l'action d'une nature douée pour la philosophie et non corrompue par son environnement par le fait de n'avoir pas eu la chance de rencontrer un régime politique qui convienne (mè tuchôn politeias prosèkousès). Mais ce faisant, il a, sans s'en rendre compte, implicitement amalgamé deux problèmes distincts : la question des rapports de convenance entre des individus doués par la nature pour la philosophia, les « natures de philosophes (philosophoi phuseis) » (voir note précédente) et la cité en tant que groupe organisé de citoyens, la politeia, et celle des relations entre les citoyens et la philosophia, potentiellement réduite à une simple sphère de connaissances au même titre que la geômetria ou l'astronomia. Mais la question qui intéresse Socrate n'est pas celle de savoir dans quel ou quels régimes politiques la philosophia peut s'épanouir, au besoin comme simple discipline « universitaire » pratiquée par quelques intellectuels qui y trouvent leur plaisir et se gardent bien de se mêler de politique, mais celle de savoir comment doit être organisée la vie publique pour que les personnes que leur nature prédispose à devenir philosophoi puissent être bénéfiques pour la cité et contribuer effectivement à son épanouissement, pour qu'elles puissent pleinement jouer le rôle qui devrait être le leur dans la cité pour la faire profiter de leurs compétences spécifiques. La réponse de Socrate va donc préciser chacun des trois éléments de la problématique en modifiant le vocabulaire de la question d'Adimante. Dans un premier temps (en suivant l'ordre dans lequel les mots apparaissent dans le grec, que j'ai essayé de garder dans la traduction au prix de quelques arrangements avec le mot à mot), il va déplacer le problème d'une simple question de convenance (prosèkousan dans la question d'Adimante) à une question de valeur (axian dans la réponse de Socrate, traduit par « digne de ») : il ne s'agit pas seulement pour lui d'une question de compatibilité, mais de l'aptitude de la cité à se rendre compte de ce qui a de la valeur pour elle, de ce qui peut lui être bénéfique, de se montrer digne de la chance que constitue pour elle le fait d'avoir en son sein l'une de ces natures qui pourraient contribuer à son plus grand bien. Puis il va préciser dans quel sens il entend politeia dans ce contexte, en le remplaçant dans sa réponse par l'expression katastasin poleôs, que j'ai traduit par « organisation de cité ». Le mot katastasis peut à la fois évoquer un « état », une « organisation », une « constitution » (dans un sens plus large que le seul sens juridique du droit constitutionnel, puisqu'il peut aussi s'appliquer à des individus, comme d'ailleurs le mot français), et une « restauration », un retour à l'état normal, mais, dans quelque sens qu'on le prenne, il est ici appliqué à la cité et montre que ce qu'a en vue Socrate c'est bel et bien l'organisation concrète de la vie publique et non pas la citoyenneté ou l'ensemble des citoyens, autres sens possibles de politeia. Bref, la question n'est pas de savoir si la philosophie doit être l'apanage des citoyens pure souche d'Athènes ou de telle ou telle autre cité, mais bien de savoir quelle organisation de cité est digne d'accueillir des natures de philosophes. Et c'est là qu'intervient le troisième glissement de vocabulaire, le remplacement par Socrate de philosophia, objet implicite de la question d'Adimante, par philosophou phuseôs (« nature (de) philosophe » ; voir note précédente) en tant que complément de l'adjectif axian (« digne de »), rejeté à la fin de la phrase pour le mettre en valeur. Et pour finir, par l'arrangement de la phrase, Socrate passe de la question de savoir qui est « digne de » vivre selon la philosophia (c'était le même adjectif axios qu'employait Socrate dans les pages précédentes pour parler de ceux qui sont dignes ou pas de la philosophia) à celle de savoir quelle « organisation de cité (katastasin poleôs) » est « digne de (axian) » se voir favoriser de l'apparition d'une nature (de) philosophe. C'est qu'en effet, si la philosophia n'est pas un domaine d'études parmi d'autres existant indépendamment des individus qui s'y intéressent et par rapport auquel la question serait seulement de mettre en place les « examens » permettant de sélectionner les étudiants aptes à s'y consacrer, mais un mode de vie qui suppose des prédispositions naturelles qui peuvent être gâchées par un environnement défavorable, la responsabilité première de permettre à ces « natures (de) philosophes » de se développer convenablement et de concrétiser les promesses qu'elles contiennent en germe revient à la cité dans laquelle elles seraient amenées à croître et à être éduquées. (<==)
(6) Le verbe principal appliqué à la semence semée en terre étrangère est philei, que j'ai traduit par « apprécie », dans lequel on retrouve la racine du philo- de philosophos et de nombreux autres termes utilisés précédemment par Socrate pour qualifier divers individus par ce qu'ils « aiment ». Mais cette philia de la semence qui la pousse « vers ce qui est sur place (eis to epichôrion) », en particulier, on peut le supposer, en termes de nourriture, est le fruit de la nécessité qui l'y contraint (kratoumenon) faute d'autre choix dès lors qu'elle est exitèlon, qualificatif que j'ai rendu par « dénaturée », et qui veut dire « dont la force, la qualité propre, l'efficacité s'est en-allée » (on trouve à la racine de cet adjectif le verbe ienai, « aller », et le préfixe ex-, « hors de » et l'adjectif peut s'appliquer, par exemple, à une fleur qui se fane ou à une couleur qui « passe »). Ce que suggère ainsi la comparaison botanique prise par Socrate au moyen d'un vocabulaire non spécifiquement botanique, c'est qu'à défaut d'avoir ce qu'on aime, on finit, nécessité faisant loi, par aimer ce qu'on a. (<==)
(7) Le mot grec que j'ai traduit par « espèce » est genos, dont la racine renvoie à l'idée de naissance, et qui peut aussi signifier « race » ou « genre » (qui en est le dérivé français via le latin genus). Le fait de faire partie de ce genos se traduit par une dunamin (« puissance », « faculté », aptitude à agir d'une certaine manière) qui devrait conduire à un certain èthos (« comportement », « manière d'être », « caractère ») mais peut être dévoyée et pervertie pour conduire à un résultat différent. L'emploi de ces mots après celui de phusis et l'analogie développée ici avec une plante semée dans un terrain qui ne lui convient pas ne font que confirmer ce que je disais dans la note 4 sur la philosophia comme manière d'être et non comme domaine de connaissance, comme èthos plutôt que comme epistèmè (« savoir, science »). (<==)
(8) Dans toute cette dernière partie de la phrase depuis le point-virgule, les pronoms et adjectifs que j'ai traduits par des féminins sont en grec au neutre et renvoient donc à genos (que j'ai traduit par le féminin « espèce ») et non pas au phusis antérieur, qui est en grec un féminin (comme le français « nature » qui le traduit). C'est pourquoi Socrate peut envisager ensuite des genè, des « espèces » de « natures (phuseôn) » aussi bien que d'« occupations (epitèdeumatôn) ». Le passage de phusin à genos prépare l'introduction du qualificatif theion (« divin ») qu'il applique au genos des philosophôn, qualificatif moins approprié pour une phusis, qui implique naissance et développement. D'ailleurs, dans le grec, la construction grammaticale de la phrase montre que la fin de la phrase, que j'ai traduite par « celles des natures aussi bien que celles des occupations », qui est en grec ta (neutre pluriel) te tôn phuseôn kai tôn epitèdeumatôn », ne concerne que ta de alla (neutre pluriel) anthrôpina (« et les autres (sous-entendu genè, « espèces ») humaines »), et non pas touto (neutre singulier) men tôi onti theion (« celle-ci est réellement divine »). Jusque là, on a décrit des natures d'hommes et des comportements humains pour le philosophe, mais si l'on veut aller au bout des choses, tout comme au terme du Ménon, Socrate n'a pu trouver d'autre explication à l'excellence (aretè) humain qu'une theia moira (« faveur divine/lot divin ») (Ménon, 99e6, repris en 100b2-3 ; voir ma traduction de cette section), de même ici, il doit convenir qu'un véritable philosophos n'est plus tout à fait une créature humaine, mais appartient à une « race » proprement « divine ». (<==)
(9) Socrate parle ici de ti... logon echon, au neutre, de « quelque chose », pas de « quelqu'un » (s'il parlait de « quelqu'un », on aurait tis, et non pas ti). Et pourtant, ce ti doit avoir/tenir/porter (echein, dont echon est le participe présent) un logon ! En poussant à l'extrême du côté du neutre, et en interprétant le terme logon en conséquence, on peut penser que ce mot désigne un « discours » écrit, comme lorsque Socrate dit à Phèdre, qui vient d'écouter un discours de Lysias et qui tient quelque chose caché sous son manteau, qu'il le soupçonne d'y echein to logon auton (« tenir le discours lui-même ») (Phèdre, 228d7-8), selon une formulation très proche de celle qu'on trouve ici, sauf que dans notre cas, le logon dont il est question serait plutôt une copie de la République ou des Lois, conservée dans la cité comme une copie des dialogues de Platon était sans doute conservée à l'Académie. En tirant la formulation à l'autre extrême pour la rendre compatible avec une compréhension plus « noble » de logon, impliquant non seulement les mots du discours, mais la « raison » qu'ils manifestent, on peut supposer que le ti renvoie à une institution, un corps politique du genre du conseil nocturne imaginé par l'auteur de l'Epinomis dans le prolongement des Lois, dont les membres seraient capables de rendre « raison » (un des sens possibles de logon) des institutions et des lois de la cité parce que ses membres se les seraient intériorisées et se les transmettraient les uns aux autres comme Platon transmettait son enseignement à ses auditeurs, sans nécessairement éprouver le besoin de le matérialiser par des écrits. La traduction par « tenir un discours », pratiquement littérale, permet de conserver tant bien que mal cette palette d'interprétations possibles. (<==)
(10) La réponse d'Adimante est un peu hâtive, car il est difficile de renvoyer à un passage antérieur de la République où quelque chose de ce genre serait dit de manière aussi explicite. Tout au plus peut-on supposer que c'était suggéré ici ou là, voire simplement implicite. (<==)
(11) Socrate reprend ici en en inversant les termes (ta kala tôi onti kalepa) une expression, kalepa ta kala, que Glaucon a déjà citée sous sa forme usuelle en 435c8, en la qualifiant, comme le fait ici Socrate, de legomenon (qu'on pourrait rendre par « dicton »), et que l'on retrouve, qualifiée de paroimia (« proverbe »), dans la bouche de Socrate en Hippias Majeur, 304e8 et en Cratyle, 384b1. (<==)
(12) Les
deux activités au milieu desquelles Socrate place la philosophie
dans la pratique de ceux dont il parle sont désignées par les mots oikonomia et chrèmatismos. Le
premier est à la racine du mot français « économie »,
mais a en grec un sens plus restreint, lié à sa racine oikos,
qui signifie « maison, habitation » : au sens premier,
l'oikonomia, c'est donc tout ce qui concerne l'administration de la
maison, c'est-à-dire le domaine privé par opposition aux affaires publiques.
Chrèmatismos pour sa part est dérivé de chrèmata,
qui signifie « richesses, biens, possession » et plus
spécifiquement « argent ». Le mot désigne donc
les activités destinées à gagner de l'argent, les affaires, le commerce en
particulier.
La plupart des traducteurs hésitent à accepter que des personnes que Socrate
dit à peine sorties de l'enfance et désigne par le terme de meirakia,
qui s'applique en général à des adolescents, soient déjà occupées d'oikonomia et
de chrèmatismos et interprètent le to metaxu oikonomias
kai chrèmatismou comme signifiant le temps entre la sortie de l'enfance
et le moment où on se lance dans la vie familiale et les affaires. Mais il
faut pour cela forcer le grec car l'expression metaxu suivie de deux
génitifs séparés par kai veut dire « au
milieu/dans l'intervalle entre » les deux choses désignées par les
deux génitifs. (<==)
(13) « Ce
qui a trait aux discours » traduit le grec to peri tous
logous. C'est faire dire au texte ce qu'il ne dit pas que de traduire
cette formule, comme le font Chambry (Budé), Baccou (Garnier) ou Karsenti/Prélorentzos
(Hatier), par « la
dialectique », ce d'autant plus que c'est sans doute de manière
ironique que Socrate donne, sans qu'on le lui ait demandé, cette précision
qui n'en est pas une pour désigner ce qu'il considère comme
la partie la plus difficile de la philosophie. En effet, si l'on relit le Gorgias,
auquel fait justement penser toute cette réplique, qui rappelle les
réflexions de Calliclès
sur ce qu'il considère comme la bonne manière de pratiquer
la philosophie (cf. Gorgias,
485c2-e2), on y découvre que Gorgias décrit son art, la
rhétorique, comme
étant peri logous (Gorgias,
449e1). Platon fait donc employer par son Socrate le même mot que
celui qu'il mettait dans la bouche de Gorgias pour décrire son art.
Ce ne peut
être fortuit et il n'y a donc aucune raison de vouloir lever une ambiguïté que
Platon a très certainement délibérément introduite
ici !
Il faut par contre se demander pourquoi il est ici délibérément ambigu. Et
la réponse est simple : il veut, par cette formulation provocatrice,
nous inciter à réfléchir sur le sens dans lequel elle peut être acceptable
par son Socrate (ce qui est impossible si le traducteur a fait disparaître
la « provocation »). On peut alors se souvenir
que, dans le Phèdre,
Socrate ne rejette pas en bloc la rhétorique, mais seulement une certaine
rhétorique, celle justement qui est pratiquée par les pareils de Gorgias
et de ses émules, et qui n'ont cure de la vérité, s'intéressant seulement
à la vraisemblance et ne cherchant que la persuasion. À cette rhétorique,
il oppose une autre rhétorique qui serait psuchagôgia, « direction
d'âmes » (le mot revient par deux fois dans le Phèdre,
en 261a8 et
en 271c10,
et ce sont ses deux seules occurrences dans tous les dialogues). Et si le
point culminant de la rhétorique qu'il critique, ce sont les discours politiques
dont le Ménéxène fournit la parodie la plus
achevée, et que les vrais philosophes doivent devenir les dirigeants de
la cité, alors, il faut effectivement que ceux-ci soient capables de contrer
de tels discours et d'en proposer d'autres à leur place. Il est donc vrai
de dire, comme le fait ici Socrate, que, quelque part, l'enjeu de toute la
formation des futurs philosophes rois, ou en tout cas le test ultime de la
réussite de leur formation, c'est bien l'art des discours qui les feront
accepter dans un rôle qu'on n'a pas spontanément l'idée de leur confier.
Certes, la dialectique, quoi qui se cache derrière ce terme rare dans les
dialogues (et en tout cas absent ici), est une partie éminente de leur formation,
mais elle n'en est pas la finalité, elle reste un moyen en
vue de la fin que constitue le gouvernement de la cité et la rédaction de « discours » dans
le style de celui que constituent les Lois. Ceux qui traduisent
ici logous par « dialectique » veulent montrer
qu'ils sont déjà sortis de la caverne,
mais montrent en fait qu'ils n'ont pas compris le propos de Socrate dans
cette analogie et n'ont pas lu celle-ci jusqu'au bout, oubliant qu'on ne
sort de la caverne que pour y redescendre ensuite (cf. République,
VII, 519b7-d7) et qu'on n'est pas philosophos au sens où l'entend
le Socrate de Platon si l'on ne met pas ses dons au service de la cité !
Notons encore que, quelques lignes plus haut, en guise d'introduction
à la discussion en cours, Socrate a parlé de logon
echein (logon echon, 497c8-d1), de « tenir un discours » sur
les institutions de la cité qui se transmette des législateurs initiaux aux
gardiens successifs de celles-ci (cf. note 9 ci-dessus).
C'est en quelque sorte ce logon qui doit être l'aboutissement de
toute la formation des philosophoi. Mais là encore, les traducteurs
répugnent à traduire logon par « discours » et
utilisent en plus une traduction distincte de celle qu'ils utilisent ici
pour rendre logous :
- Chambry (Budé), qui traduit ici logous par « dialectique »,
rendait le précédent logon par « esprit » en
traduisant la réplique où il apparaissait par « nous
avons dit qu'il devait y avoir dans la cité une autorité qui
traitât la constitution
dans le même esprit que toi, législateur, quand
tu établissait tes lois » ;
- Robin (Pléiade), qui brûle de traduire ici logous par « dialectique »,
mais se rend compte que c'est aller un peu vite en besogne et accompagne
sa traduction par « le dialogue » d'une note
où il précise : « Traduction vague à dessein,
l'emploi du terme "dialectique" me paraissant ici prématuré »,
rendait le précédent logon par « notion » dans
la traduction suivante : « il devrait toujours y avoir,
au-dedans de l'État, un principe possédant une notion du régime politique
qui fût précisément identique à celle que tu possédais toi-même, le législateur,
quand tu instituais les lois » ;
- Baccou (Garnier), un autre de ceux qui traduisent ici logous par dialectique », suivait
déjà Chambry pour le précédent logon,
qu'il rend par « esprit » dans la traduction
suivante : « il
fallait que fût conservé dans la cité l'esprit de
la constitution, dont tu t'es inspiré, toi, législateur, pour établir les
lois » ;
- Pachet (Folio essais), qui rend ici logous par « arguments » (le
premier à rendre un pluriel par un pluriel), traduisait le précédent
logon par « intelligence » dans la
traduction suivante : « il devrait toujours exister dans
la cité un élément qui possède cette même intelligence du régime que toi aussi,
le législateur, tu possédais quand tu as établi les lois » ;
- Cazeaux (Livre de Poche), qui rend ici le logous par « discussions
raisonnées », rendait le précédent logon par « esprit
systématique » en traduisant : « il
faudrait encore que subsiste en permanence dans la cité l'esprit
systématique dont toi, le législateur, tu te seras inspiré
pour établir les lois » ;
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier), eux aussi adeptes de « dialectique » pour
rendre ici logous, restaient déjà fidèles à Chambry et Baccou en rendant
le précédent logon par « esprit » dans
le contexte suivant : « il fallait toujours que notre cité
conserve l'esprit de la constitution, celui qui t'a inspiré quand tu as établi
les lois, en tant que législateur » (notons au passage
qu'ils évitent la difficulté posée par le ti neutre
en ne le traduisant même pas) ;
- Leroux (Flammarion), qui suit Pachet en traduisant ici logous par « arguments », traduisait
le précédent logon par « raison » dans
le contexte suivant : « il devrait toujours y avoir au cœur
de la cité quelque fonction dépositaire de la raison de la constitution politique,
pareille à cette raison dont tu disposais, toi le nomothète, quand tu instituais
les lois ».
Bref, impossible, avec des traducteurs qui interprètent plus qu'ils ne traduisent
et qui n'ont pas toujours conscience du soin avec lequel Platon choisit ses
mots et joue des ambiguïtés, de découvrir les exercices de réflexion personnelle
dont l'auteur parsème son texte pour nous aider à intérioriser les questions
qu'il évoque.
Et le pire, dans le cas qui nous occupe, c'est que justement, la dialectique
que veulent nous imposer ici certains des traducteurs en utilisant le mot là
où Platon ne l'a pas mis, a tout à voir avec ce qui se joue derrière un exercice
comme celui que je crois déceler ici : savoir atteindre aux « idées » (pris
dans un sens non spécifiquement « platonicien » selon l'image
que l'on donne en général de Platon) au-delà (dia)
des mots (logoi) mais néanmoins à travers/au moyen (dia)
des mots (logoi) ; savoir ne pas se laisser piéger par les mots,
ne pas les absolutiser ou vouloir en contraindre le sens, ne pas en faire
un usage « technique », mais en accepter la fluidité,
la polysémie et savoir en jouer à l'occasion, ce qui ne veut pas dire choisir
ses mots au hasard, loin de là, mais au contraire les « mettre
en scène » avec art pour en mettre à jour les pièges et néanmoins
faire passer les messages que l'on cherche à faire passer. Et ici, c'est toute
une réflexion sur la richesse du mot logos qui nous est suggérée.
Certes, cette réflexion ne nous concerne plus dans sa littéralité, nous qui
ne parlons pas grec, mais français, mais sur le fond, elle est plus que jamais
d'actualité, puisque ce qu'elle engage, c'est une réflexion sur la parole,
sur le « discours », dans sa relation avec l'action politique… (<==)
(14) « Activité annexe » traduit de manière presque littérale le grec parergon, composé du préfixe para, « à côté », et du mot ergon, qui signifie « activité, action, ouvrage ». Le terme a en général en grec une connotation péjorative et sert à désigner quelque chose qu'on ne juge pas important. (<==)
(15) Un passage des Météorologiques d'Aristote (Météorologiques, II, 385a13), repris par Diels en tant que fragment B VI d'Héraclite, suggère que, selon Héraclite, « le soleil est nouveau chaque jour », c'est-à-dire sans doute que pour lui, le soleil est un feu qui s'éteint chaque soir et qui est remplacé chaque matin par un feu nouveau. (<==)
(16) La plupart des traducteurs lisent cette phrases comme parlant de tiers, et utilisent des pronoms comme « ils », « leur », qui ne sont pas dans le grec, où tous les verbes principaux sont des infinitifs, dans une phrase qui commence par meirakia men onta..., « étant (participe présent pluriel) d'une part des jeunes gens... ». Mais rien n'indique que ces prescriptions ne peuvent pas s'appliquer aussi aux interlocuteurs du dialogue, qui, Socrate mis à part, et depuis le départ de Céphale, sont justement presque tous encore des adolescents (meirakia). (<==)
(17) Socrate commence sa description en utilisant deux mots associés à deux âges distincts de la vie, qu'il introduit d'ailleurs dans l'ordre antichronologique, meirakia (accusatif pluriel de meirakion), qui désigne des adolescents ou des jeunes gens, et paidas (accusatif pluriel de pais), qui désigne des enfants, pour les associer ensuite dans une activité décrite comme meirakiôdè paideian (« éducation appropriée à des jeunes gens »), à l'aide de deux mots dont le premier est construit sur meirakion et le second sur pais. En dehors de nous apprendre qu'il faut proposer à chaque âge de la vie des activités adaptées à cet âge (et encore, puisque là, il amalgame enfants et adolescents), cela ne nous apprend pas grand chose sur ces activités, sinon que ce principe est vrai aussi pour la philosophia, qui vient s'ajouter à la paideain. Par contre, si l'on se souvient que la plupart des interlocuteurs de Socrate dans la République sont précisément des adolescents, des meirakia, on est en droit de se demander si tout le dialogue est de l'ordre de la philosophie meirakiôdè ! (<==)
(18) « Commence à achever son plein développement » cherche à rendre l'association de deux verbes grec, teleousthai archetai dont le premier est issu de la racine telos, qui désigne le terme, la fin, le but, et l'autre est issu de la racine archè, qui désigne l'origine, le principe. (<==)
(19) « Les exercices la concernant » : « exercices » traduit le grec gumnasia, qui évoque plutôt les exercices du corps que de l'âme, dont il vient justement d'être question (le mot est de la même famille que celui qui a donné en français « gymnastique » et est à la racine de « gymnase »), puisque justement, en introduisant le programme de formation des futurs gardiens présenté aux livres II et III, Socrate parle d'une paideia qui inclura « d'une part, pour le corps, la gymnastique, d'autre part, pour l'âme, la musique (hè men epi somati gumnastikè, hè d'epi psuchè mousikè) » (République, II, 376e3-4). Ceci étant, « la concernant » traduit le pronom grec ekeinès, féminin, qui peut renvoyer à psuchè (« âme »), le mot féminin le plus proche, mais aussi à philosophia, autre mot féminin plus lointain. Or ekeinos est justement le pronom qui renvoie au plus lointain, par opposition à houtos, qui désigne le plus proche. Il s'agit donc ici d'intensifier les exercices, la « gymnastique » de philosophie ! Mais ces exercices, même si ekeinès renvoie à philosophia, on aussi quelque chose à voir avec l'âme, puisque c'est son degré de maturité qui détermine l'intensification des « exercices ». (<==)
(20) « Paître en liberté » traduit le grec aphetous nemesthai. Le terme aphetous évoque les animaux sacrés, affranchis de tous travail, qu'on laissait paître en liberté autour des temples, comme c'est le cas en Critias, 119d7, où l'adjectif est employé à propos de taureaux conservés dans l'enceinte du temple de Poséidon. Ils étaient libres, mais en même temps, c'étaient les animaux destinés aux sacrifices, comme on le voit dans la suite du passage précité du Critias. La troisième et dernière occurrence d'aphetos dans les dialogues, en Protagoras, 320a2, suggère que, pour Socrate, le terme ne renvoyait pas nécessairement à une situation enviable : Socrate y parle de Périclès qui n'a pas trouvé le moyen de transmettre ses compétences propres à ses fils, si bien qu'« ils paissent (nemontai) allant de ci, de là comme des aphetoi, dans l'espoir d'avoir peut-être la chance de tomber spontanément sur l'excellence (aretè) ». (<==)
(21) Le mot traduit par « activité annexe » est parergon, déjà rencontré dans la réplique précédente (voir note 14). La plupart des traducteurs pensent que mèden allo (« rien d'autre ») doit se comprendre comme « rien d'autre que de la philosophie », et traduisent le hoti mè parergon qui suit par quelque chose comme « sinon à titre accessoire ». Mais il paraît plus naturel de voir, comme le fait Robin (Pléiade) dans ce parergon une désignation ironique de la philosophie à laquelle justement l'appliquaient les beaux esprits de la description précédente une fois arrivés à l'âge mûr. Encore une fois, on est dans l'ambiguïté la plus totale, toute cette tirade restant ouverte à de multiples interprétations au gré de chaque auditeur, et on ne peut exclure une bonne dose d'ironie de la part de Socrate, dont le propos pourrait se résumer à : « il faut faire à chaque âge de la vie ce qui est adapté à cet âge » ! (<==)
(22) Comment se conclut cette description de la pratique philosophique préconisée par Socrate ? Il y est question, au terme de sa vie, de tôi biôi tôi bebiômenôi tèn ekei moiran epistèsein prepousan (« poser sur la vie qu'on a vécue la destinée là-bas qui convient »). Encore une formule à laquelle on peut faire dire à peu près ce qu'on veut et qui n'est pas sans poser quelques problèmes. Pour commencer, le verbe principal, epistèsein, est à l'infinitif (infinitif futur actif de ephistanai), comme tous ceux qui ont précédé, ce qui suggère qu'il a le même sujet que les autres, et que ce sont donc ceux dont la vie s'achève, ceux que l'on veut voir « se faire la main (metacheirizesthai) », « prendre soin (epimeleisthai) » de leur corps, « intensifier (epiteinein) » les exercices, « paître (nemesthai) » en liberté, qui vont s'auto-récompenser en « couronnant » (traduction de Chambry, Baccou, Pachet, Karsenti/Prélorentzos, Leroux) leur vie par un « sort (moiran) qui convienne (prepousan) » dans un « là-bas (ekei) » désigné par un euphémisme qui n'engage à rien. Le texte ne parle d'ailleurs même pas de « couronner » à proprement parler, traduction qui introduit une image valorisante qui n'est pas dans le grec, mais de epistèsein, qui signifie plus prosaïquement au sens propre « poser sur » (de epi + histamai). Ce verbe surprend dans ce contexte : que signifie « poser sur » une vie qui s'achève une moiran, un sort, une destinée qui convient ? On attendrait plutôt moira pour parler de ce qui nous échoit dans la vie terrestre et qui, justement, ne dépend pas de nous. On peut alors se demander s'il n'a pas été choisi par Platon pour sa ressemblance avec le mot epistèmè, « savoir/science », qui lui est d'ailleurs apparenté, comme pour renvoyer à un savoir qui tourne court au terme de la vie, tout comme le prepousan qui termine la phrase permet de la conclure sur un groupe de lettres, ousan, qui évoque une ousia déficiente d'un iota. Rien de divin dans tout ça. À chacun de décider si cette moira qu'il pose lui-même sur sa vie est theou (« d'un dieu »), comme elle l'était en 493a1-2, ou on ne sait quoi d'autre. (<==)
(23) À quoi
Socrate fait-il allusion lorsqu'il suggère qu'il est en train de devenir
ami avec Thrasymaque ? Pour répondre à cette question, il
me semble qu'il faut resituer cette remarque dans son contexte proche et observer
que, auparavant déjà, et à nouveau dans les répliques
qui vont suivre, Socrate nous donne divers avertissements sur le style oratoire
de cet échange. En effet, sitôt après
avoir annoncé le nouveau sujet qu'il entend traiter, « la
manière dont la cité doit manier la philosophie pour ne pas aller à sa
perte » (497d8-9),
Socrate s'empresse de nous inviter à observer (skopein) hôs
prothumôs kai parakinduneutikôs (« combien
ardemment et avec quel mépris du danger ») il va
parler (497e5-6).
L'utilisation de l'adverbe prothumôs renvoie au thumos,
la partie intermédiaire de l'âme, qui n'est pas la plus qualifiée
pour tenir des discours « raisonnables », et suggèrerait
plutôt un discours où la passion envers le sujet l'emporte sur
la raison si ce n'était pas justement l'orateur lui-même qui nous
signale qu'il va parler avec passion ! Raison de plus pour supposer que
ce qui va suivre est à
observer avec attention et ne doit pas être pris au premier degré et
pour y voir un exercice de style où la raison donne un exemple maîtrisé de
ce que peut être un discours passionné pour nous en dévoiler
les pièges et les dangers,
les « risques », dont Socrate est là aussi parfaitement
conscient, puisque, en plus de nous avertir du caractère passionné de
ce qu'il va dire, il nous prévient du risque qu'il prend en qualifiant
de parakinduneutikôs sa
manière de parler, utilisant un adverbe construit sur la racine kindunos,
le mot grec signifiant « risque, danger ».
Quel est alors le « risque » qu'il prend, le « danger » qu'il
court et nous dit mépriser ? C'est celui qu'on assimile son discours
à celui des orateurs dont Thrasymaque est ici le représentant, lui, le professeur
de rhétorique, qu'il est déjà ou qu'il brûle de devenir, selon l'âge qu'on
lui prête au moment où est censé se dérouler ce dialogue, mais qu'il était
devenu au moment où il est lu par les élèves de l'Académie et par nous. Ne
vient-il pas d'expliquer en long, en large et en travers la difficulté qu'il
y a pour le plus grand nombre à distinguer le vrai philosophos de
celui qui se fait passer pour tel ? Et nous avons, au fil des quelques
répliques qui ont suivi l'annonce de déclarations passionnées et intrépides
de sa part, remarqué toute l'ambiguïté de ses propos, à commencer par celui
qui a présenté « le plus difficile » de
la « philosophie » comme étant « ce
qui a trait aux discours » (to peri tous logous) (498a3).
Affirmer cela devant un rhéteur comme Thrasymaque, c'est être à peu près certain
que celui-ci va interpréter cette déclaration avec sa compréhension
de ce que peut être un enseignement peri tous logous et se prendre
pour l'un de ces philosophoi dont parle Socrate. Et on peut facilement
imaginer qu'à partir de là, Thrasymaque commence à supposer à Socrate une certaine
duplicité dans sa manière de présenter en gardant la tête froide un discours
qu'il prétend passionné, et commence à l'écouter de manière différente et à
lui supposer des arrière-pensées de « manipulation » de
ses jeunes auditeurs qui n'ont rien à envier à celles des sophistes.
Il n'est pas difficile alors d'imaginer comment il peut interpréter
la description, pleine d'ambiguïtés que nous avons signalées
au fil de la lecture, que fait Socrate de la « bonne » manière
de pratiquer la philosophie. Pour lui, comme pour la plupart des traducteurs
(cf. note
16), tous les infinitifs de cette réplique ne concernent que les
autres, les « élèves » dont
il pense que Socrate se veut le maître et que lui espère bien
avoir un jour, ce qui suppose une vision de la société dans laquelle
il y a d'un côté les
maîtres à penser qui, d'une certaine manière « tirent
les ficelles », et de l'autre les « élèves » de
ces esprits supérieurs, que la « philosophie » sert
à façonner en fonction des buts que se proposent les maîtres à penser,
des
élèves à qui le discours de Socrate peut parfaitement
suggérer, comme nous
l'avons déjà dit, qu'on sert un discours adapté à leurs
capacités, en fonction
de leur âge, mais aussi de leur niveau intellectuel, qu'on ne cherche
d'ailleurs sans doute pas à élever outre mesure, lorsqu'on est
un Thrasymaque pour qui le rôle des dirigeants est d'exploiter à leur
profit, de les amener à se laisser
tondre comme des moutons. Et des élèves que, quand ils deviennent
trop exigeants, on envoie « paître » (c'est l'image
qu'emploie Socrate, avec le verbe nemesthai, dont c'est le sens propre,
cf. note
20) pour faire la place aux jeunes !
Bref, Socrate a construit son discours en sachant qu'il était susceptibles
d'une interprétation différente de la sienne par Thrasymaque et nous fait remarquer
ici qu'il a décelé dans l'attitude et le regard de celui-ci des signes qui
lui laissent penser que l'opinion qu'a de lui le rhéteur est en train de changer.
Mais si Socrate a fait ça en connaissance de cause, ce n'est pas pour se concilier
Thrasymaque sur un malentendu, c'est pour nous amener, nous, à prendre conscience
du risque qu'il y a à se laisser prendre à son sujet, à laisser parler son
cœur sans se rendre compte que ce que l'on dit peut être compris de différentes
manières par différentes personnes. Et le risque est grand puisque, si, avec
un Thrasymaque, cela peut conduire à la sympathie basée sur le malentendu,
avec un Anytos, comme on peut le voir dans le Ménon, cela peut
conduire à la mort.
Celui qui veut maîtriser le logos, et les logoi, en véritable philosophos doit
connaître, non seulement le pouvoir, mais encore et surtout les limites de cet
outil qui fait de l'homme un homme et le distingue de tous les autres animaux ;
il doit être dia-lektikos, c'est-à-dire, comme je l'ai déjà dit à la note
13, être capable d'atteindre à la vérité qui
est au-delà des logoi au moyen (dia) des logoi,
ce qui suppose qu'il soit en mesure d'anticiper les malentendus que peut produire
son propre discours. Et c'est en quelque sorte ce que nous demande ici de faire
avec lui Socrate en nous suggérant au détour d'une réplique que Thrasymaque est
devenu son ami, proposition qui ne laisse pas de surprendre quand on se souvient
de sa discussion avec Socrate à la fin du livre I et qu'on sait qu'il n'a pratiquement
plus dit un mot depuis (sinon deux brèves répliques en V,
450a-b, au début de la première des trois vagues que se résout à affronter
Socrate (égalité des hommes et des femmes, mise en commun des femmes et des enfants,
principe du philosophe roi), pour joindre ses encouragements à ceux de Glaucon
pour inciter Socrate à aller au fond de sa pensée).
Et notons pour finir que Socrate va consacrer toutes les discussions qui occupent
le livre VII à la manière dont il faut former et sélectionner les véritables
philosophes, après avoir multiplié les comparaisons, analogies et autres allégories
(comparaison du bien et du soleil, analogie
de la ligne, allégorie de la caverne) pour
préparer ses jeunes auditeurs à ces considérations qui vont étaler sur cinquante
ans (cf. 540a4-5) les préparatifs aux fonctions
suprêmes (qui ne pourront donc être conduites que par des personnes ayant dépassé
cet âge, alors que dans notre dialogue, Socrate les fait valider par des interlocuteurs
qui n'ont sans doute, pour la plupart au moins, pas la moitié de cet âge). Il
ne peut donc, dans un résumé de 10 lignes, apporter toutes les précisions qui
clarifieraient des malentendus dont sont victimes depuis de nombreuses années
la plupart des gens et qu'il vient de consacrer des discussions couvrant plusieurs
pages à mettre en évidence. Ceci étant dit, remarquons encore qu'il n'y a rien
dans ce résumé qui ne puisse trouver un sens cohérent avec les propos de Socrate
qui vont suivre jusqu'à la fin du livre VII, mais que, comme je l'ai montré au
fil des notes, presque tout peut aussi être compris dans un sens différent, et
en particulier dans un sens proche de ce que l'on peut supposer être la manière
de voir de Thrasymaque et de ses pareils. (<==)
(24) Dans
la continuité des notes précédentes, je ne pense pas qu'il
faille chercher dans cette remarque de Socrate, comme le font la plupart des
traducteurs, une confirmation de telle ou telle doctrine précise de
Socrate sur l'au-delà ou la réincarnation. Je ne nie nullement
qu'ici comme dans tout ce qui a précédé, Socrate exprime
des opinions qui lui tiennent à cœur, bien au contraire, mais je
suggère qu'il le fait en leur donnant délibérément
un tour qui reste ouvert à diverses interprétations. Et ici,
plus spécifiquement, il veut nous montrer comment des expressions qui
mettent en jeu les croyances « religieuses » peuvent être
dangereuses si l'on n'y prend garde, comme il en fera lui-même l'expérience
en se voyant condamné à mort pour ne pas croire aux dieux de
la cité et introduire des divinités nouvelles. On pourrait paraphraser
ce que dit ici Socrate en le reformulant ainsi sans trop s'éloigner
du texte : « on prendra le temps qu'il faut pour les convaincre,
et si nous n'y parvenons pas en cette vie, nous continuerons dans une autre,
si nous avons la chance de nous y rencontrer à nouveau ».
Or, tout le monde sait que, lorsqu'on emploie des formules comme « tu
ne l'emporteras pas en paradis », « je te suivrais jusqu'en
enfer » ou « on se retrouvera dans une autre vie »,
cela ne veut pas nécessairement dire que celui qui les profère
croit au paradis, à l'enfer ou à la réincarnation. Et
si l'on se souvient en plus que l'époque de Socrate et, plus encore,
de Platon, était un temps en bien des points semblable au nôtre,
où les croyances populaires étaient aux prises avec la « science »,
le relativisme, le matérialisme, et où bon nombre d'intellectuels
ne devaient sans doute plus trop prendre au sérieux les « mythes » de
la religion d'État, mais en gardaient néanmoins, du fait de leur éducation
toute baignée dans Homère et les poètes, le langage et
les images, on peut penser que de telles expression continuaient à apparaître
dans le langage, même des fortes têtes pétries des leçons
des rhéteurs et des sophistes, ne serait-ce justement que pour éviter
de donne prise au soupçon d'athéisme.
La formulation de Socrate peut donc parfaitement passer, aux yeux d'un Thrasymaque,
par exemple, pour une expression toute faite n'engageant pas les croyances profondes
de celui qui la prononce, une figure de style en quelque sorte pour insister
sur la longueur du temps qu'il est prêt à consacrer à convaincre
ses interlocuteurs. Et la réponse d'Adimante par antiphrase est tout à fait
compatible avec une telle lecture. Mais en plus, même si l'on pense qu'elle
engage les croyances profondes de son auteur, comme pourrait le faire un Anytos,
l'hésitation des traducteurs suffirait à nous montrer que sa formulation
ne permet pas de savoir avec certitude quelles sont ces croyances, puisque tous
ne sont pas d'accord sur la doctrine qui serait en cause : ainsi, pour Chambry
(Budé), « ceci implique la réincarnation de l'âme
comme elle est décrite au livre X 608d sqq. L'éducateur ne doit
jamais désespérer, puisque la semence jetée dans cette vie
peut porter ses fruits dans une autre vie » ; pour Robin
(Pléiade), « la réflexion d'Adimante, qui suit,
ne doit pas empêcher, bien au contraire, de voir ici une allusion, soulignée
encore par la réponse de Socrate, à la croyance au "retour éternel".
Que l'allusion soit sérieuse, c'est ce que prouverait la comparaison,
très suggestive, de ce passage avec les dernières lignes du Gorgias,
ou encore avec la fin de notre dialogue » ; pour Baccou
(Garnier), c'est une « allusion à la doctrine de la métempsychose
exposée sous forme mythique au dixième livre, 608 d sqq. » ;
pour Karsenti/Prélorentzos (Hatier), « comme on le voit à la
fin de La République, (livre X, 608d, sqq.), Socrate croit à l'immortalité et à la
réincarnation de l'âme. Par conséquent, l'éducateur
doit rester toujours optimiste ; si son travail semble vain dans cette vie,
il pourra avoir de bons résultats dans une autre vie » ;
pour Leroux (Flammarion), « c'est-à-dire parvenus dans
le monde de l'au-delà (ekei, c4), où l'âme recommencera
une nouvelle vie. Faut-il parler au sens strict de réincarnation dans
un autre corps ? La doctrine du livre X (608d) le confirme, et Platon soulève
donc bien ici la possibilité de poursuivre hors de la vie présente
des discussions philosophiques; Voir Apol., 41 et Phédon,
68a-b ». Et de fait, on ne sait pas très
bien si Socrate veut parler d'une vie de l'âme après la mort, une
fois qu'elle est débarrassée
de son corps (en faisant résonner le eis ekeinon
ton bion, « en vue de cette vie-là »,
de 498d3 avec le ekei, « là-bas »,
de 498c4, tous deux pris dans un sens euphémistique pour parler de l'au-delà,
comme le fait Leroux), ou d'une pure et simple réincarnation dans la ligne
du mythe final. Et quand bien même on parviendrait à préciser
ce que le Socrate de Platon a ici en tête, on n'en serait pas quitte pour
autant, car il resterait
à savoir si une telle croyance pouvait ou pas passer pour « hérétique » aux
yeux de certains esprits bien pensants prêts à se poser en gardiens
de l'orthodoxie religieuse, et ce dans un contexte, celui de l'Athènes
d'alors, ou la « religion » n'était
pas codifiée comme peut l'être le catholicisme romain d'aujourd'hui.
Certes, l'idée de réincarnation dans des vies successives ne semble
pas avoir fait partie des croyances « officielles » de
l'Athènes d'alors, mais
la possibilité de discussions dans le royaume des morts, l'Hadès,
pouvait se recommander d'Homère et du célèbre passage, au chant
XI de l'Odyssée, où Ulysse
descend aux Enfers et s'entretient avec sa mère et d'autres héros
morts avant lui. Et dans le Ménon, lorsqu'il introduit la « théorie » de
la réminiscence en s'appuyant sur l'hypothèse de réincarnations successives
de l'âme, Socrate prend la peine de donner pour source de cette croyance « des
hommes et des femmes versés dans les choses divines » et
de se recommander du patronage de Pindare (cf. Ménon,
81a-d). Bref, dès qu'on commence à parler des choses de l'« au-delà »,
on est en terrain glissant !
Et quoi qu'il en soit du caractère orthodoxe ou pas des croyances du Socrate
de Platon en ce domaine, tous les dialogues montrent que celui-ci a une claire
conscience de ce qu'est un mythe et du fait que ce type de discours
est destiné à suppléer le discours rationnel sur les sujets où la raison atteint
ses limites, et que donc il est toujours risqué de
prendre ces mythes au pied de la lettre. En fin de compte, donc, la seule chose
qui est sûre ici est que Socrate utilise une belle image pour traduire avec fougue
(prothumôs) la patience dont il est prêt à faire preuve pour tenter
de convaincre ses interlocuteurs. (<==)
(25) Dans toute cette réplique, Socrate va et vient entre le registre de la rhétorique et des effets de style (les logoi) et celui du comportement et de l'action (les erga), opposant implicitement ceux qui se contentent de ce qu'ils considèrent comme de beaux discours et ceux qui visent à la véritable excellence (aretè). Et il le fait en parodiant dans sa propre phrase les effets de style dont étaient friands les admirateurs de Gorgias et de ses émules. La phrase commence en effet par un effet de ce genre : ou gar pôpote eidon genomenon to nun legomenon (mot à mot « pas en_effet une_fois_ou_une_autre ils_ont_vu produit le maintenant dit »), dans lequel eidon genomenon et to nun legomenon comptent un nombre égal de syllabes et surtout, genomenon et legomenon reproduisent la même séquence de voyelles dans deux mots phonétiquement très proches l'un de l'autre. Aristote, en Rhétorique, III, 1410a24-b5, étudie ce genre de figures de style, qu'il nomme parisôsis (égalité entre membres de phrase) et paromoiôsis (similitude entre les éléments correspondants de deux membres de phrase, au début ou à la fin de chacun des deux membres). Or, dans la suite de sa phrase, Socrate parle de mots (rhèmata) qui ont été délibérément « rendus semblables (hômoiômena) » les uns aux autres, en utilisant le verbe homoioun, construit sur la racine homos, « le même », (qui est à l'origine du préfixe « homo- » en français dans des mots comme « homonyme », « homothétique », « homologue », etc.), sur laquelle est aussi formé le nom de la figure de style qu'Aristote appelle paromoiôsis, avant de réutiliser le même verbe un peu plus loin, cette fois à propos de l'homme qui serait « rendu semblable (hômoiômenon) » à l'excellence (aretè). Et, à propos de cet homme, il associe ce verbe à un autre verbe voisin, parisômenon, formé, lui, sur isos, « égal », qui renvoie au nom de l'autre figure de style étudiée par Aristote dans le même passage, la parisôsis. Ainsi donc, partant de la proposition que le plus grand nombre n'a jamais vu se produire dans les faits ce qui a été décrit dans les propos qui viennent d'être tenus, Socrate exprime cette pensée à l'aide de figures de style qui lui permettent d'en venir au fait que c'est là la seule chose qui intéresse ces gens, les beaux effets oratoires dans ce qui n'est plus des logoi, des legomenon, mais des suites de mots pris pour eux-mêmes et arrangés entre eux pour l'effet produit à l'oreille, désignés par un mot, rhèmata, de la même famille que rhètôr, « orateur » (dont vient le français « rhétorique »), du verbe eirein, « dire, parler », de sens voisin de legein, mais qui met plus l'accent sur le phénomène physique de la parole ou la mécanique grammaticale qui permet d'assembler des mots en phrases que sur le sens que porte cette parole et la rationalité qu'elle manifeste. Puis, reprenant les verbes dont sont issus les noms donnés aux figures de style qu'il vient d'employer, en attribuant celles-ci dans ses propos au « hasard » (to automaton) de la conversation, il oppose ceux qui ne savent produire ces effets, l'égalité (isos, racine de parisômenon et de parisôsis) et la ressemblance (homoios, racine de hômoiômenos et de paromoiôsis), que dans les discours, entre les mots qui les composent, à celui qui serait capable de mettre en correspondance sa vie avec les idées qui sont derrière ces mots pour arriver à une excellence qui ne serait plus seulement en parole (logôi), mais encore en actes (ergôi). En actes et en paroles, en paroles qui, dans son cas, ne seraient plus de simples objets sonores manipulés pour produire des effets oratoires, mais des outils porteurs de sens et susceptible de rendre compte des actes de celui qui les prononce, de par leur cohérence avec ces actes. (<==)
(26) Socrate vient de parler de ta eristika et parle maintenant de ce qui ne tend qu'à eris. Ta eristika est le neutre pluriel de l'adjectif eristikos, dérivé du mot eris, qui signifie « querelle, lutte, combat » au sens physique (en venir aux mains) aussi bien que seulement verbal. Du temps de Socrate et Platon et des sophistes, hè eristikè désignait l'art de la controverse, principalement oratoire, dont les sophistes et les rhéteurs enseignaient les principes (le mot a été transposé en français sous la forme « l'éristique »). Ta eristica, ce sont donc toutes ces ficelles et autres recettes qui étaient censées permettre de se tirer à son avantage de toute discussion, envisagée comme une joute oratoire où il doit y avoir un gagnant et un ou des perdants, que cette discussion soit effectivement menée dans un contexte judiciaire où de fait il y a gagnants et perdants et où c'est parfois sa propre vie qui est en jeu, ou dans l'arène politique, où là encore il y a des enjeux réels, la conquête du pouvoir et le triomphe, sinon de ses idées, du moins de sa personne, ou encore pour le simple plaisir de la discussion, dans un salon ou devant un public, où le seul enjeu qui reste est de briller en société, comme dans le cas des deux frères que Platon met en scène dans l'Euthydème. C'est pour garder en français la parenté entre les deux mots que j'ai traduit ta eristika par « les chicaneries » et eris par « chicane ». (<==)
(27) « Pour [l'amour de] toutes ces [choses] » traduit le grec toutôn charin. Dans la réplique précédente, Socrate a employé l'expression tou gnônai charin, que j'ai traduite par « pour l'amour du savoir ». Dans les deux cas, on trouve l'expression charin, accusatif de charis, précédée par un génitif. Charis est le substantif issu du verbe chairein, « se réjouir de, prendre plaisir à, aimer » et signifie « ce qui réjouit, grâce, joie, plaisir ». L'expression charin + génitif signifie « en faveur de », et par extension « à cause de, pour », dans tout un registre de sens qui va du plus faible « pour », où l'on a complètement perdu de vue le sens premier de charin (comme celui de « grâce » dans le français « grâce à » dans une formule comme « c'est grâce à toi que j'en suis là ») au plus fort « pour l'amour de », où tout le poids est sur le sens premier de charin. Il me semble qu'on a ici deux exemples de ces deux extrêmes : lorsque Socrate dit tou gnônai charin, le savoir (to gnônai) est bien ce qui peut lui apporter le plus de satisfaction, le plus de plaisir, le plus d'occasions de se réjouir, et il faut donner à charin tout son poids. Lorsqu'il dit par contre toutôn charin, avec un toutôn qui reste on ne peut plus vague et renvoie à tout ce qui vient d'être dit, il n'est plus aussi important de donner à charin tout son poids. (<==)
(28) Le texte
grec que je traduis par « quelque nécessité par
chance jette son dévolu pour prendre soin d'une cité » est anagkè
tis ek tuxès peribalèi poleôs epimelèthènai.
Le verbe periballein, dont peribalèi est la 3ème
personne du singulier du subjonctif aoriste actif, signifier au sens propre « jeter
autour ». S'il est utilisé ici avec un complément
au datif qui indique bien autour de quoi il est question de « jeter »,
il n'a pas de complément d'objet direct à l'accusatif indiquant
ce qui est jeté,
mais est suivi par une proposition infinitive, poleôs epimelèthènai signifiant « prendre
soin de la cité ». Le verbe est donc pris dans un sens absolu
qui oblige à suppléer ce qui est jeté, d'où ma
traduction par « jeter
son dévolu » qui permet de conserver l'idée de « jeter » impliquée
par ballein.
On notera par ailleurs que Socrate associe dans la même phrase le hasard (tuchè,
la « chance », la bonne ou mauvaise « fortune »)
et la nécessité (anagkè), dont seuls les efforts
conjugués lui semblent capables de produire ce qu'il souhaite. (<==)
(29) Socrate reprend ici de manière plus concise l'affirmation qu'il avait posée en 473c11-e2 et à propos de laquelle il craignait une troisième vague d'objections plus fournies encore que contre les deux premiers principes qu'il avait précédemment énoncés. Dans cette reformulation, le principe de base, celui du « philosophe-roi », reste le même, mais certains éléments ont quelque peu changé. Dans la formulation initiale, ce qui était en jeu, c'était la cessation des maux dans les cités et pour l'espèce humaine (tôi anthrôpinôi genei), et la possibilité pour le régime politique que venait d'être décrit de voir la lumière du jour ; ici, il s'agit de la possibilité pour les cités, les régimes politiques et les hommes eux-mêmes de « devenir parfaits (genesthai teleos) », de parvenir à leur telos, à leur accomplissement. Dans la formulation initiale, il n'était question que des dirigeants et de ceux qui risquaient de prendre leur place sans en avoir les capacités, qu'il fallait contraindre à n'en rien faire ; ici, on s'intéresse à la fois aux véritables philosophes et à la cité dans laquelle ils vivent, et la contrainte est des deux côtés, en ce que Socrate admet maintenant qu'il faut à la fois convaincre ces philosophes de prendre les rênes de la cité et la cité de les écouter. Dans la formulation initiale, Socrate se contentait de poser le principe ; ici, il suggère qu'il faut la conjonction du hasard, de la chance (tuchè) et de la nécessité, de la contrainte (anagkè) pour que se produise cette situation favorable. Bref, Socrate nous fait comprendre que le principe posé n'est pas seulement « politique », mais est la condition même pour que l'homme puisse se réaliser pleinement, tant le lien entre vie politique et épanouissement personnel est étroit, mais en même temps, il nous montre qu'il n'a aucune illusion sur la probabilité qu'une telle situation se produise un jour : c'est possible, mais il faudrait, pour que cela arrive, une conjonction tout à fait exceptionnelle. (<==)
(30) L'expression grecque que je traduis par « il n'y a aucune raison » est oudena echein logon, dans laquelle on retrouve le mot logon dans un sens qu'il est ici difficile, voire impossible, de rendre en français par « discours » sans ajouter des précisions qui ne sont pas dans le grec. On ne pourrait en effet garder « discours » en français pour rendre ici logon qu'à l'aide d'une traduction du genre de « il n'y a aucun discours sensé qui puisse l'affirmer ». On touche ici du doigt sur un exemple le processus qui fait passer du sens « discours » de logos à celui de « discours sensé » puis à celui de « raison ». (<==)
(31) « Sont venus festoyer sur son dos » traduit le grec epeiskekômakotas, accusatif masculin pluriel du participe parfait actif du verbe epeiskômazein, formé par l'adjonction de deux préfixes, ep(i) (« sur ») et eis (« dans, vers », avec idée de mouvement), au verbe kômazein, dérivé de kômos, dont le sens premier est « bande de jeunes gens qui s'amusent et chantent », d'où « fête joyeuse, festin », etc., et dont dérive aussi les mots kômastès, « participant à un kômos » (c'est le mot employé en Banquet, 212c7 pour qualifier le groupe de fêtards, dont fait partie Alcibiade, qui font irruption chez Agathon à la fin du discours de Socrate), kômôidos, « chanteur dans un kômos », et kômôidia, transposé dans le français « comédie », la « comédie » comme genre théâtral étant en effet historiquement née dans le cadre des kômoi organisées lors des fêtes de Dionysos. Kômazein signifie donc « participer à un kômos », c'est-à-dire « aller en troupe pour une partie de plaisir, festoyer ». Eis, dans eiskômazein, ajoute à l'idée de « faire la fête » une idée de mouvement qui conduit au sens de « faire irruption (comme de joyeux fêtards) ». Epi y ajoute l'idée d'un mouvement « vers » une destination qui est ici laissée implicite, et que j'ai rendue par « sur son dos ». (<==)
(32) « Prenant plaisir à la haine » traduit le grec philapechthèmonôs echontas, dans laquelle on trouve la construction adverbe + echein (« se comporter de telle ou telle manière »), équivalente à einai + adjectif dont est dérivé l'adverbe (« être ci ou ça »). L'adverbe philapechthèmonôs est dérivé de l'adjectif philapechthèmôn, composé du préfixe phil(o), comme philosophos et tant d'autres mots, et de l'adjectif apechthès, dans lequel on retrouve la racine echthos, qui signifie « hostilité, haine », et le préfixe ap(o) qui renforce l'idée de séparation, pour arriver au sens de « haï, hostile, ennemi ». L'adjectif philapechthès associe donc deux termes opposés pour signifier « ami de la haine », c'est-à-dire « haineux, hargneux, malveillant ». J'ai cherché à conserver dans ma traduction l'idée introduite par le préfixe phil- à défaut de pouvoir en faire sentir en français la relation avec le philo de philosophos et philosophia. (<==)
(33) « Faisant
toujours tourner leurs discours autour des hommes » traduit
le grec aei peri anthrôpôn tous logous poioumenous.
Le reproche que Socrate adresse ici aux prétendus philosophes est formulé
d'une manière qui n'est pas sans ambiguïté, ambiguïté que j'ai cherché à
conserver en français. En effet, la traduction mot à mot du grec serait « faisant
toujours leurs discours au sujet des hommes », « hommes » étant
ici pris dans le sens de « êtres humains », par
opposition à « dieux » ou « animaux »,
et non pas par opposition à « femmes » (qui
serait andrôn).
Or que ne cesse de nous demander Socrate en renvoyant au gnôthi sauton (« apprends
à te connaître toi-même ») du temple de Delphes,
sinon de nous intéresser en priorité à ce que cela signifie que d'être un
anthrôpos ? Ce n'est donc que parce que nous supposons,
dans le contexte, que Socrate critique ces philosophes autoproclamés, que
nous en déduisons que ce membre de phrase doit avoir un autre sens et que
nous le comprenons comme reprochant à ceux-ci d'utiliser des arguments (un
des sens possibles de logous) ad hominem, expression qui
est presque la transposition en latin du peri anthrôpôn utilisé
par Socrate, à ceci près que le ad latin n'est pas
la traduction du peri grec (qui serait plutôt circa en
latin, ad rendant plutôt le eis grec) et que le grec
dit anthrôpôn au pluriel, là où le latin a le singulier hominem. Bref,
pour nous expliquer en quoi ces imposteurs n'ont pas compris ce qu'était
la vraie philosophie, Socrate le fait à l'aide d'une phrase qui, selon la
manière dont on la comprend, peut aussi bien renvoyer à la philosophie telle
que lui la comprend qu'à la sophistique qu'il critique ! Ce faisant,
il met le doigt sur le problème central de la philosophie : qu'est-ce
que ça signifie que de tenir des discours (logous) peri
anthrôpôn ?!...
Mais une fois encore, on ne peut que regretter que les traducteurs, certains
que Socrate émet ici une critique à l'encontre des pseudo-philosophes, traduisent
ce membre de phrase d'une manière qui ne permette pas de voir qu'il peut
être pris à double sens, en y parlant de « questions
de personnes ».
(<==)
(34) L'expression
grecque que je traduis par « vers les [***] qui sont » est pros
tois ousi. Ousi est le datif (impliqué par la préposition pros)
neutre pluriel du participe présent ôn, ontos du verbe einai, « être »,
substantivé par l'article tois. Mot à mot, la traductions serait « vers
les étants ». Mais, après Heidegger, une telle traduction
risque d'être mal comprise et de trahir Platon. En fait, toute traduction
d'une telle expression, après 23 siècles de platonismes, risque de tirer
avec elle une hypothèse d'interprétation qui ferme des portes que Platon n'avait
pas nécessairement l'intention de fermer. Faisons le tour des traductions proposées
par les éditions que j'ai consultées :
- Chambry (Budé) : « [contempler] les essences » ;
- Robin (Pléiade) : « [appliquée] aux réalités » ;
- Baccou (Garnier) : « [la contemplation] des essences ;
- Pachet (Folio essais) : « en direction des choses
qui sont réellement » ;
- Cazeaux (Livre de Poche) : « vers les êtres subsistants » ;
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier) : « [la contemplation]
des êtres » ;
- Leroux (Flammarion) : « [tourné] vers les êtres qui
sont », avec une note ajoutant : « les êtres
réels, c'est-à-dire les formes intelligibles » ;
et lorsqu'un peu plus tard, en 501d1-2, il rencontre les
mots tou ontos (génitif
singulier) pour désigner ce dont les philosophes sont « amoureux
(erastas) », il les traduits par « de ce qui
est » en précisant en note : « Une
traduction littérale du participe présent rend-elle justice au
vocabulaire de l'être ? La question se pose et mériterait tout
un développement.
Platon privilégie nettement un participe avec l'article (toû ôntos,
d1) aux infinitifs. Mais si nous traduisons par « l'étant »,
alors nous produisons un contresens, dans la mesure où ce terme désigne
précisément le contraire de l'être qui est chez Platon, c'est-à-dire
le monde des formes. »
S'il est possible de traduire to on par « ce qui est » (et
tou ontos par « de ce qui est », comme je le
fais en 501d1-2), sans avoir à préciser à quoi renvoie
le « ce », il n'est pas possible de trouver un équivalent
lorsque le participe est au pluriel, comme c'est le cas ici pour tois ousi,
si l'on veut garder le pluriel en français, ce qui me semble indispensable.
En effet, en français, le neutre « ce », qui est
au singulier, n'a pas de pluriel (« ceux » est
masculin, comme « celui », pas neutre, comme « ce »).
Et choisir d'introduire un nom supposé sous-entendu comme antécédent de « qui
sont » fait retomber dans le même risque de trahir Platon : « choses » est
trop concret et « êtres » trop métaphysique, surtout
lorsqu'il est redoublé par « qui sont » !
C'est la raison pour laquelle je choisis de remplacer ce sous-entendu par le
graphisme [***] qui ne choisit pas.
Si, comme je le pense, Platon n'a pas écrit pour exposer ses propres idées
et développer ses propres « théories » (à
commencer par la supposée « théorie des idées »),
mais pour inciter ses lecteurs à penser par eux-mêmes, et si, comme je l'explique
dans l'article en deux parties que j'ai écrit pour la revue philosophique en
ligne « Klèsis » en
2006, et qui a pour titre « La fortune détournée
de Platon, une étude sur le mot ousia dans les dialogues » (la première
partie, sous-titrée « Pour
en finir avec Darwin chez Platon », est une présentation
synthétique de mes hypothèses de lecture des dialogues, en prélude à la seconde
partie, qui constitue le corps de l'article), Platon cherchait à les faire
passer d'une problématique de l'être/étant (to on)
à une problématique du bien en leur faisant comprendre que to
on (tel que défini en Sophiste,
247d8-e3) est le prédicat le moins signifiant parce que le plus universel
et que ce qui importe, c'est l'ousia (« richesse »)
de chaque être mesurée à l'aune du bien, alors, c'est trahir Platon que de
survaloriser dans une traduction le sens de to on, tou ontos, tois ousi,
etc.
Et c'est tomber dans le piège de la représentation caricaturale du philosophe
qui est celle de la multitude que de penser que, parce que le texte associe to
on ou ta onta à philosophos, cela ne peut
signifier que les « formes intelligibles », comme le
dit Leroux en note. C'est mettre la charrue avant les bœufs et supposer
le problème résolu, alors que justement il reste un problème. Ta
onta, ce n'est pas ce qui reste lorsque le philosophe est arrivé au sommet
de la colline, pour anticiper sur l'imagerie de l'allégorie
de la caverne,
mais la « matière brute », si l'on peut dire,
sur laquelle le philosophe doit se pencher et faire le tri. Et cela va des
ombres sur la paroi au fond de la caverne au soleil qui illumine la colline.
On n'est pas philosophe parce qu'on s'intéresse à ta onta en
considérant que ce mot est réservé à certaines choses et pas à d'autres, mais
seulement lorsqu'on est capable d'évaluer l'ousia propre de
chacun des ontôn, en laissant à ce mot d'« êtres » son
acception la plus universelle possible. Il n'est donc pas faux de dire que
le philosophe « porte sa pensée pros tois ousi »,
à condition de comprendre le véritable sens de cette formule, d'où le hôs
alèthôs (« véritablement »,
c'est-à-dire « avec le souci de la vérité ») qui
précède pros
tois ousi.
Ce que cherche alors à faire ma traduction est simplement d'obliger le lecteur
à s'arrêter sur ce graphisme inattendu et à se poser des questions. S'il fallait
malgré tout traduire avec des mots, la traduction la plus neutre serait encore
celle de
Karsenti/Prélorentzos par « les êtres »,
mais, justement parce qu'elle est neutre, elle risquerait de ne pas provoquer
la réflexion souhaitée, me semble-t-il, par Platon.(<==)
(35) « Avec ordre » traduit le grec kosmôi, datif de kosmos, le mot signifiant « ordre » qui en est venu à servir de nom à l'univers ordonné et a donné le français « cosmos ». « Selon la raison » traduit le grec kata logon. (<==)
(36) Sur
le plan grammatical, la phrase commence en parlant au singulier de tôi...
echonti (pour celui qui..) et continue après le « mais » en
parlant au pluriel de ceux horôntas (regardant) kai theômenous (et
observant), opposant le manque de loisir pour katô
blepein (infinitif), « abaisser son regard vers.. » au
souci de mimeisthai te kai aphomoiousthai (infinitifs), « imiter
et se rendre semblables à... ».
Du point de vue du sens, cette phrase semble confirmer l'interprétation
péjorative
que tous les traducteurs donnent du aei peri anthrôpôn tous
logous poioumenous de la fin de la réplique précédente(cf.
note 33).
Pourtant, si l'on y regarde de plus près, elle semble au contraire suggérer
que ce que Socrate reproche aux pseudo-philosophes, c'est tout simplement de
s'intéresser aux hommes en général, et non pas d'utiliser
des arguments ad
hominem ! Car, avant de faire référence à des
querelles de personnes, elle commence par récuser tout intérêt
que pourrait prendre le véritable philosophe
pour anthrôpôn pragmateias, les agissements des hommes.
En fait, si l'on prend ici Socrate au mot, on est renvoyé à la
description du philosophe qu'il fait pour Théodore dans la « digression » qui
occupe le centre du Théétète, c'est-à-dire à
cette image du philosophe retiré dans sa tour d'ivoire loin de la place
publique, ignorant des affaires de la cité et perdu dans un ciel d'idées
pures. Or, cette image est en parfaite contradiction avec la manière
dont vivait Socrate, qui passait sa vie sur l'agora à titiller ses concitoyens
et à les rappeler à leurs
devoirs, comme il l'explique lui-même dans l'Apologie, et tout
me porte à croire qu'elle est en fait une caricature renvoyant à Théodore
l'image que lui, le « scientifique », se fait
du philosophe (cf. Théétète,
175e1, seule apparition du mot philosophos dans tout ce portrait,
dans l'expression hon dè philosophon kaleis, « celui
qu'en effet tu nommes philosophe »).
Sans attendre le Théétète,
la République va
bientôt relativiser cette image unilatérale, et donc fausse, du
philosophe selon le Socrate de Platon, à l'aide de l'allégorie
de la caverne. Il ne faut jamais oublier, en effet, que l'allégorie
ne s'arrête pas au sommet de la colline d'où l'on finit par pouvoir
observer le soleil, mais se termine par le retour dans la caverne,
et que, dans le commentaire qu'il en fait aussitôt
après, Socrate
nous met en garde contre ceux qui « pens[e]nt avoir
déjà été transportés
vivants dans les îles des bienheureux » (519c5-6)
et nous avertit qu'il ne faudra pas permettre à ceux qui ont atteint
le sommet et contemplé le bien « de rester près
de lui et de ne pas vouloir redescendre vers ces prisonniers ni participer
aux peines de chez eux » (519d4-6).
Pour lui, la contemplation des « [***] qui sont » (pros
tois ousi, 500b9)
n'est pas une fin en soi, comme je l'ai dit dans la note
34, mais doit se faire à la lumière du bien/soleil et conduire à mettre
de l'ordre dans la cité des hommes : c'est bien
tout l'enjeu du principe du philosophe-roi qu'il vient de nous rappeler !
Et c'est une fois encore pour tester notre attention que Socrate fait semblant
de retomber dans l'erreur de ceux qui voudraient que les philosophes se retirent
du monde et se consacrent exclusivement à la
contemplation des idées pures, ce qui est le risque permanent pour ceux
qui veulent devenir philosophes.
Oui ! Le philosophe digne de ce nom doit « porter
sa pensées vers les [***] qui sont »,
mais pour évaluer la valeur (ousia) propre de chacun pour
tenter de remettre de l'ordre dans « les
agissements des hommes » et non pas pour prendre excuse de
cette réflexion pour ne plus daigner « abaisser
ses regards » vers
ces agissements. Oui ! Le philosophe doit tenter d'« imiter » l'ordre
de l'univers et des intelligibles et de « se
rendre autant que possible semblable » à lui, mais il
doit aussi tenter d'y conformer les autres, qui n'ont pas eu le « loisir
(scholè, 500b8) » ou
les capacités de s'adonner à la même réflexion.
Il faut donc donner tout son poids dans cette réplique au pou qui
l'introduit (oude gar pou, ô Adeimante...) et
que j'ai traduit par « probablement ». Socrate formule
ici une supposition à laquelle il nous demande, à nous comme à Adimante, si
nous apportons notre assentiment et l'accompagne d'un adverbe qui marque le
doute. À nous de ne pas acquiescer sans réfléchir !... (<==)
(37) La fin de cette réplique de Socrate est en grec diabolè d' en pasi pollè, formule concise qui sonne un peu comme une maxime ou un proverbe, et dans la quelle on retrouve le mot diabolè, qu'on a déjà rencontré au début de cette section (voir note 2), et que je traduis ici par « calomnie », c'est-à-dire « accusation sans fondement ». Pollè, féminin, attribut de diabolè avec un verbe esti sous-entendu, implique une idée de quantité, d'abondance, de puissance. Quant à en pasi, on peut soit le comprendre comme un masculin pluriel (« en tous »), soit le comprendre comme un neutre pluriel (« en toutes choses ») et il n'est pas impossible que cette indétermination soit délibérée. Si l'on prend en pasi comme un masculin, le sens est que, dès que quelqu'un se distingue, tout le monde, c'est-à-dire tous les autres, sont prêts à le calomnier à qui mieux mieux, et cela, en quelque domaine que ce soit (en pasi compris comme un neutre). Bref, la calomnie a un grand pouvoir sur la plupart des hommes. Si l'on prend en pasi comme un neutre, on peut comprendre que la calomnie ne manque pas en toutes situations et, dans le contexte présent, peut viser même les plus irréprochables. Bref, quoi qu'on fasse, et surtout si l'on se distingue de la masse, il se trouvera toujours des personnes en nombre pour critiquer. (<==)
(38) Il y a là, au détour d'une phrase, une expression très importante pour comprendre le Socrate de Platon : heauton plattein, « se façonner soi-même », qui fait écho au gnôthi sauton, « apprends à te connaître toi-même », en en tirant les conséquences. L'homme n'est pas impuissant face à son devenir, loin de là. Il en est l'artisan, le dèmiourgos, pour reprendre le mot qui suit presque immédiatement cette formule, et qui évoque le « démiurge » du Timée créant l'Univers. Apprendre à se connaître soi-même, ce n'est pas essayer de décoder on ne sait quel code génétique qui, à lui seul, conditionnerait toute la vie de l'individu qui en est porteur, mais chercher à comprendre ce que signifie être un homme pour pouvoir devenir l'artisan de sa propre vie, en tenant bien sûr compte de la « nécessité » qui s'impose même au démiurge de l'Univers, mais en mettant à profit la part de « liberté » qui nous reste, dans les circonstances dans lesquelles se déploie cette vie, pour tenter d'approcher la plus grande « perfection » (aretè) possible. Plattein est un verbe très concret, qui évoque le travail de l'artisan : il signifie « façonner, modeler » (il est à la racine du mot français « plastique » via le mot grec qui en dérive, plastikos, qui signifie « propre au modelage »). Et cette manière de voir explique la fréquence des comparaisons proposées par Socrate avec les activités d'artisans : si l'homme doit être l'artisan de lui-même, il est normal qu'il s'inspire de la manière dont travaillent des artisans ayant à réaliser des créations plus simples pour s'en inspirer dans le « façonnage » d'un être infiniment plus complexe, lui-même. Et de même que le cordonnier doit savoir ce qu'est une chaussure pour atteindre la perfection de son art, ou le fabriquant de flûtes ce qu'est une flûte, ou le fabriquant de lits ce qu'est un lit (République, X, 596b, sq ), ou l'architecte ce qu'est une maison, de même, l'homme doit savoir ce qu'est un homme pour être en mesure de se façonner lui-même. Gnôthi sauton !... (<==)
(39) Le mot traduit ici par « artisan » est dèmiourgos. Sur les résonnances de ce mot grec, voir la note précédente et la note suivante. (<==)
(40) « De
toute la perfection propre au peuple » traduit le grec sumpasès
tès dèmotikès aretès. Pour la traduction
d'aretè par « perfection » (que je
préfère ici à « excellence »)
plutôt que par le plus classique « vertu », voir
la section consacrée à ce
mot dans mon introduction à ma traduction du Ménon.
Le qualificatif appliqué ici à cette aretè (au
singulier, mais précédée d'un sumpasès qui
implique à tout le moins qu'elle peut s'analyser en parties, puisque sum-pas signifie « tout
(pas) ensemble (sun) ») est dèmotikè,
mot formé sur la racine dèmos, le mot signifiant « peuple »,
qu'on retrouve par exemple dans dèmokratia, le « pouvoir
au/du peuple », mais aussi dans un autre mot qui figure dans notre
réplique pour qualifier le philosophe, dèmiourgos,
le mot traduit par « artisan », qui signifie étymologiquement « celui
qui travaille (ourgos, issu de la racine ergon qui signifie « action,
ouvrage, travail ») pour le peuple (dèmos) ».
Avec ce mot, Socrate renvoie aux hommes pris, non comme des individus isolés,
mais comme un corps social, mais un corps social envisagé au niveau
le moins structuré d'organisation : on pourrait dire que le dèmos est
la matière brute que le législateur doit organiser pour façonner
une cité
digne de ce nom, en transformant ses membres en politai, c'est-à-dire
en « citoyens », aussi
bien au niveau de leurs comportements individuels qu'au niveau de leurs relations
sociales. On voit alors en quoi Socrate peut qualifier le philosophe qui
entreprend ce travail de dèmiourgos au
sens le plus plein du terme. Mais il est impossible de rendre dans une
traduction cette parenté entre dèmiourgos et dèmotikès,
qui est pourtant centrale pour la compréhension de ce passage.
Avant de parler de sumpasès tès dèmotikès aretès,
Socrate a mentionné spécifiquement deux de ces aretai :
la sôphrosunè (modération) et la dikaiosunè (justice). Des
quatre catégories d'excellence, de perfection, envisagées comme devant se
trouver dans la cité « idéale » en République,
IV, 430d, sq., ce sont les deux que Socrate considère comme devant appartenir
à l'ensemble des citoyens : la première, la sôphrosunè,
décrite comme l'aptitude à être kreittô hautou (IV,
430e7), « plus
fort que soi-même », c'est-à-dire maître de soi, est
celle que l'on requiert de la multitude, réservant le courage (andreia)
aux gardiens et la sagesse (sophia) aux gouvernants, mais sans
refuser la première à ces deux autres classes (en fait, comme
les dirigeants sont choisis parmi les gardiens (cf. III,
412b, sq ), ces trois aretai sont cumulatives au fur et à mesure
qu'on monte dans les classes :
on n'attend des artisans que la sôphrosunè, des gardiens sôphrosunè et andreai,
des gouvernants sôphrosunè, andreia et sophia) ; quant
à la dikaiosunè, la justice, elle est le fait pour
chacun de rester à sa place et de jouer du mieux qu'il peut le rôle qui lui
a été assigné pour le plus grand bien de tous, le fait de ta
hautou prattein (IV,
433a8), de « s'occuper de ses propres affaires »,
selon la traduction usuelle.
Remarquons alors que cette définition de
la justice ressemble étrangement à la formule utilisée
par Socrate dans la première partie de la phrase qui nous occupe : heauton
plattein, « se façonner soi-même » (cf.
note 38). Dans celle-ci en effet, le verbe employé
ne diffère que par une lettre, plattein (« façonner »)
avec un « l » au lieu de prattein (« accomplir,
réaliser, agir ») avec un « r » (deux
lettres qu'il est en plus facile de confondre à l'oreille dans cette
configuration), de celui qui figurait dans la définition de la justice,
et le premier n'est en outre qu'un cas particulier du second. Ceci nous invite à voir
sous un jour nouveau
la caractérisation de la justice donnée auparavant par Socrate,
qu'on avait vite fait de réduire à un bien prosaïque « s'occuper
de ses propres affaires », vite associé à un certain égoïsme
qui pouvait paraître contraire à la justice, ou au moins à la
solidarité qui
sous-tend les liens sociaux. Car on peut maintenant réaliser que la
grande
« affaire » de chacun, quel que soit son métier
ou son rôle social, c'est de
se façonner lui-même pour parvenir à la perfection que
permet sa situation, de manière à tirer le meilleur parti possible
de ses capacités, quelles qu'elles
soient, qu'elles le prédisposent pour le rôle le plus humble
ou le plus prestigieux, de manière à permettre à la
cité dans son ensemble, qui est le regroupement
des individus qui la composent, d'atteindre elle aussi sa perfection, qui
ne peut être que la somme des perfections de ses membres.
On peut donc dire que les deux qualités que Socrate individualise dans sa
réplique, sôphrosunè et dikaiosunè,
sont les deux pôles de l'excellence de
tout homme : la sôphrosunè est la perfection que
l'on attend de toute personne prise individuellement, quelle que soit sa
place dans l'échelle sociale, et la dikaiosunè est
celle que l'on attend de toute personne en tant que membre du groupe que
constitue la polis, dans la mesure où l'homme est fait pour vivre
en société. Elles sont ici dissociées pour mieux mettre en évidence leur
spécificité, et parce qu'on les observe « en grosses
lettres » (cf. République,
II, 368d) au niveau de la cité, mais l'analogie de la cité et de l'âme
nous invite à voir la justice comme concernant les relations entre les différentes
parties de l'âme avant même de concerner les relations entre citoyens :
la sôphrosunè invite chacun à être maître de lui-même,
mais ne dit pas ce que cette maîtrise implique c'est la dikaiosunè qui
fixe la finalité de cette maîtrise de soi, tant au niveau individuel qu'au
niveau social.
Pour en revenir à la réplique qui nous occupe, on voit donc
qu'après
une réplique
qui suggérait,
non sans réticences,
une vision du philosophe exclusivement consacrée à la contemplation
des idées pures
(cf. note 36), Socrate rectifie ici le tir à travers
une question. Et ce qui commande, selon lui, ce changement d'attitude du
philosophe, c'est que tis autôi anagkè genètai,
que « quelque
nécessité s'impose à lui ». Socrate
ne précise pas d'où vient cette nécessité, cette
contrainte (autre traduction possible de anagkè), si elle
est interne ou externe, et on pourrait traduire autôi genètai par « naisse
en lui », « naître » étant
le sens premier du verbe gignesthai, tout autant que par « lui
advienne », sous-entendu « de l'extérieur »,
si l'on pense par exemple aux réflexions de Socrate à la fin
de son commentaire
de l'allégorie de la caverne sur la nécessité de
contraindre ceux qui ont atteint le sommet de la colline à redescendre
dans la caverne (cf. VII,
519c-d).
Mais on peut aussi penser que, s'il comprend vraiment ce qu'il contemple
et contemple ce qu'il faut, il doit en arriver à la conclusion qu'il
ne peut effectivement atteindre sa perfection d'animal doué de raison
et destiné
à vivre en société qu'en mettant ses capacités
et le fruit de son étude au
service de la cité, et que c'est là la nécessité qui
le poussera à se mêler
de politique. Il y a d'ailleurs, dès la réplique de Socrate
dont j'ai montré
le caractère problématique, quelque chose qui pointe dans cette
direction. En effet, le langage employé par Socrate pour parler de
ce que contemple le philosophe ne cadre pas vraiment avec l'image caricaturale
d'un « monde
des idées » tel qu'on a l'habitude de l'associer à Platon.
S'il est bien question d'ordre (tetagmena en 500c2,
que j'ai traduit par « rangés à leur place », kosmôi en 500c4,
que j'ai traduit par « avec ordre »), de permanence
(kata tauta aei echonta, en 500c2-3,
que j'ai traduit par « se comportant toujours selon les mêmes [principes] »)
et de raison (kata logon echonta en 500c4-5,
que j'ai traduit par « se comportant selon
la raison »), il y est aussi question d'agir et de pâtir,
à travers l'expression out' adikounta out' adikoumena hup' allèlôn,
que j'ai traduite par « ils ne commettent ni ne subissent
d'injustices les uns par rapport aux autres », dans laquelle
on trouve le verbe adikein à l'actif et au passif, verbe
construit sur la racine dikè, « justice »,
tout comme dikaiosunè, et préfixé du a- privatif,
qui signifie à l'actif « commettre une injustice, faire
du tort » et au passif « subir une injustice, un dommage ».
Or, on ne voit pas trop en quoi des idées pures telles qu'on les imagine
en général dans le « monde des idées » qu'on
suppose être celui dont veut nous parler Platon pourraient se nuire
les unes aux autres ! Et Socrate ne nous parle pas ici d'une possible « idée » d'injustice
qui n'aurait pas sa place dans ce monde d'idées, mais prend la peine
d'utiliser un verbe, donc de faire référence à des activités,
de l'utiliser à la fois
à l'actif et au passif, et de préciser hup' allèlôn, « les
un(e)s par rapport aux autres ». Bref, ce que contemple ainsi
le philosophe ne peut se limiter à l'idée du bien, celle du
beau, celle du juste et autres idées similaires. Peut-être ne
tourne-t-il pas son regard vers le bas (katô blepein en 500b9,
que j'ai traduit par « abaisser son regard »),
vers les agissements des hommes (eis anthrôpôn pragmateias)
au jour le jour dans leur matérialité besogneuse, mais il semble
bien qu'il s'intéresse aux principes qui les commandent,
comme le font d'ailleurs justement les interlocuteurs du dialogue en ce moment
même !
Et la conclusion du dialogue sera bien justement qu'ils doivent, s'ils ont
compris ce qu'ils examinaient, retourner dans la caverne pour s'occuper de
leurs congénères qui n'ont pas eu la possibilité de
contempler ce qu'eux ont contemplé hors de la caverne. C'est donc
bel et bien le logos,
pris aussi bien au sens de « discours » que constitue
La République que l'on est en train de lire que de « raison/raisonnement » qui
le sous-tend, qui « contraint » le philosophe à se
mêler de politique. (<==)
(41) « Trouvera le bonheur » traduit le grec eudaimônèseie, indicatif futur du verbe eudaimonein, construit sur la racine eudaimôn, « heureux, prospère, fortuné », elle-même composé du préfixe eu- signifiant « bon, bien » ajouté au terme daimôn, dont vient le français « démon », mais qui désigne en grec une créature intermédiaire entre les dieux et les hommes, qu'on retrouve dans le mythe final de La République, où l'on voit chaque âme sur le point de se réincarner choisir sa vie future et retourner vers la vie accompagnée d'un daimôn traduisant ce choix (cf. X, 620d-e). Être eudaumôn, c'est donc être doté d'un « bon daimôn ». Le terme est en général utilisé à propos des personnes, mais peut aussi s'appliquer à autre chose, comme à des cités (cf. par exemple Hérodote, Enquête, VIII, 111, 2, où il est question d'Athènes comme eudaimones), comme c'est ici le cas pour le verbe qui en dérive. (<==)
(42) Socrate parle ici d'un zôgraphos qui doit diagraphein la cité en se reportant à tôi theiôi paradeigmati. Le qualificatif de l'artisan et le verbe utilisé sont tous deux issus de la racine graphein, verbe signifiant aussi bien « écrire » que « dessiner » (sens qu'on retrouve dans les dérivés français « graphe » ou « graphique »). Diagraphein, c'est écrire ou dessiner de part en part (dia), c'est-à-dire complètement (le verbe a donné naissance au substantif diagramma dont vient le français « diagramme »). Et un zôgraphos, c'est au sens premier un dessinateur d'être vivants (zôia), et par extension un dessinateur ou un peintre tout court. Tout comme dans le Timée, l'univers ordonné, le Cosmos, sera considéré comme un « vivant » (cf. Timée, 30b6-c1), ici, la création que le philosophe devenu législateur doit réaliser en s'inspirant du modèle divin (tôi theiôi paradeigmati), la cité, est implicitement assimilée à un zôion, un « vivant », par le choix du mot zôgraphos pour désigner le type de dèmiourgos qu'il devient en effectuant cette tâche. (<==)
(43) Pinax, le mot grec traduit par « planche », désigne toutes sortes de planches, et entre autres, les tablettes sur lesquelles on écrivait alors, ou encore les planches sur lesquelles on peignait, et, par extension, les tableaux peints qui en résultaient. (<==)
(44) « Exempte de souillures » traduit le grec katharan, dont le sens premier est « pur », dans un sens religieux, ou moral, ou encore strictement matériel, pour parler par exemple d'aliments, de métaux, de l'eau, etc. (<==)
(45) « Ils
esquisseraient les contours du régime politique » traduit
le grec hupograpsasthai an to schèma tès politeias.
Dans le verbe hupographein, dont hupograpsasthai est l'infinitif
aoriste moyen, on retrouve la racine graphein (cf. note
42), ainsi que le préfixe hupo, « sous ».
Il y a donc l'idée de quelque chose qui se place sous autre chose à venir,
une sorte de « sous-couche », pour rester dans l'analogie
avec la peinture. Un des sens du verbe est, dans cette perspective, « esquisser,
ébaucher », avec l'idée qu'on trace à gros
traits les grandes lignes de ce qui sera ensuite travaillé plus en
détail par une matière qui
recouvrira l'esquisse.
Ce qui doit être ainsi esquissé est ici désigné par
le mot schèma,
dont vient le français « schéma », mot
dont le sens premier est assez proche d'eidos et d'idea,
puisqu'il désigne lui aussi l'apparence extérieure, avant de
se spécialiser
pour désigner une « figure » au sens géométrique
(sur ce mot, voir la note
7 à ma traduction de la
section « Formes
et couleurs » de ma traduction du Ménon).
Mais le mot peut aussi désigner une « figure » de
style, de rhétorique, et, avec Aristote, la « figure » d'un
syllogisme. Ici, le schèma dont il s'agit est celui de la
politeia, c'est-à-dire de l'organisation de la cité en
tant, non plus que simple dèmos, mais que rassemblement organisé de
politai, de « citoyens » (cf. note
40). (<==)
(46) La phrase
contient deux verbes au même temps (optatif présent actif) à la
troisième
personne du pluriel, ayant même sujet implicite (les « artistes » dont
on décrit l'activité) : apoblepoien (« ils
tourneraient leur regard ») et empoioien « ils
mettraient en... », et le premier commande une opposition entre
deux directions du regard introduites respectivement par pros te... et
par kai pros... Si
ce qui est objet du regard dans le premier cas ne pose pas de problème
(pros
te to phusei dikaion kai kalon kai sôphron kai panta ta toiauta, « d'une
part vers ce qui est par nature juste et beau et modéré et toutes
les choses de ce genre »), il est plus difficile de délimiter
exactement ce qui, dans la phrase, désigne ce qui s'oppose à ce
premier groupe, à la fois
parce que la ponctuation proposée par les éditeurs n'est pas de Platon, et
aussi parce que le texte varie d'un manuscrit à l'autre. Burnet (OCT)
donne le texte suivant : kai
pros ekein' au to en tois anthrôpois empoioien, summeignuntes ... to
andreikelon, ... Mais les manuscrits donnent ekeino au lieu de ekein' et
l'un d'entre eux (M) donne auto au lieu de au to. Par ailleurs,
le placement de la virgule après le verbe empoioien, qui en
fait une partie du membre de phrase décrivant la seconde orientation du regard,
rompt la symétrie
entre les deux verbes et oblige à considérer
ce second verbe comme faisant partie d'une relative que n'introduit aucun pronom
relatif. Je propose pour ma part de limiter le membre de phrase introduit par kai
pros pour décrire cette seconde orientation du regard à kai
pros ekeino auto en tois anthrôpois, en lisant ekeino auto plutôt
que ekein' au to et en supposant la virgule, non pas après,
mais avant empoioien, qui commence alors la description d'une nouvelle
activité, avec pour complément d'objet direct to andreikelon et
pour complément de destination implicite, appelé par le em- du
verbe empoioien, le en tois anthrôpois qui termine
le membre de phrase précédent et précède immédiatement
le verbe.
Les deux directions du regard entre lesquelles les artistes vont et viennent,
portent donc, l'une sur le juste, le beau, le modéré, etc. par
nature (phusei),
en tant que tels, si l'on préfère, l'autre sur ces mêmes
choses (ekeino
auto) dans
les hommes (en
anthrôpois). Et la phrase décrit alors les philosophes devenus « peintres » dans
la logique de l'analogie utilisée par Socrate comme d'une part observant
le modèle et leur « toile » (les hommes dont ils
entreprennent de tracer la politeia), et d'autre part fabriquant (poiein) les « couleurs » avec
lesquelles ils vont « peindre » ces hommes et les en
badigeonnant (empoioien... to andreikelon). C'est la fabrication
et l'application de ces couleurs, ou plus spécifiquement de la couleur
qui convient, l'andreikelon, la « couleur d'homme »,
qui est décrite dans la seconde partie de la phrase commandée
par le second verbe,
empoioien, qui implique à la fois fabrication (poiein)
et application (em-, déformation de en-, « dans »,
devant le pi de poiein).
Le procédé de fabrication est décrit avec des verbes qui évoquent
effectivement le travail du peintre mélangeant des couleurs sur sa palette,
les verbes summeignuntes et kerannuntes.
Le premier évoque le regroupement, le rassemblement, la jonction, le
mélange,
dans un sens très général, renforcé par le préfixe sun (« avec,
ensemble »), alors que le second évoque l'idée d'un
mélange dans
des proportions appropriées, par exemple de vin et d'eau, pour obtenir
un mélange
buvable (c'était une pratique usuelle en Grèce au temps de Socrate
et Platon que de couper le vin avec de l'eau avant de le boire). C'est pour
faire ressortir cette nuance de sens que j'ai traduit kerannuntes par « mélangeant
dans les bonnes proportions » (on aurait presque pu le traduire
par « dosant », après le premier verbe traduit alors
par « mélangeant »).
Le résultat du mélange est qualifié de to andreikelon,
mot formé sur la racine anèr, andros, qui signifie « homme » (le
plus souvent par opposition à « femme ») par adjonction
du suffixe eikelos, « semblable à »,
dans lequel on retrouve la même racine que dans eikôn,
« image ». Le sens premier de andreikelos, c'est
donc « semblable à un homme ». Mais ce mot avait
pris en peinture un sens spécifique désignant la couleur chair
qui est celle de l'homme. Socrate reste donc dans l'analogie avec la peinture
par le choix de ce mot et des verbes qui l'accompagnent, mais en même
temps, il nous rappelle qu'il ne s'agit que d'une analogie et nous renvoie à ce à quoi
elle s'applique en utilisant, pour décrire les ingrédients du
mélange, les mots ek
tôn epitèdeumatôn. Epitèdeuma est un
mot signifiant « occupation », « ce à quoi
on donne son attention », et au pluriel « habitudes de
vie, mœurs, coutumes ». C'est donc en dosant de manière
appropriée
les occupations que l'on peut arriver à donner à chaque homme
la « couleur » qui
convient à sa situation propre pour en faire une image aussi ressemblante
que possible de l'homme idéal. On notera en passant que cela relativise
quelque peu la définition
de la justice comme ta hautou prattein (IV,
433a8, cf. note 40) comprise comme suggérant
que chacun doit avoir une seule occupation.
La fin de la phrase est plus ambiguë, ce qui n'est pas surprenant dès
lors qu'elle renvoie à Homère. Elle semble en effet suggérer
que, pour juger de la bonne composition de la « couleur d'homme », to
andreikelon, il faut se reporter à ce qu'Homère qualifie de theoeides
te kai theoeikelon lorsqu'il apparaît en un homme. Ces deux qualificatifs
sont tous deux construits à partir de la racine theos, « dieu »,
le premier en y associant un suffixe dérivé de eidos,
le second en y associant le même suffixe eikelos que dans andreikelon (ce
qui m'a conduit à le traduire, par analogie, par « couleur
de dieu » plutôt que par « semblable à un
dieu », pour mieux faire ressortir la parenté de structure). Mais
il est quelque peu surprenant que Socrate, après la critique en règle à laquelle
il a soumis Homère et les poètes à la fin du livre II et au début du livre
III (cf. République,
II, 376e, sq.), en particulier pour la manière dont ils représentent les
dieux (cf. par exemple République,
II, 379c9, où Socrate accuse Homère de « faute
(amartia) » au sujet des dieux, et lui reproche d'en parler
anoètôs, « sans savoir de quoi il parle »),
nous renvoie à Homère parlant de theoeikelon,
mot qui semble spécifique au vocabulaire d'Homère (c'en est la seule occurrence
dans les dialogues) et que l'on trouve effectivement utilisé deux fois dans
l'Iliade pour
caractériser Achille (Iliade,
I, 131 et XIX,
155), et trois fois dans l'Odyssée, appliqué à Télémaque,
le fils d'Ulysse (Odyssée,
III, 416), Deiphobe, fils de Priam et frère préféré d'Hector (Odyssée,
IV, 276), et Alcinoos, le roi des Phéaciens à qui Ulysse fait le long récit
de ses aventures (Odyssée,
VIII, 256), comme à une référence pour juger de la qualité de ce que lui
nomme andreikelon. Ce serait donc Homère, qui décrit des dieux à comportement
humain et prend les héros humains pour des dieux, qu'il faudrait se reporter
pour juger de la perfection des hommes ?! Pour Socrate, certes, le modèle,
le paradeigma (500e3)
est qualifié de theion, « divin », et
l'homme doit essayer de ressembler autant qu'il peut à ce modèle, mais il doit
aussi, ce faisant, connaître ses limites et ne pas se prendre pour un dieu,
accepter de n'être que philosophos, pas sophos.
On y verra alors peut-être un peu plus clair si l'on s'intéresse de plus près
au verbe qui décrit ce à quoi Homère doit nous servir, le participe présent
tekmairomenoi du verbe tekmairesthai. Ce verbe est formé
sur la racine tekmar, mot qui désigne une borne, une marque servant
de but ou de signe, et de là, soit le « but »,
soit la « ligne de séparation ». Tekmairesthai,
c'est donc « reconnaître à des signes qui ne trompent pas »,
ou encore « conjecturer ». Il y a donc dans ce verbe
une idée de reconnaissance par des signes, mais aussi de limites, et en tout
cas l'idée d'un travail de déchiffrage. On peut donc comprendre que Homère
n'est pas appelé à la rescousse pour nous donner des modèles tout faits qui
se substitueraient au modèle divin, mais pour nous donner des « exemples » dont
il nous appartient de décider s'ils sont à imiter ou au contraire à relativiser
parce qu'ils ne pointent justement pas dans la bonne direction. N'oublions
pas que ce n'est pas le Socrate de Platon qui décide d'aller chercher des modèles
dans Homère, mais que c'était un fait de société de son temps, puisque Homère
était en quelque sorte la « bible » sur laquelle
était fondée toute l'éducation des jeunes. Socrate ne
nous dit donc pas ici d'aller chercher des modèles dans Homère, mais suggère
plutôt à ses interlocuteurs, puisqu'ils ont l'habitude de chercher tous leurs
modèles dans Homère, de déchiffrer les signes qui permettront de savoir si
ceux que le poète qualifie de « divins » sont
bien ceux qui méritent ce qualificatif, en quoi on peut les dire « semblables
aux dieux », et si les « dieux » auxquels on
les dit semblables sont bien ceux qui méritent qu'on les imite. Car
ce n'est qu'en posant les bonnes limites entre l'humain et le divin que l'on
pourra réussi la parfaite « couleur de l'homme ». (<==)
(47) La seconde
partie de cette réplique de Socrate est en grec heôs
hoti malista anthrôpeia èthè eis hoson endechetai theophilè poièseian.
On y trouve, de part et d'autre du mot èthè, accusatif
pluriel du nom neutre èthos, qui désigne des « usages »,
des « caractères », des « mœurs » (èthos est
le mot grec dont vient le français « éthique »),
deux adjectifs, eux aussi à l'accusatif neutre pluriel, anthrôpeia (« humain ») et theophilè (« aimé des
dieux, agréable aux dieux »), précédés l'un et l'autre d'expressions
de signification voisine,
hoti malista (« le plus possible, au plus haut point »)
et hoson
endechetai (« autant qu'il est possible »). La question
qui se pose alors est de savoir sur quoi porte chacune de ces deux expressions.
S'il ne fait de doute pour personne que la seconde (hoson endechetai)
porte sur l'adjectif theophilè, lui-même introduit par la
préposition eis (« vers »), qui introduit
ici une idée de finalité, suggérant que ce que « feraient » (poièseian)
les « peintres-philosophes » des mœurs, des usages,
des caractères des hommes dont ils ont la charge est orienté vers
le fait de les rendre hoson endechetai theophilè (« aussi
aimés des dieux/agréables aux dieux qu'il est possible »),
l'accord ne se fait plus en ce qui concerne la première, hoti malista,
formule intensive construite autour du superlatif malista de l'adverbe mala
qui signifie « très, beaucoup, tout à fait »,
comme on peut s'en rendre compte en consultant les diverses traductions de
ce membre de phrase dans les éditions que j'ai consultées :
- Chambry (Budé) : « jusqu'à ce qu'ils
aient
épuisé leurs efforts à tracer des caractères humains
qui soient agréables aux
dieux dans toute la mesure du possible » ;
- Robin (Pléiade) : « jusqu'à
ce qu'ils aient réalisé le plus possible des caractères
humains, dans toute la mesure compatible avec l'agrément des Dieux » ;
- Baccou (Garnier) : « jusqu'à ce qu'ils aient
obtenu des caractères humains aussi chers à la Divinité que
de tels caractères peuvent
l'être » ;
- Pachet (Folio essais) : « jusqu'à créer
des caractères
humains qui soient les plus chers aux dieux qu'ils peuvent l'être » ;
- Cazeaux (Livre de Poche) : « jusqu'à obtenir
une figure morale de l'homme aussi proche que possible de celle qui a la faveur
divine, au terme de leur action » ;
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier) : « Jusqu'à
ce qu'ils aient fait tout ce qu'ils pouvaient pour créer des mœurs
humaines aussi conformes que possible au désir des dieux » ;
- Leroux (Flammarion) : « jusqu'à ce
qu'ils aient rendu les caractères humains le plus possible agréables
au dieu ».
Comme on le voit, ceux des traducteurs qui n'ignorent pas purement et simplement
la présence de deux expressions intensives font porter hoti malista soit
sur le verbe poièseian, mot à mot (Robin : « le
plus possible »)
ou par périphrase (Chambry : « épuisé leurs
efforts » ; Karsenti/Prélorentzos « tout
ce qu'ils pouvaient »), soit sur theophilè, en
redondance avec hoson endechetai (Pachet).
Ces deux options sont grammaticalement possibles, tant la flexibilité est grande
en grec en ce qui concerne l'ordre des mots dans la phrase. On peut donc parfaitement
supposer que le hoti malista initial et le poièseian final
auquel il se rapporterait sont placés aux deux extrémités de la proposition
introduite par heôs pour inclure tout le reste du membre de phrase
qui est complément d'objet direct du verbe (anthrôpeia èthè eis
hoson endechetai theophilè). Mais on peut aussi rapporter hoti
malista au mot qui précède le verbe, theophilè,
ou plus exactement à tout le groupe de mots eis hoson endechetai theophilè,
comme le fait Pachet, en supposant une inclusion de l'expression anthrôpeia èthè dans
l'expression qui donne la finalité du poiein s'y appliquant.
Mais il existe une troisième possibilité, que ne semble avoir envisagée aucun
traducteur, et qui paraît pourtant plus simple grammaticalement et plus respectueuse
de l'équilibre de la phrase, c'est de supposer que chacune de ces deux expressions
intensives s'applique à l'adjectif
qui la suit immédiatement. C'est sans doute faute d'avoir suffisamment réfléchi
à ce que pourrait impliquer l'idée que c'est en devenant aussi humains que possibles
que les hommes seront le plus possible agréables aux dieux, que les traducteurs
ont reculé devant cette option. Il n'y a pourtant rien d'étrange à suggérer
que c'est en s'approchant au plus près de l'idée/idéal de
l'homme que les hommes seront le plus aimés des dieux qui, nous
suggère le Timée, ont contribué à leur
création. Il y
a certes en l'homme quelque chose qui lui permet, en ayant part à l'intelligible,
d'approcher du divin, mais ce quelque chose, le logos, est précisément
ce qui le spécifie en tant qu'homme par rapport aux autres animaux,
dès lors
qu'on admet par ailleurs qu'il est un animal mortel et non pas un « immortel ».
C'est donc bien en faisant le meilleur usage possible de ce qui fait de lui
un homme qu'il se rend le plus proche du divin qu'il lui est possible, et le
plus agréable
aux dieux. Et c'est lorsque chacun dans la cité accède à sa
perfection propre qu'il contribue à rendre
possible la perfection de chacun et donc à faire de la cité et
de ses citoyens ce qu'il y a de plus agréable aux dieux, et en tout
cas ce qu'il y a de plus « parfait » possible
pour les hommes. C'est donc en croyant aller dans le sens du Socrate de Platon
et en lui prêtant un souci du divin qui ne pourrait se comprendre qu'en opposition
avec la condition humaine que les traducteurs affadissent les propos de celui-ci
en perdant de vue le cheminement qu'il nous propose : gnôthi
sauton,
cela ne veut pas dire « essaye de te faire dieu », mais « apprends
à te connaître en tant qu'homme » pour pouvoir essayer
d'atteindre la perfection à laquelle tu es appelé, sans essayer
de te prendre pour ce que tu n'es pas, du moins aussi longtemps que tu vis
sur cette terre... (<==)
(48) Je traduis ici par « s'ils savent se tenir » le grec ei sôphronousin, dans lequel on trouve le verbe sôphronein, construit sur la même racine sôphrôn que sôphrosuné, que j'avais traduit précédemment par « modération ». Sôphronein, c'est donc en quelque sorte être sôphrôn, c'est-à-dire au sens étymologique « sain (saos/sôs) d'esprit (phrèn) », et donc faire preuve de sôphrosunè, de réserve, de modération, de maîtrise de soi, ou encore de bon sens, de prudence, de raison. (<==)
(49) « Apparentée
au meilleur » traduit le grec oikeian tou aristou dans
laquelle on trouve le superlatif ariston de agathon, « bon »,
qui, substantivé au neutre par l'article sous la forme to agathon,
est en général traduit par « le bien », ce
qui conduit pour le superlatif to ariston à « le meilleur »,
comme complément de l'adjectif oikeios, ici au féminin parce
que qualifiant la phusis (« nature », féminin
en grec comme en français)
du philosophe. Oikeios est un adjectif formé sur le nom oikos,
qui signifie « maison, lieu où l'on demeure » ou
encore « patrie ». Est donc oikeios ce qui est « de
la maison », c'est-à-dire « domestique » ou « familier ».
On pourrait donc presque traduire par « chez elle dans le meilleur ».
On notera, dans la continuité de la note 34, que,
pour caractériser ici les philosophes, le Socrate de Platon commence par les
dire tou ontos te kai alètheias erastas (« amoureux de
ce qui est et de la vérité ») dans la réplique
précédente (501d1-2), avant de dire ici que
leur nature est oikeian
tou aristou (« apparentée au meilleur »).
Il les met donc en relation avec trois choses, l'être (to on),
la vérité (alètheia) et le bien (to agathon)
superlativement (to ariston). Et dire que leur nature est oikeian
tou aristou, c'est à la fois suggérer qu'en tant que nature, elle est la
meilleure pour ce dont elle est nature, c'est-à-dire pour un être humain, mais
aussi qu'elle s'intéresse en toutes choses à ce qu'il y a de meilleur, que, comme
je l'ai dit dans la note précitée, elle s'intéresse à l'être dans la perspective
du bien, et non pas simplement à l'être en tant que tel. Et ceci suppose en préalable
que le philosophe ait le souci de la vérité (alètheia),
c'est-à-dire sache prendre chaque être, du plus infime au plus sublime, pour
ce qu'il est et sache en estimer la vraie valeur (son ousia).
Et ce n'est pas en se battant sur ce qui est être et ce qui ne l'est pas, comme
le font les « fils de la terre » (tous gegeneis, Sophiste,
248c1-2) et les « amis des formes » (tous
tôn eidôn philous, Sophiste,
248a4-5) dont
il est question dans
Le Sophiste, qu'ils y parviendront, mais en se plaçant à la lumière
du bien, dont il sera bientôt question dans l'analogie
du soleil et du bien. Ces trois composantes, être, vérité et bien, sont
indissociables si l'on veut se dire philosophe, et dès qu'une seule manque, il
n'y a plus de philosophe digne de ce nom. (<==)
(50) « La gent philosophe » traduit presque littéralement le grec to philosophon genos, dans laquelle on trouve le mot genos, dont le sens premier est « race », mais qui, par extension, veut aussi dire « famille, genre, espèce ». (<==)
(51) « Et pas plus le régime politique que nous avons raconté en paroles ne trouvera son accomplissement dans les faits » traduit le grec oude hè politeia hèn muthologoumen logôi ergôi telos lèpsetai, dans laquelle on retrouve l'opposition fréquente chez le Socrate de Platon entre logos (les paroles) et ergon (les actes). On y trouve aussi le verbe muthologein, qui signifie parler sous forme de muthos, de « conte », de « fable », de « mythe » (le mot français qui est la transposition de muthos). Mais il ne faut pas être trop prompt à prendre argument de ce verbe pour en déduire que la cité idéale de la République n'est qu'un mythe au sens qu'a ce mot en français, ne serait-ce que parce que le sens du grec muthos est beaucoup plus large et peut renvoyer à toutes sortes de paroles et de discours. C'est tout particulièrement lorsqu'il s'oppose à logos que muthos signifie « récit fabuleux/imaginaire » ou « mythe ». Or ici, il est question de muthologein logôi, avec logôi au singulier, qu'on pourrait donc traduire par « raconter dans un discours ». Ce qui est certain, c'est que la description du régime politique faite dans la République n'est pas un récit historique, mais une « fable » (autre sens possible de muthos) produite dans l'imagination de Socrate et de ses interlocuteurs. Mais cela ne veut certainement pas dire que tout dans cette « fable » est à jeter et n'avait d'autre but que de nous faire passer un bon moment en écoutant une belle histoire, comme les enfants avant de s'endormir. Et c'est, comme on va le voir dans la suite, au moment même où Socrate va encore une fois insister sur le caractère possible, réalisable, de son scénario, qu'il commence par le présenter comme un muthologein. Il faut donc, là encore, se garder de prendre tout au premier degré, ou pire, de ne retenir unilatéralement que ce qui va dans tel ou tel sens. (<==)
(52) Le Socrate
de Platon ne fait pas ici preuve d'un optimisme béat, puisqu'il multiplie
au contraire les conditions préalables à l'avènement de
la « cité
idéale » qui vient d'être imaginée : le
scénario de possibilité qu'il envisage, et qui n'est d'ailleurs
pas le seul possible (il se limite au cas où le philosophe serait déjà dans
un contexte lui assurant le pouvoir à terme, alors qu'en 499b-c, il
envisageait un plus large éventail d'options), implique en effet successivement :
- 502a4-6 : qu'un roi ou un détenteur du pouvoir ait un fils « philosophe
par nature » (on pense bien sûr ici à l'expérience
que Platon a tentée
avec le fils de Denys, le tyran de Syracuse) ;
- 502a8-b2 : que celui-ci ne soit pas corrompu par le milieu dans lequel
il est élevé
(c'est là qu'a achoppé la tentative de Platon à Syracuse) ;
- 502b4-5 : que la cité dans laquelle il dispose du pouvoir
soit persuadée du bien-fondé des réformes
qu'il devra entreprendre, et donc
- 502b7-9 : qu'elle accepte de faire ce que prescrit
le philosophe devenu législateur, parce que
-
502b11-12 : les citoyens de cette cité trouvent
bon ce qui semble bon à Socrate
et à ses interlocuteurs.
Socrate ne cache nullement que chacune de ces circonstances prise individuellement
est hautement improbable, ce qui rend encore plus improbable la conjonction de
leur ensemble. Mais la question pour lui n'est pas celle de la probabilité,
mais celle de la possibilité. Même s'il n'y avait qu'une chance
sur un milliard ou plus que cette conjonction se produise alors que quelques
centaines de fils de rois seulement naissent par siècle, elle n'en reste
pas moins possible, et personne ne peut prouver que l'une ou l'autre des conditions
requises est absolument impossible.
La vrai question n'est donc pas tant de savoir si ce régime est possible que
de savoir s'il est souhaitable et s'il est effectivement le
meilleur qu'on puisse imaginer. L'argument de l'impossibilité est
la manière
facile d'échapper
à la réflexion plus sérieuse, mais autrement plus délicate,
que nous propose Platon à travers toute la République (et
plus tard, au terme du parcours et dans une perspective plus « pratique »,
dans les Lois),
celle de savoir comment organiser la vie en société pour
le plus grand bien du plus grand nombre. C'est pourquoi il prend la peine de
désamorcer à loisir
l'argument de l'impossibilité pour finir en nous assénant au détour
d'une réplique comme une évidence
déjà acquise que le régime proposé est le meilleur
(502c2-3), alors qu'en fait, c'est cette supposée évidence
qui pose problème
et l'impossibilité qui n'en pose pas, parce
qu'indémontrable. La véritable conclusion de cette analyse pourrait
se formuler ainsi : n'ayons pas peur de laisser libre cours à notre
imagination pour tenter de trouver les meilleures institutions possibles, parce
que rien n'est impossible en la matière ; ne nous décourageons
donc pas, ne nous laissons pas aller à la paresse (on peut penser ici à la
manière dont Socrate
réplique au « paradoxe » de Ménon qui prétend
montrer qu'il est impossible d'apprendre, en lui reprochant d'inciter à la
paresse, cf. Ménon,
81d6-e1), en admettant trop vite que telle ou telle option est impossible
et concentrons-nous sur la recherche du meilleur. Cela va permettre à Socrate
de rebondir sur le programme de formation des dirigeants, qui va occuper la suite
des discussions jusqu'à la fin du livre VII. (<==)