© 2012, 2020, 2022, 2023 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 9 juillet 2023
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La république
(4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie)

Les trois sortes (eidè) de couches (lits) :
De quoi un nom est-il le nom ?

République, X, 595c7-598d6
(Traduction (1) Bernard SUZANNE, © 2012, 2020)

 
Ceci n'est pas une pipe (tableau de Magritte)
René Magritte, « Ceci n’est pas une pipe » (série La Trahison des images, 1928-1929)
« La fameuse pipe, me l’a-t-on assez reprochée ! Et pourtant, pouvez-vous la bourrer ma pipe ? Non, n’est-ce pas, elle n’est qu’une représentation.
Donc si j’avais écrit sous mon tableau « Ceci est une pipe », j’aurais menti ! »

 

Édition du 29/06/2023 (V3) : cette nouvelle version, consécutive à la mise en ligne simultanée le 17 avril 2023 de la version 4.1 de ma traduction commentée de l'analogie de la ligne et de la version 4 de ma traduction commenté de l'allégorie de la caverne, met en cohérence la traduction et les notes avec ces deux nouvelles versions et l'état de mes réflexions à ce point, comme annoncé dans la note introductive à la version 2-1 du 11 octobre 2022. Un prologue à la traduction résume les avancées dont cette révision a été l'occasion et montre que, si l'on admet ma compréhension de ce texte et de sa relation avec le Parménide, on est contraint d'abandonner l'hypothèse que les dialogues accompagnent l'évolution intellectuelle de Platon, puisque je montre que ce texte fournit les réponses aux objections de Parménide dans le dialogue éponyme mettant en scène un Socrate encore jeune, et en particulier à l'argument dit « du troisième homme ».

Historique des versions précédentes

Première publication le 25 juillet 2012 (V1)
Édition du 5 décembre 2020 (V2)
Note du 11 octobre 2022 (V2-1)
 : certaines des notes accompagnant cette traduction doivent être revues pour tenir compte de ma nouvelle compréhension d'eidos et idea, qui n'est en fin de compte que l'aboutissement de la réfléxion initiée à l'occasion de la traduction de cette section et de l'importance déterminante pour cette compréhension de la proposition de Socrate en 596a6-7 : « Nous avons en effet l'habitude, me semble-t-il, de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom », qui pose une relation étroite entre nommage et eidos, et dont je n'ai pas tout de suite vu toutes les implications quand on fait une analyse serrée de son vocabulaire. En attendant que je puisse entreprendre cette révision après la fin de travaux en cours, je résume les grandes lignes de cette nouvelle compréhension dans une note complémentaire à la fin de cette page, qui se comprendra mieux après avoir lu la traduction et les notes sur celle-ci.

Prologue

Cette section de la République, bien que traitant de sujets triviaux, des tables et des lits, et non pas d'idées « nobles » comme le juste, le beau ou le bon, est absolument fondamentale pour comprendre ce que Platon met derrière les mots eidos et idea et réaliser que ce n'est pas pour lui la même chose et qu'avec ces termes, il cherche, à travers le Socrate de la République, plus âgé que le Socrate du Parménide, et donc proposant des thèses plus assurées, à mettre en évident l'intelligibilité de notre monde matériel et soumis au changement, et non pas à supposer un autre « monde » immuable et non soumis au changement qui serait seul intelligible (comme pouvait le faire le Parménide du dialogue éponyme sans que ce Socrate encore jeune parvienne à surmonter ses objections), et à expliquer comment le logos peut nous donner accès à cette intelligibilité. Il veut nous faire comprendre que là où les eidè répondent à une problématique de nommage et sont la création de chacun pour donner sens aux mots qu'il emploie, évolutive au fil des ans et de l'accroissement de son expérience, les ideai sont des principes d'intelligibilité objectifs (c'est-à-dire non créés par les hommes, au contraire des eidè pour lesquels ils constituent des cibles) de notre monde intelligible aussi bien que sensible parce que création d'un être intelligent (comme le sont justement les tables et les couches), « plantés » dans la nature par un dieu jardinier présenté aussi comme un roi fixant les lois de cet univers qu'il a créé, c'est-à-dire les relations existant entre ces ideai qu'il a semées, qui leur donnent sens et sont le critère de vérité des logoi que nous produisons sur lui. Si Platon a choisi des productions de l'artisanat humain dont tous ont une expérience quotidienne et qui n'impliquent aucune connotation morale ou esthétique susceptible de perturber la compréhension commune qu'on en a (le fait que ces meubles soient les deux meubles indispensabes pour organiser des beuveries comme celle que raconte Platon dans le Banquet et le jugement moral que chacun peut porter sur ces comportements ne remettent pas en cause la compréhension qu'on a de la fonction de ces meubles, qui ne dépend pas de l'usage moral ou immoral qu'on en fait), et non pas des « idées » abstraites sur lesquelles personne n'est d'accord, c'est-à-dire des produits de l'intelligence humaine et non pas d'une intelligence divine sur laquelle nous ne pouvons avoir aucune certitude et dont nous ne pouvons parler qu'à travers des mythes comme celui du Timée, pour servir de support à ces explications, c'est justement pour les rendre plus aisées à comprendre avant d'envisager de les généraliser à des « concepts » plus problématiques.

C'est principalement ici qu'on peut trouver les arguments pour tailler en pièces la supposée « théorie des eidè/ideai » qu'on attribuer à tort à Platon et qui ne fait pas la différence entre eidos et idea, considérant ces deux termes comme synonymes et comme désignant ce qui constituerait la « réalité ultime », hors du temps et de l'espace, non soumise au devenir et pour cela seule intelligible. Mais en fait, il était déjà possible de faire un sort à cette manière de voir à partir de ce que disait Socrate en Phèdre, 265c5-266c9, lorsqu'il décrivait les deux procédés que doit maîtriser quelqu'un pour mériter le qualificatif de dialektikos, une approche analytique qui « découpe[] selon des eidè » (kat' eidè diatemnein) et doit essayer de le faire autant que possible « selon les articulations naturelles » (kat' arthra hèi pephuken), avec donc le risque de se tromper « à la manière d'un mauvais boucher » (kakou mageirou tropôi), et une démarche synthétique qui s'oriente « vers une unique idea » (eis mian idean) pour ce à quoi elle s'intéresse à un moment donné. Découper « selon des eidè », c'est le travail de chacun pour donner sens aux mots qu'il utilise et le succès n'y est pas garanti puisqu'on peut ne pas suivre « les articulations naturelles », ce qui exclut que les eidè soient des « réalités » transcendantes, les mêmes pour tous, qui s'imposent à nous si nous savons « regarder » (avec les yeux de l'esprit). Ce que ce double processus présente comme des cibles, ce sont les ideai et elles seules, et c'est par rapport à elles qu'il faut ajuster notre découpage en eidè pour le faire s'adapter au mieux aux « articulations naturelles ». Pourquoi en effet Platon, dans un texte ramassé censé décrire ce qui fait qu'une personne peut être qualifié de dialektikos, c'est-à-dire de maître dans l'art de pratiquer le diaegesthai (« dialoguer ») comme outil d'accès au savoir, aurait-il utilisé deux mots différents à quelques lignes d'écart pour parler de la même chose, histoire de semer un peu plus la confusion sur un sujet déjà difficile à appréhender, et pourquoi aurait-il évoqué, à l'occasion du découpage en eidè, le risque d'un découpage mal fait si cela ne concernait pas ce découpage en eidè lui-même ? Il faut donc bien admettre que les ideai, décrites comme des cibles vers lesquelles on tend dans notre recherche, cibles qu'il faut supposer les mêmes pour tous, donc « objectives », si l'on veut rendre compte du fait d'expérience que, dans certains cas au moins, on arrive à se comprendre, ne sont pas la même chose que les eidè, résultat d'un découpage fait par chacun sur lequel il peut se tromper et qui peut être différent d'une personne à une autre, ce qui explique qu'on ne se comprenne pas toujours, même si l'on utilise les mêmes mots.

La « théorie des eidè/ideai » telle qu'on a l'habitude de la présenter est celle qui est exposée et critiquée dans la discussion entre Socrate et Parménide dans le Parménide. Et comme ce dialogue est considéré comme tardif et postérieur à la République, ceux qui pensent que les dialogues retracent l'évolution intellectuelle de Platon au fur et à mesure qu'il les écrivit, c'est-à-dire l'immense majorité, sinon la totalité, des commentateurs des deux derniers siècles, en déduisent que la théorie présentée et critiquée dans le Parménide était celle de Platon avant qu'il écrive ce dialogue, et donc en particuier lorsqu'il écrivit la République, et que le Parménide reflète une remise en cause de cette théorie, sans qu'on sache trop ce qui l'a remplacée. Mais dans l'hypothèse que je formule, selon laquelle Platon a écrit un unique ouvrage constitué de 28 dialogues organisés en 7 tétralogies constituées chacune d'un dialogue introductif et d'une trilogie selon un plan fixé d'avance avec une visée pédagogique destinée à accompagner l'évolution attendue des élèves/lecteurs, ouvrage sans doute écrit sur une période plus courte que ce qu'on suppose le plus souvent, dans les dernières années de sa vie, à un moment où sa pensée avait fini d'« évoluer », il faut admettre que les « thèses » que présente Platon de manière problématique à travers des dialogues n'ont pas variées pendant qu'il écrivait ces dialogues (ce qui ne veut pas dire que sa pensée n'avait pas évolué avant qu'il ne se mette à les écrire), mais qu'il en a seulement varié la présentation pour l'adapter dans chaque cas au stade d'évolution supposée du lecteur suivant le programme proposé par les dialogues lus dans l'ordre des tétralogies, et que rien n'interdisait à l'auteur de semer des « graines » dès les premiers dialogues et tout au long du parcours dont le lecteur ne percevrait toutes les implications qu'après avoir progressé dans la lecture et la compréhension des dialogues ultérieurs en revenant vers ces dialogues antérieurs. De même, certaines questions pouvaient être abordées sous des angles différents dans des dialogues différents sans que cela implique que Platon avait changé d'opinion sur ces questions. Et certaines objections pouvaient n'être présentées qu'à un stade où le lecteur était supposé avoir en main les éléments permettant de les surmonter, étant entendu qu'un des principes premiers de la pédagogie de Platon était de ne pas donner les réponses prédigérées, mais de laisser le soin au lecteur de se faire sa propre opinion, en essayant seulement de faire en sorte qu'il progresse dans la bonne direction.
Dans le plan en 7 tétralogies que je propose, la République est le dialogue central de la trilogie centrale, c'est-à-dire en quelque sorte la clé de voûte de tout l'édifice : dialogue central d'une trilogie consacrée à l'âme (psuchè), pont entre le sensible et l'intelligible, qui évoque successivement la nature de l'âme (Phèdre), son idéal de comportement, la justice (République) et sa destinée (Phédon), elle cherche à nous faire comprendre que la justice telle que décrite par Socrate, harmonie intérieure d'une âme tripartite comme fondement de l'harmonie sociale dans la cité, est l'idea/ideal de l'Homme, envisagé de manière indissociable dans sa dimension indiviuelle (« psychologie ») et dans sa dimension collective (« politique ») comme un politès (« citoyen ») dans un dialogue dont le titre grec est politeia (« la citoyenneté »), et que la tâche la plus noble pour qui en a les capacités est de gouverner ses semblables et, pour cela, de devenir philosophos au sens où Socrate comprend ce mot. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant qu'on y trouve, parfois seulement suggérées à travers des images (parallèle du bon et du soleil, analogie de la ligne, allégorie de la caverne) la plupart des « thèses » vers lesquelles Platon cherchait à orienter ses lecteurs, et en particulier celles et ceux qu'il souhaitait former à travers le cycle des dialogues pour qu'ils deviennent des « philosophes-rois ». Le Parménide, pour sa part, est le dialogue introductif de la sixième tétralogie, prélude à la trilogie Théétète, Sophiste, Politique, qui est un peu la colonne vertébrale de l'ensemble, celle qui fait un sort aux errances de l'ontologie sophistique et fixe, dans le Sophiste, les règles et, dans le Politique, les finalités du logos proprement utilisé par qui est dialektikos, après que le Théétète ait été l'occasion d'une « révision » du programme des cinq première tétralogies (voir ma page présentant le plan du dialogue) dans un dialogue qui échoue à définir le savoir (epistèmè) pour n'avoir pas commencé par s'interroger sur le logos, qui est l'outil conduisant au savoir, et ne s'y interesser qu'à la fin du dialogue, après l'échec des tentatives antérieures. Le prélude que consitue le Parménide vise à faire place nette pour les réflexions du Sophiste en proposant une mise en garde contre les dérives d'une abstraction non maîtrisée et ne parvenant pas à se défaire d'une conception encore « matérialiste » des « abstractions » et d'une confiance excessive en la logique pure sans souci des données de l'expérience. Pour ce faire, Platon met en scène un Socrate encore jeune et donc pas encore capable de surmonter les objections d'un Parménide âgé et maître, lui, de ses thèses, et un Aristote futur tyran, homonyme du père de la logique dont Platon avait compris qu'il deviendrait, avec sa logique, un « tyran » de la pensée (d'où le choix de cet homonyme pour servir de pâle faire-valoir à Parménide et tenter de faire comprendre au passage à son élève et collègue ce qui n'allait pas dans sa démarche), dans un dialogue en deux parties principales :
(1) un bref dialogue entre ce Socrate encore jeune et Parménide, échouant à fournir une explication satisfaisante de la nature des eidè/ideai (termes interchangeables pour le Parménide (et par voie de conséquence le Socrate) du dialogue) et des relations qui peuvent exister entre les abstractions que constituent les eidè/ideai et leurs « instances » matérielles et changeantes parce que prisonnier d'analogies par trop « matérielles » culminant dans la dichotomie entre notre monde matériel et changeant et un « monde » des eidè/ideai dans lequel celles-ci ne peuvent être comprises que les unes par rapport aux autres (et non pas dans leurs relations avec ce qui en serait des « instances » dans un monde matériel et sensible), d'une compréhension qui n'est accessible qu'à un dieu qui ne peut rien connaître de notre monde, et pas à nous, qui ne pouvons appréhender que les « créatures » changeantes de notre monde matériel, qui ne sont pas accessibles à la connaissance, pas les eidè/ideai, ce qui rend la question de savoir quelles relations existent entre ces eidè/ideai immuables et les « créatures » changeantes de notre monde sans intérêt, puisque personne, pas plus un dieu qu'un homme, ne peut appréhender les deux catégories, réparties dans deux « mondes » sans communications l'un avec l'autre, mais seulement l'une ou l'autre, les eidè/ideai et elles seules dans le cas d'un dieu, les « créatures » changeantes de notre monde en devenir et elles seules dans le cas des hommes ;
(2) un long « monologue », qui ne prend l'air d'un dialogue que pour faire plaisir à Socrate, entre Parménide et le futur tyran Aristote, encore adolescent à l'époque, choisi comme interlocuteur par Parménide pour ne pas lui faire d'ombre, qui montre comment on peut démontrer n'importe quoi et son contraire avec la même rigueur logique lorsqu'on manipule des abstractions qu'on ne prend pas la peine de définir préalablement et dont on change le sens (implicite) sans prévenir d'une démonstration à l'autre, et qu'on ne s'occupe pas de savoir si les conclusions obtenues sont ou pas conformes aux données de l'expérience, surtout lorsque ces abstractions n'en sont pas vraiment, mais sont en fait de simples outils linguistiques, le verbe einai (« être »), qui ne sert qu'à introduire des attributs, des « étances » (ousiai), qui deviennent implicites pour le meilleur et surtout pour le pire lorsqu'ils ne sont pas explicités et que le verbe est utilisé sans attribut, et le mot eis (« un »), l'attribut le moins signifiant qui soit pour qualifier n'importe quel « sujet », qui n'était même pas un nombre pour les Grecs d'alors, mais le principe des nombres, et qui n'est que le résultat d'une opération de l'esprit qui isole quelque chose pour en faire un « sujet » de discours, d'une manière qui dépend justement de son centre d'intérêt du moment et qui peut donc changer d'un instant à l'autre (l'ensemble des habitants d'une cité est « un » si je m'intéresse à sa population comme un tout, mais devient multiple si ce qui m'intéresse c'est de compter les habitants individuellement, et le nombre auquel j'arrive peut dépendre de la manière dont je fais le comptage, selon que je me limite aux citoyens mâles ou que j'inclue les femmes et les enfants de ces citoyens, voire les esclaves et les étrangers résidents (« métèques »), ou encore les personnes de passage, etc.), si bien que rien n'est « un » dans l'absolu, mais seulement d'un certain point de vue lié à celui qui le considère comme « un » (sujet de discours).
Et si cette mise en garde faisant intervenir un Socrate antérieur au Socrate de la République et des autres dialogues n'intervient que tardivement dans le cycle des dialogues et justement avant une « révision » de ce qui a été vu dans les cinq tétralogies précédentes, (le Théétète), c'est un peu comme un contrôle de fin de premier cycle pour vérifier l'aptitude de l'élève/lecteur à passer au second cycle (la dialektikè, thème de la sixième tétralogie) et dans l'idée que celui-ci devrait avoir à ce point de sa progression à travers les dialogues les arguments pour soutenir ce jeune Socrate et contrer les objections de Parménide, même si, sur le moment, au fil de sa lecture des dialogues antérieurs, il n'avait pas toujours perçu ce qui se jouait dans certains propos de Socrate et que ce n'est que maintenant qu'il va comprendre ce qui y était sous-entendu. Ainsi par exemple de l'argument dit « du troisième homme » que Parménide oppose à Socrate dans le Parménide, auquel la réponse se trouve justement dans notre texte, mais que les commentateurs qui considèrent que la République représente un stade de développement de la pensée de Platon antérieur à celui du Parménide, dialogue postérieur à la République, refusent d'y chercher.
La réponse qu'il faut trouver dans notre texte lorsqu'il évoque cet argument à propos du dieu créateur de l'idea, découle du fait que l'argument ne porte que si l'on considère l'idea comme une « instance » supposée parfaite de ce dont elle est l'idea (la table par excellence, la couche par excellence, etc.), ce qui est le cas si l'on considère l'idea comme un « modèle » de ses instances, mais n'est plus le cas si l'on considère l'idea comme un principe d'intelligibilité de ce dont elle est l'idea (qui prend pour nous la forme de logoi : « une couche, c'est ce sur quoi on peut se coucher »), c'est-à-dire comme d'une autre « sorte » (eidos) que les instances de ce dont elle est l'idea, ne répondant pas à cette idea (on ne se couche pas sur l'idea de couche, on ne mange pas sur l'idea de table), pas plus d'ailleurs que les « images » que peuvent en donner des peintres, qui constituent une troisième « sorte » (eidos) de « choses » auxquelles on donne le même nom (on associe le même nom « couche » aussi bien à une couche sur laquelle on peut se coucher, c'est-à-dire à quelque chose qui instancie l'idea de couche, qu'à l'image d'une couche peinte sur un tableau ou reflétée dans un miroir, et qu'à l'idea de couche, ce qui fait qu'il y a trois eidè associés à un même nom, « couche » dans l'exemple, dont un seul est associé à ce qui répond à l'idea associée à ce nom (les couches sur lesquelles on peut se coucher, dans l'exemple)). Ceci étant posé, Socrate peut utiliser l'argument du troisième homme, non plus entre réalités hétérogènes (les couches fabriquées par les artisans et l'idea de couche) sur lesquelles il est sans effet, mais entre réalités homogènes (les ideai de couche, supposées multiples) pour prouver que l'idea est nécessirement unique pour ce dont elle est l'idea.

C'est aussi dans notre section que Socrate propose deux autres analogies pour faire comprendre la relation entre une idea et ses instances en remplacement de l'analogie du « modèle » et des « copies » que proposera (futur dans l'ordre de progression à travers les dialogues tels que je le suppose)/proposait (imparfait, c'est-à-dire temps du passé, dans la chronologie supposée du Socrate des dialogues) le jeune Socrate dans le Parménide. Il le fait en utilisant successivement trois noms différents pour qualifier celui dont il fait le créateur des ideai, dont nous ne pouvons parler que par analogies. Il l'introduit dans un premier temps comme un dieu (597b6) pour confirmer que les ideai ne sont pas des créations des hommes (au contraire des eidè), mais qu'elles sont néanmoins l'ouvrage d'un être intelligent, et même d'une intelligence supérieure à celle des hommes. Puis il le qualifie de phutourgos (« jardinier/planteur », 597d5, terme d'autant plus remarquable que c'est sa seule occurrence dans tous les dialogues) semant ses semences « dans la nature » (597b6, c2), c'est-à-dire bel et bien dans notre monde, proposant ainsi implicitement l'image des semences par rapport à ce qui en naît comme une manière d'envisager la relation entre les ideai et leurs instances, image qui, au contraire de celle du modèle et des copies, interdit d'envisager l'idea comme une « instance » parfaite de ce dont elle est l'idea (un gland n'est pas un chêne parfait, mais un chêne « en puissance », et n'a rien de commun dans l'apparence avec des feuilles ou des fleurs de chêne). Enfin, il qualifie ce dieu créateur/semeur des ideai de basileus (« roi », 597e7) pour suggérer que sa création, les ideai en tant que principes d'intelligibilité, a plus à voir avec des « lois » de la nature dans laquelle il les « sème » qu'avec des réalisations, aussi parfaites soient-elles, de « modèles » que la nature ne ferait que recopier plus ou moins fidèlement en de multiples instances.

Et ce n'est sans doute pas par hasard que toute cette discussion prend place justement dans le cadre d'une discussion sur l'imitation au sens le plus large et va permettre de mettre en regard le dieu créateur des ideai et le peintre (ou l'auteur de tragédies) copieur des instances de ces ideai (par exemple des instances de l'idea de couche pour le peintre, des instances de l'idea de roi pour l'auteur de tragédies)...

[L'interlocuteur de Socrate dans cette section est Glaucon]

[595c] [...]
L'imitation (2) dans sa plus grande généralité, aurais-tu le moyen de me dire ce que ça peut bien être ? Car pour sûr, moi-même, je ne conçois (3) pas tout à fait correctement ce que ça veut être.
Car évidemment, n'est-ce pas, dit-il, moi, je le conçevrais !
[Il n'y aurait] rien là en effet, repris-je, d'étrange, puisque bien des fois en effet, les [gens] voyant plus faiblement [596a] voient avant des [gens] portant un regard plus perçant. (4)
Il en est ainsi, dit-il ; mais, toi présent, je ne serais pas capable d'avoir le courage de parler si quelque chose se montrait évident pour moi ; mais vois toi-même (5).
Veux-tu donc que nous commencions à mener notre examen à partir de là, au moyen de la démarche habituelle ? (6) Nous avons en effet l'habitude, me semble-t-il, (7) de poser un certain
eidos (8) unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom. (9) Tu comprends ou pas ?
Je comprends.
Eh bien posons maintenant aussi ce que tu décides d'entre ces pluralités : par exemple, si [596b] tu veux, nombreuses, (10) me semble-t-il, sont les couches et les trépieds. (11)
Comment donc
[en serait-il] autrement ?
Mais, du moins me semble-t-il, des
ideai (12) pour ces ustensiles, (13) deux, une de couche et une de trépied.
Oui.
Eh bien n'avons-nous pas aussi l'habitude de dire que le producteur (14) de chacun de ces ustensiles, en fixant le regard (15) sur l'
idea, crée ainsi, l'un les couches, l'autre les trépieds dont nous, nous nous servons, et ainsi pour tout le reste ? Car, me semble-t-il, de l'idea elle-même du moins, aucun des producteurs n'est le producteur, (16) car comment [le pourrait-il] ? (17)
En aucune manière.
Mais vois maintenant aussi comment tu appelles ce producteur-ci.
[596c] Lequel ?
Celui qui crée toutes
[choses] en aussi grand nombre que chez chacun des travailleurs manuels. (18)
Tu parles de quelque homme terrible et étonnant ! (19)
Pas si vite ! Mais bientôt tu vas en dire encore plus, car ce fameux travailleur manuel lui-même, non seulement est capable de créer tous les ustensiles, mais il crée aussi tout ce qui naît de la terre et produit tous les êtres vivants, (20) les autres aussi bien que lui-même, et en plus de ça la terre et le ciel et les dieux et tout ce qui est dans le ciel et tout ce qui est dans l'Hadès sous la terre, il les produit tous sans exception. (21)
[596d] Tu parles là, dit-il, d'un maître artisan (22) tout à fait étonnant !
Tu es incrédule ? repris-je. Dis-moi aussi : te semble-t-il que soit absolument impossible un tel producteur, ou que puisse advenir un créateur de tout ça d'une certaine manière, mais pas d'une autre ? (23) Perçois-tu ou pas que toi aussi tu pourrais être capable de créer tout ça, du moins d'une certaine manière ?
Et quelle est cette manière ? dit-il.
Pas difficile, repris-je, mais bien des fois et rapidement, tu en seras le producteur, très rapidement d'ailleurs, me semble-t-il, si tu veux bien, en prenant dans tes mains un miroir, [596e] le faire tourner dans toutes les directions : rapidement tu créera le soleil et les
[astres] dans le ciel, rapidement encore la terre, rapidement encore toi-même et aussi les autres êtres vivants et les ustensiles et les plantes et tout ce dont on parlait à l'instant. (24)
Oui, dit-il, présentés à la vue, certainement pas étant, du moins me semble-t-il, en vérité.  (25)
Beau
[travail] ! repris-je, et tu progresses vers là où il faut par ce propos. En effet, le peintre (26) aussi, je pense, est au nombre de tels producteurs, n'est-ce pas ?
Comment en effet
[ne le serait-il] pas ?
Mais tu diras, je pense, que lui ne crée pas en vrai ce qu'il crée. Et pourtant, d'une certaine manière au moins, le peintre aussi crée une couche, n'est-ce pas ? (27)
Oui, dit-il, présentée à la vue au moins, dans son cas aussi.
[597a] Mais qu'en est-il du créateur de couches ? N'as-tu pas en tout cas dit à l'instant qu'il ne crée pas l'
eidos que justement nous déclarons être ce qu'est « couche », mais une certaine couche ? (28)
Je l'ai dit en effet.
Mais alors, s'il ne crée pas ce qu'est, il ne créerait pas l'étant
, mais quelque chose de tel que l'étant, mais n'étant pas ? (29) Et si quelqu'un disait être parfaitement étant la production du producteur de couches ou de quelque autre travailleur manuel, il courrait le risque de ne pas dire vrai ?!... (30)
Certainement pas, dit-il,
du moins selon l'opinion de ceux qui passent leur temps à de telles discussions ! (31)
Ne soyons donc nullement étonnés si cela aussi a chance d'être quelque chose d'obscur par rapport à la vérité.  (32)
[597b] Non en effet.
Veux-tu donc, dis-je, que, sur ces
[exemples-]mêmes, nous recherchions, à propos de cet imitateur, quel il peut bien être ? (33)
Si tu veux, dit-il.
Eh bien, quelque chose comme ces trois couches apparaissent : (34) une, celle qui est dans la nature, (35) dont nous pourrions dire, comme je le pense, moi, qu'un dieu l'a produite. (36) Sinon qui d'autre ?
Aucun
[autre], je pense.
Oui, et une que le menuisier
[produit]. (37)
Oui, dit-il.
Et une que le peintre
[produit], n'est-ce pas ?
Soit.
Alors peintre, créateur de couches, dieu, (38) ces trois responsables (39) pour trois
eidè de couches. (40)
Oui, trois.
[597c] Donc ce dieu (41) pour sa part, soit qu'il ne voulait pas, soit que quelque nécessité (42) se soit imposée
[à lui] de ne pas produire lui-même complètement (43) plus d'une seule couche dans la nature, (44) créa ainsi seule et unique celle-là même [qui est] ce qu'est « couche » ; (45) mais deux telles [couches] ou plus n'ont pas été plantées par le dieu et ne peuvent naître. (46)
Pourquoi donc ? dit-il.
Parce que, repris-je, s'il en créait ne fût-ce que deux, de nouveau une serait mise en lumière dont celles-là à leur tour posséderaient toutes deux l'
eidos, et celle-ci serait ce qu'est « couche », mais pas les deux [autres]. (47)
Correctement
[parlé], dit-il.
[597d] Sachant (48) donc cela, je pense, le dieu, voulant être réellement (49) créateur (50) de ce qui est réellement « couche », (51) et non pas d'une certaine couche ni un certain créateur de couches, fit naître celle-ci unique de naissance/par nature. (52)

Il semble.
Veux-tu donc que celui-là, nous l'appelions planteur (53) de cela, ou quelque chose comme ça ?
[Ce serait] juste en tout cas, dit-il, puisqu'aussi bien [c'est] par nature en effet [qu']il a créé et cela et tout le reste. (54)
Mais comment
[appellerons-nous] le menuisier ? Ne serait-ce pas « producteur de lit » ? (55)
Si.
Est-ce que le peintre aussi
[nous l'appellerons] producteur et créateur (56) de cela ?
Jamais de la vie !
Mais alors, que le diras-tu être pour « couche » ?
[597e] Voilà comment, reprit-il, il me semble à moi le plus approprié qu'il soit appelé : imitateur de ce dont ceux-là
[sont] producteurs.
Soit, repris-je ; celui
de ce qui est engendré en troisième en partant de la nature, (57) tu l'appelles imitateur ?
Tout à fait, dit-il.
Ce sera donc aussi le cas du créateur de tragégies, s'il est imitateur : quelqu'un
faisant naître en troisième en partant du roi et de la vérité, (58) comme aussi tous les autres imitateurs.
Il y a des chances.
Nous sommes à présent d'accord sur l'imitateur ; mais donne-moi ton avis là-dessus à propos [598a] du peintre : lesquels des deux te semble-t-il entreprendre d'imiter :
chaque ça même dans la nature (59) ou les productions des producteurs ?
Les
[productions] des producteurs, dit-il.
Est-ce telles que c'est ou telles que ça se présente à la vue ? (60) Car cela encore doit être tranché.
Que veux-tu dire ? dit-il.
Ceci : une couche, si tu l'observe de côté ou de face ou de quelque autre façon, diffère-t-elle en quoi que ce soit d'elle-même, ou ne diffère-t-elle en rien, mais se présente autre à la vue ? Et de même pour les autres
[choses] ?
Ainsi, dit-il ; elle se présente
[autre] à la vue, mais ne diffère en rien.
[598b] Eh bien examine ceci même :
selon laquelle de ces deux [options] la [technique] picturale a-t-elle été créée à propos de chaque [sujet peint] ? (61) Être imité selon ce qui est comme ça se comporte, ou selon ce qui se présente à la vue comme ça se présente à la vue, (62) l'imitation étant d'une vision ou de la vérité ? (63)
D'une vision, dit-il.
Très loin donc du vrai, (64) en quelque sorte, est la
[technique] imitative (65) et, semble-t-il, grâce à ça elle produit complètement toutes [choses] parce qu'elle s'attache à un petit quelque chose de chacune, et ce [quelque chose est] une image sans consistance. (66) Ainsi par exemple le peintre, disons-nous, nous peindra un cordonnier, un menuisier, les autres producteurs, [598c] tout en n'étant expert dans les techniques d'aucun d'entre eux, mais cependant, les enfants et les personnes dénuées de raison, pour peu qu'il soit un bon peintre, si, après avoir peint un menuisier, il le leur montrait de loin, il pourrait les tromper complètement en leur faisant croire que c'est véritablement un menuisier.
Pourquoi pas ?
Mais en fait je crois, l'ami, que voici ce qu'il faut penser à propos de tous les
[cas] de ce genre : quand quelqu'un nous annonce en parlant de quelqu'un [d'autre], qu'il est tombé sur un homme connaissant toutes les techniques de production et tout ce que sait d'autre chacun pris individuellement, [qu'il n'y a] rien qu'il ne [598d] connaisse plus rigoureusement que n'importe qui d'autre, il faut répondre à quelqu'un comme lui qu'il est un homme naïf (67) et que, semble-t-il, étant tombé sur quelque enchanteur (68) et imitateur, il a été induit en erreur par lui, si bien qu'il a supposé que ce dernier était un savant universel (69) du fait que lui-même était incapable de soumettre à l'examen (70) connaissance, absence de connaissance (71) et imitation.
Très vrai, dit-il.


(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)

(2) Le mot grec traduit ici par « imitation » est mimèsis. Le point de départ de cette discussion sur la mimèsis est le rappel par Socrate dans les premières lignes du livre X d'une des lois de la cité idéale, celle qui propose de bannir de la cité les poètes tragiques et toute forme de poésie qui pratique l'imitation. D'où la question de savoir en quoi consiste plus spécifiquement l'imitation. (<==)

(3) Le verbe traduit ici et dans la réponse de Glaucon par « concevoir » est le verbe sunnoein, construit par adjonction du préfixe sun- (« avec, ensemble ») au verbe noein, qui signifie « penser, concevoir, comprendre » au moyen du nous (« esprit, pensée, intelligence »). Le préfixe sun- ajoute l'idée de rassemblement par la pensée d'idées multiples pour en faire une sorte de synthèse (le « syn- » de « synthèse » est justement la transposition en français du préfixe grec sun-). La réplique de Socrate commence par mimèsis holôs (« l'imitation dans sa plus grande généralité ») et ce holôs, adverbe formé sur l'adjectif holos qui signifie « tout, entier » en mettant l'accent sur l'unité que forme ce tout, veut nous faire comprendre que ce que Socrate cherche à sunnoein, à comprendre, c'est ce qui est commun à toutes les formes de mimèsis que l'on peut imaginer, qu'il s'agisse d'imitation à travers des images, dessinées, peintes ou sculptées, ou des mots (les répliques précédentes évoquaient Homère et les poètes tragiques et notre section va préluder à une critique des poètes, Homère le premier, dans leur rôle d'imitateurs), ou encore des gestes, ou tout autre procédé de reproduction, que ce que l'on « imite » soit des objets, des actes, des paroles, ou n'importe quoi d'autre, que l'imitateur soit un homme, un animal ou un dieu, voire un processus naturel comme celui qui produit un reflet ou une ombre, ou encore un rêve. (<==)

(4) On trouve dans cette réplique de Socrate trois formes verbales de verbes liés à la vue : polla toi oxuteron blepontôn ambluteron horontes proteron eidon (mot à mot : « de_nombreuses[_fois] les [que_les_]de_manière_plus_perçante regardants de_manière_plus_faible voyants plus_tôt voient »). Chacune des trois formes est construite sur un radical différent :
blepontôn est le participe présent actif masculin au genitif pluriel de blepein, qui signifie « regarder » plutôt que « voir » et suggère une attitude active de la part du sujet, qui choisit vers quoi diriger son regard ;
horontes est le participe présent actif masculin au nominatif pluriel de horan, qui signifie « voir » dans le sens le plus général, et, quand il est mis en concurrence avec blepein, de manière plutôt passive qu'active, voir du simple fait qu'on a les yeux ouverts (voir sur cette distinction la note 48 à ma traduction de l'allégorie de la caverne) ;
- eidon est la troisième personne du pluriel de l'aoriste indicatif actif d'une forme verbale idein qui sert d'aoriste au verbe horan, bien qu'issue d'une racine id- différente de celle de horan, et qui signifie donc aussi « voir » ; c'est cette racine qu'on retrouve dans idea et dans eidos, deux mots de sens voisin qui désignent l'« apparence », l'« aspect » d'une chose qui se manifeste à la vue et, par extension, à la pensée aussi.
Cette explication prise dans le registre de la vue que Socrate donne à Glaucon pour justifier qu'il lui demande son avis sur une question sur laquelle il prétend lui-même ne pas être très au clair dans son esprit (le noûs impliqué par le verbe sunnoô), alors même que c'est lui qui mène la discussion, n'est sans doute pas anodine à plus d'un titre. Tout d'abord, prise au premier degré, elle suggère, par le jeu des différents verbes utilisés pour parler du « voir », que celui qui a une vue perçante et prend le temps de regarder (blepein) attentivement ce à qoi il s'intéresse, justement parce qu'il cherche à le voir précisément, peut être pris de vitesse par quelqu'un qui se contentera d'une vue approximative sans chercher la petite bête. Transposé dans le registre de la « vue » de l'esprit, de la pensée, cela veut dire qu'un Socrate qui a une meilleure appréhenseion de l'ampleur et de la complexité du problème objet de la discussion peut avoir plus de mal à répondre à la question qu'il pose qu'un Glaucon qui n'en saisit pas toutes les implications, mais qui, à travers une réponse spontanée plus intuitive que réfléchie, peut tomber juste et donner une réponse pertinente sans même en mesurer toutes les implications. Mais en anticipant sur ce qui va suivre et en remarquant que Socrate termine sa réplique sur la forme verbale eidon, mise ainsi en valeur (en grec, c'est en effet le dernier mot de la phrase), qui est la forme verbale la plus proche phonétiquement du substantif eidos qu'il va utiliser dans sa prochaine réplique (où il sera mis en valeur, après un préalable méthodologique, en étant le premier mot de la phrase qui l'introduit) pour parler de ce qu'il y a de commun entre plusieurs réalités distinctes que nous désignons par le même mot, on peut remarquer que ce que demande en fin de compte Socrate à Glaucon, c'est quel eidos il associe dans son esprit au mot mimèsis (« imitation »). (<==)

(5) Glaucon a sans doute compris le sens de l'analogie avec la vue proposée par Socrate, le fait qu'une réponse spontanée de quelqu'un qui n'a pas une connaissance approfondie d'un problème peut tomber juste (mais probablement pas que ce que lui demandait Socrate était un eidos), mais il est aussi conscient de ses limites, au moins dans le cas présent, et il ne veut pas prendre le risque de se ridiculiser devant Socrate et le reste de l'auditoire car, si sa réponse spontanée peut tomber juste, elle peut aussi tomber à côté, et il suppose probablement que Socrate lui tend un piège. Il rebondit sur la métaphore visuelle utilisée par Socrate dans la réplique précédente en lui demandant, au terme de sa réponse : autos hora, « vois toi-même », en utilisant l'impératif présent hora du verbe horan, plutôt que son impératif aoriste ide, qui aurait résonné avec le eidon final de Socrate, aoriste aussi, et avec idea, mot voisin d'eidos, dont il va être question bientôt. L'aoriste, désigné par un mot dérivé d'aoristos, qui signifie « sans limite, indéfini », est le temps des verbes le moins lié au temps justement, celui qui présente l'action impliquée par le sens du verbe dans son abstraction intemporelle. Glaucon est ici dans le temps présent alors que Socrate cherche à s'en distancier en pensant en termes d'eidè/ideai. (<==)

(6) « Au moyen de la démarche habituelle » traduit le grec ek tès eiôthuias methodou. Methodos, dont methodou est le génitif singulier et dont vient le français « méthode », qui en est une des traductions possibles, est formé par ajout du préfixe meta (« au milieu de, parmi, à la suite de »), qui introduit en composition une idée de succession, au mot hodos, qui signifie « route, chemin, voyage », et évoque donc l'idée d'un cheminement constitué d'étapes qui se succèdent. Ma traduction par « démarche » transpose en français dans « marche », substantif dérivé du verbe « marcher », l'idée de cheminement induite par hodos, et évite de donner à ce qu'a en tête Socrate le caractère trop systématique et structuré qu'évoque en français le mot « méthode », qui est le déclaque du grec mais fait perdre pour un français les connotations induites pour un grec contemporain de Platon par son étymologie.
Eiôthuias est le participe parfait actif au génitif féminin singulier (pour l'accord avec methodou) d'un verbe surtout utilisé au parfait eiôtha, qu'on retrouve plus loin dans la réplique sous la forme conjuguée eiôthamen, première personne du pluriel du parfait actif, qui signifie « avoir coutume de/avoir l'habitude de », dont le participe parfait eiôthos, dont eiôthuia est le féminin, est utilisé comme un adjectif et signifie « habituel, accoutumé ».
Il est important de noter que Socrate parle ici de « la démarche habituelle », pas de « ma ou notre démarche habituelle », c'est-à-dire qu'il ne propose pas une « méthode » formalisée qui serait la sienne, distincte de la manière de procéder de la plupart des gens, mais ce qui est la démarche habituelle de tout le monde, si bien que, quand aussitôt après, il développe sa pensée en disant « nous avons l'habitude de... » (eiôthamen), il ne faut pas comprendre ce « nous » comme restreint à Socrate et au petit groupe de ses suiveurs, mais comme un « nous » qui concerne tout le monde : « nous (êtres humains) avons l'habitude de... ». Et ce qu'il va décrire, c'est ni plus, ni moins, la manière dont nous donnons sens aux mots que nous employons, la manière dont chacun de nous trace son chemin (hodos) parmi (meta) les mots qu'il assemble dans des logoi. (<==)

(7) « Me semble-t-il » traduit la particule pou, dont le sens premier est « quelque part » ou « en quelque manière », sens qui évolue à partir de là pour en venir à marquer une part d'incertitude (« probablement »), une restriction sur le caractère affirmatif d'une proposition (sens de « je crois, je pense, je suppose »), incertitude ou restriction qui peut être réelle ou ironique (comme quand quelqu'un dit « si j'ai bien compris » alors que la suite va clairement montrer qu'il a parfaitement compris ce qu'il reformule). Socrate réutilise cette même particule dans les trois répliques qui vont suivre et j'ai essayé de trouver une traduction unique dans ces quatre répliques qui convienne à peu près dans chaque cas. (<==)

(8) Dans cette section déterminante pour comprendre ce que Socrate entend par eidos et idea et les différences qu'il fait entre ces mots, je préfère ne pas les traduire pour ne pas orienter la compréhension du lecteur en forçant un registre d'interprétation pour des mots dont les multiples sens en grec ne peuvent être rendus par un même mot français. J'utiliserai donc eidos et idea pour toutes les occurrences de ces deux mots au singulier à tous les cas et eidè et ideai pour toutes les formes au pluriel à tous les cas, et je considérerai eidos, qui est neutre en grec, comme masculin en français (un eidos) et idea, qui est féminin en grec, comme féminin en français (une idea). Je vais revenir sur le sens que peut avoir eidos ici dans la note commentant la proposition dans son ensemble. Il suffit pour l'instant de savoir que, comme je l'ai dit dans la note 4, eidos, tout comme idea qui va faire son apparition dans une prochaine réplique de Socrate, sont formés sur une racine signifiant « voir, vue », qu'eidos est très proche, comme on l'a vu dans cette note, de la forme eidon, aoriste signifiant « je vois » ou « ils voient » (première personne du singulier ou troisième personne du pluriel de l'aoriste indicatif actif), qu'idea est très proche de la forme verbale idein (« voir »), infinitif aoriste du même verbe (l'aoriste étant, comme je l'ai déjà dit dans la note 4, un « temps » des verbes grecs qui renvoie à l'action impliquée par le verbe à l'état pur, c'est-à-dire justement sans notion de temps) et que le sens premier de l'un comme de l'autre est « aspect extérieur (pour la vue), apparence », c'est-à-dire ce qui se voit de ce dont c'est l'eidos/idea.
Il peut être intéressant aussi de noter qu'eidos est un terme beaucoup plus commun qu'idea dans les dialogues : on trouve 407 occurrences d'eidos dans les 28 dialogues listés dans mes tétralogies (dont 73 dans la République), souvent dans le sens collectif « neutre » de « sorte, espèce, genre » (« collectif » par opposition à un sens individuel où le mot concerne l'« apparence » d'une seule personne ou chose, « neutre » par opposition à un sens supposé « technique » qu'il aurait dans certains contextes en relation avec la supposée « théorie des eidè/ideai » qu'on prête à Platon), alors qu'on ne trouve que 97 occurrences de idea (dont 21 dans la République). Cela peut expliquer pourquoi Platon utilise eidos pour désigner quelque chose qui, comme on va le voir, est plus proche de nous, et idea pour désigner une notion plus complexe et moins habituelle. On peut encore remarquer que Platon parle toujours de  l'idea du bon (hè tou agathou idea) et jamais, dans aucun dialogue, de l'eidos du bon (to tou agathou eidos). (<==)

(9) « Nous avons l'habitude de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom » traduit le grec eidos ti hen hekaston eiôthamen tithesthai peri hekasta ta polla hois tauton onoma epipheromen (mot à mot « eidos un_certain un (numéral, pas article indéfini, d'où ma traduction par « unique ») chaque nous_avons_l'habitude_de poser/instituer_pour_notre_usage_personnel (moyen) à_propos_de chaque les multipes[_choses] sur_lesquelles le_même nom nous_portons_dessus »). Je traduis par « pluralités » l'adjectif neutre pluriel substantivé polla utilisé ici par Socrate : polus, dont polla est le neutre pluriel, signifie « nombreux » (c'est l'origine du préfixe français « poly- » qu'on trouve dans des mots comme « polygone » (qui a beaucoup de côtés), « polyvalent » (qui sait faire beaucoup de choses), « polyglotte » (qui parle beaucoup de langues), etc.). L'expression utilisée ici en grec, hekasta ta polla, signifie mot à mot « chacun des nombreux » en substantivant à l'aide de l'article ta (« les ») le neutre pluriel polla de polus sans préciser ce qu'elle qualifie de « nombreux », selon une tournure habituelle en grec. La traduction par « pluralités », qui est un nom en français, permet de ne pas avoir à en dire plus que le grec et dispense d'introduire un nom comme « objets » (Chambry, Baccou), « choses » (Robin, Pachet, Leroux) ou « individus » (Cazeaux), toujours réducteur. Par ailleurs, hekasta ta polla (« chacune des pluralités ») implique en fait deux pluralités : d'une part, avec polla, qui s'oppose au hen (« un/unique ») de ti hen (« un certain (eidos) unique »), la pluralité des « choses/objets/entités/éléments/individus/... » qui sont regroupées sous un même nom, et donc sous un unique (hen) eidos, d'autre part, avec hekasta, qui renvoie à la même multiplicité que le hekaston de hen hekaston (« unique dans chaque cas »), la pluralité des différents polla (« pluralités ») justiciables chacun d'un nom différent, et donc d'un eidos différent. Pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté dans la traduction en français, il faut donc traduire polla par un nom qui évoque l'idée de multiplicité au singulier et donc d'une pluralité de multiplicités au pluriel. Après ces précisions de vocabulaire, passons à l'examen de cette proposition dans sa globalité. 
Cette proposition, qu'on peut considérer comme une quasi « définition » de ce que Platon entend par eidos dans son sens collectif (par oposition à son sens premier d'« apparence » d'une seule chose), est absolument capitale pour le comprendre et éviter de tomber dans les erreurs de la supposée « théorie des eidè/ideai » qu'on lui prête à tort, en mettant le doigt sur la distinction qu'il fait et que ne font pas les commentateurs entre eidos et idea, qui va bientôt se préciser avec la réplique de Socrate en 596b6-10 qui, en écho à celle-ci, va chercher à nous faire comprendre par l'exemple ce qu'il entend par idea, et sa réplique en 597a1-2 qui va apporter, toujours sur le même exemple, des précisions sur ce qu'il entend par idea. En anticipant donc sur la suite, dans la mesure où les deux, eidos et idea, doivent se comprendre l'un par rapport à l'autre, disons que l'eidos est, pour une personne donnée à un moment donné de son évolution physique et intellectuelle, ce qu'elle suppose, implicitement ou explicitement, comme étant commun, dans le registre visible, sensible et/ou intelligible, à plusieurs « choses » auxquelles elle attribue un même nom (par exemple « cheval » ou « arbre ») ou qualificatif (par exemple « bai », « fougueux » ou « conique ») et qui explique l'usage de ce même terme pour elles toutes, alors que l'idea est la cible objective, purement intelligible et indépendante du ou des noms qu'on utilise pour en parler, la même pour tous, qui rend intelligible pour nous, êtres humains, à travers les relations qu'elle entretient avec d'autres ideai, tout ou partie de ce qu'on regroupe sous un ou plusieurs eidè associés à un ou plusieurs noms qu'on utilise pour en parler. Pour le dire autrement, ces deux termes renvoient à deux découpages distincts de ce qui active nos sens et notre esprit/intelligence (noûs), l'un, individuel et évolutif, destiné à l'attribution de noms associés à des eidè pour en parler, l'autre, imposé par la « réalité » que nous cherchons à comprendre, la « nature » (phusis) dont nous faisons partie, et qui ne dépend pas de nous individuellement, mais seulement de la nature de l'esprit/intelligence (noûs) humaine, concernant des ideai qui, par les relations qu'elles entretiennent les unes avec les autres, nous permettent de la comprendre. Ce sont les deux découpages dont parle Socrate dans le Phèdre pour expliquer ce qu'il veut dire lorsqu'il qualifie quelqu'un de dialektikos et ce qu'une telle personne doit être capable de faire pour mériter ce qualificatif (Phèdre, 265c5-266c9). Il y met en regard une approche analytique qui « découpe[] selon des eidè » (kat' eidè diatemnein) et doit le faire « selon les articulations naturelles » (kat' arthra hèi pephuken), avec donc le risque de se tromper « à la manière d'un mauvais boucher » (kakou mageirou tropôi), à une démarche synthétique qui s'oriente « vers une unique idea » (eis mian idean) pour ce à quoi elle s'intéresse à un moment donné (l'amour (erôs) dans le cas du Phèdre), se disant lui-même « amoureux de ces divisions et réunions [qui doivent le rendre] capable de parler et de penser en faisant preuve de bon sens » (erastès... tôn diaireseôn kai sunagôgôn, hina hoios te ô legein te kai phronein »), de parler grâce au découpage selon des eidè associés à des mots, de penser en faisant preuve de bon sens (manière dont je traduis phronein qui signifie à la fois « penser » et « être dans son bon sens/faire preuve de bon sens ») grâce à la contemplation des ideai. Et si le découpage selon les eidè peut mal se faire, c'est qu'il est un préalable à la définition et à l'apprentissage de mots qui sont indispensables pour mettre en œuvre le logos qui nous permet de raisonner et donc de comprendre et d'approcher des ideai. Dans l'allégorie de la caverne, Socrate nous dit que ce sont les prisonniers encore pris dans les liens qui les retiennent prisonniers au fond de la caverne qui donnent des noms aux ombres, qui sont les seules choses qu'ils voient, et qui représentent les images, toutes les images, fournies par la vue (celle qui se forment dans les yeux) (cf. République VII, 515b4-5). Et il ne vise pas là tant ceux qui ont créé ces mots, que chacun de nous quand nous apprenons à parler en apprenant dans un premier temps les noms associés aux objets qu'on nous montre, auxquels nous associons inconsciemment des eidè constitués à partir des images de ces objets que nous voyons. Ceci étant, du début à la fin de la progression à travers les différents segments décrits de manière statique dans l'analogie de la ligne, et dont l'allégorie de la caverne nous donne une image dynamique, c'est toujours sur des eidè que, consciemment ou inconsciemment, nous raisonnons, puisque nous raisonnons avec des mots, et les ideai, comme les astres de l'allégorie qui les représentent, ne sont que l'horizon lointain, auquel nous essayons d'ajuster notre découpage en eidè, en cherchant à nous affranchir autant qu'il est possible des mots et des images qui ont constitué la première source de ces eidè. C'est ce que veut dire Socrate lorsqu'il décrit le second sous-segment du perçu par l'intelligence, dans l'analogie de la ligne, à la fin du livre VI de la République, comme celui où, « ne se servant en plus d'absolument rien de perceptible par les sens, mais avec les eidè eux-mêmes à travers eux et en eux, [nous] finiss[ons] aussi dans des eidè » (République VI, 510b7-9). Nous finissons dans des eidè et non pas dans les ideai, car les ideai restent une cible qui est au-delà des mots et que nous ne pouvons jamais être sûr d'avoir atteinte.
Dans la première version de cette page, je suggérais que l'idea était un cas particulier d'eidos fondé exclusivement sur des critères d'intelligibilité, alors que l'eidos au sens large pouvait être fondé sur des critères purement visuels, ou sur un mélange de critères sensibles et de critères d'intelligibilité. Cette manière de voir m'avait conduit à des développements acrobatiques pour arriver à sauvegarder à la fois le caractère « objectif » des eidè dont les ideai n'étaient qu'un sous-ensemble et leur caractère « subjectif » dès lors qu'elles étaient spécifiques à chaque individu et évolutives dans le temps pour chacun. Cette nouvelle manière de comprendre résoud ce problème en mettant l'objectivité du côté des ideai et la « subjectivité »/évolutivité du côté des eidè pour lesquelles les ideai ne sont que des cibles lointaines au-delà des mots (représentées par les astres dans l'allégorie de la caverne), et en sauvegardant aussi la continuité de sens d'eidos du début à la fin.
Que l'eidos sont lié à la personne et différent d'une personne à une autre et, pour chaque personne, d'un moment de sa vie à un autre, c'est ce qui peut se déduire des mots employés par Socrate : « nous avons l'habitude de poser... » (eiôthamen tithesthai...) : « nous », c'est, non pas le créateur unique du mot en cause, mais chacun de nous ; « l'habitude », c'est-à-dire que nous faisons ça de manière usuelle, en fait pour chaque mot que nous apprenons en apprenant à parler, auquel nous associons inconsciemment des images visuelles qui consituent un premier niveau d'eidos associé au mot en cause, eidos que nous continuons à enrichir au fil de notre vie au gré de notre expérience grandissante ; « poser » : le verbe tithestai, dont le sens premier est « poser, placer », au départ dans un sens très concret, et par extension « instituer », et aussi « produire, créer », tous sens auquel le moyen, employé ici, ajoute l'idée que cela est fait pour soi, dans son intérêt personnel, n'évoque pas l'idée de découverte de réalités transcendantes qui s'offriraient toutes prêtes à notre appréhension, mais au contraire l'idée d'une production individuelle faite à son propre profit (celui de donner un sens, bon ou moins bon, voire mauvais, aux mots qu'on emploie).
Quant aux ideai, c'est, comme je viens de le dire, ce qui est représenté dans l'allégorie de la caverne par les astres dans le ciel : c'est explicite à propos du soleil, dont Socrate lui-même, dans l'explication qu'il donne de l'allégorie aussitôt après, nous dit qu'il représente hè tou agathou idea (« l'idea du bon », 517b8-c1), et par généralisation, on peut penser que ça concerne tous les astres. Et ce que nous suggère cette représentation allégorique, dans laquelle Socrate introduit les astres en mentionnant explictement le ciel qui les contient comme un objet de contemplation à part entière ( « les [***] dans le ciel et le ciel lui-même », ta en tôi ouranôi kai auton ton ouranon, 516a8-9, formulation qui ne mentionne explicitement que le ciel, le mot « astres » ne venant que dans la suite), c'est que, comme les astres qui se présentent à la vue comme de simples points lumineux tous à peu près semblables qui ne prennent sens pour nous que dans leur position relative les uns par rapport aux autres dans l'ensemble que constitue le ciel, les ideai, privées de tout composante sensible et surtout visible, nous apparaissent toutes similaires les unes aux autres, comme des assemblages de mots qui ne prennent sens que dans les relations qui s'établissent entre eux dans des logoi, dont il convient d'éprouver la cohérence d'ensemble.
Bref, nous cherchons à comprendre le monde ordonné (kosmos) dont nous sommes une partie afin de comprendre le rôle que nous sommes appelés à y jouer (gnôthi sauton, « apprends à te connaître toi-même ») et de le jouer du mieux que nous pouvons, c'est-à-dire à être des êtres humains aussi bons (agathoi) que possible en parvenant à l'excellence (aretè) dont nous sommes capables du fait de notre nature (phusis) individuelle (qui fait que deux êtres humains ne sont jamais tout à fait pareils, ni en capacité sensitive, ni en intelligence, même s'ils restent tous deux des êtres humains) en cherchant à appréhender par l'intelligence (noûs), au moyen du logos qui nous spécifie en tant qu'êtres humains (anthrôpoi) mis à l'épreuve de l'expérience partagée dans la pratique du dialogue (to dialegesthai), qui, seule, nous permet de vérifier que ce à quoi nous pensons n'est pas une pure production de notre esprit mais a une réalité objective, les ideai qui donnent sens et intelligibilité à ce monde pour l'intelligence (noûs) humaine, au moyen d'eidè que chacun pose pour soi-même (tithesthai) en les associant implicitement ou explicitement à des mots selon les usages de ses concitoyens parlant la même langue et en les faisant évoluer (ou pas) au fil de sa vie au fur et à mesure que son expérience de ce monde et la compréhension qu'il en a évoluent, eidè qui, au départ, s'appuient sur des images visuelles (horômena eidè, 510d5) et peuvent au fil du temps se transformer en eidè purement intelligibles (noèta eidè, 511a3) tendant vers les ideai qui en sont les cibles objectives lointaines et peuvent nous amener à revoir notre découpage en eidè au fur et à mesure de cette progression.
En fait, quand nous apprenons à parler, ceux qui nous entourent nous apprennent des mots, mais ne nous communiquent pas les eidè qu'eux-mêmes associent à ces mots. Ils peuvent tout au plus nous montrer une ou plusieurs instances de ce à quoi eux associent ce mot, ou même de simples images de celà, faute de pouvoir nous mettre personnellement en présence d'une instance de ce dont c'est le nom, mais c'est celui qui apprend qui doit se confectionner dans sa tête l'eidos qu'il associera au mot qu'il apprend et faire évoluer cet eidos au fil de son expérience. C'est très précisément ce qui est en toile de fond de la discussion, dans le Théétète (Théétète, 197c, ssq.), de l'image que donne Socrate de l'âme en l'assimilant à un colombier vide à notre naissance et dans lequel nous enfermerions des oiseaux, image des « savoirs » (epistèmas, Thééthète, 197e3), au fur et à mesure que nous apprendrions, alors que justement, ce que l'enfant capture, ce ne sont pas des savoirs tout faits, mais des mots (c'est d'ailleurs pourquoi l'image ne marche pas pour expliquer la possibilité du discours faux, alors que si Socrate avait assimilé les oiseaux à des mots, elle aurait parfaitement fonctionné ; voir la page de ce site intitulée « Tablette de cire et colombier »). Connaître le nom de quelque chose, ce n'est pas connaître la chose « elle-même » (auton). Connaître la chose, dans les limites de la connaissance accessible aux hommes, c'est associer au nom qu'on donne à cette chose un eidos, à partir de l'expérience qu'on en a à ce point, et mettre en évidence les liens que cet eidos entretient avec d'autres eidè, auxquels nous associons d'autres noms, à l'aide de logoi (énoncés oralement, écrits ou seulement pensés) qui traduisent ces liens à l'aide des assemblages de mots qui constituent ces logoi. Ainsi, savoir ce qu'est un cheval, ce n'est pas connaître le mot « cheval », qui pourrait tout aussi bien être hippos si nous étions un Grec contemporain de Platon, ou « horse » si nous étions anglais, ou un autre mot encore dans une autre langue, dont aucun n'apprend la moindre chose sur ce qu'est un cheval/hippos/horse/... à quelqu'un qui n'a encore jamais entendu ce mot, mais savoir établir des relations pertinentes entre des mots comme « cheval », « animal », « quadripède », « mammifère », « crinière », « sabot », « selle », « mors », « bai », « museau », etc.. Ce sont ces relations entre eidè qui constituent pour chaque mot que nous employons l'eidos associé à ce mot, eidos qui s'enrichit au fil du temps : au départ, lorsque, comme les prisonniers immobilisés dans des liens de l'allégorie de la caverne, nous donnons des noms aux ombres que nous voyons (cf. République VII, 515b4-5), c'est-à-dire, non pas nous créons de nouveau mots, mais simplement, nous apprenons à parler, ces eidè sont exclusivement des assocations d'images visuelles, et plus généralement sensibles (on peut très tôt associer des sons à ces eidè en associant par exemple un miaulement à « chat » et un aboiement à « chien », mais aussi des odeurs pour distinguer des fleurs les unes des autres, ou des goûts, pour distinguer des aliments les uns des autres, etc.) et un jeune enfant n'associera pas « cheval » à « mammifère » tant qu'il ne connaîtra pas encore le mot « mammifère », etc.. Mais, même à ce stade, ces eidè ne sont pas de simples collections d'images enregistrées par la mémoire (des empreintes dans le bloc de cire dont Socrate fait une image de l'âme pour Théétète dans la section déjà mentionnée de ce dialogue, avant de lui parler de volière et d'oiseaux à capturer). Les yeux ne nous fournissent pas des « formes » distinctes les unes des autres, mais un kaléïdoscope de taches de couleurs en constante évolution dans un « espace » à deux dimensions (les images sur la rétine) et c'est déjà notre esprit (noûs) qui analyse ces données brutes pour décomposer cet ensemble de taches colorées en une pluralité d'agrégats distincts les uns des autres auxquels il associe des formes distinctes et qu'il est capable de suivre indépendamment les uns des autres. Et c'est son aptitude à reconnaître des ressemblaces et des différences, du « même » (tauton) et de l'« autre » (thateron), dans ces agrégats à la fois dans l'espace (les différentes parties du champ de vision à un instant donné) et dans le temps (les images brutes qui se succèdent au fil du temps) qui lui permet de constituer des eidè (agrégats de caractéristiques communes) et de donner des noms à ces agrégats extraits des données brutes de la vue. Et, là où ça se complique, c'est que, des mêmes données brutes, il est capable d'extraire de multiples agrégats correspondant à des critères d'analyse différents et conduisant à des noms différents. Ainsi, des mêmes données brutes de la vue, il peut extraire un agrégat qu'il associera au mot « lit », un autre, qui est une partie du premier, qu'il associera au mot « dessus de lit », un autre encore, issu des mêmes données brutes, qu'il associera au mot « rouge », un autre encore qu'il associera au mot « coton », un autre qu'il associera au mot « rectangle », etc.. Et il sera en mesure de reconnaître « rouge », « rectangle », « coton » dans d'autres agrégats n'ayant rien de commun avec « lit » ou « dessus de lit ». Et on pourrait faire la même analyse à propos des sons, en remarquant que les mêmes ondes sonores entendues par une personne écoutant un air d'opéra sont analysées par elle en une mélodie, un rythme, une voix, des paroles, un accompagnement, des instruments de musique spécifiques mélangés dans l'orchestre qui accompagne l'interprète, etc., et qu'elle pourra par la suite reconnaître la voix dans un air différent, la mélodie chantée par un interprète différent ou avec des paroles différents, ou sur un tempo différents, ou avec un accompagnement différent, un instrument donné, par exemple une clarinette, dans un contexte différent, etc.. Bref, ce que nous enregistrons dans un eidos que nous associons à un mot donné n'est pas des collections de données brutes des sens mais le résultat d'analyses multidimensionnelles inconscientes de ces données par notre esprit sur la base de critères distincts qui servent de critères de reconnaissance lorsqu'il est confronté à de nouvelles données des sens et cherche à les analyser.
Ceci étant dit, ce n'est pas parce que ces eidè sont propres à chacun et évolutifs dans la vie qu'ils sont n'importe quoi, puisqu'ils résultent d'analyses faites par des organes, principalement le cerveau, qui ont à peu près la même structure et le même mode de fonctionnement chez tous et qu'ils cherchent à rendre compte de « réalités » activatrices de ces organes qui, elles, sont objectives et ne dépendent pas de la manière dont nous les percevons, au moins en ce qui concerne les « réalités » matérielles. Et c'est justement tout le problème que pose Platon que de savoir si cette objectivité qu'on admet à peu près tous pour les « réalités » matérielles tient toujours pour d'autres mots comme « beau », « juste »... et surtout « bon ».
On notera pour finir que le verbe utilisé à propos des noms, epipherein, dont epipheromen, que je traduis par « nous attribuons », est la première personne du pluriel de l'indicatif présent actif, signifie étymologiquement « porter sur » et implique donc de manière très imagée que le nom n'est pas la chose à laquelle on l'attribue, mais quelque chose qu'on vient « poser » dessus (par la pensée). (<==)

(10) Je reviens ici à la traduction plus usuelle de polus par « nombreux », dans la mesure où le pollai (féminin pluriel de polus) que je traduis n'est plus un neutre pluriel substantivé, comme dans le tôn pollôn (génitif neutre pluriel précédé de l'article, ici un génitif partitif) qui précéde dans la même réplique ou le ta polla du hekasta ta polla de la réplique précédente de Socrate, mais un nominatif féminin pluriel (pour l'accord avec klinai (« couches ») et trapezai (« tables », voir note suivante) qui sont tous deux féminins), qui en fait l'attribut de ces deux noms. (<==)

(11) La traduction usuelle de klinè est « lit » et trapeza signifie « table » et non pas trépied. Mais il me semble important ici, où il est question de relation entre des eidè et des noms, de conserver quelque chose de ce que les noms retenus par Socrate pouvaient évoquer pour un auditeur de son temps à partir de leur étymologie.
Klinè est le substantif dérivé du verbe klinein, qui signifie « incliner, étendre, coucher » et le sens premier de klinè est donc bien « couche », c'est-à-dire ce sur quoi on s'étend, on se couche, dans le sens le plus général, et le mot désigne aussi bien un lit pour dormir qu'un « lit de table », ces sortes de banquettes qui remplaçaient nos chaises autour d'une table et sur lesquelles plusieurs convives (trois en général) prenaient place côte à côte lors d'un banquet. Mais la question n'est pas tant de savoir quelle était l'extension du mot grec par rapport à notre terminologie concernant le mobilier que de réaliser que le mot klinè renvoyait immédiatement pour un contemporain de Socrate à klinein, comme le mot « couche » en français renvoie à « (se) coucher », avant même d'évoquer telle ou telle image d'un meuble particulier.
Dans le cas de trapeza, on est aussi en face d'un mot dont l'étymologie parle, mais d'une manière différente : étymologiquement, trapeza est une contraction de (te)tra-pezos, qui signifie « doté de quatre pieds ». Le mot ne renvoie donc pas à un usage spécifique, mais à quelque chose de la forme, ou plus exactement de la structure de l'objet, de son découpage en parties. C'est pour conserver cette même caractéristique dans un mot français que j'ai « trahi » le grec en remplaçant « table », qui est la traduction correcte de trapeza, mais dont l'étymologie n'évoque rien pour nous, par « trépied », qui a, en français, une étymologie proche de celle de trapeza en grec, puisque « trépied » veut dire « doté de trois pieds ». Il m'a en effet semblé que Platon avait choisi ses exemples plus par rapport à ces caractéristiques des noms servant à les désigner que par rapport aux spécificités propres des objets désignés par ces noms.
Remarquons, pour finir cette note en anticipant sur la suite, qu'entre un objet dont le nom évoque la « forme » (avoir quatre pieds, ou trois dans ma traduction/trahison) et un autre dont le nom évoque la fonction (permettre à un être humain de se coucher dessus), c'est celui dont le nom évoque la fonction qu'il va privilégier pour la suite de ses explications. Ce choix a très vraisemblablement quelque chose à nous dire sur ce qu'il entend par eidos et idea et sur les différences qu'il fait entre les deux. (<==)

(12) Au moment où l'on passe de la problématique du simple nommage à celle du faire en introduisant l'artisan (dèmiourgos) qui produit les objets pris en exemples, eidos est remplacé par idea, dérivé, lui aussi, comme je l'ai dit à la note 8, de idein (« voir ») et que je ne traduis pas plus qu'eidos, pour les raisons expliquées dans cette note. Avant de penser que ces deux mots sont synonymes ou presque, la moindre des choses est de se demander si, puisque Platon change de mot, c'est parce qu'il ne parle pas de la même chose, ou en tout cas pas sous le même point de vue, même si, dans le cas présent, les deux mots ont une racine commune qui renvoie au registre du « voir » et des sens voisins. (<==)

(13) « Ustensiles » traduit le grec skeuè, nominatif pluriel neutre de skeuos, mot générique pour désigner globalement toutes sortes d'équipements : meuble, outil, instrument, arme, agrès, harnais, etc. Ce que l'on peut trouver de commun à tout ce qui peut se regrouper sous ce vocable, c'est le fait d'être des produits de l'activité humaine, de l'artisanat, destinés à l'usage des hommes dans leurs diverses activités. Dans l'analogie de la ligne à la fin du livre VI, pour décrire ce qui est observé dans le second sous-segment du visible, Socrate utilise trois mots : ta zôia les êtres vivants/animaux »), to phuteuton (« ce qui est engendré/planté ») et to skeuaston (« ce qui est fabriqué »). Ce dernier mot, skeuaston, est l'adjectif verbal dérivé du verbe skeuazein (« préparer, arranger, fournir, équiper »), lui-même dérivé de skeuos. Dans le contexte de l'analogie, il est clair que le mot est pris dans son extension la plus grande, comme c'est le cas pour les deux termes qui précèdent (voir la note 17 à ma traduction de l'analogie de la ligne), et il ressort de ce contexte que skeuaston désigne en fait tout ce qui est « artificiel », produit de l'art humain, par opposition à ce qu'englobent les deux mots précédents, c'est-à-dire tout ce qui est produit spontanément par la nature, animaux et végétaux, ou, si l'on accepte le mythe proposé par Timée dans le dialogue éponyme, ce qui est l'œuvre d'un « démiurge » (dèmiourgos) divin. Ici, on pourrait traduire par « meubles » mais, comme le mot est réutilisé un peu plus loin dans une acception beaucoup plus large qui rejoint l'emploi de skeuaston dans l'analogie de la ligne, je préfère en rester à la traduction par un terme aussi général que possible.
Il est intéressant de noter pour finir que Socrate choisit ses exemples dans les produits de l'activité humaine et non pas dans ceux de la nature, sans doute justement parce qu'il nous est plus facile de comprendre la finalité de ce qui est produit par des hommes pour les besoins des hommes que de comprendre les dessins du créateur de l'Univers, s'il y en a un (ou plusieurs), en créant telle ou telle de ses créatures. Or, comme je l'ai déjà dit et comme la suite va le confirmer, c'est bien cette idée de finalité qui est première dans l'idea.(<==)

(14) « Producteur » traduit le grec dèmiourgos. C'est le mot à l'origine du français « démiurge » (que j'ai utilisé dans la note 13), et l'un des noms que Timée, dans son « mythe vraisemblable » (Timée, 29d2), donne au créateur de l'Univers. Étymologiquement, le mot veut dire « qui fait un travail (ergon) pour le peuple/public (dèmos) » et peut désigner toutes sortes d'artisans ou de gens de métier (devins, médecins, etc.) dont le point commun est qu'ils font ce qu'ils font pour le bénéfice d'autres personnes et pas seulement pour leurs besoins propres. Dans la précédente version de cette page, je l'avais traduit par « artisan », qui en est la traduction usuelle. Si j'ai changé ici, c'est parce que, dans la suite de cette discussion, le Socrate de Platon va utiliser plusieurs mots différents pour parler de diverses catégories de « producteurs/créateurs/... », incluant à la fois le dieu créateur (celui qui justement est appellé dèmiourgos dans le Timée), des artisans fabriquants de meubles et des producteurs de simples images ou reflets de ces objets, et de leurs productions, et plusieurs verbes différents pour parler de leurs activités, non pas pour des effets de style, mais pour ne pas spéciaiser certains mots au détriment d'autres et donc pour nous obliger à chercher ce dont il parle au-delà des mots (multiples) qu'il emploie pour en parler. Comme certains de ces mots ont des racines communes (on va par exemple trouver le verbe dèmiourgein pour parler de l'activité d'un dèmiourgos), j'ai essayé dans cette nouvelle version de transposer en français les parentés entre mots grecs et de toujours traduire le même mot grec décrivant un des « acteurs » ou son activité par le même mot français pour permettre au lecteur de suivre au plus près les variatons introduites par Platon dans son vocabulaire. La plupart des mots concernés peuvent se regrouper dans trois familles :
 
- les mots de la famille d'ergon, dont la traduction usuelle est « travail », à la fois dans le sens d'« action/activité » et dans le sens de « produit de cette activité » ; dans la section ici traduite, je l'ai traduit par « production ». Les mots de cette famille qu'on trouve dans la section ici traduite sont :
     - le nom ergon (que je traduis par « production »), 2 occurrences, en 597a6 (ergon) et 598a3 (erga) ;
     - le verbe ergazesthai (que je traduis par « produire »), 3 occurrences, en 596c7 (ergazetai), 596c9 (ergazetai) et 597b6-7 (ergasasthai) ;
     - son dérivé apergazesthai, dans lequel le préfixe ap(o) introduit une idée d'achèvemment (que je traduis par « produire complètement »), 2 occurrences, en 597c2 (apergasasthai) et, 598b7 (apergazetai) ;
     - le nom dèmiourgos (que je traduis par « producteur »), 8 occurrences, en 596b6 (dèmiourgos), 596b10 (dèmiourgôn), 596b12 (dèmiourgon), 596d3 (dèmiourgos), 596e6 (dèmiourgôn), 598a2 (dèmiourgôn), 598a4 (dèmiourgôn) et 598b9 (dèmiourgous) ;
     - le verbe dèmiourgein (que je traduis par « être le producteur de » pour mettre en évidence pa proximité avec dèmiourgos, traduit par « producteur » et le distinguer d'ergazesthai, traduit par « produire »), 2 occurrences, en 596b9 (dèmiourgei) et 596d8-9 (dèmiourgoumenos) ;
     - Le substantif dèmiourgia (que je traduis par « technique de production ») pour désigner l'activité d'un dèmiourgos sans péciser laquelle, 1 occurrence, en 598c8 ;
     - le nom klinourgos (que je traduis par « producteur de couches (klinè) »), 1 occurrence, en 597a6 (klinourgos), dont c'est la seule occurrence, non seulement dans tous les dialogues de Platon, mais encore dans tous les textes grecs disponibles sur le site Perseus, et qui est peut-être un néologisme forgé par Platon, en concurrence avec klinopoios, qu'on va trouver dans une autre famille, celle de poiein ;
     - le nom phutourgos (que je traduis par « planteur »), 1 occurrence, en 597d5 (phutourgon), dont le sens premier est « jardinier », à partir du sens « plante » de phuton, et qui est à la croisée de deux familles, celle d'ergon et celle de phuein ;
 
 - les mots construits sur la racine du verbe poiein, qui signifie « fabriquer, créer, produire, faire ». Dans la précédente version de cette page, je l'avais traduit par « faire », ce qui m'avait posé des problèmes pour traduire le substantif poiètès par un mot français de la même racine que « faire ». Poiètès, dont vient le mot français « poète », a un sens beaucoup plus général en grec, celui de « créateur », quel que soit le genre de création en cause. J'ai donc choisi de traduire poiein par « créer » et poiètès par « créateur », qui reste ouvert sur des créations aussi bien artisanales qu'artistiques, littéraires ou autres, même si parler de « créateur de couches » pour traduire klinopoios fait un peu pompeux en français. Les mots de cette famille qu'on trouve dans la section ici traduite sont :
     - le verbe poiein (que je traduis par « créer »), 16 occurrences, en 596b7 (poiei), 596c2 (poiei), 596c5 (poièsai), 596c6 (poiei), 596d5 (poièsai), 596e1 (poièseis), 596e9 (poiein), 596e9 (poiei), 596e10 (poiei), 597a2 (poiei), 597a4 (poiei), 597a4 (poioi), 597c3 (epoièsen), 597c7 (poièseien), 597d8 (pepièken), 598b1 (pepoiètai) ;
     - le substantif poiètès (que je traduis par « créateur »), 3 occurrences, en 596d4 (poiètès), 597d2 (poiètès) et 597d11 (poiètèn) ;
     - le nom composé klinopoios (que je traduis par « créateur de couches (klinè) »), 3 occurrences, en 597a1 (klinopoios), 597b13 (klinopoios) et 597d3 (klinopoios) ; ce mot est en concurrence avec klinourgos (« producteur de couches »), listé à la fin du groupe précédent, mais, contrairement à lui, on en trouve des occurrences en dehors des dialogues de Platon : c'est le terme employé par Démonsthène dans le Contre Aphobos, plaidoirie contre l'un des tuteurs désignés par son père à sa mort pour gérer son héritage jusqu'à sa majorité et qui l'avait dilapidé, où il explique au tribunal que c'était une des deux activités exercées par son père au travers d'un atelier employant vingt esclaves, à côté d'un atelier de fabriquant de coutelas (ou de sabres) (machairopoios) employant, lui trente-deux esclaves (cf. Démosthène, Contre Aphobos, 9) ; l'emploi par Démosthènes de deux termes utilisant le suffixe -poios associé à un nom d'objet pour former un mot décrivant l'activité de fabrication de cette catégorie d'objets montre que cette pratique semblait courante, et le mot suivant de cette liste nous en donne un autre exemple ;
     - le nom composé sur le même modèle tragôidopoios (que je traduis par « créateur de tragédies » (tragôidia)), 1 occurrence, en 597e6 (tragôidopoios) ;
 
- les mots de même racine que le verbe phuein, qui signifie « pousser, faire naître, faire croître » et au moyen « naître, croître », dont dérive le substantif phusis, qui signifie « nature ». Les mots de cette famille qu'on trouve dans la section ici traduite sont :
     - le verbe phuein (que je traduis par « naître » ou « faire naître » selon les cas), 4 occurrences, en 596c6 (phuomena), 597c5 (phuôsin), 597d3 (ephusen), 597e7 (pephukôs)
     - le verbe dérivé phuteuein (que je traduis par « planter », qui est son sens premier, même si cette traduction fait perdre en français la communauté de racine avec phuein), 1 occurrence, en 597c4 (ephuteuthèsan)
     - le nom phusis (que je traduis par « nature », mot formé sur la même racine (latine) que « naître »), 6 occurrences, en 597b6 (dans l'expression en tèi phusei, « dans la nature »), 597c2 (en tèi phusei), 597d3 (phusei, forme adverbiale signifiant « par nature »), 597d7 (phusei), 597e4 (phuseôs) et 598a1 (en tèi phusei) ;
     - le nom phutourgos(que je traduis par « planteur » pour garder la communauté de racine avec phuteuein, que je traduis par « planter »), 1 occurrence, en 597d5 (phutourgon), déjà mentionné dans la famille d'ergon.
 
- On peut ajouter à cette liste quelques mots qui n'appartiennent à aucune des trois familles précitées mais qui se rapprochent par le sens d'un mot de l'une ou l'autre de ces famille et sont donc encore des manières différentes de parler des mêmes choses :
     - le nom cheirotechnès, formé sur cheir (« main ») et technè (« art, technique »), que je traduis par « travailleur manuel », qui est en concurrence avec dèmiourgos (« producteur ») et avec poiètès (« créateur ») en insistant sur la dimension manuelle du travail, 3 occurrences, en 596c2 (cheirotechnôn), 596c5 (cheirotechnès) et, 597a6 (cheirotechnou) ;
     - le nom tektôn (que je traduis par « menuisier »), qui peut désigner toute activité travaillant le bois, donc aussi charpentier, et peut aussi par généralisation, désigner toutes sortes d'artisans, voire des activités non manuelles, et qui est donc aussi en concurrence avec cheirothechnès (« travailleur manuel »), dèmiourgos (« producteur ») et poiètès (« créateur »), 4 occurrences, en 597b9 (tektôn), 597d9 (tektona), 598b9 (tektona) et 598c1 (tektôn) ;
     - le nom gennèma, formé sur la même racine que gignesthai (« naître, devenir, advenir »), terme générique pour désigner tout ce qui est engendré, « rejeton, enfant » aussi bien que « fruits » (au pluriel) ou « ouvrage, œuvre », dont le sens est proche de celui du participe passé phuomenos de phuein, utilisé en 596c6 où je traduis ta phuomena par « ce qui naît », 1 occurrence, en 597e3 (tou gennèmatos, traduit par « de ce qui est engendré »)
     - le verbe tithesthai, que j'ai traduit par « poser », mais qui peut signifier aussi « créer » ou « instaurer » (des lois par exemple), et qui est le verbe employé par Socrate en 596a7 à propos de l'origine des eidè : le mentionner ici est une manière de le mettre en regard de tous les autres verbes que Socrate n'utilise pas pour décrire la manière dont ils adviennent. (<==)

(15) « En fixant le regard sur » traduit le grec blepôn, participe présent actif du verbe blepein, dont j'ai dit dans la note 4 qu'il suggère une attitude active de la part du sujet, qui choisit vers quoi diriger son regard et ne se contente pas de « voir » (horan) ce qui se trouve être dans son champ de vision. Ici, il faut comprendre ce verbe dans un sens analogique pour parler de « vue » de l'esprit (noûs) et non plus des yeux : ce dont parle Socrate en utilisant le mot idea n'est pas un modèle matériel (dans notre cas, un lit ou une table déjà fabriqué par lui ou un autre artisan) que l'artisan aurait sous les yeux et se contenterait de recopier comme le ferait un sculpteur ou un peintre du modèle qui pose devant lui, ni même un plan coté ou document analogue qui lui prescrirait la procédure à suivre pour faire ce qu'il a l'intention de faire, mais bien quelque chose qui n'est « visible » que par les « yeux » de l'esprit (noûs) et laisse libre cours à son imagination créatrice dans certaines limites posées justement par l'idea. (<==)

(16) « Aucun des producteurs n'est le producteur » traduit le grec dèmiourgei oudeis tôn dèmiourgôn, où l'on trouve, à côté du nom dèmiourgos (au génitif pluriel dèmiourgôn), le verbe dèmiourgein, dont dèmiourgei est la troisième personne du singulier du présent de l'indicatif actif. C'est pour rendre perceptible en français cette communauté de racine entre le nom et le verbe que j'ai traduit dèmiourgei par « est le producteur » après avoir traduit dèmiourgos par « producteur » (cf. note 14). Cette formulation permet à Socrate de ne pas avoir à préciser quelle sorte de « travail » (ergon) pourrait être à l'origine de l'idea. Et comme on a vu dans la note 14 que le terme pouvait avoir un sens très large non limité au travail manuel (le Bailly donne pour ergon des exemples du mot associé à la production de discours, de lois, de maux, de sagesse, de vertu), cette formulation reste ouverte sur à peu près n'importe quel type d'activité, manuelle ou intellectuelle, dont les productions peuvent être matérielles aussi bien qu'immatérielles. Socrate se contente de dire que l'idea n'est pas le produit d'un travail de dèmiourgos, sans d'ailleurs préciser s'il faut comprendre ces mots comme ne concernant que les dèmiourgoi humains. Et le Timée laisse d'ailleurs entendre que celui que Timée qualifie de dèmiourgos travaille lui aussi, pour créer le monde matériel, à partir d'un « modèle » (paradeigma) dont il n'est pas le créateur, ce paradeigma prenant pour lui la place de l'idea pour les dèmiourgoi humains (cf. Timée, 28c5-29b1). (<==)

(17) Arrivés au terme de cette réplique, il convient de nous arrêter un instant pour en prendre une vue d'ensemble et en préciser le rôle et la signification. Le texte grec que je traduis par « Eh bien n'avons-nous pas aussi l'habitude de dire que l'artisan de chacun de ces ustensiles, en fixant le regard sur l'idea, crée ainsi, l'un les couches, l'autre les trépieds dont nous, nous nous servons, et ainsi pour tout le reste ? Car, me semble-t-il, de l'idea elle-même du moins, aucun des producteurs n'est le producteur, car comment [le pourrait-il] ? » est oukoun kai eiôthamen legein hoti ho dèmiourgos hekaterou tou skeuous pros tèn idean blepôn houtô poiei ho men tas klinas, ho de tas trapezas, hais hèmeis chrômetha, kai talla kata tauta; ou gar pou tèn ge idean autèn dèmiourgei oudeis tôn dèmiourgôn, pôs gar; (mot à mot « Eh_bien_pas aussi nous_avons_l'habitude_de dire que le artisan de_chacun du ustensile vers la idea regardant ainsi crée le d'une_part les couches/lits, le d'autre_part les tables (mot que je remplace par « trépieds » pour les raisons expliquées dans la note 11), desquelles nous nous_nous_servons, et les_autres selon les_mêmes[_principes] ? Pas car probablement la du_moins idea elle-même est_le_producteur aucun des producteurs, comment car [le pourrait-il] ?) ».
Commençons par remarquer que la réplique débute par les mots oukoun kai eiôthamen legein (« N'avons-nous pas aussi l'habitude de dire... »), formule dans laquelle eiôthamen legein nous avons l'habitude de dire... ») fait écho au eiôthamen tithesthai (« nous avons l'habitude de poser... ») de 596a6-7, dans ce que j'ai qualifié dans la note 9 de « quasi définition » d'eidos. Dans la réplique précédente, Socrate, alors qu'il venait de « définir » eidos en relation avec des pluralités portant un nom unique, oppose à deux pluralités prises en exemples, l'unicité, non pas d'eidè, comme on pourrait s'y attendre, mais d'ideai, introduisant un terme nouveau, que la plupart des commentateurs considèrent simplement comme synonyme ici d'eidos, du fait de leur parenté d'origine et de sens. Le problème, c'est que ce qu'il dit ici des ideai, n'est pas compatible avec ce qu'il a dit juste avant des eidè. Il vient de dire que c'est nous, chacun de nous, producteur, artisan, menuisier ou autre, qui pose (tithesthai) pour son usage personnel (verbe au moyen) des eidè par lesquels il donne pour lui un sens aux mots qu'il emploie, et il dit maintenant que le producteur produit ce qu'il produit en dirigeant son regard vers quelque chose qu'il nomme idea et dont il prend la peine de préciser que ni lui, ni aucun autre producteur, artisan, fabriquant ou autre n'est l'auteur, et qui donc ne peut être l'eidos que lui s'est constitué pour donner sens au mot qu'il emploie pour désigner ce qu'il à l'intention de fabriquer. Aussi, en le voyant reprendre dans cette réplique le eiôthamen (« nous avons l'habitude de... ») qui avait introduit la première quasi définition, et encouragés par le kai (« aussi ») qui semble annoncer ce second eiôthemen comme une suite du premier, nous pouvons supposer qu'il cherche à faire ici pour idea ce qu'il vient de faire pour eidos, en se référant ici encore à nos « habitudes ». Certes, à première vue, cette réplique, qui traite de cas particuliers (les fabriquants de tables et de lits) ressemble moins à une définition que celle concernant eidos, qui, elle, au moins, traitait du cas général (des onomata en général ; le mot onoma (onomata au pluriel) est généralement traduit par « nom », au sens grammatical, et, en Sophiste, 262a1-7 par exemple, il s'oppose à rhèma, qui se traduit alors par « verbe » ; mais il faut bien voir que le vocabulaire grammatical était encore embryonnaire au temps de Platon, que les distinctions que nous faisons entre nom, adjectif, pronom, verbe, etc., n'étaient pas encore clairement faites, que le sens de « verbe » pour rhèma était une sens spécialisé et n'était pas le seul, ni le premier sens possible de ce mot, qui avait plus généralement le sens d'« expression verbale (faite d'assemblage de mots) », et que de même le sens d'onoma n'était pas figé sur un sens grammatical et pouvait se comprendre au sens plus général de « mot », pour lequel il n'existait pas en grec à l'époque de mot spécifique ; ainsi par exemple, en Théétète, 168b8 et 184c, où les deux mots rhèma et onoma sont utilisés ensemble dans l'expression rhèmata te kais onomata (au génitif pluriel rhèmatôn te kai onomatôn dans les deux cas), il faut comprendre ces mots comme signifiant, non pas « des noms et des verbes », mais « des expressions et des mots », c'est-à-dire « des mots et de leurs assemblages », ou encore « des paroles (un des sens possibles de rhèma) et des mots [qui les composent] » ; ici donc, le contexte, justement de par son caractère de généralité, invite à comprendre onoma dans le sens le plus général possible, celui de « mot », ou en tout cas de mot porteur de sens par opposition à mot-outil, comme une conjonction ou une négation, car les pluralité dont parle Socrate et auxquelles nous associons un eidos, peuvent aussi bien être des pluralités d'actions (verbes) ou des pluralités de qualités (adjectifs) que des pluralités d'objets (noms au sens grammatical spécialisé)). Le Socrate de Platon, au contraire d'Aristote, n'a jamais été un amateur de définitions rigoureuses, surtout quand il s'agit de notions abstraites difficile à bien appréhender. Or justement, il s'agit ici, avec eidos et idea, de notions voisines et de mots qui, pour les contemporains de Socrate et Platon, avaient des sens très proches, plongeant tous deux leurs racines dans le « voir » et désignant au sens premier l'« apparence pour la vue » d'une seule personne ou chose, étendue par analogie à des caractéristiques visuelles ou non visuelles communes à une pluralité, ce qui leur donne à toutes la même « apparence », le même « genre », nous fait dire qu'elles sont toutes de la même « sorte », de la même « espèce », qu'elles renvoient toutes à la même « idée » (les mots entre guillements étant des traductions possibles de l'un et l'autre). Et ce que j'ai appelé la « quasi définition » d'eidos n'est pas à proprement parler une définition en bonne et due forme, même si elle commence en grec sur le mot eidos (pour respecter en français l'ordre des mots grecs et en particulier la place d'eidos en début de phrase, il faudrait traduire par « eidos, en effet, je pense, [c'est le] quelque chose d'unique dans chaque cas [que] nous avons l'habitude de poser pour chacune des pluralités auxquelles [c'est] le même nom [que] nous attribuons », traduction qui respecte rigoureusement l'ordre des mots grecs au prix de quelques ajouts en français, mais qui a justement le défaut de donner à cette phrase, du fait de l'ajout du « c'est le » devant « quelque chose d'unique », l'allure d'une définition qu'elle n'a pas en grec). En fait, le mot eidos est simplement expliqué par la pratique que nous en avons : ce que nous (chacun de nous) avons l'habitude d'associer, consciemment ou inconsciemment, dans notre pensée à un nom pour nous le rendre compréhensible. Et c'est bien ici par une autre habitude, non plus cette fois de pensée, mais de manière de parler (eiothamen legein, « nous avons l'habitude de dire ») que Socrate cherche à nous faire comprendre en quoi l'idea est différente de l'eidos. Examinons donc de plus près ces différences. La première, qui conditionne tout le reste est que, là où l'eidos intervient dans une réflexion personnelle par laquelle chacun tente de donner sens pour lui aux mots qu'il emploie (même s'il le fait à partir de l'usage qu'en font ceux qui l'entourent et parlent la même langue) dans un processus jamais fini qui fait que ses eidè sont en permanente « évolution » au gré de ses expériences, l'idea interveint dans un processus qui met en relation plusieurs personnes qui ont besoin de se comprendre, en l'occurrence un artisan producteur de biens à destination de tiers (dèmiourgos), c'est-à-dire quelqu'un qui effectue un travail (ergon) pour le peuple (dèmos), et non pas pour lui-même, et un ou plusieurs utilisateurs de ses productions, et ça change tout ! Car maintenant, il faut que ces personnes se comprennent, c'est-à-dire associent à un même mot des eidè suffisamment proches les uns des autres pour que leurs échanges verbaux conduisent à un résultat satisfaisant pour tous, et que donc, dans l'exemple pris par Socrate, si le client commande ce qu'il appelle « lit », le fabriquant à qui il passe commande ne lui livre pas ce que lui, client, appelle « table », ce qui montrerait que le fabriquant et le client ne comprennent pas de la même façon le mot « lit ». Pour que ça fonctionne et que les gens puisse se comprendre, il faut que les mots renvoient à quelque chose qui n'est pas la production de l'esprit de l'une ou l'autre des personnes qui parlent avec ces mots et qui leur permette justement de faire converger les eidè que chacun s'est construit dans sa tête vers quelque chose qui leur serve de référent commun et leur permette de se comprendre et d'agir en conséquence (pour le fabriquant, fabriquer le meuble que son client a dans l'esprit en passant sa commande, quel que soit le mot qu'il utilise pour en parler). Et ces référents objectifs qui permettent de se comprendre, ce sont justement les ideai. Et il convient de noter à ce point qu'il ne s'agit pas de quelque chose que Platon sortirait du chapeau pour construire une belle théorie, car c'est bien le fait d'expérience qu'on arrive à se comprendre, dans certains cas au moins, en particulier à propos d'« objets » matériels, qui prouve que de tels référents objectifs « existent », quel que soit le nom qu'on leur donne.
Dans le cas qui nous occupe ici, celui du fabriquant de meubles, ce qui permet la compréhension entre l'artisan et ses clients, c'est la finalité du meuble commandé, ce à quoi il doit servir, l'usage que le client veut en faire (d'où l'importance du « dont nous, nous nous servons » (hais hèmeis chrômetha)), et c'est donc cela qui détermine l'idea : l'idea de lit, c'est celle d'un meuble fait pour s'étendre dessus pour dormir ou se reposer. Et c'est précisément parce que les tables et les lits sont des produits de l'activité humaine destinés à satisfaire des besoins éprouvés par tout le monde que Platon à travers son Socrate choisit ces exemples pour nous faire comprendre ce qu'il entend par idea : non seulement ce sont des objets dont tout le monde a l'expérience (ce que cherche à faire sentir le « nous » (hèmeis) des mots hais hèmeis chrômetha, qui n'est nullement obligatoire en grec, le chrômetha étant suffisant pour signifier « nous utilisons/nous nous servons », et que je rend par un redoublement du « nous » : « nous », c'est dans un premier temps les interlocuteurs de Socrate que ce redoublement implique, et dans un second temps les lecteurs qui viennent s'y ajouter et que Socrate invite ainsi à se joindre à eux, et finalement, tout le monde), ce qui serait vrai aussi de chevaux ou de chiens, au moins pour ses contemporains, mais en plus ce sont des objets dont on sait à quelle fin leur créateur humain les a produits, ce qui n'est plus le cas pour les chevaux et les chiens, qui n'ont pas été conçus par des hommes et par rapport auxquels la finalité que pouvait avoir leur créateur divin en les créant ne nous est pas connue, même si nous pouvons leur trouver des usages à notre service en les domestiquant. Et que dire s'il avait voulu prendre comme exemples pour introduire les idea et nous faire comprendre ce qu'il met derrière ce mot, des ideai comme celle de beau, de juste ou de bon ?!... Ce que ces exemples triviaux, tables et lits, doivent nous permettre de comprendre, c'est qu'une « réalité » matérielle peut être « intelligible » dès lors qu'elle est produite par un créateur doué d'intelligence qui la conçoit en vue d'une fin déterminée, même si elle est périssable et disparaîtra un jour. Pour comprendre quelque chose, il faut chercher, non pas d'où ça vient, comment c'est fait, quelle forme ça a, toutes choses qui regardent vers le passé et l'origine dans le temps, comme le fait aussi l'eidos, qui n'est que le résultat de notre expérience passée, mais à quelle fin cela a été conçu et produit, ce qui nous permet alors de déterminer si ça répond bien à ce à quoi c'est destiné et si donc c'est une bonne (agathon) instance de ce dont c'est une instance, une bonne instanciation de l'idea qui a présidé à sa création. Et on voit ainsi comment l'idea du bon (hè tou agathou idea) trouve sa place dans le processus de compréhension du monde qui nous entoure et dont nous faisons partie, y compris dans sa composante matérielle et soumise au changement, qui n'est justement pas un obstacle à la compréhension : ce n'est pas parce qu'un lit est fait de bois ou de métal périssable, qu'il est le résultat d'un processus de fabrication plus ou moins réussi, qu'il peut se casser et, de toutes façons ne durera pas éternellement, qu'il est impossible de comprendre que c'est un meuble fait pour dormir dessus et qu'on peut donc facilement le soumettre à des tests qui nous permettront de déterminer si c'est un bon lit ou pas. Et c'est à partir de ce modèle simple de ce qu'est une idea, accessible à tous, qu'il nous faut généraliser ce que veut dire « comprendre » et « intelligible », pas en partant de l'idea du bon comme voudraient le faire les interlocuteurs de Socrate dans le dialogue, et, à leur suite, Aristote et tous les commentateurs depuis.
Platon nous dit seulement ici par la bouche de son Socrate, à travers un exemple, que son expérience personnelle lui laisse penser que l'usage de ses compatriotes parlant la même langue que lui est de parler de ces référents à l'aide du mot idea, même s'il peut prendre d'autres nuances de sens dans d'autres contextes (tout comme eidos). Et ce quelque chose d'objectif que désigne le mot idea ainsi utilisé n'est à proprement parler dans l'esprit de personne, il est la cible des eidè que chacun se bricole, ce par rapport à quoi, au fil du temps, chacun ajuste ses eidè, et c'est pourquoi Socrate en parle comme de quelque chose vers lequel on dirige son regard. On parle et on raisonne au moyen d'eidè, mais on se comprend grâce aux ideai vers lesquels pointent ces eidè. Et c'est l'expérience partagée par le biais du dialegesthai (la pratique du dialogue), en particulier dans des échanges où des résultats concrets permettent de valider la compréhension mutuelle, qui permet de faire évoluer les eidè sur lesquels chacun s'appuie dans l'usage qu'il fait des mots vers les ideai qui en sont la lointaine cible jamais atteinte.
Jamais atteinte parce que les ideai, par nature, débordent toutes les instanciations que peut en connaître à un moment donné une personne donnée, et déborde même la compilation de toutes celles que connaissent et qu'ont pu connaître toutes les personnes qui vivent et ont vécu jusqu'à ce point. Reprenons l'exemple du lit. L'idea de klinè (« couche(/lit) ») inclut non seulement tous les meubles ainsi dénommés qu'ont pu connaître Socrate et Platon, mais aussi ceux qu'en France de nos jours nous appelons « lit », comme par exemple des waterbeds ou des lits articulés et motorisés d'hôpital, qu'aucun artisan de leur temps n'aurait pu imaginer, faute de disposer des matériaux et des technologies les rendant aujourd'hui possibles, et aussi des meubles que nous ne pouvons imaginer aujourd'hui pour des raisons similaires mais qui deviendront possibles et seront construits dans le futur et qui porteront peut-être un nom différent de « lit » dans la langue qui se parlera alors, mais répondront à la même idea, celle d'un meuble fait pour qu'on puisse s'étendre dessus pour dormir ou s'y reposer. Et si le mot grec klinè pouvait aussi désigner au temps de Platon un « lit de table », meuble utilisé par des convives à un repas pour s'y installer pour manger dans une position intermédaire entre assis et allongé, cela ne veut pas dire que l'idea a changé depuis Platon, mais seulement que le mot klinè était alors utilisé pour désigner des meubles qui répondaient à plusieurs ideai distinctes associées à plusieurs finalités distinctes, celle de s'étendre pour dormir et celle de s'installer pour manger autour d'une table, que les mêmes meubles aient pu servir aux deux usages ou que les meubles, tout en gardant le même nom, aient pris des apparences différentes selon la destination à laquelle on les adaptait (sommeil ou repas). Car l'idea n'est pas idea d'un mot, mais idea de quelque chose qui « préexiste » aux mots et permet justement de leur donner un sens qui permette de se comprendre suffisamment pour coopérer de manière productive et satisfaisante, dans un processus humain qui n'est pas toujours parfait et peut aboutir à un découpage du réel en mots qui n'est pas le même que le découpage en ideai, un même mot pouvant être associé à plusieurs ideai, et une même idea à plusieurs mots (synonymes).
Et tout cela ne veut pas dire que l'idea évolue dans le temps au gré de l'évolution des technologies et de l'imagination des artisans, car elle n'est pas un modèle imposant des « formes » et des technologies spécifiques, mais un principe d'intelligibilité fondé sur la finalité, si bien qu'elle peut rester ouverte et permettre à chaque artisan de laisser libre cours à son imaginaton en fonction des moyens matériels et technologiques à sa disposition (dans le cas des ideai de produits de l'artisanat) sans que cela implique quelque changement que ce soit de sa part : l'idea de couche(/lit) reste exprimable par une formule en français du genre « un lit, qu'on peut aussi appeller « couche », est un meuble permettant à une ou deux personnes (le plus souvent) de s'étendre dessus pour dormir ou se reposer », ou en anglais « a bed is an item of furniture meant to allow one or two people (most often) to lay upon in order to sleep or rest ». Et surtout, ce qu'il faut bien voir pour éviter de concevoir l'idea comme évolutive, c'est que l'idea est, non pas éternelle, ce qui implique encore un rapport au temps, mais sans aucun rapport, ni avec le temps, ni avec l'espace. Elle n'est que pricipe d'intelligibilité, exprimable par des mots qu'on associe à des eidè, qui sont eux-mêmes, bien que spécifiques à une personne particulière située dans le temps et l'espace et, pour une grande partie d'entre eux au moins, relatifs à des « choses » qui sont situées dans le temps et l'espace, sans aucun rapport, ni avec le temps, ni avec l'espace. C'est en effet le propre de l'esprit humain, dans la construction de ces eidè à partir des impressions sensibles, de se fonder sur des critères de ressemblance et de différence, de « même » et d'« autre » (deux des composantes de l'âme humaine selon Timée), après s'être affranchi dans ces comparaisons de tout ce qui concerne la position dans l'espace et dans le temps. Et il ne faut même pas dire qu'ils sont, eidè aussi bien qu'ideai, hors du temps et de l'espace, car « hors de » implique encore un rapport à l'espace, tout comme « éternel » implique un rapport au temps.
Mais l'idea n'est pas non plus les mots et les logoi avec lesquels on l'exprime, même si c'est là la seule façon pour nous, êtres humains doués de logos, de la rendre compréhensible pour nous et d'en confronter la compréhension avec celle d'autres personnes pour en valider la pertinence par le dialegesthai (la pratique du dialogue). Elle est ce qui, je n'ose pas dire « de l'extérieur », car ce serait lui attribuer un rappport à l'espace, mais c'est encore la moins mauvaise manière de dire qu'elle n'est pas une production de notre esprit, suscite en nous ces mots et ces logoi et leur donne sens, les rend intelligibles pour nous. Si donc les ideai ne sont que des princpes d'intelligibilité, on voit l'absurdité qu'il y a à se demander si l'idea de lit est lit, si l'idea d'homme est homme, si l'idea de beau est belle : on ne dort pas sur un principe d'intelligibilité, même si c'est le principe d'intelligibilité de « lit » ; un principe d'intelligibilité ne raisonne pas, ne mange pas, ne boit pas, etc., même si c'est le principe d'intelligibilité d'« homme » ; un principe d'intelligibilité n'a pas de qualités sensible, même si c'est le principe d'intelligibilité de « beau », ni même intelligibles, même si c'est le principe d'intelligibilité de « bon » ; il rend intelligibles les instances de ce dont il est l'idea en permettant des mises en relation avec d'autres ideai dans des relations qui sont justement ce qui leur donne sens à toutes de manière cohérente. Bref, l'argument dit « du troisième homme » qu'Aristote opposait à Platon dans sa critique de ce qu'il pensait à tort être sa « théorie des ideai » ne tient pas debout et traduit seulement une totale incompréhension de ce que Platon entendait par idea (et par eidos) par Aristote, qui ne pouvait penser l'idea autrement que comme un « modèle », analogue à celui d'un peintre ou d'un sculpteur.
Et finalement, si les supposées « théories » de Platon à propos des eidè et des ideai semblent n'avoir pas été comprises, en partie du fait de l'incompréhension d'Aristote, il est amusant de constater que le mot lui-même semble avoir mieux traversé les siècles et que finalement le sens du mot « idée », directement transcrit du grec idea, dans une formule comme « l'idée de lit » est assez proche de ce que Platon avait en tête en parlant d'idea à propos du fabriquant de klinai (« couches(/lits »). Et là où ça devient encore plus piquant, c'est quand on constate que l'évolution récente de la terminologie pour parler des supposées theories de Platon tend à privilégier l'expression « théorie des formes » sur l'appellation plus ancienne de « théorie des idées », ce qui manifeste un recul dans une compréhension de plus en plus fautive et aristotélicienne de la pensée de Platon, qui était plus intéressé par l'« idée » de lit que par la « forme » du lit qui, sauf pour des platoniciens qui ont perverti le sens des mots en lui prêtant des « théories » qui n'étaient pas les siennes, mais qui ont l'avantage de ringardiser ce qu'ils croient être sa pensée et donc d'en désamorcer le caractère révolutionnaire (comme cherchait déjà à le faire Critias dans le dialogue qui porte son nom avec son histoire d'Atlantide), ne nous oriente que vers des caractéristiques visuelles dont il cherchait justement à se libérer, et dont il nous invite à nous libérer pour sortir de la caverne !... (<==)

(18) Le mot cheirotechnès a remplacé ici dèmiourgos. Cheirotechnès, dans lequel on trouve la racine cheir (« main ») associée à technè (« art, technique »), signifie donc « artisan/travailleur manuel » en mettant l'accent sur l'usage des mains de l'artisan, déjà plus ou moins impliqué par technè (« art manuel »), là où dèmiourgos mettait plutôt l'accent sur les destinataires du travail effectué (le dèmos, le « peuple », c'est-à-dire tout le monde, et pas seulement l'artisan lui-même travaillant pour son usage personnel). Au moment où Socrate va introduire une personne dont la production, comme on va bientôt le voir, est immatérielle, il prend un malin plaisir à insister sur le caractère concret et matériel du travail des personnes dont il parle. Et, loin de refuser cette nouvelle qualification de « travailleur manuel » au nouveau venu, il va au contraire, dans sa réplique suivante, le qualifier lui aussi de cheirotechnès (« travailleur manuel ») mais, dans son cas, de manière ironique, au motif que sa main intervient bien dans sa production puisque c'est elle qui tient l'instrument de ses prodiges, comme le suggère le verbe utilisé par Socrate lorsqu'il dit à Glaucon que lui aussi peut faire de même en « prenant dans sa main » (labôn, 596d9) l'instrument dont se sert celui dont il parle : le sens premier du verbe lambanein, dont labôn est le participe aoriste actif, est « prendre (dans ou avec ses mains) ». (<==)

(19) Les adjectifs traduits par « terrible » et « étonnant » sont respectivement deinos et thaumastos. Deinos est un adjectif dérivé d'un verbe signifiant « craindre », dont la signification première est « qui inspire la crainte », c'est-à-dire « terrible, redoutable », et dont le sens a évolué vers « puissant, extraordinaire », puis « habile » (avec un sens proche de sophos dans certaines de ses acceptions), et enfin, par spécialisation au domaine de la rhétorique, « éloquent ». Thaumastos renvoie à l'idée de thauma, qui signifie « merveille, objet d'étonnment et d'admiration » et aussi « étonnement, admiration », dont il dérive à travers le verbe thaumazein « admirer, s'étonner », sentiment dont Socrate fait le point de départ de la philosophie en Théétète, 155d. (<==)

(20) On retrouve ici, dans des termes très voisins, les trois catégories dont Socrate « peuple » l'horaton (« visible ») dans l'analogie de la ligne lorsqu'il décrit le second sous-segment du visible (510a5-6), que j'ai rappelées dans la note 13 à propos de skeuè : panta skeuè (« tous les ustensiles ») renvoie à to skeuaston holon genos (« l'espèce entière de ce qui se fabrique »), ta ek tès gès phuomena apanta (« tout ce qui pousse de la terre ») renvoie à pan to phuteuton (« tout ce qui se plante »), et zôia panta (« tous les vivants ») renvoie à ta peri hèmas zôia (« les êtres vivants autour de nous »), à ceci près que l'ordre d'énumération est ici inversé. Dans l'analogie de la ligne, où il se limitait au visible, Socrate allait du plus noble, les vivants, au plus commun, les produits de l'artisanat humain ; ici, où il inclut tout l'Univers visible et invisible et où c'est justement dans les productions de l'artisanat humain qu'il prend ses exemples et où il met en concurrence celui dont il parle avec les artisans, il commence par évoquer leurs productions avant que d'évoquer d'autres productions dont l'artisan/créateur et ses intentions nous sont moins familères, nous invitant par là à voir les autres créatures qu'il liste, plantes et animaux, comme étant aussi l'œuvre d'un artisan. Ce faisant, il progresse du plus facile à réaliser pour un artisan/travailleur manuel « normal » au plus difficile, et donc au plus surprenant (thaumaston, cf. note précédente). (<==)

(21) En lisant cursivement ces lignes, un lecteur éduqué dans une civilisation façonnée par vingt siècles de christianisme pense naturellement au dieu créateur, surtout après qu'ait été posée la question de l'artisan des ideai. Et un lecteur de Platon pense, par analogie, au dèmiourgos du Timée pour éviter l'anachronisme. Pourtant, une lecture plus attentive du texte, que va confirmer la suite, montre que cette compréhension est à exclure. Et ce qui exclut cette compréhension, ce n'est pas tant le fait que Socrate requalifie celui dont il parle de cheirotechnès (« travailleur manuel ») après l'avoir qualifié de dèmiourgos, puisque l'un comme l'autre de ces deux termes de sens voisin peut être utilisé de manière analogique pour parler d'un dieu créateur (le Dieu de la Génèse utilise ses mains pour créer Adam, cf. Génèse 2,7, où le verbe grec utilisé dans la Septante est plassein, qui signifie « façonner/modeler »), que le kai heauton (« et lui-même ») de zôia panta ergazetai, ta te alla kai heauton (« il produit tous les vivants, les autres aussi bien que lui-même »), qui indique sans ambiguïté que celui qu'a en vue Socrate est un zôion (« vivant ») parmi les autres, et non pas un des dieux dont il va être question peu après ou encore une créature qui ne serait ni homme, ni dieu. Comme va le montrer la suite, celui qu'a en vue Socrate, qui n'oublie pas que cette discussion a pour point de départ la question de l'« imitation » (mimèsis), est l'artiste, peintre ou sculpteur, qui peut non seulement reproduire ce qu'il voit autour de lui, paysages, natures mortes, animaux ou personnages en situation, mais encore faire son autoportrait et même peindre ou sculpter d'imagination les dieux dans l'Olympe ou aux Enfers, dont il va donner un exemple particulièrement trivial en la personne de quelqu'un qui tient en main un miroir et n'a même pas besoin d'utiliser des mains pour autre chose que pour tenir et faire tourner le miroir pour produire des images de lui-même et de tout ce qui l'entoure.
On pourra rapprocher ces propos de Socrate des échanges entre l'Étranger d'Élée et Théétète en Sophiste, 233d9-234b10, où il est aussi question de quelqu'un qui serait capable de produire « toi et moi et toutes les autres créatures qui croissent... et en outre la mer et la terre et le ciel et les dieux et tout le reste ensemble », au moyen d'une seule technè (« art/technique ») qualifiée de manière générique d'art mimètikon (« imitatif »), qui inclut non seulement le cas des peintres au moyen des arts graphiques, mais aussi celui des sophistes au moyen de logoi prétendant à un savoir universel. (<==)

(22) Je traduis par « maître artisan » le mot grec sophistès employé ici par Glaucon, parce que sa transcription par « sophiste » n'en est pas à proprement parler une traduction, en tout cas pas une qui convienne ici. Dans son sens original, sophistès, dérivé de sophos, qui signifie au sens premier « qui sait, qui maîtrise un art ou une technique » avant d'en venir à signifier « instruit, intelligent » et finalement « sage », désigne toute personne qui excelle dans son domaine d'activité, quel qu'il soit, artisanal, intellectuel ou artistique, avant de se spécialiser à Athènes vers l'époque de Socrate pour désigner les professeurs de rhétorique comme Protagoras, Gorgias, Hippias, etc. et, à partir de là, et du fait des critiques qui ont pu être adressées par certains (dont Platon) à ces personnages, à prendre une connotation péjorative qui est celle qui accompagne sa transcription en français sous la forme « sophiste » quand il n'est pas utilisé avec une majuscule (les Sophistes) pour désigner justement une école de pensée dont Protagoras, Gorgias et Hippias sont les représentants les plus connus de nos jours du fait du rôle que Platon leur fait jouer dans ses dialogues et parce qu'ils ont donné leur nom à certains de ces dialogues.
Ceci étant dit, les sophistes au sens qu'a ce mot dans le dialogue auquel il sert de titre, ne sont pas loin dans la pensée de Socrate, comme on pourra s'en rendre compte en lisant la dernière réplique de la section ici traduite, où il est question de personnes prétendant à un savoir universel, c'est-à-dire du cas où ce sont les mots et les logoi qui ont remplacé le miroir pour produire une « image » de tout. (<==)

(23) « Que puisse advenir un créateur de tout ça d'une certaine manière, mais pas d'une autre » traduit le grec tini men tropôi genesthai an toutôn apantôn poiètès, tini de ouk an (mot à mot « par_une_certaine d'une_part manière advenir éventuellement de_ces[_choses] toutes un_créateur, par_une_certaine d'autre_part pas éventuellement »). Sur le mot poiètès employé ici par Socrate, que j'ai traduit dans cette version par « créateur » de manière cohérente avec ma traduction de poiein par « créer », après l'avoir traduit par « faiseur » dans la version précédente de cette page où je traduisais poiein, dont il dérive, par « faire », et les problèmes de traduction qu'il pose, voir la note 14.
Mais ce qui doit surtout retenir notre attention ici, c'est l'expression « d'une certaine manière » (tini tropôi), qui va revenir dans la suite. Elle suggère en effet que nous pouvons avoir des manières de parler qui, sans que s'en rendent compte celui qui parle et/ou ses auditeurs, sont impréciese et ambiguës. Le caractère surprenant des propos de Socrate, qui donnent à Glaucon l'impression qu'il parle d'un « homme terrible et étonnant », d'un « maître artisan tout à fait étonnant », vient simplement du choix implicite qu'il fait dans la multpilicité des sens possibles du verbe poiein qu'a employé Socrate pour décrire les prouesse de celui dont il parle, délibérément, sans aucun doute et en sachant très bien comment son interlocuteur risquait de le comprendre, justement pour attirer son attention, et la nôtre sur ce genre de problèmes. En choisissant un verbe qui a un très large registre de sens, comme on pourra s'en rendre compte en consultant l'entrée qui lui est consacrée dans le Bailly en ligne, il savait pertinemment qu'il risquait fort d'être mal compris. Mais avant de clarifier son propos, il commence par fournir un indice à son interlocuteur : il y a plusieurs manières possibles de poiein (« faire/fabriquer/créer/... ») quelque chose et, selon ce dont il s'agit, toutes ne sont pas accessibles à tous. Mais s'il s'agissait seulement de constater qu'un mot peut avoir plusieurs sens, ce ne serait pas une bien grande découverte. Dans le contexte de cette discussion qui vient d'introduire deux mots ayant à voir avec la manière dont nous donnons sens aux mots et dont nous les comprenons, eidos et idea, la question qu'il convient de se poser est celle de savoir si, quand un mot a plusieurs sens, c'est parce qu'on y associe plusieurs eidè ou qu'on a en vue plusieurs ideai derrière un même eidos. Après tout, quand Socrate dit que « nous avons l'habitude de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom », il dit bien que l'eidos est unique pour une pluralitée donnée formée d'éléments auxquels une personne donne le même nom, mais il ne dit pas que cette pluralité doit contenir tous les éléments auquel cette personne donne ce nom. Et il y a des cas d'homonymie où il est à peu près sûr que ce n'est pas le cas. Pour prendre un exemple en français, le mot « fraise » peut désigner un fruit, un outil ou encore un accessoire vestimentaire en vogue dans la seconde moitié du XVIème siècle. Il est bien évident que chacun de ces sens correspond dans l'esprit de n'importe qui à trois eidè différents puisque ces trois objets, fruit, outil et accessoire vestimentaire, n'ont rien en commun, ni dans l'apparence, ni dans l'usage. Mais dans bien des cas, les frontières sont plus floues et la réponse sur le nombre d'eidè moins évidente. Rappelons-nous ce que dit Socrate dans le Phèdre, sur le découpage en eidè, dont le résultat n'est pas garanti d'avance et que certains, voire l'immense majorité, au moins dans un premier temps, peuvent faire comme de mauvais bouchers, sans respecter « les articulations naturelles » (cf. Phèdre, 265e1-3). On en a vu un exemple avec klinè dans la note 17, qui désigne des meubles qui ont en commun qu'on peut être allongé dessus, mais qui peuvent être des lits pour dormir, des lits de table ou des bières pour y allonger des morts. Cela implique-t-il trois eidè ou seulement trois ideai, une par finalité ? la réponse peut sans doute varier d'une personne à une autre, et, pour une personne donnée, d'un moment de sa vie à un autre, car il ne découvre probablement pas les trois usages possibles d'un tel meuble en même temps. La suite va nous permettre de progresser dans la compréhension d'eidos et d'idea et de leurs rapports aux mots, pour autant que nous restions ouverts à l'idée qu'à travers cette discusssion sur des objets familiers, Socrate essaye de nous faire percevoir à travers des exemples, et non pas au moyen de définitons formelles, ce que sont les ideai et les eidè, quels liens elles ont avec les mots et en quoi elles diffèrent les unes des autres. (<==)

(24) On retrouve ici un des deux exemples que donnait Socrate pour faire comprendre ce qu'il entendait par « images » (eikones) à propos du premier sous-segment du visible dans l'analogie de la ligne, auquel il associait en effet « les images (eikonas), tout d'abord d'une part les ombres, ensuite les reflets (phantasmata) sur les eaux et sur les [choses] pour autant qu'elles sont par leur constitution à la fois compactes, lisses et brillantes » (509e1-510a2). À ce point, il parlait de reflets « sur les eaux », parce que ce qui l'intéressait alors, c'était des images se produisant naturellement, sans intervention humaine, ce qui est aussi le cas des ombres, et surtout en fin de compte, les images se formant dans l'œil dans le processus de la vision, qui était ce qu'il avait en vue avec le premier sous-segment du visible pour nous faire comprendre que c'est tout ce que nous fournit la vue qui est « images », comme le montre l'allégorie de la caverne où c'est ce que représentent les ombres vue par les prisonniers liés au fond de la caverne par leur attachement à ces ombres, c'est-à-dire aux données de la vue, comme ultime preuve d'« existence ». Mais ici, la problématique est différente et c'est justement la capacité des hommes à produire eux aussi des images qui l'intéresse, d'où la référence aux miroirs plutôt qu'aux reflets sur l'eau. (<==)

(25) « Présentés à la vue » traduit le grec phainomena, participe présent moyen/passif au nominatif neutre pluriel du verbe phainein qui signifie « rendre visible, faire paraître, faire briller, faire voir », et au moyen phainesthai, « briller, paraître au jour, se montrer, paraître (par opposition à être) », forme qui est à la racine du français « phénomène ». Glaucon oppose ici phainoimena à onta tèi alètheiai (« étant en vérité » ou « pour de vrai »), sans se rendre compte que ce que nous fait percevoir la vue, ce sont toujours des « images » qui se forment dans nos yeux et que, lorsque ce que nous regardons est un reflet, c'est-à-dire déjà l'image d'autre chose, si le miroir est de bonne qualité, ou si le reflet se produit sur la surface d'une étendue d'eau sans rides, l'image que produit ce reflet dans nos yeux ne se distingue pas, pour la vue seule, de l'image qui se forme dans nos yeux de ce dont le reflet est un reflet, c'est-à-dire de ce que la vue nous permet de saisir de ce dont le reflet est une image. En d'autres termes, pour les yeux, il n'y a pas de différence entre ce qu'ils perçoivent du reflet et ce qu'ils perçoivent de ce dont c'est le reflet. Ce n'est que par un effort de notre esprit qui mobilise d'autres sens que la vue (le toucher en particulier) et d'autres aptitudes (celle de se déplacer en particulier pour approcher de ce que l'on regarde), effort devenu inconscient avec l'âge, que nous « interprétons » le reflet comme tel et que nous sommes capables de distinguer une image dans un miroir des mêmes choses observées en vue directe, alors que, pour nos yeux, si le miroir est de bonne qualité, ce sont les mêmes taches de couleur dans les deux cas. L'opposition qui nous paraît évidente entre paraître (phainesthai) et être (einai) est donc tout sauf évidente si l'on en reste à la vue. Et dans le contexte de cette discussion, où il vient d'être question de l'artisan/producteur/fabriquant qui « regarde » (au sens figuré) une idea qui est invisible pour les yeux, impalpable et sans effets sur aucun de nos sens, la question de savoir comment l'observateur des images produites par un miroir fait la différence entre l'image et son modèle et juge l'une comme « étant en vérité » et pas l'autre n'est pas déplacée. Le problème, c'est que, comme le montre la discussion entre l'Étranger d'Élée et Théétète en Sophiste, 239c9-240b12), si l'on cherche à exprimer cette différence au moyen du verbe einai (« être ») sans attributs, la partie est perdue, car après tout, une image ou un reflet « est » aussi (une image ou un reflet). Ce qui permet d'en sortir, c'est justement la notion de « vérité » (alètheia), qui n'est pas une propriété intrinsèque de quelque chose, mais toujours la propriété d'un rapport, rapport entre une image et un original ou rapport entre un mot et ce à quoi on l'applique. Et c'est justement là qu'intervient l'idea, en tant que critère de vérité : une « vraie » couche, ce n'est pas une couche qui « est/existe » sans plus de précisions, ce qui ne veut rien dire et supposerait que l'image n'« est/existe » pas alors qu'elle « est » bel et bien (une image), mais une couche qui correspond à l'idea de couche, c'est-à-dire quelque chose sur lequel on peut se coucher pour dormir, ce qui n'est pas le cas de la couche peinte, et pas plus d'ailleurs le cas de l'idea de couche. La « vérité » dont il est ici question, c'est en dernière instance la pertinence de l'attribution du nom par rapport à l'idea de ce dont c'est le nom. Et ce que cherche à exprimer ici Glaucon, c'est le fait qu'il ne suffit pas que quelque chose qu'on voit présente l'apparence pour la vue (le phainomenon) de ce dont on lui attribue le nom pour qu'il réponde à l'idea vers laquelle pointe ce nom. Le problème n'est pas un problème d'« existence » (einai) mais un problème de manière de parler et de pertinence de l'emploi d'un nom. Et toute la difficulté, comme la suite va le confirmer, c'est que, pour des raisons « historiques », c'est-à-dire liées à la manière dont nous avons tous appris les mots que nous utilisons, en commençant, comme les prisonniers du fond de la caverne, par les associer à des images exclusivement visuelles (des horômena eidè, des eidè vus), les ombres sur la paroi de la caverne représentant les images fournies par la vue (cf. 515b4-5), nous avons l'habitude d'associer un nom à quelque chose, lorsque ce quelque chose est visible, dès qu'il correspond à l'apparence visuelle (l'horômenon eidos, l'eidos vu) que nous associons au nom, même s'il ne répond pas à l'idea vers laquelle pointe ce nom (son noèton eidos, son eidos intelligible), que nous n'avons commencé à appréhender et précisé que plus tard. Et la conséquence de cette manière de voir, c'est que nous avons du mal à admetttre l'« existence » de ce que nous ne pouvons voir, surtout lorsque c'est justement invisible parce qu'immatériel et non sensible, c'est-à-dire à privilégier le vu (horômenon, le qualificatif associé par Socrate au premier segment de la ligne) par rapport au perçu par l'intelligence (nooumenon, le qualificatif associé par Socrate au second segment de la ligne). (<==)

(26) « Peintre » traduit le grec zôgraphos, qui signifie étymologiquement « dessinateur (-graphos dérivé de graphein, « écrire, dessiner ») d'êtres vivants (zôia) »,mais dont le sens s'est élargi pour désigner tout simplement un « peintre », quels que soient les sujets qu'il peint. Cette précision n'est pas inutile dans une discussion où il vient justement d'être question de quelqu'un qui « crée » (poiei) des zôia (« êtres vivants », 596c6) d'une certaine façon (tini tropôi). Le nom même nous donne implicitement dans ce cas la réponse sur cette « certaine façon » : c'est par l'image dessinée et peinte que le producteur du tableau « crée » un être vivant (zôion). Malheureusement, il n'est pas possible de faire ressortir cette étymologie en français. « Portraitiste » pourrait à la rigueur suggérer ici que le peintre dont il est question peint d'après des modèles vivants (mais sans produire un écho avec les mots « êtres vivants » employés peu avant par Socrate), mais le mot ne conviendrait plus pour traduire zôgraphos dans la réplique suivante de Socrate où il est question de peindre une couche (klinè).
En passant du manipulateur de miroir, dont il est un peu limite de dire qu'il « crée » (poiei), ou même qu'il « fait » (autre traduction possible de poiei), les images qui apparaissent sur son miroir, au peintre, Socrate rend plus concrète et acceptable l'idée de « création » de l'« image » que produit celui qui peint, mais ne change pas le fait que, dans les deux cas, il s'agit d'une image d'autre chose, c'est-à-dire de quelque chose qui est bien quelque chose à sa manière (un reflet ou un tableau), mais qui n'est pas ce dont il ne présente que l'apparence visuelle sous un certain point de vue, comme ne va pas tarder à le préciser Socrate. Si Socrate a commencé par des images dans un miroir, c'est à la fois parce que ce procédé est quasi instantané et à la portée de tous, comme il le fait lui-même remarquer, et parce qu'il rend plus immédiatement perceptible que ce qui est produit n'est qu'une image (un reflet n'a même pas la « consistence » d'un tableau, qui est un objet matériel à part entière), et finalement aussi parce que c'est plus facile à présenter d'une manière qui prête à confusion en dispensant de préciser de quel dèmiourgos (« producteur/artisan/... ») on parle (puisque justement cette activité est à la portée de n'importe qui et ne nécessite aucun apprentissage préalable), ce qui était le but recherché : étonner (le premier pas vers la philosophie selon ce que dit Socrate en Théétète, 155d2-4) pour inciter l'interlocuteur à se poser des questions et donc devenir plus réceptif à ce qui suit. (<==)

(27) « D'une certaine manière au moins, le peintre aussi crée une couche » traduit le grec tropôi ge tini kai ho zôgraphos klinèn poei (mot à mot : «  manière au_moins d'une_certaine aussi le peintre couche crée »). On retrouve ici le « d'une certaine manière » (tini tropôi) déja rencontré en 596d2 (cf. note 23). Mais à ce point et ainsi posée, la question de Socrate prend d'autres résonnances : est-il si évident que ça que la réponse à cette question est « Oui ! » ? Glaucon va d'ailleurs répondre par un oui qualifié. Et en fin de compte, la vraie question est : est-il justifié de donner le nom de « couche » (klinè) à quelque chose sur lequel on ne peut pas se coucher, c'est-à-dire qui n'est pas une instanciation de l'idea de couche, simplement parce que, pour les yeux, ça présente la même apparence ? N'est-ce pas encore une fois privilégier les yeux sur l'intelligence ? Le peintre « crée » (poiei) bien quelque chose de tangible, mais ce qu'il crée mérite-t-il le nom de « couche » (klinè) quand ce vers quoi il porte son regard pour le « créer » n'est pas l'idea de couche, comme le ferait le fabriquant de meubles selon ce que dit Socrate en 596b7-9, mais une certaine couche bien particulière, créée/fabriquée par quelqu'un d'autre, qui se trouve devant ses yeux dans un contexte bien précis, et que ce qu'il produit ne répond pas à l'idea de couche puisqu'il ne le fait pas pour qu'on puisse se coucher dessus. Et ce second point, celui de l'usage visé, resterait vrai même si le peintre ne peignait pas la couche d'après un modèle, mais d'imagination : il ajusterait bien le produit de son imagination à l'idea de couche, mais de manière seulement partielle, puisqu'il produirait quelque chose qui ne répond pas à la finalité qu'implique cette idea. C'est donc notre manière de parler qui est mise ici en cause, et qui met bien en évidence la différence qu'il y a entre eidos, ce qui nous fait donner tel nom à telle chose (klinè (« couche » à la fois à un meuble sur lequel on dort et à ce qu'on voit sur un tableau ou une photo le représentant, et même à son image immatérielle dans un miroir), et idea, ce qui détermine la finalité de tel ou tel objet, l'usage pour lequel il a été créé (dormir dessus ou l'admirer avec les yeux dans l'exemple de la couche). Concrètement, cela signifie que, consciemment ou inconsciemment, nous associons deux eidè différents au mot klinè (« couche »), un, l'horômenon eidos (« eidos vu », cf. 510d5), qui n'inclut que des critères de ressemblance d'ordre visible et qu'on associe à une pluralité qui inclut aussi bien des couches répondant à l'idea de couche, c'est-à-dire sur lesquelles on peut se coucher, et un autre, le noèton eidos (« eidos intelligible », cf. 511a3), qui se limite à des critères d'ordre intelligible relatifs à l'usage que l'on peut faire de ce à quoi on attribue ce nom. Et lorsque nous voudrons distinguer les deux « sortes » (eidè) de couches, puisque nous utilisons le même mot dans les deux cas, nous en serons réduits à dire que les couches de la seconde « sorte » seules sont de « vraies » couches, sont « en vétité » (tèi alètheiai, 596e4) des couches, c'est-à-dire instancient bien l'idea (purement intelligible et la même pour tous) de couche, qui constitue le critère de « vérité » pour « couche ». (<==)

(28) Après avoir mis en évidence une vision maximaliste de l'attribution d'un nom sur la base de critères exclusivement visuels, sur le phainomenon (« ce qui apparaît/est présenté à la vue ») apprécié à l'aune d'un horômenon eidos (« eidos vu ») que chacun se pose pour lui (tithestha, 596a7) et associe au nom, et sans tenir compte de l'idea qui le rend intelligible et en exprime la finalité, qui est notre manière usuelle de parler, Socrate va maintenant passer d'un extrême à l'autre en se demandant si le nom n'est à proprement parler le nom que de l'idea. En d'autres termes, il cherche à nous faire réfléchir sur ce dont un nom est le nom. Est-ce que l'apparence visuelle seule suffit à justifier le nom, auquel cas un reflet de couche dans un miroir est bien une couche (après tout, comme le dit Socrate dans l'allégorie de la caverne, les noms, ceux en tout cas qui désignent des « réalités » visibles, sont attribués par les prisonniers immobilisés au fond de la caverne aux ombres qui sont les seules choses qu'ils peuvent voir, et qui représentent les images fournies par la vue de tout ce qui est visible, cf. 515b4-5) ? Est-ce qu'au contraire seule l'idea mérite le nom qui lui est associé, auquel cas aucun objet matériel, qui ne constitue qu'une instanciation particulière de cette idea et donc exclut toutes les autres manières, en nombre infini, de l'instancier, ne mérite à proprement parler le nom qui est associé avec elle ? Mais si l'idea n'est qu'un principe d'intelligibilité immatériel sans rapport en tant que tel avec le temps et l'espace, et donc ne répond pas elle-même, en tant qu'idea, au principe d'intelligibilité qu'elle « énonce » pour nous (pour klinè, le fait de pouvoir se coucher dessus), alors mérite-t-elle le nom de ce dont elle est l'idea ? Une image de couche, même si elle ne répond pas à l'idea de couche puisqu'on ne peut se coucher dessus, partage au moins une apparence visuelle avec ce dont elle est l'image, mais une idea, qui ne peut prendre pour nous que la forme de logoi, n'a rien de commun avec une instance de couche et on ne lui donne un nom que pour pouvoir le mettre en relation dans des logoi avec les noms d'autres ideai pour la rendre compréhensible, et ces noms ne sont que le résultat de conventions et ne nous apprennent rien sur l'idea à laquelle on les associe, puisque justement on peut en changer d'une langue à une autre, voire en utiliser plusieurs dans la même langue (par exemple « lit » et « couche » en français). Bref, le nom de klinè (« couche ») doit-il être réservè à l'idea ou au contraire lui-est-il appliqué de manière aussi impropre que dans les cas des images de couches qui ne répondent pas à l'idea de « couche » ? Au point où nous en sommes, Socrate essaye de nous fair prendre conscience de ces trois prétendants au nom de « couche », ce que Chambry, dans l'intertitre qu'il donne à cette section, appelle « les trois sortes de lits », expression dans laquelle « sorte » est une des traductions possibes d'eidos...
Le texte grec de la réplique qui nous occupe ici, que je traduis par « Mais qu'en est-il du créateur de couches ? N'as-tu pas en tout cas dit à l'instant qu'il ne crée pas l'eidos que justement nous déclarons être ce qu'est « couche », mais une certaine couche ? », est ti de ho klinopoios; ouk arti mentoi eleges hoti ou to eidos poiei ho dè phamen einai ho esti klinè alla klinèn tina; (« quoi alors le fabriquant_de_lits ? pas à_l'instant en_tout_cas tu_as_dit que pas le eidos [il_]fait que justement nous_déclarons ce_que est couche, mais couche une_certaine » ? Pour des raisons qui s'éclaireront dans la suite, je ne reproduis pas la ponctuation donnée par les éditeurs pour la seconde phrase, à l'expection du point-virgule final équivalent grec du point d'interrogation). La première difficulté que pose cette réplique, et qui conditionne tout le reste, est celle du sens qu'il faut donner ici à eidos. Les propos antérieurs auquel renvoie Socrate sont ceux, non de Glaucon, mais de Socrate lui-même en 596b6-10, décrivant le rôle que joue l'idea dans le travail du créateur et précisant que « de l'idea elle-même, aucun des producteurs n'est le producteur », propos auxquels Glaucon s'est contenté d'acquiescer. Le problème, c'est que Socrate employait alors le mot idea, alors qu'ici, il emploie le mot eidos, et ce, dans des propos qui semblent reproduire ce qu'il disait auparavant à propos de l'idea. Tout se joue dans la ponctuation (c'est pourquoi je ne l'ai pas reproduite) et dans le rôle qu'il faut donner dans cette phrase aux mots ho dè phamen einai ho esti klinè (« que justement nous déclarons être ce qu'est "couche" »). Commençons par voir comment mes prédécesseurs ont compris cette phrase :
- Chambry (Budé) : « ne disais-tu pas tout à l'heure qu'il (le menuisier) ne fait pas l'idée qui est, selon nous, l'essence du lit, mais un lit particulier ? » (s'il ne met pas de virgule après « idée », c'est parce que ce choix de traduction d'eidos rend la fonction explicative de l'incise évidente) ;
- Robin (Pléiade) : « est-ce que tout à l'heure tu ne disais pas cependant qu'il (le fabriquant de lits) ne produit pas la forme du lit (ce qui précisément constitue, d'après nos déclarations, la réalité du lit), mais un certain lit ? » ;
- Baccou (Garnier) : « n'as-tu pas dit tout à l'heure qu'il (le menuisier) ne faisait point la Forme, ou, d'après nous, ce qui est le lit, mais un lit particulier ? » ;
- Pachet (Folio) : « ne disais-tu pas à l'instant qu'il (le fabriquant de lits) crée non pas la forme, qui, affirmons-nous, est ce qui est réellement un lit, mais qu'il crée un certain lit parmi d'autres ? » ;
- Cazeaux (Poche) : « tu viens bien de dire qu'il (le fabriquant de lits) ne fait pas la figure, que nous appelons ce qu'est le lit ; il fait tel ou tel lit. » ;
- Leroux (GF Flammarion) : « ne disais-tu pas tout à l'heure qu'il (le menuisier) ne produit pas la forme — qui est, affirmons-nous, ce qu'est un lit — mais un lit particulier ? » ;
- moi, dans la première version de cette page : « N'as-tu pas en tout cas dit à l'instant qu'il ne fait pas l'eidos, que justement nous déclarons être ce qu'est "couche", mais une certaine couche ? ».
Comme on le voit, tous considèrent (à juste titre) que ho dè phamen einai ho esti klinè (« que justement nous déclarons être ce qu'est "couche" ») prend la place de ce que Socrate avait auparavant appelé idea, dont il pourrait constituer une « définition » plus formelle sur un exemple, encouragés en cela par la ponctuation proposée par les éditeurs (ouk arti mentoi eleges hoti ou to eidos poiei, o dè phamen einai ho esti klinè, alla klinèn tina;), qui mettent ces mots entre virgules, et la plupart en font une incise que, selon les cas, ils mettent entre virgules, voire entre parenthèses ou entre tirets, et tous considèrent d'autre part (à tort) qu'eidos a simplement remplacé idea et que les deux mots sont synonymes et désignent la même chose. Mais il faut savoir que la ponctuation n'existait pas au temps de Platon et que donc celle que nous donnent les manuscrits n'est pas de lui. Et surtout, outre que cette manière de faire serait pour le moins cavalière de la part de quelqu'un qui chercherait à préciser le sens d'un mot qu'il vient d'utilise peu avant, elle suppose que Socrate admette une synonymie entre idea et eidos dont nous avons déjà vu qu'elle était incompatible avec ses propos antérieurs (voir note 17). En fait, c'est à la lumière du résumé de cette discussion qui va suivre à partir de 597b5, qu'il faut comprendre le sens qu'a eidos ici : faisant le point sur ce qui vient d'être dit, Socrate constate que la discussion a mis en évidence « quelque chose comme ces trois couches » (trittai tines klinai), la couche dont il attribue la création à un dieu, les couches matérielles multiples faites par les créateurs/fabriquants de couches et les images multiples de couches peintes par les peintres, et il conclut cette liste par ces mots : « Alors peintre, créateur de couches, dieu, ces trois responsables pour trois eidè de couches » (597b13-14).
Voyons donc comment les traducteurs que je viens de citer traduisent eidos dans cette réplique, en comparaison avec la manière dont ils le traduisent ici :
- Chambry (Budé) : « Alors peintre, menuisier, Dieu, ils sont trois qui président à trois espèces (au lieu d'idée) de lit » ;
- Robin (Pléiade) : « Donc, un peintre, un faiseur de lits, un Dieu, voilà trois préposés à la fabrication de trois espèces (au lieu de forme) de lits » ;
- Baccou (Garnier) : « Ainsi, peintre, menuisier, Dieu, ils sont trois qui président à la façon de ces trois espèces (au lieur de Forme) de lits » ;
- Pachet (Folio) : « Donc peintre, fabriquant de lits, dieu, ces trois-là présidentà trois espèces (au lieu de forme) de lits » ;
- Cazeaux (Poche) : « Le peintre, le fabricant de lits, Dieu, voilà trois préposés aux trois catégories (au lieu de figure) de lit » ;
- Leroux (GF Flammarion) : « Ainsi donc, peintre, fabriquant de lits, dieu, voilà les trois qui veillent aux trois espèces (au lieu de forme) de lits ».
Manifestement, tous font la différence entre un sens d'eidos qui, pour eux, est un sens « technique » en lien avec ce qu'ils considèrent comme la « théorie des formes/idées » qu'ils supposent être celle de Platon, où ils le traduisent par « idée » (Chambry), « forme » sans majuscule (Robin, Pachet, Leroux), « Forme » avec majuscule (Baccou) ou « figure » (Cazeaux) et un sens « usuel », où ils le traduisent unanimement par « espèce » (sauf Cazeaux, qui se singularise toujours et le traduit par « catégorie »), la traduction consacrée de ce mot dans un contexte aristotélicien, et il leur semble évident qu'eidos est utilisé au sens « technique » ici (et partout ailleurs dans cette discussion sauf en 597b14) et au sens « usuel » en 597b13-14, quelques lignes plus loin, comme le montre le tableau ci-dessous, qui liste les quatre occurrences d'eidos et des trois d'idea dans notre section et leur traduction dans chaque cas par chacun d'eux :

  Chambry Baccou Robin Pachet Cazeaux Leroux
eidos (596a6) idée Forme forme singulière forme catégorie forme
eidos (597a2) idée Forme forme forme figure forme
eidesi (597b14) espèces espèces espèces espèces catégories espèces
eidos (597c8) idée Forme nature forme forme forme
             
ideai (596b3) idées Formes formes formes figures idées
idean (596b7) idée Forme forme forme figure forme
idean (596b9) idée Forme forme forme figure forme

Bref, cela ne leur pose aucun problème de supposer que Platon, à quelques lignes d'intervalle, utilise deux mots différents (idea, puis eidos) pour parler de la même chose, la « forme/idée » en un sens « technique » supposé platonicien, et un même mot, eidos, pour parler de deux choses différentes, la « forme/idée » au sens « technique » supposé platonicien où le mot est synonyme d'idea et l'« espèce/genre/sorte/catégorie/... » au sens « usuel » de ce qui rapproche des « choses » distinctes auxquelles on donne un même nom du fait d'une « apparence » (sens premier d'eidos) commune. Mais si, comme je l'ai déjà dit, il ne fait pas de doute que les mots ho dè phamen einai ho esti klinè (« que justement nous déclarons être ce qu'est "couche" ») semblent expliciter ce qui était désigné par idea auparavant à propos du fabriquant/artisan/créateur/menuisier/... qui fixe son regard sur elle pour produire une couche (ou autre chose), cela n'implique nullement que le mot eidos qui précède ces mots se substitue aussi à idea, ce qui reviendrait à dire que Socrate, au moment où il veut donner des précisions sur ce qu'il entend par idea, utilise un autre mot pour en parler ! Or, la suite de la discussion ne laisse pas de doutes sur le fait que, pour Socrate, une image de couche faite par un peintre ou produite par un miroir, une couche fabriquée avec du bois ou d'autres matériaux par un artisan fixant son regard sur l'idea de couche et l'idea de couche produite par un dieu sont trois eidè distincts de couche : c'est très exactement ce qu'il dit dans la réplique que je viens de citer. Tout nous invite donc à penser que, déjà ici, Socrate utilise eidos dans le sens dans lequel il va l'utiliser en 597b13-14, et non pas comme un synonyme d'idea et à comprendre ses propos comme signifiant que le fabriquant de couche ne produit pas l'eidos (la « sorte/espèce/genre/... ») de couche qui est la production du dieu, c'est-à-dire l'idea vers laquelle il « regarde » pour le guider dans son travail. Simplement, il le dit en remplaçant idea par une formule, ho dè phamen einai ho esti klinè (« que justement nous déclarons être ce qu'est "couche" »), qui nous en dit un peu plus sur ce qu'il entend par idea, ce qui veut dire que l'ensemble de mots to eidos ho dè phamen einai ho esti klinè (« l'eidos que justement nous déclarons être ce qu'est "couche" ») doit se comprendre comme un tout, sans la virgule ajoutée par les éditeurs entre eidos et ho, désignant la « sorte » (eidos) de couche qu'a ici en vue Socrate, celle à laquelle il a fait référence peu avant en parlant de l'idea de couche, et qui n'est pas « une certaine couche » (klinèn tina), une couche particulière, ayant une forme et des dimensions particulières, faites de matériaux spécifiques, visible à un endroit particulier et pas ailleurs, fabriquée à une date particulière par un artisan déterminé, toutes caractéristiques qui sont étrangères à « ce qu'est "couche" », qui n'implique aucune forme spécifique, aucunes dimensions spécifiques, aucuns matériaux spécifiques, et qui est sans rapport avec le temps et l'espace et ne sont donc pas fournies par l'idea de couche.
Quelles sont alors les précisions que nous apportent ces mots sur l'idea ? La première est qu'elle nous fait passer de la manière d'utiliser cette idea à la manière d'en parler, c'est-à-dire du registre de l'ergon (« action ») au registre du logos (« parole »), et la seconde est qu'elle nous décrit l'idea comme ce par quoi nous prétendons savoir « ce qu'est » (ho esti) ce dont elle est l'idea, c'est-à-dire de le comprendre. Les mots ho esti (« ce qu[e c]'est ») utilisés ici et les mots « nous avons l'habitude de poser » (eiôthamen tithesthai) de 596a9-7 utilisés à propos de l'eidos opposent ce à quoi ils s'appliquent, l'idea dans un cas, l'eidos dans l'autre, comme l'« objectif » (c'est ça et pas autre chose, et ce que vous pouvez en penser n'y change rien) au « subjectif » (je pense que c'est ça, mais je me peux me tromper). Toute la difficulté pour nous, êtres humains, est que « ce que c'est » se ramène à des mots et des logoi, qui ne sont rien de concret et que nous aimerions pouvoir le « concrétiser », l'associer à quelque chose de tangible et de visible, ou au moins à des images qui nous parleraient plus que de long discours. On voudrait pouvoir comprendre les mots indépendamment les uns des autres en associant à chacun une ou plusieurs images comme celles qui figuraient dans les livres d'école avec lesquels nous avons appris à parler, et l'on ne parvient pas à admettre qu'une phrase comme « une couche est un meuble sur lequel on peut se coucher », qui traduit pour nous l'idea de lit, renvoie à « quelque chose » qui « serait » cette idea en tant que telle, indépendamment de ses instanciations dans des meubles concrets, et indépendamment des mots dont on se sert pour l'énoncer et de leur arrangement, « quelque chose » qui, au-delà des mots, fonde leur sens en rendant possible leur compréhension partagée : les phrases « une couche est un produit de l'artisanat human fait pour qu'on puisse dormir dessus », « un lit est un meuble sur lequel on peut s'allonger », « a bed is an item of furniture for people to sleep on » renvoient toutes à la même idea, et le fait d'expérience que des personnes différentes puisse se comprendre en employant ces mots prouve qu'ils ne sont pas le produit de l'esprit de l'une ou de l'autre de ces personnes. Mais pour la plupart des gens, aujourd'hui comme au temps de Platon, quelque chose qui n'agit sur aucun de nos sens et que nous ne pouvons appréhender que à travers des mots, mais qui n'est même pas ces mots, n'est pas « quelque chose ». Et c'est pourquoi, quand ils veulent se « représenter » ce que Platon appelle des ideai (ce que précisément Platon nous demande instamment de ne pas chercher à faire, en particulier dans sa description du second sous-segment du perçu par l'intelligence dans l'analogie de la ligne), ils se les imaginent comme des « modèles », certes « intelligibles », mais modèles néanmoins, dans un « monde » de modèles où chaque « chose » à laquelle on donne un nom différent n'existe qu'en un seul exemplaire. Bref, ils ont beau dire « intelligible pur », ils ne parviennent pas à penser quelque chose qui n'a aucune propriété sensible, ni aucun lien avec le temps et l'espace. Ce n'est pas parce qu'une idea est « utilisée » dans le temps et l'espace par un être mortel fait de chair et d'os que cette idea doit « préexister » à cette utilisation puisqu'en tant qu'idea, elle n'a aucun rapport au temps ! Il ne faut pas parler des ideai en termes d'« existence », mais en termes de « sens » : l'idea de couche n'a de sens que s'il existent dans le temps et l'espace des créatures dont l'organisme nécessite le repos (ce qui implique le temps qui passe), que ce repos requiert la position couchée (ce qui implique l'espace) et que ces créatures sont dotées de capacités de fabriquer des « objets » artificiels qui pourraient répondre à ce besoin mieux que ce qu'ils peuvent trouver tout fait dans la nature qui les entoure (ce qui implique une forme d'intelligence, capable d'agir en vue d'une fin prédéterminée). Mais une dépendance logique n'est pas une dépendance temporelle, sauf pour celui qui raisonne et de ce fait enchaîne dans le temps, dans son temps, les ideai qui lui permettent de comprendre. Et ainsi les mots « une couche est un meuble sur lequel on peut se coucher pour dormir ou se reposer », ou des formules de sens équivalent dans la même langue ou dans une autre langue, ont suffit depuis que des hommes doués de logos ont envisagé d'aménager leurs « tanières », suffisent et suffiront tant qu'il y aura encore des hommes sur la terre ou ailleurs dans l'espace à n'importe quel artisan pour imaginer des couches qui ne ressembleront à aucunes de celles fabriquées par ses prédécesseurs mais qui seront néanmoins autant « couches » que toutes celles qui les ont précédées et que toutes celles qui les suivront, ce que ne permettrait pas un « modèle », quel qu'il soit, dès l'instant où on lui suppose la moindre caratéristique sensible (mais s'il n'a aucune caractéristique sensible, que lui reste-t-il qui en fasse un « modèle » et en quoi nous aide-t-il à mieux comprendre ?). Mais ce n'est pas parce que ds instances de couches sont apparues à un instant donné de l'évolution du monde que cela veut dire que l'idea de couche est « née » à ce moment-là, puisqu'elle n'est pas un « objet » dans le temps et l'espace mais un nœud de relations avec d'autres ideai qui ne sont pas plus « nées » à un moment ou à un autre de l'évolution. Comprendre, ce n'est pas matérialiser, au contraire, même pour des choses matérielles, c'est s'abstraire des contingences spatio-temporelles et matérielles pour arriver à des principes de cohérence dans un tout dans lequel rien ne se comprend indépendamment du reste, de tout le reste de proche en proche, principes de cohérence qu'il nous faut chercher au-delà des mots eux-mêmes, dans ce que Platon appelle les ideai, à l'aide d'eidè que chacun se bricole pour cet usage et ajuste au fur et à mesure qu'il comprend mieux, en comptant sur le dialegesthai, c'est-à-dire le partage d'expérience au moyen du dialogos pour poser des garde-fous à ses pensées vagabondes (dianoia). Platon n'a pas imaginé un monde « idéal » qui seul serait « réel/existant » et dont notre monde matériel et sensible serait une pâle copie constamment changeante et donc sans réele « être ». Il a cherché à expliquer et à comprendre notre monde en devenir, le seul que nous puissions connaître, en se demandant comment le logos nous permettait de le comprendre et de coopérer efficacement les uns avec les autres, en partant du fait d'expérience que, dans certains cas au moins, le logos « marche », ce qui implique que nos logoi renvoient à quelque chose qui n'est pas pour chacun le produit de son imagination, différent de l'un à l'autre, même si tous emploient les mêmes mots, et que ce quelque chose est intelligible, même s'il se manifeste dans des créatures soumises au devenir et périssables, donne sens à nos logoi et peut être compris par nous, êtres humains. Il n'a pas réservé la compréhension et la connaissance à un « monde » qui serait immuable, non matériel et sans action sur les sens et jeté aux orties le monde qui est le nôtre comme impossible à connaître et donc sans intérêt. Il a pris acte du fait que le même monde dont nous sommes une partie périssable, le seul qu'il connaisse et le seul qui l'intéresse, était appréhendable à la fois par les sens (donc « sensible », et en particulier « visible ») et par l'intelligence (donc « intelligible »), mais qu'il n'était intelligible qu'à condition que nous n'en restions pas aux données des sens et que nous acceptions de « voir » (avec les yeux de l'esprit) les ideai qui lui donnent sens, même si nous ne parvenons pas à nous les représenter en tant qu'ideai immatérielles et sans relations avec le temps et l'espace, en explorant au moyen du logos le réseau de relations que ces ideai entretiennent les unes avec les autres et qui sont ce qui leur donne sens à toutes dans la profusions de leurs instanciations temporaires dans le monde matériel, tout en prenant garde de ne pas nous laisser pieger par les mots en les prenant pour les ideai qu'ils cherchent à traduire de manière compréhensible pour nous et accessible aux sens, c'est-à-dire en devenant dialektikoi, autrement dit, capables au moyen (dia) des mots et des logoi d'aller au-delà (dia) d'eux par la pratique du dialogue à plusieurs, seul garant que nous n'inventons pas ce que nous croyons comprendre. Et s'il y a une leçon à retenir du Parménide, prélude à la discussion du Sophiste qui mettra en évidence la possibilité du discours faux (pseudès logos), c'est ce que dit Parménide en conclusion de sa discussion avec un Socrate encore jeune sur les eidè et les ideai qui a mis en évidence l'impossibilité de se faire une représentation satisfaisante de ce qu'ils sont, même si lui ne fait pas la distinction entre eidè et ideai, et en a sans doute une compréhension différente de celle du Socrate de la République : si, bien qu'incapables de nous figurer ce qu'ils sont, nous ne les admettons pas, on détruit complètement « la puissance du dialegesthai » (hè tou dialegesthai dunamis) en supprimant la possibilité de se comprendre les uns les autres, faute de référents objectifs aux mots (Parménide, 135b5-c3). La suite va nous montrer que Platon nous propose, pour essayer de nous faire comprendre les ideai, une autre analogie que celle du peintre et de son modèle, tout aussi défectueuse mais mettant en évidences d'autres aspects intéressants du rapport entre ideai et instances de celles-ci, celle du jardinier/planteur et de ses plants/semences/graines, mais que, malheureusement, comme Platon n'a pas pour habitude de mettre les pieds dans le plat et les points sur les « i », et qu'il préfère faire en sorte que ce soit le lecteur qui arrive par lui-même à comprendre ce qu'il cherche à faire comprendre, seule manière d'être sûr que c'est bien compris et pas seulement lu/entendu/appris, cette suggestion est passée complètement inaperçue, au moins de ceux qui, au fil des siècles, ont produit des commentaires sur ses dialogues et ce qu'ils supposaient être ses doctrines...
Mais alors, dans cet emploi d'eidos où il n'est pas synonyme d'idea, ce mot a-t-il un sens distinct de celui qu'il a en 596a6-7, dans ce que j'ai appelé la « quasi-définition » d'eidos ? À première vue, on pourrait penser que oui puisque cette « pseudo-définition » établit un lien étroit entre eidos et nom et que là, on parle de « sortes » qui portent toutes le même nom. Mais, comme je l'ai fait remarquer en note 23 à propos des synonymes, si Socrate dit que nous associons un eidos unique à une pluralité à laquelle nous donnons un même nom (ou qualificatif), il ne dit pas que nous n'associons qu'un seul eidos à tout ce à quoi nous donnons ce même nom, c'est-à-dire, sur l'exemple utilisé ici, que nous associons un seul eidos à tout ce à quoi nous associons le mot « couche ». Et dire qu'il y a plusieurs eidè de couches, c'est bien dire que nous associons plusieurs eidè, au sens qu'a ce mot en 596a6-7, au mot « couche », un qui nous permet d'associer le mot « couche » à ce que nous voyons sur un tableau représentant une couche, et qui n'implique pas que l'on puisse se coucher sur cette « couche », un autre, plus restrictif, qui ne nous permet d'appeler « couche » que ce sur quoi nous pouvons nous coucher, et enfin encore un autre, qui nous permet de désigner ce qui est à l'origine d'une certaine idea commune à tout ce que nous appelons « couche » mais qui n'est aucune couche particulière et qui, en tant que seulement perceptible par l'esprit comme principes d'intelligibilité pour l'esprit humain, n'est pas une couche sur laquelle nous pourrions nous coucher, mais qui se contente de rendre compréhensible pour nous « ce qu'est "couche" » (ho estin klinè). Et c'est précisément parce qu'elle n'est pas elle-même une couche parmi d'autres qu'elle constitue un troisième eidos (« sorte/espèce/genre/... ») de couche, qui se distingue du premier par le fait qu'en tant que purement intelligible, elle n'est pas visible par les yeux et du second par le fait qu'elle ne satisfait pas elle-même aux critères d'intelligibilité qui caractérisent ce qu'est « couche » (le fait qu'on puisse se coucher dessus). Et toute cette discussion a justement pour but de nous faire comprendre cette ambiguïté constitutive de la plupart des noms que nous utilisons, qui commence, quand, enfants, nous apprenons à parler (souvent d'ailleurs en apprenant des noms à partir d'images de ce dont c'est le nom, qui n'est pas toujours facilement accessible pour permettre cet apprentissage), à n'être associés qu'à des apparences (eidè) visuelles, et qui, au fur et à mesure que nous grandissons, prennent un sens plus précis, c'est-à-dire sont associés à un ou plusieurs eidè différents correspondants aux divers sens du mot en cause et non limités aux seules apparences exclusivement visuelles, mais sans que soit remis en question le fait que le mot reste associé à tout ce qui répond aux critères exclusivement visuels que nous y avions associé au départ (les horômena eidè dont il est question en 510b5). Bref, eidos a toujours le même sens dans cette page, un sens en lien avec ce qui permet à chacun, à chaque instant de sa vie, de donner pour lui sens aux mots qu'il emploie à partir de son expérience passée, et n'est pas synonyme d'idea, qui désigne ce qui, à partir de la finalité et des relations que ces ideai entretiennent les unes avec les autres, constitue la référence objective qui est la cible lointaine des eidè et nous permet de nous comprendre à l'aide de mots. (<==)

(29) « Mais alors, s'il ne crée pas ce qu'est, il ne créerait pas l'étant, mais quelque chose de tel que l'étant, mais n'étant pas ? » traduit presque littéralement le grec oukoun ei mè ho estin poiei, ouk an to on poioi, alla ti toiouton hoion to on, on de ou (mot à mot : « Mais_alors si pas ce_que est il_crée, pas éventuellement le étant il_créerait, mais quelque_chose tel que le étant, étant mais pas »). Dans la précédente version de cette page, j'avais traduit ces mots par « Eh bien, s'il ne fait pas ce que c'est, il ne fait probablement pas ce qui est [« couche »], mais quelque chose de tel que ce qui est [« couche »], mais qui ne l'est pas » en ajoutant ou en suppléant entre crochets les mots à l'évidence sous-entendus dans les expressionns construites autour des diverses formes du verbe einai (« être »), ho esti (« ce qu'est ») et to on (« l'étant » c'est-à-dire « ce qui est »), c'est-à-dire le sujet implicite pour ho estin (« ce qu'est ») et l'attribut implicite pour to on (« l'étant/ce qui est ») qu'il fallait sous-entendre, en l'occurrence klinè (« couche »). Mais à la réflexion, il me semble que Platon a délibérément donné cette tournure quasi sophistique à toute cette réplique (dont les mots reproduits ici ne constituent que la première partie) pour tester l'aptitude de Glaucon (et des lecteurs) à ne pas se laisser piéger par de telles formulations dont raffolaient les sophistes et faire ressortir les difficultés que pose l'utilisation du verbe einai (« être »), qui n'a aucun sens par lui-même (sauf à lui sous-entendre des attrributs, ce qui est précisément la porte ouverte à tous les sophismes, comme le montre brillament le Parménide dans sa seconde et plus longue partie) et ne sert qu'à introduire des attributs, dès qu'on laisse implicites les attributs qu'il est là pour introduire, et qu'il convient donc de respecter dans la traduction ce choix délibéré, en laissant aux notes le soin d'expliciter ces difficultés.
Pour la plupart des traducteurs et commentateurs, qui admettent un sens « existentiel » au verbe einai (« être »), en particulier dans des formules comme celles utilisées ici sans attributs explicites, ce dont il est question ici, sous forme assertorique, c'est de la plus ou moins grande « réalité » des différentes sortes de couches en cause, et ce que, pour eux, Socrate cherche ici à affirmer, c'est qu'une couche matérielle fabriquée par un artisan a moins de « réalité », moins d'« être » (quoi que cela veuille dire), que l'idea de couche. Il suffit, pour s'en rendre compte, d'examiner les traductions qu'en donnent les traducteurs que j'ai consultés :
- Chambry (Budé) : « s'il ne fait pas l'essence du lit, il ne fait pas le lit réel, mais quelque chose qui ressemble au lit réel sans l'être » (dans la réplique précédente, il traduisait ho de phamen einai ho esti klinè par « qui est, selon nous, l'essence du lit ») ;
- Robin (Pléiade) : « s'il ne produit pas la chose qui est réelle, il ne saurait produire la réalité de cette chose, bien plutôt un analogue de la réalité, et qui n'est point une réalité » (dans la réplique précédente, il traduisait ho de phamen einai ho esti klinè par « ce qui précisément constitue, d'après nos déclarations, la réalité du lit ») ;
- Baccou (Garnier) : « s'il ne fait point ce qui est, il ne fait point l'objet réel, mais un objet qui ressemble à ce dernier, sans en avoir la réalité » (dans la réplique précédente, il traduisait ho de phamen einai ho esti klinè par « d'après nous, ce qui est le lit ») ;
- Pachet (Folio) : « si ce n'est pas ce qui est réellement qu'il fabrique, il ne saurait créer le réel, mais quelque chose qui est tel que ce qui est réel, sans être réel » (dans la réplique précédente, il traduisait ho de phamen einai ho esti klinè par « qui, affirmons-nous, est ce qui est réellement un lit ») ;
- Cazeaux (Poche) : « s'il ne fait pas ce qu'est le lit, il ne saurait faire le lit qui est réellement, mais un objet qui lui ressemble, sans être réellement » (dans la réplique précédente, il traduisait ho de phamen einai ho esti klinè par « que nous appelons ce qu'est le lit ») ;
- Leroux (GF Flammarion) : « s'il ne produit pas ce qu'est le lit, il ne produit pas l'être, mais quelque chose qui en tant que tel ressemble à l'être, mais qui n'est pas l'être » (dans la réplique précédente, il traduisait ho de phamen einai ho esti klinè par « qui est, affirmons-nous, ce qu'est un lit ») .
Comme on le voit, tous voient là des affirmations de Socrate et mettent d'une manière ou d'une autre l'accent sur la problématique d'existence plus ou moins réelle du lit fabriqué par l'artisan, soit en parlant d'« essence », soit en ajoutant des mots comme « réel », « réellement » ou « réalité » qui ne sont pas dans le grec pour renforcer leur traduction de einai et on, même lorsqu'ils accentuent déjà le verbe « être » en le mettant en italiques.
Mais il y a une autre manière de comprendre cette phrase, en commençant par remarquer que la réplique dans son ensemble se termine par un point-virgule (l'équivalent grec d'un point d'interrogation) et que cette première partie, séparée de la seconde partie par un point en haut (équivalent grec du point-virgule) qui ne remet pas en cause le caractère interrogatif de l'ensemble, a un verbe principal, poioi, qui est à l'optatif avec an, qui renforce le caractère interrogatif de l'ensemble en lui donnant un caractère hypothétique (l'optatif grec, employé avec an, est l'équivalent du conditionnel français). Socrate n'est pas ici dans l'affirmation mais dans le doute. Et ce sur quoi portent ses doutes, ce n'est pas sur la plus ou moins grande « réalité » des couches produites par le fabriquant de couches, mais sur la pertinence du nom qui leur est donné. Dans ce membre de phrase, il met en regard deux expressions construites autour du verbe einai (« être ») : ho estin, « ce qu'est », qui reprend la formule utilisée dans la réplique précédente pour désigner ce qui est à l'origine de l'idea de couche (ho esti klinè en 597a2) en omettant klinè, et to on, « l'étant », là encore sous-entendu klinè (« couche »). Cette seconde formule substantive le participe présent neutre on (« étant ») au moyen de l'article, et la traduction usuelle d'une expression de la forme article plus participe présent est « celui/celle/ce qui... » suivi du présent du verbe utilisé : ainsi, ho legôn (mot à mot « le parlant ») se traduit par « celui qui parle », ce qui conduit pour to on à « ce qui est » et pour to mè on à « ce qui n'est pas », deux formules qui, selon l'usage normal du verbe einai comme introduisant un attribut, appellent la question « qui est ou qui n'est pas quoi ? » si, à l'instar de Platon, comme toute la discussion du Sophiste tend à le montrer, on refuse de donner à einai un sens existentiel qu'on est bien incapable de définir (la définition présentée comme provisoire de to on donnée en Sophiste, 247d8-e4, une des seules définitions formelles que l'on trouve dans les dialogues, est une longue formule ironique qui, bien comprise, inclut absolument tout comme « étant », y compris les fantasmes de mon esprit, puisque être pensé, ou rêvé, ne serait-ce qu'une seule fois, c'est encore pâtir, donc « être » au sens de la définiton ; et l'étranger d'Élée explique qu'il faut comprendre « mè on » comme signifiant « ne pas être une certaine chose ou qualité », c'est-à-dire « être autre chose »). Il faut donc supposer qu'ici aussi, klinè (« couche/lit ») est sous-entendu. Mais cela n'implique pas qu'il faille en plus donner à on (« étant ») le sens « existentiel » que veulent lui donner les traducteurs cités. « Ce qui est (couche) » doit simplement se comprendre comme signifiant « ce à propos de quoi le mot "couche" est pertinent », « ce qui est à proprement parler une "couche" », alors que « ce qu'est ("couche") » (ho esti (klinè)) renvoie à la compréhension du mot « couche », indépendamment des instances de cela, à ce qui est commun à toutes ces instances et qui justifie qu'on les appelle « couches ». En d'autres termes, la question que pose Socrate est celle de savoir si, pour mériter le nom de « couche » (klinè), c'est-à-dire pour être quelque chose « étant/qui est » (on) couche, il faut correspondre en tous points à l'idea de couche, c'est-à-dire à la manière dont est compréhensible pour un esprit humain « ce qu'est » (ho esti) couche, dont il faudrait d'ailleurs préalablement préciser la « forme » (eidos) que ça prend pour nous. En d'autres termes, il se demande si, dans la mesure où le fabriquant de couches ne crée pas « ce qu'est (couche) » (ho esti), on pourrait malgré tout dire qu'il crée « ce qui est (couche) » (to on), en utilisant le verbe « créer » (poiein) à l'optatif (poioi) avec an dans une formulation négative (ouk an ... poioi). Comme je l'ai expliqué dans la note précédente, Socrate est en train de chercher à préciser de quoi un nom est le nom après avoir commencé cette discussion en associant nom et eidos : lorsqu'une personne donne le même nom à tous les éléments d'une pluralité, c'est parce qu'elle a posé un même eidos partagé par tous ces éléments. Puis il a introduit l'idea qu'a en vue l'artisan lorsqu'il crée une instance de ce qu'il est supposé produire (une couche pour le fabriquant de couches, une table pour le fabriquant de table, etc.), en précisant que cette idea, au contraire de l'eidos que chacun se bricole pour son usage propre à partir de son expérience personnelle passée et ajuste au fur et à mesure que son expérience s'élargit, n'est le produit de personne en particulier. Et, après avoir pris une vision maximaliste de l'affectation du nom sur la seule base de l'apparence visuelle, qui conduit à donner le nom de « couche » même à une reflet de couche dans un miroir, alors même que cette apparente « couche » ne répond pas à l'idea de couche, qui suppose qu'on puisse se coucher sur ce à quoi on donne le nom de couche, il en vient à se demander ici si, puisque ce que fabrique le fabriquant de couches n'est pas l'idea de couche elle-même, c'est-à-dire « ce qu'est "couche" » (ho esti klinè), cela peut encore être appelé « couche », si c'est encore quelque chose « étant couche/qui est couche » (to on klinè). Si, comme il le suggère implicitement dans sa précédente réplique en parlant de plusieurs eidè (« sortes/espèces/genres/... ») de couches, nous avons, selon les circonstances, une appréciation différente de ce que nous appelons « couche », ce qui suppose que nous ayons dans l'esprit plusieurs eidè associés au même mot « couche », tantôt n'incluant que des critères purement visuels, tantôt reposant sur des caractères fonctionnels, ne faut-il pas, si l'on veut être rigoureux dans notre usage des noms, n'accepter le nom de « couche » que pour « ce qu'est "couche" » ? La suite de la réplique va nous permettre de préciser ce qui se joue ici dans ces propos de Socrate auxquels, comme je le disais au début de cette note, Platon a délibérément donné un tour quasi sophistique en les articulant autour d'emplois du verbe einai (« être ») sans attributs explicites qu'on peut facilement comprendre de diverses manières et dont les pareils d'Euthydème et Dionysodore auraient fait leur miel. (<==)

(30) « Et si quelqu'un disait être parfaitement étant la production du producteur de couches ou de quelque autre travailleur manuel, il courrait le risque de ne pas dire vrai ?! » traduit, comme pour la première partie de cette réplique (voir note précédente), de manière presque littérale et sans ajouter l'attribut qu'appelle to on (« l'étant/ce qui est »), laissé implicite par Platon, le grec teleôs de einai on to tou klinourgou ergon è allou tinos cheirotechnou ei tis phaiè, kinduneuei ouk an alèthè legein; (mot à mot : « Parfaitement et être étant la du producteur_de_lits production ou d'autre quelque travailleur_manuel si quelqu'un disait, il_court_le_risque pas éventuellement vrai dire »). Le mot important de ce membre de phrase, c'est celui qui est mis en valeur par sa position en tête de phrase (position qu'il est impossible de lui conserver en français), teleôs, adverbe formé sur la racine telos, qui signifie « achèvement, terme, réalisation », via l'adjectif teleios (ou teleos), qui signifie « achevé, parfait ». Cette référence à la « perfection » nous ramène à la question de savoir ce qu'est une idea et ce qui constitue la « perfection » dans l'adéquation d'une instance à l'idea dont elle est une instance. La « perfection » de la production du fabriquant de couche, ou de quoi que ce soit d'autre, doit-elle s'apprécier selon une logique d'image à modèle, comme celle d'un peintre, ou selon une logique d'adéquation à un principe d'intelligibilité ? Si l'on conçoit l'idea comme un « modèle » unique auquel doit être le plus ressemblant possible la production de l'artisan, « modèle » qui représenterait la perfection pour ce dont l'idea est idea, cela implique qu'il n'y aurait qu'une manière d'instancier parfaitement (teleôs) cette idea, mais cela implique aussi et surtout, qu'on le veuille ou non, que l'idea est pensée comme l'instance la plus parfaite de ce dont elle est l'idea, c'est-à-dire comme une instance parmi d'autres de ce dont elle est idea, donc dans le cas d'une production matérielle, qu'elle soit elle-même matérielle ou, à défaut d'être matérielle, qu'elle soit un cahier des charges de réalisation matérielle avec tous les plans cotés nécessaire et toutes les autres spécifications requises sur la nature et les qualités requises des matériaux à utiliser, etc. (c'est d'ailleurs ce qui gêne nombre de commenateurs dans ce passage de la République et les fait hésiter à accepter qu'il puisse y avoir une idea de couche ou de n'importe quoi de matériel au sens qu'ils supposent que Platon donnait à ce terme dans le contexte de sa supposée « théorie des eidè/ideai »). Or, il est évident que ce que l'artisan cherche à appréhender en portant son regard vers l'idea de couche, ce n'est pas une couche particulière, quelle qu'elle soit, qui ne serait encore qu'une manière particulière d'instancier cette idea parmi une multitude d'autres instanciations possibles pouvant chacune avoir une plus ou moins grande « perfection » (technique) dans leur réalisation : un lit à baldaquin peut être plus ou moins « parfait », tout comme un lit de camp, un lit d'enfant ou un lit d'hôpital, et il n'y a aucune raison de considérer qu'un lit à baldaquin est intrinsèquement plus parfait qu'un lit de camp, un lit d'enfant ou un lit d'hôpital, chacun répondant à un besoin différent et ayant ses propres critères d'appréciation liés aux usages auquel il est destiné, mais tous répondant « parfaitement » à l'idea de couche/lit qui est de permettre de se coucher dessus, même si certains sont plus solides, ou plus confortables, ou plus esthétiques, bref techniquement plus « parfaits » que d'autres (selon des critères qui peuvent d'ailleurs changer d'une contrée ou d'une époque à l'autre), l'idea de couche n'« incluant » aucun critère de forme, de matériaux, de couleur, de dimensions, de style... spécifiques, mais précisant seulement la finalité (telos) d'une couche. Dès lors que cette finalité, ce telos, est parfaitement (teleôs) respecté dans le meuble produit, il implémente parfaitement (teleôs) l'idea dont il est une instanciation. C'est pour n'avoir pas compris cela et n'avoir pu se débarasser complètement de la logique du « modèle » qu'Aristote et ceux qui l'ont suivi jusqu'à nos jours n'ont pas compris les propos de Platon et nous ont conduit à la « théorie des formes/idées » faisant des ideai des « modèles » dans un ciel d'idées pures dont le monde matériel ne serait qu'une pâle copie fermée à l'intelligibilité parce que changeante et matérielle. La logique de modèle est une logique dans laquelle chaque idea est indépendante des autres et suffisante pour la production d'instances multiples de ce dont elle est l'idea. Mais les ideai ne sont pas ce qui est accessible à l'esprit humain de modèles supposés « parfaits » (teleios) de ce dont ils sont l'idea, qu'il suffirait de reproduire le plus exactement possible pour produire une instance aussi parfaite que possible, mais des nœuds dans un réseau de relations qui les inclue toutes, et elles ne se comprennent que par les relations qu'elles entretiennent les unes avec les autres et qui leur donne un sens dans le tout qu'elles forment ensemble et non pas une apparence particulière. L'idea de couche, comme n'importe quelle autre idea, peut s'instancier de multiples manières, toutes compatible avec cette idea, mais incompatibles les unes avec les autres : une couche matérielle ne peut pas être à la fois un lit de bébé et un lit d'adulte à deux places, un lit destiné à rester à la même place dans une chambre et un lit de camp pliant, etc., et pourtant toutes ces couches répondent parfaitement à l'idea de couche/lit. Et de même, une « belle » chose ne peut être à la fois belle pour les yeux, comme un beau tableau (qui ne produit pas de sons) ou une belle fille (qui peut être belle à regarder mais avoir une voix criarde désagréable à entendre), belle pour les oreilles, comme un beau morceau de musique (qu'on ne voit pas, mais qu'on ne fait qu'entendre), et belle au sens moral, comme une belle action (dont on n'a pas nécessairement été témoin direct), même si toutes exhibent des instances de l'idea de « beau » (cf. Hippias majeur). L'idea de couche est d'ordre purement intelligible puisqu'elle est principe d'intelligibilité de ce dont elle est l'idea. Elle fait comprendre à quoi sert une « couche », quel est son telos (« finalité »), quelle que soit la « forme » matérielle qu'elle peut prendre, à travers les relations qu'elle entretient avec d'autres ideai comme anthrôpos (« être humain »), « position », « couché », « dormir », « horizontal », « repos », etc., dans des logoi qui, en tant que logoi, ne sont pas ce qu'ils cherchent à faire comprendre (la phrase « une couche est un meuble sur lequel une personne peut se coucher pour dormir ou se reposer » n'est pas une couche au sens qu'ont ces mots) puisque, quelle que soit l'idea en cause, elle se fait comprendre par nous, êtres humains, à travers des logoi immatériels, ou plutôt, à travers des relations conçues dans notre esprit (noûs) entre les eidè que nous associons aux mots que nous employons dans ces logoi, en essayant autant que possible de nous affranchir des images visuelles que nous associons à ces eidè par habitude (puisque dans notre petite enfance, lorsque nous avons appris à parler, ils ne renvoyaient qu'à des images visuelles), justement pour ne pas être contraints et restreints dans notre compréhension par ces images. C'est ce que veut dire Socrate lorsqu'il parle, dans l'analogie de la ligne, à propos du second sous-segment de l'intelligible, de « ce que le logos lui-même atteint par le pouvoir du dialegesthai... ne se servant en plus d'absolument rien de perceptible par les sens mais qu'avec les eidè eux-mêmes à travers eux et en eux, il finisse aussi dans des eidè » (511b3-c2). Eidè et non pas ideai, car les ideai, comme je l'ai déjà dit, sont les cibles objectives de ce que nous nous représentons dans notre esprit (noûs) d'êtres humains à travers des eidè.
Que cette réplique de Socrate soit bien à propos de manières de parler et non pas de plus ou moins grande « réalité » de ce qui est en cause, c'est ce que montrent les deux mots qui la terminent : alèthè legein, « dire vrai ». Le risque de ne pas dire vrai qu'évoque ici Socrate est entièrement lié à la manière de comprendre le teleôs (« parfaitement ») initial. Dès lors qu'on a compris que la « perfection » dont il est ici question n'est pas la perfection matérielle du travail de l'artisan, qui ne produira jamais qu'une couche périssable, plus ou moins solide, plus ou moins bien agencée, plus ou moins élégante..., mais son adéquation à sa finalité (telos) qui est qu'on puisse se coucher dessus, il n'y a aucune raison de ne pas admettre que tous les meubles qui satisfont à cette exigence sont « parfaitement » (teleôs) « couches », bien que périssables. Le « ciel » des ideai illustré dans l'allégorie de la caverne par le ciel étoilé n'est pas un « modèle » de notre monde matériel dans lequel chaque élément existant en de multiples instances dans celui-ci n'existerait qu'en un exemplaire aussi parfait que possible qui se montrerait à nous comme idea, mais un réseau de relations entre astres/ideai qui donne sens à l'ensemble qu'ils forment et par rapport auquel s'appécie la plus ou moins grande « vérité » des logoi, sonores, graphiques ou seulement pensés, que nous produisons et qui cherchent à rende compte avec les mots que nous utilisons dles relations entre les ideai auxquelles prétendent renvoyer ces mots par la médiation des eidè que chacun de nous y associe et dont les cibles sont ces ideai.
En 596a6-7, au début de cette discussion, Socrate mettait en relation pluralité, nom et eidos, le nom était attribué aux multiples instances de la pluralité, pas à l'eidos, qui lui était simplement associé comme critère de sélection de ce à quoi le nom convenait. L'introduction de l'idea ne change rien à cette manière de voir puisque l'idea est la cible objective des eidè que chacun de nous utilise pour comprendre les mots qu'il utilise, cible qui, justement parce qu'objective et non pas produite par l'un ou l'autre comme le sont les eidè, permet que nous puissions nous comprendre en utilisant ces mots, puisque tous les eidè que chacun associe à ces mots sont des approximations des mêmes cibles, ces ideai. Ces ideai jouent donc le même rôle que les eidè dans la phrase initiale et ne remettent donc pas en cause le fait que les noms sont attribués aux multiples instances de la pluralité à laquelle le nom est associé. Simplement, lorsque cette attribution est faite à partir de l'idea (en supposant que l'on ait parfaitement compris cette idea) et non pas d'un eidos bricolé par l'un ou l'autre sans nécessairement respecter les articulations naturelles (cf. Phèdre, 265e1-3), il l'est en vérité.
Tout cela montre à quel point il est difficile de bien comprendre les relations qui existent entre une idea, ses instances, les noms qu'on attribue à ces instances et les eidè qui traduisent pour chacun à un moment donné de sa vie la compréhansion qu'il a des mots qu'il emploie (surtout quand on hérite, comme c'est notre cas encore aujourd'hui, d'une tradition plus que millénaire d'incompréhension initiée par Aristote) et combien cette compréhension aurait été plus difficile si Platon n'était pas passé par le cas simple des produits de l'industrie humaine, pour lesquels il est plus facile d'admettre que l'idea, purement intelligible, n'est pas une instance supposée parfaite parmi les instances, toutes matérielles, dont elle est l'idea, et avait voulu les faire comprendre directement sur le cas de notions abstraites comme beau, juste ou bon, même si celles-ci ne s'instancient aussi, en tant que qualités et non plus « objets », pour nous en tout cas, âmes incarnées, que dans le monde matériel dont nous faisons partie, le seul dont nous pouvons parler et que nous pouvons tenter de comprendre, à condition qu'on admette qu'il est intelligible. (<==)

(31) La réponse que fait ici Glaucon à Socrate, bien qu'emphatique dans l'accord avec Socrate sur le fait que celui qu'il évoque « courrait le risque de ne pas dire vrai » (le oukoun (« certes ne pas ») initial de sa réponse rebondit sur le ouk de ouk an alèthè legein (« ne pas dire vrai ») en le renforçant) tranche sur ses autres réponses dans la section ici traduite, d'une part parce qu'elle est plus développée que la plupart des autres, qui se limitent souvent à un, deux ou trois mots d'approbation, d'interrogation ou d'étonnement, et d'autre part parce que c'est la seule où Glaucon n'exprime pas sa propre opinion, mais se retranche derrière ce qu'il présente comme l'opinion (hôs an dokeien, mot à mot « selon_ce_que éventuellement il_semblerait », traduit par « selon l'opinion ») d'autres personnes, en l'occurrence des personnes qu'il décrit simplement comme tois peri tous toiousde logous diatribousin, mot à mot « à_ceux à_propos de les tels logoi passent/perdent_leur_temps », que j'ai traduit par « ceux qui passent leur temps à de telles discussions ». Le verbe utilisé, diatribein, qui signifie étymologiquement « user (tribein) complètement (dia) par frottement », et par analogie « passer/perdre son temps » à partir de l'idée d'« user » le temps dont on dispose, est ambigu et peut se comprendre aussi bien de manière positive (« passer du/son temps », par exemple dans des études sérieuses) que de manière péjorative (« perdre son/du temps », par exemple en discussions stériles menées pour le seul plaisir d'argumenter et de contredire). Cette réponse fondée sur l'opinion (le verbe dokein qu'il utilise est le verbe dont dérive doxa, le mot grec qui signifie « opinion ») d'autres personnes suggère que Glaucon semble avoir compris le caractère quelque peu parodique de la dernière réplique de Socrate, où il s'est mis à employer, sous forme conditionnelle et non pas assertorique, des formulations dignes des sophistes truffées d'emplois du verbe einai (« être ») sans attributs explicites dans des formes proches (ho esti, qui pourrait aussi bien se traduire par « ce qui est » que par « ce qu'est », et to on, « l'étant », c'est-à-dire « ce qui est ») dont les sens peuvent facilement se confondre, et ne sait plus trop s'il faut le prendre au sérieux ou pas. Ainsi formulée, sa réponse est acceptable que Socrate ait exprimé sa véritable opinion ou qu'il se soit en fait moqué des sophistes. Bref, il ne se mouille pas. (<==)

(32) « Si cela aussi a chance d'être quelque chose d'obscur par rapport à la vérité » traduit le grec ei kai touto amudron ti tugchanei on pros alètheian (mot à mot « si aussi cela obscur quelque_chose risque étant par_rapport_à vérité »). Amudros, dont amudron est l'accusatif neutre singulier, signifie « obscur, difficile à reconnaître, indistinct », par opposition à saphès (« clair, manifeste, évident ») ou à enargès (« visible, brillant, manifeste, clair ») et il est utilisé ici pour caractériser un rapport à la vérité (alètheia), mot dérivé d'alèthès, dont le sens étymologique est « non caché ». La première question que posent ces mots est celle de savoir à quoi renvoie le touto (« cela ») dont Socrate dit ici qu'il a chance (tugchanei, dans lequel on trouve la racine tuchè qui signifie « chance, hasard, bonne ou mauvaise fortune ») d'être obscur par rapport à la vérité. Voyons donc pour commencer, une fois encore, ce qu'en pensent les traducteurs, en resituant leur traduction de ces mots dans leur contexte immédiat (je souligne la partie de leur traduction qui concerne les mots cités plus haut en mettant en gras leur traduction de touto et je mets en caractères rouges gras la manière dont ils traduisent teleôs...on dans la réplique précédente de Socrate) :
- Chambry (Budé) : « Si quelqu'un soutenait que l'ouvrage du menuisier ou de quelque autre artisan est une réalité complète, il risquerait de se tromper.
  Ce serait du moins, dit-il, le sentiment de ceux qui s'occupent de pareilles questions.
  Il ne faut donc pas nous étonner si cet ouvrage est une chose obscure en comparaison de la vérité
. » ;
- Robin (Pléiade) : « Prétendre qu'il y a perfection de réalité dans l'ouvrage de l'ouvrier en lits ou de tout autre travailleur manuel, n'est-ce pas s'exposer à tenir un langage dépourvu de vérité ?
  En tout cas, fit-il, ce n'est pas ainsi qu'en jugeraient du moins ceux qui s'occupent de parler de tels sujets.
  Ne nous émerveillons donc nullement que, sous le rapport de la vérité, il y ait précisément encore de l'obscurité
. » ;
- Baccou (Garnier) : « Et si quelqu'un disait que l'ouvrage du menuisier ou de quelque autre artisan est parfaitement réel, il y aurait chance qu'il dise faux, n'est-ce pas ?
  Ce serait du moins le sentiment de ceux qui s'occupent de semblables questions.
  Par conséquent, ne nous étonnons pas que cet ouvrage soit quelque chose d'obscur, comparé à la vérité.
 » ;
- Pachet (Folio) : « Et si quelqu'un affirmait que l'ouvrage du fabriquant de lits ou de quelque autre fabriquant artisanal est parfaitement réel, il risquerait bien de ne pas dire vrai ?
  Non, il ne dirait pas vrai, reprit-il, en tout cas selon l'opinion de ceux qui s'occupent de ce genre d'arguments.
  Alors ne nous étonnons pas si cet objet lui aussi se trouve être quelque chose de peu net, en regard de la vérité
. », avec une note sur « cet objet lui aussi » disant : « Cet objet lui aussi : le lit fabriqué, considéré après la représentation d'un lit par la peinture » ;
- Cazeaux (Poche) : « L'ouvrage du fabriquant de lits est-il complètement existant, du fabriquant de lits ou d'un autre ouvrier — l'affirmation n'a guère de chance d'être dans le vrai.
  En effet, du moins pour les esprits rompus à de pareils raisonnements.
  Dès lors, nous n'avons pas lieu de nous étonner si l'ouvrage reste terne par rapport à la vérité
» ;
- Leroux (GF Flammarion) : « Si quelqu'un affirmait que l'ouvrage du fabriquant de lits ou de quelque autre artisan manuel constitue un être qui est complètement ce qu'il est, il risquerait de ne pas dire la vérité.
  Oui, c'est un fait, dit-il, et ce serait l'opinion de ceux qui discutent de ce genre d'arguments.
  Ne soyons donc pas spécialement étonnés si cet objet fabriqué se présente comme quelque chose d'obscur par comparaison avec la vérité 
».
Comme on le voit, tous sauf Robin, dont la traduction, respectueuse du grec, reste ouverte sur ce point, comprennent touto comme renvoyant à l'ouvrage du fabriquant de couches et tous, Robin compris, voient le problème posé par Platon tournant autour de la « réalité » plus ou moins parfaite de la production d'un artisan, dans une perspective « existentielle ». Le problème, c'est que la « vérité » n'est pas une propriété d'un objet : un objet en tant que tel, abstraction faite de tout logos à son sujet, n'est pas plus ou moins ce qu'il est (Leroux), n'est pas plus ou moins « existant » (Cazeaux), n'est pas plus ou moins « réel » (Chambry, Robin, Baccou, Pachet), il est ce qu'il est, un point c'est tout. La vérité est une propriété d'un rapport : soit le rapport d'une image à son modèle du point de vue de la ressemblance, dans le registre visible, soit le rapport de pertinence entre les mots et ce à quoi on les applique, qui s'évalue non pas dans l'absolu, puisqu'un mot n'a qu'un rapport purement conventionnel avec ce qu'il nomme, comme le montre le fait qu'il change d'une langue à une autre (rien ne permet, à partir du seul mot couche, ou lit, ou bed, ou couch, ou cama, ou cauce, ou letto, ou klinè, de se faire une idée de ce que ce mot désigne), mais par la pertinence des relations qu'un logos établit entre les mots et ce à quoi ils prétedent renvoyer. La question « Est-ce que cet objet est bien une couche ? » n'a pas de sens par elle-même tant qu'on ne précise pas ce qu'implique « couche » et qu'on ne vérifie pas si l'objet auquel on prétend l'appliquer répond ou pas à ces exigences (dans le cas d'espèce, qu'une ou plusieurs personnes puissent se coucher dessus pour dormir ou se reposer). Et Socrate a bien posé le problème comme un problème de legein, de « parler, de « dire (ou pas) la vérité » (alèthè legein, 597a7). Et comme on l'a vu dans la note 29, quand Socrate utilise l'expression to on (« l'étant/ce qui est ») en l'opposant à ho esti (« ce qu'est/ce que c'est »), il sous-entend à chaque fois klinè (« couche/lit »). Et donc quand il parle de teleos on (« parfaitement étant »), il faut là encore sous-entendre klinè : « étant parfaitement (couche) » (teleôs on (klinè)) signifie « répondant parfaitement à la finalité (telos) d'une couche » et la « vérité » qui est en cause, c'est la vérité du logos qui qualifie de « couche » l'ouvrage de l'artisan, et non pas la plus ou moins grande perfection de son travail par rapport à on ne sait trop quels critères de perfection, ce qui veut dire que le touto renvoie, non pas à l'ouvrage de l'artisan, mais aux propos de Socate mettant en doute la pertinence de l'attribution du nom « couche » (klinè) à son ouvrage. Ce qui est en cause, et qui, de fait, reste plus ou moins « obscur », c'est la notion même d'idea, et ce qui constitue, dans chaque cas, l'idea que quelque chose de particulier auquel nous donnons un nom pour en parler. L'idea renvoie-t-elle à un modèle analogue à celui que regarde un peintre pour faire son tableau ou à des principes d'intelligibilité qui prennent pour nous la forme de logoi établissant des relations entre ce dont c'est l'idea et d'autres « choses » (objets, actions, qualités...) qui aident à comprendre ce dont c'est l'idea ? Si l'idea était parfaitement claire pour tout le monde et qu'il suffisait de fixer son regard sur elle, comme Socrate dit que le fait le fabriquant de couche pour faire une couche, pour comprendre de manière parfaite ce que chaque mot veut dire, nous n'aurions aucun problème à nous comprendre les uns les autres et nous n'aurions pas besoin de poser (tithesthai, 596a7) des eidè et de les ajuster au fur et à mesure que nous précisons le sens que nous donnons aux mots au gré de notre expérience grandissante. Et c'est bien le fait que ce n'est pas le cas qui explique l'apparent échec des dialogues dits « socratiques » à produire une « définiton » de la notion en cause. Les « choses » ne sont pas les mots dont nous les affublons et les frontières entre mots, se définissant par des relations avec d'autres mots, ne peuvent que rester floues : est-ce qu'un lit sur lequel je pose une valise et des piles de vêtements que je veux mettre dans la valise est encore un lit ou devient une table ? Est-ce qu'un banc sur lequel je m'allonge pour me reposer un moment dans un jardin public est encore un banc ou devient un lit ? Est-ce qu'un lit abattant redressé dans un encastrement dans un mur de la pièce où il est installé est encore un lit ou devient un pan de mur ?... C'est ce genre de questions plutôt que des questions sur le confort, la solidité et la perfection de la réalisation que pourrait avoir en tête Socrate lorsqu'il se demande si un meuble qu'on lui présente est bien une « vraie » couche ou pas et répond parfaitement ou pas à l'idea de couche. Le problème, c'est que la plupart des gens, à commencer par Aristote, ne peuvent complètement se débarasser de la conception de l'idea comme modèle et la réduire à de simples logoi explicatifs de la finalité et non pas de la perfection dans la réalisation de ce dont elle est l'idea, alors même qu'ils imaginent cette « perfection » comme impliquant l'immatérialité, l'immutabilité et l'« existence » hors du temps et de l'espace, ce qui est incompatible avec la notion même de « réalisation ». Tant qu'on n'a pas compris que l'idea de couche n'est pas une couche et qu'elle ne renvoie pas à une instance particulière, aussi parfaite soit-elle, de couche, et plus généralement, que l'idea de X n'est pas un X et qu'elle ne renvoie pas à une instance particulière, aussi parfaite soit-elle, de X, on ne peut pas comprendre Platon. Et tant qu'on n'a pas compris que les mots ne peuvent avoir la précision rigoureuse qu'on voudrait leur voir, on ne peut devenir dialektikos au sens que Platon donne à ce mot, c'est-à-dire capable d'utiliser le logos dans le dialegesthai, malgré toutes ses imperfections, mais en en étant conscient et en sachant les dépasser, pour comprendre notre monde tel qu'il est et non pas un monde ideal qui n'existe pas, et savoir déterminer ce qui est bon pour nous, individuellement et collectivement pour pouvoir y vivre « bien », y mener une vie « bonne » en tirant le meilleur parti de ce que nous a donné la nature, à la fois en tant que membre de l'espèce (eidos) anthrôpos (« homme ») et en tant que cet anthrôpos particulier vivant dans un contexte particulier dans le temps et l'espace. Donner une définition de quoi que ce soit, le jeu favori d'Aristote, c'est essayer de relier dans des logoi le nom qu'on lui donne avec un nombre aussi réduit que possible d'autres mots, ce qui ne peut que brider la richesse de ce qu'on cherche à définir et suppose que tous les mots utilisés sont « définis » avec la même rigueur et que tout le monde les comprend exactement de la même façon, ce qui est à l'évidence une tâche impossible. Dialoguer comme le fait Socrate dans l'Euthyphron à propos de la piété, ou dans l'Hippias majeur à propos du beau, ou dans la République à propos du juste, c'est éclairer la notion en cause à la fois en en montrant la richesse et en mettant en évidence les limites du langage pour nous amener à comprendre que ce qu'il faut chercher à mieux comprendre est au-delà des mots et ne peut se laisser enfermer dans des mots, en admettant qu'on ne pourra jamais en avoir une compréhansion absolument parfaite.
On notera pour finir, et sans que cela soit en contradiction avec ce que je viens de dire, le soin que met Platon à choisir ses mots (ce n'est pas parce que les mots ne sont pas parfaits qu'il faut les utiliser n'importe comment, et la précision maîtrisée, quand on est conscient de ses limites, a toute sa place dans la discussion). À la fin de la réplique précédente, où il était question de dire vrai ou pas, il a utilisé un verbe, kinduneuein (kinduneuei, que j'ai traduit par « il courrait le risque »), qui évoque l'idée de risque, de danger (kindunos, dont dérive le verbe) : parler, c'est effectivement prendre des risques, celui de dire des bêtises, mais aussi celui d'être contredit et ridiculisé par les contradicteurs (c'est très exactement le risque que refuse de prendre Glaucon dans sa réponse précédente en se retranchant derrrière l'opinion d'autres personnes, anonymes qui plus est pour qu'elles ne risquent pas de se retourner contre lui). Ici, où il est question de la difficulté à bien appréhender les ideai et la notion même d'idea, il utilise un verbe, tugchanein (tugchanei, que j'ai traduit par « a chance »), construit sur la racine tuchè qui signifie « chance, hasard, bonne ou mauvaise fortune », pour suggérer que le caractère plus ou moins « obscur » (amudron) de la compréhension qu'a chacun de la notion d'idea et des ideai vers lesquelles renvoient les mots qu'il utilise dépend en grande partie de son expérience passée et de l'éducation qu'il a reçue, qui dépendent en grande partie des hasards (tuchè) de la vie.
Et quand Socrate dit qu'il ne faut pas nous étonner (mèden thaumazômen, « de soyons nullement étonnés ») du caractère obscur de ces notions, on peut se demander s'il parle sérieusement, comme on pouvait déjà se demander si, dans sa précédente réplique, il parlait sérieusement en suggérant que considéréer l'ouvrage d'un artisan comme étant « parfaitement » (teleôs) ce dont on lui donnait le nom (« couche » ou autre chose), c'était ne pas dire vrai, quand on sait que pour lui, comme il le dit en Théétète, 155d1-5, le thaumazein (le fait de s'étonner) est le commencement de la philosophie (cf. note 19). Ne pas s'étonner de l'obscurité qui entoure les ideai et s'en accomoder, c'est se fermer la porte à la réflexion philosophie et à la possibilité de devenir dialektikos. (<==)

(33) Socrate a successivement évoqué plusieurs sortes (eidè) de personnes qui peuvent être considérés comme « créateurs » de couches : partant du cas des images dans un miroir dans une présentation destinée à piquer la curiosité en gardant pour la fin la clé du « mystère », il introduit le peintre, créateur lui aussi d'une image de couche, puis l'artisan, qu'il avait décrit auparavant comme «  fixant le regard sur l'idea (de couche) » pour en produire une. Dans les deux cas donc, celui du peintre et celui de l'artisan, c'est en « regardant » autre chose que le « créateur » produit ce qu'il produit, ce qui fait que nous nous retrouvons avec trois « sortes » (eidè) de « choses » que nous avons l'habitude de désigner par le mot « couche », l'image visible sur le tableau représentant une couche produit par le peintre (ou le reflet dans un miroir d'une couche présente à côté du miroir produit par n'importe qui), la couche produite par l'artisan en « regardant » lui aussi autre chose (l'idea) et enfin l'idea de couche que « regarde » l'artisan pour faire son travail. Et Socrate vient de dire qu'il n'était pas évident de décider si la couche fabriquée par l'artisan, qui n'était pas le producteur de l'idea de couche, méritait plus le nom de « couche » que l'image peinte par le peintre, suggérant implicitement que, si elle était, elle aussi, le résultat de la « copie » de l'idea de couche par l'artisan, elle était tout autant une « imitation » que la couche peinte par le peintre, bref, que seule l'idea de couche servant de « modèle » à l'artisan méritait pleinement le nom de « couche », était teleôs (« parfaitement ») couche. Maintenant que les personnages et les accessoires sont en place, Socrate, rappelant, par l'utilisation du mot mimètès (« imitateur »), le point de départ de la discussion, qu'est-ce que la mimèsis (« imitation »), dans son sens le plus général, propose à Glaucon de chercher parmi les personnages évoqués, peintres et artisans, lequel ou lesquels peuvent être qualifiés de mimètès (« imitateur »), dans l'idée qu'il est plus facile de comprendre la notion d'« imitation » (mimèsis) à partir de l'activité créatrice qu'à partir du produit fini. En d'autres termes, il propose de chercher quels types d'activités créatrices font de celui qui les pratique un « imitateur » (mimètès) et donc de son activité une forme d'« imitation » (mimèsis), ce qui revient, dans le cas d'espèce, à se demander si le fait que l'artisan fabriquant de lit « fixe son regard » sur l'idea de couche en fait un imitateur au même titre que le peintre, ce qui revient par induction à se demander ce qu'est l'idea de couche par rapport aux autres « sortes » (eidè) de couches que sont les images peintes de couches et les couches fabriquées par les fabriquants de couches, et si, de fait, elle joue le rôle d'un « modèle » pour l'artisan dans le même sens que la couche produite par l'artisan sert de modèle au peintre, ce qui supposerait qu'elle lui « préexiste ». Mais si l'idea est sans rapport avec le temps (et l'espace), « préexister » a-t-il un sens à son propos ?... (<==)

(34) « Quelque chose comme ces trois couches apparaissent » traduit le grec trittai tines klinai autai gignontai (mot à mot : « trois quelques couches elles se_produisent/adviennent »). Il me semble que c'est délibérément que Platon évite ici le mot eidè (« sortes »), qu'il réserve pour la conclusion en 597b13-14, lorsqu'il va parler de trisin eidesi klinôn (« trois eidè de couches »). Il a lancé un ballon d'essai en 597a1-2 en parlant de l'eidos (« sorte ») de couche que constitue l'idea de couche qui n'est pas produite par le fabriquant de couches (voir note 28) et qui va ici être la première des trois « sortes » qu'il a en vue, mais à ce point, pour ne pas compliquer les choses, il préfère garder ce terme pour la fin, une fois que les trois « sortes » de couches ont été présentées à travers trois exemples. Et de fait, lorsqu'il parle ici de « trois couches », il a dans l'esprit, comme la suite va le montrer, les instances de couches dont il a été précédemment question : la couche peinte par le peintre pris en exemple, la couche fabriquée par le fabriquant de couches dont il a été question, et enfin l'idea de couche sur laquelle le fabriquant de couches fixe son regard dans son travail. Il n'en est pas encore à généraliser. Certes, ces instances sont indéterminées, puisqu'il pourrait s'agir de n'importe quel peintre ou artisan et de n'importe laquelle de ses réalisations, mais il n'en reste pas moins qu'elles sont envisagées ici dans leur unité : une couche peinte, une couche fabriquée et une idea de couche. Ce n'est que dans un second temps, quand il aura précisé ce qui caractérise chacune de ces trois couche, le genre de créateur qui la produit, qu'il en viendra à parler de trois eidè (« sortes ») de couches. Il est donc regrettable que certains traducteurs introduisent ici un mot qui constitue une traduction possible en français d'eidos, même si c'est dans un sens qu'ils ne considèrent pas comme « technique », c'est-à-dire comme lié à leur « théorie des formes/idées », mais cela ne leur semble pas grave puisqu'ils ne considèrent pas non plus le eidè de l'expression trisin eidesi klinôn (« trois eidè de couches ») comme ayant ce sens « technique » (puisque pour eux eidos dans le sens qu'ils considèrent comme « technique » est synonyme d'idea), alors que c'est justement par un usage calculé d'eidos que Platon veut nous faire comprendre la continuité de sens qu'il suppose à ce mot entre son emploi en 596a6 dans ce que j'ai appelé sa pseudo-définition, et son emploi en 597a2 et 597b14, pour nous permettre de bien comprendre la différence qu'il fait entre eidos et idea.
Ainsi :
- Chambry (Budé) : « Ces lits ne se présentent-ils pas sous trois formes » (et en 597b13-14, « trois espèces de lits ») ;
- Baccou (Garnier) : « Ainsi, il y a trois sortes de lits » (et en 597b13-14, « trois espèces de lits ») ;
- Pachet (Folio) : « Eh bien ces lits sont de trois genres » (et en 597b13-14, « trois espèces de lits »).
On remarquera que si tous untilisent la même traduction (« espèces ») pour le eidè explicite de 597b14, ils font attention de ne pas utiliser le même mot là où eidè ne figure pas dans le grec. (<==)

(35) « Une, celle qui est dans la nature » traduit le grec mia men hè en tèi phusei ousa (mot à mot : « une d'une_part la dans la nature étant »). Mia, « une », féminin de eis (« un » au sens numéral), renvoie à klinai, pluriel de klinè (« couche »), qui est féminin en grec, comme « couche » en français (alors que « lit », traduction usuelle de klinè, est masculin). Comme je l'ai indiqué dans la note précédente, il n'est encore ici question que trois instances de couches.
Mais ce qui est intéressant ici et pose problème aux commentateurs, c'est l'expression qu'utilise Socrate pour qualifier la première couche, « celle qui est dans la nature », en tèi phusei en grec. Ce qui leur pose problème, c'est à la fois la référence à la phusis (« nature ») pour une idea, puisque c'est de l'idea de couche dont il est question ici, la première des trois instances de couches que Socrate considère, et la forme de l'expression, en tei phusei (« dans la nature », avec phusei datif singulier de phusis, appelé par la préposition en, « dans »), là où certains auraient à la rigueur admis la simple forme adverbiale phusei, « par nature/naturellement ». Commençons donc par voir les traductions proposées par mes prédécesseurs :
- Chambry (Budé) : « l'une (des trois formes de lits) qui est la forme naturelle » ;
- Robin (Pléiade) : « un (lit), celui qui est naturel » (avec une note qui précise : « il n'y a pas en effet d'ouvrier humain qui puisse produire la forme du lit, c'est-à-dire le lit qui, au lieu d'être un effet de l'art, d'être un lit artificiel, est le lit naturel, autrement dit le lit idéal : la vrai Nature pour Platon est le monde des essences intelligbiles, des Idées. ») ;
- Baccou (Garnier) : « l'une (des trois sortes de lits) qui existe dans la nature des choses » ;
- Pachet (Folio) : « le premier (genre de lits) est celui qui est dans la nature » ;
- Cazeaux (Poche) : « L'une (des trois réalités du lit) existe dans le fond originel du monde » ;
- Leroux (GF Flammarion) : « Le premier (des trois lits distincts) est celui qui existe par nature », avec une note qui précise : « Et non pas "dans la nature", puisque le premier lit est la forme du lit, œuvre divine. Comparer avec le juste "par nature", VI, 501b. Toute la nature, dans sa richesse, est déjà une imitation du monde des formes, monde auquel Platon réserve la réalité de l'unique nature véritable. Voir Phédon, 103b, et Parm., 132d : "Alors que ces formes sont comme des modèles qui subsistent dans leur nature, les autres choses entretiennent avec elles un rapport de ressemblance et en sont les copies ; en outre, la participation que les autres choses entretiennent avec les formes n'a d'autre explication que celle-ci : elles en sont les images" (trad. L. Brisson). »).
Seul Pachet s'en tient strictement au grec. Pour comprendre ce qui pose problème aux traducteurs et commentateurs, il convient de rappeler que le mot phusis dérive du verbe phuein qui signifie « naître, croître, pousser » et évoque donc une idée de développement : ainsi, Benveniste, cité par Chantraine dans son Dictionnaire étymologique de la langue grecque dans la section consacrée à phusis, dans son entrée sur phuomai, définit phusis comme « accomplissement (effectué) d'un devenir », « nature en tant qu'elle est réalisée, avec toutes ses propriétés ». « Nature » en français a une étymologie similaire, à partir du latin natura, dérivé du verbe nascere, qui signifie « naïtre », l'un des sens de phuein, via le supin natum, mais plus personne ne se souvient que, derrière « nature », il y a l'idée de « naître ». Il faut donc une certaine dose d'audace à Robin pour affirmer dans la note citée plus haut que « la vrai Nature pour Platon est le monde des essences intelligbiles, des Idées », ce qui revient à dire que l'intelligible pur, le « monde des Idées » qu'il croit trouver chez Platon, est quelque chose qui naît, sauf à tordre le cou au mot phusis ! Quant à Leroux, qui veut aussi voir dans « le monde des formes » le « monde auquel Platon réserve la réalité de l'unique nature véritable », il traduit comme si Platon avait écrit phusei et non pas en tèi phusei, et va jusqu'à se justifier dans une note de cette trahison du texte en précisant « Et non pas "dans la nature", puisque le premier lit est la forme du lit, œuvre divine », ce qui revient à dire : « Platon ne peut pas avoir écrit ce qu'il a écrit, puisque c'est contradictoire avec ce que je pense qu'il aurait dû écrire d'après l'idée que je me fais de ses doctrines, donc je le corrige dans ma traduction ». Et il se justifie en renvoyant à des propos de Socrate dans le Parménide, selon lesquels les eidè seraient des modèles dont le reste (ta alla, « les autres [choses] » c'est-à-dire celles du monde sensible) seraient des images, et que je préfère citer dans ma traduction : « d'une part ces eidè se tiennent (estanai) comme modèles (paradeigmata) dans la nature (en tèi phusei), d'autre part les autres [choses] leur ressemblent (eoikenai) et en sont des copies (homoiômata), et cette participation (methexis) par les autres [choses] aux eidè en arrive à n'être pas autre chose que d'être faits à leur ressemblance (eikasthènai) », s'appuyant sur une traduction fautive de Brisson, qui traduit en tèi phusei par « dans leur nature », ce qui en change le sens, pour justifier de sa trahison du texte grec ici. Mais là n'est pas le plus grave ! Le Parménide, bien qu'il soit considéré comme postérieur à la République, aussi bien dans l'ordre traditionnel où les dialogues suivraient l'évolution de la pensée de Platon au fur et à mesure qu'il les écrivit que dans l'ordre à visée pédagogique de mes tétralogies s'adaptant aux progrès escomptés du lecteur par un Platon âgé écrivant tous ses dialogues sur le tard avec un plan d'ensemble fixé au départ et tenant les mêmes positions du premier au dernier d'entre eux mais en adaptant la présentation dans des confrontations avec d'autres positions possibles en fonction du niveau auquel le lecteur est supposé être arrive à ce point dans sa progression à travers les dialogues, met en scène un Socrate jeune, dont les thèses ne sont pas encore affirmées face à un Parménide âgé qui soutient ses propres thèses, pas celles de Socrate, thèses que ce jeune Socrate, pas encore sûr de lui (si tant est qu'il l'ait jamais été !), a du mal à contrer. Rien ne prouve donc que les positions qu'y suggère un jeune Socrate sont les mêmes que celles que présente de manière plus assurée un Socrate vieillissant dans la République, et en particulier dans le texte ici traduit. Une première chose devrait d'ailleurs nous mettre la puce à l'oreille, c'est le fait que ce dont il est question dans les propos cités, c'est des eidè et non pas des ideai, et que d'ailleurs Parménide, lui, ne fait pas la différence entre les deux, comme le prouve le fait que, dans les échanges qui précèdent immédiatement le texte cité, il change de mot d'une réplique à la suivante pour parler manifestement de la même chose : il utilise idea en 132c4 et eidos dans sa réplique suivante, en 132c10. Selon moi, la thèse présentée à ce point par Socrate dans le Parménide est bien la supposée « théorie des eidè/ideai » où ces deux mots sont synonymes et qui en fait des « modèles » des réalités sensibles, mais présentée comme une explication encore problématique d'un jeune Socrate qui n'est pas encore celui des autres dialogues, et en particulier de la République et du Sophiste, que Platon lui fait présenter ici en prélude à la trilogie « dialectique » Théétète-Sophiste-Politique qui constitue l'aboutissement des cinq précédentes tétralogies propédeutiques, dans un dialogue, le Parménide, dont le but est de mettre en scène la vacuité des discussions sur l'« être » (to on) et le « non-être » (to mè on) lorsqu'on prend le verbe « être » (einai) dans un sens absolu sans attributs explicites (le supposé sens « existentiel ») alors qu'il n'a pas d'autre rôle que d'introduire des attributs et n'a aucun sens par lui-même, non pas parce que cela correspondrait à des difficultés qu'aurait rencontrées Platon avec cette « théorie » supposée sienne au moment où il écrivait ce dialogue, mais parce qu'il savait par expérience depuis longtemps qu'elle correspondait à une tendance naturelle de ceux qui commencent à réfléchir sur les « idées » (eidè/ideai) et qu'il convenait d'en mettre à jour les faiblesses avant de rentrer dans les choses sérieuses avec le Sophiste, pour des personnes qui étaient supposées avoir déjà en leur possession les arguments pour la dépasser avec en particulier les image centrales de la République (parallèle du soleil et du bon, analogie de la ligne et allégorie de la caverne) et le texte sur les trois sortes de couches ici traduit. Quant à la question de savoir si cette « théorie » des eidè/ideai comme « modèles » des « réalités » sensibles qui en seraient des « images » était celle du Socrate historique jusqu'à la fin de sa vie ou s'il avait fini par arriver à la manière de comprendre que Platon lui fait présenter dans la République en particulier, qui distingue les eidè, produits de la pensée des individus différents d'une personne à l'autre et pour chaque personne d'un moment de sa vie à l'autre, des ideai, principes objectifs d'intelligibilité et cible lointaine des eidè, c'est une question d'histoire de la pensée, sans portée sur la compréhension des dialogues de Platon, et encore moins sur la compréhension du monde à laquelle il chercher à contribuer à nous faire parvenir par un « dialogue » avec ses dialogues. Bref, il convient seulement de chercher à comprendre ce que le Socrate de Platon veut dire lorsqu'il dit que l'idea de couche est en tèi phusei (« dans la nature »).
Il me semble que ce qu'il veut suggérer en employant la formule « dans la nature » (en tèi phusei) plutôt que « par nature » (phusei seul), c'est que les ideai ne se comprennent que dans le tout qu'elles forment toutes ensemble, par le biais des relations qu'elles entretiennent les unes avec les autres et dans leur rapport avec le monde sensible dont elles fournissent, non pas le modèle, mais les principes d'intelligibilité. C'était déjà ce que voulait suggérer dans l'allégorie de la caverne leur représentation par les astres du ciel, qui ne s'individualisent pour nous que par leur position relative les uns par rapport aux autres. Si l'on y réfléchit sans a priori, la notion, l'idée de klinè (« couche ») est indissociable de celle d'anthrôpos (« être humain ») fait de chair et de sang, naissant, grandissant et mourant sur cette terre en tant qu'animal bipède qui se fatigue à travailler et à bouger et a besoin de dormir de temps en temps, qui est par ailleurs doté de mains lui permettant de se fabriquer des équipements (skeuè) et d'une intelligence lui permettant une grande inventivité en la matière (largement plus grande et plus variée que celle dont font preuve les oiseaux pour se construire des nids ou certains animaux pour s'aménager des tanières). En d'autres termes, même l'idée de klinè (au sens usuel du français « idée », sans doute justement héritée de l'emploi d'idea par Platon) n'a de sens que dans la nature dont nous faisons partie et ne devient productive, vue à travers l'idea que nous nous en faisons, que parce que nous nous en inspirons pour fabriquer des klinai matériels. L'allégorie de la caverne était destinée, entre autres, à nous faire comprendre que le monde visible est aussi intelligible quand nous l'analysons au moyen du logos en termes d'eidè nous permettant de nous affranchir du temps et de l'espace et de raisonner sur des ensembles, des pluralités (le ta polla de 596a7), et non pas sur des instances situées dans le temps et l'espace. Et elle nous a présenté ce qui nous permet de nous orienter dans notre monde, pourvu qu'on sorte de la prison des seuls yeux comme source de connaissance et qu'on lève la tête vers le « ciel » intelligible, à travers l'image du ciel étoilé qui permet aux navigateurs de trouver leur chemin en pleine mer et du soleil/bon qui éclaire pour l'intelligence tout ce qui constitue notre monde dont lui et le ciel étoilé font partie. Et donc, tout comme le ciel qui les illustre dans l'allégorie de la caverne fait partie de la nature, les ideai sont donc bien dans la nature, dont elles sont les principes d'intelligibilité et non pas les modèles à copier, car s'il n'y a plus de « nature », il n'y a plus rien à comprendre ni personne pour comprendre... rien ! Et elles ne sont pas des modèles à copier pour la simple raison qu'elles sont des principes d'intellitigbilité et non pas un exemplaire, aussi parfait soit-il, de ce dont elles sont l'idea. Comme je l'ai déjà dit, on ne couche pas sur l'idea de couche, qui est celle de quelque chose de matériel sur lequel des êtres matériels et mortels peuvent se coucher, puisqu'une idea est par nature immatérielle, sans relations avec le temps et l'espace et seulement intelligible. Elle n'est accessible qu'aux « yeux » de l'esprit dans un processus de compréhension se déroulant dans le temps qui suppose des changements dans l'esprit de celui qui cherche à comprendre. (<==)

(36) « Un dieu l'a produite » traduit le grec theon ergasasthai. Theon, sans article, est l'accusatif de theos (« dieu ») qui est en grec un nom commun, pas un nom propre, puisque les Grecs du temps de Socrate et Platon vénéraient une multitude de dieux qui avaient chacun un ou plusieurs noms « propres » (Zeus, Athéna, Poseidon, Héra, etc.). La traduction qui s'impose est donc « un dieu », sans majuscule à « dieu », l'absence de l'article défini ho (« le ») se rendant en français par l'article indéfini « un », qui n'existe pas en grec. Traduire par « Dieu » sans article et avec une majuscule, comme le font Chambry, Robin, Baccou et Cazeaux, est à la fois un anachronisme et une trahison du texte grec.
Quelques lignes plus loin, en 597c1, Socrate va utiliser la formule ho theos, « le dieu », mais à ce point, l'article défini se justifie puisqu'il s'agit de faire référence au dieu dont il a déjà été question, même si son identité n'est pas précisée. En attribuant la paternité de l'idea à un dieu, sans plus de précisions, Socrate confirme qu'elle n'est la production d'aucun être humain, mais qu'elle est néanmoins la production d'un être doué d'intelligence, donc agissant en vue d'une finalité, ce qui fait de ses créations quelque chose d'intelligible. Son problème à ce point n'est pas de chercher à identifier ce dieu, ce qui ne nous apprendrait pas grand chose, voir rien du tout, sur ses créations, mais de garantir l'intelligibilité des ideai en dépit du fait qu'elles ne sont pas œuvre humaine. Et ce qui lui importe ensuite, c'est de bien montrer l'unicité de chaque idea, qui ne dépend pas de l'identité du dieu créateur, mais de sa seule nature divine et de ses objectifs en les créant. (<==)

(37) Après avoir parlé d'artisan (dèmiourgos), puis de travailleur manuel (cheirotechnos), puis de créateur de couches (klinopoios), puis de producteur de couches (klinourgos), Socrate introduit encore un nouveau terme, celui de tektôn, dont le sens premier est « travailleur du bois », c'est-à-dire « charpentier » ou « menuisier », et dont le sens peut s'élargir à d'autres sortes de travaux. On peut penser que, dans le contexte de cette discussion, cette variation dans les appellations du fabriquant des couches prises en exemple, qui contraste avec la constance dans l'appellation de ce qu'il fabrique, des klinai, toujours appelés du même nom, n'est pas un pur effet de style, mais est aussi un moyen de nous suggérer discrètement que, si l'eidos est ce à quoi on associe un onoma (« nom »), l'eidos et le nom sont deux choses distinctes, puisqu'on peut utiliser des noms multiples dont nul ne doute que, dans le contexte, ils renvoient tous à la même catégorie de personnes, celle des « fabriquants de couches », désignés de manière spécifique par deux mots distincts mais manifestement synonymes, klinopoios, et klinourgos, mais chacun selon un angle d'attaque différent qui regroupe une catégorie plus ou moins large de personnes dont font partie les « fabriquants de couches ». On est en fait dans la problématique de ce qu'Aristote appellera, en cherchant justement à spécialiser le sens d'eidos, « genre » (genos) et « espèce » (eidos), où le genre est un regroupement d'espèces. Ici, si l'on veut classer ces termes du plus général au plus spécifique en se guidant sur leurs étymologies respectives, c'est dèmiourgos (que j'ai traduit par « producteur ») qui est le terme le plus général, puisqu'il renvoie à n'importe quelle sorte de travail (ergon) effectué pour le « peuple (dèmos) » c'est-à-dire toute profession proposant des services au sens le plus large au public, et pas seulement des activités manuelles, puisque, selon le dictionnaire Bailly, dans Homère le terme est utilisé pour désigner un devin, un médecin, un menuisier, un hérault ; vient ensuite le terme cheirotechnos, qui, lui, spécialise nettement l'activité au travail manuel (cheir signifie « main »), mais reste encore ouvert sur la nature de cette activité manuelle, puisqu'un mot de formation voisine cheirourgos (le même -ourgos que dans dèmiourgos, dérivé de ergon, « action, activité, travail, ouvrage ») a fini par se spécialiser pour désigner le « chirurgien », mot français qui en est la transcription pure et simple ; plus spécialisé encore est le terme tektôn (« travailleur du bois », c'est-à-dire principalement « menuisier » ou «  charpentier », le seul de ces cinq mots qui est une racine première et qui ne « parle » donc pas par sa composition), qui limite le travail manuel au travail du bois, même si, par un mouvement contraire à celui qui a fait évoluer le sens de dèmiourgos, son registre de sens s'est élargi à celui d'« artisan » en général ; et finalement, lorsqu'on en arrive à un terme spécifique à l'activité dont on parle, qui se limite à la fabrication de couches et à rien d'autre, ce n'est pas un, mais deux mots, qu'utilise Socrate : klinopoios, étymologiquement « créateur (poios, dérivé de poiein, « fabriquer, créer, produire, faire », que j'ai choisi ici de traduire par « créer », cf. note 14) de klinai (« couches ») », et klinourgos, étymologiquement « producteur (ourgos, dérivé d'ergon, « travail, production », que j'ai choisi ici de traduire par « production », cf. note 14) de klinai (« couches ») ». Il est probable que cette variation du vocabulaire de la part du Socrate de Platon est aussi destinée à stimuler notre réflexion sur ces notions de genre et d'espèce et de plus ou moins grande spécialisation du vocabulaire dans le cadre d'une réflexion qui porte justement sur eidos. (<==)

(38) Ces trois mots, zôgraphos (« peintre »), klinopoios (« créateur de couches ») et theos (« dieu »), sont utilisés ici par Socrate sans article, selon une manière de parler qui, dans ce cas, peut se transposer telle quelle en français, pour la raison justement qu'ils ne désignent pas chacun un individu particulier non identifié précisément parce qu'il pourrait être l'un quelconque des membres du groupe qui est désigné par ce nom, mais le groupe en tant que tel. Cet exemple nous permet de voir la différence de perception qu'il peut y avoir devant l'emploi d'un nom commun entre un grec pour qui l'emploi de l'article indéfini est l'exception (renforcement par un mot, tis, qui n'est pas à proprement parler un article mais un adjectif/pronom indéfini, ajouté après le nom) et un français pour qui l'absence d'article est l'exception : le français pense spontanément le nom « commun » comme nom d'une instance particulière, alors que le grec le comprenait plus spontanément comme « qualificatif » d'une classe. Et si j'emploie ici le mot « qualificatif » plutôt que « nom », c'est parce qu'une autre caractéristique du grec qu'il peut être important d'avoir présente à l'esprit en lisant Platon est que la distinction entre nom et adjectif y était bien moins formalisée que dans notre langue, comme le montre entre autre la facilité avec laquelle les grecs utilisaient l'article défini devant des adjectifs non suivis de noms, non seulement au singulier (substantivation, dans notre jargon), comme dans to kalon (« le beau »), qui est au centre de la discussion de l'Hippîas majeur, ou encore dans nombre de mots féminins se terminant par derrière lesquels il faut sous-entendre technè, comme avec hè mousikè (substantivation du féminin de l'adjectif mousikos, pour parler de « la (technè) qui a rapport aux Muses », c'est-à-dire au sens général l'ensemble des activité de l'esprit par opposition aux activités corporelles (la gymnastique), et au sens plus spécialisé qu'a prise sa transcription en français, « la musique ») ou hè dialektikè (substantivation du féminin de l'adjectif dialektikos, qui signifie « qui concerne le dialogue, la discussion », pour parler de « la ... », la quoi au juste ? et qu'on s'est contenté de transcrire en français sous la forme « la dialectique »), mais aussi au pluriel, dans des formules qui font le désespoir des traducteurs car elles obligent à suppléer en français un nom après l'adjectif, pour le meilleur et pour le pire, comme par exemple avec ta kala (« les belles », sous-entendu « choses » ? qui peut dans certains contextes être réducteur, car ta kala, ce peut aussi être de belles actions, de belles pensées, etc.) ou à remplacer l'adjectif par un nom, comme par exemple avec hoi polloi, mot à mot « les nombreux », qui devient souvent « le grand nombre » ou « la foule » dans les traductions. Ainsi, pour un grec, il n'y a pas de différence grammaticale entre ti esti klinè; (« quoi est lit ? ») et ti esti kalon; (« quoi est beau ? »), les deux expressions renvoyant à une qualification qui peut être pensée comme un eidos, une abstraction, et non comme une réalité matérielle spécifique, alors qu'en français, on fait une différence grammaticale entre « qu'est-ce qu'un lit ? » (traduction littéraire de ti esti klinè) et « qu'est-ce qui est beau ? » (traduction littéraire de ti esti kalon) qui conduit à ne pas penser « lit » et « beau » de la même manière : « lit » est d'abord pour nous une instance de lit plus ou moins précisément définie, alors que « beau » est une abstraction. (<==)

(39) Le mot grec que je traduis par « responsable » est epistatai, nominatif pluriel de epistatès, nom dérivé du verbe ephistasthai, qui signifie étymologiquement « se placer sur » ou « être placé sur » au sens propre ou figuré, ce qui conduit pour epistatès à des sens tournant autour de la notion de « superviseur », c'est-à-dire de quelqu'un qui est « placé au-dessus » d'autres personnes dans une hiérarchie : président, directeur, intendant, chef, surveillant, etc.
Mais ce mot peut aussi être lu comme la troisième personne du singulier du présent de l'indicatif du verbe epistasthai, qui est sans doute une forme affaiblie de ephistasthai dont le sens a évolué vers celui de « savoir », compris comme signifiant « dominer son sujet », et dont dérive en particulier epistèmè, qui signife « savoir, science ». Mais il est grammaticalement difficile d'accepter cette lecture, dans la mesure où, si on lit epistatai comme un verbe, son sujet, treis houtoi (« ces trois-là ») est un masculin pluriel alors qu'epistatai en tant que verbe est la troisième personne du singulier. Or si le grec accepte un verbe au singulier avec un sujet au pluriel, ce n'est que dans le cas où le sujet est un neutre pluriel, pas un masculin, comme c'est le cas ici. C'est pourtant en tant que verbe que le Word index to Plato de L. Brandwood liste cette occurrence de epistatai et c'est par un verbe que la traduisent Chambry (« ils sont trois qui président à trois espèces de lit »), Baccou (« ils sont trois qui président à la façon de ces trois espèces de lits »), Pachet (« ces trois-là président à trois espèces de lits ») et Leroux (« voilà les trois qui veillent aux trois espèces de lits »), mais, au vu de leur traduction, qui ne reprend pas un des sens du verbe epistasthai (« savoir, être apte à, compétent pour »), mais plutôt le sens du verbe epistatein, verbe dérivé de epistatès qui signifie, lui, « être un épistatès, exercer des fonctions d'epistatès », il faut supposer qu'en fait, ils lisent bien epistatai comme un nom, mais supposent un eisi (« sont ») sous-entendu. Si l'on voulait à tout prix lire epistatai comme forme du verbe epistasthai, il faudrait traduire : « peintre, fabriquant de couches, dieu, ces trois-là, c'est compétent pour trois eidè de couches ».
Quoi qu'il en soit, on peut retenir de cette ambiguïté que Socrate veut suggérer ici à la fois une idée de responsabilité (epistatai comme nom) et une idée de compétence, de savoir (epistatai comme verbe). (<==)

(40) J'ai déjà commenté en anticipation cet emploi d'eidos dans la note 28 pour expliquer que, contrairement à ce que croient tous les traducteurs consultés, il n'y a pas pluralité de sens pour eidos dans cette page et que ce mot n'y est pas employé comme synonyme d'idea partout sauf ici. Pour s'en convaincre, il convient de ne pas chercher trop vite à traduire le mot en français, mais de chercher à saisir ce dont parle Socrate au-delà des mots. Après avoir commencé la discussion en présentant l'eidos comme ce que l'on associe à une pluralité à laquelle on associe un nom unique (par exemple « couche »), Socrate essaye maintenant de nous faire comprendre que plusieurs eidè distincts peuvent être associés au même nom, et pas seulement dans le cas de synonymes, simplement du fait qu'on peut ne s'intéresser qu'à l'apparence visuelle de ce à quoi on associe le nom (tout ce qui a l'apparence d'une couche pour les yeux, qu'il s'agisse d'un reflet, d'un dessin ou d'un objet tangible sur lequel on peut effectivement se coucher), ou aussi à son usage dans le concret (tout ce sur quoi on peut se coucher pour dormir), voire seulement à l'idea/idée/concept/notion/... commune à tous ces objets au-delà de leurs différences matérielles. Ce qui distingue ce cas de celui des synonymes c'est que, dans ce cas, les eidè en cause sont en quelque sorte « emboités » les uns dans les autres : toutes les couches qui satisfont au second eidos (on peut se coucher dessus) satisfont aussi au premier eidos (ça a l'apparence visuelle d'une couche), et l'eidos correspondant à l'idea de couche n'est que la forme la plus aboutie du second eidos, sa « cible » objective., mais il s'en distingue justement par le fait que contrairement aux deux autres eidè, il n'est pas produit par la pensée de chacun, il est ce que chacun cherche à atteindre à l'aide de ses eidè. S'il y a une notion de copie dans cette manière de voir et de comprendre, ce n'est pas entre les couches matérielles et l'idea de couche qui serait leur modèle, mais entre l'eidos que chacun associe au mot « couche » et l'idea de couche, que l'on peut effectivement considérer comme leur « modèle » à tous. Mais attention : il y a « emboîtement » d'une certaine manière dans les instanciations de ces trois eidè de couche, mais pas dans les eidè eux-mêmes puisque l'objectif est justement de se débarasser progressivement des caractéristiques visuelles qui s'attachent aux mots dans un premier temps, qui ne font pas partie de l'idea, pur principe d'intelligibilité, pour parvenir à ne plus prendre en compte que des principes d'intelligibiité.
La question du ou des sens d'eidos étant réglée, il reste à se pencher sur la question du nombre de ces eidè de couches. Le fait que Socrate en distingue trois perturbe les commentateurs qui cherchent à rapprocher ce texte de l'analogie de la ligne, où Socrate met en évidence quatre sous-segments, deux dans le vu et deux dans le perçu par l'intelligence. Et s'ils cherchent à faire ce rapprochement, sans y parvenir, c'est parce qu'il est assez facile de rapprocher chacun des trois eidè de couches ici mis en évidence de l'un ou l'autre des sous-segments : il n'est en effet pas difficile d'associer les reflets de lits et les lits peints avec le premier sous-segment du vu, celui des images (eikones, 509e1), et les lits fabriqués par les artisans au second sous-segment du visible, que Socrate décrit comme incluant, outre le vivant, « la famille entière de ce qui est fabriqué » (to skeuaston holon genos, 510a6), et il semble naturel d'associer l'idea unique de couche, œuvre d'un dieu, au second sous-segment du perçu par l'intelligence, celui du savoir (epistèmè), même si la description qu'en donne Socrate est fondée sur une démarche et non pas sur des « objets » spécifiques, puisque la démarche associée à ce sous-segment est justement la démarche qui est supposée donner accès aux ideai, comme le montre l'allégorie de la caverne, où la progression du prisonnier libéré culmine dans la contemplation des astres eux-mêmes. Mais une fois là, il ne reste plus rien à associer au premier sous-segment du perçu par l'intelligence, celui de la dianoia (« pensée discursive/vagabonde »). Et pourtant, ce qu'il convient d'y associer est présent dans toute cette discussion, non pas en tant qu'un quatrième eidos de couche, mais en tant que ce que Socrate présente d'entrée comme associé à un eidos, et qui est justement ici le même pour les trois eidè mis en évidence, c'est... le mot « couche » (klinè) lui-même, celui qui rend possible des logoi relatifs aux couches, et donc la dianoia les concernant ! Et cette dianoia, justement tant qu'on en reste aux mots et qu'on s'en fait des « soutiens » (hupotheseis) sans vouloir en rendre compte (logon didonai, cf. 510c1-d3) et qu'on suppose implicitement que connaître le nom de quelque chose, c'est connaître cette « chose », ne peut conduire au savoir ultime, qui doit s'affranchir des mots, qui ne sont encore que des sortes d'« images » de ce qu'ils désignent, pour ne plus s'appuyer que sur les eidè intelligibles sans référence à des images visibles. Comme on le voit, ce qui distingue les quatre sous-segments de la ligne, ce ne sont pas des objets différents, mais des manières différentes de concevoir les mêmes « objets », soit comme seulement sensibles (segment du vu) en ne s'intéressant qu'à leur apparence visible (premier sous-segment du vu) ou en prenant en considération leur utilité sans nécessairement en comprendre les raisons (second sous-segment du vu), soit comme intelligibles (segment du perçu par l'intelligence) en en restant aux noms (premier sous-segment du perçu par l'intelligence) ou en cherchant à s'approcher des ideai (second sous-segment du perçu par l'intelligence) à l'aide d'eidè purement intelligibles et débarassés de toutes références au visible/sensible. Une fois encore, on comprend là pourquoi Platon, pour tenter de nous faire comprendre des notions aussi complexes que celles qu'il associe aux mots eidos et idea, a choisi ses exemples dans le registre de l'artisanat humain et dans des objets dont tout le monde a l'expérience quotidienne et on ne peut que regretter que les beaux esprits qui ne jurent que par les ideai de beau, de juste et de bon, justes successeurs des amis des eidè que met en scène l'Étranger d'Élée dans le Sophiste, n'aient pas daigné attacher plus d'importance à ce texte central pour comprendre sa pensée, ou plutôt, non pas ses théories, mais ce qu'il voulait nous faire comprendre, qui constitue une sorte de conclusion aux trois images centrales de la République que sont le parallèle entre le bon et le soleil, l'analgie de la ligne et l'allégorie de la caverne, simplement parce que, pour eux, comme pour Hippias qui s'emporte lorsque Socrate lui parle de marmite et de cuiller à propos du beau (Hippias Majeur, 288b1-2), des discussions sur des tables et des couches ne pouvaient avoir de portée « philosophique »... (<==)

(41) Ici, on a en grec ho theos, avec l'article défini qui a presque valeur de démonstratif : le dieu, c'est celui dont on vient de parler, celui dont on a dit qu'il pouvait seul être le créateur de klinè « qui est dans la nature », c'est-à-dire en fait d'une « nature » (phusis) ordonnée, d'un kosmos, d'un univers obéissant à un certain « ordre », dans lequel on trouve des anthrôpoi (« êtres humains ») qui ont à la fois besoin de dormir une partie du temps en position allongée et la capacité de concevoir et fabriquer des objets destinés à les aider à satisfaire leur besoins de manière plus efficace, et donc entre autre, de dormir de manière plus confortable qu'en s'allongeant simplement sur le sol, d'où ma traduction par « ce dieu ». (<==)

(42) « Nécessité » traduit le grec anagkè. Pour Platon, même les dieux, quoi que cela signifie pour lui, n'échappent pas à une forme de nécessité qui s'impose à tous et dont ils ne sont pas l'origine. C'est clair à propos du dèmiourgos du Timée, tout le dialogue étant construit pour mettre en évidence la part qui, dans la création du Kosmos, revient à l'intelligence du dèmiourgos (ta dia noû dedèmiourgèmena, Timée, 47e4) et celle qui revient à la nécessité (ta di' anagkè gignomena, Timée, 47e4-5) qui s'impose même à lui (voir mon plan du Timée et le texte qui l'accompagne). (<==)

(43) « Produire complètement » traduit le verbe grec apergasasthai, infinitif aoriste du verbe apergazesthai, formé par ajout du préfixe ap(o)- au verbe ergazesthai utilisé par Socrate en 596c7, 596c9 et 597b6-7 et que j'ai traduit par « produire par son travail » (cf. note 14) pour faire ressortir la racine ergon (« action, ouvrage, travail ») de ce verbe. Le préfixe apo- ajoute à ce verbe une idée d'achèvement, qui suggère que le travail du dieu est complet, qu'il n'y a rien de plus à y ajouter. Et cette idée que le travail du dieu est complet dès qu'il a produt la seule idea de couche doit se comprendre par rapport au cas de l'artisan qui, lui, produit une couche particulière (klinè tis) mais pas l'idea de couche : le travail du dieu est terminé dès qu'il a produit l'idea, et il n'et pas nécessaire de voir en lui le « créateur », même lointain, de toutes les couches individuelles pour considérére que son travail est terminé, même si la multitude des couches individuelles produit une multitude d'apparences (eidè) qui sont toutes compatibles avec l'idea de couche mais ne sont pas impliquées par elle : rien dans l'idea de couche n'implique que des couches doivent être en bois, ou en pierre ou en métal, ou en autre chose encore qui n'existait pas au temps de Platon, qu'elles doivent avoir quatre pieds, ni plus ni moins, qu'elles doivent avoir telle ou telle largeur, etc., et pourtant, l'idea de couche est complète sans toutes ces précisions. (<==)

(44) Socrate reprend ici mot pour mot l'expression en tèi phusei qu'il avait déjà utilisée en 597b6. Pour le sens de cette expression pour caractériser l'œuvre du dieu, voir la note 35. (<==)

(45) « Créa seule et unique celle-là même [qui est] ce qu'est "couche" » traduit le grec epoièsen mian monon autèn ekeinèn ho estin klinè (mot à mot : créa une (le nombre 1, pas l'article indéfini) seulement même celle-là ce_qui est couche »). Les mots mian monon autèn ekeinèn (« une seulement même celle-là ») sont des accusatifs singuliers féminins (monon est un adverbe signifiant « seulement ») qui renvoient à trittai tines klinai (« quelque chose comme ces trois couches ») de 597b5, dans lequel klinai est le pluriel de klinè, féminin en grec (comme « couche » en français, mais pas comme « lit », qui, lui, est masculin), comme c'était déjà le cas dans les répliques précédentes pour les mia (« une ») en 597b5 (« une, celle qui est dans la nature »), 597b9 (« une que le menuisier [produit] ») et 597b11 (« une que le peintre [produit] »). Par contre, ho dans les mots ho estin klinè (« ce qu'est "couche" ») est un neutre et ces trois mots reprennnent la même expression que celle déjà utilisée en 597a2 (au nu final de esti(n) près, qui ne change pas le sens), où je l'avais déjà traduite par « ce qu'est "couche" », formule dont on a vu (cf. note 28) qu'elle était l'équivalent de hè klinès idea (« l'idea de couche »).
L'insistance est ici sur l'unicité de cette production, soulignée par la formule redondante mian monon (« une seulement ») où mian n'est pas, comme pourrait le laisser croire la traduction française, l'article indéfini mais l'accusatif féminin de eis, qui signifie « un » au sens numéral, et monon est un adverbe signifiant « seulement ». C'est cette unicité qui fait la spécificité de cette « sorte » (eidos, 597a2) de « couche » et Socrate va passer plus de temps à bien la faire comprendre qu'il ne va en consacrer aux deux autres producteurs de couches, le menuisier et le peintre. (<==)

(46) « Deux telles [couches] ou plus n'ont pas été plantées par le dieu et ne peuvent naître » traduit le grec duo toiautai è pleious oute ephuteuthèsan hupo tou theou oute mè phuôsin (mot à mot « deux telles ou plus ni ont_été_plantées par le dieu ni ne naissent »). Ce membre de phrase énonce deux négations, introduites par oute... oute... (« ni... ni... ») dont il convient de bien distinguer la portée. Chacune des deux négations porte sur un verbe différent à un temps différent et seule la première implique ho theos (« le dieu »), non pas comme le sujet du verbe, mais comme agent de l'action impliquée par le premier verbe, introduit par la préposition hupo, dont le sens premier est « sous », d'où dérivent les sens de « sous l'action de, par le fait de », et finalement « par ». Or, pour les traducteurs que j'ai consultés, ces spécificités du grec semblent anecdotiques et ils les gomment plus ou moins dans leur traduction, en faisant du dieu le sujet des deux verbes (Chambry, Baccou, Leroux) et/ou en traduisant les deux verbes, tous deux issus de la même racine, par le même verbe français (Chambry, Baccou, Cazeaux, Leroux) ou par des périphrases tourant autour de la même notion (« existence » pour Robin, « naissance » pour Pachet), comme on s'en rendra compte ici :
- Chambry (Budé) : « deux lits de cette nature ou davantage, c'est ce que Dieu n'a pas produit, c'est ce qu'il ne produira point » ;
- Robin (Pléiade) : « deux lits de cette sorte, ou davantage, ni l'existence ne leur a été donnée par le Dieu, ni il n'y a possibilité qu'ils viennent à exister » ;
- Baccou (Garnier) : « deux lits de ce genre, ou plusieurs, Dieu ne les a jamais produit et ne les produira point » ;
- Pachet (Folio) : « le dieu n'a pas donné naissance à deux lits de cet ordre, ou à plus, et il est impossible qu'ils viennent à naître » ;
- Cazeaux (Poche) : « deux pareils, ou plus, n'ont pas trouvé place dans le fond originel du monde de par Dieu — et ils n'en trouveront pas, d'ailleurs » ;
- Leroux (GF Flammarion) : « deux lits de cette nature, ou des lits plus nombreux encore, le dieu n'en a pas produit et n'en produira pas non plus ».
Or c'est regrettable, car derrière la formulaltion retenue par Platon se cachent deux suggestions dont une aurait pu éviter bien des erreurs dans la compréhension de la relatoion des ideai avec leurs instances.
La première forme verbale est ephuteuthèsan, troisième personne du pluriel de l'indicatif aoriste passif du verbe phuteuein (« planter »), dérivé de phuein par l'intermédiaire de phuton, terme général désignant tout ce qui pousse, en en particulier une « plante » (c'est l'origine de « phyto- » dans des mots comme « phytosanitaire », « phytothérapie » ou « phytoplancton ») et on passe de phuton à phuteuein en grec comme de « plante » à « planter » en français. L'emploi du passif permet d'isoler l'auteur de cette action, le dieu, dans un complément d'agent introduit par hupo, pour bien marquer justement qu'il n'est pas impliqué dans ce que décrit le second verbe. Par ailleurs, l'emploi de la préposition hupo, dont le sens premier est « sous », permet de ne pas trop préciser le mode d'intervention du dieu dans cette activité : le sens peut aller de « par le dieu », au sens où c'est lui personnellement qui agit, à « sous la responsabilité du dieu », sans que cela implique nécessairement son intervention directe dans cette action.
La seconde forme verbale est phuôsin, troisième personne du pluriel du subjonctif aoriste passif du verbe phuein, de même racine que phuteuein, mais de sens différent, que je traduis par « naître ». Ce subjonctif aoriste dans une forme négative exprime l'idée de défense, d'interdiction, c'est-à-dire d'une impossibilité qui s'impose même aux dieux, ce qui renvoie au tis anagkè (« quelque nécessité ») dont il a été question au début de la réplique (cf. note 42), et cette impossibilité ne porte pas sur l'activité spécifique supposée de la part du dieu, « planter » (phuteuein), mais sur quelque activité que ce soit qui pourrait résulter en ces exemplaires multiples, ce que veut suggérer le passage du verbe phuteuein au verbe phuein, plus général et applicable à n'importe quel genre de naissance ou de développement.
Et ceci nous amène au verbe phuteuein, que j'ai traduit par « planter », traduction qui peut surprendre dans un tel contexte et que tous les traducteurs cités ont évité pour en rester à des sens plus généraux (« produire », « donner l'existence », « donner naissance », « trouver place »), alors que c'est le premier sens donné par le Bailly, et le plus en ligne avec le sens « plante » de phuton dont il dérive. Certes, puisqu'il s'agit d'un dieu, la tentation de donner au verbe un sens analogique qu'il peut effectivement avoir (« engendre, procréer, produire ») est grande, mais c'est oublier que Platon aime utiliser des images pour se faire comprendre, surtout quand il s'agit des dieux, dont on ne peut parler que par analogie. Or le choix de ce verbe n'est pas le fruit du hasard puisqu'il va même induire le nom plus spécifique que va donner Socrate à ce créateur divin, celui de phutourgos (597d5), que je traduis par « planteur », de manière cohérente avec ma traduction de phuteuein par « planter », traduction qui risque de faire sourire par comparaison avec les traductions par « créateur » (Chambry), « ouvrier naturel » (Robin), « créateur naturel » (Baccou), « auteur naturel » (Pachet), « Artisan originel » (Cazeaux), « créateur naturel » (Leroux), ou en anglais « true and natural begetter » (Shorey), « nature-begetter » (Bloom), « natural maker » (Grube, Reeve).* Pourtant, il me semble qu'il y a dans le choix de ces termes, et, à travers eux, de l'image du jardinage, une volonté de la part de Platon de substituer, pour la compréhension du rapport entre les ideai et leurs instanciations, l'image de la plantation à celle de la peinture ou de la sculpture, c'est-à-dire l'analogie de la semence qui pousse une fois plantée dans la nature à celle du modèle dont s'inspire le peintre ou le sculpteur, modèle qui, de plus, dans ce cas-là, serait dans un autre monde. Parler d'un dieu créateur d'ideai/modèles, c'est imaginer un dieu qui a tout prévu d'avance et dont les « créations » (c'est-à-dire les instanciations multiples des ideai produites par lui) ne peuvent qu'imiter de manière nécessairement déficiente les modèles sortis de sa tête, et cela nous ramène à la question évoquée dans la note 43 sur l'achèvement de sa création ; parler d'un dieu planteur d'ideai/semences, c'est au contraire supposer un dieu qui donne au départ des impulsions, sans qu'il soit possible de prévoir d'avance tout ce qui en résultera, non pas que les développements de ses semences se fassent au hasard et n'importe comment, mais parce que ces semences ne font que fixer un « cadre » qui pose des contrainte sur certains points mais laisse possible sur d'autres une grande variabilité : un gland de chêne ne donnera pas naissance à des feuilles de saule ou à des aiguilles de pin, et encore moins à des chevaux ou à des hommes, mais seulement à des feuilles et à des fleurs de chêne dont pourtant aucune ne sera semblable à aucune autre. Une autre différence, déterminante, comme la suite va le montrer, est que le modèle dont s'inspire le peintre ou le sculpteur est une instance de ce dont il est le modèle, qui se distingue des autres instances par sa perfection supposée, mais dont il partage l'apparence, alors que la semence n'est pas une instance de ce à quoi elle donnera naissance (un gland n'est pas un chêne, ni même une feuille ou une fleur de chêne, pas même en miniature, et n'en a en rien l'apparence). Certes, cette « image » choisie ici pour nous faire comprendre ce qu'est une idea en opposition à l'« image » du modèle, justement pour distinguer le mode de création de l'artisan qui regarde vers l'idea de celui du peintre dont il est aussi question à propos de la troisième « sorte » (eidos) de couche, reste une image et ne doit pas plus être absolutisée que l'image du modèle qui a perverti depuis le départ la compréhension de ce qu'est une idea, mais elle a par rapport à l'image du « modèle » un certain nombre d'avantages indéniables, le moindre d'entre eux n'étant pas le fait qu'elle est compatible avec la multiplicité infinie des « apparences » que peuvent prendre pour nous les multiples instanciations d'une même idea sans remettre en cause cette idea. Un autre est que justement, avec l'image de la « semence », on ne sort pas de la « nature » (phusis) : la semence est bien « dans la nature » dans laquelle elle va pouvoir donner naissance à une « production » jamais achevée et dont chaque nouvel élément est, dans certaines limites imposées par l'idea, différent de tous les autres. Plus moyen avec cette « image » de penser les ideai comme constituant un autre « monde » servant seulement de « modèle » au nôtre. Le principal défaut de cette image, c'est qu'elle en reste à des ideai autonomes les unes par rapport aux autres et ne dit rien du fait que les ideai ne se comprennent que dans les relations qu'elles entretiennent les unes avec les autres. Un autre défaut est que le produit de la semence finit par reproduire d'autres semences similaires à celles dont il est le produit (un chêne finit par produire des glands), alors que l'idea ne se repoduit pas elle-même à travers certaines de ses instanciations. Mais par nature, aucune image ne peut tout dire sur ce dont elle n'est qu'une image. L'« image » du ciel et des astres utilisée dans l'allégorie de la caverne pour représenter les ideai était plus parlante sur l'interdépendance des ideai les unes par rapport aux autres, mais à peu près muette sur la relation qui pouvait exister entre les ideai et leurs mulltiples instances. L'important est donc de ne pas s'en tenir à une seule image et de complémenter les unes par les autres. L'image des ideai/modèles proposée par un Socrate encore jeune dans le Parménide (cf. note 35) est de celles qu'il faut dépasser pour comprendre ce que sont les ideai, et l'image des « semences » proposée ici fait partie de celles qui auraient pu lui être substituées avec profit depuis longtemps si les lecteurs et traducteurs de Platon depuis le départ n'avaient reculé devant une compréhension littérale au sens premier de phuteuein et de phutourgos et n'avaient préféré comprendre ce verbe et ce substantif dans un sens analogique plus neutre. (<==)

*Après avoir fait ce choix de traduire phuteuein par « planter » et phutourgos par « planteur », une recherche Google sur phutourgos m'a permis de découvrir que je n'étais pas le premier à avoir fait ce choix. Je suis ainsi tombé sur un article de Fulip Karfik paru dans le n° 4 des Études platoniciennes, paru en 2007 sous le titre Que fait et qui est le démiurge dans le Timée, dans lequel l'auteur évoque ce passage du livre X de la République, disant que Socrate « précise que les formes intelligibles ont, à leur tour, pour producteur (poiêtês) un dieu qu’il appelle "planteur" (phutourgos) ». Dans une note, il évoque les problèmes d'interprétation que présente ce passage et fournit une bibliographie succincte sur cette question, qui renvoie en particulier à un artcile de Luc Brisson, Le divin planteur (phutourgós), dans Kairos 19, 2002, p. 31-48, dans lequel Brisson propose une traduction de tout ce passage de la République (596a5-597e2) avant de le commenter. Et il y traduit effectivement oute ephuteuthèsan par « n'a pas été planté », et phutourgon par « planteur ». On trouve encore la traduction par « planteur » ou par « jardinier » dans d'autres textes. Mais aucun n'en tire les conclusions que je développe ici, car tous arrivent sur ce texte avec une idée préconçue de ce que sont les eidè/ideai qu'il n'est pas question pour eux de remettre en cause.

(47) Ce que cherche ici à nous faire comprendre Socrate, c'est qu'il est dans la nature même d'une idea d'être unique, d'une nécessité que même un dieu ne peut transgresser. En arrière-plan de cette « démonstration », il y a ce qu'on appelle « l'argument du troisième homme », qu'Aristote opposait à Platon (le nom « troisième homme », ho tritos anthrôpos en grec, est mentionné par Aristote en Métaphysique, A, 990b17 et Z, 1039a3 comme renvoyant à un argument supposé connu sous ce nom, puisqu'il ne prend même pas la peine de le détailler), mais que Platon lui-même présente comme l'un des arguments qu'oppose Parménide à Socrate à l'encontre des eidè/ideai, en Parménide, 132a1-b2, et dont la discussion dans ce dialogue conduit à l'exposé par Socrate de l'hypothèse des eidè/ideai comme modèles cité en note 35. L'argument est présenté ainsi par Parménide :
« Je pense que c'est pour ce que voici que tu penses qu'est un chaque eidos : lorsqu'un certain nombre [d'étants] te semblent être grands, une certaine idea une semble probablement être la même lorsqu'on les regarde tous, d'où vient que tu croies que le grand (to mega) est un. »
« Tu dis vrai », déclara-t-il.
« Mais quoi ? Le grand lui-même
(auto to mega) et les autres grands (talla ta megala), si de la même manière, avec l'âme, tu les regardes tous, à nouveau quelque grand un (hen ti mega) ne paraîtra-t-il pas par quoi tous ceux-ci paraîtront nécessairement grands ? »
« Il semble. »
« Donc un autre
eidos de grandeur (megethous) apparaîtra, engendré à côté de la grandeur elle-même (auto to megethos) et des [choses] y ayant part (metechonta) ; et par dessus toutes celles-là à nouveau un autre, par quoi toutes celles-là seront grandes ; et maintenant, ce n'est plus un que sera pour toi chacun des eidôn, mais infinis dans leur multitude. »
(On notera l'imprécision du vocabulaire de Parménide qui ne fait manifestement pas de différence entre eidos, idea, to *** (to mega, « le grand »), auto to *** (auto to mega, « le grand lui-même » ; auto to megethos, « la grandeur elle-même »), et parle indifféremment du grand (to mega) et de la grandeur (to megethos)).
Le Socrate jeune qui dialogue avec Parménide répond à cela que peut-être « chacun de ces eidè ne [serait qu']une pensée (noèma) » (Parménide, 132b3-4), en utilisant un mot, noèma, qui semble avoir fait partie du vocabulaire de Parménide mais pas de celui de Socrate dans les autres dialogues : on en trouve en effet seulement 11 occurrences en tout dans les dialogues (voir la page de la section « Vocabulaire » de ce site sur noèton et les termes apparentés, où elles sont listées), jamais dans la bouche de Socrate en dehors d'ici, où l'on compte 6 de ses 11 occurrences, soit plus de la moitié ; 2 autres occurrences sont dans le Sophiste, dans la même citation de Parménide reprise deux fois (Fragment VII, 1-2), et les trois dernières sont dans une citation de Théognis dans le Ménon, dans le discours d'Agathon dans le Banquet et dans la bouche de l'Étranger d'Élée dans le Politique. À quoi Parménide répond que, si c'est le cas, « n'est-il pas nécessaire que ces autres choses que [Socrate] déclare participer (metechein) aux eidè, [lui] semblent ou chacune être faite de pensées (ek noèmaton einai) et toutes penser (noein), ou, étant des pensées (noèmata onta), être sans pensées (anoèta einai) » (Parménide, 132c9-11), ce qu'on peut traduire, en se souvenant de l'aphorisme célèbre de Parménide « le même en effet est penser et être » (to gar auto noein estin te kai einai, Fragment III), par « mon petit Socrate, si tu vas dans cette direction et penses que les eidè auxquels participent les autres choses sont des pensées, ou bien tu dois en arriver à la même conclusion que moi, que tout est pensée, ou bien tu dois admettre des pensées qui ne pensent pas ! ». Ce qui est en jeu à ce point, c'est la question d'une « réalité » objective qui activerait nos pensées sans être celles-ci, de pragmata (« activités/choses ») qui seraient ce qu'elles sont indépendamment de ce qu'on peut en penser, mais qui activeraient ces pensées et pourraient être connues de nous dans les limites de ce que permet notre pensée/intelligence (noûs), justement à travers des eidè qui les affranchiraient du temps et de l'espace et donc du perpétuel devenir dans lequel certaines d'entre elles au moins sont entraînées. Et le Socrate mis en scène par Platon dans le Parménide n'accepte pas la thèse selon laquelle c'est la même chose penser et être, et donc le dilemme que lui propose Parménide entre « tout est pensée et pense » et « il y a de la pensée qui ne pense pas » mais n'a pas encore mis au point une alternative cohérente, qui est celle qu'il propose dans la République en particulier, entre autres dans les pages ici traduites. Et c'est en réponse à cet argument de Parménide qu'il propose l'hypothèse des eidè/ideai comme modèles citée en note 35, dont Platon sait parfaitement, lorsqu'il écrit le Parménide, qu'elle ne résoud rien et à laquelle il a déjà apporté une réponse dans le République, justement en particulier dans les lignes qui nous concernent ici.
(Modifié le 9 juillet 2023) Mais il faut bien voir que la réponse à cet argument est en deux temps. La réponse à l'argument tel qu'il est présenté dans le Parménide est donnée implicitement par la mise en évidence des trois eidè de couche : l'idea de couche ne fait pas partie du même eidos de couche que les couches fabriquées par l'artisan, elle n'est pas un « modèle » de couche qui répondrait lui-même à l'idea de couche, une instance de couche sur laquelle on pourrait se coucher et qui ne se distinguerait des couches produites par les artisans humains que par le fait qu'elle serait une création divine, et de ce fait supposée parfaite, et donc l'argument ne porte pas. « Couche » en français, ou klinè en grec, n'est pas à proprement parler le nom de l'idea de couche/klinè (le dieu n'a pas besoin de noms et ne parle pas une langue plutôt qu'une autre), mais, pour des êtres humains parlant le français (pour « couche ») ou le grec (pour klinè), de ce dont cette idea est l'idea. Il n'y donc pas lieu de chercher un eidos commun qui justifierait le partage du nom ; il faut au contraire comprendre que l'idea de couche n'est pas une couche, mais fait seulement comprendre « ce qu'est [une] couche » (ho esti klinè), et que plus généralement, l'idea de X n'est pas un X mais fait seulement comprendre « ce qu'est X » (ho esti X). Ceci étant admis, ce que fait ici Socrate, c'est de retourner l'argument pour lui faire prouver l'unicité de l'idea, en se plaçant maintenant dans l'eidos des couches de création divine, dont on ne sait pas encore, à ce point du raisonnement, si elles sont des ideai multiples de couche, mais dont on sait seulement que ne font pas partie les instances de couches de fabrication humaine ni non plus les images des couches produites par des hommes, pour montrer que, si le dieu créait « dans la nature » (en tèi phusei) plusieurs telles couches, selon le principe énoncé en 596a6-7, il y aurait pour le dieu un eidos unique qui justifierait qu'il les considère toutes comme justiciables d'un même nom dans une langue donnée, quel qu'il soit, et alors, c'est cet eidos qui serait l'idea de couche et non pas ses multiples créations, car, pour le dieu créateur des ideai, il n'y a pas de différence entre eidos et idea : l'eidos étant une approximation pour chacun de nous à un moment donné de sa vie de l'idea qui rend intelligible ce à quoi nous attribuons le nom auquel nous associons cet eidos, dans le cas du dieu créateur de l'idea, c'est l'eidos qu'il y associerait qui serait l'idea elle-même. On notera qu'ici le raisonnement n'est pas un raisonnement par récurrence comme c'est le cas dans l'argument du troisième homme, mais un raisonnement lié à la pluralité des créations que le dieu créateur considérerait comme justiciables d'un même nom, quel qu'en soit le nombre (« deux telles [couches] ou plus », duo toiautai è pleious, 597c4) : ce n'est pas le fait de supposer que le dieu créerait une seconde « couche dans la nature » qui en ferait apparaître une troisième, et ainsi de suite, mais le fait qu'il en crée un nombre quelconque supérieur à un, toutes créations directes de sa part et non pas induites par l'apparition de la précédente, qui impose l'apparition d'un unique eidos commun à toutes ces créations du dieu dès lors qu'il les pense justiciables d'un même nom. Bref, l'unicité de l'idea s'impose même au dieu comme une nécessité (cf. anagkè en 597c1 et note 42).
La réponse à l'argument du troisième homme se fait donc en deux temps :
- premier temps (implicite) : l'argument tel que présenté dans le Parménide ne tient pas car il repose sur une mauvaise compréhension de ce qu'est une idea, principe d'intelligibilité (l'idea de X n'est pas (un) X), faute de distinguer les différents eidè associés à un même nom (l'idea, création d'un dieu, les instanciations de cette idea dans le monde matériel et les images de ces instanciations ne répondant plus à l'idea), de la différence qu'il y a entre idea, principe d'intelligibilité, et eidos, outil de nommage, et du rôle que joue par rapport à l'idea le nom qu'on y associe, qui n'est pas le même que le rôle qu'il joue par rapport à ses instances (il n'est pas à proprement parler son nom) ;
- second temps (explicite) : même si l'on corrige l'argument et qu'on reste dans le seul registre des créations divines, l'idea qui fonde pour nous le sens d'un nom donné, c'est-à-dire ce qu'est (ho esti) n'importe laquelle des instances justiciables de ce nom, ne peut être qu'unique. (fin de la section modifiée le 9 juillet 2023) (<==)

(48) « Sachant » traduit eidôs, participe parfait actif du verbe idein (« voir »), dont le parfait, eidenai, s'utilise dans le sens d'un présent et signifie « savoir » : oida, première personne du singulier du parfait de l'indicatif actif de idein, signifie au sens premier « j'ai vu », qui devient « (j'ai vu donc) je sais ». Ce participe eidôs est la forme la plus proche de eidos issue du verbe idein et ce n'est sans doute pas par hasard que ce participe se retrouve dans la bouche de Socrate quelques mots après qu'il ait parlé d'eidos à la fin de la réplique précédente. L'eidos est à la frontière entre le voir et le savoir. Il trouve son origine en nous dans l'apparence (eidos au sens premier) purement visuelle, mais il est pour le dieu créateur le principe de compréhension qu'il met à notre disposition à travers les ideai qui sont le réceptacle de son propre savoir de « sachant » (eidôs) et la cible de nos eidè. (<==)

(49) « Réellement » traduit l'adverbe ontôs, utilisé par deux fois ici par Socrate, à la fois par rapport à klinè et par rapport à poiètès (« fabriquant », cf. note suivante), c'est-à-dire à la fois par rapport à l'ouvrage et par rapport à l'ouvrier. Ontôs est l'adverbe formé sur le génitif ontos du participe présent neutre on (« étant ») du verbe einai (« être »), et signifie donc au sens étymologique « à la manière d'un étant », qu'on pourrait rendre par le néologisme « étantément » qui transpose en français la formation du mot grec. (<==)

(50) « Créateur » traduit le grec poiètès, de manière cohérente avec mes choix de traduction expliqués en note 14. On a déjà rencontré ce terme en 596d4 à propos de celui que Socrate présente comme possible « créateur » (poiètès) de tout l'Univers et de lui-même avant de dire qu'il le fait à l'aide d'un simple miroir. Le choix de ce mot ici est à mettre en regard du fait que le point de départ de toute cette discussion sur la mimèsis (« imitation ») est le retour sur les lois posées dans les livres II et III concernant la poésie (poièsis au sens spéciaisé) et les poètes (poiètai aussi au sens spécialisé, cf. 595b4) qui ouvre le livre X. On retrouve ainsi en quelques pagesles trois grandes catégories de poiètai (« créateurs ») : les créateurs au moyen de mots (les poiètai au sens spécialisé de « poètes »), les créateurs de simples images visuelles à l'aide de miroirs ou de pinceaux, et enfin le créateur divin. (<==)

(51) « Réellement créateur de ce qui est réellement "couche" » traduit le grec ontôs klinès poiètès ontôs ousès. Klinès ontôs ousès (génitif en tant que complément de nom de poiètès, qui, lui, est au nominatif, malgré la similitude des terminaisons en -ès) peut se transposer mot à mot en français, moyennant quelques néologismes, en « (créateur) de couche étantément étante » (« étante » comme féminin de « étant »). Chambry (Budé) et Baccou (Garnier) traduisent par « d'un lit réel », Robin (Pléiade) par « d'un lit réellement existant », Pachet (Folio) par « d'un lit qui fût réellement », Cazeaux (Poche) et Leroux (GF Flammarion) par « du lit qui existe réellement ». Le problème de toutes ces traductions, c'est qu'elles utilisent toutes un article, défini (Cazeaux et Leroux) ou indéfini (les quatre autres), devant « lit » (la traduction usuelle de klinè), ce qui a pour résultat de faire de l'ouvrage du dieu un lit parmi les autres (article indéfini) ou le lit par excellence (article défini), qui est encore un lit parmi les autres, alors justement que Socrate insiste aussitôt après sur le fait que le dieu n'est pas le fabriquant de klinès tinos (« d'un certain lit »), en utilisant l'adjectif indéfini tis (ici au génitif féminin tinos) dont on a vu qu'il est ce qui est le plus proche en grec d'un article indéfini, ce qui revient donc pour un Grec d'alors à dire que ce qu'il crée n'est justement pas un lit : il crée une idea, pas une instance de cette idea. Bref, on a ici encore l'affirmation qu'une idea n'est pas une instance de ce dont elle est idea, et donc pas non plus un « modèle », qui reste une instance de ce dont il est le modèle. Et tous lisent l'expression dans une perspective lourdement existentielle qui conduit à dévaloriser, voire à purement et simplement nier, l'existence, la réalité, des autres lits : si c'est le lit fait par le dieu qui est réel, c'est que les autres ne le sont pas ! En d'autres termes, ils lisent tous klinès comme sujet de ousès et ousès employé absolument, sans attributs, simplement modulé par l'adverbe ontôs qui ne fait qu'en rajouter dans le registre existentiel (ontos, dont dérive ontôs comme on l'a vu, est le génitif neutre singulier du participe présent de einai alors qu'ousès en est le génitif féminin, puisque klinè est féminin en grec, comme « couche » en français). Mais la grande flexibilité du grec sur l'ordre des mots dans la phrase, dont ces cinq mot, qui enchevêtrent le groupe nominal ontôs poiètès et le groupe complément klinès ontôs ousès, donnent un bon exemple, n'impose pas cette manière de voir et l'on peut aussi voir en klinès l'attribut de ousès et en faire, non plus un nom désignant un objet, mais un qualificatif pris dans toute sa généralité, ce qui donne en traduction mot à mot : « de l'étant réellement couche », que j'ai tenté d'améliorer du point de vue du français en « de ce qui est réellement "couche" », dans lequel klinè doit se comprendre, comme le montre la suite de la réplique, comme s'opposant à klinè tis (« une certaine couche », c'est-à-dire « une instance de "couche" »). Et dans ces conditions, la réalité sur laquelle insite le ontôs n'est plus la réalité d'une instance parmi d'autres de klinai (compréhension de l'idea comme modèle), mais l'exhaustivité avec laquelle le dieu conçoit ce à quoi les Grecs donneront le nom de klinè (compréhension de l'idea comme « germe », cf. note 46) : pour qu'il soit réellement créateur de klinè (« couche »), et non pas klinè tis (« une certaine couche »), le dieu doit être, d'une certaine manière au moins, créateur d'absolument tout ce qui est susceptible de se voir appliquer par les Grecs le vocable klinè, faute de quoi il n'aura pas vraiment (ontôs) créé klinè. En créant une idea unique (voir réplique précédente et note 47) de couche, il « plante » (cf. ephuteuthèsan, 597c4, et note 46) le « germe » dont pourront sortir toutes les couches possibles et imaginables jusqu'à la fin des temps, dont il n'a pas besoin, lui, de les imaginer toutes individuellement à l'avance dans le détail. Et si l'on veut être plus rigoureux, il faut dire qu'il n'a pas créé l'idea de klinè, puisque klinè est un nom grec pouvant désigner plusieurs choses qui peuvent avoir des noms différents les unes des autres dans d'autres langues et/ou en d'autres lieux et à d'autres époques. Il a créé/planté un monde qui inclut la possibilité pour les humains de s'étendre/s'allonger (klinein) ou d'être étendus pour plusieurs raisons, parmi lesquelles dormir, mais aussi chez certains peuples comme les Grecs, manger lors de banquets, ou encore, une fois morts, pour être exposé avant les funérailles. Chacune de ces pratiques répond à une idea distincte, même si en grec ancien, le même mot klinè pouvait être utilisé pour désigner des meubles répondant à un ou plusieurs de ces usages, alors que, dans d'autres pays ou en d'autres temps, on ne s'allonge pas pour banqueter ou on donne un nom différent au meuble utilisé pour exposer un mort. Le dieu n'a donc pas créé trois ideai distinctes de klinè, mais trois ideai distinctes indépendamment du ou des noms qu'on y associe ici ou là dans une langue ou dans une autre. Et chaque peuple à un moment donné de son histoire approche une ou plusieurs de ces ideai créées/plantées chacune unique par le dieu (un meuble pour dormir, un meuble pour banqueter, un meuble pour exposer un mort) à travers des eidè qu'il associe à un ou plusieurs noms, en prenant en considération d'éventuelles ressemblances visuelles entre instances de ces différentes ideai pouvant conduire à des identités de noms, pas d'ideai, comme, dans le cas des Grecs au temps de Platon, qui avaient l'habitude de banqueter allongés, la ressemblance visuelle entre couches pour dormir et couches pour banqueter et l'identité de position (allongé) de leurs utilisateurs, qui ont conduit à utiliser le même nom, klinè, pour désigner ces deux meubles répondant à deux ideai différentes (meuble pour dormir, meuble pour banqueter).
Ainsi lue, l'expression ne nous dit rien sur l'existence ou la non existence des klinai particulières ou leur degré de « réalité », quoi que cela puisse vouloir dire, ou de « perfection », selon des critères qu'il resterait à préciser, mais nous dit seulement que c'est le dieu qui a créé/planté, en puissance, sinon en acte (pour reprendre un vocabulaire aristotélicien dont il pourrait être intéressant de chercher les origines chez Platon), tout ce à quoi on peut associer le nom de klinè. (<==)

(52) « fit naître celle-ci unique de naissance/par nature » : je « traduis » ainsi doublement le grec mian phusei autèn ephusen. Mot à mot, c'est « une (sens numéral) par_nature celle-ci il_fit_naître », c'est-à-dire « il fit naître celle-ci (klinès ontôs ousès, féminin en grec) une par nature ». Si je propose deux traductions pour phusei, « de naissance » et « par nature », la seconde étant la plus naturelle, c'est pour faire apparaître à la fois la communauté de racine qu'il y a en grec entre la forme verbale ephusen (« il fit naître ») et la forme adverbiale phusei (apparente dans la traduction « de naisssance ») et le fait que Socrate réutilise ici sous une forme différente (datif adverbial phusei) le même mot phusis (« nature ») qu'il a utilisé plus haut dans l'expression en tèi phusei (« dans la nature », en 597b6 et en 597c2) (apparent dans la traduction « par nature »).
Remarquons d'autre part que nous trouvons ici la formule phusei (« par nature ») que certains auraient voulu voir en 597b6 et 597c2 à la place de en tèi phusei (« dans la nature »). Ce qui est en tèi phusei, dans une phusis incluant à la fois l'ordre visible et l'ordre intellibile, c'est-à-dire les deux segments de la ligne de l'analogie de la fin du livre VI, c'est l'ouvrage du dieu ; ce qui est phusei, par nature, nécessaire, c'est le fait que chacune des ideai qui composent cet ouvrage ne puisse être qu'unique. (<==)

(53) « Planteur » traduit le grec phutourgon, accusatif masculin singulier de phutourgos, mot rare (au moins dans les textes qui nous sont parvenus), dont c'est la seule occurrence dans tous les dialogues, et dont on trouve quelques rares occurrences chez les poètes tragiques : une chez Eschyles où le mot est appliqué à Zeus en association avec patèr (« père »), autocheir (« qui fait de sa propre main »), anax (« maître tout-puissant » en parlant des dieux) et genous tektôn (« menuisier/artisan de la race [des hommes] ») (Suppliantes, 592) ; une chez Sophocle, dans la bouche d'Œdipe se désigant lui-même comme phutourgos patèr (« père géniteur ») de ses enfants (Œdipe Roi, 1482), et deux chez Euripide, l'une pour désigner Nérée comme phutouron Thétidos (« géniteur de Thétis ») (Iphigénie à Aulis, 949) et l'autre pour parler de ton phutourgon Priamon (« le géniteur Priam ») (Troyennes, 481). Ces emplois suggèrent que ce mot était un mot recherché à usage des poètes pour parler de « père » de manière moins commune. Mais en fait, le sens premier de ce mot, composé par assemblage de phuton (« plante ») et d'ergon (« travail »), comme dèmiourgos (« artisan ») l'est par assemblage de dèmos (« peuple ») et d'ergon, est « qui travaille les plantes », c'est-à-dire « planteur, jardinier », comme le montre le sens de mots voisins comme phutourgeion (« pépinière »), phutourgein (« travailler à la culture des plantes, jardiner »), phutourgia (« jardinage »), et plus généralement le fait que la plupart des mots commençant par phut(o) ont un sens en lien avec les plantes.
Comme je l'ai déjà expliqué dans la note 46 à propos de ma traduction de ephuteuthèsan, forme du verbe phuteuein qui dérive aussi de phuton (« plante »), en 597c4 par « ont été plantées », il me semble que le choix fait ici par Platon du mot phutourgos pour désigner le dieu dans son activité créatrice, alors qu'il a utilisé auparavant d'autres mots qui auraient aussi pu convenir, comme dèmiourgos (qu'il fera utiliser par Timée dans son mythe à propos du dieu créateur de l'Univers) ou poiètès, (« créateur » au sens général) doit être compris comme indiquant qu'il veut qu'on prenne ce nom dans son sens premier de « jardinier/planteur » et pas comme une licence poétique pour désigner n'importe quel géniteur/créateur (son sens dérivé). Il n'est pas dans les habitudes de Platon de choisir ses mots au hasard, surtout lorsqu'il s'agit d'un usage unique dans tous les dialogues, qui plus est, dans un passage où ce qui est en cause, c'est justement la pertinence de ce mot pour caractériser au mieux la personne dont on parle à partir de l'activité qui est la sienne. S'il a choisi précisément ce mot-là et pas un autre, ce n'est donc sûrement pas pour qu'on le prenne dans un sens « abâtardi » qui en ferait le synonyme de plusieurs autres mots évoquant l'idée de création ou d'engendrement, mais pour qu'au contraire, on le prenne dans le sens spécialisé qui le distingue de tous ces autres mots, celui de « jardinier/planteur ». Pour bien apprécier ce qui se joue derrière le choix de ce mot, il faut le resituer dans le contexte de la discussion : Socrate est en train de s'intéresser à trois types de « créations » de quelque chose qui porte le même nom, klinè (« couche »), dans les trois cas, celle du peintre, celle de l'artisan et celle du dieu pour essayer de déterminer laquelle ou lesquelles sont des imitations, ce qui ferait de leurs créateurs des imitateurs, et laquelle ou lesquelles ne le sont pas. Deux ne posent pas vraiment de problèmes, celles des peintres, qui sont à l'évidence des imitations, et celle du dieu, qui est à l'évidence une création originale. Reste donc le cas de l'activité des artisans, dont Socrate a dit d'entrée qu'ils créent « en fixant le regard sur l'idea » de ce qu'ils cherchent à créer (596b7), dans l'exemple choisi, des couches. Pour savoir si l'artisan est aussi un imitateur ou pas, tout se joue donc sur ce qu'est l'idea. Si en effet, l'idea s'assimilre à un modèle (comme le suggérait Socrate encore jeune dans le Parménide (cf. note 35)), alors, oui, l'artisan est un imitateur au même titre que le peintre, même si c'est d'une autre sorte de modèle. Si par contre, comme le suggère l'image du jardinier associée au mot choisi, l'idea est une « semence » semée par le dieu pour « pousser » dans le « terreau » des esprits humains et y « fleurir » d'une infinité de manières que le dieu n'a pas besoin de toutes imaginer à l'avance, alors l'artisan n'est pas un imitateur, mais un vrai créateur, même si ses créations sont « en puissance » dans l'idea « plantée » par le dieu. En d'autres termes, par ce choix de mot compris dans son sens premier et non pas dans un sens analogique, Platon, par la voix de son Socrate, nous invite à substituer l'image du jardinier qui sème des semences à celle du peintre qui copie des modèles pour nous aider à comprendre ce que sont les ideai. Et il confirme que les ideai sont bien « dans la nature », comme les semences sont semées dans le jardin que constitue justement la nature (phusis), celle dont nous faisons partie, pas une « nature » idéale dont nous serions exclus, nous et tout ce qui « pousse » (phuein, dont dérive phusis). (<==)

(54) Il ne semble pas que Glaucon ait saisi toutes les implications du choix terminologique de Socrate (mais il n'est pas le seul) ! Rien dans sa réponse ne fait en effet écho à cette idée du dieu comme « jardinier/planteur ». Il emploie la forme verbale pepoièken (« il a créé  »), indicatif parfait actif du verbe poiein (que je traduis dans cette page par « créer », cf. note 14), comme si Socrate avait parlé du dieu comme d'un poiètès (« créateur » au sens général, « poète » au sens spécialisé) et non pas comme d'un phutourgos (« jardinier/planteur ») et il décrit sa création comme étant faite « par nature » (phusei), expression qu'a utilisée Socrate à propos de l'unicité de l'idea, et non pas « dans la nature » (en tèi phusei), l'expression qu'il a utilisée à propos du travail créateur du dieu « plantant » les ideai « dans la nature » (en tèi phusei), si bien qu'on ne voit pas le lien de consécution (« puisqu'aussi bien », epeidèper) entre le mot choisi par Socrate et la justification qu'en donne Glaucon, alors même que c'est sur le choix du mot phutourgos (« planteur ») que porte la question de Socrate : est-ce bien ce nom spécifique, phutourgos, qui convient le mieux à celui dont on parle, ou faut-il en choisir un autre ? (<==)

(55) « Producteur de lit » traduit le grec dèmiourgon klinès. Parmi tous les termes successivement utilisés pour parler du fabriquant de couches (cf. note 37), Socrate revient ici au plus général, par lequel il avait commencé en 596b6. Le mot est construit sur le même modèle que phutourgos, qu'il vient d'utiliser pour qualifier le dieu, un mot utilisant le suffixe -ourgos, dérivé d'ergon (« travail/production »), la première partie du mot précisant le traval dont il s'agit. Et dans le cas qui nous occupe, ce travail, cette production, est qualifié non par sa nature propre, mais par ses destinataires : le dèmiourgos, c'est celui qui travaille pour le dèmos, pour le peuple, c'est-à-dire pour les autres hommes. Si l'on se souvient qu'au livre II de la République, Socrate place l'origine de la polis (« cité/État »), et donc de la vie sociale des hommes, dans le besoin qu'ils éprouvent de s'associer pour se partager le travail, chacun se spécialisant dans une seule activité qu'il exercera pour les besoins de toute la communauté (cf. République, II, 369b5, ssq. ; le mot dèmiourgos apparaît en 370d6 comme terme générique pour parler des différents métiers qui, de fil en aiguille, apparaissent comme nécessaires dans la cité en gestation), le mot dèmiourgos apparaît comme le terme le plus général pour parler de n'importe quel citoyen à partir de son rôle dans la cité, celui de travailler pour la collectivité dont il fait partie, et il ne reste plus qu'à préciser le travail dans lequel il s'est spécialisé pour qualifier un citoyen particulier, ici, la production de couches.
Si, dans le Timée, Platon fait utiliser par Timée dans son mythe sur la création du Monde le mot dèmiourgos à propos du dieu créateur, c'est parce que, dans ce dialogue, la perspective est totalement différente : il ne s'agit plus d'opposer le dieu planteur d'ideai aux hommes qui vont faire fructifier certaines au moins de ces ideai, mais de proposer aux gouvernants un modèle pour le travail qui les attend, celui d'organiser la vie en société des hommes, ce qui en fait les dèmiourgoi les plus importants de tous, ceux qui sont en charge du travail (ergon) le plus important pour le dèmos (« peuple ») puisqu'il conditionne tous les aspects de leur vie et donc la possibilité pour eux d'avoir ou pas accès au bonheur, et il leur suggère de trouver ce modèle dans le travail du dieu créateur organisant le Kosmos (mot grec signifiant « ordre », par opposition à « désordre »). Dans ces conditions, décrire le dieu créateur comme dèmiourgos lui aussi le rapproche du travail qui attend les gouvernants et les incite à s'en inspirer (c'est cette utilisation du mot dèmiourgos qui explqique le sens qu'a pris sa transcription en français sous la forme « démiurge » ; pour l'emploi de l'appellation dèmiourgos à propos du dieu créateur, voir par exemple Timée, 29a2-3., où les mots kosmos pour désigner l'ouvage et dèmiourgos pour désigner l'artisan producteur de ce kosmos sont rapprochés ; Timée, 41a7, où le dieu créateur s'adresse aux dieux subalternes, les Olympiens, qu'il vient de créer, en se désignant lui-même comme dèmiourgos patèr des œuvres (ergôn) qu'il a créées ; Timée, 68e1-2, où il est question de ho tou kallistou te kai aristou dèmiourgos (« l'artisan de ce qu'il y a de plus beau et de meilleur ») ; mais le créateur est aussi appelé ho theos (le dieu »), comme ici, en d'autres endroits du Timée, par exemple en 30a2, 30d3, 31b7-8, etc.). (<==)

(56) « Fabriquant » traduit ici encore le grec poiètès (cf. note 50). (<==)

(57) « (De) ce qui est engendré en troisième en partant de la nature » traduit le grec tritou gennèmatos apo tès phuseôs. Socrate utilise ici le terme gennèma (dont gennèmatos est le génitif singulier), nom qui désigne le produit de l'action de gennan, verbe de même racine que gignesthai (« devenir, naître, se produire, advenir »), qui signifie « engendrer, enfanter, produire », au propre et au figuré. Socrate choisit ce terme nouveau, qui n'est plus issu de la racine de phuein qui évoque plutôt l'idée de croissance et qui est donc on ne peut plus général, pour parler avec un mot unique des trois sortes de création dont il vient d'être question, celle du dieu, celle de l'artisan et celle du peintre. Comme Socrate l'a dit quand il a parlé de la création des ideai par le dieu, cette première création a lieu « dans la nature » (en tèi phusei, 597b6). Dans la mesure où le peintre ne part pas directement de l'idea qui est dans la nature, mais prend pour modèle ce qui a été créé à partir de l'idea par l'artisan, en second donc en partant de la nature, sa production se situe bien en troisième à partir de ce qui a été engendré dans la nature. Mais il convient de noter une fois encore que le point de départ de toutes ces créations en cascade, les ideai donc, est bien « dans la nature », pas dans un autre monde. (<==)

(58) « Quelqu'un faisant naître en troisième en partant du roi et de la vérité » traduit le grec tritos tis apo basileôs kai tès alètheias pephukôs. Cette reformulation, dans laquelle un roi prend la place du dieu planteur et la vérité celle de l'idea, peut surprendre : de quel roi s'agirait-il et que vient faire là la vérité, qui est une propriété d'un logos, pas d'un « étant » pris isolément quel qu'il soit, serait-ce une idea.
Concernant la vérité, on peut commencer par noter qu'un créateur de tragédies (tragôidopoios, étymologiquement « fabriquant de tragédies », construit à partir de tragôidia (« tragédie ») selon la même dérivation que klinopoios (« créateur de couches ») à partir de klinè (« couche »), que je traduis par « créateur de tragédies » comme j'ai traduit klinopoios par « créateur de couches ») est un producteur de logoi (le texte des tragédies dont il est l'auteur) et que donc, le concernant, la problématique de vérité n'est pas déplacée. Reste cependant à voir quel est l'enchaînement des idées qui conduit Socrate à introduire ces nouveaux éléments, roi et vérité en lieu et place de dieu et ideai.
Une première manière de comprendre cette irruption du roi à ce point la fait découler du remplacement du peintre par le poète tragique, remplacement qui se justifie en ce qu'il est un retour au point de départ de toute cette discussion, la place des poètes tragiques dans la cité idéale, dès lors qu'ils pratiquent l'imitation (cf. République, X, 595a-b), ce qui leur vaut le bannissement. Les héros des tragédies sont souvent des rois ou des personnages de sang royal dont les agissements sont liés à ceux de leur parent roi, et les rois étant les personnages les plus importants dans la cité quand il s'agit du bien de tous, et ceux à qui il est le plus néfaste d'imputer des actions blâmables, au risque de leur faire perdre leur autorité, c'est bien lorsqu'ils parlent de rois et ne disent pas la vérité à leur propos que les créateurs de tragédies encourent à plus juste titre le banissement. Dans cette ligne de compréhension, « roi » (basileus) prendrait la place de « couche » et le roi par excellence, l'idea de « roi », est fournie par le dieu créateur et roi de l'Univers, dont les rois régnant dans les cités sont des approximations plus ou moins réussies se situant au second niveau par rapport au roi de l'Univers, et les rois « créés » par les créateurs de tragédies ne sont donc que des copies en paroles de ces rois de second niveau, dont il n'est même pas sûr qu'ils reproduisent la « vérité » de leurs modèles, qui n'ont déjà pas la perfection du « roi » de l'Univers, dans la mesure où les poètes qui en parlent ne les ont pas connus personnellement, loin s'en faut, et ne peuvent donc, pour en parler, que se reposer sur des traditions ancestrales sujettes à caution. Ils ne présentent donc qu'une vérité de troisième ordre par rapport à la vérité de ce que doit être un roi telle qu'elle est fournie par l'idea de roi qui rend intelligible ce que doit être un roi pour mériter pleinement son titre.
Mais il y a une autre manière de comprendre cette substitution (qui n'est pas incompatible avec la première), si l'on oublie le cas particulier des créateurs de tragédies et qu'on en reste au cas général du dieu « planteur » des ideai, des artisans fixant leur regard sur ces ideai et des imitateurs des créations des artisans, en supposant que basileus (« roi ») est une autre appellation du dieu créateur des ideai. Pour le comprendre, reprenons la démarche de Socrate concernant les trois sortes de créateurs depuis le début. Il a commencé par attribuer la « paternité » des ideai à un dieu, sachant parfaitement que nous ne pouvons rien savoir des dieux et ne pouvons en parler qu'à travers des images et des mythes. Comme je l'ai fait remarquer alors (cf. note 36), en parlant d'un dieu, Socrate voulait nous faire comprendre deux choses : d'une part que les ideai, contrairement aux eidè que chacun pose pour ses besoins propres, ne sont la production d'aucun être humain ; et d'autre part, qu'elles sont la production d'un être doué d'intelligence, et même d'une intelligence supérieure à celle des hommes, puisqu'elles sont justement des principres d'intelligibilité. En qualifiant ce dieu de phutourgos (« planteur »), Socrate, comme je l'ai expliqué dans les notes 46 et 53, voulait nous suggérer, à travers l'image qu'évoque ce terme, que le rapport de l'idea à ses instances s'apparente à celui d'une semence à ce qui en naît, plutôt qu'au rapport d'un modèle à ses imitations, par un peintre par exemple. L'emploi ici du terme basileus (« roi ») est destiné à ajuster et à compléter l'image précédente par une autre image, qui, de plus, éclaire le sens de la préposition hupo en 597c4 dans l'expression hupo tout theou (que j'ai traduite par « par le dieu »), lorsque Socrate disait que deux ou plusieurs ideai de couches « n'ont pas été plantées par le dieu » : comme je le précisais en note 46, le sens d'hupo tou theou peut aller de « par le dieu », au sens où c'est lui personnellement qui agit, à « sous la responsabilité du dieu », sans que cela implique nécessairement son intervention directe dans cette action. Parler maintenant de roi, c'est laisser entendre que ce n'est peut-être pas le roi lui-même qui « plante », mais que ce travail est fait sous son autorité, mais par des subalternes : ainsi, dans le mythe du Timée, le dieu créateur nous est montré fabriquant lui-même l'âme humaine et semant (espeiren, du verbe speirein, « semer », Timée, 42d4) ces âmes sur la terre, la lune et les autres astres du ciel, mais laissant ensuite le soin de créer les corps qui les hébergeraient à des dieux subalternes créés par lui auparavant (Timée, 42d2-43a6). Mais en plus, si l'on remarque que le travail du roi est plutôt de poser des lois que de faire tout le travail lui-même, cela nous oriente vers une compréhension des principes d'intelligibilité que constituent les ideai comme quelque chose comme des « lois » de la nature, éclairées, comme celles que produiront les trois vieillards des Lois, par des prologues qui en explicitent le sens et rendent le monde qui les suit intelligible. Dans ces conditions, ces ideai/lois d'intelligibilité prennent pour nous la forme de logoi qui explicitent les relations qui existent entre les différentes ideai et ce sont ces logoi qui constituent les critères de vérité pour nos propres logoi. Par cette nouvelle image proprement comprise, Socrate introduit implicitement la problématique des relations entre ideai dont j'avais dit vers la fin de la note 46 qu'elle était absente de l'image des semences induite par l'appellation de phutourgos (« planteur/jardinier »), car, comme je viens de le dire, la notion de « vérité » (alètheia) implique nécessairement des relations, relation entre une « image » et son « modèle », ou relation entre un logos et ce dont il prétend parler. Une idea (ou un eidos ou un nom) prise isolément n'est pas vraie ou fausse, elle est ce qu'elle est, un point c'est tout. L'idea de couche ne peut être dite vraie ou fausse qu'à partir du moment où on la pense comme un logos qui met en relation cette idea avec d'autres ideai (celle de « meuble », celle de « se coucher », celle de « dormir », etc.), et alors, oui, elle devient critère de pertinence des logoi que nous pouvons proférer à son propos, et donc critère de pertinence de l'attribution du nom qui lui est associé à quelque chose, un meuble ou une image peinte par exemple. Il y a donc en premier l'idea, principe d'intelligibilité qui « positionne » ce dont elle est idea par rapport à d'autres ideai, en second, ce qui est conforme à cette idea, et en troisième ce qui reproduit l'apparence, mais l'apparence seulement, de ce qui est conforme à cette idea, sans être en tous points conforme à cette idea (on ne se couche pas sur une image de couche). La « vérité » d'une image de couche est donc moindre que celle de ce dont elle est l'image puisqu'elle n'en reproduit que certains aspects, ceux qui sont accessibles à la seule vue, qui ne sont pas les plus importants dans l'idea de couche. (<==)

(59) « Chaque ça même dans la nature » traduit le grec ekeino auto to en tèi phusei hekaston (mot à mot « cela même le dans la nature chaque »), qui constitue une formule très générale pour désigner les productions du dieu, puisqu'en dehors du mot phusis (au datif singulier phusei) elle ne contient qu'une préposition (en, « dans »), deux articles (to, neutre sans nom associé, qui sustantive en fait toute l'expression, et tèi, datif féminin singulier associé à phusei), et trois pronoms neutres (ekeino, « cela », pronom démonstratif ; auto, « [cela-]même », pronom personnel ; hekaston, chaque », pronom indéfini). Tout le problème est qu'en français, il est difficile de la traduire sans introduire au moins un nom et une forme du verbe « être », après avoir transformé l'article to en un pronom relatif (« le (qui/que) », le « le » tombant du fait du « ça même » qui précède, avec lequel il est redondant en français). Ainsi :
- Chambry (Budé) : « cet objet unique même qui est dans la nature » ;
- Baccou (Garnier) : « chacune des choses mêmes qui sont dans la nature » ;
- Robin (Pléiade) : cette réalité en soi, qui est une réalité naturelle » ;
- Pachet (Folio) : « pour chaque chose, cela même qu'elle est par nature » ;
- Cazeaux (Poche) : « les objets qui sont inscrits dans le fond originel du monde » ;
- Leroux (GF Flammarion) : « cet être unique qui existe pour chaque chose par nature ».
Or, dès qu'on choisit un nom, soit on « chosifie » ce dont parle Socrate (« chose », « objet »), soit on introduit une problématique existentielle qui n'est pas dans le grec (« être », « réalité »), et en ajoutant le verbe « être », ou pire, « exister », outre que, là aussi, on introduit une problématique existentielle absente de l'original, on introduit le temps (celui qu'implique la conjugaison) là où Socrate essaie de nous parler de quelque chose qui est hors du temps et de l'espace dans un langage qui se veut le moins perturbateur possible. C'est pourquoi j'ai préféré pécher par défaut (laisser tomber le to, puisque en français, « chaque » ne nécessite pas d'article) que par excès, au risque d'une traduction guère plus compréhensible que l'original qu'elle essaie de traduire, mais qui, au moins, comme l'original, oblige à réfléchir pour comprendre et ne souffle pas de réponse biaisée.
Ceci étant dit, remarquons que, si le Socrate de Platon a réussi à éviter toute connotation temporelle en n'employant pas de verbe, il n'a pas pu éviter une forme de « localisation » puisqu'il utilise la préposition en (« dans ») dans l'expression en tèi phusei (« dans la nature »), dont c'est la troisième occurrence dans notre section, après 597b6 et 597c2 (sur cette expression, cf. note 35). Il est alors intéressant de suivre l'évolution du vocabulaire de Socrate pour parler de la « création » du dieu/planteur/roi de l'Univers (dont le nom aussi change, pour que nous n'en privilégions aucun à propos de quelque chose, ou plutôt de quelqu'un, qui est au-delà des mots et dont on ne peut parler que par images et mythes). Dans un premier temps, il utilise un vocabulaire en relation avec les observateurs que nous sommes en utilisant un mot, idea, issu d'une racine signifiant « voir » au sens premier, et il le fait pour bien marquer la différence entre des eidè, qui sont nos créations, et ces ideai, qui sont la création d'un dieu/planteur/roi. Dans un second temps, en 597a2, il introduit l'expression ho esti *** (« ce qu'est *** ») sur l'exemple de « couche » (ho esti klinè, « ce qu'est "couche" ») en en faisant une sorte de définition de l'idea. Ici enfin, il abandonne toute référence à l'être (einai) ou l'étant (to on) pour se limiter à une formule qui se place du point de vue objectif de ce dont il s'agit, indépendamment de la manière dont nous pouvons le percevoir et en évitant tout emploi d'une forme quelconque du verbe piégé einai (« être »), et c'est finalement l'expression en tèi phusei (« dans la nature »), que certains traducteurs et commentateurs refusent de prendre à la lettre, qui devient le marqueur de ce dont il parle. Ainsi, loin de faire des ideai la population d'un autre « monde » immuable, distinct du nôtre, qui est soumis au changement, il fait de la nature (phusis), c'est-à-dire de ce qui est soumis à naissance et croissance, le « jardin » des ideai, le lieu où elles sont semées pour mettre de l'ordre et de l'intelligibilité dans sa croissance. Bref, c'est bien notre « monde », notre nature (phusis), qu'il s'agit de rendre intelligible, pas un monde d'idées pures distinct du nôtre. Dans l'allégorie de la caverne, ce qui représente les ideai, ce sont les astres du ciel et ils y sont présentés en commençant par nommer l'ensemble dont ils font partie, le ciel (ouranos), comme pour nous faire comprendre qu'ils ne se comprennent que comme partie de cet ensemble, où ils ne se distinguent les uns des autres que par les places qu'ils occupent les uns par rapport aux autres dans cet ensemble. Ce que nous suggère ici Socrate, c'est que ce dont le ciel est l'image dans l'allégorie, c'est la « nature » (phusis), et que les ideai sont en fin de compte les constituants de cette nature, considérés, quand ils sont désignés par ce nom, du point de vue de la manière dont ils nous sont perceptibles en tant que principes d'intelligibilité de cette nature, l'expression utilisée ici (« chaque ça même dans la nature ») cherchant à nous faire comprendre que la manière dont nous les percevons en tant qu'ideai, c'est-à-dire au moyen de mots et de logoi, ne nous les montre pas tels qu'ils sont en eux-mêmes (auta, pluriel du auto utilisé ici), c'est-à-dire au-delà des mots par lesquels nous les désignons, et même des eidè que nous associons à ces mots, qui restent des créations d'esprits humains, avec toutes les limites que cela implique, et pour lesquels ces ideai ne sont que des cibles, sans même que nous ayons la garantie que notre découpage en eidè corresponde au découpage en ideai tel qu'il est dans la nature (cf. Phèdre, 265e1-3). (<==)

(60) Socrate reprend ici la distinction qu'avait faite Glaucon en 596e4, lorsqu'il disait que les « créations » de celui qui se contente de faire se refléter dans un miroir tout ce qui l'entoure sont phainomena, ouk onta (« présentés à la vue, pas étant »), opposant les verbe phainein (« rendre visible, faire paraître, faire briller, faire voir », dont phainomena est le participe présent passif au nominatif neutre pluriel, cf. note 25) et einai (« être ») en reprenant ces deux verbes dans l'expression hoia estin è hoia phainetai (« tels que c'est ou tels que ça se présente à la vue »). C'est pourquoi je garde ici la même traduction de phainein par « présenter à la vue », plutôt que par le plus classique « paraître ». Cette traduction a d'ailleurs l'avantage de bien faire ressortir ce que le Socrate de Platon veut nous faire comprendre, à savoir, que la vue de quoi que ce soit, reflet, image ou original, ne nous montre jamais ce qu'elle nous permet de voir comme c'est, mais nous en offre toujours une image (celle qui se forme dans l'œil, peu importe où et comment) qui ne nous dévoile pas le tout de ce dont c'est l'image pour la vue. On est dans la même situation ici que dans l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne lues à la lumière l'une de l'autre : dans l'analogie de la ligne, Socrate oppose les deux sous-segments du vu en mettant dans l'un des images, dont il donne pour exemple les ombres et les reflets, et dans l'autre les originaux de ces images, c'est-à-dire le monde qui nous entoure, nous compris ; mais l'allégorie de la caverne doit nous faire comprendre qu'en fait, les images qu'a en vue Socrate pour le premier sous-segment du vu, ce sont toutes les images produites par la vue, représentées dans l'allégorie par les ombres des objets dépassant du mur. Bref, il veut nous faire comprendre que la vue ne nous montre jamais des choses visibles comme elles sont en elles-mêmes (auta), mais comme la vue nous permet de les appréhender, ce qui, en particulier, ne nous permet d'appréhender que leur enveloppe externe colorée, pas ce que cette enveloppe cache à la vue. Ici, on retrouve la même progression : dans un premier temps, Socrate produit son petit effet en évoquant un créateur universel qui se contente de produire des image à l'aide d'un miroir, c'est-à-dire des reflets, ce dont il était question pour le premier sous-segment du vu de l'analogie de la ligne ; maintenant, Socrate envisage le cas du peintre qui prend pour modèle un objet fabriqué, qui n'est donc pas une image au sens où il l'entendait dans l'analogie de la ligne, mais qui est un objet fabriqué au sens des objets dépassant du mur dans l'allégorie de la caverne, donc un objet projetant une ombre, qui est la seule chose qu'un prisonnier n'ayant d'autre moyen d'appréhension que la vue tant qu'il reste dans ses liens peut en voir, et il veut faire comprendre à Glaucon que ce n'est pas parce que ce que le peintre prend pour modèle n'est plus un reflet de couche, mais une couche sur laquelle on peut se coucher, que les yeux nous la montrent telle qu'elle est. Les yeux ne nous en montrent toujours qu'une image. Ce qui s'oppose à cette image fournie par la vue, c'est ce dont c'est l'image « tel que c'est » (hoion estin). La question n'est pas ici de savoir si c'est, mais comment c'est, et comment c'est en soi-même, « objectivement », et non pas pour un observateur qui l'appréhende par un organe qui n'est réceptif qu'à certains aspects de ce qui est observé (la couleur pour l'œil, le son pour l'ouïe, l'odeur pour l'odorat, etc.). Bref, appréhender quoi que ce soit tel que c'est (hioion estin) est hors de notre portée. Mais si cela agir sur nos sens et notre esprit, c'est bien que c'est (quelque chose), à charge pour nous d'essayer de comprendre ce que c'est du mieux que nous le permettent nos sens et notre esprit/intelligence (noûs).
La réponse de Glaucon montre qu'il n'a pas compris ce que Socrate avait en tête. (<==)

(61) Le sujet de cette proposition est en grec hè graphikè, substantivation au féminin sous-entendant le terme technè (« art, technique ») de l'adjectif graphikos, qui signifie « relatif au dessin, à la peinture », selon un procédé dont on trouve de nombreux exemples en grec : ainsi, on a hè politikè, « l'art de ce qui a rapport aux citoyens, la politique », hè dialektikè, « l'art de ce qui a rapport au dialogue, la dialectique », hè mousikè, « l'art de ce qui a rapport aux Muses, la musique », hè gumnastikè, « l'art relatif aux exercices du corps/la gymnastique », pour ne citer que quelques exemples qui apparaissent dans la République (c'est d'ailleurs ce procédé qui explique que les mots correspondants soient au féminin en français aussi). Socrate parle donc bien ici de la peinture en tant qu'art/technique (technè), et non pas d'une peinture au sens de tableau réalisé par un peintre, ce qui justifie ma traduction par « la [technique] picturale », qui permet de conserver un adjectif au féminin en français. Il veut sans doute ainsi nous faire comprendre que ce qu'il va dire est inhérent à la peinture en tant que telle et non pas à la manière de peindre de tel ou tel artiste, et ce, quel que soit le sujet retenu par l'artiste. Et le verbe dont hè graphikè (« la [technique] picturale ») est le sujet est pepoiètai, troisième personne du singulier du parfait de l'indicatif passif de poiein (« créer ») : ce dont il est ici question, ce n'est pas de la création du tableau particulier que produit un peintre, mais de la « création » de la technique qu'il utilise pour ce faire, de la mise au point des procédés utilisés par les peintres pour rendre leurs créations plus ressemblantes à leurs modèles, ou plutôt à la manière dont nous percevons ces modèles, comme par exemple les techniques permettant de rendre les effets de perspective et de lumière, qui commençaient justement à se développer à l'époque de Platon (voir par exemple, à propos de la sculpture et non pas de la peinture, Sophiste, 235d6-236a6). (<==)

(62) « Être imité selon ce qui est comme ça se comporte, ou selon ce qui se présente à la vue comme ça se présente à la vue » : il y a dans le grec une dissymétrie dans ce membre de phrase qu'il me semble important de conserver tant bien que mal en français. Le grec est en effet potera pros to on, hôs echei, mimèsasthai è pros to phainomenon, hôs phainetai (mot à mot « lequel_des_deux selon le étant comme ça_se_comporte être_imité ou selon le se_présentant_à_la_vue comme ça_se_présente_à_la_vue ? »). Les deux membres de cette alternative sont en effet construits sur le même modèle (pros to... hôs...), mais alors que dans le second membre c'est le même verbe, phainein, qui est utilisé deux fois, une fois au participe présent, une fois au présent, dans le premier membre, le verbe change entre la forme au participe présent, on, participe présent de einai (« être »), et la forme au présent, echei, présent de echein, verbe de sens assez large, qui recouvre en particulier le sens de « avoir », mais qui peut aussi signifier « posséder, tenir, retenir, porter, conduire, prendre » ou encore « peser, valoir ». Il est vrai que dans certaines expressions comme celle-ci (hôs echei), echein a un sens presque équivalent à « être », et qu'on pourrait traduire hôs echei, comme le font tous les traducteurs que j'ai consultés, par « tel qu'il est » , mais il me semble que, si Platon a rompu la symétrie, ce n'est pas sans raison. Ce qu'ajoute le echei par rapport à un simple esti, c'est tout le « poids » d'un « avoir » que l'on porte, que l'on peut tenir : là où hôs esti (« comme c'est ») ne nous dit rien puisque ça peut être n'importe quoi, y compris une illusion, hôs echei suggère qu'on parle bien de quelque chose de concret que l'on peut tenir entre ses mains, qui peut faire partie de notre « avoir ». C'est cela que j'ai essayé de rendre, en traduisant hôs echei par par « comme ça se comporte ». (<==)

(63) « Imitation d'une vision ou de la vérité », en grec phantasmatos è alètheias mimèsis. Phantasma (dont phantasmatos est le génitif singulier) signifie « apparition, vision, songe » ou encore « apparence » et aussi « spectre, fantôme », et est dérivé du verbe phainein utilisé juste avant par l'intermédiaire du verbe phantazein, « rendre visible, représenter » et au moyen phantazesthai, « apparaître » ou « s'imaginer ». C'est l'un des mots qu'utilise Socrate comme exemple de ce qu'il appelle « images » (eikones) dans l'analogie de la ligne, en 510a1, pour parler des reflets, en en précisant le sens par l'ajout de l'expression « sur les eaux » (en tois hudasi), et qu'il reprend dans l'allégorie de la caverne, en alternance avec eidôlon, mais toujours avec la précision « sur les eaux » (en tois hudasi) pour qu'il n'y ait pas de doute sur ce dont il parle, pour faire références à des reflets, d'abord des hommes et des autres créatures présentes hors de la caverne (eidôla en 516a7), puis du soleil (phantasmata en 516b5). Le mot n'implique pas nécessairement le caractère irréel de ce qu'il désigne, mais renvoie à la seule perception visuelle que l'on a, sans préjuger du fait qu'elle a une origine réelle ou imaginaire.
La « vérité » que Socrate a ici en tête, c'est celle que constitue l'original, le modèle, pour l'image qu'en fait le peintre : le tableau est d'autant plus « vrai » qu'il reproduit plus fidèlement cet original. Le critère de vérité est donc le modèle « tel qu'il est » ; tel qu'il est, et non pas tel qu'il se présente à la vue : si le modèle est un cube dont toutes les faces sont du même rouge uni, la « vraie » couleur pour le tableau du peintre est ce même rouge pour toutes les faces du cube, même si les conditions de lumière font que les diverses faces paraissent d'un rouge différent les unes des autres, et si l'ombre d'un autre objet situé entre le cube et la lumière se projette sur l'une de ses faces et lui donne une couleur différentes sur certaines parties à l'ombre ; de même, les proportions entre les dimensions du modèle sont ce qu'elles sont, et les « vraies » proportions sont celles du modèle, sans tenir compte de la perspective qui nous les fait paraître différentes (voir la référence au Sophiste mentionnée à la fin de la note 61). Mais Socrate est sans doute parfaitement conscient du fait que, dès lors qu'on cherche à reproduire un objet en trois dimensions sur une surface en deux dimensions, il est impossible de le reproduire « tel qu'il est », et que, pour que le tableau ressemble à son modèle, il faut reproduire, non pas ce qui est, mais ce qu'on voit, en tenant compte d'effets de lumière et de perspective. Mais cela n'est encore que la surface des choses. Imiter la vérité du modèle, ce serait en reproduire non seulement l'apparence pour la vue, mais encore la matière, l'odeur, et tout le reste de ce qui en fait ce qu'il est, dont j'ai dit en note 60 que ça nous est inaccessible. Ce que le peintre cherche à reproduire, c'est la manière dont l'objet apparaît à la vue, c'est-à-dire bel et bien une vision (au sens premier de « ce qu'on voit »), qui n'est qu'une petite partie de la « vérité » de son modèle.
Par ces considérations, Platon ne cherche pas à dénigrer des techniques picturales cherchant à prendre en compte l'effet de perspective et à rendre les effets de lumière et d'ombre, mais à nous faire prendre conscience du caractère limité de la vue pour nous faire appréhender les choses telles qu'elles sont : le peintre qui cherche à rendre son tableau aussi ressemblant à ce que nous voyons ne peut le faire qu'en ne respectant pas ce que sont les modèles qu'il peint en eux-mêmes ; il doit en modifier les couleurs, les proportions, et, de toutes façons, produire en deux dimensions, sur le plan que constitue son tableau, un original qui est en trois dimensions, et le reproduire avec des matériaux qui ne sont pas ceux dont est fait l'original. La question n'est donc pas celle de la fidélité du travail du peintre à l'apparence pour nous de son modèle, c'est-à-dire à l'image déjà défaillante que nous en donne la vue, mais celle de la fidélité à ce qu'est le modèle en lui-même, indépendamment de la manière dont il apparaît pour la vue. Mais le modèle en lui-même n'est pas plus ou moins « vrai » que le tableau qu'en fait le peintre, il est seulement le critère du vrai pour la relation de l'image à son modèle. Et il l'est en lui-même et non pas à travers l'autre image que constitue la vision que nous en avons, celle qui se forme dans les yeux de l'observateur (les ombres de la caverne). (<==)

(64) Dans la réplique précédente, il était question de la vérité (hè alètheia), ici il est question du vrai (to alèthes), mais c'est toujours la même chose dont il est question : non pas on ne sait trop quelle « vérité » intrinsèque de ce qui est représenté par le peintre, abstraction faite du fait que cela sert de modèle, mais ce modèle en tant qu'il est le critère de « vérité » pour l'image qui en est faite. La notion de « vrai » n'existe que par rapport à l'image et à ce qu'elle « dévoile » de son modèle (rappelons que le sens étymologique d'alèthès est « non caché » et que, dans cette perspective, l'alètheia peut se comprendre comme un « dévoilement »). Mais il ne faut surtout pas confondre « vrai » et « réel » ou « existant ». Si le peintre prend pour modèle un reflet dans une glace, c'est ce reflet qui est le « vrai » par rapport à son tableau et son tableau sera d'autant plus « vrai » qu'il représentera plus fidèlement le reflet qui lui sert de modèle, même si ce reflet n'a aucune consistence et n'est lui-même qu'une image. La distance entre l'image produite par le peintre et le « vrai » tient seulement au fait que, comme le dit Socrate dans la suite de la réplique, l'image peinte ne représente qu'un « tout petite quelque chose (smikron ti) » de ce que cherche à imiter le peintre et qu'à ce titre, il ne lève qu'un tout petit coin du « voile » qui s'interpose entre le peintre et son modèle (et plus généralement entre chacun de nous et le monde qui l'entoure, du fait de notre nature qui ne nous permet d'appréhender ce monde qu'à travers nos sens et notre intelligence d'êtres humains), et que son tableau ne nous « dévoile » donc qu'une toute petite part de la « vérité » sur ce qui lui a servi de modèle. Il ne faut donc pas comprendre l'opposition entre phantasma et alètheia (entre « vision » et « vérité ») comme une opposition entre vrai et faux, mais comme une opposition entre le tout et la partie : l'alètheia, ce serait le dévoilement complet du sujet, alors que le phantasma n'en dévoile qu'un aspect très particulier et très limité, qui se borne à l'apparence extérieure visible sous un certain angle et dans certaines conditions de lumière et de distance. Il y a donc une part de « vrai » dans l'ouvrage du peintre, mais une toute petite seulement, et, de ce fait, son imitation est susceptible de nous induire en erreur par rapport à ce qui lui a servi de modèle (au peintre ou à tout autre imitateur) si nous croyons en savoir plus, voire tout savoir sur ce modèle du simple fait d'avoir vu cette imitation. Et si cette erreur est peu probable dans le cas d'un tableau, où nous savons bien que le tableau n'est pas le modèle reproduit, elle devient beaucoup plus probable, et donc l'imitation plus pernicieuse, dans le cas de la poésie et de la tragédie, lorsqu'on s'imagine que l'auteur sait de quoi il parle, que par exemple, parce qu'Homère décrit des chefs de guerre en action, il avait les compétences d'un général (cf. la suite immédiate de la section ici traduite, et en particulier République, X, 599b9-e4), et qu'il est donc fondé à servir d'éducateur à toute la Grèce, comme c'était le cas au temps de Socrate et Platon. (<==)

(65) Dans la réplique précédente, Socrate parlait de mimèsis, « imitation » au sens d'acte d'imiter (mimeisthai), reprenant le mot qui ouvrait toute cette section en 595c7 (cf. note 2). Ici, il parle de hè mimètikè, sous-entendu technè, c'est-à-dire de l'art d'imiter dans son ensemble, en utilisant une construction similaire à celle qu'il avait utilisé avec hè graphikè dans la réplique précédente, expliquée en note 61. Hè mimètikè (que je traduis par « la [technique] imitative » par analogie avec ma traduction de hè graphikè par « la [technique] picturale ») est plus général que hè graphikè (« la [technique] picturale »), qui n'en est qu'une espèce au même titre que par exemple la sculpture, ou pour Socrate, la tragédie, qui imite les passions humaines. (<==)

(66) « Grâce à ça elle produit complètement toutes [choses] parce qu'elle s'attache à un petit quelque chose de chacune, et ce [quelque chose est] une image sans consistance », traduit le grec dia touto panta apergazetai, hoti smikron ti hekastou ephaptetai, kai touto eidôlon (mot à mot « par ça toutes[_choses] elle_accomplit parce_que petit quelque_chose de_chacune elle_s'attache_à, et cela une_image »).
« Elle produit complètement » traduit le grec apergazetai, troisième personne du singulier de l'indicatif présent moyen du verbe apergazesthai, formé par adjonction du préfixe ap(o) au verbe ergazesthai, lui-même formé sur la racine ergon (« travail/production » et signifiant donc « produire ». Le préfixe ap(o) ajoute une idée de complétude, d'achèvement, d'où ma traduction par « Elle produit complètement ». Ce que veut dire ici Socrate avec ce verbe, c'est que le peintre considère son travail comme accompli, terminé, achevé, lorsqu'il a convenablement à son idée représenté l'apparence de ce qu'il cherche à représenter telle qu'elle se montre à lui de là où il est et dans les conditions de lumière qui sont les siennes, alors même que son ouvrage ne représente qu'une partie de la seule apparence extérieure pour la vue humaine de ce qui lui sert de modèle, celle qui lui fait face.
« Image sans consistance » traduit le mot eidôlon, qui remplace ici le mot phantasma. Eidôlon est un mot de la même famille que eidos, dont le sens premier est « image » en tant que reproduction des traits de quelqu'un ou quelque chose, avec l'accent mis sur le caractère immatériel de l'image elle-même, en tant que telle, indépendamment du fait qu'elle est image de quelque chose qui existe bel et bien, par exemple un reflet dans l'eau, ou pur produit de l'imagination. Comme je l'ai signalé dans la note 63, eidôlon alterne avec phantasma dans l'allégorie de la caverne pour parler de reflets sur l'eau ou sur d'autres surfaces réféchissantes. C'est l'utilisation de ce terme pour désigner une image d'un dieu, en particulier dans la traduction grecque de la Bible, la Septante, qui a conduit au sens qu'a pris sa transcription en français dans le mot « idole ». Le mot peut aussi désigner, dès Homère, un fantôme ou une ombre (au sens où l'on parle du « royaume des ombres » pour désigner les Enfers, le royaume des morts ; on le trouve en ce sens en particulier au chant XI de l'Odyssée, qui raconte la visite d'Ulysse au séjour des morts : XI, 83 ; 213 ; 476 ; 602). Ici, ce à quoi fait référence ce mot, c'est à l'image que nous donne la vue de ce que l'on voit, de tout ce que l'on voit, qu'il s'agisse d'un objet matériel tangible ou d'une image produite par la nature, comme un reflet, ou par l'homme, comme un tableau peint, figurée dans l'allégorie de la caverne par les ombres que voient les prisonniers au fond de la caverne. En d'autres termes, ce qui sert de modèle au peintre, c'est toujours une image, celle qui se forme dans ses yeux de ce qu'il utilise comme modèle, et, comme il ne voit que ça, il pense avoir achevé (apergazesthai) son travail quand il a reproduit du mieux qu'il peut cette image sans consistence. (<==)

(67) « Naïf » traduit le grec euèthès, nom qui veut dire étymologiquement « de bon (eu) caractère (èthos) », souvent utilisé par antiphrase pour désigner un « benêt », un « sot », bref, quelqu'un de « bien gentil » mais qui se laisse avoir facilement par naïveté et simplicité d'esprit. (<==)

(68) « Enchanteur » traduit le grec goès, mot dérivé d'une racine goan signifiant « pousser des cris de douleur, des lamentations » qui désigne initialement un magicien qui procède par cris et incantations, c'est-à-dire un « enchanteur », et par extension un « sorcier » ou un « charlatan ». Socrate a sans doute choisi ce terme justement parce qu'il désigne quelqu'un dont la magie s'exerce par la parole. (<==)

(69) Le mot grec traduit par « savant universel » est passophos, composé par adjonction à l'adjectif sophos (« savant, sage ») du préfixe pan- (« tout », dont le n final devient s par assimilation devant le s initial de sophos), c'est-à-dire « savant en tout ».
En lisant cette description du passophos, on ne peut s'empêcher de penser au portrait que trace Socrate d'Hippias en Hippias Mineur, 368b-e, même s'il n'y utilise pas ce mot (il l'utilise par contre à propos de Prodicos en Protagoras, 315e7, d'Euthydème et Dionysodore en Euthydème, 271c6, de Protagoras en Théétète, 152c8, d'Homère en Théétète, 194e2) : il y ressert à Hippias le portrait qu'il l'a entendu dresser de lui-même « sur l'agora près des comptoirs des banquiers », où non seulement il se vantait d'être le plus savant dans la plupart des domaines mais aussi d'être capable de rivaliser avec tous les artisans puisqu'il affirmait avoir fabriqué lui-même tout ce qu'il avait sur lui et avec lui, vêtements, bijoux, accessoires de voyage, etc., ce qui, soit dit en passant, en faisait aussi le plus « injuste » des hommes au regard de la conception de la justice sociale présentée par Socrate dans la République, fondée sur la spécialisation des tâches pour le plus grand bien de la communauté des citoyens. (<==)

(70) « Soumettre à l'examen » traduit le grec exetasai, infinitif aoriste actif du verbe exetazein, formé par adjonction au verbe etazein, qui signifie « examiner » du préfixe ex qui ajoute une idée d'achèvement (« jusqu'au bout »). Exetazein, c'est donc « examiner à fond » et le verbe peut être employé pour signifier « éprouver » un métal, une amitié ou une alliance, ou encore « passer en revue » des troupes. Ce que le verbe suggère ici, c'est que le naïf n'a pas été capable de soumettre à l'examen les affirmations de son « enchateur » pour voir ce qu'il y avait de vrai dedans. Cette mise à l'épreuve de l'interlocuteur qui se dit savant, c'est exactement l'activité favorite de Socrate, qui nous est décrite dans la plupart des dialogues. Elle ne nécessite pas que l'on soit plus savant que celui qu'on met à l'épreuve mais peut consister à mettre l'interlocuteur face à ses contradictions ou à l'amener à un point où il est contraint d'avouer lui-même son ignorance. (<==)

(71) « Connaissance » et « absence de connaissance » traduisent respectivement epistèmè et anepistèmosunè, substantifs dérivés du verbe epistasthai, lui-même employé deux fois auparavant dans cette réplique, et que j'ai traduit par « connaître ». Epistèmè, c'est aussi bien l'habileté pratique de celui qui est compétent dans son activité que le savoir, en tant que corpus de connaissances, qui donne cette habileté, et finalement la science, avec une connotation de plus en plus théorique qui fait que le mot finit par s'opposer à technè comme le savoir théorique ou spéculatif par rapport à la maîtrise technique (le mot français dérivé de technè), au savoir pratique de l'artisan ou de l'artiste. D'epistasthai dérive aussi le mot epistèmôn, qui désigne la personne qui possède une epistèmè, le « savant », « celui qui sait, qui a une expérience dans un domaine donné » ou encore « celui qui est instruit ». Et d'epistèmôn dérive le mot epistèmosunè, qui désigne la qualité de celui qui est epistèmôn, comme dikaiosunè (« justice ») désigne la qualité de celui qui est dikaios (« juste ») ou sôphrosunè (« modération, tempérance »), la qualité de celui qui est sôphrôn (« modéré, raisonnable »). Anepistèmosunè désigne le contraire d'epistèmosunè, par adjonction du alpha (« a ») privatif en tête du mot et d'un nu (« n ») intercalaire pour éviter le iatus. Là où la connaissance (epistèmè) suppose un contenu susceptible d'être mis à l'épreuve, si bien que tester cette « connaissance » est à la fois tester le contenu et la personne qui l'explicite, d'où l'emploi du mot epistèmè plutôt que epistèmosunè, l'ignorance étant une absence de contenu, n'est qu'une « qualité » de la personne qu'on met à l'épreuve, d'où l'emploi du mot anepistèmosunè. (<==)


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Première publication le 25 juillet 2012 (V1) ; 5 décembre 2020 (V2) ; 11 octobre 2022 (V2-1) ; 29 juin 2023 (V3) ; dernière mise à jour le 9 juillet 2023
© 2012, 2020, 2022, 2023 Bernard SUZANNE (cliquez sur le nom pour envoyer vos commentaires par courrier électronique)
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