© 2007 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 15 octobre 2020 |
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(vers la section précédente : savoir et opinion : idées et idées reçues)
[L'interlocuteur de Socrate dans cette section est Glaucon]
[484a] Eh
bien ! les philosophes d'une part, repris-je, Glaucon,
et les non [philosophes] d'autre part, grâce
à un long raisonnement (2) que
nous avons péniblement mené à son terme, ont été en quelque sorte mis en
lumière pour ce qu'ils sont les uns et les autres.
Probablement en effet, dit-il, que par un court, ce n'était pas facile !
Il ne semble pas, dis-je. À moi en tout cas, il me semble en plus
que ça aurait été mieux mis en lumière si on avait dû parler de cela seulement,
sans ces multiples points restants que nous avons encore à parcourir
pour voir ce qui distingue la vie [484b] juste
de l'injuste. (3)
Qu'est-ce donc, dit-il, ce qui nous attend en plus de ça ?
Mais quoi d'autre, repris-je, sinon ce qui vient ensuite ?! (4) Puisque
[sont] philosophes en effet ceux pouvant avoir de
l'attachement pour ce qui se maintient toujours identiquement en tous points
les mêmes (5), [que] ceux
par contre [ne le pouvant] pas,
mais errant au milieu de [choses] multiples et
se comportant de toutes sortes de manières [ne
sont] pas
philosophes, lesquels des deux doivent alors être les dirigeants
de la cité ? (6)
Comment donc pourrions-nous dire ça, dit-il, pour que nous le
disions de manière mesurée ? (7)
Que ceux des deux, repris-je, qui se montreront capables de garder
les lois et les modes de vie des cités, il faut les établir [484c] gardiens ! (8)
Juste, dit-il. (9)
Mais ça, repris-je, est-ce clair : [est-ce] un aveugle ou
quelqu'un ayant une vue perçante [qu']il faut comme gardien pour
surveiller quoi que ce soit ? (10)
Et comment, dit-il, ne serait-ce pas clair ?!
Eh bien ! est-ce qu'ils paraissent différer en quoi que ce soit des
aveugles, ceux qui sont en réalité privés de la connaissance
de ce qu'est réellement chaque
[chose], (11) et
qui n'ont dans l'âme aucun modèle clair (12) et
ne sont pas capables, fixant leur regard comme des peintres (13) sur
ce qu'il y a de plus vrai et se reportant toujours là-haut (14) [484d] et
y contemplant le plus consciencieusement possible (15),
de poser alors ainsi les règles communes (16) d'ici-bas
sur ce qui est beau et ce qui est juste et ce qui est bon, (17) lorsqu'il
est besoin de les poser, (18) et
celles qui ont été fixées, de les conserver en s'en faisant
les gardiens ? (19)
Non par Zeus, reprit-il, ça n'en diffère pas beaucoup !
[Sont-ce] donc ceux-là [que] nous établirons de préférence
comme gardiens, ou ceux qui ont appris à connaître ce qu'est chaque [chose], (20) qui par ailleurs ne leur cèdent en rien en termes d'expérience (21) et ne leur
sont inférieurs en aucun autre registre d'excellence ? (22)
Ce serait assurément déplacé, dit-il, que les autres soient
choisis, si effectivement ils ne leur cèdent en rien sur le reste ! Car
par cela même, peut-être la chose la plus importante, ils auraient la préséance.
[485a] Ne
faut-il donc pas que nous parlions à présent de ceci : par
quel moyen les mêmes [personnes] seraient-elles capables
de posséder à la fois ces [aptitudes]-ci et celles-là ?
Si, tout à fait !
Eh bien ! [c'est] ce que nous disions en commençant cette discussion :
il faut tout d'abord avoir acquis une connaissance complète de leur nature ; (23) et je pense que, pour peu que nous nous mettions d'accord sur celle-ci, nous
nous mettrons aussi d'accord sur le fait que les mêmes [personnes] sont
capables de posséder ces [aptitudes] et qu'il n'y a pas besoin
d'autres [personnes] pour être dirigeants dans les cités sinon de
celles-là.
Comment ça ?
Que cela donc, à propos des natures (de) philosophes, soit convenu (24) [485b] entre
nous : ils sont en effet toujours amoureux de l'étude qui pourrait
rendre pour eux visible [quelque chose] de cette richesse
des êtres
qui est éternellement (25) et
qui n'erre pas sous
l'effet de la génération et de la corruption.
Que ce soit convenu !
Et puis, repris-je, aussi qu['ils le sont] de la totalité de celle-ci,
et sans en laisser de côté de leur plein gré une part, petite ou grande, de
plus grande valeur ou sans valeur, comme nous nous en sommes expliqués abondamment
dans ce qui avait trait auparavant à ceux qui aiment les honneurs et à ceux
qui sont portés à l'amour. (26)
Tu le dis à bon droit, dit-il.
Et cela donc, examine après ça s'il est nécessaire que [le] possèdent
à côté de [485c] ça
dans leur nature ceux qui devraient être tels que nous avons dit. (27)
Quoi ?
L'absence de mensonge (28) et
le fait de n'être nullement consentants à accepter le mensonge,
mais de le détester et de chérir au contraire la vérité. (29)
Vraisemblable, en effet, dit-il.
Non seulement en effet, l'ami, vraisemblable, mais encore tout à fait nécessaire
que celui qui se comporte amoureusement par nature vis à vis de quelque chose,
tout ce qui est apparenté et intimement lié à ses enfants chéris, il le prenne
en affection. (30)
Correct, dit-il.
Eh bien ! pourrais-tu trouver quelque chose de plus intimement lié à la
sagesse que la vérité ?
Mais comment ? reprit-il.
Mais alors, est-il possible que la même nature soit amoureuse de la sagesse et
aussi [485d] amoureuse
du mensonge ? (31)
Absolument pas !
Donc celui qui est réellement amoureux du savoir (32), il lui faut dès sa jeunesse
tendre le plus possible vers la vérité tout entière.
Parfaitement, en effet.
Mais en vérité, chez celui-là même dont les désirs (33) penchent fortement vers une
seule chose, nous savons, je suppose, qu'ils sont de ce [fait] plus
dépourvus de force vers le reste, comme si le flot en était canalisé loin de
là.
Comment donc !
Dès lors, pour celui chez qui ils s'écoulent vers les savoirs et tout ce genre
de choses, ce serait, je pense, en vue du plaisir de l'âme elle-même en tant
que telle, et par contre il délaisserait ceux [qu'on se procure] au
moyen du corps, si ce n'était pas de manière simulée, mais [485e] en
vérité qu'il était amoureux de la sagesse (« philosophos »).
De toute nécessité.
Modéré (34) donc,
celui qui est tel en effet, et en aucune manière amoureux des richesses ; (35) car,
compte-tenu de ce pourquoi on montre de l'empressement à l'égard
des richesses et de la dépense à foison [qui va] avec, (36) c'est à
tout autre plutôt qu'à lui qu'il convient de montrer un tel empressement.
C'est ça.
[486a] Et
puis bien sûr, je suppose, il faut aussi examiner ça, pour peu que tu te proposes
de discerner une nature amoureuse de la sagesse (« philosophos »)
d'une qui ne l'est pas.
Quoi ?
Que ne te demeure caché qu'elle recèle une part de bassesse indigne d'un homme
libre ; (37) la petitesse d'esprit (38) est
en effet, je suppose, tout ce qu'il y a de plus contraire à une âme
qui se propose en tous temps de tendre vers le tout et chacune des parties (39) du divin et de l'humain.
On ne peut plus vrai, dit-il.
Eh bien ! [à quelqu'un] avec une intelligence (40) à
laquelle est possible la grandeur de vue (41) et
la contemplation (42) aussi bien du temps dans sa totalité que de la richesse des êtres
dans sa totalité, (43) penses-tu qu'il soit en outre possible qu'à celui-là, la vie
humaine semble être quelque chose de grand ?
Impossible, reprit-il.
[486b] Donc
aussi bien la mort, il ne la considérera pas comme quelque chose d'effrayant,
celui
[qui est] tel ?
Pas le moins du monde, en effet.
Alors à une nature craintive et d'une bassesse indigne d'un homme libre,
il ne serait pas donné, semble-t-il, d'avoir part à la véritable
philosophie ?
Il ne me semble pas.
Mais quoi ? Celui qui a une vie ordonnée et n'est pas amoureux des richesses
ni ne fait preuve de bassesse indigne d'un homme libre, n'est ni fanfaron ni
craintif, (44) de quelle
manière deviendrait-il peu sociable (45) ou
injuste ?
Ce n'est pas [possible].
Eh bien alors c'est ça, en examinant [si] une âme [est] amie
de la sagesse ou pas dès sa jeunesse, que tu examinera : si donc
elle est juste et adoucie ou rétive à la vie en communauté et sauvage. (46)
Tout à fait, en effet.
[486c] Tu
ne laisseras pas non plus ça de côté, je crois.
Quoi ?
[Si elle a] de la facilité pour apprendre ou des difficultés à apprendre ; (47) ou
bien t'attends-tu à ce que quelqu'un puisse jamais chérir suffisamment quelque
chose qu'en le pratiquant, il pratiquerait en peinant et en aboutissant difficilement
à pas grand chose ?
Ça ne saurait se produire !
Mais quoi ? Si rien de ce qu'il apprenait, il ne pouvait le garder en mémoire,
étant plein d'oubli, serait-il donc possible qu'il ne soit pas vide de savoir ? (48)
Et comment ?
Si donc c'est sans profit qu'il se donnait de la peine, ne penses-tu pas qu'il
serait contraint pour finir de haïr à la fois lui-même et une telle activité ?
Et comment [ne le serait-il] pas ?
[486d] Donc,
une âme oublieuse, ne la sélectionnons jamais parmi celles qui sont adéquatement
amoureuses de la sagesse, mais cherchons-en une qui doit être douée
d'une bonne mémoire.
Oui, absolument, en effet.
Mais cela même [qui est] d'une nature sans culture et difforme,
dirions-nous que ça puisse conduire vers quoi que ce soit d'autre que vers le
manque de mesure ? (49)
Pourquoi donc [le dirions-nous] ?
Mais la vérité, penses-tu qu'elle ait de la parenté avec le
manque de mesure ou avec le respect de la juste mesure ? (50)
Avec le respect de la juste mesure.
Cherchons donc une intelligence par nature mesurée et
pleine de grâce (51) en
plus des autres [qualités], que son propre développement naturel
rendra facile
à guider vers l'idée de chaque être. (52)
Et comment [ne serait-ce] pas [le cas] ?
[486e] Mais
quoi ? Ne te paraissons-nous pas en quelque sorte ne pas avoir décrit chacune [de
ces qualités] comme nécessaire et découlant les unes des autres dans
l'âme destinée à prendre adéquatement et complètement sa part parmi ce qui est ? (53)
[487a] [Elles
sont] effectivement tout ce qu'il y a de plus nécessaires, dit-il.
Est-il donc possible que tu blâmes en quelque manière une pratique telle que
jamais qui que ce soit ne deviendrait capable de la pratiquer adéquatement, s'il
n'était pas par nature doté d'une bonne mémoire, de facilités pour apprendre,
de grandeur de vue, de grâce, amoureux et aussi parent de la vérité, de la justice,
du courage et de la modération ? (54)
Pas même Mômos, (55) dit-il, ne blâmerait une telle [pratique] !
Mais, repris-je,
n'est-ce donc pas à de tels [individus] arrivés à leur maturité
en termes d'éducation et d'âge (56) et
à eux seuls que tu confierais la cité ?
(vers la section suivante : l'analogie du navire sans pilote)
(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)
(2) Le mot que je traduis ici par « raisonnement » est logou, génitif singulier de logos. On pourrait traduire aussi par « discussion » ou « explication ». (<==)
(3) On notera que Socrate, s'il admet que la discussion qui vient de prendre fin a été longue et pénible, considère néanmoins qu'elle ne l'a pas été suffisamment. (<==)
(4) C'est forcer
quelque peu le texte grec que de traduite to hexès par « en
tirer la conséquence » (Chambry) ou « ce qui s'ensuit » (Robin,
Leroux). La formule n'est en effet que la substantivation d'un adverbe, hexès,
qui signifie « à la suite, ensuite, après » et
n'indique qu'une pure succession spatiale ou temporelle, sans réelle référence
à un enchaînement logique. Une telle traduction donne en effet l'impression
que Socrate conduit un raisonnement déductif respectant les règles de la logique,
alors qu'il vient justement de dire que ce qui a précédé, quoique long et pénible,
n'avait pas eu toute la rigueur souhaitée et aurait pu être encore plus long !
Il est donc plus vraisemblable qu'il se moque affectueusement de Glaucon avec
une réponse tautologique dans un échange qu'on pourrait paraphraser ainsi :
Socrate — On aurait pu y consacrer plus de temps encore si on n'avait
pas eu un tas d'autres choses à voir.
Glaucon — Et c'est quoi, ce qui nous reste à voir ?
Socrate — Ben ! La suite ! (sous-entendu : s'il
faut te le dire, c'est que tu n'as rien compris à tout ce qu'on a dit
jusqu'ici !) (<==)
(5) Le texte
grec traduit par « pour ce qui se maintient toujours identiquement
en tous points les mêmes » est tou aei kata tauta hôsautôs echontos.
Dans cette expression, il ne faut pas prendre le kata de kata
tauta comme une préposition conduisant à une traduction
par quelque chose comme « par
rapport aux mêmes [choses] », ou « selon les mêmes
[principes] », sens qu'en d'autres contextes, kata tauta peut
en effet avoir, mais comme un adverbe évoquant, à partir d'un
sens premier de « de haut en bas », une idée de
complétude d'abord
spatiale, puis finalement d'ordre quelconque, traduite par quelque chose comme « complètement ».
Dans ces conditions, la formule tou aei kata tauta hôsautôs echontos est
construite selon une structure emboitée de poupées russes : tou...
echontos (« ce qui... se maintient ») enveloppant aei...
hôsautôs (« toujours... identiquement »)
qui enveloppe lui-même kata tauta (« en tous points
les mêmes »). Dans cette structure, les deux mots tauta (contraction
de ta auta, pluriel neutre substantivé par l'article ta du
pronom autos, « même, lui-même »)
et hôsautôs (adverbe construit sur la forme adverbiale autôs dérivée
du même autos) sont presque synonymes et évoquent tous
deux l'idée de similitude, de quelque chose qui reste le même,
et chacun est spécialisé
par l'adverbe qui le précède, l'un, hôsautos,
dans l'ordre temporel par aei (« toujours »),
l'autre, tauta, dans l'ordre spatial par kata (que
je traduis par « en tous points » pour rendre sensible
la connotation spatiale). Par ailleurs, tou echontos est le participe
présent actif substantivé du verbe echein (« porter,
prendre, tenir, avoir », dont le sens rejoint celui du verbe « être » dans
des constructions où il est associé à un adverbe, comme
c'est le cas ici) au génitif (appelé par le verbe ephaptesthai qui
suit) singulier masculin
ou neutre, alors que tauta est un neutre pluriel.
Le fait que tauta soit neutre lève l'ambiguïté sur tou
echontos, qui doit donc être lui aussi neutre. Quant au fait que
le verbe soit au singulier alors qu'il a pour sujet implicite plusieurs « choses/êtres » qui
restent « les mêmes »,
il s'explique dès lors qu'on sait que c'est un tour usuel en grec que de mettre
le verbe au singulier avec un sujet au neutre pluriel (ici implicite) pour
manifester qu'on pense une collection comme un tout. Une paraphrase de cette
expression serait donc « ce
qui reste toujours et partout le même », ou plutôt,
pour faire sentir le pluriel impliqué par tauta, « ces
[êtres]
qui restent toujours et partout les mêmes », à conditions
de ne pas survaloriser le mot « êtres » ajouté
au grec qui ne le contient pas, mais qui reste plus indéterminé que « choses » qui,
lui, est par trop « matérialiste ».
Pour nous aider maintenant à mieux comprendre, au-delà de l'analyse
grammaticale et lexicale, ce que peut désigner cette expression, nous
allons nous intéresser
à quelques passages du Phédon et
du Sophiste,
où l'on retrouve, dans des contextes plus explicites, des formulations
presque identiques à celle qui
nous occupe ici.
« Oukoun haper
aei kata tauta kai hôsautôs echei, tauta malista
eikos einai ta asuntheta, ta de allot' allôs kai mèdepote
kata tauta, tauta de suntheta; |
« Eh bien !
les [choses] qui justement sont toujours en tout point
les mêmes et
identiques, celles-là ne
sont-elles pas très vraisemblablement les non composées,
alors que celles qui [se comportent] tantôt d'une manière,
tantôt d'une autre et [ne sont] jamais en tous points
les mêmes,
celles-là sont composées ? |
|
Emoige dokei houtôs. |
À moi en tout cas, ça
me semble ainsi. |
|
Iômen dè, ephè,
epi tauta eph' haper en tôi emprosthen [78d] logôi.
Autè hè ousia hès logon didomen tou einai kai
erôtôntes kai apokrinomenoi, poteron hôsautôs
aei echei kata tauta è allot' allôs; Auto to
ison, auto to kalon, auto hekaston ho estin to on, mè pote
metabolèn kai hèntinoun endechetai; È aei autôn
hekaston ho esti, monoeides on auto kath' hauto, hôsautôs
kata tauta echei kai oudepote oudamèi oudamôs
alloiôsin oudemian endechetai; |
Venons-en donc, dit-il, à ce
dont il était question dans notre discussion antérieure.
Cette ousia (*) même, de l'être de laquelle nous
avons rendu compte par questions et réponses, est-ce qu'elle est
[pour chaque être] identiquement toujours en tous points la même
ou bien tantôt
comme ci, tantôt comme ça ?
L'égal soi-même, le beau soi-même, cela-même
qu'est chaque chose qui est, peuvent-il jamais et d'une manière
quelconque admettre le changement ? Ou
bien toujours, chacun d'entre eux qui est, étant en soi un
dans sa forme, reste identiquement en tous points le même et jamais
nulle part en aucune manière n'admet la moindre altérité ? |
|
Hôsautôs,
ephè, anagkè, ho Kebès, kata tauta echein, Ô Sôkrates. |
Identiquement, dit Cébès,
de toute nécessité, ça reste en
tous points le même, Socrate. |
|
Ti de tôn pollôn kalôn,
hoion anthrôpôn è hippôn è [78e] himatiôn è allôn
hôntinônoun toioutôn, è isôn [è kalôn] è pantôn
tôn ekeinois homônumôn; Ara kata tauta echei, è pan
tounantion ekeinois oute auta hautois oute allèlois oudepote
hôs epos eipein oudamôs kata tauta; |
Mais qu'en est-il des nombreuses
choses belles,
comme des hommes ou des chevaux ou des manteaux ou d'autres choses
de ce genre quelles qu'elles soient, ou égales, ou de toutes celles
auxquelles on donne des noms identiques à ceux de celles-là ?
Sont-elles donc en tous points les mêmes, ou bien tout au contraire
de celles-là,
ni les mêmes en elles-mêmes ni les unes par rapport aux autre,
jamais, pour ainsi dire, en aucune manière en tous points les mêmes ? |
|
Houtôs au, ephè ho
Kebès, tauta: oudepote hôsautôs echei. |
[C'est] ainsi au contraire, dit-Cébès,
pour celles-ci :
elles ne sont jamais identiques. |
|
[79a] Oukoun toutôn men kan
hapsaio kan idois kan tais allais aisthèsesin aisthoio, tôn
de kata tauta echontôn ouk estin hotôi pot' an
allôi epilaboio è tôi tès dianoias logismôi,
all' estin aidè ta toiauta kai ouch horata; |
Eh bien ! n'est-ce pas que, pour
celles-ci, tu peux et les saisir et les voir et les percevoir par les
autres sens, alors que pour celles qui sont en tous points les mêmes,
il n'est possible de les atteindre d'aucune autre manière que
ce soit sinon par le raisonnement de l'esprit, mais qu'elles sont invisibles,
celles-là, et pas vues ? |
|
Pantapasin, ephè, alèthè legeis. |
À tous points de vue, dit-il, tu dis vrai. | |
Thômen oun boulei, ephè,
duo eidè tôn ontôn, to men horaton, to de aides; |
Veux-tu donc que nous posions, dit-il, deux sortes d'êtres, l'une visible, l'autre invisible ? | |
Thômen, ephè. |
Posons, dit-il. | |
Kai to men aides aei kata
tauta echon, to de horaton mèdepote kata
tauta; |
Et [ceux de] l'invisible étant toujours en tous point les mêmes, [ceux dans] le visible par contre à aucun moment en tous points les mêmes | |
Kai touto, ephè, thômen. » |
Ça aussi, dit-il, posons-le. » | |
« Skopei dè, ephè, Ô Kebès,
ei ek pantôn tôn eirèmenôn [80b] tade
hèmin sumbainei, tôi men theiôi kai athanatôi
kai noètôi kai monoeidei kai adialutôi kai aei
hôsautôs kata tauta echonti heautôi homoiotaton
einai psuchè, tôi de anthrôpinôi kai thnètôi
kai polueidei kai anoètôi kai dialutôi kai mèdepote kata
tauta echonti heautôi homoiotaton au einai sôma. » |
« Examine maintenant,
dit-il, Cébès,
si, de tout ce qui a été dit, ce que voici résulte
pour nous : d'une part, au divin et immortel et intelligible et
un dans sa forme et indivisible et qui est toujours identiquement en
tous points le même en soi, [c'est à cela qu']est
le plus semblable l'âme ; d'autre part, à l'humain
et mortel et multiple dans sa forme et inintelligible et
divisible et qui n'est jamais en tous points le même en soi, [c'est à cela
qu']est au contraire le plus semblable le corps. » |
|
« Kai sômati men hèmas genesei di' aisthèseôs koinônein, dia logismou de psuchèi pros tèn ontôs ousian, hèn aei kata tauta hôsautôs echein phate, genesin de allote allôs. » |
« Et avec
le corps, nous sommes en relation avec le devenir par le biais des
sens, alors que par le biais du raisonnement, avec l'âme, [nous
le sommes] vis-à-vis de la véritable ousia (*),
que vous dites être toujours identiquement en tous points la même,
le devenir pour sa part [étant] tantôt d'une manière,
tantôt
d'une autre. » |
|
(*) Sur le sens du mot ousia que
je laisse non traduit dans les extraits ci-dessus, voir la
seconde partie de mon article « La
fortune détournée de Platon, une étude sur le mot ousia dans
les dialogues » paru dans la revue philosophique en
ligne Klèsis. Si l'on tient absolument à une traduction
pour ousia dans ces passages, je propose « la richesse
des êtres ». |
Ces extraits nous offrent pas moins de 9 variations sur la formule qui nous occupe, ce qui fait un total de 10 avec celle-ci :
(1) | tou aei kata tauta hôsautôs echontos (République, VI, 484b4) | |
opposé à en pollois kai
pantoiôs ischousin |
||
(2) | haper aei kata tauta kai hôsautôs echei (Phédon, 78c6) | |
opposé à ta de allot'
allôs kai mèdepote kata tauta |
||
(3) | [hè ousia... poteron] hôsautôs aei echei kata tauta (Phédon, 78d2-3) | |
opposé à allot' allôs |
||
(4) | aei... hôsautôs kata tauta echei (Phédon,
78d5-6) |
|
(5) | Hôsautôs... kata tauta echein (Cébès,
Phédon, 78d8) |
|
(6) | kata tauta echei (Phédon, 78e2) | |
opposé à oute auta hautois oute allèlois oudepote... oudamôs kata tauta | ||
et à oudepote hôsautôs
echei (dans la réponse de Cébès) |
||
(7) | tôn de kata tauta echontôn (Phédon,
79a2) |
|
(8) | [to men aides] aei kata tauta echon (Phédon, 79a9) | |
opposé à [to de horaton] mèdepote
kata tauta |
||
(9) | tôi... aei hôsautôs kata tauta echonti (Phédon, 80b2-3) | |
opposé à tôi... mèdepote
kata tauta echonti |
||
(10) | [tèn ontôs ousian...] aei kata tauta hôsautôs echein (Sophiste, 248a12) | |
opposé à [genesin de] allote allôs |
En comparant ces différentes formulations, on peut remarquer
les points suivants :
- même lorsque le sujet apparent du verbe echein est un
singulier, le fait que tauta reste au pluriel montre qu'il se réfère
toujours à quelque
chose qui désigne
une « collection », une multiplicité d'« êtres » qui
ont pour point commun de rester « toujours identiquement les mêmes »,
comme c'est le cas
en (3) et en (10) où le sujet apparent est ousia,
qui ne désigne pas on ne sait trop quel « Être en soi » dans
le genre de l'Être de Parménide, mais la richesse propre, la « valeur »,
de chaque « être » dont on peut dire qu'il a une ousia (ce
qui est vrai même si l'on pense que seules les « idées » ont
une ousia, puisqu'il ne fait pas de doute que, pour Platon, les « idées »,
quoi qu'elles soient, sont multiples : idée du beau, du juste, etc.) ;
- l'ordre des mots semble peu important, sans doute du fait, non seulement
de la flexibilité du grec sur ce point, mais aussi de la redondance
entre mots presque synonymes comme tauta et hôsautôs,
ou même kata adverbial et aei, si l'on pense la complétude
signifiée par kata comme non seulement spatiale, mais aussi
temporelle ;
- la version la plus courte, qu'on trouve en (6) et (7), ne retient, des
quatre qualificatifs associés au verbe echein dans la version
« longue » (aei, hôsautôs,
kata et tauta) ,
que kata
tauta et
une version intermédiaire, celle de (8), retient aei kata tauta, et
une autre,
mise dans
la bouche de Cébès, celle de (5), retient hôsautôs
kata tauta ;
- kata tauta est donc la seule partie qui se retrouve dans toutes
les formulations, sans doute du fait que le kata adverbial à lui seul
peut impliquer, comme on l'a déjà dit, une complétude non seulement spatiale,
mais aussi temporelle, alors que aei n'a un sens que temporel (« toujours »), et
que tauta, au contraire de l'adverbe hôsautôs, souligne,
en tant que pluriel, la
multiplicité de ce qui reste « tout
à fait les mêmes », même lorsque le verbe echein reste
employé au singulier ;
- c'est aussi la seule qui se retrouve, dans la bouche
de Socrate du moins,
dans les formulations opposées, lorsqu'il y en a (cf. (2), (6), (8) et (9)),
alors accompagnée d'un adverbe qui est soit oudepote ou mèdepote
(« jamais », s'opposant donc à aei,« toujours »),
soit oudamôs (« nullement, en aucune manière »,
qui s'oppose donc à hôsautôs, « identiquement,
de la même manière ») ;
- mais, dans
la bouche de Cébès, on trouve
en (6) oudepote hôsautôs ;
- de manière générale, le vocabulaire est moins figé dans
les formulations opposées et il n'y a aucun mot ou groupe de mots qu'on
retrouve dans toutes, comme c'est le cas de kata tauta dans les formulations
de départ.
Ceci étant, ce qui ressort clairement des extraits cités du Phédon et
du Sophiste, c'est que ce qu'a en tête le Socrate de Platon lorsqu'il
utilise ces formules, ce sont bien les « êtres » (voir,
pour l'usage de « êtres/étants » à ce propos,
Phédon,
79a6, où l'on trouve dans la bouche de Socrate la formule duo
eidè tôn ontôn, « deux
sortes d'êtres », ou plus littéralement « deux
espèces parmi les étants ») qui
s'opposent à ceux de l'ordre du visible et du devenir et qui ne sont accessibles
qu'à l'intelligence (tôi tès dianoias logismôi, « par
le raisonnement de l'esprit », Phédon,
79a3 ; dia logismou, « par le biais du raisonnement », Sophiste,
248a11), ceux qui ressortissent donc de l'ordre « intelligible » (noètôi, Phédon,
80b1). (<==)
(6) Cette phrase
très rigoureusement composée met en regard deux attitudes décrites
dans des formulations qui se répondent et s'opposent et elle nous parle
autant par sa structure que par les mots employés, qui ont été choisis
avec un art consommé par Platon. Le texte grec est le suivant :
epeidè
philosophoi
men hoi [tou aei kata tauta hôsautôs echontos] dunamenoi ephaptesthai,
hoi de mè / all' [en pollois
/ kai
pantoiôs
ischousin] planômenoi
ou philosophoi,
poterous dè dei poleôs
hègemonas
einai;
Prise dans son ensemble,
elle propose une comparaison entre deux catégories de personnes introduite
par epeidè (« puisque »),
qui conduit à une question formulée dans la principale qui termine
la phrase et commence par poterous dè (« lesquels
des deux donc... »).
Pour ce qui est de la comparaison introduite par epeidè, elle
commence et se termine sur le mot philosophoi, qualificatif
attribué au groupe décrit par le premier terme de la comparaison
(philosophoi
men hoi..., « philosophes
effectivement les... ») et
nié du groupe décrit par le second terme (hoi de...
ou philosophoi, « les
par contre... pas philosophes »).
Entre ces deux occurrences du mot philosophoi, la description des deux
groupes est faite dans deux membres de phrase, l'un qui commence par men
hoi (« effectivement
les/ceux... »,
avec l'article défini hoi utilisé pour substantiver un
participe, dans le sens d'un démonstratif, « ceux qui... »),
l'autre par hoi de (« les/ceux par contre »),
qui se répondent (hoi... hoi...) et marquent l'opposition (men...
de...).
C'est l'analyse et la comparaison de ces deux membres de phrase, tant au plan
du vocabulaire qu'à celui
de la structure grammaticale, qui doit maintenant retenir notre attention.
Dans chacun des deux membres, le hoi initial sert à substantiver
un participe présent moyen de même terminaison (-menoi,
nominatif masculin pluriel) qui lui répond vers la fin du membre considéré et
résume en
quelque sorte le trait marquant de chaque catégorie : les premiers
sont hoi...
dunamenoi (participe présent moyen du verbe dunasthai, « pouvoir, être
capable de »), « les pouvant... », ceux qui
peuvent, qui ont un certain pouvoir, alors que les seconds sont hoi... planômenoi (participe
présent moyen de planan, « errer, se tromper »), « les...
errant », ceux qui errent, qui ne savent pas où ils vont (errance)
et se trompent (erreur).
À ce point, la symétrie se rompt. Le premier membre, celui qui décrit
les philosophoi,
est constitué par une unique proposition infinitive dont hoi dunamenoi est
le sujet et dont le verbe à l'infinitif est mis en valeur par le fait
qu'il vient en dernier, après dunamenoi. Ce verbe, c'est ephaptesthai, infinitif
présent moyen de ephaptein, « attacher à, nouer »,
et au moyen, « s'attacher à, s'appliquer à, avoir un
lien avec », et au figuré « saisir par l'intelligence ».
Par contraste, le second membre, qui décrit les non philosophes, est
composé de
la juxtaposition de deux propositions distinctes (séparées par
un slash dans la transcription ci-dessus) opposées par alla (« mais »),
la première
constituée d'un seul mot, une négation (mè), qui
sous-entend le dunamenoi du membre de phrase précédent,
et plus généralement tout ce qu'il introduit et qui est ainsi nié
du second groupe, et la seconde qui développe le planomenoi qui
s'oppose au dunamenoi pour décrire ce qui est positivement affirmé du
groupe des non philosophes.
Entre le hoi et le participe présent qu'il substantive
(la partie entre crochets dans la transcription ci-dessus), on
trouve, dans le premier membre, pour décrire ce à quoi
sont capables de s'attacher les philosophes, la formule qui a retenu notre attention
dans la note précédente, constituée par un
unique enchaînement
de termes qui concourent tous à la caractérisation
d'une unique catégorie de choses : « le
se maintenant (tou echontos) toujours (aei) identiquement (hôsautôs)
en tous points (kata) les mêmes (tauta) »,
alors que, dans le second membre, pour décrire l'environnement dans lequel
errent les non philosophes, on trouve deux types de caractérisations (séparés
par un slash dans la transcription ci-dessus) coordonnés par un kai (« et ») : « au
milieu de (en) [choses] multiples (pollois) et (kai)
se comportant (ischousin) de toutes sortes de manières (pantoiôs) ».
Remarquons, avant d'aller plus loin, que ces différences dans la structure
grammaticale transposent au niveau purement formel de l'expression l'opposition
entre l'idée de progression
vers l'unité dans la compréhension qui caractérise les
philosophes,
évoquée par une formulation où chaque élément trouve sa place naturelle en lien
avec les autres et concourt à la même signification d'ensemble (aucun terme de
liaison ou d'opposition dans le premier membre de phrase), et celle de dilution
dans la multiplicité
et la contradiction qui caractérise les non philosophes, traduite par
une formulation qui juxtapose des éléments potentiellement indépendants, voire
opposés (deux propositions opposées
par alla, dont une négative, et
deux qualificatifs joints par kai dans le second membre de phrase).
Pour en revenir au niveau du vocabulaire des deux groupes nominaux qui décrivent,
l'un l'objet d'attachement des philosophes, l'autre le lieu d'errance des non
philosophes, remarquons qu'ils se terminent tous deux sur le participe présent
actif du (presque) même verbe : echontos, participe présent
actif du verbe echein au génitif singulier (unité)
substantivé par l'article défini tou (masculin ou neutre)
et servant de complément à ephaptesthai, dans le premier
membre, ischousin, participe présent actif de ischein,
forme alternative de echein construite sur une racine commune qu'on
retrouve dans schein, infinitif aoriste de echein, au datif pluriel (multiplicité)
commandé par la préposition en (« au
milieu de »). Par ailleurs, chacun des deux groupes inclut, immédiatement
avant le participe final, un adverbe en -ôs qui
s'oppose à l'autre : hôsautôs (« de
la même manière », unité), dans le premier membre, pantoiôs (« de
toutes sortes de manières », multiplicité), dans le
second.
Nous avons vu dans la note précédente, à partir
d'extraits du Phédon et du Sophiste où l'on trouve
des expressions similaires, comment
il fallait comprendre tou
aei kata tauta hôsautôs echontos, et, par contraste, en
pollois kai pantoiôs ischousin. La référence est dans
le premier cas
à l'ordre intelligible et dans le second à la sphère du
visible. Mais il peut
être instructif pour nous de nous attarder sur le verbe qui décrit
ici l'attitude de ceux qui sont dits philosophoi par rapport à cet
ordre intelligible composé de ces « êtres » qui
restent toujours identiquement en tous points les mêmes, ce d'autant plus
que ce verbe, ephaptesthai,
comme je l'ai déjà fait remarquer,
est mis en valeur par sa position dans la phrase, d'une part en ce qu'il marque
l'exact milieu de la réplique de Socrate (lorsqu'on la prend dans son
intégralité, avec les quelques mots qui précèdent
le epeidè), puisqu'on compte 88 lettres jusqu'à ephaptesthai inclus,
et 90 après, et d'autre part en ce qu'il termine le premier membre de
la comparaison, mais en étant extérieur à la symétrie
des assonances délimitée
par hoi... dunamenoi/hoi... planômenoi. Il semble donc
bien que cet ephaptesthai soit
central, non seulement dans la réplique ou dans la comparaison, mais surtout
dans la compréhension
de ce qui distingue le philosophe du non philosophe. C'est lui en effet qui décrit,
en un seul mot, le « pouvoir » qu'ont
les premiers et pas les seconds. Il est donc primordial de bien en saisir toutes
les nuances. Ephaptesthai est formé sur
le verbe haptein,
dont le sens premier est « nouer, attacher » et au moyen
(haptesthai) « s'attacher à » (avec
un complément au génitif), par adjonction du préfixe epi, « sur »,
qui n'en modifie pas profondément le sens ; ainsi ephaptesthai peut
signifier simplement « s'attacher à », ou encore « se
saisir de, atteindre », et au sens figuré « atteindre
par l'intelligence, saisir (au sens de « comprendre ») »,
ou encore « s'appliquer à, s'attacher à (des principes
de conduite, par exemple) », mais aussi « se rattacher à,
avoir un lien avec », d'où « avoir sa part de, participer
de, ressembler à ». L'idée centrale est l'idée
de lien, d'attache, qui explique pourquoi le philosophe n'est pas
dans l'errance, ce qui nous renvoie à
l'analogie des statues de Dédale qu'utilise Socrate à la fin de Ménon (cf. Ménon,
97d, sq.),
pour expliquer la différence entre opinion droite (orthè doxa)
et savoir (epistèmè),
le second différant de la première par le fait qu'on le « lie
par un raisonnement (dèsèi.. logismôi) » (Ménon,
98a3). Il est alors intéressant de se demander pourquoi Platon a choisi
ici le verbe ephaptesthai plutôt qu'un verbe proche par sa structure,
episthasthai (« savoir, connaître »), dont
dérive justement epistèmè, et qui est une forme
dérivée par disparition de l'aspiration de ephistasthai (epi+histasthai), « se
tenir au-dessus de ». Il me semble que ce que veut nous suggérer
ici Platon par la bouche de son
Socrate, c'est que ce qui caractérise le philosophe n'est pas tant qu'il
« sache », c'est-à-dire qu'il soit capable de
dominer, de epi-histasthai,
ce qui, en fin de compte, le transcende et qu'il ne pourra jamais dominer (donc « savoir »)
en cette vie, mais que, plus modestement, il soit capable (dunamenos)
de epi-aptesthai, de s'attacher à, de se mettre à la
suite de, d'établir des liens avec, de ressembler à (selon le
sens qu'on retient pour ephaptesthai, tous présentant un aspect
de ce qui est attendu de lui) tou aei kata tauta hôsautôs echontos, « ce
qui se maintient toujours identiquement en tous points les mêmes »,
c'est-à-dire
de ce qui est seul objet possible d'epistèmè au
sens le plus fort, même si cette « connaissance » parfaite
ne nous est pas accessible en cette vie. Et cette invitation ne doit sans doute
pas se comprendre seulement au plan exclusivement intellectuel de la connaissance
théorique.
En effet « ressembler à » (un des sens de ephaptesthai) tou
aei kata tauta hôsautôs echontos, c'est quelque chose qui
se traduit dans les actes. Il ne sert à rien de « s'attacher à »,
de « comprendre » « ce qui se maintient toujours
identiquement en tous points les mêmes » de
manière purement intellectuelle, si ce n'est pas pour s'en inspirer
dans la conduite de sa vie en en déduisant des principes de conduite
sur la base desquels on se comporte (sens possible de echein) toujours
identiquement selon les mêmes principes (sens possible de kata tauta si
l'on prend kata en
tant que préposition), ou encore toujours de la même manière
(sens possible de hôsautôs) par rapport aux mêmes
choses ou situations (autre sens possible de kata tauta avec un kata préposition).
Cette exploration des résonnances de ephaptesthai fait à son
tour résonner les sens multiples de planan qui, comme « errer » en
français, peut s'entendre aussi bien d'une errance spatiale comme celle
des planètes
dans le ciel ou celle de qui n'est pas capable de retrouver le chemin de Larissa
(cf. Ménon,
97a-b) que d'une erreur dans le jugement. Et même l'errance spatiale
peut s'entendre au propre ou au figuré, de la conduite de ses pas sur
des chemins qu'on parcourt pour se déplacer ou de la conduite de sa vie
sur cette « route
(hodon) » à laquelle la compare Socrate au début
de la République,
en introduction à sa courte conversation avec Céphale (cf. République,
I, 328e). Car le non philosophe est non seulement celui qui erre dans sa
compréhension des choses, mais aussi, et justement à cause de cela,
celui qui erre sur le chemin de la vie ; il se trompe sur beaucoup de choses
(en
pollois) et
de bien des manières (pantoiôs), ce qui fait qu'il erre
sans but défini tout au long de sa vie, multipliant à l'envie
les objectifs, tous plus changeants les uns que les autres, qu'il se donne à un
moment ou à un autre (en pollois),
et variant au gré des événements la manière dont
il croit comprendre le sens de sa vie (pantoiôs), s'opposant en
cela à un Ulysse, qui a peut-être erré pendant des années
sur les mers, du fait des circonstances extérieures, mais qui n'a jamais
changé d'un iota le but de
ses pérégrinations, revenir sur sa terre natale d'Ithaque et y retrouver
sa femme et son fils. Et cette polysémie du second membre nous confirme
en retour qu'il ne faut pas prendre ephaptesthai dans un sens strictement
intellectuel et noétique.
Ces deux verbes qui s'opposent, ephaptesthai et planan,
prennent une saveur plus particulière encore lorsqu'on les rapproche de ce qui
fait l'objet de la question qui termine notre réplique, la capacité des uns et
des autres à être hègemonas (« dirigeants »)
de la cité/état. Le mot hègemôn vient en
effet du verbe hègeisthai, dont le sens premier est « marcher
devant » : l'hègemôn, le « dirigeant »,
le « chef », c'est d'abord et avant tout un « guide ».
Mais pour guider les autres et pouvoir les mener quelque part, mieux vaut avoir
soi-même une idée de l'endroit où l'on va et du chemin qui y mène, et donc ne
pas être dans l'errance, mais pouvoir appréhender, se fixer sur, s'attacher à
(ephaptesthai) un but, qui est le bien de l'homme, le bien de tous les
citoyens. Certes, comme l'admet Socrate dans le Ménon auquel
j'ai déjà fait référence plus haut (cf. Ménon,
97a), il est possible à un guide de conduire des voyageurs à Larissa en ayant,
non une réelle connaissance, mais seulement une opinion vraie sur le chemin
menant à cette ville où il n'est lui-même jamais allé, mais les chances pour
que cela se produise sont minces et plus minces encore s'il s'agit de trouver,
non plus la route de Larissa, mais le chemin du vrai bonheur pour tous les habitants
de la cité... Bref, ici encore, le choix du terme hègemôn oriente
la compréhension dans un sens à la fois noétique et
pratique.
Le danger, dans la traduction de cette phrase, est donc de vouloir en « fermer » la
compréhension en orientant le lecteur dans une direction spécifique,
et en particulier de la comprendre dans une perspective exclusivement centrée
sur la connaissance où la différence entre philosophe et non philosophe
est seulement d'ordre « intellectuel »,
ce que font malheureusement la plupart des traducteurs, comme on pourra en juger
en examinant les traductions suivantes :
- Chambry (Budé) : « si les philosophes
sont ceux qui sont capables d'atteindre à ce qui existe toujours d'une
manière
immuable, et s'il faut refuser ce titre à ceux qui en sont incapables
et qui s'égarent dans ce qui est multiple et changeant, lesquels des
deux faut-il mettre
à la tête de l'État ? »
- Robin (Pléiade) : « puisque sont philosophes
ceux qui sont capables d'entrer en contact avec ce qui se comporte toujours
identiquement selon ses relations constitutives, et que ceux qui, au lieu d'en être
capables, oscillent au milieu du multiple et de la totale diversité de
ses états, ceux-là
ne sont pas philosophes, à laquelle de ces deux classes d'hommes faut-il,
en fin de compte, donner la conduite de l'État ? »
- Baccou (Garnier) : « puisque sont philosophes
ceux qui peuvent atteindre à la connaissance de l'immuable, tandis que
ceux qui ne le peuvent, mais errent dans la multiplicité des objets
changeants, ne sont pas philosophes, lesquels faut-il prendre pour chefs de
la cité ? »
- Pachet (Folio Gallimard) : « une fois admis
que sont philosophes ceux qui sont capables de s'attacher à ce qui est
toujours identiquement dans les mêmes termes ; tandis que ceux qui
n'en sont pas capables, mais errent parmi les choses multiples et variables
en tous sens, ne sont pas philosophes, lesquels d'entre eux doivent être
chefs de la cité ? »
- Cazeaux (Livre de poche) : « il y a les philosophes :
ils ont la capacité d'aborder ce qui conserve son identité telle
quelle ;
les autres ne le peuvent pas, ils flottent dans le nombre et la diversité :
ils ne sont pas philosophes. Des deux, lequel doit assumer la direction de
la cité ? »
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier) : « si
les philosophe sont ceux qui sont capables d'atteindre à la connaissance
de l'immuable, tandis que ceux qui en sont incapables et qui, au contraire,
se perdent dans le multiple et le changeant, ne sont pas philosophes, auxquels
des deux faut-il confier la direction de la cité ? »
- Leroux (GF Flammarion) : « puisque les philosophes
sont ceux qui sont capables d'entrer en contact avec ce qui subsiste toujours
de manière identique et selon les mêmes termes, alors que ceux
qui n'en sont pas capables et se perdent en se dispersant entièrement
dans les choses multiples ne sont pas philosophes, lesquels parmi eux faut-il
choisir comme chefs de la cité ? ». (<==)
(7) L'adverbe que je traduis par « de manière mesurée » est metriôs, formé sur la racine metron, dont vient le français « mètre », et qui signifie « mesure » (le résultat d'une opération visant à mesurer) ou « instrument de mesure », ou encore « quantité mesurée » (comme dans le français « une mesure de blé »), mais aussi « juste mesure » comme dans le français « faire preuve de mesure dans telle ou telle action ». On retrouve cette racine dans l'adjectif metrion, (« mesuré », au sens propre et au figuré, c'est-à-dire « modéré, moyen »), substantivé dans l'expression to metrion, généralement traduite par « la juste mesure », qui est l'objet de la section centrale du Politique (Politique, 283b-287b : l'expression to metrion apparaît en 283e11 et revient plusieurs fois dans les lignes qui suivent). Comme l'explique cette section du Politique, to metrion est ce qui permet de sortir du relativisme pur d'un excès et d'un défaut qui seraient seulement évalués en comparant les unes par rapport aux autre des instances de ce qui est en cause (tel individu est plus grand ou plus petit que tel autre, telle quantité de vin est plus grande ou plus petite que telle autre) en introduisant une référence externe qui s'impose dans tous les cas et permet de qualifier chaque instance d'« excessive » ou « défaillante », non plus par rapport à une autre instance de même nature, mais justement par rapport à to metrion applicable à ce dont chaque instance est une instance (tel individu est plus grand ou plus petit que la norme/moyenne de taille des individus, telle quantité de vin est supérieure ou inférieure à la quantité que peut raisonnablement boire un individu sans devenir ivre, etc.). (<==)
(8) Le verbe
grec que j'ai traduit par « garder » est le verbe phulattein,
construit sur la racine du mot phulax, qu'on retrouve à la fin de
la réplique et que j'ai traduit par « gardiens ».
C'est ce même mot qui est utilisé ailleurs dans la République pour
parler de la seconde classe de citoyens, les « gardiens »,
parmi lesquels on sélectionne ceux qui deviendront les dirigeants au terme
du processus d'éducation décrit au livre VII. Phulattein signifie
« garder », mais encore « veiller sur, surveiller,
protéger, conserver ». Je l'ai traduit par « garder »,
plutôt que par « veiller sur » ou « conserver »,
qui conviendraient aussi, pour rendre sensible en français la communauté de
racine avec le phulakas final, dont la traduction par « gardiens » est
quasi universellement admise.
Ce que doivent « garder » ces « gardiens »,
ce sont nomous te kai epidèdeumata. Les deux mots nomos et epitèdeuma,
dont on trouve ici les accusatifs pluriel, ont des sens qui se recouvrent en
partie, en ce qu'ils évoquent tous deux les usages, coutumes et modes
de vie d'un groupe. Le sens de nomos oriente vers l'idée de « lois » (Nomoi est
le titre du dialogue appelé en français « les
Lois »). Epitèdeuma est dérivé du
mot epitèdes (« à
dessein, comme il convient ») via le verbe epitèdeuein (« s'occuper
de, s'appliquer à, prendre soin de »), et signifie « occupation,
genre de vie », et au pluriel, comme ici, « mœurs,
coutumes, habitudes de vie ». En associant ces deux termes,
le Socrate de Platon suggère donc que le travail des dirigeants ne se
limite pas à veiller au respect des lois votées et codifiées,
mais qu'il suppose la prise en compte de tous les aspects de la vie de la cité.
(<==)
(9) « Juste » traduit l'adverbe grec orthôs (dérivé de l'adjectif orthos, « droit », au sens propre et au sens figuré), qui évoque l'idée de rectitude et dont la traduction littérale serait « droitement ». (<==)
(10) Ici, il est encore question de phulax (« gardien »), mais le verbe traduit par « surveiller » est cette fois tèrein, qui met plus l'accent sur l'observation (il signifie aussi « observer, épier ») que le précédent phulattein (cf. note 8), dans un contexte où il est question de la vue. (<==)
(11) « Ceux qui sont en réalité privés de la connaissance de ce qu'est réellement chaque chose » traduit le grec hoi tôi onti tou ontos hekastou esterèmenoi tès gnôseôs. On trouve juxtaposées dans cette expression deux utilisations distinctes du participe présent du verbe einai (« être ») : d'une part en tant que participe substantivé, ici au génitif singulier, dans l'expression tou ontos, mot à mot « de l'étant », c'est-à-dire « de ce qui est », et plus précisément ici, en prenant en compte le hekastou qui suit, « de chaque étant », c'est-à-dire « de chacune des choses qui est » ou « de chacun des êtres », ou encore, si l'on voit en hekastou un complément de tou ontos, ce qui est grammaticalement possible, « de l'étant de chaque chose », c'est-à-dire « de ce qu'est chaque chose » ; d'autre part, au datif singulier précédé de l'article dans une expression, tôi onti, qui a le sens adverbial de « réellement, véritablement », et dont on peut se demander si elle porte sur le participe présent substantivé hoi esterèmenoi (« ceux qui sont privés », qui devient alors « ceux qui sont réellement privés ») ou sur le tou ontos hekastou qui la suit immédiatement (« de ce qu'est réellement chaque chose »). Faute de pouvoir conserver ces ambiguïtés et ces assonances en français, j'ai rendu cette redondance en associant à chacun des deux verbes traduisant les deux participes présents (« ceux qui sont privés » pour hoi esterèmenoi, « ce qu'est » pour tou ontos) une formule adverbiale dérivée de la racine « réel » (« en réalité » dans le premier cas, « réellement » dans le second). Car, même s'il est plus naturel de considérer que tôi onti porte sur hoi esterèmenoi, le fait que cette expression construite à partir du participe présent de einai signifie « réellement/en réalité », c'est-à-dire insiste sur le caractère « réel » de ce dont on parle à l'aide d'une expression construite sur une forme du verbe einai, incite à prendre einai dans le sens fort de « être réellement » lorsqu'il est utilisé immédiatement après dans la formule tou ontos hekastou, sans même qu'il soit besoin de supposer que le tôi onti porte sur lui, mais par simple « contagion » de sens. (<==)
(12) « Aucun modèle clair » traduit le grec mèden enarges paradeigma. Sur le sens de paradeigma, voir la note 10 à ma traduction de la section vers la fin du livre V que j'ai intitulée « le philosophe-roi » (République, V, 471c4-475c5). Enargès, dont enarges est le neutre, est un adjectif signifiant « clairement visible, brillant, évident », dérivé d'un autre adjectif, argos, signifiant à la fois « d'un blanc brillant » et « rapide », sans doute à partir d'une étymologie renvoyant à un terme perdu faisant référence à l'éclair, à la fois brillant et rapide, rapide « comme la foudre », dit-on en français (cf. l'entrée sur argos dans le Dictionnaire étymologique de la langue grecque de P. Chantraine). (<==)
(13) Cette référence au grapheus (« peintres, dessinateurs ») après la référence au paradeigma nous renvoie à 472c-d où Socrate utilisait déjà la même image du peintre et le concept de « modèle ». Mais l'idée que le peintre regarde vers « ce qu'il y a de plus vrai (to alèthestaton) » ne va pas de soi, en particulier dans ce contexte ! Il faut sans doute la comprendre en se souvenant que le peintre est un fabriquant d'images travaillant dans l'ordre visible. Il regarde donc, pour peindre ou dessiner ses images, vers ce qui est « le plus vrai » dans l'ordre visible ! En d'autres termes, s'il veut peindre, par exemple, un oiseau, il prendra probablement pour modèle un vrai oiseau vivant, plutôt qu'un dessin, une peinture ou une sculpture d'oiseau. Et c'est même sans doute parce que le peintre se limite par profession à l'ordre visible que Platon a choisi cet exemple, qu'il nous invite à transposer dans l'ordre intelligible lorsqu'il va être question, dans la suite de la réplique, de beau, de juste, de bon. Celui qui doit manipuler des « idées », des « concepts », pour les « représenter » dans le registre du langage, du logos, à l'aide de mots et de phrases qui n'en donnent que des images, doit chercher ce qu'il y a de plus vrai dans l'ordre intelligible, et cela n'est certainement pas à chercher dans l'ordre du visible ! (<==)
(14) « Là-haut » traduit le grec ekeise, contracté en kakeise, pour kai ekeise, dans le texte. Cet adverbe est à mettre en relation avec le enthade qu'on trouve un peu plus loin lorsqu'il est question de ta enthade nomima, « les règles communes d'ici-bas ». Au sens premier, ekeise signifie « là » et enthade « ici », mais par extension, ekeise signifie plus spécifiquement, dans certains contextes, « là-bas », c'est-à-dire « dans l'autre monde » par opposition à enthade pris dans le sens de « ici-bas », c'est-à-dire « dans notre monde des vivants ». Le fait que ce sens est assez clairement impliqué dans l'expression ta enthade nomima invite a supposer à tout le moins une évocation du même registre dans le ekeise qui nous occupe. Et le participe présent anapherontes (que j'ai traduit par « en se reportant ») qui suit et auquel se rapporte ekeise renforce cette allusion, puisqu'il vient d'un verbe, ana-pherein, construit sur le verbe pherein (« porter ») par adjonction d'un préfixe, ana-, dont l'un des sens possible est « en haut », ce qui fait qu'anapherein signifie au sens premier « porter en haut, faire monter, élever » (le sens de « rapporter à, se reporter à » découle d'un autre sens possible de ana-, « en arrière »). Il y a donc là à l'évidence un choix de langage du Socrate de Platon qui suggère vivement que ce à quoi il faut se reporter n'est pas à proprement parler de ce monde, mais est bien plutôt de l'ordre d'un « au-delà » que la tradition mythologique situe « là-haut », dans un « ciel », domaine des « dieux ». (<==)
(15) « Contemplant le plus consciencieusement possible » traduit le grec theômenoi hôs hoion te akribestata. Theômenoi est le participe présent au nominatif pluriel (renvoyant toujours aux mêmes personnages dont on dit qu'ils sont justement incapables de faire tout ce qu'on est en train de décrire) du verbe theasthai, qui signifie « contempler, considérer » et dont dérivent des mots comme theatron (« théâtre », qui en est la transcription en français). Akribestata est le superlatif au nominatif neutre pluriel de l'adjectif akribès employé adverbialement. Akribès signifie « exact, sûr, scrupuleux, précis, rigoureux » et peut s'appliquer aussi bien à la rigueur d'un raisonnement qu'à la conscience d'un juge remplissant bien sa fonction. (<==)
(16) « Règles communes » traduit le grec nomima, mot que nous avons déjà rencontré à la fin du livre V, en 479d4, et que j'avais alors traduit par « idées reçues » pour des raisons qui sont expliquées dans la note 118 à ma traduction de cette section. (<==)
(17) « Sur ce qui est beau et ce qui est juste et ce qui est bon » traduit le grec kalôn te peri kai dikaiôn kai agathôn, dans lequel les trois adjectifs substantivés sont au pluriel. Il ne s'agit donc pas ici des « idées » de beau, de juste ou de bon, mais bien des multiples instances où ces qualificatifs peuvent s'appliquer à des choses ou à des actes dans notre vie « ici-bas (enthade) ». Socrate suggère ici que la détermination de la pertinence de ces qualificatifs ne peut être laissée au hasard ou être considérée comme relative et variable en fonction des temps et des lieux, mais qu'elle doit être le résultat d'études approfondies par des personnes douées des qualités requises de « regard » et de réflexion, et faire l'objet de nomima « instituées » (tithesthai) comme on institue des lois (nomoi, terme voisin de nomima, qui en dérive), et conservées avec la même rigueur, puisqu'elles ne dépendent pas de nos choix et de nos humeurs, mais de « réalités » qui nous transcendent et qui font que l'adéquation ou la non adéquation de nos usages de ces qualificatifs, c'est-à-dire la vérité ou la fausseté de nos nomima à leur sujet, ne dépend pas de ce que nous en pensons. (<==)
(18) « Lorsqu'il est besoin de les poser » : ceci ne veut pas dire qu'il y a des moments où il faudrait remettre en cause nos idées antérieures sur le beau, le juste, le bon, puisque ce n'est pas de ces idées en elles-mêmes dont il est question ici, mais de leur application à des cas concrets, mais que justement, les cas concrets où se pose la question d'appliquer ou pas tel ou tel qualificatif, beau, juste, bon, à telle ou telle chose ou action se multiplient au gré des temps et des circonstances et que de nouveaux problèmes éthiques ou esthétiques peuvent se poser au fil de l'évolution des sociétés, même si les principes antérieurs ne sont pas remis en cause, par exemple du simple fait de nouvelles découvertes ou inventions. (<==)
(19) « En s'en faisant les gardiens » traduit le grec phulattontes, dans lequel on retrouve la racine phulax, « gardien » (cf. note 8 ci-dessus). L'activité qui est attendue de ces « gardiens » par rapport au nomima instaurées préalablement est décrite à l'aide du verbe sôizein qui signifie « conserver sain et sauf, préserver » ou encore « sauver (de la mort ou de la destruction) ». (<==)
(20) « Ce qu'est chaque chose » traduit le grec hekaston to on, mot à mot « chaque l'étant », qui reprend à l'accusatif neutre singulier en en modifiant l'ordre le tou ontos hekastou de la réplique précédente de Socrate (cf. note 11 ci-dessus). Il ne s'agit pas tant de s'intéresser à un unique « Être » abstrait que d'appréhender la multiplicité des êtres, qu'il faut saisir à chaque fois (hekaston) dans leur spécificité (to on). Et rien ici ne suggère que cette recherche doit se limiter à l'ordre intelligible. (<==)
(21) « Expérience », c'est en grec empeiria, qui met l'accent sur la pratique par opposition à la théorie. Ce dont il est ici question, ce n'est pas d'un « philosophe » à la manière de la caricature qu'en dresse Socrate dans la « digression » qui constitue la partie centrale du Théétète, retiré dans sa tour d'ivoire et vivant dans un ciel d'idées pures loin de la place publique, mais bien de quelqu'un qui partage l'expérience de tous ses concitoyens et alimente sa réflexion à partir de celle-ci. (<==)
(22) « En aucun autre registre d'excellence » traduit le grec en allôi medeni merei aretès. Pour la traduction d'aretè par « excellence » plutôt que par le plus classique « vertu », voir l'introduction à ma traduction du Ménon. Le mot que j'ai traduit par « registre » est merei, datif singulier de meros, mot qui renvoie à l'idée de « part, partie, portion ». (<==)
(23) Comme
va le montrer la suite de la réplique, Socrate ne propose pas ici de
se pencher sur la nature (phusis) de personnes spécifiques à
qui on envisagerait de confier des responsabilités, mais de réfléchir a
priori sur la nature « idéale » pour des
candidats aux fonctions de dirigeants, ce que, dans sa réplique suivante,
il va désigner à l'aide de la formule tôn philosophôn
phuseôn lorsqu'il demande
à Glaucon de convenir de certaines choses tôn philosophôn
phuseôn
peri (« à propos de... ») (485a10).
Cette
expression avait été préparée au livre
II, dans les développement sur la
phusin (« nature ») que devraient avoir les
futurs « gardiens (phulakes) » de la cité, à partir
de l'exemple des chiens de gardes, d'abord en République,
II, 375e9-11 pour préciser que celui qui est destiné à devenir
apte à garder
(ho phulakikos esomenos) doit, en plus d'avoir du caractère
(pros
tôi thumoeidei), être philosophe par nature (philosophos
tèn phusin), puis quelques lignes plus loin, en 376a11-b1,
pour dire que certains traits de comportement des chiens de garde manifestent
que l'expression de leur nature (to pathos autou tès phuseôs)
est en vérité philosophe (hôs alèthôs
philosophon), avant d'en revenir aux hommes pour préciser que qui
veut
être doux envers ses familiers (oikeious) et connaissances (gnôrimous)
doit être phusei philosophon kai philomathè (« par
nature philosophe et amoureux du savoir ») (376b11-c2).
Et d'ailleurs, les quelques lignes qui ont précédé, à partir
de 484b9,
où Socrate réintroduit le terme de « gardiens » et
le verbe associé phulakein (cf. note 8 ci-dessus),
sont justement destinées à nous rappeler ces développements
antérieurs sur
les natures capables de concilier des qualités apparemment antinomiques.
Mais c'est dans le livre VI de la République, et là seulement,
tous dialogues confondus, que l'on trouve juxtaposés les deux mots philosophos et phusis,
et ce, pas moins de 10 fois entre ici et la fin du livre. Ces dix occurrences
sont regroupées
dans le tableau ci dessous :
(1) 485a10-b1 | ||
touto men dè tôn philosophôn phuseôn peri hômologèsthô hèmin hoti... | Que cela donc, à propos des natures (de) philosophes, soit convenu entre nous | |
(2) 485c12-d1 | ||
è oun dunaton einai tèn autèn phusin philosophon te kai philopseudè; | Mais alors, est-il possible que la même nature soit amoureuse de la sagesse et aussi amoureuse du mensonge ? | |
(3) 486a1-2 | ||
kai mèn pou kai tode dei skopein, hotan krinein mellèis phusin philosophon te kai mè | Et puis bien sûr, je suppose, il faut aussi examiner ça, pour peu que tu te proposes de discerner une nature amoureuse de la sagesse d'une qui ne l'est pas. | |
(4) 490c8-9 | ||
kai dè ton allon tès philosophou phuseôs choron ti dei palin ex archès anagkazonta tattein; | Et maintenant, le reste du chœur de la nature (du) philosophe, qu'est-il besoin à nouveau depuis le début de le mettre en ordre en nous pliant à la nécessité [du raisonnement] ? | |
(5) 490d5-7 | ||
kai touto dè heneka palin aneilèphamen tèn tôn alèthôs philosophôn phusin kai ex anagkès hôrisametha | et alors, à cause de ça, nous avons repris une nouvelle fois [l'examen de] la nature des vrais philosophes et en avons, sous l'effet de la nécessité, délimité les contours | |
(6) 492a1 | ||
hèn toinun ethemen tou philosophou phusin,... | Donc cette nature du philosophe que nous avons posée, | |
(7) 494a11 | ||
ek dè toutôn tina horais sôtèrian philosophôi phusei... | Alors, à partir de tout ça, vois-tu quelque salut pour une nature philosophe... | |
(8) 495a5 | ||
auta ta tès philosophou phuseôs merè... | les composantes de la nature (du) philosophe elles-mêmes... | |
(9) 497b1-2 | ||
mèdemian axian einai tôn nun katastasin poleôs philosophou phuseôs | qu'aucune ne soit digne, parmi les organisations des cités d'aujourd'hui, d'une nature (de) philosophe | |
(10) 502a5-6 | ||
toude de peri tis amphisbètèsei, hôs ouk an tuchoien genomenoi basileôn ekgonoi è dunastôn tas phuseis philosophoi; | Mais là-dessus, quelqu'un apportera-t-il la contradiction, [en disant] qu'il n'y a aucune chance que naissent de rois ou de gens au pouvoir des rejetons philosophes par nature ? |
Platon rapproche ainsi deux mots dont chacun pose des problèmes
propres, et le fait d'une manière qui, dans sa fluidité même, évite d'en
faire une expression « technique ». Il n'est donc pas
inutile, à l'occasion de la première apparition de cette expression, de prendre
une vue d'ensemble de ses utilisations pour être mieux à même de la comprendre,
ici et dans ses autres occurrences, en éclairant les unes par les autres.
J'ai déjà évoqué, dans la note
23 à ma traduction de la section de la fin du livre V que j'ai intitulée « le
philosophe roi », les problèmes
de compréhension que pose le mot philosophos. Et j'ai aussi
fait remarquer à la note 35 à ma traduction
de cette même section que ce mot était construit
sur un modèle très utilisé en grec (le dictionnaire grec-français Bailly ne
compte pas moins d'une quinzaine de pages de mots commençant par philo-/phil-) et
qui permettait même probablement la création de néologismes en cas de besoin,
en ajoutant au préfixe philo- (« amoureux/ami/passionné
de... ») la
suite qui convenait au propos (et il n'est pas impossible que Platon
ait usé de cette possibilité avec certains des mots en philo- qu'il
utilise ici ou là, et en particulier dans la section que commente la note 34
précitée). Il est donc difficile de savoir si et dans quels cas le Socrate
de Platon utilise philosophos dans un sens que l'on pourrait qualifier
de « technique »,
si et dans quels cas il l'utilise de manière plus libre comme un parmi une
série de termes construits sur le même modèle pour éviter une périphrase, l'accent
étant alors sur le second membre du mot (-sophos ou autre chose),
changeant selon ce dont on parle. On est très certainement dans ce dernier
cas avec la référence (2) ci-dessus, où philosophos est
mis en relation (d'opposition, en l'occurrence) avec philopseudès (« ami/habitué
du mensonge/de l'erreur »), et sans doute aussi avec la référence
(3), ou une simple négation remplace la désignation de ce qui s'oppose à philosophos,
car il y a une infinité de manières de n'être pas philosophos.
De tels emplois sont pour Socrate une manière de nous obliger de temps à autres
à revenir à l'étymologie du mot pour en retrouver le sens originel.
Les problèmes que posent le mot phusis sont d'un autre ordre.
Si la racine du mot grec se retrouve bien en français dans le mot « physique »,
ce n'est pas elle qui se retrouve dans la traduction usuelle de phusis par
« nature », mais celle de son plus ou moins équivalent latin natura, terme
dérivé du verbe nascor, nasci, natum, signifiant « naître » (autre
mot français en dérivant), lui-même apparenté à un autre verbe grec, gennan,
de même sens, via la forme intermédiaire gnascor, dans
laquelle on retrouve la racine gen contractée. Le résultat est
que, partant d'un mot grec dérivé du verbe phuein,
dans lequel l'accent est plus sur l'idée de « croître » que
sur celle de « naître », on déplace l'accent en
passant par le latin. La question qui se pose à nous est alors de savoir si,
en parlant de « nature
(de) philosophe »,
de « philosophe par nature », Platon veut dire que
l'on naît « philosophe », que, pour employer un
langage moderne, ce n'est qu'une question de gènes, quel que soit d'ailleurs
le sens que l'on donne par ailleurs au terme « philosophe », ou
bien s'il inclut dans cette phusis non seulement le potentiel qui
est donné dès la naissance, mais encore tout le processus « éducatif » de
« croissance » qui permet de l'actualiser. Bref, quelle
part fait-il dans sa réflexion à ce que l'on appellerait aujourd'hui l'inné
et quelle part à l'acquis ?
Quelle part au génétique et quelle part à l'éducation ?
Il est probable que cette ambiguïté existait déjà de
son temps dans le mot phusis employé dans un tel contexte, même si
elle s'exprimait dans des termes différents, et que son souci n'est pas d'abord
de lever cette ambiguïté. Ce qui compte pour lui, qui a consacré la plus grande
partie de sa vie à l'éducation, c'est plutôt le résultat. Il s'intéresse plus
à l'avenir sur lequel on peut quelque chose qu'au passé qu'on ne peut que subir
et il sait qu'on ne dispose pas des moyens qui permettraient de reconnaître
dès la naissance les oiseaux rares qui auraient les « gènes » du « philosophe » (c'est
très exactement le problème que soulève de manière ironique Socrate dans sa
conversation avec Ménon en Ménon,
89b9-c4, où il se demande, dans le contexte d'un dialogue sur l'excellence
(aretè) de l'homme, ce qui devrait se passer si les hommes
devenaient bons (agathoi) « par
nature (phusei) »). Il sait donc aussi que ce n'est que
par le processus éducatif lui-même que l'on peut tester la phusin et
que peu importe donc qu'elle soit donnée au départ ou produite en tout ou partie
par ce processus puisque c'est au résultat que l'on jugera de la plus ou moins
bonne « nature » de chacun. Tout au plus peut-on apprendre
par l'expérience à détecter au plus tôt les dispositions dont on pressent qu'elle
faciliteront ou handicaperont le processus de formation que l'on veut conduire.
Et c'est bien de cela dont il va être question dans la suite de ces pages,
avant que le livre VII ne nous décrive le processus de formation des philosophoi.
Mais, non content de choisir pour les apparier deux mots dont il n'ignore pas
les ambiguïtés, Platon fait varier la manière dont son Socrate va les associer
pour éviter de donner à quelque formulation que ce soit, en l'absolutisant,
un tour par trop « technique ». Notons tout d'abord que philosophos est
en grec aussi bien un adjectif qu'un nom, et que, si, dans certaines des occurrences
citées ci-dessus, la grammaire montre à l'évidence qu'il est employé comme
nom (occurrences (5) et (6), où il est employé avec un article distinct et
à un cas différent de celui de phusis) et dans d'autres
qu'il est employé comme adjectif (occurrences (2), (3) et (7), où il est employé
au même cas que phusis, ce cas étant autre que le génitif),
dans un certain nombre d'entre elles, où les deux termes sont au génitif (occurrences
(1), (4), (8) et (9)), il n'est pas possible de décider s'il faut voir dans philosophou/philosophôn un
adjectif épithète de phuseôs/phuseôn (« d'une/de
la nature philosophe »),
ou un nom complément de nom de ce mot (« d'une/de la nature
de/du philosophe »). Et comme les autres occurrences ne permettent
pas de trancher, puisqu'on y trouve philosophos tantôt adjectif,
tantôt nom, on est contraint de rester dans l'incertitude.
C'est ce que j'ai voulu indiquer en mettant le « de/du » entre
parenthèses dans chacun de ces cas. Ceci étant, quel est l'enjeu de ce choix ?
Disons que si l'on parle de « nature du/de philosophe »,
on donne en quelque sorte « chair » au philosophos,
si bien que c'est
l'individu qui est premier dans sa singularité et que c'est de lui que l'on
part pour chercher ce qui le caractérise en tant que « philosophe »,
alors que si l'on parle de « nature
philosophe », c'est la « nature » qui est
première, et ce que l'on cherche est plutôt de l'ordre de l'abstraction, de
l'idée, qu'évoque le qualificatif « philosophe ».
En ne levant pas cette ambiguïté supplémentaire, Platon veut nous forcer à
ne pas privilégier un point de vue plutôt que l'autre : si,
en dernière instance, ce sont bien les individus qui nous intéressent, car
ce sont eux et eux seuls qui peuvent agir dans la cité, c'est au regard de
la phusis (« nature/idée ») que recouvre
le qualificatif philosophos qu'il faut juger les individus, et pas
à partir des individus qui se qualifient, ou sont qualifiés, de philosophoi qu'il
faut se faire une idée de ce que désigne ce terme, ce qui nous ramène au point
dont nous étions partis dans cette note. (<==)
(24) Le verbe que je traduis ici par « que soit convenu » est une forme passive (hômologèsthô, 3ème personne du singulier de l'impératif parfait passif) du même verbe, homologein, qui apparaissait deux fois dans sa forme active dans la réplique précédente de Socrate et que j'avais traduit par « se mettre d'accord ». Au sens étymologique, homologein, c'est « dire la même chose ». (<==)
(25) « [Quelque
chose] de cette
richesse des êtres qui est éternellement » traduit
le grec tès ousias tès aei ousès. Le « quelque
chose » initial traduit le fait que le complément du verbe transitif
dèloi qui précède (optatif de dèloun, « rendre
visible ») est au génitif (génitif partitif) et non à l'accusatif.
Pour ousia et sa traduction possible par « richesse des êtres »,
voir ci-dessus la note (*) à la traduction de Phédon,
78c6-79a11 proposée à la note 5.
Remarquons que ce que le Socrate de Platon met en premier parmi les préoccupations
d'une nature apte à la philosophia, c'est la préoccupation
de l'ousia. Quand on se souvient que la conversation initiale de
la République, entre Socrate et Céphale, portait déjà sur
l'ousia, mais que le mot était alors pris dans un autre sens, celui
de « richesse » tout court, on ne peut exclure ici
une pointe d'ironie de la part de Socrate ! Tout le monde, y compris
les philosophes, met au premier plan de ses préoccupations la « richesse
(ousia) », mais toute la question est de savoir quelle richesse..
(<==)
(26) « Ceux
qui aiment les
honneurs » traduit le grec philotimoi (ici
au génitif pluriel philotimôn commandé par la préposition
peri, « à propos de, au sujet de ») et « ceux
qui sont portés à l'amour », le grec erôtikoi. Il
a été question de ces deux catégories, et aussi du philosophe, en 474d-475b,
mais dans l'ordre inverse de celui dans lequel ils apparaissent ici. Notons
à cette occasion que le verbe grec utilisé pour dire des natures philosophes
qu'elles « sont amoureuses » de l'étude de l'ousia est erôsin,
du verbe eran, « aimer », dont vient aussi erôtikos et Erôs,
le nom du « dieu » de l'amour charnel. Mais l'erôs dont
font preuve les philosophes est l'erôs sublimé par l'ascension
dialectique décrite par Diotime dans le Banquet à propos
du beau.
Notons aussi que le sens premier du mot timè, qu'on retrouve
dans philotimos, est « valeur, prix », mais
dans le sens d'une estimation faite par les hommes, sens qui conduit à ceux
de « estime, considération, honneur » lorsqu'il
est question de la « valeur » que les hommes accordent
à l'un d'entre eux et de la manière dont on lui témoigne cette « estime » (les
« honneurs » qu'on lui rend). Si l'on rapproche ce point
de la polysémie de ousia rappelée
dans la note précédente, on peut penser que Socrate commence ici à éliminer
certaines compréhensions possibles de « richesse » en
mettant sur la touche celle qui résulte de la seule appréciation de l'opinion
publique. (<==)
(27) La réplique de Socrate est construite autour d'une accumulation de pronoms démonstratifs neutres sans antécédents clairs : tode en début de phrase, qui renvoie à ce que Socrate a en tête mais n'a pas encore dit et ne fait qu'annoncer de manière mystérieuse ; meta touto (« après ça »), qui renvoie à ce qui vient d'être dit sans qu'il soit besoin de préciser si la référence est aux propos dans leur ensemble ou à l'objet spécifique de ces propos, l'amour de l'étude de l'ousia ; pros toutôi (« à côté de ça »), qui renvoie, lui, plus spécifiquement à cet objet, sans se donner la peine de lui attribuer un nom, même générique, comme « aptitude » (que j'ai utilisé entre crochets auparavant, pour bien montrer qu'il en traduit pas un mot du texte, puisqu'à chaque fois, on n'était déjà en présence que de pronoms neutres) ou « qualité » (qu'on trouve ajouté chez plusieurs traducteurs). En fait, le seul nom qui apparaît dans cette réplique est phusis (« nature), dans la formule en tèi phusei (« dans leur nature »). Et même les personnes dont on considère la « nature » ne sont désignés que par une périphrase : hoi an mellôsin esesthai hoious elegomen (« ceux qui devraient être tels que nous avons dit »). (<==)
(28) « L'absence de mensonge » traduit le mot grec apseudeia, dont c'est la seule occurrence dans tous les dialogues (on y trouve par contre 6 occurrences de l'adjectif apseudès et une du verbe apseudein). Apseudeia est le substantif dérivé de l'adjectif a-pseudès, formé du a- privatif et de l'adjectif pseudès, qui signifie « menteur » ou « faux », lui-même dérivé de pseudos, « mensonge, fausseté, erreur », que l'on trouve un peu plus loin dans la même réplique. Apseudeia, tout comme apseudès, sont ambigus, car ils peuvent aussi bien faire référence au souci de ne pas mentir, et donc de toujours dire ce qu'on pense être la vérité (et c'est bien en ce sens que l'emploie Hippias à propos d'Achille en Hippias Mineur, 369c4, pour l'opposer à Ulysse), qu'au fait de ne jamais se tromper, c'est-à-dire à l'infaillibilité, ou encore, dans le cas de choses comme des propos ou des perceptions, de ne jamais être faux. C'est d'ailleurs en ce sens qu'apseudès est utilisé à propos de la perception en Théétète, 152c5 et en Théétète, 160d1, et sans doute aussi, à propos du divin (to theion) et du « démonique » (to daimonion), en République, II, 382e6. (<==)
(29) Ce complément faisant référence à ce qui est ou n'est pas fait ekonta, c'est-à-dire « volontairement, de son plein gré », lève l'ambiguïté soulignée dans la note précédente, en laissant la porte ouverte à la possibilité de l'erreur involontaire, faute de connaître la vérité concernant ce dont on parle. Le second point qui caractérise la nature apte à la philosophie, après sa passion pour l'étude de l'ousia, c'est l'amour de la vérité (alètheia). Je concluais la note 25 en disant que le philosophe ne se distingue pas des autres hommes par le seul fait que sa préoccupation principale est l'ousia, puisque ce mot peut avoir deux sens ; ce que suggère cette nouvelle réplique de Socrate, c'est que son souci est de chercher à savoir quelle est la vraie richesse (ousia) pour l'homme : c'est là l'objet de son étude (mathèma) constante et c'est cette richesse et elle seule qu'il chérit. Ce qui sous-tend cette ambiguïté sémantique, c'est en quelque sorte une ascension dialectique autour du mot ousia similaire à celle que Diotime décrit à Socrate dans le Banquet autour du mot kalos (« beau »). Le philosophe est celui qui est capable d'arriver au plus près de la compréhension de ce qu'est la vraie richesse (ousia) pour les hommes en cette vie. (<==)
(30) Comme
dans la section 474c8, sq., (cf. en particulier
les notes 27 et 33 à
la traduction de cette section), Socrate multiplie ici les termes renvoyant
à l'amour et en particulier à l'amour charnel : il commence
par s'adresser à Glaucon en l'appelant ô phile (« l'ami ») ;
puis il parle de qui se comporte erôtikôs (« amoureusement ») par
rapport à quelque chose (cf. note 26 ci-dessus)
pour dire qu'il doit nécessairement agapan (traduit ici par « avoir
de l'affection » pour le distinguer d'autres verbes proches comme stergein,
utilisé dans la réplique précédente et traduit par « chérir » ou eran,
utilisé en 485b1 et
traduit par « être amoureux ») tout ce qui est
apparenté à ses paidikôn, mot que j'ai traduit
par « enfants chéris » pour rendre la double connotation
du mot grec, qui a pour racine pais (« enfant »),
mais se spécialise aussi pour désigner le jeune garçon dont un adulte est « amoureux » dans
le cadre des relations pédérastiques qui avaient cours alors dans certaines
cités grecques comme Athènes.
Par ailleurs, les deux termes grecs traduits par « apparenté » et « intimement
lié » sont
respectivement suggenes et oikeion, le premier renvoyant
à la communauté (sun-, « avec »)
d'origine (genos, qui évoque la naissance), le second à l'intimité
de personnes vivant dans la même maison (oikos). (<==)
(31) « Amoureuse de la sagesse » rend ici encore philosophon (voir notes 23 et 35 à ma traduction de la section « Le philosophe roi »), et « amoureuse du mensonge », philopseudè. (<==)
(32) Ici, le philomathès, l'« amoureux du savoir », ou « des études », reprend la place du philosophos, en cohérence avec ce qu'a rappelé Socrate au début de cette discussion, sur les philosophes qui mathematos erôsin (« sont amoureux de l'étude/du savoir »), en référence à ses propos antérieurs en 475c2, où l'on trouvait déjà le mot philomathès associé à philosophos. (<==)
(33) « Les désirs », ce sont en grec les epithumiai, mot par ailleurs associé à la partie inférieure de l'âme, mais que le Socrate de Platon n'hésite pas à utiliser aussi pour des « désirs/passions » plus nobles comme ceux qui poussent le philosophe vers le savoir et la vérité. (<==)
(34) Le mot grec que je traduis par « modéré » est sôphrôn, dont le sens premier est « sain (sôs) d'esprit (phrèn) ». À partir de ce sens initial, le mot en vient à signifier aussi bien « sensé, sage, prudent » que « modéré, tempérant » ou encore « réservé, modeste ». Sôphrôn est l'adjectif qui est à la racine du substantif sôphrosunè (« tempérance, modération »), nom d'une des « vertus » qu'analyse Socrate au livre IV de la République, à côté de la sophia (« sagesse »), de l'andreia (« courage ») et de la dikaiosunè (« justice »). C'est elle aussi qui est au centre des discussions du Charmide. (<==)
(35) « Amoureux
des richesse » traduit un autre de ces mots formés
sur le même modèle que philo-sophos : philochrèmatos,
qui renvoie à l'amour des chrèmata (ce dont on se
sert, de chrèsthai, « se servir de, utiliser »,
et plus spécifiquement l'argent, et au pluriel, les richesses). Le
mot chrèmata, dont le sens empiète sur celui d'ousia,
n'a pas, lui, au contraire d'ousia, de sens « métaphysique »,
ni même, comme le mot timè (cf. note
26), de sens « symbolique » :
les chrèmata se mesurent toujours en espèces sonnantes
et trébuchantes. En disant que la nature philosophos a pour
premier souci l'étude de l'ousia mais que par contre elle
n'est pas philochrèmatos, Socrate élimine explicitement
une manière possible de comprendre ousia (cf. note
25 ci-dessus), qui ne viendrait même pas à l'esprit du lecteur
d'une traduction en français qui a gommé cette ambiguïté qu'il
est impossible de rendre dans notre langue, ni même à l'esprit
d'un lecteur moderne du texte grec conditionné par 25 siècles
de métaphysique post-platonicienne
pour qui le premier sens d'ousia qui vient à l'esprit est « essence,
substance »,
mais dont il n'est pas évident du tout qu'elle n'était pas
présente à l'esprit
des auditeurs de Socrate, si l'on se souvient que la discussion se passe
au Pirée, c'est-à-dire dans le faubourg maritime et commercial
d'Athènes,
dans la maison d'un métèque, Céphale, qui a fait fortune
dans le commerce d'armes et était ami de Périclès et
dont l'ousia (« fortune ») a
justement été le premier sujet de conversation (les premières
occurrences d'ousia dans
la République sont en I,
329e4, 330b4 et 330d2,
dans la discussion entre Socrate et Céphale), devant, entre autres,
trois fils de celui-ci, Polémarque, Lysias et Euthydème (cf. République,
I, 328b4-6), et que dans les 7 utilisations antérieures par Socrate
du mot ousia ( I,
329e4, 330d2 ; II,
372b8,
374a1 ; III,
416c6,
416d5 ; V,
479c7 ;
en I,
330b4, le mot est utilisé par Céphale, au sens matériel ;
en
II,
359a5 et 361b5,
le mot est utilisé par Glaucon, la première fois au sens « métaphysique »,
la seconde au sens matériel ; la présence de ousian dans
la bouche de Socrate en 377e1 n'est
pas confirmée par tous les manuscrits et n'est pas retenue par Chambry
dans l'édition Budé), seule la dernière l'utilise au
sens « métaphysique » (sur
cette dernière occurrence, voir la note
116 à ma traduction de la fin du livre V, « savoir et opinion :
idées et idées reçues »). Et elle était
sans doute tout aussi présente à l'esprit des premiers lecteurs
grecs de Platon pour qui le sens « normal » d'ousia était
celui de « richesse, fortune », son sens « métaphysique » n'étant
qu'un sens « technique » réservé aux
spécialistes.
Finalement, on pourrait dire que, pour le Socrate de Platon, l'ousia est
la « richesse » que recherche la partie la plus noble
de l'âme tripartite, le logos (la raison), que timè est
la « richesse » (l'estime, les honneurs) que recherche la
partie médiane de l'âme, le thumos, et que les chrèmata constituent
les « richesses » que recherchent les multiples « désirs » qui composent la partie inférieure polymorphe de l'âme, les epithumiai. (<==)
(36) Cette
addition au mot chrèmata (« richesses,
moyens financiers ») de meta pollès dapanès,
que je traduis par « et de la dépense à foison [qui
va] avec », semble embarrasser les traducteurs, qui hésitent
entre les sens possibles de dapanè. Ce nom est dérivé du
verbe daptein, dont le sens premier est « dévorer »,
au sens propre en parlant d'un fauve, et au sens analogique, en parlant par
exemple du feu, et dont le sens s'est infléchi
vers celui de « dépenser » (en quelque sorte « dévorer » son
argent, ses ressources) dans des mots comme dapanè. Le sens
premier de dapanè est en effet « dépense »,
puis « argent dépensé ou à dépenser »,
et parfois « goût pour la dépense, prodigalité ».
Le florilège ci-dessous montre que, selon les traducteurs, on retrouve à peu
près tous ces sens pour dapanè dans notre réplique :
- Chambry
(Budé) : « les raisons pour lesquelles on recherche
la richesse et la magnificence »
- Robin (Pléiade) : « les motifs pour lesquels
les richesses, avec l'abondance des ressources, sont un objet
de préoccupation »
- Baccou (Garnier) : « les raisons pour lesquelles
on recherche la fortune, avec son accompagnement de larges dépenses »
- Pachet (Folio Gallimard) : « étant donné les
raisons pour lesquelles on recherche les richesses, avec tout le luxe
qu'elles permettent »
- Cazeaux (Livre de poche) : « les motifs qui
font accorder à l'argent comme aux grosses dépenses somptuaires tant
d'intérêt »
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier) : « les
mobiles qui poussent les hommes à rechercher avidement les richesses et
leur cortège de dépenses »
- Leroux (GF Flammarion) : « les raisons pour
lesquelles on se préoccupe des richesses, en plus de l'abondance
des ressources ».
Pourtant, dans
les trois autres occurrences de dapanè qu'on trouve dans
la République,
en République,
II, 364c3 ; VIII,
550d11 et 560d5,
le mot signifie « dépenses ». Mais le problème
est que, par cette addition, Socrate semble à première vue restreindre la condamnation
des motivations qui poussent à rechercher la richesse au cas où elle s'accompagne
de pollès dapanès, d'où les acrobaties des traducteurs
pour essayer de minimiser cette apparente restriction, qui pourrait être comprise
comme un encouragement à l'avarice ou une condamnation de la générosité. Il
me semble toutefois que, si l'on se place dans la perspective que j'ai ouverte
dans les note 25, 29 et 36 en
pointant sur la polysémie du mot ousia, le propos est autre.
En faisant une référence discrète aux dépenses qui vont avec la possession
de chrèmata, Socrate entend nous faire réfléchir sur la différence
qu'il y a entre une ousia, celle faite de chrèmata, qui
n'est accumulée que pour être dépensée, consommée, dévorée (le sens du verbe
à la racine de dapanè), pendant que nous sommes en vie,
faute de quoi elle ne nous sert de rien en fin de compte, et qui donc n'enrichit
tout au plus que notre corps sans pour autant l'empêcher de mourir un jour
ou l'autre et ne nous est plus d'aucun secours une fois mort, et une autre ousia,
qui, elle, enrichit l'âme, l'emplit, ne se consomme pas, mais s'accumule
au fil du temps, qui peut même être « utilisée » (la
connaissance par exemple) sans qu'on la perde, et qui fait croître l'âme, c'est-à-dire
le « soi », jusqu'à la mort pour en faire la « valeur » au
jugement final.
En d'autres termes, Socrate ne cherche pas à dire que ce qui est indigne d'un
philosophe, ce sont les motivations pour lesquelles on dépense son argent,
mais à rappeler discrètement que les richesses, c'est fait pour être dépensé,
et seulement pour cela. (<==)
(37) « Bassesse indigne d'un homme libre » rend le grec aneleutheria en en explicitant l'étymologie. Eleutheros est l'adjectif qui signifie « libre » dans un contexte sociopolitique qui oppose l'homme libre à l'esclave. L'eleutheria, c'est donc la liberté avec tout ce qu'elle implique de droits et de devoirs, de comportements et de manières d'être, dans un tel contexte. Et cet accent sur le comportement est exacerbé dans la signification du mot aneleutheria, formé par adjonction du alpha privatif à eleutheria : l'aneleutheria, ce n'est pas tant la privation de liberté que le comportement de celui qui se montre indigne de cette liberté dont il jouit de par son statut social. Une simple traduction par « bassesse », « grossièreté » ou « rusticité » ne permet pas de percevoir toutes les harmoniques de sens du mot, qui décrit celui à qui il s'applique par ce qu'il n'est pas plus que par ce qu'il est. (<==)
(38) « Petitesse d'esprit » traduit le mot grec (s)mikrologia en en décomposant les parties constitutives : mikros, qui signifie « petit » et logos, qui signifie « discours » ou « raison ». (<==)
(39) « Le tout et chacune de ses parties » traduit et explicite le grec tou holou kai pantos, dans lequel on trouve deux mots grec, holos et pas, qui sont presque synonymes et signifient tous deux « tout », avec la différence que le premier, holos, met plutôt l'accent sur un « tout » considéré comme une globalité prise dans son ensemble et envisagée comme une « unité », alors que pas (pan au neutre, pantos au génitif), met plutôt l'accent sur le fait que ce « tout » est la réunion de parties constituantes que l'on envisage chacune comme une « unité » distincte, mais qu'on veut embrasser dans leur totalité. (<==)
(40) « Intelligence » traduit le grec dianoia. Sur ce mot, voir la page qui lui est consacrée dans la section « vocabulaire » de ce site. (<==)
(41) « Grandeur de vue » traduit le mot grec megaloprepeia, qui s'oppose à mikrologia comme megas, « grand », s'oppose à mikros, « petit ». Mais le second terme du composé, -prepeia, est ici dérivé du verbe prepein, qui signifie « apparaître distinctement, se distinguer, avoir l'air de », et aussi « convenir à ». Au sens usuel, la megaloprepeia, c'est donc plutôt la « magnificence », le fait d'avoir grand air et d'en imposer par son apparence, c'est-à-dire une « qualité » qui n'en est sans doute pas une pour le Socrate de Platon. Megaloprepeai peut aussi signifier « générosité » (« grandeur d'âme », en quelque sorte), sens dans lequel il s'oppose encore à mikrologia qui, lui, peut aussi signifier « mesquinerie, avarice ». Ici, le fait que le terme soit appliqué à la dianoia, à la pensée, à l'intelligence, réoriente implicitement son sens dans la direction d'une qualité purement intellectuelle. C'est un défaut de vouloir paraître grand aux yeux des hommes, ce n'en est pas un d'avoir de la grandeur d'esprit ! (<==)
(42) « Contemplation », c'est en grec theôria, dont vient en français le mot « théorie ». (<==)
(43) « Aussi bien du temps dans sa totalité que de la richesses des êtres dans sa totalité » traduit le grec pantos men chronou, pasès de ousias. Pour la traduction de ousia par « richesse des êtres », voir ci-dessus la note (*) à la traduction de Phédon, 78c6-79a11 proposée à la note 5. (<==)
(44) Dans cette liste d'adjectifs, on retrouve certains termes déjà utilisés par Socrate, philochrèmatos (« amoureux des richesses », 486b6, cf. note 35 ci-dessus), aneleutheros (« qui fait preuve de bassesse indigne d'un homme libre », l'adjectif associé à aneleutheria, rencontré en 486a4, cf. note 37 ci-dessus, lui même déjà utilisé dans la réplique précédente de Socrate), deilos (« craintif » ou encore « timide, vil, méprisable », lui aussi utilisé par Socrate dans la réplique précédente), mais on trouve aussi deux nouveaux termes, kosmios et alazôn. Le premier des deux, kosmios, est le premier de la liste et le seul qui soit attribué positivement à la personne décrite et non pas nié d'elle, comme le sont les quatre autres. Ce terme renvoie à l'idée de kosmos (« ordre »), et c'est pour rendre sensible cette origine que je l'ai traduit par une périphrase : « qui a une vie ordonnée ». Le Bailly donne pour kosmios les sens de « qui est en bon ordre », d'où « prudent, sage, décent, convenable, honnête » ou encore « qui s'acquitte régulièrement de ses devoirs ». Le second, alazôn, signifie « charlatan, vantard, fanfaron », et pourrait avoir pour origine la transformation en nom commun du nom d'une tribu thrace, les Alazônes, comme on a fait en français des noms communs de « ostrogoth » ou de « vandale ». On peut alors penser que Platon a choisi ce terme comme une sorte d'antithèse à kosmios, qui peut s'interpréter comme « partout à sa place dans le Kosmos, dans l'Univers ordonné qui nous entoure », c'est-à-dire comme « citoyen du monde », sens qu'il prendra d'ailleurs dans la suite, là où alazôn décrit une personnalité qui se définit par son appartenance, ou sa simple ressemblance, à une unique peuplade, exotique de plus. Cette opposition entre les deux termes nouveaux ici introduits donne un poids supplémentaire au seul qui est attribué positivement au candidat philosophe, kosmios, dans lequel on peut voir comme le résumé et la synthèse de ce qui le caractérise : le « philosophe », c'est celui qui a trouvé sa place dans l'Univers (Kosmos), et qui n'en compromet pas le bon ordre (kosmos). (<==)
(45) « Peu sociable » traduit le grec dussumbolos, terme dont c'est la seule occurrence dans tous les dialogues, et qui est formé du préfixe dus-, qui n'existe pas en tant que mot isolé, mais apparaît dans de nombreux mots pour évoquer l'idée de quelque chose de pénible, de difficile (transposé en français sous la forme du préfixe « dys- » qu'on trouve dans divers mots savants comme « dyslexie », difficulté à lire), associé au mot sumbolos, lui-même mot composé et proche de mots voisins d'un usage beaucoup plus répandu, sumbolè et sumbolon, qui sont tous dérivés du verbe sumballein, « jeter (ballein) ensemble (sun-) », c'est-à-dire « assembler, rapprocher, réunir ». Le mot sumbolon signifie « signe de reconnaissance » parce qu'à l'origine deux personnes qui voulaient pourvoir se reconnaître ou faire reconnaître leurs représentants ou héritiers autorisés après avoir échangé des liens d'hospitalité, coupaient en deux morceaux un objet, une poterie par exemple, le sumbolon, dont chacun gardait une moitié, si bien qu'une personne envoyée par la première à la seconde ou à ses héritiers n'avait qu'à présenter sa moitié du sumbolon et s'il s'emboitait parfaitement lorsque les deux morceaux étaient rapprochés (sumballein), la preuve était faite de la légitimité de l'envoyé. Le mot est resté pour désigner toutes sortes de signes de reconnaissance, de jetons de présence, d'insignes, etc. même après que la pratique à l'origine du mot se soit perdue. De là, le sens a même évolué vers « convention ». De son côté, le mot sumbolè est parti du sens de « rapprochement » pour évoluer vers ceux d'« ajustement, de « rencontre », ou encore de « contrat, convention ». Enfin, en tant qu'adjectif, sumbolos, plus rare, a le sens de « qui se rencontre ensemble ». L'idée générale de dussumbolos appliqué à une personne semble donc être celle de quelqu'un avec lequel il n'est pas aisé d'entrer en relation, quelqu'un qui ne s'ajuste pas bien à la vie en société. Mais certains traducteurs (Pachet, Leroux dans une note ad loc.) suggèrent un sens plus spécifiquement tourné vers les relations contractuelles dans lesquelles se manifeste la justice ou l'injustice dans la conception usuelle (Pachet traduit par « peu fiable dans les contrats »). Je ne pense pas pour ma part que cette spécialisation s'impose, au contraire. Dans la mesure où le propos de la République est justement de réorienter les interlocuteurs et les lecteurs vers une conception de la « justice » qui commence par être une affaire privée d'harmonie de l'âme multipartite, on peut penser que le Socrate de Platon utilise ici le mot dussumbolos pour renvoyer plutôt à la dimension sociale au sens le plus large, pour qualifier l'inaptitude à la vie en société dans toutes ses dimensions, pour recentre adikos (« injuste ») sur ce qui est pour lui la cause de cette inaptitude, le désordre et la disharmonie dans l'âme même de la personne, la maladie de l'âme qu'elle constitue, qui est l'antithèse d'une âme kosmios. (<==)
(46) Une
fois encore, Socrate reprend les idées antérieures en les reformulant
avec des mots différents. Il marque ainsi son refus de se
laisser enfermer dans un vocabulaire trop « technique » en
privilégiant les idées sur les mots et en utilisant les variations du langage
pour éclairer les idées qu'il présente. Ainsi, c'est ici dikaios,
le contraire de adikos, qui a pris la place de kosmios pour
décrire positivement l'âme prédisposée à la philosophie, et ce terme s'oppose
maintenant à duskoinônètos, un mot tout aussi
rare que dussumbolos, le mot qui était associé à adikos dans
la réplique précédente, et
dont c'est aussi la seule occurrence dans tous les dialogues. Duskoinônètos est
formé sur le même modèle que dussumbolos, mais
l'idée de sumballein, « s'ajuster », y
est remplacée par l'idée de koinônein, « avoir
en commun, vivre ensemble, prendre part à, associer », verbe
de même racine que le nom koinônia qui joue un grand rôle
dans la République, où il désigne en particulier la « communauté » qui
doit exister entre les gardiens des deux sexes et leurs enfants. Là encore, j'ai
traduit ce mot par une périphrase : « rétif à la vie
en communauté » pour rendre perceptible cette parenté. Ce
mot marque un progrès par rapport au précédent, puisqu'il ne s'agit plus seulement
de bien s'ajuster les uns à côté des autres, quitte à vivre chacun de son côté
sans gêner les voisins, mais de former une communauté, c'est-à-dire de mettre
en commun tout ce qui peut l'être pour vivre en interdépendance.
Les deux autres mots qui s'opposent dans cette nouvelle liste sont hèmeros et agrios. Hèmeros signifie
« domestique, apprivoisé » en parlant d'animaux, « cultivé » en
parlant de terres, ou « civilisé, cultivé, doux, poli » en
parlant d'hommes. Dans tous les cas, l'idée est celle d'un travail sur la nature
pour en dompter la dimension « sauvage ». Agrios au
contraire renvoie à l'idée de champ (agros) par opposition
à celle de cité en jouant sur l'opposition entre le paysan, considéré comme
rustre et inéduqué, et le citadin, supposé éduqué et jouissant
des bienfaits de la civilisation, et en vient à signifier « sauvage » justement,
au sens propre en parlant d'animaux, comme au sens figuré en parlant de personnes.
Tout ceci suggère que, si la philosophie est une mise en ordre (kosmos),
elle suppose aussi une forme de dressage destiné à « apprivoiser » la
nature brute. Bref, il ne suffit pas d'avoir des dons naturels, d'avoir au
départ une phusis de philosophe, encore faut-il avoir des aptitudes
à supporter le processus éducatif qui fera fructifier ces prédispositions.
(<==)
(47) Les deux adjectifs utilisés ici par Socrate sont eumathès et dusmathès, formés tous deux sur la racine mathein, infinitif aoriste du verbe manthanein, « étudier, apprendre », par adjonction, pour le premier du préfixe eu- (« bien ») qui introduit l'idée d'aptitude, de facilité, de réussite dans l'activité en cause, et pour le second du préfixe dus- que nous avons déjà rencontré dans les mots dussumbolos et duskoinônètos (cf. note 45 ci-dessus) et qui introduit l'idée de quelque chose de pénible, de difficile. (<==)
(48) Je préfère traduire ici epistèmè par « savoir », plus général et moins connoté, dans le langage moderne, que le plus classique « science ». (<==)
(49) Toute cette réplique se meut dans le registre du manque, au moyen de trois termes commençant par des a- privatifs : amousos, aschèmôn et, dernier mot de la phrase, ametria. Les deux premiers sont des adjectifs, le dernier un substantif. Être amousos, c'est, au sens premier, être étranger à tout ce qui provient des Muses, c'est-à-dire, si l'on se souvient du programme d'éducation des gardiens développé au livre III, qui gravitait autour de la gymnastique pour le corps et la mousikè pour l'âme (cf. République, II, 376e2-4), mousikè étant pris dans le sens le plus large couvrant toutes les activités intellectuelles placées sous le patronage des Muses, être inéduqué dans tout le registre intellectuel. Et être aschèmôn, c'est-à-dire étymologiquement, privé de schèma, d'« apparence », de « maintien », de « prestance », de « noblesse » dans l'extérieur (divers sens possibles de schèma à partir du sens premier de « figure, forme »), c'est en quelque sorte ne ressembler à rien, n'avoir pas su développer par la gymnastique un corps bien formé. Ce double manque, aussi bien du corps que de l'esprit, surtout s'il est lié à l'absence de prédispositions « naturelles », comme le suggère le fait qu'il est attribué à la phusis, ne peut donc conduire qu'à l'ametria, l'absence de metron, de « mesure », dans tous les sens du terme (sur metron, voir la note 7 ci-dessus). (<==)
(50) « Avec le manque de mesure ou avec le respect de la juste mesure » : je traduis par ces deux périphrases ce que Platon exprime par deux mots qui ne diffèrent que par le préfixe initial : ametria et emmetria, substantifs dérivés des adjectifs ametros (« sans mesure ») et emmetros (« en mesure »), le sens du premier évoluant vers les idées de « démesure », « excès », « disproportion » ou encore « manque de modération » et celui du second vers les idées de « proportion », « modération », « convenance ». La vérité conçue comme adéquation entre une pensée et ce dont elle est pensée est bien de l'ordre de la convenance. Et rechercher la vérité à la manière du Socrate de Platon, c'est accepter que ce qui existe hors de nous soit le metron de nos pensées. (<==)
(51) Une
fois encore, Socrate profite d'une nouvelle réplique pour introduire
un terme nouveau qui complète et précise ce qui a précédé en
donnant dessus un point de vue un peu différent. Ici, à l'adjectif emmetros qui
ouvre la réplique en reprenant l'idée d'emmetria dont
il vient d'être question, Socrate ajoute celui de eucharis,
adjectif formé par adjonction du préfixe eu- (« bien »,
qui introduit l'idée de quelque chose de convenable ou de bénéfique)
au substantif charis,
qui signifie « grâce », en particulier extérieure, « charme »,
« plaisir », ou encore « bienveillance ».
Ce qualificatif reprend donc de manière positive et en y ajoutant
un jugement de valeur une idée
qui était
niée par
aschèmôn (« informe, difforme ») ,
mais, en l'appliquant à une dianoia (traduit
par « intelligence »), il suggère qu'il n'y avait
pas dans ce qui précède un cloisonnement rigoureux entre des
termes applicables au corps et d'autres applicables à l'esprit, comme
pouvait le laisser entendre le commentaire de la note 49.
Il y a une juste mesure pour le corps comme pour l'esprit, et il y a une grâce,
un charme, de l'esprit comme du corps.
Mais ce n'est pas tout ! Car, si par le sens, il semble que eucharis s'oppose
plutôt à aschèmôn en tant que les deux termes
font référence au registre du visible, par la structure, eu-charis renvoie
aussi à a-mousos, dans la mesure où ces deux termes évoquent
chacun le nom d'un groupe de divinités : les neuf Muses pour amousos,
les trois Charites (Charites en grec, encore appelées les
trois Grâces
en français) pour eucharis.
Or les Charites étaient justement les compagnes des Muses dans la suite
d'Apollon, et ce sont les divinités de la beauté, cette beauté qui,
selon la Diotime du
Banquet, peut nous conduire jusqu'à l'idea (« idée »),
celle du beau en l'occurrence. Une intelligence qui est par nature eucharis,
c'est donc peut-être, non pas tant une intelligence qui a du
charme qu'une intelligence sensible à la beauté, à la grâce (charis), dans
le bon (eu-)
sens, c'est-à-dire susceptible d'y trouver le moteur qui
la mettra en mouvement vers l'ascension dialectique et la motivera tout au
long du chemin. (<==)
(52) « Vers
l'idée de chaque être » traduit le grec epi
tèn tou ontos idean hekastou. Cette traduction est presque
littérale, mais dans la mesure où « idée »,
qui n'est que la transposition en français de idea, a perdu
la connotation que le mot grec hérite de sa parenté de racine
avec le verbe
idein, « voir », et donc avec tout le registre
de la vision, pour ne plus signifier, sans doute sous l'influence de Platon
et de ses commentateurs, qu'une « vue » de l'esprit,
cette traduction ne rend pas tout ce qui est sous-jacent au grec. Mais c'est
un moindre mal par rapport à des traductions qui cherchent à insister
au contraire sur la conception métaphysique supposée de Platon
dans ce texte en parlant d'« essence » (Chambry, Robin),
de « forme » (Leroux : « ce
qui est la forme »),
de « forme visible » (Pachet) , d'« Idée » avec
un « I » majuscule (Karsenti/Prélorentzos),
de « figure
idéale » (Cazeaux). Après tout, ici, ce dont il
est question, c'est d'une dianoia, c'est-à-dire d'un « esprit »,
d'une « intelligence », qu'il s'agit de « guider » vers
ces « idées ». Le fait qu'on
perde de vue que le mot utilisé renvoie justement à la vue
n'est donc pas trop dramatique, car en fin de compte, le vrai problème,
qui n'est pas plus résolu par le mot français « idée » que
par le mot grec idea ou par un autre mot français comme « forme » qui
pèche, lui, par son trop grand lien avec la vue à l'exclusion
d'autre chose, c'est celui de savoir ce qu'est exactement une idea/idée
du registre intelligible et non plus visible. Le mot important ici, c'est
donc
dianoia, pas idea ! Et l'autre mot important, c'est hekastou, « de
chaque (être) », sans plus de précisions, qui ouvre
on ne peut plus largement les champ d'investigation.
Ce qui est en question ici, c'est donc bien ce cheminement vers les idées
que j'évoquais à la fin de la note précédente
en analysant les résonnances
de l'adjectif eucharis. Cette idée de « cheminement » se
retrouve d'ailleurs dans un autre adjectif nouveau que Socrate emploie
ici pour qualifier l'intelligence qu'il a en vue : euagôgon (« facile
à guider »), construit sur le même modèle que eucharis (utilisation
du préfixe eu-) tout comme, dans une réplique précédente, amousos et aschèmôn étaient
construits tous deux sur le même modèle (a- privatif ;
cf. note 49). Dans eu-agôgos, on retrouve
en effet l'idée de « transport (agôgè) » sous
la conduite d'un « guide (agôgos) » à
travers la racine agein (« mener, conduire, guider »).
Cette
référence implicite à un guide vient compléter l'idée d'une nature qui « pousse » par
elle-même, d'un « développement naturel » que
suggère l'expression to autophues (que j'ai traduite par « son
propre développement naturel »), dans laquelle on trouve
la racine phuein (« croître ») qu'on
trouve aussi dans phusis (« nature ») utilisé
peu avant pour dire qu'on cherche une intelligence qui soit phusei (« par
nature ») dotée de telle ou telle qualité. On n'est donc pas dans
une logique d'exclusive entre nature et éducation, mais au contraire dans
une logique de complémentarité : ce sont les qualités
naturelles qui facilitent l'éducation et l'un n'est pas possible sans l'autre ;
tout comme le cultivateur n'est pas à l'origine de la croissance de la plante,
mais peut en orienter, en guider le développement, l'éducateur peut guider
le développement d'un esprit en s'appuyant sur les dons naturels plus ou
moins grands qu'il a en lui, faute de quoi il risquerait de se développer
de manière informe et sans mesure. Mais si les prédispositions naturelles
ne sont pas là au départ, l'éducateur n'arrivera pas à grand chose.
Notons pour finir que la phrase de Socrate
ne se prononce pas sur le résultat de ce cheminement, puisque le
mot epi suivi de l'accusatif, dans l'expression
epi tèn tou ontos idean hekastou, peut aussi bien signifier « jusqu'à » que « vers ».
Je retiens la traduction par « vers » parce qu'elle
est plus ouverte et ne préjuge pas du fait que l'objectif « vers » lequel
on progresse sera
atteint. (<==)
(53) « Prendre adéquatement et complètement sa part parmi ce qui est » traduit le grec tou ontos hikanôs te kai teleôs metalèpsesthai. Metalèpsesthai est l'infinitif futur actif (le futur est commandé par le participe mellousèi du verbe mellein signifiant « devoir, être destiné à ») du verbe metalambanein, formé du préfixe meta-, qui introduit soit une idée de communauté, de participation (meta au sens de « avec, parmi, au milieu de »), soit une idée de succession (meta au sens de « après »), adjoint au verbe lambanein, qui signifie « prendre, saisir » (au sens propre de « prendre dans ses mains », comme au sens figuré de « saisir, comprendre ») ou « recevoir ». Il signifie soit « prendre/recevoir sa part de », soit « recevoir après », soit encore « échanger ». Ici, il s'applique à l'âme et ce dont il est question de prendre ou recevoir une part, c'est tou ontos, au singulier, c'est-à-dire mot à mot « de l'étant ». Dans la mesure où cette expression est tout ce qu'il y a de plus générale et indéterminée, plutôt que de chercher à la préciser en important dans le texte une métaphysique supposée de Platon, il faut comprendre que ce qui est important dans ce membre de phrase, ce sont les deux adverbes hikanôs (« adéquatement, convenablement, suffisamment, en quantité ou qualité ») et teleôs (« complètement », ou encore « parfaitement », en prenant « parfait » dans son sens étymologique de « fait jusqu'au bout »). Bref, le poids n'est pas sur « être » mais sur quel être. Et toutes les qualités qui ont été passées en revues ont bien pour objet de mettre celui qui les possède autant qu'il est possible en mesure de déterminer quelle est notre véritable ousia en tant qu'hommes, notre « être » riche et déterminé conformément à son telos (« fin, accomplissement, achèvement »), à ce à quoi il est appelé, ce qui fait notre « valeur », notre « richesse » et nous permettra de conduire notre existence hikanôs kai teleôs. Car, une fois nés, la question pour nous n'est pas d'exister (einai), mais bien d'exister « adéquatement et complètement » pour les hommes que nous sommes, par rapport à la vérité sur notre être, qui ne dépend pas de ce que nous en pensons. (<==)
(54) Socrate liste ici dans le désordre les différents points qu'il a évoqués auparavant à l'aide d'adjectifs et de substantifs qui reprennent ceux déjà employés ou s'en rapprochent. Il commence par quatre attributs : mnèmôn (« se souvenant », c'est-à-dire « doté d'une bonne mémoire »), qui renvoie au mnèmonikèn de 486d2 ; eumathès (« qui apprend facilement »), déjà utilisé en 486c3 (cf. note 47) ; megaloprepès (« doté de grandeur de vue »), qui renvoie à la megaloprepeia de 486a8 (cf. note 41) ; eucharis (« plein de grâce »), déjà utilisé en 486d9 (cf. note 51). Puis il en ajoute deux autres, philos te kai suggenès (« ami/amoureux et aussi parent ») qui introduisent quatre substantifs compléments, et dont le premier, philos, n'a pas été utilisé seul, mais est apparu comme première partie d'autres termes, dont bien sûr philosophos, mais aussi philomathès (485d3) et, dans les qualificatifs rejetés philotimos (485b8), philopseudès (485d1) et philochrèmatos (485e3 et 486b6), et le second, suggenès, a été utilisé en 485c7 (cf. note 30, fin), et en 486d7 à propos de la parenté entre la vérité et la mesure. Les quatre substantifs avec lesquels sont requis amitié et parenté sont alètheia (« vérité »), déjà plusieurs fois mentionnée ; dikaiosunè (« justice »), qui renvoie au dikaios (« juste ») de 486b11 et à son contraire, adikos, en 486b7 ; andreia (« virilité, courage »), qui renvoie au deilos (« craintif ») de 486b3, qui en est le contraire ; et enfin sôphrosunè (« modération »), qui renvoie au sôphrôn de 485e3. Il est intéressant de noter que dans cette liste dont les trois dernier termes sont trois des quatre « vertus » principales qui ont été étudiées au livre IV (cf. République, IV, 427e10-11 et la suite du livre IV), le premier terme, alètheia (« vérité ») n'est homogène aux trois autres que si on le prend dans le sens de « sincérité, franchise, habitude de dire la vérité ». Si l'on note alors qu'il a pris la place dans la liste des quatre « vertus » de la sophia, on voit qu'on conclut ici comme on avait commencé en présentant le philosophos comme celui qui déteste le mensonge et chérit la vérité (to pseudos... misein, tèn d' alètheian stergein, 485c4), et en appliquant la remarque faite par Socrate en 485c10 selon laquelle rien n'est « plus intimement lié à la sagesse (sophia) que la vérité (alètheia) ». En retour, on en déduit que dans cette proposition antérieure, il faut sans doute comprendre alètheia non seulement dans son sens premier de « vérité », mais aussi dans celui de « sincérité ». La sophia qui est accessible au philosophe, c'est celle qui le pousse à ne jamais dire ce qu'il sait ne pas être vrai, et à ne pas prétendre être certain de la vérité de ce dont il ne peut pas prouver cette vérité, c'est-à-dire à ne pas croire savoir ce qu'il ne sait pas de manière absolument certaine, ce qui serait une manière de se mentir à lui-même, le plus nuisible des mensonges. (<==)
(55) Mômos est le nom de la divinité de la raillerie et de la critique acerbe, dont le nom est formé à partir du nom commun mômos signifiant « blâme, reproche, raillerie ». Hésiode (Théogonie, 214) la présente comme fille de la Nuit et sœur des Hespérides. (<==)
(56) « Arrivés à leur maturité en termes d'éducation et d'âge » traduit le grec teleiôtheisi paideiai kai hèlikiai. Teleiôtheisi est le participe aoriste passif du verbe teleioun, construit sur la racine telos (« fin, accomplissement, achèvement ») dont vient aussi l'adverbe teleôs (« complètement ») rencontré un peu plus haut, en 486e3 (cf. note 53). Il signifie « achever, réaliser, mener à terme » et au passif « arriver à maturité, à son plein développement, à sa perfection ». Socrate le précise en requérant cette maturité sur deux plans, celui de l'éducation (paideia) et celui de l'âge (hèlikia). La suite du programme de formation des futurs gouvernants montrera que pour lui, l'éducation requise pour de telles responsabilités ne se limite pas à quelques années à l'adolescence, mais requiert une formation qui doit se poursuivre jusqu'à l'âge de 50 ans (cf. République, VII, 540a). (<==)