© 2008 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 29 mars 2013
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La république
(4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie)

Comment les aptitudes à la philosophie sont gâtées
République, VI, 489d10-495b7
(Traduction (1) Bernard SUZANNE, © 2007)

(vers la section précédente : l'analogie du navire sans pilote)

[L'interlocuteur de Socrate dans cette section est Adimante]

[489d] ...
L'inéluctabilité de la perversité du plus grand nombre (2), veux-tu qu'après cela, nous l'exposions en détails, et, que de cela non plus la philosophie n'est la cause,[489e] que, pour autant que nous en soyons capables, nous soyons mis à l'épreuve de le montrer ?
Mais très certainement !
Eh bien ! écoutons et parlons (3) en nous remémorant
[ce que nous avons dit] à partir de là où nous avons passé en revue la nécessité [concernant] la nature capable de produire celui qui sera beau et bon. (4) [490a] Or ce qui le guidait, si tu l'as en tête, (5) c'était avant tout la vérité, qu'il avait besoin de poursuivre dans tous les cas et par tous les moyens, [au risque] sinon, en n'étant qu'un fanfaron, (6) de n'avoir aucunement part à la philosophie véritable.
C'est bien ainsi que ça a été dit.
Eh bien, sur ce point précis, n'
[allons-nous] pas à l'encontre de l'opinion [qui transparaît] dans ce qu'on pense aujourd'hui de lui ?
Et comment !
Eh bien alors, ne nous défendrons-nous pas adéquatement
[en disant] que serait par nature [disposé à] se battre pour [atteindre] ce qui est (7) celui du moins [qui est] réellement amoureux de l'étude, (8) et qu'il n'en [490b] resterait pas à chacune des multiples [choses] [qui sont] réputées être, mais qu'il irait [de l'avant] et ne faiblirait pas et ne mettrait pas fin à son amour avant d'avoir mis la main sur la nature de chaque ça-même qui est par ce à quoi il convient dans l'âme de mettre la main sur ce [qui est] tel — cela convient en effet à l'apparenté — par quoi, s'étant approché et uni à ce qui est réellement, ayant engendré intelligence et vérité, il apprendrait à connaître et en vérité vivrait et serait nourri et ainsi mettrait fin aux douleurs de l'enfantement, mais pas avant ? (9)
[Ce serait] en effet, dit-il, aussi adéquat que possible.
Mais quoi ? Sera-ce en quelque manière le lot de celui-ci que de chérir la fausseté  (10) ou tout au contraire de la haïr ?
[490c] De la haïr, dit-il.
Alors, la vérité servant de guide, nous ne saurions en aucune manière dire, je suppose, que le chœur des vices la suit.
Comment
[le dire] en effet ?
Mais un mode de vie sain et juste, qu'accompagne aussi la modération. (11)
Exact, dit-il.
Et maintenant, le reste du chœur de la nature (du) philosophe, qu'est-il besoin à nouveau depuis le début de le mettre en ordre en nous pliant à la nécessité
[du raisonnement] ? (12) Car tu te souviens sans doute que marchaient avec celles-ci comme s'y rattachant le courage, la grandeur de vue, la facilité à apprendre, la mémoire ; (13) et que, toi étant intervenu [pour dire] que, certes, tout un chacun sera dans la nécessité [490d] d'être d'accord avec ce que nous disons, mais que, laissant de côté les discours, fixant les yeux sur ceux-là mêmes sur lesquels porte le discours, il dirait voir certains d'entre eux inutiles et la plupart mauvais de toutes sortes de maux, [c'est] en recherchant la cause de cette accusation [que] nous en sommes à présent arrivés à ceci : pourquoi donc la plupart sont mauvais ? et alors, à cause de ça, nous avons repris une nouvelle fois [l'examen de] la nature des vrais philosophes et en avons, sous l'effet de la nécessité, délimité les contours. (14)
[490e] C'est bien ça, dit-il.
Maintenant, cette nature, repris-je, il faut en considérer les dégradations, comment elle se corrompt complètement dans le plus grand nombre, mais qu'un petit nombre échappe
[à cette corruption], ceux que précisément on appelle, non pas méchants, mais inutiles, et après [491a] ça, [considérer] à leur tour ceux qui l'imitent et s'établissent dans cette occupation, [pour voir] quelles sont les natures des âmes qui parviennent à une occupation imméritée et au-dessus d'eux, où ils font souvent des fausses notes, [contribuant à] attacher partout et dans [l'esprit de] tous une réputation telle que tu dis à la philosophie. (15)
Mais quelles sont, dit-il, les dégradations dont tu parles ?
Je vais, moi, dis-je, pour autant que j'en devienne capable, essayer de te l'expliquer. Cela du moins, je pense, tout le monde en conviendra avec nous : une telle nature, et possédant tout ce que nous lui avons à l'instant assigné pour qu'en fin de compte [491b] elle soit en situation de devenir philosophe, naît rarement parmi les hommes et en un petit nombre. Ne penses-tu pas ?
Si, tout à fait.
Maintenant, pour ce petit nombre, observe combien nombreuses et importantes sont les causes de ruine
.
Lesquelles donc ?
Le plus étonnant de tous à entendre, c'est que chacun
[des aspects] que nous avons loué dans cette nature perd l'âme qui le possède et l'arrache à la philosophie. Je veux parler du courage, de la modération et de tout ce que nous avons passé en revue.
Étrange, dit-il, à entendre !
[491c] Et qui plus est, repris-je, à côté de ceux-ci, toutes ces choses qu'on appelle des biens gâtent et arrachent
[à la philosophie], (16) la beauté et la richesse et la force du corps et une parenté puissante dans la cité et toutes choses qui sont proches de celles-là. Tu saisis, n'est-ce pas, le genre [de choses] dont je parle.
Je saisis, dit-il. Et c'est avec grand plaisir que j'apprendrais plus précisément ce que tu veux dire.
Eh bien prends conscience, repris-je, de ça dans sa totalité correctement, et ça te paraîtra tout à fait clair et tu ne trouveras pas étranges les propos tenus auparavant là-dessus.
Comment donc, dit-il, m'exhortes-tu
[à faire] ?
[491d] À propos de toute semence, repris-je, ou plant, soit de
[plantes] sortant de terre, soit d'animaux, nous savons que, du fait de ne pas tomber sur la nourriture ou sur la saison ou sur l'emplacement qui va à chacune, lui manque d'autant plus ce qui lui convient qu'elle est plus vigoureuse. Au bon en effet, le mauvais est en quelque sorte plus contraire qu'au pas bon. (17)
Et comment
[ne le serait-il] pas ?
On a donc, je pense, raison
[de dire que] la meilleure nature, étant [élevée] dans un régime alimentaire [qui lui est] plus étranger, éprouvera une altération plus funeste que celle qui est déficiente.
On a
[raison].
[491e] Donc, repris-je, Adimante,
[faut-il] que nous disions aussi qu'ainsi, les âmes dotées des meilleures natures tombant sur une mauvaise éducation deviendront autrement mauvaises ? Ou bien penses-tu que les grandes injustices et la méchanceté sans partage proviennent d'une [nature] déficiente et non pas d'une nature pleine d'ardeur juvénile (18) complètement corrompue par son régime alimentaire (19) alors qu'une nature sans force ne sera jamais cause de grandes choses, ni bonnes, ni mauvaises ? (20)
Non, mais, reprit-il,
[c'est] ainsi.
[492a] Donc cette nature du philosophe que nous avons posée, pour peu, je pense, qu'elle ait la chance de tomber sur (21) l'instruction qui lui convient, parviendra nécessairement en grandissant à une totale excellence, alors que si
[ce n'est] pas dans une qui convient [qu']ayant été semée et plantée, (22) elle est nourrie, (23) [ce sera] alors à tout le contraire, à moins qu'elle n'ait la chance (24) que quelqu'un des dieux vienne à son secours. Ou bien toi aussi, penses-tu, comme le plus grand nombre, que certains jeunes sont corrompus sous l'influence d'hommes habiles (25), certains de ces habiles hommes les corrompant en privé, (26) et que cela mérite d'être dit, (27) et non pas que ceux-là même qui parlent ainsi, d'une part sont les plus [492b] habiles des hommes, et d'autre part éduquent très complètement et façonnent tels qu'ils veulent qu'ils soient et les jeunes, et les vieux, et les hommes, et les femmes ?
Quand donc ? reprit-il.
Chaque fois, dis-je, que, siégeant ensemble massés en grand nombre dans des assemblées ou dans des tribunaux ou dans des théâtres ou dans des camps militaires ou dans quelque autre réunion publique d'un grand nombre de personnes, à grand bruit, ils blâment certaines des choses dites ou faites et en louent d'autres, de manière excessive dans chaque cas, en poussant des cris et en tapant
[des pieds et des mains] (28) les pierres autour d'eux [492c] et le lieu dans lequel ils se trouvent être faisant retentir deux fois plus fort le bruit qui accompagne le blâme et la louange. Dans une telle [situation], le jeune, comme on dit, quel cœur penses-tu qu'il aura ? Mais quelle éducation privée [reçue] par lui pourrait-elle résister, qui, submergée sous de tels blâmes et [de telles] louanges, ne s'en irait emportée par le courant là où celui-ci peut bien emporter, et ne dirait-il pas des mêmes [choses] qu'eux qu'elles sont belles ou laides, et ne s'adonnerait-il pas aux mêmes occupations qu'eux, et ne finirait-il pas par être le même ?
[492d] Considérable, reprit-il, Socrate,
[sera] la contrainte.
Et pourtant, repris-je, nous n'avons pas encore mentionné la plus grande contrainte.
Laquelle ? dit-il.
Celle que mettent en avant dans les actes, lorsqu'ils ne peuvent convaincre par les paroles, ces éducateurs et hommes habiles. Car ne sais-tu pas que celui qui n'est pas convaincu, ils le châtient par la privation de ses droits civiques et des amendes et des condamnations à mort ? (29)
Oui, absolument, dit-il.
Eh bien ! quel autre habile homme, à ton avis, ou quels discours tenus en privé tendant à l'opposé de ceux-ci pourraient l'emporter
[sur eux] ?
[492e] Je crois bien, aucun, reprit-il.
Non certes, repris-je, et d'ailleurs l'entreprendre
[serait] un grand manque d'intelligence. Car un caractère ni ne devient, ni n'est devenu, ni sans doute ne deviendra différent par rapport à l'excellence en étant éduqué à l'encontre de l'éducation de ceux-là, un [caractère] humain, camarade, un divin en tout cas, selon le proverbe, excluons-le de la discussion. Car il faut bien [le] savoir : quoi que ce soit qui est éventuellement sauvé et [493a] devient comme il doit [être] (30) dans un tel état des organisations politiques, (31) en disant que [c'est] une part [venant] d'un dieu (32) [qui] le sauve, tu ne parleras pas mal.
Et il me semble qu'il n'en est pas autrement, dit-il.
Donc à présent, repris-je, qu'en ces
[matières], il te semble aussi ça !
Quoi ?
Chacun de ces particuliers qui vendent leurs services, enfin ceux que ces gens-là appellent « sophistes » (33) et dont ils pensent qu'ils exercent un art concurrent du leur (34), n'éduquent (35) à rien d'autre qu'à ces décrets (36) du plus grand nombre, sur lesquels ils émettent une opinion à chaque fois qu'ils sont assemblés en foule, et appellent cela « sagesse », (37) exactement comme si, d'une créature grande et forte qu'il élevait, quelqu'un observait attentivement les mouvements d'humeur et [493b] les désirs, comment il faut l'approcher et comment la toucher, quand et pour quelles raisons elle devient la plus insupportable ou la plus douce, et les sons d'autre part, à propos de quoi elle avait l'habitude d'émettre chacun d'eux, (38) et d'un autre côté par lesquels, émis par quelqu'un d'autre, elle est apprivoisée ou devient furieuse, puis, ayant observé attentivement toutes ces choses par coexistence et usure du temps, (39) il les appelait « sagesse » et que, les ayant rassemblées en un art (40), il se tournerait vers l'enseignement, ne sachant nullement à la vérité, parmi ces décrets et désirs, ce qui est beau ou laid [493c] ou bon ou mauvais ou juste ou injuste, attribuerait tous ces noms d'après les opinions du grand animal, (41) celles dont il se réjouirait, les appelant « bonnes », celles d'autre part dont il serait accablé, « mauvaises », ne tiendrait jamais un autre discours sur elles, sinon que les
[choses] nécessaires, (42) il les appellerait « justes » et « belles », alors que la nature du nécessaire et du bon, à quel point elles diffèrent en réalité, (43) il ne l'aurait jamais vue et ne serait pas capable de la montrer à un autre. (44) Étant tel alors, par Zeus, ne te semble-t-il pas être déplacé (45) en tant qu'éducateur ?
À moi, certes ! dit-il.
Est-ce qu'alors il semble différer en quoi que ce soit de celui-là, celui qui,
pour avoir exercé en profondeur son intelligence (46) sur l'humeur et les plaisirs (47) d'une multitude de personnes [493d] de toutes origines venant à se rassembler, estime [cela] sagesse, soit en matière de peinture, soit en matière de musique, soit encore en matière de politique ? C'est qu'en effet, pour peu que quelqu'un ait affaire à eux pour leur présenter soit une création littéraire, soit quelque autre œuvre d'art, soit un service au bénéfice de la cité, en donnant à la foule autorité sur lui au-delà du nécessaire, la nécessité qu'on appelle « de Diomède » (48) lui fera faire ce dont eux peuvent faire l'éloge. Mais que cela soit et bon et beau en vérité, as-tu déjà par hasard entendu quelqu'un parmi eux en donnant une raison qui ne soit pas parfaitement ridicule ?
[493e] Je crois bien en effet, reprit-il, n'en avoir pas entendu.
À présent, ayant tout ça présent à l'esprit, souviens-toi de ceci : le beau lui-même, mais pas les multiples belles
[choses], ou chaque quelque chose lui-même et [494a] pas les multiples chacun d'eux, est-il possible que la multitude soutienne ou pense que ça existe ? (49)
Pas le moins du monde, dit-il.
Alors pour sûr, repris-je, que soit philosophe la multitude est impossible.
Impossible.
Et donc, ceux qui philosophent, nécessaire qu'ils soient blâmés par eux.
Nécessaire.
Et encore par ces particuliers qui, entretenant des relations avec cette populace, désirent lui donner satisfaction.
Clair.
Alors, à partir de tout ça, vois-tu quelque salut pour une nature philosophe, de sorte que, restant dans cette occupation, elle parvienne à son accomplissement ? Mais conçois-le [494b] à partir de ce que nous avons dit auparavant. Il a bien en effet été admis entre nous que facilité à apprendre et mémoire et courage et grandeur de vue faisaient partie de cette nature. (50)
Oui.
Donc, dès l'enfance, celui qui est tel sera premier en tout, surtout si son corps se développe de manière similaire à son âme ?
Comment cela ne se produirait-il pas? dit-il.
Alors, je pense, voudront profiter de lui, lorsqu'il sera devenu plus vieux, pour leurs propres affaires, ses proches et ses concitoyens.
Et comment
[ne le feraient-il] pas ?
[494c] Ils se mettront donc à ses pieds, lui présentant requêtes et marques d'estime, s'accaparant par avance et flattant par avance son pouvoir à venir.
C'est du moins, dit-il, ainsi que les choses ont coutume de se passer.
Que penses-tu donc, repris-je, que fera un tel
[homme] dans de telles [circonstances], surtout si, par chance, il est d'une grande cité, et dans celle-ci, riche et bien né, et, qui plus est, de belle apparence et grand ? Ne sera-t-il pas plein d'espérances inconcevables, pensant qu'il sera capable de s'occuper des affaires des Grecs et des barbares (51) [494d] et en plus de ça, de s'élever bien haut, s'emplissant d'affectation et d'une manière de penser vaine dénuée d'intelligence.
Tout à fait, dit-il.
Alors, à celui qui est ainsi disposé, si quelqu'un, s'approchant doucement, disait la vérité, qu'il n'y a nulle intelligence en lui, mais qu'il en a besoin, mais qu'elle ne peut être acquise sans s'asservir à son acquisition, est-ce que tu penses que ça
[lui] sera facile de tendre l'oreille au milieu de si grands maux ?
Il s'en faut de beaucoup, reprit-il.
Mais si pourtant, repris-je, du fait de son heureux naturel et de son affinité [494e] pour ces discours, un seul s'en apercevait d'une manière ou d'une autre et se laissait fléchir et attirer vers la philosophie, que pensons-nous que feront ceux qui croiront perdre la possibilité de se servir de lui et son amitié ? Ne
[vont-ils] pas mettre en œuvre et dire toutes les paroles et toutes les actions [possibles], (52) aussi bien auprès de lui, pour qu'il ne soit pas convaincu, qu'auprès de celui qui tente de le convaincre, pour qu'il n'en soit pas capable, à la fois en privé en complotant contre lui et publiquement, en intentant des actions contre lui ?
[495a] De toute nécessité, reprit-il.
Est-il donc possible que qui est tel philosophe ?
Pas du tout ! (53)
Tu vois donc, repris-je, que nous n'avons pas mal parlé en disant qu'aussi bien les composantes de la nature (du) philosophe (54) elles-mêmes, lorsqu'elles se développent dans un mauvais milieu nourricier, sont cause d'une certaine manière du fait qu'il se détourne de cette occupation, tout autant que ce qu'on appelle des biens, les richesses et tout un attirail de ce genre. (55)
Non en effet, mais c'est à juste titre, dit-il, que nous l'avons dit.
Voilà donc, dis-je, merveilleux
[ami], en quelle abondance et de quelle force [est] ce qui cause la ruine et la dégradation (56) [495b] de la meilleure nature en route vers la plus noble occupation, et qui par ailleurs advient rarement, comme nous le disons nous-mêmes. Et donc, de ces hommes, proviennent aussi bien ceux qui produisent les plus grands maux pour les cités et pour les particuliers, que ceux [qui produisent] les plus grands biens, ceux qui auraient la chance d'être emportés dans cette direction par le courant ; car une nature inférieure n'accomplit jamais rien de grand en rien ni pour un particulier, ni pour une cité.
Très vrai, reprit-il.

(vers la section suivante : Les imposteurs et le petit reste)


(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)

(2) Le texte grec traduit par « l'inéluctabilité de la perversité du plus grand nombre » est tès de tôn pollôn ponèrias tèn anagkèn. Le substantif grec anagkè signifie « nécessité », aussi bien dans le sens de « contrainte » que dans celui de « fatalité, destin ». C'est le nom que donne Platon, dans le mythe d'Er qui clôt la République, à une divinité, mère des trois Moires (cf. République, X, 616c4 ; 617c2 ; etc.) Mais traduire ici par « la nécessité de la perversité... » serait ambigu. Platon ne veut bien évidemment pas dire qu'il est nécessaire que le plus grand nombre de ceux qui se disent philosophes soient pervers, au sens où l'on dirait qu'il est nécessaire qu'il y ait de l'essence dans le réservoir pour qu'une voiture puisse rouler, mais que, les choses étant ce qu'elles sont et la nature humaine ce qu'elle est, il ne peut en être autrement, bref, que c'est inéluctable. D'où ma traduction. Mais c'est le même mot anagkè d'on trouve dans la réplique suivante de Socrate pour parler de la « nécessité » relative à la nature capable de se développer pour produire le véritable philosophe, l'homme kalos te kai agathos (beau et bon), cette fois dans le sens d'une nécessité de besoin (on a besoin de cette nature pour arriver au résultat souhaité), pas dans celui d'une nécessité de fait (il se trouve que c'est comme ça). C'est la raison pour laquelle je le traduis par « nécessité » la seconde fois.
Ponèria, pour sa part, est un substantif désignant le mauvais état physique (état maladif) ou moral (méchanceté, perversité). Ce terme est dérivé de ponèros, « qui est dans la peine, qui souffre, malheureux, infortuné », ou encore « de mauvaise qualité, défectueux , et au sens moral « mauvais, méchant, pervers », lui-même dérivé de ponos, « peine, fatigue, travail fatiguant, souffrance », à son tour dérivé du verbe penesthai, « se donner de la peine, travailler à », et plus tard « être en peine, en difficulté, dans le besoin ». De cette même racine dérive le mot penia, « gêne, pauvreté », dont la Diotime du Banquet fait le nom d'une sorte de déesse, mère d'Érôs, le dieu, ou plutôt le daimôn, « philosophe », par les œuvres de Poros, dont le nom signifie « passage, chemin, voie de communication » au sens propre, et au figuré « ressource, expédient, moyen de parvenir à ses fins », dont le contraire est aporia, l'« aporie » à laquelle arrive si souvent Socrate dans les discussions (Banquet, 203a-204a). Ce n'est donc pas le manque, la déficience, en tant que tels (penia) que critique Socrate, mais la perversité qui en résulte, telle une maladie (ponèria), dès lors qu'on ne veut pas tenir compte des limites de notre nature. (<==)

(3) Le début de cette réplique de Socrate est quelque peu surprenant : akouômen kai legômen, mot à mot « que nous écoutions/entendions et que nous parlions », subjonctifs présents actifs à la première personne du pluriel ayant valeur d'impératifs. S'agirait-il pour Socrate, comme le pense Pachet, qui traduit « continuons à alterner écoute et paroles », de nous rappeler au passage qu'un dialogue suppose à la fois une aptitude à la parole et une capacité d'écoute ? Peut-être. Mais il y a une autre possibilité qui vient à l'esprit si l'on est attentif à la fin de la réplique précédente de Socrate. En effet, le verbe que tous les traducteurs rendent par un subjonctif actif, « (veux-tu) que nous essayions/tâchions/ nous efforcions... », est en grec un subjonctif passif : peirathômen. Cette forme est issue du verbe peiran, qui signifie « essayer, tenter » ou encore « éprouver, mettre à l'épreuve ». Or toute cette conversation, depuis qu'Adimante est intervenu, découle de propos qu'il a présentés comme ceux que pourrait tenir un auditeur de Socrate non identifié, et Socrate vient de faire allusion, à la fin de la section précédente, à cet interlocuteur anonyme, « celui qui accuse la philosophie » (cf. 489d3), en conseillant à Adimante de le convaincre que les responsables du mépris dans lequel sont tenus les philosophes « convenables » ne sont pas ceux-ci mais ceux qui refusent de les prendre au sérieux (cf. 489b). Il me semble donc que le passif peirathômen est encore une référence à cet interlocuteur et que la phrase de Socrate signifie quelque chose comme « veux-tu que nous fassions comme si nous étions pris au mot par cet interlocuteur et mis au défi par lui de démontrer ce que nous affirmons ? » C'est ce que j'ai rendu par « veux-tu... que... nous soyons mis à l'épreuve de le montrer ? » Dans ces conditions, il faut sans doute comprendre le « écoutons » de Socrate dans le sens de « obéissons » (à cette injonction), sens que peut effectivement avoir le verbe akouein (« écouter » dans le sens qu'à le verbe dans une phrase comme « écoute ton père », lorsque le père demande à son fils de faire quelque chose ou de ne pas faire une bêtise). Mais cette compréhension n'est pas exclusive du rappel méthodologique supposé par certains traducteurs ici. Il le renforce même, en ce qu'il suggère que, dans une discussion, il ne suffit pas d'écouter les objections des présents, mais qu'il faut aussi savoir prendre en compte celles qui pourraient venir d'absents, si elles sont pertinentes et leur accorder autant d'attention qu'à celles des présents. (<==)

(4) « Celui qui sera beau et bon » traduit le grec ton kalon te kagathon [contraction pour kai agathon] esomenon. Cette formule substantifie à l'aide de l'article ton le participe futur du verbe einai (« être ») introduisant deux attributs : kalon (« beau ») et agathon (« bon ») qui résument à eux deux l'idéal de perfection des grecs du temps de Socrate et Platon, au point que kalos kai agathos en vient à signifier quelque chose comme « honnête homme », « homme de bien », et que les deux adjectifs sont associés dans un substantif, kalokagathia, qui désigne le fait d'être kalos k'agathos. Pour les grecs d'alors, en effet, l'apparence extérieure ne peut que refléter la rectitude intérieure, ce qui fait qu'un homme de bien ne peut pas ne pas être aussi « beau (kalos) ». C'est sans doute une des raisons pour lesquelles les Athéniens se méfiaient de Socrate qui, justement, n'était pas beau, du moins dans son apparence extérieure (voir le discours d'Alcibiade dans le Banquet). (<==)

(5) « Si tu l'as en tête » traduit le grec ei nôi echeis, mot à mot « si tu as dans l'esprit », nôi étant le datif de nous, « esprit, intelligence, pensée ». Pour nous, il va de soi que la tête est le siège du cerveau et donc de l'intelligence et de la pensée, mais, si c'était aussi le cas pour Platon, comme le montre le Timée, cela n'allait pas de soi pour tous les grecs, puisque Aristote voudra, lui, placer le siège de la pensée dans le cœur. (<==)

(6) Sur le mot alazôn, traduit par « fanfaron » et déjà rencontré en 486b7, voir la note 44 à ma traduction de la section sur les qualités du philosophe (VI, 484a1-487a8), à laquelle renvoie ici Socrate en demandant de se la remettre en mémoire. (<==)

(7) « Ce qui est », c'est en grec to on, mot à mot « l'étant ». (<==)

(8) L'adjectif philomathès, « amoureux de l'étude/du savoir » a déjà été utilisé en 485d3 après avoir été explicité par mathèmatos... erôsin (« ils ont l'amour de l'étude ») en 485b1 dans une proposition qui était le point de départ de toute l'analyse des qualités requises pour le vrai philosophe (cf. note 32 à ma traduction de la section sur les qualités du philosophe). (<==)

(9) Toute cette réplique de Socrate mélange en permanence un vocabulaire qui appartient au registre de l'abstraction et de l'intelligible avec un vocabulaire très imagé et concret évoquant en particulier les relations sexuelles et l'enfantement, mais plus généralement le monde « physique » du devenir.
Les premiers mots après le hoti qui ouvre la description de celui dont on pourra dire qu'il est kalos kai agathos (« beau et bon », cf. note 3) sont pros to on pephukôs eiè amillasthai (« pour [atteindre] ce qui est par nature serait [disposé à] se battre »), formule dans laquelle alternent diverses formes du verbe einai (« être ») s'appliquant successivement à ce à quoi s'intéresse notre homme, à savoir, to on, mot à mot « l'étant », et à l'homme lui-même, pour dire ce qu'il « serait (eiè, optatif présent), avec des termes qui renvoient au monde du devenir, pephukôs tout d'abord, participe parfait actif utilisé adverbialement (« par nature ») du verbe phuein, « pousser, naître, croître », dont dérive le nom phusis (« nature »), racine du mot français « physique », puis le verbe amillasthai (« combattre, lutter », et aussi « disputer (un prix dans un concours) », et par suite « faire effort pour »), qui évoque l'idée de la vie comme une lutte, et conduit à se demander si ce amillasthai pros to on, dans lequel to on est au singulier, doit se comprendre comme signifiant « lutter pour [saisir] l'Être/l'essence » en donnant à to on un sens « parménidien » et un poids métaphysique maximum, ou plus simplement comme signifiant « lutter pour l'existence », le to on renvoyant alors plus modestement à l'« être » de l'homme dont il est ici question.
Celui que la nature a ainsi disposé à lutter pros to on est ensuite décrit comme ho ge ontôs philomathès (« le du moins réellement ami de l'étude »), c'est-à-dire comme participant au monde du devenir en tant qu'il est -mathès, « étudiant » (de manthanein, « apprendre, étudier », et à l'aoriste mathein, « avoir appris », et donc « savoir, comprendre ») et aussi en tant qu'il est capable de philia, c'est-à-dire mu par une forme ou une autre d'erôs, mais participant aussi au registre de l'être en tant qu'il est cela ontôs, « réellement », cette réalité étant exprimée à l'aide de la forme adverbiale dérivée du participe présent du verbe einai (« être »).
Il nous est ensuite dit que ce véritable amoureux de l'étude ouk epimenoi epi tois doxazomenois einai pollois hekastois (« ne resterait pas sur/s'en tiendrait pas à chacune des multiples [choses] [qui sont] réputées être ») : ici, le verbe epimenein, « rester sur, s'en tenir à » évoque l'idée de stabilité et de permanence plutôt associée avec l'être qu'avec le devenir, mais est utilisé pour nier une telle stabilité, impossible justement dans la mesure où celle dont il est ici question ne serait fondée que sur des doxazomenois ( participé présent passif de doxazein, verbe dérivé du nom doxa, « opinion », et aussi « bonne réputation, gloire », lui-même dérivé du verbe dokein, « penser, admettre que, prétendre, croire, sembler »), c'est-à-dire sur de simples opinions, opinions qui néanmoins portent sur einai, « être », terme qui nous ramène dans le registre métaphysique, mais qui n'en concernent pas moins des êtres « multiples » (pollois), qui sont cependant envisagés « chacun » dans son individualité (hekastois).
En opposition à cette pseudo-stabilité des philodoxoi, des « amoureux de l'opinion » (selon le nom qui a été donné à cette sorte de gens à la fin du livre V pour les opposer aux philosophoi (cf. République, V, 479e-480a)), qui prétendent se préoccuper de l'être (einai), celui qui est philomathès et destiné à devenir philosophos nous est présenté en perpétuel « mouvement » sous l'impulsion d'erôs : ioi kai ouk amblunoito oud' apolègoi tou erôtos prin... (« il irait [de l'avant] et ne faiblirait pas et ne mettrait pas fin à son amour avant de... ») : ioi est l'optatif présent actif du verbe ienai, « aller », et ce cheminement vers tou erôtos, l'objet d'amour, est caractérisé par deux verbes supplémentaires qui sont niés : notre homme ne fait pas preuve de faiblesse (amblus, « émoussé, sans vigueur, faible », racine du verbe amblunein, dont amblunoito est l'optatif présent passif), son ardeur ne s'émousse pas (sens premier de amblunesthai, passif de amblunein), et il ne prend pas de repos, ne met pas un terme (apolègein, dont apolègoi est l'optatif présent actif) à sa quête avant (prin...) d'avoir atteint son but. Si l'on oppose tout ce membre de phrase au précédent, on voit que Socrate prend plaisir à nous prendre à contrepied en décrivant le philosophos en mouvement perpétuel sous l'impulsion d'erôs en opposition avec le philodoxos immobile dans la pseudo-certitude de ses opinions sur l'être.
Quant à l'objet d'amour de notre candidat philosophe, il est décrit, au point qui constitue le centre de la réplique, comme autou ho estin hekastou tès phuseôs (« la nature de chaque ça-même qui est »), c'est-à-dire une fois encore par une expression qui mêle le registre de la phusis avec celui de l'être (ho estin, « qui est »), en même temps que l'un et le multiple, puisque ce dont on cherche à connaître la phusis est désigné par un singulier mais implicitement présenté comme multiple par le pronom hekastou (« chaque », ici effectivement au singulier, alors qu'il était au pluriel lorsqu'il était question de tois doxazomenois einai pollois hekastois, mot à mot « des réputés être nombreux chacuns »). Et si l'expression se termine sur le mot phuseôs (« nature »), elle commence sur le pronom autou, génitif neutre singulier de autos, qui laisse espérer une formule du genre auto to kalon (« le beau lui-même »), auto to agathon (« le bon lui-même »), usuelle pour parler de ce qu'on a l'habitude d'appeler les « idées » platoniciennes, espoir finalement déçu, puisque ce autou, génitif masculin ou neutre, ne peut être associé à tès phuseôs, qui est un génitif féminin, et ne peut donc être associé qu'à hekastou, tout aussi imprécis que lui et seulement précisé par ho estin (« qui est »), qui n'en dit guère plus.
Cet objet de la quête amoureuse, il s'agit de l'hapsasthai, de « mettre la main dessus ». Hapsasthai est l'infinitif aoriste du verbe haptesthai (moyen de haptein, « nouer, attacher, ajuster »), dont le sens premier est « toucher » au sens le plus physique (l'adjectif dérivé haptos signifie « tangible » et le nom dérivé hapsis signifie « le toucher » considéré comme l'un des cinq sens), mais qui peut aussi, comme le français « toucher  » ou « saisir », se prendre dans le sens analogique de « saisir par les sens » en général, ou encore « saisir par l'esprit, percevoir ».
Et ce qui doit « toucher » une phusis, c'est une partie de l'âme (psuchès), sur laquelle Socrate n'est pas plus explicite, puisque il ne nous dit pas explicitement à laquelle de ses partie il fait référence, mais utilise la formule elliptique hôi prosèkei psuchès ephaptesthai tou toioutou (« par ce à quoi il convient dans l'âme de mettre la main sur le tel »), formule qui reprend, non pas exactement le verbe haptesthai, mais un dérivé ephaptesthai obtenu par adjonction du préfixe epi (« sur »), pour l'appliquer à tou toioutou, pronom neutre indéfini signifiant mot à mot « le tel », c'est-à-dire « ce qui est tel ». Quant à l'incidente prosekei de suggenei (« cela convient en effet à l'apparenté ») qui précise le prosekei (« il/cela convient »), elle le fait à l'aide d'un adjectif, suggenès (« de même naissance/race/espèce/origine », d'où « semblable, analogue ») qui renvoie à l'ordre de la « genèse » (mot français dérivé de genesis, dont la racine se retrouve dans suggenès, tous ces termes renvoyant au verbe gignesthai, « naître, devenir »), et donc une fois encore au monde physique du devenir.
Socrate parle ensuite de l'amoureux de l'étude comme plèsiasas kai migeis tôi onti ontôs (« s'étant approché et s'étant uni à l'étant réellement »), en utilisant deux verbes, plèsiazein (« être proche, s'approcher ») et mignunai (« mêler, unir, mélanger », et au passif « se mêler à, avoir commerce avec »), qui peuvent tous deux se prendre dans un sens renvoyant aux relations sexuelles, mais pour les appliquer, là aussi, à quelque chose d'on ne peut plus abstrait, tôi onti ontôs, « l'étant réellement », où l'adverbe traduit par « réellement » n'est autre que la forme adverbiale ontôs du participe présent du verbe einai (« être ») utilisé juste avant sous forme substantivée (tôi onti, datif neutre singulier), forme adverbiale déjà employée par Socrate à propos du philomathès lui-même, pour préciser qu'il ne parle que de celui qui est ontôs (« réellement ») désireux d'apprendre ce qui concerne to on.
De cette union, nous dit-il, doit résulter un « engendrement » : gennèsas (participe aoriste actif de gennan, « engendrer, enfanter, produire ») noun kai alètheian, mais un engendrement d'abstractions : « intelligence/esprit (noun) » et « vérité (alètheia) ». Et cet engendrement doit conduire aussi bien à la connaissance (gnoiè, « il apprendrait à connaître », optatif aoriste de gignôskein, « apprendre à connaître, comprendre ») qu'à la vie animale (zôiè, optatif présent actif de zèn, « vivre ») et à la croissance résultant de l'alimentation (trephoito, optatif présent passif de trephein, « nourrir »), vie et alimentation par ailleurs qualifiés, à l'aide de l'adverbe alèthôs (« véritablement ») appliqué aux deux verbes, de « véritables ».
Et tout ce développement prend fin sur un mot ôdinos (génitif singulier de ôdis) qui désigne au sens propre les douleurs de l'enfantement chez la femme, et par extension l'enfantement (ce qui nous renvoie au Socrate se décrivant comme accoucheur de pensées à l'image de sa mère sage-femme dans le prologue du Théétète), enfantement auquel l'atteinte du but mettrait fin (lègoi, optatif présent actif du verbe lègein, « cesser, finir, se reposer », dont on avait rencontré une forme composée, apolègoi, un peu plus haut).
Pour éclairer tout cela, revenons au tout début de la réplique, pour constater que Socrate la présente comme une « apologie », c'est-à-dire une « défense » au sens juridique du terme, en l'introduisant par le verbe apologèsometha, première personne du pluriel du futur de apologeisthai, « plaider pour soi, se défendre », et une défense, une apologia, qui le concerne, lui, aussi bien que son interlocuteur et ses auditeurs, pour autant qu'ils acceptent ses propos sur le vrai philosophos, puisque le verbe est à la première personne du pluriel. On est donc fondé à voir dans cette réplique une sorte de condensé de la défense de Socrate devant un « jury » réceptif à ses vues, là où l'Apologie nous offrait une défense devant composer avec le niveau intellectuel du jury populaire qui avait à juger Socrate dans le vrai procès intenté contre lui par Anytos et ses porte-paroles. Et de plus, Socrate nous suggère dès le premier mot signifiant de la réplique (les mots qui précèdent sont un interrogatif, deux particules de liaison et une négation : ar' oun dè ou), avant même de parler d'« apologie », que cette défense serait présentée metriôs, « de manière mesurée, appropriée, adaptée, adéquate » (sur cet adverbe, voir la note 7 à ma traduction de la section initiale du livre VI sur les qualités du philosophe).
Ceci nous invite à voir dans cette réplique une manière mesurée de résumer la vie du véritable philosophos, dont Socrate lui-même est un exemple particulièrement achevé, manière sans doute infiniment plus équilibrée que celle que nous propose la « digression » centrale du Théétète (Théétète, 172c-177c), qui est, elle, plus une caricature du « philosophe » selon l'image que s'en fait Théodore, à qui la propose Socrate, qu'une description du véritable philosophos selon le cœur de Socrate (le mot philosophos n'apparaît en effet tout au long de la longue description de cet individu perdu dans les nuages de sa pensée loin du monde qui l'entoure et dont il ne veut rien connaître, que dans la formule hon dè philosophon kaleis, « celui que tu appelles philosophe », en Théétète, 175e1, même si les traducteurs éprouvent le besoin d'introduire le mot « philosophe » dans leur traduction là où il n'est pas dans le grec pour rendre leur texte plus explicite, selon eux du moins ; pour introduire cette description, Socrate parle de hoi en tais philosophiais polun chronon diatripsantes, « ceux qui passent/perdent beaucoup de temps dans les [questions] philosophiques » (Théétète, 172c4-5), et peu après de tous en philosophiai kai tèi toiaide diatribèi tethrammenous, « ceux qui ont été nourris par la philosophie et un tel passe-temps/travail/genre de vie » (Théétète, 172c9-d1), puis plus loin dit qu'il va s'intéresser à tôn koruphaiôn, « ceux qui sont à la tête », de tous diatribontas en philosophiai, « ceux qui passent/perdent leur temps dans la philosophie » (Théétète, 173c7-9), avant de préciser que l'anecdote de Thalès tombant dans un puits alors qu'il observait le ciel s'applique epi pantas hosoi en philosophia diagousi, « à tous ceux qui conduisent [leur vie] jusqu'au bout dans la philosophie » (Théétète, 174a8-b1) ; bref, il parle de personnes se mêlant de philosophia plutôt que de philosophoi, et le fait avec des expressions qui, en particulier à la lueur de ce qu'il dit en ce début du livre VI de la République, peuvent être prises aussi bien en bonne qu'en mauvaise part et qui ne valent ici que ce que veut bien en comprendre Théodore à qui s'adresse Socrate dans cette partie du Téétète, un Théodore qui apparaît tout au long du dialogue comme un « scientifique », comme on dirait aujourd'hui, n'ayant pas une très haute opinion de la philosophie et des philosophes et n'acceptant de prendre part à la conversation que contraint et forcé).
Et c'est bien cette « mesure », cet équilibre, qui transparaît jusque dans le vocabulaire, ainsi que nous venons de le montrer. Ce qui caractérise le véritable philosophos selon Socrate, ce n'est pas tant sa manière de vivre que sa manière de penser, ce qui n'est pas surprenant dès lors que c'est justement la pensée, le nous, qui spécifie l'homme et le distingue de tous les autres animaux. Et cette manière de penser, elle se spécifie par ce qui en est l'objet, la « nourriture » en quelque sorte (voir l'emploi du verbe trephien), à savoir, la vérité sur to on dans toute sa diversité. Et cette vérité constitue une fin, un objectif, dont la poursuite est l'affaire de toute une vie. Mais l'homme en cette vie reste un animal et partage avec les animaux le fait que ce qui le meut, c'est l'erôs (voir le discours du médecin Eryximaque dans le Banquet). Seulement, comme nous l'enseigne Diotime dans le Banquet, toute la question pour l'homme est d'orienter cet erôs vers un objet approprié pour l'animal particulier qu'il est, animal doué de logos. Et en fin de compte, cette recherche de to on, qui inclut celle de l'être particulier qu'est chacun de nous (gnôthi sauton, « apprends à te connaître toi-même »), n'est autre que la « gestation » de l'âme par soi-même qui prolonge la gestation physique de notre corps par notre mère, dans laquelle chacun est en quelque sorte l'« artisan » de sa propre vie, de son être propre, c'est-à-dire de son âme, dont l'enfantement ne prend fin qu'avec la mort.
Dans cette perspective, tous les termes dont nous avons noté l'ambiguïté sont délibérément ambigus dans la mesure où ils ne font que refléter la dualité constitutive de l'homme, dont la vie est à la fois vie du corps et vie de l'esprit, dont la nourriture est à la fois nourriture du corps et nourriture de l'esprit, et qui ne peut être un homme digne de ce nom que s'il respecte la mesure (metron) entre ces deux dimensions de son être, comme nous l'expliquera le Socrate du Philèbe. Et toute la difficulté pour l'homme, c'est de savoir ne pas s'arrêter (epimenein) à la simple doxa (« opinion ») en se satisfaisant des doxazomenois einai, mais de fixer comme but de sa quête intellectuelle (le mathein impliqué par philomathès) la vérité sur l'être, sur les êtres, en allant jusqu'à tôi onti ontôs (« ce qui est réellement »), quand bien même cette vérité ne serait pas totalement accessible en cette vie et ne serait finalement accessible que pour l'âme qui a été transportée aux îles des bienheureux au terme de sa vie terrestre incarnée (sur les makarôn nèsois, les îles des bienheureux, voir la note 77 à ma traduction du commentaire par Socrate de l'allégorie de la caverne). Et de fait, en tant qu'animaux corporels, nous ne pouvons faire abstraction de la phusis et ne pouvons accéder, éventuellement, et seulement pour les meilleurs, aux plus hautes abstractions que par cette ascension dialectique qui prend sa source dans les êtres les plus tangibles qui nous entourent, ascension dialectique que nous décrit la Diotime du Banquet à laquelle il a déjà été fait référence. <==)

(10) « Chérir la fausseté » traduit le grec pseudos agapan. On a déjà rencontré le verbe agapan en 485c8, où je l'avais traduit par « avoir de l'affection pour » pour le distinguer d'autres verbes de sens voisin aussi utilisés alors par Socrate (cf. note 30 à ma traduction de cette section). Ici où le contexte est différent et où Socrate oppose agapan à misein (« haïr »), la traduction par « chérir » est plus adaptée, surtout lorsque ce qu'il s'agit de chérir ou haïr est pseudos, « mensonge, fausseté, erreur », concept vis-à-vis duquel parler d'« affection » ne convient pas vraiment.
La traduction de pseudos par « fausseté » est plus ouverte ici que celle par « mensonge », qui évoque plutôt l'acte délibéré de quelqu'un qui cherche à tromper, ou par « erreur », qui suggère l'acte d'une personne qui se trompe, dans la mesure où pseudos est opposé implicitement à alètheia (« vérité »), comme va le montrer la réplique suivante de Socrate, sans qu'il précise s'il s'agit de la vérité dans les dires de telle ou telle personne, ou tout simplement de LA vérité en général. (<==)

(11) Le mot grec traduit par « mode de vie » est èthos, qui signifie « manière d'être habituelle, caractère », et dont dérive l'adjectif èthikos, racine du français « éthique », applicable à ce qui a trait au mode de vie, aux mœurs. Les adjectifs qualifiant l'èthos dont il est ici question sont hugies, « sain », au plan corporel d'abord (c'est le mot dont vient le français « hygiène »), mais aussi au sens analogique, pour parler par exemple d'un esprit sain, et plus généralement d'un comportement sensé, raisonnable, et dikaion, « juste ». Quand à ce qui est dit accompagner ce genre de vie, c'est la sôphrosunè, mot que je traduis par « modération ».   (<==)

(12) « En nous pliant à la nécessité [du raisonnement] » traduit le participe présent anagkazonta (accusatif masculin pluriel) du verbe anagkazein construit sur la racine anagkè, « contrainte, nécessité », mot que nous avons déjà rencontré au tout début de cette section (voir note 2). Le verbe anagkazein signifie « contraindre, forcer », tout d'abord au sens proprement physique, mais aussi dans le sens analogique de forcer quelqu'un à reconnaître la vérité ou la nécessité de quelque chose par la force du raisonnement.
Pour la traduction de l'expression tès philosophou phuseôs au début de la réplique par « de la nature (du) philosophe », avec un « du » optionnel, voir la note 23 à ma traduction de la section « Les qualités du philosophe ». (<==)

(13) Cette phrase renvoie à la section sur les qualités du philosophe et plus spécifiquement à 485b-487a : pour l'andreiai (« courage, virilité »), 486a8-b5, bien que le mot andreia n'y figure pas, mais n'apparaisse qu'en 487a5, dans le récapitulatif ; pour la megaloprepeia (« grandeur de vue »), 486a8 ; pour l'eumatheia (« facilité à apprendre »), 486c3 ; pour la mnèmè (« mémoire »), 486c7-8, où le mot lui-même ne figure pas, mais où il est question de son contraire, l'oubli (lèthè), et 487a4 où, dans le récapitulatif, Socrate parle, sinon de mnèmè, du moins du fait d'être mnèmôn (« ayant bonne mémoire »). (<==)

(14) Le verbe que je traduis par « nous en avons délimité les contours » est hôrisametha, première personne du pluriel de l'indicatif aoriste moyen du verbe horizein, dont le sens premier est « limiter, borner », et de là « séparer, délimiter » ou encore « définir », et qui dérive de horos, « limite, borne ». La traduction par « définir » me semble en général mal adaptée à Platon tant elle évoque les « définitions » telles que les pratiquait Aristote. Toute la pratique des dialogues montre que ce que met Platon derrière cette idée de « définition » est bien plus proche du sens premier du verbe horizein, qui évoque l'idée d'un territoire que l'on parcourt pour en fixer les limites et distinguer ce qui en fait partie et ce qui y est extérieur. Et ici encore, Socrate ne « définit » pas, ni dans ces répliques de reprise, ni dans les développements plus longs qu'elles rappellent, la nature du philosophe au sens où l'on attendrait une définition du dictionnaire, mais au contraire, il fait une sorte d'inventaire du « contenu » de cette nature, en distinguant ce qui lui convient (prosèkon, en 490c10) et ce qui n'y a pas sa place.
On notera par ailleurs l'insistance sur la nécessité (anagkè) dans cette réplique, où l'on trouve deux fois le verbe anagkazein (anagkazonta en 490c9 et anagkasthèsetai en 490c11-d1) et ici l'expression ex anagkès associée à hôrisametha, sans qu'on sache trop bien si elle signifie qu'on a été « contraints » de délimiter à nouveau la nature du vrai philosophe par la nécessité de l'enchaînement du raisonnement dans son ensemble (ce besoin de délimitation étant nécessaire pour la suite du discours), ou si l'on a posé les bornes de cette nature en se pliant à la nécessité qui lie entre elles les qualités qui découlent les unes des autres lorsqu'on les analyse comme il convient (comme cela avait été fait dans la section sur les qualités du philosophe à laquelle renvoie ici Socrate). Il semble que Socrate veuille nous faire prendre conscience de la capacité qu'a le logos, le raisonnement, à mettre en évidence une « nécessité » qui est à l'origine celle de la phusis, de la nature, pour que nous comprenions que, si les choses ne se passent pas dans les faits comme le raisonnement le laisserait supposer, ce n'est pas le raisonnement qui est en faute, mais la nature qui est pervertie. (<==)

(15) Socrate précise ici ce que je laissais entendre dans la note 2, à propos du terme ponèria (traduit alors par « perversité ») opposé à penia, « pauvreté », de même racine, en opposant deux catégories de personnes : d'un côté ceux dont il prend bien soin de préciser qu'ils sont, non pas ponèrous (traduit par « méchants »), mais achrèstous, traduit par « inutiles », mais qu'on aurait aussi pu traduire par « sans valeur », du moins dans l'opinion du grand nombre et par rapport à leur conception de l'utilité, et de l'autre côté ceux qui n'ont pas conscience de leur limites, de leur « pauvreté » naturelle, et veulent se lancer dans des entreprises dont ils ne sont pas capables, déconsidérant du même coup ces activités dont ils donnent ainsi une piètre image. (<==)

(16) Le verbe utilisé par Socrate ici, apospan, est le même que celui utilisé dans la réplique précédente, sauf que cette fois-ci, il est utilisé seul, alors que dans la réplique précédente, Socrate parlait de apospan philosophias (« arracher à/tirer à l'écart de la philosophie ». En français, il est difficile de trouver un même verbe capable de traduire apospan à la fois avec et sans complément, ce qui me conduit à expliciter ici entre crochets le complément qui est très probablement sous-entendu par Socrate.
Par contre, le premier des deux verbes est différent dans chaque réplique : dans la réplique précédente, Socrate associait apospan à apollunai, « perdre, faire périr » ; ici il l'associe à phtheirein, « détruire, gâter, corrompre ». (<==)

(17) Le texte grec de cette fin de réplique est agathôi gar pou kakon enantiôteron è tôi mè agathôi. La formulation en est pour le moins abstraite et surprend après ce qui a précédé, où il était question de plantes, d'animaux, de semences, de nourriture, de saisons, etc. Mais c'est aller un peu vite en besogne que de chercher à y voir une proposition de pure logique sur le bien et le mal, même s'il est probable qu'il y a une certaine ironie de la part du Socrate de Platon à glisser comme ça brutalement d'un analogie organique à une proposition qui adopte l'apparence de la logique formelle avant la lettre. Socrate veut simplement nous dire qu'un mauvais (kakon) régime ou traitement sera plus « contraire » (enantiôteron), c'est-à-dire plus préjudiciable, à un organisme de bonne (agathôi) qualité, sain, vigoureux, qu'à un organisme déjà naturellement dégradé parce que pas de bonne (mè agathôi) qualité, ce qui est plus une proposition de bon sens que de logique. (<==)

(18) L'adjectif grec que je traduis par « pleine d'ardeur juvénile » est neanikès, génitif féminin singulier de neanikos, adjectif dérivé de neos (« jeune »), via neanias (substantif signifiant « jeune homme », avec l'accent mis sur les propriétés de vigueur et de force impliquées par la jeunesse, ce qui conduit à des usages analogiques en tant qu'adjectif où le terme ne fait plus références qu'à ces propriétés, d'ailleurs prises tantôt en bonne part, avec le sens de « vigoureux », tantôt en mauvaise part, avec le sens de « hardi, audacieux »). Neanikos hérite en tant qu'adjectif des sens dérivés de neanias et signifie donc « qui a les qualités ou les défauts de la jeunesse, vif, impétueux, véhément, violent ». On voit donc que le terme est ambigu et met en fait plus l'accent sur l'aspect non complètement développé de la nature envisagée, sur son appétit de croissance, que sur ses qualités intrinsèques d'origine, ce qui n'est pas surprenant dans la mesure où Socrate est en train de s'intéresser à ce qu'on appellerait aujourd'hui l'acquis par opposition à l'inné, c'est-à-dire au fait que le milieu dans lequel se font la croissance justement et l'éducation peut pervertir ce qui était donné au départ. On pourrait presque même dire que le choix du terme employé par Socrate vise à suggérer que la part de l'acquis est plus importante que celle de l'inné et que ce qui compte le plus, c'est la vitalité dont fait preuve le nouveau né, qui va déterminer la quantité de « nourriture » qu'il pourra absorber, pour le meilleur ou pour le pire, l'importance du résultat, en bien ou en mal, étant proportionnelle à cette quantité absorbée.
En fait, cette ambiguïté est déjà implicite dans le terme grec phusis auquel l'adjectif neanikos est ici associé, mais que Socrate emploi depuis un bon moment déjà pour désigner ce à quoi il s'intéresse dans les individus pour distinguer ceux qui sont philosophes de ceux qui ne le sont pas. Malheureusement, la traduction classique de phusis par « nature » fait perdre de vue que ce mot est dérivé du verbe phuein, qui signifie « pousser, faire naître/naître, faire croître/croître » et que la phusis, c'est donc la « production » avant d'être la « nature » au sens que prend ce mot français dans des contextes comme le nôtre. Phusis désigne donc indissociablement l'ensemble du processus de « production » d'un être soumis au développement « physique », depuis ce qui est donné (« en puissance », dirait Aristote) dans la « semence » (le sperma dont il était question en 491d1) jusqu'à ce qui y est « ajouté » tout au long du processus de développement. Malheureusement, aucun terme français ne recouvre à lui seul tout cet ensemble. (<==)

(19) « Régime alimentaire » traduit le grec trophè, nom dérivé du verbe trephein, qui signifie proprement « nourrir » et qui met l'accent sur ce qui favorise le développement de ce qui est soumis à croissance. Dans le prolongement de la note précédente sur phuein et phusis, on peut dire que la trophè focalise sur les apports extérieurs qui sont nécessaires pour assurer le développement de la phusis. Mais ce mot met l'accent sur les apports matériels (la « nourriture »), et laisse de côté, dans le cas de l'homme, le développement « intellectuel ». Cet aspect, plus important que la trophè dans le cas qui est celui de Socrate ici, où l'on s'intéresse plus au développement de l'âme qu'à celui du corps, est désigné par le terme de paideia (« éducation »), évoqué à défaut d'être utilisé, quelques lignes plus haut dans la même réplique de Socrate, par le mot paidagôgia, qui se traduit aussi par « éducation », mais qui met plus spécifiquement l'accent sur la manière de conduire cette éducation, le composant -agôgia de paidagôgia étant dérivé du verbe agein, qui signifie « conduire » (d'où le sens pris en français par le mot « pédagogie » qui en est la transposition). Dans tout ce passage, Socrate va et vient en permanence entre le langage analogique qui assimile l'homme à une plante ou un animal, et le langage direct utilisant les mots spécifiques au développement intellectuel et moral spécifique à l'homme doué de logos (« raison ») et de nous (« esprit, intelligence »). (<==)

(20) Si le sens général de cette réplique prise dans son ensemble est clair pour tous en ce qu'elle oppose deux opinions possibles sur l'origine des plus grands maux, soit qu'ils proviennent des meilleures natures corrompues par leur environnement nourricier et éducatif, soit qu'il provienne de natures déficientes, la compréhension de détail semble plus délicate et certains traducteurs tordent un peu le cou à la grammaire et au sens de certains mots pour donner à la dernière partie de la phrase un sens qui ne soit pas contraire au sens général de la réplique. Ce dernier membre de phrase est en grec asthenè de phusin megalôn oute agathôn oute kakôn aitian pote esesthai, proposition infinitive (esesthai est l'infinitif futur de einai, « être ») subordonnée au « ou bien penses-tu (è oiei) » qui ouvre la seconde partie de l'alternative proposée à Adimante par Socrate, qui se traduit sans problèmes, si l'on fait abstraction de l'adéquation du sens au contexte et à la logique de la réplique, par « (ou bien penses-tu que....) mais qu'une nature sans force ne sera jamais cause de grandes choses, ni bonnes, ni mauvaises ». Le problème est que, pris ainsi, le sens semble contredire ce qui est proposé au début de cette seconde branche de l'alternative, qui est justement que ce sont les natures déficientes qui seraient à l'origine des plus grandes injustices et des plus grands maux : ta megala adikèmata kai tèn akraton ponerian ek phaulès... phuseôs gignesthai (« les grandes injustices et la méchanceté sans partage proviennent d'une nature déficiente »). Il me semble que l'issue à cette apparente contradiction n'est pas de faire, comme le font certains traducteurs, comme si le oute... oute... signifiait, non pas « ni..., ni... », mais « ou..., ou... » (ce qui n'est jamais le cas, le ou de oute n'étant autre que la négation signifiant « ne », « ne... pas », « pas »), en donnant au de, non plus une valeur d'opposition, mais le sens de « et encore », pour arriver à une traduction par quelque chose comme « (penses-tu que...) et encore qu'une nature sans force puisse être d'une manière ou d'une autre cause de grandes choses, ou bonnes, ou mauvaises », ce qui n'est qu'une redite sous une forme légèrement différente de ce qui avait commencé cette seconde branche de l'alternative, mais de considérer que Socrate développe cette seconde branche en y exprimant d'abord seulement ce qui est attribué aux natures déficientes (« les grandes injustices et la méchanceté sans partage proviennent d'une nature déficiente ») pour l'opposer (all' ouk, « et non pas ») à ce que l'option contraire dit des deux types de natures, à savoir, que c'est « d'une nature pleine d'ardeur juvénile complètement corrompue par son régime alimentaire (ek neanikès phuseôs trophèi diolomenès) » que proviennent « les grandes injustices et la méchanceté sans partage » alors que (de) « une nature sans force ne sera jamais cause de grandes choses, ni bonnes, ni mauvaises ». En d'autres termes, si l'on désigne par MN la proposition selon laquelle ce sont les Meilleures Natures qui produisent les plus grands maux, et par ND celle selon laquelle ce sont les Natures Déficientes qui en sont la cause, en notant que l'affirmation de l'une implique la négation de l'autre, l'alternative est ainsi proposée par Socrate :
ou bien MN,
ou bien ND mais pas (MN et pas ND).
Cette présentation lui permet de formuler dans des termes légèrement différents d'une fois sur l'autre successivement et dans cet ordre MN, ND, pas MN, pas ND :
- (MN) : tas psuchas tas euphuestatas kakès paidagogias tuchousas diapherontôs kakas gignesthai (« les âmes dotées des meilleures natures tombant sur une mauvaise éducation deviendront autrement/particulièrement mauvaises ») ;
- (ND) : ta megala adikèmata kai tèn akraton ponerian ek phaulès... phuseôs... gignesthai (« les grandes injustices et la méchanceté sans partage proviennent d'une nature déficiente ») ;
- (non MN) : (ta megala adikèmata kai tèn akraton ponerian...) ouk ek neanikès phuseôs trophèi diolomenès gignesthai (« les grandes injustices et la méchanceté sans partage... ne proviennent pas d'une nature pleine d'ardeur juvénile complètement corrompue par son régime alimentaire ») ;
- (non ND) : asthenè phusin megalôn oute agathôn oute kakôn aitian pote esesthai (« une nature sans force ne sera jamais cause de grandes choses, ni bonnes, ni mauvaises »).
La difficulté d'analyse provient de ce que Socrate imbrique dans sa formulation l'expression de (ND) et de (non MN) que nous avons dissociées dans la présentation précédente, pour arriver à la formulation suivante (en rouge, les mots communs aux deux propositions, en bleu ceux spécifiques à ND, en vert ceux spécifiques à non MN, en noir les articulation de la phrase) : ta megala adikèmata kai tèn akraton ponerian ek phaulès all' ouk ek neanikès phuseôs trophèi diolomenès gignesthai (en respectant l'ordre des mots grecs : « les grandes injustices et la méchanceté sans partage d'une déficiente et non pas d'une pleine d'ardeur juvénile nature complètement corrompue par son régime alimentaire proviennent »). Cette imbrication invite par ailleurs à réduire la portée du all' ouk (« et non pas ») médian à une opposition entre les termes qui l'encadrent immédiatement, ek phaulès [sous-entendu phuseôs] avant, et ek neanikès [phuseôs] après, alors qu'il faut le prendre comme marquant une opposition entre ce qui a précédé depuis « Ou bien penses-tu... » (l'expression de ND, pas encore complète du fait des termes mis en commun) et tout ce qui suit dans la phrase, qui en détaille le contraire, sous la forme, niée par all' ouk, (MN et pas ND).
Le résultat de cette organisation, c'est que la réplique commence et finit sur l'expression des deux faces complémentaires de l'option qui a la faveur de Socrate, (MN) au début et (non ND) à la fin, chacune exprimée seule, et toutes deux encadrant l'expression entremêlée des deux faces de l'option qu'il récuse, (ND) et (non MN).
Cette redondance qui résulte du fait que chaque proposition est affirmée une première fois, puis niée, permet une variation dans le vocabulaire en offrant la possibilité de proposer plusieurs formulation de chacune d'elles, ce qui évite de se faire piéger par un vocabulaire trop limité : ainsi, chacune des deux catégories de natures est décrite avec un qualificatif différent dans chaque cas : les unes sont d'abord euphuestatas (comparatif de euphuès, « de bonne nature, d'heureuse naissance, vigoureux »), puis neanikès (« pleines d'ardeur juvénile » ; sur ce qualificatif, voir note 18), et les autres sont tout d'abord décrites comme phaulès (de phaulos, « de qualité inférieure, défectueux, méchant, malveillant, vil »), puis comme asthenè (de asthenès, « sans force, faible, chétif ») ; pour celles de bonne qualité, on parle d'abord d'âmes (psuchas), mais d'âmes euphuestatas, terme dans lequel on retrouve la racine phuein de phusis, puis de nature (phuseôs), alors que pour les autres, on parle les deux fois de phusis ; pour les effets dommageables de ces natures bonnes ou mauvaises, il est d'abord question que les âmes de bonne nature kakas gignesthai (« deviennent mauvaises »), puis il est question que par le fait des unes ou des autres, ta megala adikèmata kai tèn akraton ponerian... gignesthai (« proviennent (ou ne proviennent pas) les grandes injustices et la méchanceté sans partage/sans mélange/pure »), et enfin on conteste que les mauvaise puisse être cause megalôn oute agathôn oute kakôn (« de grandes [choses], ni bonnes, ni mauvaises »).
Si maintenant, au-delà du vocabulaire et de la construction de la réplique, on s'intéresse aux idées, il faut bien reconnaître que la proposition de Socrate, dont on voit bien qu'il penche vers la première branche de l'alternative, selon laquelle ce sont les natures les mieux douées qui sont cause des plus grands maux, ne va pas de soi et a même un côté paradoxal par rapport au sens commun. En effet, pour la plupart des gens, être mauvais (kakon), c'est être cause de maux, et être bon (agathon), c'est être cause de bien, si bien que plus une âme est mauvaise plus elle devrait causer de maux. Et c'est ce sens commun que met sens dessus dessous Socrate en passant par l'analogie des plantes et des animaux, en s'attachant au sens originel du mot phusis, qui évoque l'idée de croissance (voir note 18, second paragraphe), et en choisissant des mots qui évoque plus la déficience (phaulès) ou le manque (a-sthenès, construit par ajout du alpha privatif à une forme dérivée de sthenos, « force, vigueur »), non seulement à propos des natures, comme on vient de le voir, mais encore à propos des conséquences, qui sont l'a-dikia (alpha privatif associé à une forme dérivée de dikè, « justice ») et la ponèria, terme qui évoque une idée de mauvais état, du corps ou de l'âme (voir note 2, 2ème paragraphe). Bref, ce que suggère ici Socrate, c'est que la phusis n'est au départ, dans le sperma (« semence ») ou le phuton (« pousse ») (ce sont les deux termes employés par Socrate en 491d1), qu'une potentialité à croître (phuein), plus ou moins vigoureuse selon les individus, et que l'ampleur des effets, bons ou mauvais, dépend de la vigueur plus ou moins grande de la phusis qui en est cause, qu'il faut donc autant de vigueur pour faire un grand bien qu'un grand mal, et que ce sont dans les deux cas les natures les plus vigoureuses au départ qui pourront parvenir à de grands effets, qui seront bons ou mauvais selon la manière dont l'éducation aura orienté le développement de cette nature. Et c'est là qu'intervient une part de chance, de hasard plus ou moins favorable, traduite dans notre réplique par l'usage de la forme verbale tuchountas utilisée pour parler de la paidagogia, que j'ai traduite par « tombant sur (une mauvaise éducation) », et qui est l'accusatif féminin pluriel du participe aoriste actif du verbe tugchanein, verbe dérivé de tuchè, « bonne ou mauvaise fortune, sort, hasard ». Dans un langage plus actuel, on pourrait dire que le bien et le mal ne sont pas donnés au départ dans les chromosomes, mais qu'on y trouve seulement une vigueur plus ou moins grande pour se développer, et c'est la manière dont est utilisée cette vigueur au gré des circonstances et de l'environnement dans lequel se fait la croissance qui conduit au bien ou au mal. Dit autrement, le bien est du côté de la fin, pas de l'origine.
Tout ceci, le Socrate de Platon ne fait que le suggérer et le sous-entendre par le choix rigoureux d'un vocabulaire non rigoureux, alors qu'Aristote l'explicitera en multipliant les termes techniques, au besoin inventés par lui pour l'occasion. Mais il n'est pas sûr que, ce faisant, il ait rendu les choses plus claires !... (<==)

(21) C'est encore le verbe tugchanein (voir avant-dernier paragraphe de la note précédente) qui est utilisé ici et que je traduis cette fois par « il ait la chance de tomber sur » pour rendre sensible la référence implicite à la tuchè (« chance, hasard ») que contient la racine du verbe, d'ailleurs utilisé ici sous la forme tuchèi, troisième personne du singulier du subjonctif aoriste actif, qui est identique au datif du nom tuchè qui peut être utilisé adverbialement pour signifier « par chance » ou « par hasard ». (<==)

(22) Les deux participes aoriste passifs spareisa te kai phuteuteisa traduits par « ayant été semée et plantée » viennent respectivement des verbes speirein et phuteuein, qui renvoient aux mots sperma (substantif dérivé de speirein) et phuton (substantif dérivé de phuein dont dérive à son tour phuteuein) employés par Socrate en 491d1, au début de tout ce développement, que j'ai traduits par « semence » et « plant » respectivement. (<==)

(23) Pour la nature rencontrant l'éducation appropriée, Socrate disait quelle parvenait à l'excellence auxanomenèn, « en grandissant » (participe présent passif du verbe auxanein, « augmenter, accroître » la taille, la force, la puissance, et au passif « croître, grandir »), suggérant qu'il y avait effectivement accroissement. Ici où il est question de la nature qui n'a pas trouvé le terrain favorable, il dit simplement qu'elle trephètai (« elle est nourrie »), formule qui ne préjuge pas de l'effet de cette alimentation. (<==)

(24) On retrouve ici la forme tuchèi du verbe tugchanein, la même que celle utilisée au début de la phrase (cf. note 19), ici associée au participe aoriste boèthèsas du verbe boèthein, qui signifie étymologiquement « courir (thein) en réponse à un cri (boè) d'appel au secours ». On notera que l'usage de ce verbe qui évoque la « chance (tuchè) » est réservé ici par Socrate aux situations favorables : la « chance » de tomber sur la bonne éducation, la première fois, la « chance » qu'un dieu vienne vous secourir la seconde fois, alors que le mot en grec n'est pas aussi univoque et peut aussi bien évoquer une bonne qu'une mauvaise fortune. (<==)

(25)  Je traduis ici et dans les lignes qui suivent le mot grec sophistès (dont c'est la première apparition dans la République, où il n'apparaît que 7 fois, dont 6 entre ici et 493a7) par « habile homme » ou « homme habile » plutôt que par son décalque français « sophiste » parce que ce terme a pris en français un sens spécialisé désignant en particulier tout un groupe d'intellectuels qu'on classe en général comme une « école » philosophique parmi les « présocratiques » et dont les représentants les plus connus (de nous) sont justement ceux que nous connaissons principalement à travers les dialogues de Platon où il les met en scène (Protagoras, Gorgias, Hippias, Prodicos, Thrasymaque, pour ne nommer que les plus célèbres). Et quand il n'a pas ce sens technique, il prend un sens péjoratif corollaire de celui de « sophisme ». Il est vrai que ce sens péjoratif, qui doit beaucoup à Platon et à ses critiques à l'égard de ceux qu'on appelle aujourd'hui encore les Sophistes, existait déjà en son temps. Mais sa transposition en français fait perdre de vue qu'avant de prendre ce sens péjoratif, ce terme, dérivé de l'adjectif sophos (« habile, sage, savant ») via le verbe sophizein (« rendre habile »), sophizesthai (« agir ou parler habilement », parfois avec idée de tromperie), désignait tout homme qui excellait dans un art ou un autre, toute personne qui pouvait se dire sophos en quelque chose, sans nuance péjorative aucune. Ce n'est justement qu'avec l'apparition des professeurs d'éloquence du temps de Socrate, les Protagoras et autres Gorgias, qui se prétendaient « habiles » et vendaient très cher leur savoir, que le terme s'est spécialisé, en particulier à Athènes, pour désigner ces individus et a pris une connotation de plus en plus péjorative, comme on le voit dans le Ménon aux réactions d'Anytos, dans son dialogue avec Socrate, dès que ce dernier emploie ce terme (cf. Ménon, 91b8, sq.) ; mais même alors, le mot n'avait pas perdu son sens premier, comme on le voit dans ce même dialogue, en 85b4, à la fin de l'expérience avec l'esclave, où Socrate emploie ce terme, sans nuance péjorative, pour désigner les « spécialistes » en géométrie qui appellent « diametron (diagonale) » la ligne que vient de pointer l'esclave sans la nommer et qui constitue la solution du problème du doublement du carré posé par Socrate. Dans cette section de la République, il me semble que le mot doit rester ouvert sur les deux sens possibles et que c'est le contexte qui doit nous aider à nous faire une opinion sur l'habileté supposée des sophistai dont il est question, et non pas le mot de « sophiste » qui doit nous suggérer a priori le peu d'estime qu'a Socrate pour les gens qu'il nomme ainsi. C'est en particulier vrai en 492d5-6, où il est question de houtoi hoi paideutai te kai sophistai (« ces éducateurs et habiles hommes »), où il n'y a pas plus de raisons de supposer un sens péjoratif à sophistai (qu'il pourrait avoir dans l'absolu) qu'à paideutai auquel il est associé, qui, lui, n'a jamais un sens péjoratif. Pour les deux termes, c'est la description de leurs méthodes et des résultats de leur enseignement qui doit déterminer si les personnes auxquelles ils s'appliquent méritent ou pas le qualificatif d'« éducateurs » et de « savants », si ce sont des « maîtres » (paideutai) dignes de ce nom ou des « charlatans » (sophistai dans son sens spécialisé). C'est encore le cas en 492d9, où Socrate se demande quel sophistèn pourrait en privé contrebalancer l'influence de ces autres sophistai que constitue l'opinion publique, question rhétorique qui peut aussi bien viser les pareils de Protagoras (les « Sophistes » auraient-ils le succès qu'ils ont s'ils allaient à contre-courant de l'opinion publique ? Et donc pourquoi rejeter le blâme sur eux seuls ?) que le maître selon le cœur du Socrate de Platon, dont il doute que l'influence puisse être bien grande. (<==)

(26) Ce « en privé », idiôtikous en grec, s'éclairera dans la suite de la discussion, lorsque Socrate va préciser ce qui constitue l'autre branche de l'alternative. Idiôtikos est un adjectif dérivé de idiôtès, qui signifie « personne privée, particulier » par opposition à « personne publique, homme politique, etc. », et est dérivé lui-même de idios, « qui appartient en propre à quelqu'un ou quelque chose », c'est-à-dire « propre, particulier, privé » par opposition à « qui appartient à autrui (allotrios) », à « commun (koinos) » ou à « public (dèmios) ». La critique qu'a en vue ici Socrate en la présentant comme l'opinion du plus grand nombre (hoi polloi), c'est celle qui consiste à rejeter la responsabilité des maux dans les affaires publiques aux leçons que donneraient en privé (idiôtikos) et moyennant salaire certains sophistes à quelques jeunes gens riches et promis à un brillant avenir du fait de leur position sociale. C'est l'opinion qui est défendue en particulier par Anytos dans sa conversation avec Socrate dans le Ménon. Pour Anytos, les « éducateurs » capables de former des citoyens kalloi kagathoi (« beaux et bons »), c'est-à-dire des honnêtes gens (sur cette expression, voir la note 47 à ma traduction du dialogue entre Socrate et Anytos dans le Ménon), ce sont tous les citoyens plus âgés qui sont eux-mêmes kaloi kagathoi. On va voir que Socrate reprend ici, en partie du moins, cette proposition d'Anytos, mais pour la faire aboutir à des conclusions exactement inverses : pour Socrate en effet, ce sont bien de fait, les citoyens en place qui forment leur progéniture sur le plan politique par leur exemple dans l'action publique, et c'est précisément ainsi que, non seulement ils les corrompent en les induisant à agir en vue de leur intérêt partisan, mais en plus inspirent aux sophistes avides d'argent les idées qu'en flatteurs ceux-ci viendront leur resservir en leur donnant moyen de les mettre plus efficacement en pratique. (<==)

(27) « Et que cela mérite d'être dit » traduit le grec hoti kai axion logou. Mot à mot, axion logou signifie « digne de parole / discours / mention ». Ce que semble vouloir dire ici Socrate, c'est que, si l'activité des sophistes censés corrompre les jeunes est une activité idiotikos, c'est-à-dire qui se fait en privé (voir note précédente), elle ne devrait pas intéresser les autres citoyens, sauf à ce que justement cette activité « privée » rejaillisse sur la vie publique à travers le comportement politique qu'elle induit chez ceux qui la pratiquent, auquel cas, elle devient axion logou, « digne qu'on en parle », elle mérite qu'on s'y intéresse et qu'on se pose des questions à son sujet, puisqu'elle a un impact sur la cité. (<==)

(28) Le verbe utilisé ici par Platon, krotein, vient du mot krotos, qui désigne le bruit qu'on fait en frappant sur quelque chose, qu'il s'agisse d'un instrument de musique, ou des pieds frappant le sol ou des mains frappant l'une contre l'autre pour applaudir, etc. Krotein signifie donc « frapper » avec l'accent mis sur le bruit que produit ce frappement. Il est utilisé ici sans complément, ce qui laisse ouverte la question de savoir de quel type de manifestation bruyante il s'agit. On pourrait traduire tout simplement par « en applaudissant », sens que peut effectivement avoir le verbe krotein employé absolument, comme c'est le cas ici. Mais la référence qui suit aux pierres pros autois, avec pros + datif qui signifie « en touchant à, contre » suggère qu'il pourrait s'agir de bruit produit en frappant les pierres qui servaient de sièges dans les amphithéâtres d'alors, et pas simplement de l'écho que pouvaient renvoyer les gradins étagés et les murs de clôture. (<==)

(29) Le verbe grec traduit par « ils le châtient » est kolazousi, du verbe kolazein, dont le sens premier est « tronquer, émonder, élaguer », et par extension « contenir » (au sens de cantonner dans de justes limites en élaguant tout ce qui dépasse), puis « punir, châtier ». Les trois sortes de punitions, de « cantonnements », d'émondages, envisagées par Socrate son décrites par trois mots, tous trois au pluriel alors que le sujet auxquels ils s'appliquent est au singulier (ton mè peithomenon, « le non convaincu ») : atimiais, chrèmasi et thanatois, mot à mot, « par des déshonneurs », « dans les biens/richesses » et « par des morts ». Le premier mot, atimia, formé du a- privatif ajouté à un mot dérivé de timè, « valeur, honneur », signifie au sens premier « mépris », mais a aussi à Athènes un sens technique renvoyant à une procédure de privation partielle ou totale des droits de citoyen. Le second, chrèmata (pluriel de chrèma) désigne simplement les biens, les richesses, si bien que chrèmasi kolazein veut dire mot à mot « punir par les biens », c'est-à-dire condamner à des amendes. Et pour finir, il y a un certain humour de la part de Socrate à parler de « morts » au pluriel à propos d'une seule personne, comme pour exagérer les moyens dont disposent les censeurs, qui pourraient condamner plusieurs fois à mort la même personne ! (<==)

(30) Le verbe grec que j'ai traduit par « est sauvé » est sôthèi, 3ème personne du singulier du subjonctif aoriste passif du verbe sôizein, dérivé de la racine sôs, qui signifie « sain, en bonne santé, en bon état ». Le sens de sôizein est donc celui de « conserver sain et sauf [personnes], en bon état [objets inanimés] », « préserver du danger », « sauver », et au passif « être sauvé, être préservé », et le verbe peut s'appliquer à un grand nombre de choses : des personnes, des objets, des biens, des cités, des lois, etc. On retrouve d'ailleurs cette même racine sôs dans sôphrôn, étymologiquement « sain d'esprit (phrèn) », c'est-à-dire « sensé, prudent, sage, modéré ». Remarquons encore que le nom Sôkratès associe la racine sôs à kratos, qui signifie « force, vigueur, puissance, pouvoir ». On peut donc le comprendre comme signifiant « qui possède un pouvoir sain », ou « qui a le pouvoir de sauver » ou quelque chose de ce genre.
 « Devient comme il doit [être] » traduit le grec genètai hoion dei. Par ces deux formules, l'idée de « être conservé sain et sauf » et celle de « devenir comme on doit être », Socrate suggère qu'il y a pour un certain nombre de choses au moins, et sans doute implicitement pour les personnes, dont il vient d'être question avant, bien que le sujet de ces verbes soit un neutre (hotiper), destiné sans doute à ne pas limiter ce qui suit aux seules personnes, une « santé » qui n'est pas donnée d'avance, un « bon » état auquel elle doit (dei) autant que faire se peut parvenir, qu'elle doit faire advenir (genètai). (<==)

(31) Le mot grec que je traduis ici par « organisations politiques » est politeiôn, génitif pluriel de politeia, le mot qui sert de titre original à ce que nous appelons la République. Sur la richesse de sens de ce mot, voir la note 3 à ma traduction de la section de la République que j'ai appelée « Le philosophe-roi ». (<==)

(32) « Une part [venant] d'un dieu » traduit le grec theou moiran. Cette expression ne se trouve que deux fois dans les dialogues : ici et en Critias, 121a8-9. Par contre, on y trouve 14 occurrences d'une expression voisine, theia moira, dans laquelle le génitif theou (« d'un dieu ») est remplacé par l'adjectif theios (« divin ») au féminin imposé par moira (« part, portion, lot ») : Protagoras, 322a3 ; Ménon, 99e6 ; 100b2-3 ; Apologie, 33c6-7 ; Phèdre, 230a5-6 ; 244c3 ; Phédon, 58e6 ; Ion, 534c1 ; 535a4 ; 536c2 ; 536d3 ; 542a4 ; Lois, I, 642c8 ; IX, 875c4 ; et on retrouve cette expression dans un passage clé du début de la Lettre VII, en 326b3, dans ce qui est une paraphrase de République V, 473c10-e2, le principe du « philosophe-roi », repris dans la lettre en conclusion du récit des débuts de la vie « publique » de Platon qui l'ouvre, sous la forme « il n'y aura donc de cesse aux maux de l'espèce humaine, avant que, soit l'espèce de ceux qui philosophent droitement et en vérité n'accède au pouvoir politique, soit ceux qui sont puissants dans les cités, par quelque grâce divine (ek tinos moiras theias), ne se mettent réellement à philosopher ». Certes, cette expression peut avoir le sens tout simple de « faveur divine », et c'est dans ce sens qu'elle est utilisée dans l'Ion, lorsque Socrate explique à Ion que ce n'est pas par quelque technè (« art/technique ») que les poètes, et lui à leur suite, disent de belles choses, mais grâce à une theia moira, une « faveur » ou une « inspiration » divine. Mais il est d'autres contextes dans lesquels on peut s'interroger sur la nature exacte de cette theia moira, surtout quand on prend en compte l'ambiguïté et la complexité de la relation du Socrate de Platon, et derrière lui de Platon lui-même pour ce qu'on peut en discerner à travers ses dialogues, avec le « divin » et les dieux. J'ai déjà commenté cette expression dans ma traduction du Ménon où elle apparaît par deux fois à la fin du dialogue (voir la note 48 à ma traduction de la dernière partie du Ménon), pour y suggérer que cette « part divine » en nous pourrait bien être l'aptitude à avoir part à l'intelligible, que le Socrate de Platon n'hésite pas à qualifier de « divin », ou au moins d'apparenté au divin (voir par exemple, dans notre page sur noèton, Phédon, 80a10-b5). Certains des textes mentionnés ci-dessus vont assez loin dans la suggestion que cette theia moira est, non pas une sorte de destin, de fatalité, qui serait bénéfique pour certains et néfaste pour d'autres, ou de faveur qui tomberait du ciel sur certains privilégiés, mais bien quelque chose qui fait partie intégrante de notre nature, à charge pour nous d'en faire bon usage, et ce sont justement, de manière quelque peu surprenante, des textes où ce n'est pas Socrate qui parle et où l'on est dans un contexte plutôt « mythique ». Il s'agit de Protagoras, 322a3 et de Critias, 121a8-9.
Dans le Protagoras, l'expression se trouve dans la bouche de Protagoras lorsqu'il raconte sa version du mythe de Prométhée et Épiméthée (320c-322d) : il vient de raconter comment Épiméthée avait oublié de pourvoir l'homme de qualités utiles à sa survie, distribuant tout ce dont il disposait aux autres animaux, et comment, pour réparer la bêtise de son frère, Prométhée avait décidé de dérober à Héphaïstos et Athéna tèn entechnon sophian sun puri (« l'habileté artisanale accompagnée du feu ») (Protagoras, 321d1-2) pour en pourvoir les hommes, et il enchaîne alors sur les mots suivants : epeidè de ho anthrôpos theias metesche moiras... (« dès lors que l'homme avait sa part de cette portion divine... »), pour décrire tout ce qui en résulte pour les hommes « du fait de leur parenté avec le dieu (dia tèn tou theou suggeneian) » : tenir les dieux en honneur, capacité de parler, inventions diverses. Il n'est pas question ici de faveur faite à certains seulement, mais bien d'une faculté donnée à l'espèce humaine.
Dans le Critias, ce mythe qu'invente le parent de Platon en le prétendant historique et ramené d'Égypte par Solon qui l'aurait raconté à un de ses ancêtres, de la bouche duquel il l'aurait lui-même entendu lorsqu'il n'avait que dix ans, l'expression, sous la forme theou moira similaire à celle qu'on trouve ici dans la République, apparaît dans la dernière page, peu avant l'endroit où s'interrompt le dialogue. Critias a longuement décrit l'île Atlantide, domaine du dieu Poséidon (par opposition à Athènes, domaine d'Héphaïstos et Athéna), ses richesses, son organisation géographique et politique, et la manière dont ses rois, dix à chaque génération, descendants des dix enfants que Poséidon avait eu avec une mortelle et dont Atlas était le premier, se comportaient les uns à l'égard des autres et collectivement à l'égard de leur biens, de leurs sujets et des lois de leur pays, et il en vient au moment de décrire la dégénérescence de l'île : tant que domina en eux, dit-il, hè tou theou phusis (« la nature du dieu ») et qu'ils restèrent « bien disposés vis à vis de leur parenté divine » (pros to suggenes theion philophronôs eichon) (Critias, 120e1-3), tout alla bien, ils raisonnaient juste et savaient se maîtriser et ne pas se laisser tourner la tête par leur fortune, et ek logismou toioutoi kai phuseôs theias (« du fait de raisonnements de cette sorte et de la nature divine »), ils accroissaient leurs biens ; mais epei d' hè tou theou men moira exitèlos egigneto en autois (« lorsque la portion du dieu devint affadie en eux ») (Critias, 121a8-9) et que le caractère humain (to anthrôpinon hètos) devint dominant, tout se gâta. Ici encore, il est question de parenté divine, et de quelque chose qui fait partie intégrante des hommes de génération en génération, même si, ici, où l'on a affaire à un aristocrate qui veut justifier ses privilèges héréditaires (il serait à cet égard intéressant de comparer en détail le mythe de Protagoras, d'inspiration « démocratique », et celui de Critias, d'inspiration « aristocratique »), cette « part du dieu » est limitée aux membres des familles royales et supposée venir de leur ancêtre divin qui fonde leur privilège. Mais justement s'il est besoin de supposer une paternité mi-divine, mi-humaine à l'origine, c'est bien parce qu'il faut que cette « part divine » soit inscrite dans la chair, dans les gènes, dirions-nous aujourd'hui, de tous pour le démocrate Protagoras, des gouvernants héréditaires pour l'aristocrate Critias, et non pas le caprice d'un dieu qui pourrait favoriser les uns et pas les autres, le père et pas le fils.
Mais si tous ont cette composante divine en eux, elle n'y est encore qu'en puissance : les hommes du mythe de Protagoras doivent développer les arts et tous ne sont pas compétents dans tous les domaines, et les rois de l'Atlantide peuvent laisser s'affadir en eux cet élément divin qui est censé justifier leurs privilèges et ne plus être capables de raisonnements sensés. Le résultat est que cette expression de theia moira peut aussi bien renvoyer à quelque chose qui fait partie de notre nature d'homme ouverte sur le « divin » du fait de son aptitude à avoir part à l'intelligible, qu'au caractère exceptionnel du plein déploiement de cette potentialité pour qu'elle devienne ce qu'elle doit être (genètai hoion dei) (cf. note 30). Le meilleur exemple de cette seconde option est l'usage qui en est fait en Lois IX, 875c4 : l'expression apparaît dans un prologue à un loi dans lequel l'Athénien entreprend de justifier la nécessité de lois pour les hommes dans leur organisation politique, et il en vient à évoquer l'hypothèse d'école où, theiai moirai (« par une faveur divine »), naîtrait un homme qui pourrait être le gouvernant « idéal », pour dire que, dans ce cas, il n'aurait plus besoin d'édicter de lois.
Pour revenir à notre texte de la République, j'ai déjà noté qu'il est ici question de theou moira, pas du plus habituel theia moira. J'avais dit en commençant que cette forme ne se trouvait que là et dans le Critias, mais en fait, on a vu que, dans le Critias, c'est une forme encore un peu différente qu'on trouve : tou theou moira. Il y est question de la () part du (tou) dieu, avec un article pour les deux mots, alors qu'ici, il n'y a d'article ni pour moira, ni pour theou. À la détermination du Critias, où l'on sait de quel dieu on parle, Poséidon, l'ancêtre des rois atlantes, et de quelle « part » on parle, jusqu'à un certain point du moins, le privilège héréditaire qu'ils doivent à leur ascendance divine, s'oppose l'indétermination de Socrate ici : à chacun de chercher ce que peut bien être cette moira et de quel dieu elle peut bien venir (car si elle est theiai, c'est bien qu'elle a pour origine un theos). La seule chose qui semble certaine à Socrate, c'est que l'homme ne peut se « sauver », parvenir au « bon état » qui lui convient, qu'en cherchant au-delà de lui, « au-dessus » de lui, vers ce que l'on désigne par le « divin » et celui ou ceux qui en sont la source. Mais cela veut-il dire qu'il lui faille attendre quelque miracle, attendre que quelque dieu s'intéresse à lui et le « sauve » d'un coup de baguette magique, ou que c'est à lui de se mettre en chemin et de tirer parti de ce qu'un dieu, peu importe lequel, lui a déjà donné, pour construire son être en devenir ?...
Quant à savoir ce que met exactement Platon derrière les termes de theos (« dieu ») et de theios (« divin »), c'est une autre affaire, qui mérite plus que quelques lignes à la fin d'une longue note. S'il ne semble pas manifester beaucoup d'intérêt pour les dieux traditionnels de la Grèce, dont il fait dans le Timée des créatures, auxiliaires du démiurge dans la création des espèces mortelles, animaux et hommes (Timée, 40e-42d), il semble néanmoins conserver le vocabulaire traditionnel pour évoquer ce qui, pour lui, transcende l'homme d'une certaine manière, cet ordre « intelligible » hors du temps et de l'espace, dont il pressent l'existence tout en sachant qu'on ne pourra jamais acquérir de certitudes à son égard, et s'il s'y intéresse, ce n'est pas pour se laisser bercer par des histoires merveilleuses de dieux et de déesses, mais parce que cette question est inséparable de celle du sens de la vie et du bien de l'homme. Un des textes cités au début de cette note parmi ceux où figure l'expression theia moira résume bien cette position par la bouche de Socrate : c'est un passage du début du Phèdre (Phèdre, 229c6-230a6) dans lequel on trouve associée la mention d'une theia moira avec une référence au gnôthi sauton (« apprends à te connaître toi-même ») de Delphes : Phèdre et Socrate marchent au bord de l'Ilisos et arrivent à un point qui rappelle à Phèdre l'histoire de l'enlèvement d'Orithye, fille d'un des premiers rois légendaires d'Athènes, par Borée, supposé avoir pris place dans ces parages, ce qui conduit Phèdre à demander à Socrate s'il croit que ce muthologèma (« récit fabuleux ») est vrai. À cette question, Socrate répond en ironisant, tout en les imitant, sur ceux qui se croient savants (sophoi) en « rationalisant » ces mythes et perdent leur temps à de telles considérations sans fin, expliquant que, tant qu'il n'est pas capable de se connaître lui-même (ou dunamai pô kata to delphikon gramma gnônai emauton, « je ne suis pas encore capable, selon le précepte delphique, de me connaître moi-même », 229e5-6), il ne voit pas l'intérêt de chercher à connaître autre chose. Et, précisant sa pensée en restant dans le registre mythologique qu'il vient de récuser, il présente la question qu'il se pose de la manière suivante : « j'examine, non pas ces choses-là, mais moi-même, [pour voir] si je me trouve être quelque bête sauvage plus pleine de replis que Typhon, et plus fumante et enflée d'orgueil, ou un animal plus apprivoisé et plus simple, ayant par nature en partage une certaine part divine et dénuée d'orgueil (skopô ou tauta all' emauton, eite ti thèrion tugchanô Tuphônos poluplokôteron kai mallon epitethummenon, eite hèmerôteron te kai aplousteron zôion, theias tinos kai atuphou moiras phusei metechon) » (Phèdre, 230a3-6) Typhon est un monstre à cent têtes, fils de Gaia (la Terre) et du Tartare (cf. Hésiode, Théogonie, 820-880) qui voulut seul combattre Zeus pour régner à sa place sur les mortels et les immortels, mais fut foudroyé par lui et enseveli sous un volcan. Son nom vient du verbe tuphein, qui veut dire « réduire en cendres, enfumer », et s'apparente à une série de termes issus de la même racine renvoyant à l'idée d'aveuglement (tuphlos , « aveugle ») et d'orgueil démesuré, dont certains sont justement employés par Socrate dans sa réplique : epitethummenon, participe parfait passif de epituphein, au sens propre « enfumer », et au figuré « être enflammé d'orgueil ou aveuglé par la passion » ; et atuphos, « sans orgueil, modeste ». En quelques mots bien choisis et à partir d'une allusion mythologique, Socrate nous suggère donc qu'il ne sert à rien de vouloir détrôner Zeus et s'ériger en dieu à la place des dieux, mais qu'il y a néanmoins dans notre nature (phusei) quelque chose de « divin » dont nous ne pourrons tirer parti que si nous savons rester modestes (atuphon) et ne pas en attendre plus que ce qu'elle peut donner, faute de quoi, aveuglés par les fumées d'idées fumeuses, nous deviendrons des monstres pareils à Tuphôn.
Et ici, dans la République, il nous suggère que la seule « planche de salut » pour l'homme, la seule manière pour lui de devenir ce qu'il est appelé à être, de développer pleinement sa phusis, le « germe » qui est en lui, c'est justement cette theia moira, cette composante « divine » de son être. (<==)

(33) Je rend ici sophistas par sa transposition en français plutôt que par « hommes habiles » comme je l'ai fait jusqu'ici (cf. note 25), car, dans le contexte de la phrase, le mot est introduit comme une appellation spécifique donnée par la foule à une catégorie de personnes qui correspondent bien à ceux à qui nous donnons aujourd'hui encore le nom de « sophistes », et implique la connotation péjorative à l'égard de ces gens qui domine dans l'esprit des pareils d'Anytos. Le traduire par une périphrase dénaturerait donc le texte. Mais il ne faut pas perdre de vue que c'est le même terme que celui que j'ai rendu auparavant par « hommes habiles ». (<==)

(34) « Ils exercent un art concurrent du leur » rend l'unique mot grec antitechnous construit sur la racine technè, « art, activité technique » par adjonction du préfixe anti- qui évoque l'idée d'opposition. La traduction par le seul mot « concurrent » fait perdre la référence à une technè, qui n'est pas neutre aux yeux de Socrate. (<==)

(35) Le verbe utilisé ici est paideuein, de même racine que paideia, « éducation », dont il a été question auparavant. Il me semble important de garder cette référence à l'éducation dans son ensemble, qui est perdue si l'on traduit, comme le font la plupart des traducteurs, par « enseignent ». Il ne s'agit pas ici d'un enseignement parmi d'autres, mais bien d'une soumission à l'opinion du plus grand nombre, d'une mise en conformité avec le moule de l'opinion publique, d'un endoctrinement au « politiquement correct », dirions-nous aujourd'hui. (<==)

(36) « Décrets » traduit le mot grec dogmata, pluriel de dogma, dont vient le français « dogme ». Tout comme doxa, « opinion », dogma est dérivé du verbe dokein, « penser, sembler, paraître », qu'on trouve dans les répliques précédentes : emoi dokei, « il me semble », répond Glaucon deux répliques plus haut, et Socrate reprend  : soi doxatô, « qu'il te semble... ». Tout comme doxa, dogma peut signifier simplement « opinion » (et finira par se spécialiser pour désigner les opinions spécifiques de telle ou telle école philosophique), mais il peut aussi avoir un sens plus précis de « décision, décret, arrêt ». Dans ce contexte où Socrate fait allusion à la « tyrannie » de la majorité dans un régime démocratique, « décrets » me semble mieux adapté que le plus neutre « opinions », ce d'autant plus que doxa apparaît implicitement deux mots plus loin, dans le verbe doxazousin, 3ème personne du pluriel de l'indicatif présent actif de doxazein, « avoir une opinion », que j'ai traduit par « ils émettent une opinion » : le texte grec de cette partie de la réplique est en effet tauta ta tôn pollôn dogmata ha doxazousin hotan hathroisthôsin (mot à mot « ces les <des nombreux> décrets que ils_opinent chaque_fois_que ils_sont_assemblés »). Il y a donc ici l'idée que le rassemblement en foule compacte (sens du verbe hathroizein, dont hathroisthôsin est issu) transforme les doxai en dogmata en leur donnant une force supplémentaire, idée qu'on ne peut rendre si l'on traduit dogmata par « opinions ». (<==)

(37) Le mot grec traduit par « sagesse » est sophian. C'est le même que celui qu'on trouve en composition dans philosophia, d'où l'importance de savoir discerner ce qui mérite ce nom, et qui l'utilise à bon ou à mauvais escient. Le problème, c'est que, comme beaucoup de mots, sophia a de multiples sens, qui vont de la simple habileté technique (sens qu'on retrouve dans sophistès, de même racine, cf. note 25) à la « sagesse » dans le sens le plus élevé en passant par « savoir, science ». (<==)

(38) Socrate parle ici de phônas phtheggesthai, d'« émettre des sons », pas de parler un langage articulé et signifiant. Lorsque le Socrate de Platon emploie cette terminologie, c'est souvent pour évoquer le substrat purement physique de la parole, le son, et suggérer que tout son émis, même par un homme, n'est pas nécessairement un logos, une parole sensée, et qu'une parole, même porteuse de sens, est d'abord un bruit et peut ne rester que ça pour certains. Ici il n'est pas question de savoir si la « créature » (thremma, terme grec qui peut s'appliquer aussi bien à un homme qu'à un animal, tout comme « créature » en français) est douée de raison ou pas, si elle parle et comprend des paroles, mais seulement d'observer des relations de cause à effet entre certains sons et certains comportements. Après tout, thremma peut signifier « nourrisson », et il est vrai que, dans un premier temps, même un bébé humain n'émet que des sons et ne réagit qu'aux sons émis par ses proches, dans lesquels il ne reconnaît pas encore des mots porteurs de sens. On retrouvera le verbe phtheggesthai dans l'allégorie de la caverne, utilisé pour parler des sons émis par certains des porteurs des objets dont les ombres se projettent sur le mur qui fait face aux enchaînés (République, VII, 515a2, et cf. la note 13 à ma traduction de l'allégorie). Ce choix rigoureux de vocabulaire est particulièrement important dans un débat avec les professeurs de rhétorique et les sophistes, qui est la toile de fond des dialogues, où toute la question est justement de savoir ce que signifie logos (Gorgias se dit professeur de logos, cf. Gorgias, 449e1) et en quoi le fait que l'homme soit le seul des animaux à en disposer le distingue des autres animaux, y compris de ceux qui émettent aussi des sons. (<==)

(39) « Coexistence » traduit sunousia, substantif dérivé de suneinai, littéralement « être avec », c'est-à-dire « fréquenter », « s'unir à », y compris dans un sens sexuel, qu'on peut retrouver dans sunousia, dont le sens général est « fréquentation », mais qui peut vouloir dire aussi « relation intime », et plus spécifiquement « relation sexuelle ».
« Usure du temps » traduit presque littéralement chronou tribè, puisque tribè, dérivé du verbe tribein, « frotter, user (en particulier par frottement) », signifie « action d'user », et à partir de là, « longue pratique, expérience », mais aussi « action de traîner en longueur, lenteur ».
Ces deux termes ont pour but de décrire un apprentissage qui ne doit rien à l'intelligence et à la raison, mais tout au simple fait de se trouver là et d'y passer du temps en observant ce qui se passe, pour acquérir en quelque sorte des « réflexes » conditionnés par l'« expérience », mais une expérience subie plus que provoquée. (<==)

(40) « Les ayant rassemblées en un art » traduit le grec hôs technès sustèsamenos, formule dans laquelle il est question de technè juste après qu'on ait parlé de sophia (traduit, ici encore, par « sagesse »). Sustèsamenos est le participe aoriste de sunistanai, « poser ensemble », c'est-à-dire « réunir, rassembler », verbe dont vient le nom sustèma, « réunion, rassemblement », de personnes entre autres (« troupe, foule, assemblée »), et plus tard de doctrines, transposé dans le français « système ». (<==)

(41) Pas plus que thremma, le terme employé au début et traduit par « créature », le mot zôion employé ici et traduit par « animal », ne préjuge du fait que la « créature » dont on parle soit une bête ou un homme. En effet, zôion désigne au sens premier tout être vivant, puisque le mot dérive de zèn, le verbe qui signifie « vivre ». (<==)

(42) « Les [choses] nécessaires » traduit le grec tanagkaia, contraction de ta anagkaia, substantivation du neutre pluriel de l'adjectif anagkaios (« nécessaire » ou « contraignant »), dérivé de anagkè, « nécessité » (sur ce mot, voir la note 2). Tanagkaiai pris absolument, signifie en général « les nécessités de la vie », mais il faut sans doute ici regarder plus loin et se reporter au Timée, dans lequel on voit que même le démiurge, dans la création de l'univers, doit prendre en compte la « nécessité » (cf. Timée, 47e3-5, où Timée oppose ta dia nou dedèmiourgèmena, « ce qui a été façonné au moyen de l'intelligence », dont il a parlé auparavant, à ta di' anagkès gignomena, « ce qui est advenu du fait de la nécessité », dont il va maintenant parler). (<==)

(43) On peut comprendre, à partir des remarques qui concluent la note précédente, comment, pour Platon, le nécessaire et le bon sont aux deux extrêmes de son échelle de valeurs : le « nécessaire (to anagkaion) », c'est ce qui s'impose même à l'intelligence et au démiurge dès l'« origine », alors que le « bon », le « bien » (to agathon), comme on le verra plus loin dans la République (voir la section sur le soleil, image du bien, à la fin du livre VI), c'est ce qui illumine l'intelligence, lui fournit une « fin » et donne leur valeur à tous les êtres. (<==)

(44) Je n'ai pas coupé cette longue phrase de Platon qui occupe 19 lignes de l'édition Estienne (493a6-c6), pas même, comme le font pourtant la plupart des éditions, avant le hoionper ei que j'ai traduit par « exactement comme si » et qui ouvre la comparaison qui occupe la plus grande partie de la phrase, dans une proposition qui ne peut être qu'une subordonnée.
Cette longue comparaison s'articule en deux temps, et le mot qui ouvre le second temps est le mot sophian, en 493b6, presque exactement au milieu de la réplique prise dans son ensemble, dans le membre de phrase qui est en grec katamathôn de tauta panta sunousiai te kai chronou tribèi, sophian te kaleseien kai hôs technèn sustèsamenos epi didaskalian trepoito (« ayant observé attentivement toutes ces choses par coexistence et usure du temps, il les appelait « sagesse » et, les ayant rassemblées en un art, se tournerait vers l'enseignement », 493b5-7). C'est en effet sur le mot tribèi que prend fin la phase d'observation, d'« apprentissage », décrite à l'aide du seul verbe principal katamanthanein, formé sur manthanein, « apprendre », ou encore « observer, remarquer, se rendre compte », par adjonction du préfixe kata- qui ajoute une idée de complétude, qu'on trouve au début sous la forme conjuguée à l'imparfait katemanthanen (« il observait attentivement », 493b1), et qui est repris au début de la conclusion partielle qui forme la première partie du texte charnière que je viens de citer, sous la forme du participe aoriste katamathôn (« ayant observé attentivement »), pour résumer les moyens de cet « apprentissage » : sunousiai te kai chronou tribèi (« par coexistence et usure du temps »). Avec sophian, on aborde une nouvelle étape marquée par un « retournement » signifié par le verbe trepoito, optatif (forme hypothétique rendue par le conditionnel) présent moyen du verbe trepein, « tourner »/ trepesthai, « se tourner », qui termine le résumé de cette nouvelle activité constitué par la seconde partie du texte charnière que je viens de citer. Dans cette nouvelle étape, on « appelle » (kalein, « appeler » au sens de « nommer », utilisé par deux fois, en 493b6 sous la forme kaleseien, optatif aoriste, ayant justement sophian pour complément, puis en 493c4, sous la forme kaloi, optatif présent, en référence à « juste » et « beau »), on « donne des noms » (onomazein, formé sur onoma, « nom », en 493c1, sous la forme onomazoi, optatif présent, en référence à beau ou laid, bon ou mauvais, juste ou injuste), on « tient des discours » (echoi logon, en 493c4), alors qu'en réalité, on « n'avait rien vu » (mète heôrakôs eiè, 493c6, optatif parfait moyen de horan, « voir ») de ce qui est important et on « n'est pas capable de démontrer » (mète dunatos [eiè] deixai, 493c6) quoi que ce soit. Ce retournement, qui se situe presque exactement au milieu de la comparaison proprement dite (334 lettres avant epi didaskalian trepoito, comptées à partir du hoionper introductif non compris, 336 lettres après, jusqu'à la fin de la phrase), fait bien passer du katamanthanein (« apprendre ») au didaskalein (« enseigner »), mais dans un contexte où, parce qu'on s'est trompé sur ce que signifie « apprendre », qu'on a observé sans voir ce qui était important, qu'on s'est laissé guider par les epithumiai (« désirs », le mot est en 493b1) plutôt que par la raison, qu'on s'est attaché à des sons (phonas, en 493b3) plutôt qu'à des logoi (voir note 38), on ne peut offrir qu'une parodie d'enseignement. Il ne suffit pas de regrouper en les mettant côte à côte (sustèsamenos) des faits d'observation, pour constituer un savoir, une sophia, et il ne suffit pas d'attribuer un nom à quelque chose (kalein, onomazein) pour que cette attribution soit pertinente. Il faudra attendre l'allégorie de la caverne pour voir que c'est d'abord l'éducation elle-même qui suppose un « retournement » (le verbe trepein y apparaît, sous la forme tetrammenos, participe parfait passif, en 515d3), et que, tant qu'on continue à n'observer que les ombres, aussi longtemps et aussi minutieusement qu'on le fasse, on n'apprend rien qui vaille.
Quand on voit l'importance du choix du verbe trepein pour marquer ce qui se passe entre la première et la seconde partie de la comparaison d'une manière dont on ne percevra toute la porté que plus tard, on ne peut que regretter qu'alors que la traduction de epi didaskalian terpoito par « il se tournerait vers l'enseignement » est la plus naturelle puisqu'elle transpose mot à mot le grec dans une expression d'un français des plus classiques, la plupart des traducteurs éprouvent le besoin de choisir une autre traduction où il n'est plus question de « se tourner », ce qui rend un rapprochement avec l'allégorie de la caverne quasi impossible :
 - Chambry (Budé) : « se mettrait à l'enseigner »
 - Robin (Pléiade) : « on le convertirait en un objet d'enseignement »
 - Baccou (Garnier) : « se mettrait à l'enseigner »
 - Pachet (Folio Gallimard) : « on se mettait à l'enseigner »
 - Cazeaux (Livre de poche) : « [qu'il en fasse une synthèse] destinée à l'enseignement »
 - Karsenti/Prélorentzos (Hatier) : « se mettait à l'enseigner »
 - Leroux (GF Flammarion) : « se met à l'enseigner ».
C'est que, quand un Aristote cherche à élaborer un vocabulaire « technique » en nous avertissant de ses intentions, tout le monde voit bien qu'il faut faire attention aux mots qu'il utilise, alors que quand Platon, qui refuse justement une telle démarche tendant à figer un vocabulaire « technique » parce qu'il la sait vaine, choisit avec une grande rigueur des termes dont il connaît parfaitement la polysémie, mais dont il cherche à utiliser le pouvoir allusif, et le fait bien sûr sans prévenir, personne ou presque n'y prête attention, même quand il est possible de conserver ce pouvoir allusif dans la langue du traducteur. (<==)

(45) « Déplacé » traduit le grec atopos, dont le sens étymologique est « qui n'a pas de place » (de topos, « lieu, endroit, place », préfixé par le a- privatif). Être atopos, c'est donc ne pas être à sa place, être « étrange, extravaguant, extraordinaire, insolite », ou encore « absurde » ou « inconvenant ». (<==)

(46) Le verbe grec traduit par « avoir exercé en profondeur son intelligence » est katanenoèkenai, infinitif parfait actif de katanoein, verbe issu de noein, « se mettre dans l'esprit », construit sur la racine nous, « esprit, intelligence » (voir notre page sur ce mot dans la section « vocabulaire » du site), par adjonction du préfixe kata-, qui ajoute une idée de complétude à partir d'une sens premier évoquant une idée de « descendre », de « de haut en bas », comme justement lorsqu'on dit qu'on « creuse » une question. En prenant ici la place du katamanthanein de la comparaison qui a précédé, ce verbe suppose implicitement un nous au personnage qu'a maintenant en vue Socrate. Mais suffit-il de se mettre n'importe quoi dans l'esprit pour être intelligent et ne risque-t-on pas, à exercer son intelligence sur des trivialités, de la gaspiller en pure perte ? (<==)

(47) Dans la comparaison qui a précédé, Socrate parlait de tas orgas kai epithumias (que j'ai traduit par « les mouvements d'humeur et les désirs ») de la créature qu'il s'agissait d'élever. Ici, il parle de tèn orgèn kai hèdonas (que je traduis par « l'humeur et les plaisirs »). Deux changements : pour orgè (« tempérament, caractère, manière d'être », ou, dans un sens plus spécialisé, « ardeur, colère »), le singulier a pris la place du pluriel, et par ailleurs hèdonas (« plaisirs ») a remplacé epithumias (« désirs »). Ces deux changements vont tous deux dans le même sens que celui signalé à la note précédente, qui suggère une certaine dose de nous chez celui dont on parle : passer de tas orgas à tèn orgèn, c'est passer de la multiplicité de mouvements d'humeur individuels qu'on ne fait qu'inventorier sans même chercher à voir ce qui les relie les uns aux autres, à l'unité d'un caractère, d'une manière d'être, dont ces mouvements ne sont que les manifestations au fil du temps (« mouvements d'humeur » et « humeur » sont la moins mauvaise solution que j'ai trouvée pour suggérer dans la traduction à la fois la présence du même mot grec et le passage du pluriel au singulier) ; et passer des epithumiai, terme qui manifeste des désirs, des pulsions, sans préjuger de leur bien-fondé, aux hèdonas, aux « plaisirs », c'est prendre en compte un jugement de valeur supposé de la part de ceux qui éprouvent ces « plaisirs », même si ce jugement se fonde sur un critère erroné aux yeux de Socrate. Par ces petites touches, Socrate veut nous suggérer, après la caricature que constitue la comparaison qu'il vient de proposer, qui force le trait comme toute caricature, que les « sophistes » dont il parle maintenant ne sont pas des imbéciles, que ce n'est pas par manque d'intelligence qu'ils se comportent comme ils le font, mais par intérêt. D'ailleurs, n'ont-ils pas été introduits, au début de la réplique précédente, par le qualificatif de mistharnountôn idiôtôn, que j'ai traduit par « ces particuliers qui vendent leurs services », le participe présent mistharnountôn venant du verbe mistharnein, « gagner de l'argent, travailler pour un salaire », formé sur la racine misthos, « salaire » ? Bref, ce que leur reproche implicitement Socrate, ce n'est pas d'avoir une attitude stupide (celle de la caricature précédente) parce qu'ils sont stupides, mais au contraire d'utiliser leur intelligence, qui est certaine, à des stupidités par cupidité. Ils sont donc eux-mêmes des exemples de ces natures douées qui ont été perverties par leur environnement. (<==)

(48) L'origine de cette expression proverbiale pour désigner une nécessité à laquelle on ne peut se soustraire est douteuse. Une de nos sources la ferait remonter à un épisode de la guerre de Troie qui ne figure pas dans les textes homériques et qui met en scène Diomède et Ulysse. Ulysse, ayant appris du devin Hélénos, fils de Priam et frère jumeau de Cassandre, qu'il avait réussi à capturer après plusieurs années de siège, qu'une des conditions pour que les grecs puissent prendre Troie était de faire sortir de la ville une statue miraculeuse de Pallas appelée le Palladion, décide d'aller dérober cette statue avec l'aide de Diomède. L'opération menée à bien pendant la nuit, sur le chemin du retour, Ulysse décide de tuer Diomède pour avoir seul la gloire d'avoir dérobé la statue. Ulysse se met donc à marcher derrière Diomède et sort son épée. Mais au moment où il la lève pour frapper Diomède, l'ombre de celle-ci projetée par la pleine lune avertit Diomède, qui pare le coup et maîtrise Ulysse, lui lie les mains et le fait marcher devant lui jusqu'au camp avec la pointe de son épée contre les reins. (<==)

(49) Il faut bien faire attention à ce que dit cette phrase et à ce qu'elle ne dit pas. Et pour cela, il faut voir sur quoi portent les négations. Le texte grec est le suivant : auto to kalon alla mè ta polla kala [è...], esth' hopôs plèthos anexetai è hègèsetai einai (la partie que j'ai remplacée par des points de suspension entre crochets, qui commence par è (« ou »), est la généralisation à ti hekason (« chaque quelque chose ») du cas de kalon (« beau »), et peut donc être omise pour le problème qui nous occupe, dès lors que sa place dans la phrase est bien marquée). Mot à mot et en conservant l'ordre des mots grecs, cela donne : « lui-même le beau mais pas les nombreux beaux, est-il possible_que la_multitude soutiendra ou pensera être » (les blancs soulignés relient entre eux des mots français qui traduisent ensemble un même mot grec). Si l'on remet les mots grecs dans l'ordre naturel en français, en laissant pour l'instant de côté la partie négative, on aura : esth' hopôs plèthos anexetai è hègèsetai auto to kalon einai est-il possible_que la_multitude soutiendra ou pensera lui-même le beau être »), dans lequel auto to kalos einai (« lui-même le beau être ») est une proposition infinitive complément de anexetai è hègèsetai (« soutiendra ou pensera »), dont le sujet est auto to kalon (« le beau lui-même ») et le verbe est einai (« être »), employé de manière absolue dans le sens de « exister ». Le sens est donc sans problèmes « est-il possible que la multitude soutienne ou pense que le beau lui-même existe ». Là où les choses se compliquent, c'est lorsqu'il s'agit de réintroduire le alla mè ta polla kala (« mais pas les nombreux beaux », c'est-à-dire « mais pas la multitude des belles choses »). Toute la question est de savoir sur quoi porte la négation dans cette phrase où elle est loin de tous les verbes qui ont été regroupés en fin de phrase. Est-ce (1) esth' hopôs plèthos anexetai è hègèsetai ta polla kala einai est-il possible_que la_multitude soutiendra ou pensera les multiples beaux pas être »), en faisant porter le sur einai pour nier l'existence du multiple, ou est-ce (2) esth' hopôs plèthos anexetai è hègèsetai ta polla kala einai est-il possible_que la_multitude pas soutiendra ou pensera les multiples beaux être »), en faisant porter la négation sur les verbes introduisant la proposition infinitive, pour nier, non plus l'existence du multiple, mais l'impossibilité pour la multitude de croire à cette existence, tout aussi réelle à sa manière que celle du beau lui-même ; en d'autres termes, on suggère alors qu'il n'est pas du tout impossible pour la multitude, bien au contraire, de croire à l'existence des multiples belles choses, alors que ça l'est de croire à l'existence du beau lui-même. Grammaticalement, cette seconde option est plus probable, car est la négation qu'appelle hopôs alors que c'est ou(k), et non pas , la négation qui s'utilise dans les propositions infinitive introduites par un verbe signifiant « penser » (ici hègèsetai). Mais il n'est pas impossible que Platon ait délibérément construit sa phrase pour qu'elle soit ambiguë et oblige le lecteur à y regarder de plus près. J'ai donc tâché de conserver cette ambiguïté dans la traduction en collant aussi près que possible à l'ordre du grec. Mais pour moi, il ne fait pas de doute que Platon ne cherche pas ici à nier l'existence du multiple, mais seulement à opposer la facilité avec laquelle la multitude admet l'existence d'objets sensibles multiples porteurs de qualités diverses à la difficulté qu'il a à admettre l'existence de ces « qualités » elles-mêmes. Notons d'ailleurs que, lorsqu'on dit les choses comme ça, sans faire intervenir des « en soi » (un « beau en soi », un « juste en soi », etc.) qui tirent avec eux deux mille cinq cents ans de platonisme plus ou moins bien compris, et sans se poser de questions sur le mode de cette existence, on ne peut que s'étonner d'une telle difficulté. C'est d'ailleurs ce qui incite à revenir à une terminologie plus proche du grec original pour retrouver les vraies questions posées par Platon. La question n'est pas une question d'existence ou de non existence, mais une question de mode d'existence (la question n'est pas « est-ce que le beau lui-même est [quelque chose] ? », mais « qu'est-ce que c'est que le beau lui-même ? »), et ensuite de valeur d'existence : en quoi telle ou telle chose ou qualité contribue-t-elle au bien ?
Je donne pour finir à titre d'information la traduction retenue par les différents traducteurs que j'ai consultés (en me limitant à la partie que j'ai analysée, c'est-à-dire au seul cas du beau, et donc en l'adaptant au besoin en conséquence, par exemple en remplaçant un verbe au pluriel par un verbe au singulier).
Traducteurs prenant nettement parti pour l'option (1) :
 - Chambry (Budé) : « Y a-t-il moyen de faire admettre ou reconnaître au peuple que c'est le beau en soi qui existe, mais non la multitude des belles choses ? »
 - Karsenti/Prélorentzos (Hatier) : « Y a-t-il moyen de faire comprendre et admettre au peuple que c'est le beau en soi qui existe et non la multitude des belles choses ? »
 - Leroux (GF Flammarion) : « Est-il possible que la multitude reconnaisse et finisse par admettre que c'est le beau en soi, et non la multiplicité des choses belles, qui existe ? ».
Traductions ouvertes :
 - Robin (Pléiade) : « Le beau tout seul (mais non la multiplicité des objets beaux), y a-t-il moyen que la foule en supporte, ou qu'elle en admette l'existence ? »
 - Pachet (Folio Gallimard) : « Que le beau lui-même — non la multiplicité des choses belles — existe, y a-t-il moyen que la masse puisse un jour l'accepter, ou le penser ? »
 - Cazeaux (Livre de poche) : « Le beau lui-même, indépendamment du nombre des choses belles, reste hors de portée de la foule, qui perd pied et ne conçoit pas [son] existence ».
Traduction prenant parti pour (2) :
 - Baccou (Garnier) : « Est-il possible que la foule admette et conçoive que le beau en soi existe distinct de la multitude des belles choses ? ».
On remarquera que les traductions ouvertes sont celles qui conservent à peu près l'ordre du grec, alors que, dès qu'on renverse cet ordre, on est amené à prendre parti (pour que Baccou arrive, en renversant l'ordre de la phrase, à opter pour (2), il doit forcer la traduction de alla mè, mot à mot « mais pas », en « distinct de »). (<==)

(50) Une fois encore, on retrouve cette énumération déjà reprise au début de notre section, en 490c10-11, dans un ordre différent (cf. note 13). (<==)

(51) Le mot grec barbaros désignait toute personne, tout peuple, qui ne parlait pas grec, et dont le discours sonnait aux oreilles d'un grec comme une suite de « bah'r bah'r » incompréhensibles. (<==)

(52) Ma traduction par « Ne [vont-ils] pas mettre en œuvre et dire toutes les paroles et toutes les actions [possibles] » inverse rigoureusement l'ordre du grec tout en cherchant à en garder la structure imbriquée. Le grec est en effet ou pan men ergon, pan d' epos legontas te kai prattontas, dans lequel les substantifs ergon (« action ») et epos (« parole ») renvoient respectivement aux verbes prattontas (de prattein, « agir », par opposition à « subir », « exécuter, accomplir, réaliser ») et legontas (de legein, « dire »), mais sans que chaque nom soit affecté spécifiquement comme complément au verbe auquel il se rapporte (ergon à prattontas et epos à legontas), et en inversant l'ordre des verbes par rapport à l'ordre des noms (le membre de phrase commence et finit dans l'ordre de l'action avec ergon au début et prattontas à la fin, qui enserrent le epos legontas médian, qui est, lui, de l'ordre du discours. C'est pour pouvoir conserver cette inclusion que j'ai dû inverser l'ordre des mots, le français conduisant à mettre les verbes avant leurs compléments. Cette inclusion suggère discrètement que les paroles sont faites pour être mises en pratique et qu'inversement, on peut rendre compte (un des sens possibles de legein) de ses actes dans des discours. (<==)

(53) Il est impossible à qui est un peu familier avec les dialogues de Platon de lire ce passage, depuis 494b, sans penser à Alcibiade, cet homme brillant et paré de tous les dons qui « par chance, [était] d'une grande cité, et dans celle-ci, riche et bien né, et, qui plus est, de belle apparence et grand » (494c5-7), et, à partir de 494d4 (« si quelqu'un, s'approchant doucement... »), au dialogue qui porte son nom et qui ouvre le cycle des dialogues en racontant la rencontre supposée de Socrate et d'Alcibiade au moment où ce dernier va entrer dans la carrière politique et s'apprête à prendre la parole devant l'assemblée, et qui est en fait un concentré de l'action qu'avait pu mener Socrate auprès du jeune homme, au travers d'une amitié qui n'est sans doute pas étrangère au procès qui fut plus tard intenté à Socrate, même si, à l'époque de ce procès, Alcibiade était mort depuis quatre ou cinq ans en exil en Asie mineure. (<==)

(54) Pour la traduction de l'expression tès philosophou phuseôs par « de la nature (du) philosophe », avec un « du » optionnel, voir la note 23 à ma traduction de la section « Les qualités du philosophe ». (<==)

(55) Le mot grec que j'ai traduit par « attirail » est paraskeuè, terme qui évoque l'idée de préparation, d'équipement, et en particulier de préparatifs de guerre et d'équipement militaire, voire d'armement. Associé ici aux richesses (ploutoi) et introduit comme faisant partie de ce que les gens considèrent comme des biens (ta legomena agatha, « les soi-disant biens »), le mot doit sans doute désigner ici dans l'esprit de Socrate des choses matérielles, des « équipements », plutôt que des activités, des « préparatifs ». Et là encore, on peut penser à Alcibiade qui attachait sans doute plus d'importance pour arriver à ses fins politiques, à la splendeur de ses costumes et de ses armes, ces pièces d'équipement (skeuos) qu'on garde près de (para) soi, voire encore à la magnificence des six ou sept « équipages » qu'il avait engagés une année pour la course de chars aux jeux olympiques et qui lui avaient permis de rafler toutes les médailles dans l'épreuve la plus prestigieuse des jeux antiques, qu'au sérieux des ses études préparatoires et de ses conversations avec Socrate. Il faut donc l'entendre avec une nuance de mépris dans l'intention de Socrate, mais en gardant présent à l'esprit que le mot pouvait aussi bien désigner la préparation studieuse qui aurait convenu à un Alcibiade et que c'est le ton avec lequel il était dit et le contexte dépréciateur induit par le ta legomena agatha (« les soi-disant biens »), qui en orientent la compréhension vers quelque chose comme « attirail ». (<==)

(56) L'expression olethros te kai diaphthora tosautè te kai toiautè renvoie à la remarque de Socrate en 491b4-5 skopei hôs polloi olethroi kai megaloi, qui suivait de peu un échange où Socrate avait parlé de phthoras (490e3) et Adimante lui avait répondu en lui demandant de quelles diaphthoras il parlait (491a6). Le mot grec olethros, de sens voisin de diaphthora, est dérivé du verbe ollunai qui signifie, avec un sens causal, « perdre, faire périr, ruiner, détruire ». Il renvoie plus aux causes de destruction qu'au fait de la destruction, tout particulièrement en 491b4 où il est au pluriel, et ici où il est rapproché du terme diaphthora, qui, lui renvoie plutôt au processus de dégradation. Les deux démonstratifs tosautè (quantité) et toiautè (intensité) renvoient pour leur part respectivement au polloi (« nombreux ») et megaloi (« grands ») de la remarque introductive de 491b4-5. (<==)


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Première publication le 16 juin 2008 ; dernière mise à jour le 29 mars 2013
© 2008 Bernard SUZANNE (cliquez sur le nom pour envoyer vos commentaires par courrier électronique)
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