© 2009 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 26 octobre 2012 |
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(4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie) |
(vers la section précédente : Comment les choses devraient se passer avec les philosophes et que ce n'est pas impossible)
[L'interlocuteur de Socrate dans cette section est Adimante]
[502c] ...
Eh bien ! Maintenant que ce [point]-là a, non sans peine,
trouvé
son achèvement, ceux qui restent encore après ça, il faut
en parler :
de quelle manière et à l'aide de quelles études [502d] et
de quelles occupations les protecteurs de l'organisation politique se trouveront
là, (2) et
durant quelle période de la vie chacun d'eux s'attachera à chacune
d'elles.
Il faut assurément en parler, dit-il.
Cela ne m'a rien apporté, repris-je, de faire le malin (3) en
laissant de côté auparavant la difficulté de l'acquisition
des femmes et la procréation des enfants et l'instauration des dirigeants,
sachant combien celle qui est absolument vraie est propre à susciter la
haine et difficile à faire
advenir ; (4) car
à présent, on en arrive à rien moins qu'à devoir
parcourir ça en détail. [502e] Et
en fait, si les [questions] concernant les femmes et les enfants ont
été menées à terme, celle par contre des dirigeants,
c'est pour ainsi dire depuis le début qu'il faut l'approcher. Or, nous
avons dit, [503a] si
tu t'en souviens, qu'ils doivent se montrer amis de la cité lorsqu'ils
sont mis à l'épreuve dans les plaisirs et dans les peines, et
ce principe, ni dans les épreuves, ni dans les frayeurs, ni dans aucun
autre changement de situation, se montrer prêts à le rejeter,
ou alors, celui qui s'en montre incapable, il faut l'exclure, alors que celui
qui en sort sans le moindre dommage comme l'or mis à l'épreuve
dans le feu, il faut l'instituer dirigeant et lui donner des marques d'honneur
et pendant sa vie et une fois celle-ci terminée, et des récompenses.
Tels étaient à peu près les propos de la discussion qui
a digressé et pratiqué
la dissimulation, [503b] craignant
de mettre en mouvement ce qui se présente maintenant.
Tu dis tout à fait vrai, dit-il ; je m'en souviens en effet.
[Il y avait] hésitation de ma part, dis-je, l'ami, à tenir
les propos qui ont à présent été risqués ;
mais
à présent, que le risque soit effectivement pris de dire ceci :
que ce sont les gardiens les plus adéquats [dans leur fonction]
qu'il faut rendre philosophes. (5)
Que ce soit dit en effet, dit-il.
Pense alors combien ils seront probablement peu nombreux à ta disposition ;
car la nature que nous avons décrite comme devant leur servir de fondement,
ses parties consentent rarement à se développer ensemble chez le même [individu],
mais, dans le plus grand nombre, elle se développe morcelée.
[503c] Que
veux-tu dire ? dit-il.
[Ceux qui sont] bien disposés pour apprendre et doués de mémoire et
vifs d'esprit et pénétrants et tout ce qui va avec ça, tu sais bien qu'ils ne
veulent pas en même temps développer, pleins d'ardeur juvénile et de grandeur
de vue [qu'ils
sont], les dispositions d'esprit propres à vouloir vivre de
manière ordonnée dans le calme et la stabilité, mais ceux qui sont tels, du
fait de leur pénétration, se laissent porter là où la chance les conduit, et
toute stabilité s'éloigne d'eux.
Tu dis vrai, dit-il.
Eh bien ! ces caractères au contraire stables et pas faciles à faire
changer, auxquels [503d] on
aurait plus volontiers affaire en tant que fiables, et qui, à la guerre,
face
à des situations qui suscitent la peur, sont difficilement ébranlés,
face aux études,
ils font alors la même chose : ils sont difficilement
ébranlés et ont des difficultés à apprendre comme
s'ils étaient engourdis, et
ils sont pleins de sommeil et de bâillements dès qu'il faut travailler
dur à quelque chose comme ça.
C'est ça, dit-il.
Mais nous du moins avons dit que c'est aux deux qu'il faut bel et bien avoir
part, ou qu'il ne faut faire partager à celui-là ni l'éducation la plus complète,
ni honneur, ni commandement.
À bon droit, reprit-il.
Eh bien ! penses-tu que ce [cas]-là sera rare ?
Mais comment [ne le serait-il] pas !?
[503e] Il
faut alors les tester dans ce dont vous
avons parlé tout à l'heure : peines et peurs et plaisirs,
et plus encore, ce que nous avons tout à l'heure laissé de côté, nous le disons
maintenant : que dans de nombreux domaines d'étude aussi, il faut les exercer,
observant si elle (6) sera capable de supporter aussi les plus hautes études ou
bien si [504a] elle
prendra peur, comme ceux qui prennent peur dans les autres [épreuves].
Il convient effectivement en plus, dit-il, d'observer ainsi. Mais alors, de
quelles « plus hautes études » parles-tu ?
Eh bien ! tu te souviens sans doute, repris-je, qu'ayant distingué trois
aspects (7) dans une âme, nous en avons déduit, à propos de la justice et de la
modération et du courage et de la sagesse, ce que devait être chacune d'elles.
Si je ne m'en souvenais pas, dit-il, ce serait justice pour moi de ne pas entendre
la suite !
Est-ce que [tu te souviens] aussi de ce qui avait été dit avant ça ?
Quoi donc ?
[504b] Nous
avons dit, en quelque sorte, que, pour
examiner ces [choses] de la plus belle manière possible, il
devait exister un autre cheminement plus long pour en faire le tour, qu'elles
deviendraient entièrement
visibles
à qui en aurait fait le tour, (8) mais que néanmoins, à partir
de ce qui avait été
dit auparavant, il devait être possible d'enchaîner les développements s'y rattachant. (9) Et vous, vous avez dit que c'était suffisant, et ainsi
donc ont
été tenus les propos d'alors qui manquaient, à ce qu'il
m'a semblé, d'exactitude,
mais [s'ils l'ont été] pour vous de manière satisfaisante,
c'est vous qui devriez le dire.
Mais pour moi, dit-il, [ça l'a été] dans la juste
mesure ; (10) et il semble bien que pour les autres aussi.
[504c] Mais,
l'ami, repris-je, une mesure de telles choses laissant en dehors si peu que
ce soit de ce que c'est (11) ne peut devenir tout a fait « dans la juste
mesure », car rien d'inachevé n'est la mesure de rien. Mais
il semble parfois à certains avoir déjà suffisamment et
ne rien devoir chercher de plus.
Et comment ! dit-il, beaucoup de gens éprouvent ce sentiment du fait de
leur insouciance.
Mais justement, de cette affection, repris-je, il en est moins que tout besoin
chez le gardien de la cité et des lois.
Apparemment, reprit-il.
Ainsi donc, c'est le plus long, (12) camarade,
dis-je, dont il faut faire faire le tour [504d] à
un tel [individu], et il ne doit pas prendre moins de peine à étudier
qu'à exercer son corps par la gymnastique ; ou alors, comme nous
venons à l'instant de le dire, de l'étude (13) la
plus haute et lui convenant au plus haut point, il ne parviendra jamais
jusqu'au terme. (14)
[Ce ne sont] donc pas celles-ci, dit-il, les plus hautes, mais [il
y a] encore quelque chose de plus haut que la justice et ce que nous avons
passé en revue ?!
Plus haut encore ! repris-je, et de celles-là même,
ce n'est pas une esquisse qu'il faut, comme à présent, contempler,
mais [il
faut] ne pas passer à côté du plus parfait accomplissement.
Ou ne serait-ce pas risible, pour d'autres [choses] de peu de valeur, [504e] de
tout faire en bandant toutes ses forces pour obtenir le résultat le plus soigné
et le plus pur possible, mais de ne pas estimer les plus grands
soins dignes aussi des plus grandes ?
Oui, tout à fait ! dit-il.
Cette pensée est méritoire ! (15)
Cependant, l'étude la plus haute
et ce à propos de quoi tu dis, toi, qu'elle est, crois-tu,
dit-il, qu'on te laisserait partir sans te demander ce que c'est ?
Pas du tout ! repris-je, mais aussi bien, toi, interroge !... (16)
(vers la section suivante : le bon et le soleil)
(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)
(2) Socrate parle ici de hoi sôtères tès politeias, en utilisant le terme sôtèr (ici au pluriel), dérivé du verbe sôizein, qui signifie « conserver sain et sauf », lui-même dérivé de sôs, qui signifie « sain et sauf, en bonne santé » ou encore « en bon état ». Le sôtèr est donc celui qui conserve sôs, le « sauveur » (c'est le terme employé dans le Nouveau Testament pour désigner Jésus comme « sauveur »), le « préservateur », le « protecteur ». Ce qu'il s'agit ici de conserver en bon état, c'est la politeia, mot qui doit être pris ici dans sa plus large acception (cf. note 3 à ma traduction de la section que j'ai intitulée « le philosophe roi »). Et la question que se pose Socrate est de savoir comment enesontai, mot à mot « ils seront dans ». Le verbe eneinai, « être dans », dont enesontai est la 3ème personne du pluriel de l'indicatif futur, implique en général un complément au datif (cas impliqué par la préposition en qui apparaît comme préfixe dans le verbe), mais peut aussi être utilisé absolument, sans complément, avec le sens de « être possible ». (<==)
(3) « Cela ne m'a rien apporté de faire le malin en laissant de côté... » traduit le grec ouden to sophon moi egeneto... paraliponti... qu'on pourrait rendre mot à mot par « le [comportement] ingénieux (to sophon) n'a rien produit (ouden egeneto) pour moi (moi) laissant de côté (paraliponti)... On notera l'utilisation péjorative qui est faite ici de l'adjectif sophos, substantivé au neutre par l'article, pour qualifier un comportement, donc, ou un agissement, plutôt qu'une personne. (<==)
(4) Le sujet de ce membre de phrase, auquel s'applique les qualificatifs de epiphthonos (« objet de haine ») et de chalepè gignesthai (« difficile à produire ») est hè pantelôs alèthès, où l'on trouve alèthès, adjectif au féminin signifiant « vraie », et non pas alètheia, le nom de même famille, féminin aussi, qui signifie « la vérité ». Si une substantivation de l'adjectif au neutre, sous la forme to alèthes, « le vrai », peut avoir même signification que hè alètheia, ce n'est plus le cas lorsque la formule est au féminin, hè alèthès, comme c'est le cas ici. Il faut donc supposer que hè alèthès s'applique à un mot féminin sous-entendu qui a précédé. Comme ce ne peut être aucun des trois mots féminins qui ont précédé dans cette phrase, tèn duschereian (« la difficulté »), paidogonian (« la procréation des enfants ») et tèn katastasin (« l'instauration »), on est renvoyé au politeias (que j'ai traduit ici par « l'organisation politique » pour garder un féminin en français et conserver ainsi l'indétermination du grec) de la réplique précédente, et qui englobe les trois points que Socrate mentionne comme ceux sur lesquels il a essayé de « faire le malin ».(<==)
(5) La dernière
partie de cette réplique de Socrate est un bon exemple de la manière
dont les traducteurs peuvent tordre un texte pour lui faire dire ce qu'ils
pensent qu'il devrait dire plutôt que de traduire ce que dit le texte et de
chercher ensuite à le comprendre. Le texte grec est tous akribestatous
phulakas philosophous dei kathistanai. Voici comment le traduisent les
traducteurs que j'ai consultés :
- Chambry (Budé) : « les gardiens parfaits
ne pourront être que des philosophes » ;
- Robin (Pléiade) : « des philosophes, voilà
les gardiens les plus scrupuleux qu'on doive établir » ;
- Baccou (Garnier) : « les meilleurs gardiens de la
cité doivent être des philosophes » ;
- Pachet (Folio essais) : « ce sont des philosophes
qu'il faut instituer comme les gardiens au sens le plus strict du terme » ;
- Cazeaux (Livre de Poche) : « les gardiens qui seront
des gardiens selon toute la rigueur des termes devront recevoir l'investiture
en tant que philosophes » ;
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier) : « si on cherche
les gardiens les plus efficaces, ce sont les philosophes qu'il faut employer » ;
- Leroux (Flammarion) : « ceux qui doivent être établis
comme les gardiens les plus accomplis seront les philosophes ».
Pourtant, si l'on ignore dans un premier temps le sens de la proposition dans
sa globalité et qu'on s'en tient à la structure grammaticale
de la phrase, il est clair qu'on est en présence d'une proposition infinitive
introduite par dei (« il faut ») et construite
autour du verbe kathistanai complété par l'adjectif philosophous (accusatif
masculin pluriel) et un complément d'objet direct tous akribestatous (superlatif
de l'adjectif akribès)
phulakas (« les plus adéquats gardiens »,
accusatif masculin pluriel). Or, le sens de kathistanai + adjectif
est « rendre (ce qu'implique l'adjectif) », soit ici « rendre
philosophes », ce qui conduit à la traduction toute naturelle « il
faut rendre philosophes les gardiens les plus adéquats ».
Et c'est là que la bât blesse ! Car, en dehors de Cazeaux
(dont la traduction, comme à l'habitude, est plus une paraphrase qu'une
véritable
traduction), personne n'est prêt à accepter l'idée qu'on
va transformer des gardiens en philosophes plutôt que le contraire !
Jusqu'à présent,
Socrate a dit qu'il fallait choisir des « philosophes » comme
dirigeants, et a passé du temps à décrire les qualités
dont doit être dotée
la nature philosophe, donc tous en ont déduit qu'on naissait « philosophe » et
qu'il ne restait plus ensuite qu'à identifier ces philosophes de naissance
pour en faire, jusque là des dirigeants, maintenant des gardiens.
Pourtant, le fait justement qu'on ne parle plus de dirigeants (archontes,
le mot utilisé en
502b7, 502d6, 502e2 et 503a6), mais de phulakes, de « gardiens »,
en reprenant le terme désignant la classe intermédiaire dans la cité, juste
après que Socrate vienne de rappeler, dans la réplique précédente, les propos
tenus en 412c9-e3, à la fin du livre III, en conclusion du programme de formation
de ces gardiens, selon lesquels ce sont les meilleurs parmi les gardiens qui
seront choisis comme gouvernants (archontes),
ceux en particulier qui montreront le plus grand zèle pour le bien de la cité,
devrait nous faire comprendre qu'on est en train de changer de perspective
et de repasser d'une description d'états (c'est quoi être philosophos ?)
à une description de processus (comment devient-on philosophos ?)
abandonnée à la fin du livre III. Et de fait, si la fin du livre V, depuis
l'énoncé du principe du philosophe roi en 473d11-e2,
et le début du livre VI, jusqu'au point où nous en sommes, ont été consacrés
à décrire ce que signifie vraiment être « philosophe », toute
la fin du livre VI et tout le livre VII vont être consacrés à la formation
des « philosophes ». Et pour ce faire, ils vont reprendre
en partie et compléter le programme de formation des gardiens, non plus dans
la seule perspective de leur rôle de gardiens, comme le faisait le livre III,
mais justement dans la perspective du processus de sélection qui doit permettre
de faire émerger de ces gardiens ceux qui deviendront philosophes et donc gouvernants.
Jusqu'à présent, Socrate avait dit d'une part au livre III que ce sont les
meilleurs gardiens qui doivent devenir gouvernants et d'autre part au livre
V, que ce sont les philosophes qui doivent être les gouvernants ;
il tire maintenant les conséquences de ces deux principes en les rapprochant
pour en déduire :
il faut rendre philosophes les meilleurs des gardiens, puisque ce sont eux
qui sont destinés à être gouvernants.
On pourrait se dire que l'inversion que font subir au texte la plupart des
traducteurs n'est finalement pas si grave que ça. Après tout,
dire que ce sont les gardiens qui seront philosophes ou les philosophes qui
seront gardiens, c'est la même chose ! C'est vrai si on
utilise dans la phrase le verbe « être » (comme
le font justement Chambry, Baccou et Karsenti/Prélorentzos en trahissant
le grec). Mais le verbe kathistanai n'est
pas le verbe einai et on a vu qu'il implique ici une idée de
transformation. Et ce n'est plus la même chose de dire que les philosophes deviendront gardiens
ou de dire que les gardiens deviendront philosophes : dans le
premier cas, on est dans l'incohérence la plus complète avec tout ce qui a
précédé (et avec ce qui va suivre), dans le second, dans la continuité la plus
parfaite. Qu'implique en effet l'affirmation que les philosophes doivent devenir
gardiens dans une société où, nous a dit Socrate, on prend en main les futurs
gardiens dès leur plus jeune âge pour leur assurer une formation spécifique
les préparant à cette fonction ? Ou bien en effet on est
capables de reconnaître les philosophes à la naissance pour en faire ces futurs
gardiens, ou bien ce n'est pas possible et c'est donc à l'âge adulte qu'on
reconnaîtra les philosophes, dont on se sait trop comment ils auront été formé
(seule la chance pourrait faire alors que certains d'entre eux soient justement
parmi les gardiens), et c'est implicitement avouer l'échec et l'inutilité du
programme de formation proposé pour les gardiens, puisqu'il faudrait alors
éliminer ceux qui ne sont pas philosophes et les remplacer par ceux dont on
découvrirait, une fois qu'ils seraient devenus adultes, qu'ils sont philosophes.
Et puis veut-on dire que tous les gardiens devront être philosophes,
ou seulement une partie d'entre eux, celle justement qu'on sélectionnera pour
en faire les gouvernants ? Si tous les gardiens doivent être philosophes,
on ne voit plus ce qui les différencie des gouvernants ni comment on choisira
ceux qui vont gouverner et comment on fera accepter aux autres de rester simples
gardiens. Et si seuls ceux qui doivent devenir dirigeants doivent être philosophes,
alors cela ne rime à rien d'aller sélectionner des philosophes pour les intégrer
aux gardiens et aussitôt les en retirer pour les faire dirigeants, ni donc
de dire que c'est parmi les gardiens que l'on sélectionnera les dirigeants.
Alors que dire qu'on rendra les gardiens les plus aptes
à leur fonction philosophes,
c'est très exactement se placer dans la continuité de ce qui a été dit auparavant
et préparer ce qui va suivre, sur le programme de formation qui permettra d'effectuer
cette sélection et de préparer les futurs gouvernants à leur rôle.
Ce qui est donc en cause dans l'erreur de traduction, et donc de compréhension
du propos de Platon, c'est rien moins que la question de savoir si l'on naît ou
si l'on devient philosophe et donc de mieux comprendre ce qu'il veut
dire en parlant de « nature philosophe ». De ce point
de vue, il me semble que le Socrate de Platon ne nous demande nullement d'attendre
que des philosophes nous tombent du ciel si nous avons de la chance, mais nous
suggère que c'est à la cité de se donner les moyens de
faire émerger par le
processus éducatif qu'elle met en place les individus qui ont les potentialités
pour ce rôle. Et comme aucun être humain n'est capable, en se penchant
sur le berceau d'un nouveau-né, de reconnaître si, oui ou non,
il a les qualités
requises pour devenir philosophos (voir à ce propos la brève
hypothèse
que Socrate suggère à Ménon en Ménon,
89b), ce ne peut être, pour lui, qu'à travers le processus éducatif
lui-même
que l'on va pouvoir à la fois détecter et développer
ces prédispositions
latentes pour transformer ceux qui en ont les capacités, et qu'une mauvaise
éducation pourrait corrompre, comme on l'a vu dans les pages qui ont précédé,
en philosophes pour leur confier ensuite les fonctions de dirigeants de la
cité.
C'est très précisément
cela que veut dire ici Socrate en parlant de « rendre
philosophes les gardiens les plus adéquats [dans leur fonction] »,
et c'est ce processus qu'il va ensuite décrire jusqu'à la fin
du livre VII. En fait, en prenant un peu de recul sur tout ce que nous a dit
et va nous dire Socrate sur l'éducation dans La République,
on en arrive à l'idée que pour lui, le programme d'éducation
que doit prendre en charge la cité n'est pas celui qui formera des médecins,
des architectes, des artisans pour les divers corps de métiers, etc. mais celui
qui formera ceux de ses membres qui veilleront sur elle et la dirigeront, et
qu'il doit donc être
organisé de manière à permettre à chacun de ceux
qui entreprendront ce parcours de développer au mieux tout le potentiel
qui est en lui dans les domaines de compétence
requis pour administrer la cité, en partant du principe que tous n'arriveront
pas au sommet, mais que c'est à ceux qui parviendront le plus haut qu'il
faudra confier les plus hautes responsabilités dans la cité. Mais
la suite nous montrera aussi que, pour lui, les domaines de compétence requis
pour pouvoir au mieux administrer une cité ne sont pas seulement des compétences « administratives » ou
des talents oratoires, mais nécessitent un long détour par des matières dont
le rapport à l'administration n'est pas évident au premier abord, l'épistémologie,
l'ontologie, l'éthique, la linguistique, etc. (j'emploie ici une terminologie
moderne, et je fais plus référence aux problématiques traitées au fil des dialogues
qu'aux matières explicitement envisagées dans la suite de la discussion de
La République) qui permettent de resituer le rôle qui les attend
par rapport à la finalité qui est celle de la vie en société, ce qui suppose
donc en fin de compte de savoir ce que signifie être un être humain et ce qui
fait le bonheur et l'excellence d'un tel être.
Un mot pour finir sur l'adjectif akribès utilisé au
superlatif pour qualifier les gardiens à sélectionner. Le sens
premier de cet adjectif est « exact, précis »,
d'où découle, lorsqu'il
est appliqué à des personnes, le sens de « scrupuleux,
consciencieux », ou encore, avec une nuance péjorative, « pointilleux,
minutieux », et en parlant de choses, « qui va bien,
qui s'adapte exactement » ou encore « exact, précis,
rigoureux ».
Ici, une traduction par « consciencieux » ou « scrupuleux » est
quelque peu réductrice. Il faut plutôt comprendre que ceux que Socrate a en
vue sont ceux qui sont le plus adaptés à la
fonction de gardiens, qui correspondent le plus exactement possible à ce
qu'on attend des gardiens, non pas simplement les meilleurs sans plus de précisions,
mais les meilleurs pour la fonction de gardiens. (<==)
(6) Le grec pour « sera capable de » est dunatè estai, où dunatè est le féminin de l'adjectif dunatos, « capable de ». Pourtant il n'y a aucun mot féminin dans le début de la réplique de Socrate auquel dunatè peut renvoyer, et il faut remonter au phusin (« nature ») de 503b8, 5 répliques de Socrate plus haut, pour trouver le féminin auquel peut renvoyer dunatè. (<==)
(7) Le mot grec qu'utilise ici Socrate pour parles des différentes « parties » qui ont été distinguées dans l'âme est eidè, pluriel de eidos, dont le sens premier est « aspect, apparence », mais qui est aussi l'un des mots utilisé par Platon pour parler des « formes/idées ». (<==)
(8) Socrate utilise ici le terme periodos et le verbe perielthonti, deux termes préfixés l'un et l'autre par le préfixe peri- qui signifie « autour de ». Le premier terme associe ce préfixe à hodos, « chemin, route, voie » et conduit pour periodos, à partir du sens premier de « chemin autour de », à des sens aussi divers que « enceinte », « circuit », « manœuvre de contournement », « tournée » (pour un médecin, par exemple), « révolution » (d'un astre), « périodicité » (du temps ou des saisons), « période » (qui en est la transcription en français) au sens temporel comme au sens rhétorique, mais pas à un simple « route » (Baccou), « chemin » (Leroux, Karsenti/Prélorentzos) ou « cheminement » (Pachet) qui ignore purement et simplement le peri- et ne traduit de periodos que hodos. Le second terme l'associe au verbe ienai, « aller » (perilethonti est le participe aoriste actif au datif masculin singulier du verbe periienai), pour conduire au sens premier de « aller autour », d'où « faire le tour de », « accomplir sa révolution » (pour un astre), « entourer, cerner ». Cette insistance montre que, pour lui, cette idée de « autour de » est importante. Le « chemin/cheminement » plus long (makrotera) n'est pas une ligne droite, ni même une route sinueuse qui irait d'un point à un autre point distinct, mais un parcours qui doit permettre d'examiner ce à quoi on s'intéresse sous tous les points de vues possibles, d'en « faire le tour », d'en épuiser les angles d'approche, sans jamais y accéder purement et simplement. C'est pour rendre perceptible cette idée que j'ai traduit periodos par la périphrase « cheminement pour en faire le tour » et perielthonti par « à qui en aurait fait le tour ». L'idée implicite importante qui est derrière le choix de ces termes, c'est que la connaissance n'est pas assimilation à ce qu'on cherche à connaître, mais observation de l'extérieur de quelque chose qui nous restera toujours extérieur, qu'il s'agisse d'ailleurs de quelque chose de l'ordre visible ou de quelque chose de l'ordre purement intelligible, et qu'elle suppose donc, si l'on ne veut pas en rester à une connaissance superficielle et partielle, qu'on multiplie les points de vues et les angles d'approche. La progression dans la connaissance n'est donc pas un cheminement purement linéaire, mais un parcours mouvementé avec des allers et retours et de constants changements de perspective pour reprendre sous un autre angle d'approche ce qui a déjà été vu antérieurement. Une des conséquences majeures de cette manière de penser concerne le langage, qui est l'un des principaux outils dont nous disposons pour accéder à cette connaissance, et invite à ne pas chercher à enfermer chaque concept dans un seul mot, qui ne peut représenter qu'un seul point de vue sur ce concept. C'est ce qui explique la méfiance du Socrate de Platon pour tout vocabulaire « technique » qui chercherait à régenter le langage sans prendre conscience de la distance qu'il y a entre les mots et les « choses », en particulier lorsqu'il s'agit de concepts purement intelligibles. (<==)
(9) Toute cette phrase faisant référence à des propos antérieurs de Socrate mentionant un « cheminement plus long et [nécessitant de] plus ample[s développements] (makrotera kai pleiôn hodos) et l'accord des participants pour se limiter à « ce qui a été dit et examiné auparavant » (tôn ge proeirèmenôn te kai proeskemmenôn) renvoie à 435c9-d8, au livre IV, lorsque Socrate, après avoir identifié les trois classes de citoyens et mis en évidence ce qui constitue la justice pour la cité, propose d'examiner si l'on pourrait aussi identifier trois parties dans l'âme de l'homme et en déduire ce qui constitue la justice pour lui. À ce point, le caractère « convenable » (axiôs) de « ce qui a[vait] été dit et examiné auparavant » ne concernait donc que ce qui avait été dit sur la justice dans la cité, pas tout ce qui allait suivre sur l'analyse de l'âme et de la justice dans l'individu. Au moment où, avant de s'intéresser à la formation du philosophos, c'est-à-dire de l'homme le plus digne de cette appellation, il rappelle cette analyse de l'âme humaine, il demande donc confirmation à ses interlocuteurs du fait que les développements sur cette question aussi leur ont paru suffisants.
Le mot
grec que je traduis par « développements » est apodeixeis, pluriel
de apodeixis, le substantif d'action dérivé du verbe apodeiknunai,
dont le sens premier est « faire voir, produire au-dehors, montrer ».
Le mot apodeixis peut avoir le sens de « preuve » ou
de « démonstration », mais je ne crois pas que,
dans la bouche de Socrate, et surtout après qu'il vienne de rappeler le caractère incomplet des « développements » antérieurs, l'accent soit sur le caractère probant ou démonstratif
au sens technique de ce qui a été mis en évidence, présenté, développé, dans
les discussions en cause. C'est pourquoi je choisis un terme plus neutre, qui
ne préjuge pas du caractère « démonstratif » de
ces propos. (<==)
(10) Dans la réplique précédente, Socrate commence par déclarer que ses interlocuteurs avaient dit les développements antérieurs exarkein (« être suffisants ») ; puis il termine sa réplique en leur demandant de dire eux-mêmes s'ils avaient trouvé qu'ils avaient été dits areskontôs (« de manière satisfaisante/agréablement », adverbe dérivé du verbe areskein, qui signifie « donner satisfaction », ou encore « être/rendre agréable, plaire ») ; à quoi Adimante répond qu'il a trouvé que ça l'avait été metriôs (« dans la juste mesure », adverbe dérivé de la racine metron, « mesure », et plus spécifiquement, dans certains cas, « juste mesure », c'est-à-dire « mesure convenable, appropriée »). Socrate part donc d'une appréciation purement quantitative avec exarkein (« être suffisants ») pour en venir à une appréciation qualitative à l'aune du plaisir, avec areskontôs (« de manière satisfaisante/agréablement »), et Adimante répond à l'aide d'un adverbe, metriôs, qui peut dans une certaine mesure faire la synthèse des deux puisqu'il suppose que la quantité est appréciée à l'aune d'un metron, mais qui ne permet pas de savoir à quel metron il mesure l'adéquation des propos. Et c'est bien ce que va relever Socrate dans sa réponse.(<==)
(11) « De ce que c'est » traduit le grec tou ontos, participe présent substantivé au génitif du verbe einai (« être »), qui signifie donc mot à mot « de l'étant ». On peut traduire, comme le font Pachet (Folio) et Leroux, par « de ce qui est », mais c'est, me semble-t-il, donner trop de poids au ontos, en suggérant implicitement qu'il y a « ce qui est » et « ce qui n'est pas ». Dans cette perspective, « ce qu'il en est » serait plus neutre. Quant à traduire par « la vérité » (Chambry (Budé), Karsenty/Prélorentzos (Hatier)), « la réalité » (Robin (Pléiade), Baccou (Garnier)) ou « leur substance » (Cazeaux (Livre de Poche)), ce n'est plus traduire, mais interpréter, et ce, sur et avec des termes qui sont au cœur des débats sur la compréhension de Platon. Socrate parle ici de discussions sur des concepts centraux pour la conduite d'une vie humaine et s'interroge sur le fait de savoir si on en a dit assez, et il nous dit ici que, sur de telles questions, on n'en a jamais dit assez tant qu'on a pas fait le tour de la question (voir la note 8 ci-dessus sur periodos et perielthonti en 504b2) de manière exhaustive (cf. l'adjectif ateles, « qui n'a pas atteint son telos, son accomplissement », c'est-à-dire « inachevé, imparfait », dans la suite de la réplique, en 504c2), ce qui, pour des concepts qui s'instancient dans la multitude des comportements individuels au fil des âges, veut dire « jamais ». Il n'y a donc pas lieu de supposer qu'il faut prendre en considération la totalité de ce qui existe (sens au moins impliqué par la traduction par « de ce qui est ») pour avoir épuisé le sujet, même si, les concepts se définissant les uns par rapport aux autres, la considération de l'un d'entre eux implique de savoir le distinguer des autres, et donc de savoir délimiter ces autres concepts, au moins dans leur relation à celui qui est l'objet de l'investigation. (<==)
(12) Tèn makroteran, « la plus longue », au féminin en grec, renvoie au periodos de 504b2, qui, comme hodos dont il dérive, est féminin en grec, comme l'est « route » en français, qui en est une traduction possible. Le renvoi est rendu plus explicite encore par l'adjectif verbal periiteon qui suit, adjectif verbal d'obligation (terminaison en -teon) dérivé du verbe periienai qui avait justement été utilisé par Socrate à propos de ce periodos (cf. note 8). (<==)
(13) Le mot employé ici par Socrate et que j'ai traduit par « étude » est mathèma, nom dérivé du verbe manthanein, dont le sens premier est « apprendre/étudier ». Mathèma désigne donc ce qui est appris, par opposition à mathèsis qui désigne le fait d'apprendre. Mais il n'en reste pas moins que mathèma qualifie ce qui est appris par référence au fait qu'il est objet d'apprentissage et sans préciser le statut du résultat de cet apprentissage : simple expérience (empeiria), savoir pratique (technè), savoir théorique ou science (epistèmè). En outre, dans la première partie de la réplique, Socrate a justement mis en regard manthanein (« étudier ») et gumnazein (« s'exercer nu (gumnos) », c'est-à-dire exercer son corps par la gymnastique). Il m'a donc paru important de garder la parenté entre le verbe et le nom qui suit et de ne pas faire dire plus à mathèma que ce qu'il dit, en le traduisant par un mot préjugeant du résultat de l'étude, comme « connaissance » (Pachet), « science » (Chambry, Baccou) ou « savoir » (Leroux). (<==)
(14) Le verbe grec traduit par « il parviendra » est hèxei, futur de hèkein. C'est ce même verbe que l'on trouve en composition avec le préfixe pros (« vers ») dans le participe prosèkontos, traduit par « lui convenant ». Ce qui « convient » (prosèkôn), c'est ce à quoi il faut « parvenir » (hèkein). On retrouve en français la communauté de racine entre « convenir » et « parvenir ». (<==)
(15) Les
manuscrits donnent à cet endroit les mots axion to dianoèma,
que Schleiermacher a proposé de supprimer en y voyant une interpolation
de copiste. Burnet (OCT), Shorey (Loeb) et Chambry (Budé) mettent ces
mots entre crochets dans la réplique d'Adimante, en mentionnant dans
leur apparat critique l'émendation de Schleiermarcher, et, dans le cas de Shorey
et Chambry, dont les éditions
sont bilingues, ne les traduisent pas, suivis en cela par la plupart des traducteurs
qui ne reproduisent pas le texte grec. Il reste néanmoins un problème
en ce que, si l'on fait du texte qui va de kai mala (que j'ai traduit
par « Oui, tout
à fait ! ») à
mè erôtosanta ti estin (« sans te demander
ce que c'est »), on y trouve deux fois ephè (« dit-il »)
dans une même réplique de trois lignes : une fois après kai
mala, et une seconde fois avant aphienai mè erôtosanta
ti estin (« laisser partir sans te demander
ce que c'est »). Sans avoir fait une recherche exhaustive dans toute
La République, il me semble que ce serait là un cas
exceptionnel, voire unique de répétition dans une même
réplique et dans deux lignes qui se
suivent d'une de ces formules qui rappellent que ce qu'on lit est le récit
fait par Socrate d'une conversation tenue la veille et qui marquent les changements
d'interlocuteurs. C'est pourquoi je propose de voir dans ce axion
to dianoèma une
réplique de Socrate coupant en deux ce que les éditeurs donnent
comme une seule réplique d'Adimante. Certes, le problème se
retourne alors et on dira qu'il manque dans cette réplique un èn
d' egô (« repris-je »), ephèn (« dis-je »)
ou autre formule du même style. Mais cette absence, elle, se rencontre
fréquemment
dans des réponses courtes, lorsqu'il n'y a pas d'incertitude sur le
changement d'interlocuteur. Sans remonter bien loin
dans le texte de La République, et en restant dans notre section,
on trouve en 504a9-10 une
brève question de Socrate
suivie de la réponse d'Adimante, qui ne contiennent ni l'une, ni l'autre,
de formule signifiant « dis-je » et « dit-il » ou
équivalent, et on n'en trouve pas plus dans la réplique plus
longue de Socrate en 504b1-7.
Même chose dans l'enchaînement de 503d11-12 (question
de Socrate suivie de la réponse d'Adimante) et dans la réplique
de Socrate qui suit en 503e1-504a1.
On me rétorquera que, justement, il y a ici une incertitude puisque
les éditeurs
semblent prendre ces trois mots pour une partie d'une unique réplique
d'Adimante. Mais n'oublions pas que, dans le texte original de Platon, il n'y
avait même pas
d'espaces entre les mots, et encore moins de changements de ligne pour marquer
les changements d'interlocuteurs, que de toutes façons, dans le cas de La
République, il s'agit d'un monologue de Socrate qui, encore dans
l'édition de référence d'Henri Estienne, était imprimé comme tel, sans passage
à la ligne lors des changements d'interlocuteurs dans le récit
que fait Socrate du dialogue de la veille,
que ces passages à la ligne ont donc été introduits
très récemment dans le texte et que justement, le fait d'avoir fait de ces
trois mots une partie de la réplique d'Adimante posait problème
aux éditeurs les plus
récents, qui en sont venus à les considérer comme une interpolation
et à proposer
de les supprimer purement et simplement.
Reste à voir si une telle réplique brève, attribuée à Socrate,
est consonante avec ce qu'on a l'habitude de trouver dans sa bouche. Un premier
élément de réponse à cette question est que, de fait, il arrive dans la
République en particulier,
même
si ce n'est pas fréquent, que Socrate porter une appréciation
sur les propos de son interlocuteur (cf. par exemple République,
IV, 440d4 ; 441b2 ; V,
463c8 ; 467b5 ; VII,
522b2). Du point de vue du vocabulaire utilisé, c'est le mot dianoèma qui
peut poser problème, car il n'est pas d'un usage fréquent dans
la bouche de Socrate, au contraire de mots apparentés comme dianoia (150
occurrences dans les dialogues) ou le verbe dianoeisthai (222 occurrences
dans les dialogues, dont une quelques lignes plus bas, en 504e8) :
on n'en trouve que 16 occurrences dans tous les dialogues, dont la moitié,
soit 8, dans les Lois, où n'intervient pas Socrate, et sur
les 8 restantes, une est dans la bouche de Timée (Timée,
71b3) et une est mise par Socrate dans celle de Diotime dans le récit qu'il
fait de son entretien avec elle (Banquet,
210d5). Les 6 restantes, mises dans la bouche de Socrate,
sont, outre celle qui nous occupe, en Alcibiade,
105a1 et 105d3 ; Protagoras,
348d3 ; République,
VI, 496a6, et Théétète,
196c6 (sur ces termes, voir la page
de ce site qui leur est consacrée dans la section « vocabulaire »).
Mais il se trouve que l'autre occurrence dans la République,
en 496a6,
met aussi, quoique moins directement qu'ici, ce mot en relation avec l'idée
exprimée ici par l'adjectif axios (« digne
de, méritant »), puisque
Socrate l'emploie en référence aux « pensées » qu'engendreront
ceux qui se sont mêlés de philosophie sans en être « dignes » (mè
kat' axian). On pourrait donc voir cette appréciation, si elle
est bien
à mettre dans la bouche de Socrate, comme un écho de ces considérations
antérieures, non dénué d'ironie, puisque Adimante s'est
contenté, par une réponse de deux mots (kai mala), d'approuver
ce que vient de dire Socrate. Mais, ce faisant, si justement on voit, au-delà
des mots, la pensée (dianoèma) qui les sous-tend, il
a implicitement admis qu'il fallait reprendre à nouveaux
frais une investigations antérieure
dont il s'était
alors contenté, et c'est cela que Socrate peut trouver « méritoire
(axion) » de
sa part, ne serait-ce que pour l'encourager dans cette voie en devançant
une réflexion dont lui, Adimante, n'a peut-être pas encore vu
toutes les implications. Si l'on admet ce découpage en répliques, on peut encore
justifier l'absence d'un èn d' egô (« repris-je »)
ou équivalent par le souci qu'aurait ici le Socrate de Platon dans son récit
du dialogue, de mettre en évidence la vivacité de l'échange et de suggérer
qu'Adimante lui rétorque du tac au tac, voire même lui coupe la parole après
les premiers mots d'une réplique dont on n'aurait que le début :
réalisant ce à quoi il vient d'apporter sa caution et pressentant où Socrate
veut en venir, Adimante, qui n'a nulle envie de reprendre sous un autre angle
l'examen de la justice et des autres qualités déjà passées en revue, s'empresse
de faire ce que, justement, il vient de trouver risible au plus haut point,
c'est-à-dire se contenter là-dessus d'un examen qui n'a pas toute la rigueur
souhaitable, pour lancer Socrate sur une nouvelle piste et lui demander de
parler plutôt de l'objet de cette étude (mathèma) qu'il
qualifie de « la plus
haute (megiston) ». Socrate montrerait ici qu'il est plus
intéressé par les pensées d'Adimante que par
ses paroles proprement dites, voire même, si l'on anticipe de quelques lignes
pour commenter l'utilisation du verbe dianoeisthai en 504e8 déjà
signalée (« tu penses (dianoèi) me causer
du tracas en t'en prenant à moi »),
par ses arrière-pensées ! (<==)
(16) On peut imaginer à ce point une pause de Socrate, attendant qu'Adimante l'interroge, suivi d'un lourd silence, avant que Socrate n'enchaîne, faute d'une question qui ne vient pas, sur la suite de cette réplique, qui constitue le début de la section suivante de mon découpage. (<==)