© 2012 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 25 juillet 2012
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La république
(4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie)

Les trois couches (lits)
République, X, 595c7-598d6
(Traduction (1) Bernard SUZANNE, © 2012)
(la version la plus récente de cette page est accessible en cliquant ici)

[L'interlocuteur de Socrate dans cette section est Glaucon]

[595c] [...]
L'imitation (2) dans sa plus grande généralité, aurais-tu le moyen de me dire ce que ça peut bien être ? Car pour sûr, moi-même, je ne conçois (3) pas tout à fait correctement ce que ça veut être.
Car évidemment, n'est-ce pas, dit-il, moi, je le conçevrais !
[Il n'y aurait] rien là en effet, repris-je, d'étrange, puisque bien des fois en effet, des [gens] portant un regard plus émoussé [596a] voient avant des [gens] ayant une vue plus perçante. (4)
Il en est ainsi, dit-il ; mais, toi présent, je ne serais pas capable d'avoir le courage de parler si quelque chose se montrait évident pour moi ; mais vois toi-même (5).
Veux-tu donc que nous commencions à mener notre examen à partir de là, au moyen de notre démarche (6) habituelle ? Nous avons en effet l'habitude, me semble-t-il, (7) de poser un certain
eidos (8) unique pour chacune des pluralités (9) auxquelles nous attribuons le même nom. Tu comprends ou pas ?
Je comprends.
Eh bien posons maintenant aussi ce que tu veux d'entre ces pluralités : par exemple, si [596b] tu veux, nombreuses, (10) me semble-t-il, sont les couches et les trépieds. (11)
Comment donc
[en serait-il] autrement ?
Mais, du moins me semble-t-il, des
ideai (12) pour ces ustensiles, (13) deux, une de couche et une de trépied.
Oui.
Eh bien n'avons-nous pas aussi l'habitude de dire que l'artisan (14) de chacun de ces meubles, en fixant le regard sur l'
idean, fait ainsi, l'un les couches, l'autre les trépieds dont nous, nous nous servons, (15) et ainsi pour tout le reste ? Car, me semble-t-il, aucun des artisans n'est l'artisan (16) de l'idean elle-même, (17) car comment [le pourrait-il] ?
En aucune manière.
Mais vois maintenant aussi comment tu appelles cet artisan-ci.
[596c] Lequel ?
Celui qui fait toutes
[choses] en aussi grand nombre que chez chacun des travailleurs manuels. (18)
Tu parles de quelque homme terrible et étonnant ! (19)
Pas si vite ! Mais bientôt tu vas en dire encore plus, car ce fameux travailleur manuel lui-même, non seulement est capable de faire tous les ustensiles, mais il fait aussi tout ce qui pousse de la terre et produit par son travail tous les êtres vivants, (20) les autres et aussi lui-même, et en plus de ça produit par son travail la terre et le ciel et les dieux et tout ce qui est dans le ciel et tout ce qui est dans l'Hadès sous la terre. (21)
[596d] Tu parles là, dit-il, d'un maître artisan (22) tout à fait étonnant !
Tu es incrédule ? repris-je. Dis-moi aussi : te semble-t-il que soit absolument impossible un tel artisan, ou que puisse advenir un faiseur (23) de tout ça d'une certaine manière, mais pas d'une autre ? Perçois-tu ou pas que toi aussi tu pourrais être capable de faire tout ça, du moins d'une certaine manière ?
Et quelle est cette manière ? dit-il.
Pas difficile, repris-je, mais c'est produit de multiples façons et rapidement, très rapidement d'ailleurs, me semble-t-il, si tu veux bien, en prenant un miroir, [596e] le faire tourner dans toutes les directions : rapidement tu feras le soleil et les
[astres] dans le ciel, rapidement encore la terre, rapidement encore toi-même et aussi les autres êtres vivants et les ustensiles et les plantes et tout ce dont on parlait à l'instant. (24)
Oui, dit-il, présentés à la vue, certainement pas étant, du moins me semble-t-il, en vérité.  (25)
Beau
[travail] ! repris-je, et tu progresses vers là où il faut par ce propos. En effet, le peintre (26) aussi, je pense, est l'un des artisans de ce genre, n'est-ce pas ?
Comment en effet
[ne le serait-il] pas ?
Mais tu diras, je pense, que lui ne fait pas en vrai ce qu'il fait. Et pourtant, d'une certaine manière au moins, le peintre aussi fait une couche, n'est-ce pas ?
Oui, dit-il, présentée à la vue au moins, dans son cas aussi.
[597a] Mais qu'en est-il du fabriquant de couches ? N'as-tu pas en tout cas dit à l'instant qu'il ne fait pas l'
eidos, que justement nous déclarons être ce qu'est « couche », mais une certaine couche ? (27)
Je l'ai dit en effet.
Eh bien, s'il ne fait pas ce que c'est, il ne fait probablement pas ce qui est
[« couche »], mais quelque chose de tel que ce qui est [« couche »], mais qui ne l'est pas ; (28) et si quelqu'un disait que l'ouvrage du fabriquant de couches (ou de quelque autre travailleur manuel) est quelque chose qui est parfaitement [« couche » (ou autre chose)], (29) il risque de ne pas dire vrai.
Eh bien, dit-il, ainsi du moins cela paraîtrait-il à ceux qui passent leur temps à de telles discussions !
Ne soyons donc nullement étonnés si cela se trouve aussi être quelque chose d'indistinct par comparaison avec la vérité.  (30)
[597b] Non en effet.
Veux-tu donc, dis-je, que, sur ces
[exemples-]mêmes, nous recherchions, à propos de cet imitateur, (31) quel il peut bien être ?
Si tu veux, dit-il.
Eh bien, quelque chose comme ces trois couches apparaissent : une, celle qui est dans la nature, (32) que nous pourrions dire, comme je le pense, moi, avoir été produite par le travail d'un dieu. Ou de qui d'autre ?
D'aucun
[autre], je pense.
Oui, et une que le menuisier
[produit]. (33)
Oui, dit-il.
Et une que le peintre
[produit], n'est-ce pas ?
Soit.
Alors peintre, fabriquant de couches, dieu, (34) ces trois responsables (35) pour trois
eidesi de couches. (36)
Oui, trois.
[597c] Donc ce dieu (37) pour sa part, soit qu'il ne voulait pas, soit que quelque nécessité (38) se soit imposée
[à lui] de ne pas achever lui-même par son travail (39) plus d'une seule couche dans la nature, (40) fit ainsi un seul [exemplaire] de cette [réalité] même qu(i) est « couche » ; (41) mais deux telles [réalités] ou plus n'ont pas été produites sous l'action du dieu et ne peuvent être développées. (42)
Pourquoi donc ? dit-il.
Parce que, repris-je, s'il en faisait ne fût-ce que deux, de nouveau une serait mise en lumière dont celles-là à leur tour posséderaient toutes deux l'
eidos, et celle-là serait ce qu(i) est « couche », mais pas les deux [autres]. (43)
Correctement
[parlé], dit-il.
[597d] Sachant (44) donc cela, je pense, le dieu, voulant être réellement (45) fabriquant (46) de ce qui est réellement « couche », (47) et non pas d'une certaine couche ni un certain fabriquant de lits, développa la nature de celle-ci unique par nature. (48)

Il semble.
Veux-tu donc que celui-là, nous l'appelions géniteur (49) de cela, ou quelque chose comme ça ?
[Ce serait] juste en tout cas, dit-il, puisqu'aussi bien [c'est] par nature en effet [qu']il a fait et cela et tout le reste.
Mais comment
[appellerons-nous] le menuisier ? Ne serait-ce pas « artisan de lit » ? (50)
Si.
Est-ce que le peintre aussi
[nous l'appellerons] artisan et fabriquant (51) de cela ?
Jamais de la vie !
Mais alors, que le diras-tu être pour « couche » ?
[597e] Voilà comment, reprit-il, il me semble à moi le plus approprié qu'il soit appelé : imitateur de ce dont ceux-là
[sont] artisans.
Soit, repris-je ; le
[producteur] de ce qui est engendré en troisième en partant de la nature, (52) tu l'appelles imitateur ?
Tout à fait, dit-il.
Ce sera donc aussi le cas du poète tragique, s'il est imitateur : quelqu'un
qui a poussé/fait pousser en troisième en partant du Roi et de la vérité, (53) comme aussi tous les autres imitateurs.
Il y a des chances.
Nous sommes à présent d'accord sur l'imitateur ; mais donne-moi ton avis là-dessus à propos [598a] du peintre : lesquels des deux te semble-t-il entreprendre d'imiter :
chaque ça même dans la nature (54) ou les ouvrages des artisans ?
Les
[ouvrages] des artisans, dit-il.
Est-ce tels que c'est ou tels que ça se présente à la vue ? (55) Car cela encore doit être tranché.
Que veux-tu dire ? dit-il.
Ceci : une couche, si tu l'observe de côté ou de face ou de quelque autre façon, diffère-t-elle en quoi que ce soit d'elle-même, ou ne diffère-t-elle en rien, mais se présente autre à la vue ? Et de même pour les autres
[choses] ?
Ainsi, dit-il ; elle se présente
[autre] à la vue, mais ne diffère en rien.
[598b] Eh bien examine ceci même : à propos de chaque
[sujet] [envisagé] selon lequel de ces deux [points de vues] l'art de la peinture a-t-il été fait ? (56) Pour qu'il soit imité selon ce qui est, avec tout ce que cela comporte, ou selon ce qui se présente à la vue, tel que ça se présente à la vue, (57) l'imitation étant d'une vision (58) ou de la vérité ?
D'une vision, dit-il.
Très loin donc du vrai, (59) en quelque sorte, est
l'[art d']imitation (60) et, semble-t-il, grâce à ça il exerce son activité sur tout parce qu'il s'attache à un petit quelque chose de chaque [sujet], et ce [quelque chose est] une image sans consistance. (61) Ainsi par exemple le peintre, disons-nous, nous peindra un cordonnier, un menuisier, les autres artisans,[598c] tout en n'étant expert dans les techniques d'aucun d'entre eux, mais cependant, les enfants et les personnes dénuées de raison, pour peu qu'il soit un bon peintre, si, après avoir peint un menuisier, il le leur montrait de loin, il pourrait les tromper complètement en leur faisant croire que c'est véritablement un menuisier.
Pourquoi pas ?
Mais en fait je crois, l'ami, que voici ce qu'il faut penser à propos de tous les
[cas] de ce genre : quand quelqu'un nous annonce en parlant de quelqu'un [d'autre], qu'il est tombé sur un homme connaissant toutes les techniques artisanales et tout ce que sait d'autre chacun pris individuellement, [qu'il n'y a] rien qu'il ne [598d] connaisse plus rigoureusement que n'importe qui d'autre, il faut répondre à quelqu'un comme lui qu'il est un homme naïf (62) et que, semble-t-il, étant tombé sur quelque enchanteur (63) et imitateur, il a été induit en erreur par lui, si bien qu'il a supposé que ce dernier était un savant universel (64) du fait que lui-même était incapable de soumettre à l'examen (65) connaissance, absence de connaissance (66) et imitation.
Très vrai, dit-il.


(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)

(2) Le mot grec traduit ici par « imitation » est mimèsis. Le point de départ de cette discussion sur la mimèsis est le rappel par Socrate dans les premières lignes du livre X d'une des lois de la cité idéale, celle qui propose de bannir de la cité les poètes tragiques et toute forme de poésie qui pratique l'imitation. D'où la question de savoir en quoi consiste plus spécifiquement l'imitation. (<==)

(3) Le verbe traduit ici et dans la réponse de Glaucon par « concevoir » est le verbe sunnoein, construit par adjonction du préfixe sun- (« avec, ensemble ») au verbe noein, qui signifie « penser, concevoir, comprendre » au moyen du nous (« esprit, pensée, intelligence »). Le préfixe sun- ajoute l'idée de rassemblement par la pensée d'idées multiples pour en faire une sorte de synthèse (le « syn- » de « synthèse » est justement la transposition en français du préfixe grec sun-). La réplique de Socrate commence par mimèsis holôs (« l'imitation dans sa plus grande généralité ») et ce holôs, adverbe formé sur l'adjectif holos qui signifie « tout, entier » en mettant l'accent sur l'unité que forme ce tout, veut nous faire comprendre que ce que Socrate cherche à sunnoein, à comprendre, c'est ce qui est commun à toutes les formes de mimèsis que l'on peut imaginer, qu'il s'agisse d'imitation à travers des images, dessinées, peintes ou sculptées, ou des mots (les répliques précédentes évoquaient Homère et les poètes tragiques et notre section va préluder à une critique des poètes, Homère le premier, dans leur rôle d'imitateurs), ou encore des gestes, ou tout autre procédé de reproduction, que ce que l'on « imite » soit des objets, des actes, des paroles, ou n'importe quoi d'autre, que l'imitateur soit un homme, un animal ou un dieu, voire un processus naturel comme un reflet ou une ombre, ou encore un rêve. (<==)

(4) On trouve dans cette réplique de Socrate trois formes verbales de verbes liés à la vue : polla toi oxuteron blepontôn ambluteron horontes proteron eidon. Chacune des trois formes est construite sur un radical différent :
blepontôn est le participe présent actif masculin au genitif pluriel de blepein, qui signifie « voir », « avoir un regard » (de telle ou telle qualité) ;
horontes est le participe présent actif masculin au genitif pluriel de horan, qui signifie aussi « voir », mais plutôt, en particulier lorsqu'il est mis en parallèle avec blepein, en mettant l'accent sur l'activité effective de la personne plutôt que sur le potentiel que donne un organe, c'est-à-dire plutôt « regarder », « porter son regard » ;
- eidon est la troisième personne du pluriel de l'aoriste indicatif actif d'une forme verbale idein qui sert d'aoriste au verbe horan, bien qu'issue d'une racine id- différente de celle de horan, et qui signifie donc aussi « voir » ; c'est cette racine qu'on retrouve dans idea et dans eidos, deux mots de sens voisin qui désignent l'« apparence », l'« aspect » d'une chose qui se manifeste à la vue et, par extension, à la pensée aussi.
Cette explication prise dans le registre de la vue que Socrate donne à Glaucon pour justifier qu'il lui demande son avis sur une question sur laquelle lui, Socrate, avoue ne pas être très au clair dans son esprit (le nous impliqué par le verbe sunnoô) n'est sans doute pas anodine à plus d'un titre. Tout d'abord, prise au premier degré, elle suggère, par le jeu des différents verbes voisins utilisés pour parler du « voir », qu'il ne suffit pas d'avoir une vue perçante pour voir, mais qu'il faut aussi se donner la peine de regarder ce qu'il y a à voir : si en effet celui qui a une vue plus faible voit avant celui qui a une vue perçante, c'est sans doute parce qu'il a regardé là où l'autre ne regardait pas, ou regardé plus attentivement ce que l'autre ne faisait pas l'effort d'observer comme il convenait pour déterminer ce dont il s'agissait ou distinguer ce qu'il y avait d'intéressant à voir. Et, dans la mesure où justement le langage de la vision se transpose dans le registre de la pensée, ce qui est vrai à propos de la vue des yeux peut se transposer dans le registre de la vue de l'intelligence. Et c'est sans doute pour bien mettre en évidence cette transposition possible que Socrate termine sa réplique sur la forme verbale eidon, mise ainsi en valeur (en grec, c'est en effet le dernier mot de la phrase), qui est la forme verbale la plus proche phonétiquement du substantif eidos qu'il va utiliser dans sa prochaine réplique (où il sera mis en valeur, après un préalable méthodologique, en étant le premier mot de la phrase qui l'introduit) pour parler de ce qu'il y a de commun entre plusieurs réalités distinctes que nous désignons par le même mot. (<==)

(5) Glaucon rebondit sur la métaphore visuelle utilisée par Socrate dans la réplique précédente en lui demandant, au terme de sa réponse : autos hora, « vois toi-même », en faisant de hora, impératif du verbe horan, le dernier mot de sa réponse. (<==)

(6) « Démarche » traduit le grec methodos, dont vient le français « méthode » d'une manière qui reste plus proche de l'étymologie du mot grec : Methodos est en effet construit par ajout du préfixe meta (« au milieu de, parmi, à la suite de »), qui introduit en composition une idée de succession, au mot hodos, qui signifie « route, chemin, voyage », et évoque donc l'idée d'un cheminement constitué d'étapes qui se suivent. (<==)

(7) « Me semble-t-il » traduit la particule pou, dont le sens premier est « quelque part » ou « en quelque manière », sens qui évolue à partir de là pour en venir à marquer une part d'incertitude (« probablement »), une restriction sur le caractère affirmatif d'une proposition (sens de « je crois, je pense, je suppose »), incertitude ou restriction qui peut être réelle ou ironique (comme quand quelqu'un dit « si j'ai bien compris » alors que la suite va clairement montrer qu'il a parfaitement compris ce qu'il reformule). Socrate réutilise cette même particule dans les trois répliques qui vont suivre et j'ai essayé de trouver une traduction unique dans ces quatre répliques qui convienne à peu près dans chaque cas. (<==)

(8) Dans cette section où Socrate va délibérément varier son vocabulaire pour parler de ce qu'on a l'habitude d'appeler « idées » ou « formes », je préfère ne pas traduire les mots grecs utilisés pour ne pas orienter la compréhension du lecteur en forçant un registre d'interprétation pour des mots dont les multiples sens en grec ne peuvent être rendus par un même mot français. Ce qui compte en fait, ce n'est pas le mot, mais ce que le mot cherche à désigner, qui se déduit du contexte, qui est ici relativement clair. Il suffit de savoir que, comme je l'ai dit dans la note 4, eidos, tout comme idea qui va faire son apparition dans une prochaine réplique de Socrate, sont formés sur une racine signifiant « voir, vue », qu'eidos est très proche, comme on l'a vu dans cette note, de la forme eidon, aoriste signifiant « je vois » ou « ils voient » (première personne du singulier ou troisième personne du pluriel de l'aoriste indicatif actif) et que idea est très proche de la forme verbale idein (« voir »), infinitif aoriste du même verbe (l'aoriste étant un « temps » des verbes grecs qui renvoie à l'action impliquée par le verbe à l'état pur, c'est-à-dire justement sans notion de temps : aoristos signifie en effet en grec « illimité, sans limite de temps »).
Il peut être intéressant aussi de noter qu'eidos est un terme beaucoup plus commun qu'idea dans les dialogues : on trouve 407 occurrences d'eidos dans les 28 dialogues listés dans mes tétralogies (dont 73 dans la République), souvent dans le sens « neutre » de « sorte, espèce, genre », alors qu'on ne trouve que 97 occurrences de idea (dont 21 dans la République). On peut donc supposer que, lorsque Platon utilise eidos dans un sens plus « technique », le mot est moins spécialisé que lorsqu'il utilise idea.
Notons qu'ici, il utilise le mot eidos en le mettant en relation avec onoma (« nom »). À ce point, l'eidos, c'est ce qu'il y a de commun entre toutes les « choses » que nous désignons par le même nom et qui nous permet de reconnaître, dans un premier temps par la vue, qu'une chose est justiciable de ce nom. (<==)

(9) Je traduis par « pluralités » l'adjectif neutre pluriel substantivé polla utilisé ici par Socrate : polus, dont polla est le neutre pluriel, qui est à l'origine du préfixe français « poly- » qu'on trouve dans des mots comme « polygone » (qui a beaucoup de côtés), « polyvalent » (qui sait faire beaucoup de choses), « polyglotte » (qui parle beaucoup de langues), etc., signifie « nombreux ». L'expression utilisée ici en grec, hekasta ta polla, qui signifie mot à mot « chacun des nombreux » implique deux pluralités : d'une part, avec polla, la pluralité des « choses » qui sont regroupées sous un même nom, d'autre part, avec hekasta, la pluralité des différents polla justiciables chacun d'un nom différent. Pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté dans la traduction en français, il faut donc traduire polla par un nom qui évoque l'idée de multiplicité au singulier et donc d'une pluralité de multiplicités au pluriel. (<==)

(10) Je reviens ici à la traduction plus usuelle de polus par « nombreux », dans la mesure où le pollai (féminin pluriel de polus) que je traduis n'est plus un neutre pluriel substantivé, comme dans le tôn pollôn (génitif neutre pluriel précédé de l'article, ici un génitif partitif) qui précéde dans la même réplique ou le ta polla du hekasta ta polla de la réplique précédente de Socrate, mais un nominatif féminin pluriel (pour l'accord avec klinai (« couches ») et trapezai (« tables », voir note suivante) qui sont tous deux féminins), qui en fait l'attribut de ces deux noms. (<==)

(11) La traduction usuelle de klinè est « lit » et trapeza signifie « table » et non pas trépied. Mais il me semble important ici, où il est question de relation entre des eidè et des noms, de conserver quelque chose de ce que les noms retenus par Socrate pouvaient évoquer pour un auditeur de son temps à partir de leur étymologie.
Klinè est le substantif dérivé du verbe klinein, qui signifie « incliner, étendre, coucher » et le sens premier de klinè est donc bien « couche », c'est-à-dire ce sur quoi on s'étend, on se couche, dans le sens le plus général, et le mot désigne aussi bien un lit pour dormir qu'un « lit de table », ces sortes de banquettes qui remplaçaient nos chaises autour d'une table et sur lesquelles plusieurs convives (trois en général) prenaient place côte à côte lors d'un banquet. Mais la question n'est pas tant de savoir quelle était l'extension du mot grec par rapport à notre terminologie concernant le mobilier que de réaliser que le mot klinè renvoyait immédiatement pour un contemporain de Socrate à klinein, comme le mot « couche » en français renvoie à « (se) coucher », avant même d'évoquer telle ou telle image d'un meuble particulier.
Dans le cas de trapeza, on est aussi en face d'un mot dont l'étymologie parle, mais d'une manière différente : étymologiquement, trapeza est une contraction de (te)tra-pezos, qui signifie « doté de quatre pieds ». Le mot ne renvoie donc pas à un usage spécifique, mais à quelque chose de la forme, ou plus exactement de la structure de l'objet, de son découpage en parties. C'est pour conserver cette même caractéristique dans un mot français que j'ai « trahi » le grec en remplaçant « table », qui est la traduction correcte de trapeza, mais dont l'étymologie n'évoque rien pour nous, par « trépied », qui a, en français, une étymologie proche de celle de trapeza en grec, puisque « trépied » veut dire « doté de trois pieds ». Il m'a en effet semblé que Platon avait choisi ses exemples plus par rapport à ces caractéristiques des noms servant à les désigner que par rapport aux spécificités propres des objets désignés par ces noms.
Et il peut être intéressant de remarquer, pour finir cette note en anticipant sur la suite, qu'entre un objet dont le nom évoque la « forme » (avoir quatre pieds, ou trois dans ma traduction/trahison) et un autre dont le nom évoque la fonction (permettre à un être humain de se coucher dessus), c'est celui dont le nom évoque la fonction qu'il va privilégier pour la suite de ses explications. Ce choix a peut-être quelque chose à nous dire sur ce qu'il entend par eidos/idea. (<==)

(12) Eidos est remplacé ici par idea, dérivé, lui aussi, comme je l'ai dit à la note 8, de idein (« voir »), et que je ne traduis pas plus qu'eidos, pour les raisons expliquées dans cette note. Il est probable que ce changement n'est pas de la part du Socrate de Platon un simple effet de style, mais il est prématuré d'en chercher les raisons à ce point. Même si les deux mots renvoient au même concept, les « idées/formes », et même s'ils ont une racine commune qui renvoie au registre du « voir » et des sens voisins, ils peuvent le faire en mettant l'accent sur des aspects différents de ce concept et c'est ce qu'il nous faudra chercher à déterminer au fur et à mesure de notre progression dans ce texte. (<==)

(13) « Ustensiles » traduit le grec skeuè, nominatif pluriel neutre de skeuos, mot générique pour désigner globalement toutes sortes d'équipements : meuble, outil, instrument, arme, agrès, harnais, etc. Ce que l'on peut trouver de commun à tout ce qui peut se regrouper sous ce vocable, c'est le fait d'être des produits de l'activité humaine, de l'artisanat, destinés à l'usage des hommes dans leurs diverses activités. Dans l'analogie de la ligne à la fin du livre VI, pour décrire ce qui est observé dans le second sous-segment du visible, Socrate utilise trois mots : ta zôis (« les vivants »), to phuteuton (« ce qui se plante ») et to skeuaston (« ce qui se fabrique »). Ce dernier mot, skeuaston, est l'adjectif verbal dérivé du verbe skeuazein (« préparer, arranger, fournir, équiper »), lui-même dérivé de skeuos. Dans le contexte de l'analogie, il est clair que le mot est pris dans son extension la plus grande, comme c'est le cas pour les deux termes qui précèdent, et il ressort de ce contexte que skeuaston désigne en fait tout ce qui est « artificiel », produit de l'art humain, par opposition à ce qu'englobent les deux mots précédents, c'est-à-dire tout ce qui est produit spontanément par la nature, animaux et végétaux. Ici, on pourrait traduire par « meubles » mais, comme le mot est réutilisé un peu plus loin dans une acception beaucoup plus large qui rejoint l'emploi de skeuaston dans l'analogie de la ligne, je préfère en rester à la traduction par un terme aussi général que possible.
Il est intéressant de noter pour finir que Socrate choisit ses exemples dans les produits de l'activité humaine et non pas dans ceux de la nature. (<==)

(14) « Artisan » traduit le grec dèmiourgos. C'est le mot à l'origine du français « démiurge », et l'un des noms que Timée donne au créateur de l'Univers. Étymologiquement, le mot veut dire « qui fait un travail (ergon) pour le peuple/public (dèmos) » et peut désigner toutes sortes d'artisans ou de gens de métier (devins, médecins, etc.). (<==)

(15) Socrate oppose ici le poiein (« faire, fabriquer »), qui est le fait des dèmiourgoi, et le chrèsthai (« se servir de, utiliser »), qui est le fait de tout un chacun. cette référence à l'usage est importante, car elle est une manière discrète de suggérer que, pour avoir une idea de quelque chose, il est plus important de savoir à quoi ça sert, comment c'est utilisé que de savoir comment c'est fabriqué. Et si le Socrate de Platon a choisi comme exemple klinè, c'est peut-être, en plus du fait que le nom est autodescriptif, comme je l'ai dit à la note 11, parce qu'il renvoie à une activité que tout le monde pratique régulièrement, dont, pourrait-on dire, tout le monde est « spécialiste », et donc juge compétent de la plus ou moins bonne qualité du produit de l'artisant fabriquant de klinai. (<==)

(16) « Aucun des artisans n'est l'artisan » traduit le grec dèmiourgei oudeis tôn dèmiourgôn, où l'on trouve, à côté du nom dèmiourgos (au génitif pluriel dèmiourgôn), le verbe dèmiourgein, dont dèmiourgei est la troisième personne du singulier du présent de l'indicatif actif. C'est pour rendre perceptible en français cette communauté de racine entre le nom et le verbe que j'ai traduit dèmiourgei par « est l'artisan ». (<==)

(17) « L'idean elle-même » traduit (partiellement seulement, puisque je ne traduit pas idean) le grec tèn idean autèn, formule similaire dans sa forme à des formules comme to agathon auto (« le bon lui-même »), que l'on trouve par exemple à la fin du livre VII, en 540a8-9, pour dire que les futurs gouvernants, au terme de cinquante ans de préparation, lorsqu'ils auront vu to agathon auto, s'en serviront de modèle (paradeigma) pour mettre de l'ordre (kosmein) dans la cité, les citoyens et eux-mêmes, très proche aussi de formules de la forme auto to *** (par exemple, auto to agathon en 534c4, où Socrate explique que quelqu'un qui n'est pas capable de délimiter par la parole (diorizasthai tôi logôi) tèn tou agathou idean (« l'idean du bon/bien ») ne peut pas prétendre connaître auto to agathon et ne peut tout au plus qu'avoir une opinion (doxa) sur ce qui est bon/bien), dont on voudrait faire des quasi synonymes justement de hè tou *** idea. Si c'était le cas, cela signifierait que tèn idean autèn est synonyme de tèn tou ideas idean et que l'on parle ici de l'idée d'idée ! Mais c'est perdre de vue que les mots idea et eidos font référence à la « vue », c'est-à-dire à la perception par une de nos facultés, la vue proprement dite quand on prend ces mots au sens propre, la pensée quand on les prend analogiquement en évoquant la « vue » de l'esprit ou de l'intelligence, qui ont chacune leurs propres limites et ne nous montrent pas les réalités telles qu'elles sont, les réalités « elles-mêmes (autas) », mais nous en fournissent une « apparence » (sens premier de eidos et de idea) dépendant de leurs contraintes propres (la vue ne peut montrer, sous forme de taches de couleurs en deux dimensions, que ce qui est visible à un œil humain et la pensée ne peut s'exprimer que par des mots).
Et, dans cette perspective, ce que veut nous faire toucher du doigt cette remarque de Socrate sur le fait qu'aucun des artisans n'est l'artisan de l'ideas de ce qu'il fabrique, c'est que, même si l'eidos ou l'idea sont des « apparences » conditionnées par nos facultés, la vue ou la pensée, cela ne veut pas dire qu'elle sont de pure créations de notre esprit (car, même pour la vue, l'eidos n'est pas vu par l'œil, qui ne voit à proprement parler que des taches de couleur, mais par notre esprit après un travail d'analyse des données des sens), mais des apparences « objectives » qui sont les mêmes pour tous les individus dont les facultés ne sont pas altérées, et qui ne dépendent que de la nature des réalités dont elles sont apparences et des spécificités fonctionnelles des organes (œil et cerveau) qui nous permettent, à nous, êtres humains, de les appréhender. Si nous avons peu de doutes sur ce fait lorsqu'il s'agit d'apparences visibles (nous pensons tous que tout le monde voit les réalités visibles qui nous entourent comme nous les voyons nous-même, sauf en cas de problèmes de vue considérés comme des défauts, et qu'elles sont hors de nous et telles que nous les voyons), nous sommes beaucoup plus réticents à donner une part d'« objectivité » (au sens d'existence en dehors de notre esprit) à ce que manipule notre pensée et qui n'est pas perceptible par les sens, parce que nous ne parvenons pas à imaginer la manière d'être de quelque chose qui n'est pas dans le temps et l'espace et que même notre langage ne parvient pas à s'affranchir de références au temps (ne serait-ce que le « temps » des verbes) et à l'espace. Nous ramenons tout à des problèmes d'« existence » et nous ne parvenons pas à penser l'existence hors du temps, alors que, pour Platon, « être » est le prédicat le moins signifiant de tous, qui n'a de sens que lorsqu'on y ajoute un « quoi » c'« est » (en grec, to ti estin signifie « le quoi c'est »), et que seul compte pour lui le rapport au bon/bien de chaque « être », ou plutôt, de chaque ti (« quoi » ou « quelque chose », selon les cas).
Pour nous aider à mieux percevoir ce que le Socrate de Platon entend par eidos et idea, nous pouvons maintenant nous demander pourquoi, alors que de la première à la seconde mention, il est passé d'eidos (596a6) à idea (596b3), il reste ensuite fidèle au terme idea qui revient par trois fois (596b3, b7, b9) en deux répliques. Je suggère que ce changement de vocabulaire est lié à l'introduction de la problématique des skeuè, des « pièces d'équipement » (cf. note 13), qui a elle-même appelé la mention des dèmiourgoi, des « artisans », et la distinction entre fabriquant et utilisateur (le poien et le chresthai, cf. note 15) et donc introduit une idée de finalité (à qui et à quoi ça sert ?) et une problématique de compétence technique, de « savoir » (comment c'est fait ?). Eidos et idea renvoient bien à la même chose, mais pas sous le même angle d'approche : eidos est le terme le plus général, le plus vague, qui n'implique qu'une capacité de reconnaissance permettant l'attribution d'un nom (onoma en 596b7), alors que idea implique plus qu'une simple identification d'instances particulières et suggère un savoir permettant l'action : l'eidos de la couche, ou du lit, pour revenir à un vocabulaire plus familier au lecteur français, c'est ce qui permet à n'importe qui, y compris un enfant qui n'en est encore qu'à apprendre à parler, de reconnaître quelque chose qu'il désignera par le mot « lit », aussi bien d'ailleurs sur une image que dans un objet tangible de son environnement, alors que l'idea du lit, c'est ce qui permet de dépasser la simple reconnaissance langagière pour en comprendre, dans un premier temps, la fonction propre, dans un second temps le mode de fabrication. Et qui dit fonction propre implique adéquation à la fonction, qui se dit en grec aretè (« excellence, perfection »), et donc rapport au bon/bien (to agathon). L'idea de klinè (« couche, lit ») sur laquelle l'artisan qui veut fabriquer un lit fixe son regard (blepôn, 596b7), ce n'est donc pas un lit « idéal », même le plus parfait des lits, car ce lit ne serait encore qu'une instance particulière de lit, même s'il n'en concevais que l'« idée » sans être capable de le fabriquer, ce n'est pas non plus le « plan », le schéma coté, du lit qu'il compte réaliser, car, là encore, ce schéma, ne serait le plan que d'un modèle particulier de lits, alors qu'il y a des millions de manières autres de faire un lit ; et ce n'est pas même l'« idée » que se fait d'une « couche » cet artisan particulier, car, d'une part, d'autres artisans fabriquants de meubles ont aussi une « idée » de ce qu'est une « couche », qui n'est pas nécessairement exactement la même pour chacun, mais dépend de l'aptitude technique et de l'imagination de chacun, sans que cela veuille dire que l'une est plus « idée de couche » que les autres, mais seulement que chacun n'a qu'une vision partielle de cette « idée de couche », et d'autre part, cette « idée de couche » contient en elle, au moins « en puissance » (comme dira plus tard Aristote, qui a sans doute reçu cette notion, comme la plupart des autres, de Platon), toutes les couches, tous les lits, qui ont été fait dans le passé, sont faits dans le présent et seront fait dans l'avenir jusqu'à la fin des temps, et même ceux qui ne seront jamais réalisés mais auraient répondu à cette « idée ». Ceci étant dit, il est stupide de se demander si cette idea « existe », puisqu'elle existe au moins comme pensée dans l'esprit de l'artisan qui fabrique une couche, et dans le mien qui écrit ces lignes ; il est inutile de chercher à savoir « où » elle est, puisque cela reviendrait à la supposer située dans l'espace, et donc dans le temps ; et pour savoir à quoi elle ressemble, il suffit de se rappeler qu'en tant qu'idea, elle n'est qu'une représentation adaptée à ma pensée de quelque chose, ho esti klinè (« ce qu'est "couche" »), qu'il est encore plus vain d'essayer de se représenter, puisque la seule représentation que justement notre nature d'animal doté de raison permet d'en avoir est l'idea de klinè ! En d'autres termes, elle ne peut se manifester à nous qu'à travers des mots, dits ou pensés, dans un logos. Et, de toutes façons, peu nous importe, à nous, utilisateurs potentiels de klinai, à quoi ressemble autè hè klinè (« la couche elle-même ») sur laquelle nous n'irons jamais nous coucher (klinein), ou même hè tou klinès idea (« l'idea de couche »), dont nous n'avons chacun qu'une appréhension partielle, car la seule chose qui compte ou devrait compter pour nous, en tant qu'utilisateurs potentiels d'une klinè, c'est de savoir si nous sommes ou seront bien ou pas sur cette klinè particulière, si c'est une « bonne (agathè) » couche ou pas, pour nous tels que nous sommes en en fonction de l'usage particulier que nous voulons en faire, et, si nous sommes fabriquants de klinai, comment satisfaire au mieux nos clients futurs en faisant les meilleures klinai possibles. Bref, nous n'avons que faire des questions existentielles sur l'idée de lit, qui visent seulement à satisfaire une curiosité mal orientée, et tout à faire de la relation entre l'idea de klinè et l'idea du bon (agathon) appliquée au cas particulier de klinè, qui, seule, nous permettra de juger de la plus ou moins grande aretè (« excellence, perfection ») de telle ou telle klinè que nous comptons fabriquer, acheter ou utiliser.
Eh bien oui ! L'idea de klinè, ou de quoi que ce soit d'autre, ne pourra, pour nous se traduire que par des mots. Et il faudra nous en contenter. Mais, une fois accepté ceci, reste encore à éviter un autre piège, qu'Aristote le premier ne semble pas toujours avoir su éviter, c'est celui du jeu des « définitions », c'est-à-dire de l'envie de synthétiser l'idea dans le moins de mots possibles ! Car l'idea, loin d'être le « plus petit dénominateur commun » de tous ce dont elle est idea, ce qui permet de l'exprimer avec le moins de mots possibles, est au contraire toute la « richesse » (ousia) que porte cette idea, le surensemble de tout ce qui peut en instancier un aspect particulier. Si le Socrate de Platon a pris comme exemple klinè, c'est sans doute parce que ce nom est en quelque sorte autodescriptif, en ce qu'il contient presque sa propre définition : qu'est-ce qu'une klinè (« couche ») ? c'est ce sur quoi on peut klinein (« se coucher ») ! Et non seulement autodescriptif, mais de plus, au contraire de trapeza (« qui a quatre pieds »), autodescriptif fonctionnellement : savoir qu'une trapeza a quatre pieds ne me dit pas à quoi ça sert : un lit (klinè) aussi peut avoir quatre pieds ou encore une armoire, une commode, un buffet, et aussi un cheval, un chien, un âne, etc., alors que klinè ne me dit pas comment est une « couche », quelle forme visible elle a, combien de pieds, ou de montants, elle a, mais à quoi ça sert. Alors, limiter l'idea de klinè à une formule définitionnelle du style « c'est un meuble fait pour que des êtres humains puissent se coucher dessus » ne nous apprend pas grand chose de plus que ce que nous disait déjà le nom du dit meuble et, si l'on en reste là, cette idea n'aidera guère l'artisan à fabriquer une klinè. L'idea, qui, je le répète, n'est qu'une représentation pour notre esprit d'humains faite de mots, doit s'enrichir de tout ce qui peut contribuer à aider l'artisant à réaliser une klinè répondant au mieux aux besoins de son utilisateur. Or il y a de multiples usages possibles d'une klinè parce qu'il y a de multiples raisons qui peuvent requérir qu'on soit couché, de multiples endroits où l'on peut être amenés à se coucher et que tous les hommes ne sont pas des clônes les uns des autres : on peut se coucher pour dormir, ou pour lire, ou pour faire l'amour, ou parce qu'on est malade ou infirme, ou, à Athènes du temps de Socrate et Platon, pour manger, ou être couché parce que notre organisme ne nous permet pas encore (un bébé), ou plus (un vieillard ou un paralytique) de tenir debout, ou parce que nous sommes mort (klinè peut aussi signifier « cerceuil ») ; on peut vouloir une « couche » pour l'installer à demeure dans son domicile, ou pour la transporter avec nous en voyage, en la portant nous-même ou en la faisant porter par un animal ou un véhicule, etc., et, pour chaque cas, les contraintes ne seront pas les mêmes ; et de même, un lit de bébé ne répondra pas aux mêmes caractéristiques qu'un lit d'enfant ou un lit d'adulte, et une personne mesurant plus de deux mètres ne se satisfera sans doute pas d'un lit qui conviendrait parfaitement à un adulte de taille moyenne ; et un lit d'hôpital destiné à recevoir des malades qui y resteront parfois des jours entiers sans pouvoir se lever devra, pour offrir aux malades un certain niveau de confort, répondre à des critères qui ne sont pas ceux pour un lit où l'on ne fait que dormir quelques heures chaque nuit. Et l'on pourrait ainsi multiplier les variations qui conduiraient à des réalisations différentes de la même idea de « lit ». Et c'est toute cette multiplicité, toute cette richesse (ousia) de l'idea déclinée en termes d'adaptation dans chaque cas au meilleur moyen de répondre aux contraintes spécifiques d'utilisation pour assurer le bien des usagers, qui constitue pour nous la représentation en mots dans nos esprits, de l'idea considérée. On touche là du doigt la différence entre une sèche définition de quelques mots et un dialogue de Platon cherchant à cerner, à délimiter les contours (sens premier du verbe horizein, dérivé de horos, « limite, borne », dont vient le mot horismos, qui signifie chez Aristote « définition »), de tel ou tel concept en donnant l'impression à la fin d'avoir échoué : c'est en multipliant les mots et les discours que l'on précise, chacun pour soi, la représentation que nous nous faisons d'une idea, la compréhension (mot qui signifie étymologiquement « prendre ensemble »), la connaissance que nous en avons, et qui pourra encore s'enrichir au fil du temps, sans jamais épuiser la richesse de l'idea, et ce, en ne perdant jamais de vue le rapport au bon/bien de ce à quoi on s'intéresse, le bon/bien étant la finalité ultime de toutes choses. Ce qui doit être à chaque fois notre seule préoccupation, ce n'est pas « Est-ce que ça existe ou pas ? » (ontologie), mais « Est-ce que ça contribue ou pas à mon bien et au bien de l'Univers, et si oui, comment ? » (ce que j'appelle, par analogie de formation avec le mot « ontologie », agathologie).
Le fait que plusieurs personnes puissent parler ensemble de l'idea de klinè et se comprendre, puissent trouver un accord au moins partiel sur ce qu'ils mettent derrière ce mot, montre que cette idea « existe » bel et bien et n'est le produit de l'esprit d'aucun d'entre eux en particulier. Et le fait que leurs discussions n'aient pas fait le tour de la question et n'aient pas examiné toutes les sortes de klinai que l'on peut imaginer ne veut pas dire que cette idea est en devenir, mais simplement que leur appréhension à chacun de cette idea, qui n'est elle-même que la manière dont klinè est perceptible par l'esprit humain, n'est, et ne sera toujours, que partielle, plus ou moins riche pour chacun. Et certains pourront même avoir une appréhension fausse de cette idea tout comme certains peuvent avoir une appréhension fausse par la vue de quelque chose qu'ils observent de loin. (<==)

(18) Le mot cheirotechnès a remplacé ici dèmiourgos. Cheirotechnès, dans lequel on trouve la racine cheir (« main ») associée à technè (« art, technique »), signifie donc « artisan manuel » en mettant l'accent sur l'usage des mains de l'artisan, là où dèmiourgos mettait plutôt l'accent sur les destinataires du travail effectué (le dèmos, le « peuple », c'est-à-dire tout le monde, et pas seulement l'artisant lui-même travaillant pour son usage personnel). (<==)

(19) Les adjectifs traduits par « terrible » et « étonnant » sont respectivement deinos et thaumastos. Deinos est un adjectif dérivé d'un verbe signifiant « craindre », dont la signification première est « qui inspire la crainte », c'est-à-dire « terrible, redoutable », et dont le sens a évolué vers « puissant, extraordinaire », puis « habile » (avec un sens proche de sophos dans certaines de ses acceptions), et enfin, par spécialisation au domaine de la rhétorique, « éloquent ». Thaumastos renvoie à l'idée de thauma, qui signifie « merveille, objet d'étonnment et d'admiration » et aussi « étonnement, admiration », dont il dérive à travers le verbe thaumazein « admirer, s'étonner », sentiment dont Socrate fait le point de départ de la philosophie en Théétète, 155d. (<==)

(20) On retrouve ici, dans des termes très voisins, les trois catégories qui « peuplent » l'horaton (« visible ») décrites par Socrate dans l'analogie de la ligne à propos du second sous-segment du visible (510a5-6), que j'ai rappelées dans la note 13 à propos de skeuè : panta skeuè (« tous les ustensiles ») renvoie à to skeuaston holon genos (« l'espèce entière de ce qui se fabrique »), ta ek tès gès phuomena apanta (« tout ce qui pousse de la terre ») renvoie à pan to phuteuton (« tout ce qui se plante »), et zôia panta (« tous les vivants ») renvoie à ta peri hèmas zôia (« les êtres vivants autour de nous »), à ceci près que l'ordre d'énumération est ici inversé. Dans l'analogie de la ligne, où il se limitait au visible, Socrate allait du plus noble, les vivants, au plus commun, les produits de l'artisanat humain ; ici, où il inclut tout l'Univers visible et invisible et où il veut susciter l'étonnement de plus en plus grand de ses auditeurs, il commence par le plus commun pour finir par le plus incroyable. (<==)

(21) En lisant cursivement ces lignes, un lecteur éduqué dans une civilisation façonnée par vingt siècles de christianisme pense naturellement au dieu créateur, surtout après qu'ait été posée la question de l'artisan des ideai. Et un lecteur de Platon pense, par analogie, au dèmiourgos du Timée pour éviter l'anachronisme. Pourtant, une lecture plus attentive du texte, que va confirmer la suite, montre que cette compréhension est à exclure. Une première indication est donnée par le fait qu'au début de sa réplique, Socrate requalifie celui dont il parle, qui n'est plus un dèmiourgos, mais un cheirotechnès (« travailleur manuel ») parmi d'autres. Cet indice à lui seul ne serait pas probant, dans la mesure ou dèmiourgos et cheirotechnès sont très proches en termes de sens au-delà des différences d'étymologie, et où rien n'interdit que, si Platon utilise le premier de manière analogique dans le mythe du Timée, il ne puisse utiliser aussi l'autre de manière analogique. Mais ce qui exclut cette lecture, c'est le kai heauton (« et lui-même ») de zôia panta ergazetai, ta te alla kai heauton (« il produit par son travail tous les vivants, les autres et aussi lui-même »), qui indique sans ambiguïté que celui qu'a en vue Socrate est un zôion (« vivant ») parmi les autres, et non pas un des dieux dont il va être question peu après ou encore une créature qui ne serait ni homme, ni dieu. Comme va le montrer la suite, celui qu'a en vue Socrate est l'artiste, peintre ou sculpteur, qui peut non seulement reproduire ce qu'il voit autour de lui, paysages, natures mortes, animaux ou personnages en situation, mais encore faire son autoportrait et même peindre ou sculpter d'imagination les dieux dans l'Olympe ou aux Enfers.
Il n'en reste pas moins que cette évocation délibérément énigmatique de l'ensemble de l'Univers aussitôt après que Socrate ait posé la question du créateur des ideai en affirmant que ce n'est pas l'artisan qui s'en inspire pour faire son travail, peut nous amener à réfléchir au fait que les ideai ne sont pas des monades indépendantes les unes des autres mais ne se comprennent que dans le tout dont elles font partie. Ainsi, l'idea de klinè (« couche ») ne se comprend qu'en relation avec l'homme, non seulement parce que, en tant qu'idea, elle est, comme toutes les autres ideai, ce qui est perceptible par un esprit humain de ce dont elle est idea, mais encore parce qu'elle renvoie à quelque chose qui est fait par et pour les humains. L'idea de klinè ne se comprend que dans la mesure où l'on sait l'homme capable de fabriquer des skeuè (« ustensiles ») destinés à améliorer son cadre de vie à l'aide de ce qu'il trouve dans son environnement et qui peut lui servir de matériau pour ce faire et ce n'est qu'en tenant compte de la morphologie aux différents âges de sa vie et des activités de l'homme que l'on peut juger de la plus ou moins bonne qualité d'une klinè conçue en vue de telle ou telle de ses activités à tel ou tel âge de sa vie. Et non seulement la klinè ne peut se concevoir sans avoir aussi une idea de l'homme, mais elle ne peut pas non plus se concevoir sans avoir la connaissance de ce qui peut servir de matériau à l'artisan pour fabriquer des klinai adaptés aux différents usages pour lesquels ils sont prévus, et aussi de l'environnement dans lequel ces klinai devront s'insérer (on ne conçoit pas un matelas pneumatique destiné à lézarder dans une piscine ou sur la plage de la même manière qu'un lit destiné à meubler une chambre à coucher ou qu'un hamac destiné à faire la sieste dans un jardin, et pourtant ce sont tous des variations sur l'idea de « couche »). (<==)

(22) Je traduis par « maître artisan » le mot grec sophistès employé ici par Glaucon, parce que sa transcription par « sophiste » n'en est pas à proprement parler une traduction, en tout cas pas une qui convienne ici. Dans son sens original, sophistès, dérivé de sophos, qui signifie au sens premier « qui sait, qui maîtrise un art ou une technique » avant d'en venir à signifier « instruit, intelligent » et finalement « sage », désigne toute personne qui excelle dans son domaine d'activité, quel qu'il soit, artisanal, intellectuel ou artistique, avant de se spécialiser à Athènes vers l'époque de Socrate pour désigner les professeurs de rhétorique comme Protagoras, Gorgias, Hippias, etc. et, à partir de là, et du fait des critiques qui ont pu être adressées par certains (dont Platon) à ces personnages, à prendre une connotation péjorative qui est celle qui accompagne la transcription française de ce mot quand il n'est pas utilisé avec une majuscule (les Sophistes) pour désigner justement une école de pensée dont Protagoras, Gorgias et Hippias sont les représentants les plus connus de nos jours du fait du rôle que Platon leur fait jouer dans ses dialogues et parce qu'ils ont donné leur nom à certains de ces dialogues. (<==)

(23) Socrate donne ici un indice de ce qu'il a en tête en utilisant le mot poiètès, que je traduis par « faiseur » pour garder la communauté de racine avec le verbe poiein, que j'ai traduit par « faire », dans l'expression toutôn apantôn poiètès (« un faiseur de tout ça »), surtout quand on sait que cette discussion a été introduite par un satisfecit que s'est donné Socrate concernant la législation de la cité idéale relative à la poièsis (« la poésie ») qui interdit la mimètikè (« imitation » en tant que technè, que procédé artistique) et une référence à Homère, considéré comme le précurseur et le maître des poètes (poiètai) tragiques imitateurs des passions de l'âme dans leurs œuvres (c'est cette idée de mimètikè qui conduit à la question de Socrate sur la mimèsis, l'« imitation » en tant qu'acte individuel, ouvrant la section ici traduite). Certes, poiètès suivi d'un complément, comme c'est le cas ici, se comprend naturellement dans le sens général de « faiseur, fabriquant, créateur », mais après qu'il vienne d'être question d'Homère et des poètes tragiques, désignés par le terme de poiètai, et que la discussion en cours ait pris naissance dans une question sur la mimèsis, la réutilisation de ce mot ici aurait pu mettre la puce à l'oreille de Glaucon. (<==)

(24) On retrouve ici un des exemples de ce dont Socrate parlait à propos du premier sous-segment du visible dans l'analogie de la ligne en y associant « les images (eikonas), tout d'abord d'une part les ombres, ensuite les reflets (phantasmata) sur les eaux et sur les choses pour autant qu'elles sont par leur constitution à la fois compactes, lisses et brillantes » (509e1-510a2). (<==)

(25) « Présentés à la vue » traduit le grec phainomena, participe présent passif au nominatif neutre pluriel du verbe phainein qui signifie « rendre visible, faire paraître, faire briller, faire voir », forme qui est à la racine du français « phénomène ». Glaucon oppose ici phainoimena à onta tèi alètheiai (« étant en vérité » ou « pour de vrai »). Ce qui est « présenté à la vue » sur le miroir, ce ne sont pas les réalités qu'on y voit se refléter et qui sont visibles sans lui à condition de regarder dans la bonne direction, réalités qui, elles, « sont pour de vrai », mais leur reflet, c'est-à-dire une image d'elles qui nous donne l'impression, quand on regarde le miroir, qu'elles sont ailleurs que là où elles sont « en vérité », image qui, de plus, est sans consistence et qu'on ne peut toucher là où nos yeux nous donnent l'impression qu'est ce qu'elle reproduit. Ce n'est que par un effort de notre esprit, devenu inconscient avec l'âge, que nous « interprétons » le reflet comme tel et que nous sommes capables de distinguer une image dans un miroir des mêmes choses observées en vue directe, alors que, pour nos yeux, ce sont les mêmes taches de couleur dans les deux cas, si du moins le miroir est de bonne qualité. (<==)

(26) « Peintre » traduit le grec zôgraphos, qui signifie étymologiquement « dessinateur (-graphos dérivé de graphein, « écrire, dessiner ») d'êtres vivants (zôia) ». (<==)

(27) Cette réplique marque un tournant dans la discussion et suggère des équivalences terminomogiques dont il n'est pas sûr qu'il faille les prendre pour argent comptant. Elle constitue un tournant, parce qu'elle marque le passage dans notre section du vocabulaire des eidè/ideai à celui de l'« être (einai)/étant (to on) » qui pose d'autres sortes de problèmes et cache de nouveaux pièges. Socrate revient ici au terme eidos, qu'il avait remplacé, après avoir commencé avec lui en 596a6, par idea en 596b3, b7 et b9, mais dans la suite, il ne sera plus question d'ideai, et si eidos réapparaît (une première fois au pluriel, en 597b14, pour parler de « trois eidesi de couches », ce qui suggère que Socrate ne parle pas de la même chose que de ce dont il disait peu avant qu'il n'y en a qu'une pour klinè, en l'appelant idea, et une seconde et dernière fois, au singulier, en 597c8, dans le sens qu'il avait en 596a6, auquel cette nouvelle référence renvoie implicitement), il n'en reste pas moins que, lorsque Socrate va en venir aux différentes « sortes » de couches et à leurs créateurs, il ne sera plus question ni d'idea, ni d'eidos ; pire ! c'est là qu'il va utiliser le mot eidos au pluriel pour parler de trois « sortes » de couches (sur cette utilisation, voir la note 36 ci-dessous). Ceci étant, cette réplique semble bien, à première vue au moins, établir une équivalence entre eidos, idea et ho esti (klinè) qui, si elle était confirmée, assurerait la continuité entre les différents types de vocabulaire :
- entre eidos et idea par le fait que Socrate rappelle à Glaucon une affirmation antérieure dont il lui attribue la paternité (« n'as-tu pas en tout cas dit à l'instant »), qui portait sur idea et non pas sur eidos, à savoir, le fait, énoncé en 596b9-10 par Socrate lui-même et non par Glaucon, qui s'est contenté d'acquiescer, qu'« aucun des artisans n'est l'artisan de l'idean elle-même », celle sur laquelle fixe son regard l'artisant qui veut réaliser une klinè, en l'appliquant maintenant à eidos ;
- entre eidos et ho esti (klinè), à travers la précision sur eidos donnée par la relative ho dè phamen einai ho esti klinè (« que justement nous déclarons être ce qu'est "couche" »), dont eidos est l'antécédent.
Mais il n'est pas évident qu'il faille accepter ces équivalences sans discussion. Le fait que Socrate ait remplacé idea par eidos et attribue à Glaucon une affirmation qui était de lui, Socrate, peut être un moyen de tester son attention (et la nôtre, à nous, lecteurs, par la même occasion). Quant à la précision apportée sur eidos par la relative qui suit, elle ne dit pas qu'eidos est ho esti klinè (« ce qu'est "couche" »), mais que c'est ho dè phamen einai ho esti klinè (« [ce] que justement nous déclarons être ce qu'est "couche". Là encore, Socrate relativise cette affirmation en en faisant une opinion particulière au groupe qu'il forme avec ses interlocuteurs (dans lequel rien de semblable n'a été dit dans les échanges antérieurs, ce qui fait que cette affirmation renvoie au mieux à des conversations antérieures à celle qui est racontée dans le République, au pire est une nouvelle assertion sortie de son chapeau par un Socrate qui en partage abusivement la paternité avec ses interlocuteurs), mais de plus, il peut, ici aussi, être en train de tester l'attention de Glaucon (et la nôtre), ce que pourrait indiquer à la fois l'utilisation du verbe phamen (première personne du pluriel de l'indicatif présent du verbe phanai) et celle de la particule . En effet, phanai signifie « déclarer, affirmer, prétendre, dire », souvent de manière emphatique, mais peut aussi signifier « croire, penser, s'imaginer ». Quant à la particule , s'il est vrai que son sens général est « en vérité, réellement, vraiment », et qu'elle sert souvent à renforcer une affirmation, il n'en reste pas moins qu'elle peut souvent aussi avoir une connotation ironique, en particulier lorsqu'elle est utilisée avec un verbe comme phanai (cf. The Greek Particles, J. D. Denniston, second édition, Oxford, 1934, 1950 pour la seconde éditon, pp. 229-236, et en particulier p. 233-234) et suggérer dans ce cas le contraire de ce qu'elle semble affirmer (comme par exemple en français, lorque l'on répond « Bien sûr ! » à quelqu'un qui nous demande de faire quelque chose dont il sait pertinemment, ou se doute très fort, qu'on ne le fera pas, avec un ton qui ne laisse pas de doute sur le fait qu'on n'en fera rien). Bref, Socrate en rajoute peut-être (phamen emphatique et ironique) dans l'espoir de provoquer une réaction de son auditoire et Platon, qui tire les ficelles, laisserait alors cette sollicitation de son Socrate sans effet sur les interlocuteurs de Socrate pour mieux laisser le soin au lecteur lui-même de réagir.
Quoi qu'il en soit, la plupart des traducteurs n'ont pas de doutes sur ces équivalences, au point le plus souvent de ne même pas chercher à utiliser en français des traductions différentes pour eidos et idea : ainsi Chambry (Budé) traduit par « idée » les deux mots ; Robin (Pléiade) traduit par « forme » les deux mots ; Baccou (Garnier) traduit par « Forme », avec une majuscule, les deux mots ; Cazeaux (Livre de Poche), lui, pousse le vice jusqu'à traduire le premier eidos par « catégorie » et le second, ainsi que les trois occurrences d'idea par « figure », et ajoute une note à la première occurrence d'idea, qu'il traduit par « figure », disant : « la traditionnelle Idée platonicienne » ; Pachet (Folio), pourtant d'habitude assez respectueux du texte grec, traduit par « forme » les deux mots ; Leroux (GF Flammarion), comme Cazeaux, traduit deux mots grecs différents par le même mot français et le même mot grec par deux mots français différents selon les occurrences, puisqu'il traduit par « forme » eidos et les deux dernières occurrences d'idea, en 596b7 et b9, mais par « idée » la première occurrence d'idea, en 596b3).
Pour ma part, je persiste à penser, comme je le laissais déjà entendre dans la note 17, que, si les deux mots renvoient bien d'une certaine manière à la même chose, ils ne le font pas sous le même point de vue et ne mettent pas l'accent au même endroit. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de ce qui se donne à « voir », avec les yeux du coprs ou ceux de l'esprit, d'une « réalité » qui nous est exstérieure et qui peut être soit visible, soit intelligible. Mais cette perceptionpeut être plus ou moins riche selon l'attention que l'on porte à cette réalité et les raisons pour lesquelles on s'y intéresse : s'agit-il simplement de la reconnaître poour la nommer ou bien de chercher à la comprendre en profondeur ? Comme le suggère la fréquence respective des mots eidos et idea dans les dialogues, que j'ai rappelée dans la note 8 (407 occurrences d'eidos contre 97 occurrences d'idea), et comme je l'ai déjà laissé entendre dans la note 17 déjà citée, eidos est un terme plus passe-partout qui ne nous dit pas grand-chose sur ce qu'il désigne (ce que confirme son utilisation prochaine en 597b14, où tous les traducteurs le traduisent sans états d'âme par un mot différent de celui qu'ils utilisent pour les autres occurrences dans cette section, « espèces », sauf Cazeaux, qui le traduit par « catégories », la traduction qu'il avait utilisé pour sa première occurrence en 596a6), alors qu'idea est utlisé par Platon dans un tel contexte lorsqu'il veut mettre l'accent sur toute la richesse (ousia) contenue dans cette eidos/idea, sur son caractère « productif » : disons que, pour désigner les « représentations » adaptées à notre esprit d'êtres humains auxquelles nous associons des mots et avec lesquelles travaille notre pensée, eidos est à idea ce que to on (« l'étant », c'est-à-dire « ce qui est », sans plus de précisions, et qui peut s'appliquer à n'importe quoi) est à ousia (« l'étance », c'est-à-dire « ce que c'est, dans toute sa richesse », mesurée à l'aune du bon/bien, to agathon, selon le sens premier non métaphysique d'ousia, qui est « richesse » : sur cette compréhension d'ousia, voir la seconde partie de l'article que j'ai écrit en 2006 pour la revue philosophique en ligne Klèsis, sous le titre La fortune détournée de Platon, une étude sur le mot ousia dans les dialogues, dont une copie est accessible sur ce site). Comment alors justifier de manière cohérente avec ces hypothèses le retour à eidos dans cette réplique ?
J'avais suggéré dans la note 17 que c'était l'introduction de la problématique de fabrication qui avait conduit Socrate à parler d'idea plutôt que d'eidos. Or ici, il est encore question du « fabriquant de couches (klinopoios) », ce qui devrait donc, à première vue, justifier l'emploi d'idea, si mon argumentation antérieure était fondée. La différence, c'est qu'on ne s'intéresse plus ici au fabriquant de couches en tant que fabriquant des couches matérielles et visibles, mais à l'éventualité qu'il soit aussi le créateur de l'eidos/idea. Et dans cette perspective, Socrate raisonne a minima : s'il ne crée même pas l'eidos, alors, a fortiori, il ne sera pas le créateur de l'idea, qui est largement plus que l'eidos, qui, elle, n'est que l'idea réduite à sa plus simple expression, juste suffisante pour reconnaître et nommer l'objet, à la rigueur pour savoir s'en servir, mais sûrement pas pour en fabriquer des exemplaires. En fait, le fabriquant de couches n'est même pas le créateur du mot « couche (klinè) » qui est associé à l'eidos correspondant, comme Socrate l'a précisé au début de cette discussion, si bien qu'il ne peut être le créateur de l'eidos désigné par le mot, puisque c'est l'usage d'un même mot pour désigner des réalités distinctes numériquement qui détermine les limites de l'eidos.
Après avoir essayé de discerner ce qui distingue eidos d'idea, il nous faut maintenant voir ce qui pourrait différencier eidos de ho esti (klinè) (« ce qu'est "couche" »), ce qui suppose en préalable qu'on comprenne bien cette expression, qu'il faut comprendre en opposition avec le klinèn tina (« une certaine couche ») qui suit. Pour ce faire, il est nécessaire de s'attarder sur certaines spécificités du grec ancien par rapport au français, qui interviennent dans la manière de comprendre de telles expressions. C'est qu'en effet, contrairement au français, le grec n'a pas d'article indéfini, équivalent au français « un, une », mais seulement un article défini, ancien démonstratif, correspondant au français « le, la » ( klinè, « la couche », c'est presque « cette couche-là »). En grec, lorsqu'on veut insister sur le caractère individuel, bien qu'indéterminé de quelque chose dont on parle, on utilise l'adjectif indéfini tis (« quelqu'un, quelqu'une, quelque chose ») : ainsi, klinèn tina (accusatif féminin singulier), c'est « une certaine couche », « une couche particulière », sans qu'on cherche à préciser laquelle. En français, un nom est presque toujours accompagé d'un article, défini ou indéfini, ce qui fait qu'on pense presque toujours le nom comme faisant référence à une instance plus ou moins précisément identifiée de ce que désigne le nom. Ce n'est que dans de rares cas que l'on peut utiliser un nom comme « lit » (la traduction usuelle de klinè) sans article : par exemple, dans des phrases comme « comment dites-vous "lit" en anglais ? » ou « pourquoi appelles-tu "lit" ce meuble-ci ? ». Or ce que ces exemples montrent, c'est que, dans de telles expressions, on ne pense plus le mot comme renvoyant à une instance, mais seulement comme renvoyant au concept sous-jacent hors de toute instantiation particulière. Si l'on revient au grec, supposons que quelqu'un demande, en montrant un lit, ti esti; (« qu'est-ce que c'est ? », ti, neutre de tis, étant ici, non plus le pronom/adjectif indéfini, mais le pronom/ajectif interrogatif), la réponse en grec sera klinè esti, que tout bon hélléniste traduira en français par « c'est un lit », alors que, mot à mot, le grec dit « c'est lit », sans article, car en grec, on ne met pratiquement jamais d'article devant un attribut. Et, pour un Grec du temps de Platon qui n'avait pas une notion aussi structurée que nous de la grammaire, et qui en particulier ne faisait pas formellement la différence entre noms et adjectifs, utilisait les noms sans articles et n'hésitait pas à substantiver les adjectifs en leur associant un article (ainsi, en 596a8, ta polla, neutre pluriel signifiant mot à mot « les nombreuses », que j'ai traduit par « les pluralités » pour des raisons expliquées en note 9 ; ou dans de nombreux dialogues, dont la République, ta kala, « les belles [choses] », cf. par exemple République, V, 479a3), klinè esti (« c'est lit ») sonnait à ses oreilles comme kalos esti (« c'est beau ») alors que pour nous, ce n'est pas la même chose de dire « c'est un lit » et de dire « c'est beau » : on ne pense pas « lit » comme une « qualité » du simple fait de la présence de l'article qui individualise, ce qui n'était pas le cas pour un Grec. C'est pour rendre perceptible en français cette différence que j'ai traduit ho esti klinè, l'expression qui nous occupe ici, par « ce qu'est "couche" » en mettant « couche » entre guillemets. On voit bien alors que ce n'est pas la même chose de parler de « ce qu'est "couche" », qui nous oblige à penser en termes d'« ensemble », ou, pour employer un langage plus moderne, en termes de « concept », et de parler de « ce qu'est une couche », qui nous force à penser en termes d'individualités.
La question qui se pose alors est de savoir quel sens il faut donner à esti (« est »). Est-ce que « ce qu'est "couche" » renvoie à une simple définition, ou à une « réalité » d'une nature restant à préciser, et, si c'est le cas, est-ce que cette réalité, c'est l'eidos/idea elle-même, ou bien l'eidos/idea n'en est-elle que la perception par nous, la « réalité » klinè étant autre chose encore ? On aura sans doute compris que c'est à cette dernière option que va ma préférence, du fait que les mots eidos et ideai renvoient au sens premier à une perception et non à la réalité objective qui la suscite. Reste que, dans un certain sens, l'eidos de klinè renvoie bien d'une certaine manière à une « définition » qui permet de savoir reconnaître ce à quoi on peut attribuer le nom de klinè. Mais les choses vont se compliquer quand, dans la réplique suivante, Socrate va passer de ho esti klinè à to on (klinè), comme on va le voir dans la note suivante.
Quoi qu'il en soit de la réponse à cette question, je voudrais dès maintenant mettre en garde contre le risque de faire porter tout le poids de ces formules sur le verbe « être » en y lisant une problématique de « degrés » d'être, avec l'idée que ce ho esti klinè, que ce soit l'eidos/idea ou ce qui en est la source, aurait plus d'« existence » que les klinai fabriqués par un fabriquant de couches, voire existerait seul réellement. Le problème, c'est que, pour Platon, « être » tout seul ne signifie rien, « être » n'a de sens que pour introduire l'attribut qui le suit et qui seul dit quelque chose de ce dont on parle. Cet attribut se présente pour nous sous la forme d'un onoma (« nom ») que l'on associe à un eidos qui renvoie à une idea, partagée par tous les membres de l'eidos, et qui peut se déployer pour nous dans une multitude de mots, dans tout un logos explicatif qui n'est et ne sera jamais exhaustif de l'idea. Car eidos et idea, en tant que perceptions par notre esprit d'une réalité intelligible dont elles ne sont que l'« apparence » pour nos exprits d'êtres humains, animaux dotés de logos, ne peuvent être que des assemblages de mots, prononcés ou pensés. Quant à ce qui suscite cet eidos/idea, par définition, nous ne pouvons en connaître plus que l'eidos/idea. Mais, pour revenir au cas de klinè, cela n'a aucun sens de dire que cette réalité intelligible de klinè a plus d'« existence », de « réalité », que n'importe quel lit fabriqué par un artisan. Simplement, elle n'a pas la même forme d'existence : là où l'un est un objet matériel particulier représentant une instance de klinè située dans l'espace et le temps, l'autre est un concept immatériel hors du temps et de l'espace que nous percevons à travers un eidos qui, pour nous, s'exprime par des mots et renvoie, quand on regarde plus loin que la simple question d'appellation, à une idea qui englobe toutes les klinai existantes et imaginables. Aussi, en termes de compréhension, étudier dans ses moindres détails une klinè particulière, en détailler les parties, leur matière, leur couleur, leurs dimensions, la manière dont elles sont fixées les unes aux autres, etc., ne nous apprend rien sur ho esti klinè, mais seulement sur cette klinè particulière (klinèn tina, « une certaine couche ») et ne nous donnera donc aucun « savoir (epistèmè) » sur ho esti klinè, ne nous permetttra pas de devenir klinopoios (« fabriquant de couches »), mais tout au plus copieur d'une klinè particulière, alors que chercher à mieux cerner l'idea à laquelle renvoie le mot klinè associé à un ensemble de choses qui ont un eidos commun, c'est cela qui nous permettra de comprendre ce qu'implique cette idea et de devenir éventuellement « inventeur » de klinai particulières qui ne ressembleront pas nécessairement, par leur apparence visuelle (horômenon eidos, cf. analogie de la ligne, République, VI, 510d5 pour cette expression) à d'autres klinai existantes, mais seront néanmoins aussi des klinai. Est-ce à dire que l'une a plus d'« existence », de « réalité », que l'autre ? Pour pouvoir l'affirmer, il faudrait disposer d'une mesure quantitative de l'« existence » qui permettrait d'évaluer le plus et le moins ! Mais mesure de quoi ? De la durée ? Mais cela implique le temps et ne peut donc s'appliquer pour des « êtres » hors du temps ! De la valeur ? Mais selon quel critère de valeur ? Et nous voilà ramenés à la notion de « bon/bien (agathon) » ! Bref, l'important n'est pas la notion d'existence (to on), mais celle de « richesse » (ousia). L'idea de klinè n'a pas une plus grande valeur pour nous qu'une klinè particulière, quelle qu'elle soit, parce qu'elle aurait plus d'« existence », mais parce qu'elle est plus productive de bien pour nous : une klinè particulière aussi parfaite soit-elle, ne permettra jamais qu'à quelques individus particuliers d'en profiter, n'aura qu'une durée de vie limitée dans le temps, et ne sera que de peu de secours à d'autres artisans pour fabriquer d'autres lits, puisqu'ils ne pourront au mieux que la copier, pour autant qu'ils y aient accès, et ce tant qu'elle sera encore en bon état, bref, elle produira un bien limité pour un nombre limité de personnes, alors que l'idea de klinè pourra susciter la réflexion et orienter le travail d'un nombre incalculable d'artisans dans toute la suite des temps et permettre la fabrication d'un nombre incalculable de klinai particulières qui contribueront au bien d'un nombre incalculable d'utilisateurs de ces klinai. Bref, l'idea de klinè à laquelle renvoie l'eidos de klinè est productrice d'un savoir plus grand (et qui seul mérite le nom d'epistèmè, de « science/savoir ») et de beaucoup plus de bien que n'importe quelle klinè particulière et c'est cela qui fait sa valeur incomparablement plus grande, quel que soit le mode d'« existence » de ce dont elle est idea, qui, pour nous, restera toujours un mystère. Alors, on peut continuer à s'évertuer à débattre sans fin sur des problèmes ontologiques insolubles pour nous en cherchant à savoir quel est le mode d'être des idées et de ce qui les suscite sans pouvoir nous défaire complètement de l'idée que « être » n'a de valeur pour nous que s'il signifie « être vivant (et, en ce qui nous concerne, conscient) dans le temps et l'espace », ou bien profiter du savoir acquis par un bon klinopoios pour bien dormir sur un bon lit qu'il aura fabriqué en fixant son regard sur l'idean de klinè (596b7), de cette klinè elle-même dont nous ne savons ni où elle est, ni à quoi elle ressemble, mais dont nous percevons les bienfaits, pour être en forme, après ce bon sommeil, pour continuer à approfondir l'idée du bien et en tirer les conséquences sur le reste de notre vie... (<==)

(28) La tentation est grande dans cette réplique de supposer que Socrate parle de choses plus ou moins « réelles » parce qu'il emploie des formules où le verbe einai (« être ») est utilisé sans attribut explicite. Le grec est en effet ei mè ho estin poiei, ouk an to on poioi, alla ti toiouton hoion to on, on de ou, dans lequel on passe de ho estin (« ce que c'est ») à to on, participe présent actif neutre substantivé par l'article to de einai, mot à mot « l'étant », sur la compréhension duquel je vais revenir. Mais avant cela, voyons comment les autres traducteurs que j'ai consultés « traduisent » cette réplique :
- Chambry (Budé) : « s'il ne fait pas l'essence du lit, il ne fait pas le lit réel, mais quelque chose qui ressemble au lit réel sans l'être » (dans la réplique précédente, il traduisait ho de phamen einai ho esti klinè par « qui est, selon nous, l'essence du lit ») ;
- Robin (Pléiade) : « s'il ne produit pas la chose qui est réelle, il ne saurait produire la réalité de cette chose, bien plutôt un analogue de la réalité, et qui n'est point une réalité » (dans la réplique précédente, il traduisait ho de phamen einai ho esti klinè par « ce qui précisément constitue, d'après nos déclarations, la réalité du lit ») ;
- Baccou (Garnier) : « s'il ne fait point ce qui est, il ne fait point l'objet réel, mais un objet qui ressemble à ce dernier, sans en avoir la réalité » (dans la réplique précédente, il traduisait ho de phamen einai ho esti klinè par « d'après nous, ce qui est le lit ») ;
- Pachet (Folio) : « si ce n'est pas ce qui est réellement qu'il fabrique, il ne saurait créer le réel, mais quelque chose qui est tel que ce qui est réel, sans être réel » (dans la réplique précédente, il traduisait ho de phamen einai ho esti klinè par « qui, affirmons-nous, est ce qui est réellement un lit ») ;
- Cazeaux (Poche) : « s'il ne fait pas ce qu'est le lit, il ne saurait faire le lit qui est réellement, mais un objet qui lui ressemble, sans être réellement » (dans la réplique précédente, il traduisait ho de phamen einai ho esti klinè par « que nous appelons ce qu'est le lit ») ;
- Leroux (GF Flammarion) : « s'il ne produit pas ce qu'est le lit, il ne produit pas l'être, mais quelque chose qui en tant que tel ressemble à l'être, mais qui n'est pas l'être » (dans la réplique précédente, il traduisait ho de phamen einai ho esti klinè par « qui est, affirmons-nous, ce qu'est un lit ») .
Comme on le voit, tous mettent d'une manière ou d'une autre l'accent sur la problématique d'existence plus ou moins réelle du lit fabriqué par l'artisan, soit en parlant d'« essence », soit en ajoutant des « réel » ou « réellement » ou « réalité » qui ne sont pas dans le grec pour renforcer leur traduction de einai et on, même lorsqu'ils accentuent déjà le verbe « être » en le mettant en italiques.
Tout le problème est de comprendre la différence entre ho estin (klinè) et to on (klinè), deux formules dans lesquelles il faut supposé sous-entendu le klinè, ce qui semble ne pas poser de problèmes aux traducteurs dans la première, puisqu'elle est une reprise du ho estin klinè de la réplique précédente, mais ne leur semble pas toujours aussi évident dans le cas de la seconde, tant ils ont pris l'habitude de comprendre chez Platon to on et to mè on dans un sens fort d'affirmation ou de négation d'existence (« l'Être » et « le Non-Être »). La traduction usuelle d'une expression de la forme article plus participe présent est « celui/celle/ce qui... » suivi du présent du verbe utilisé : ainsi, ho legôn se traduit par « celui qui parle », ce qui conduit pour to on à « ce qui est » et pour to mè on à « ce qui n'est pas », deux formules qui, selon l'usage normal du verbe einai comme introduisant un attribut, appellent la question « qui est ou qui n'est pas quoi ? » si, à l'instar de Platon, comme toute la discussion du Sophiste tend à le montrer, on refuse de donner à einai un sens existentiel qu'on est bien incapable de définir (la définition présentée comme provisoire de to on donnée en Sophiste, 247d8-e4, une des seules définitions formelles que l'on trouve dans les dialogues, est une longue formule ironique qui, bien comprise, inclut absolument tout comme « étant », y compris les fantasmes de mon esprit, puisque être pensé, ou rêvé, ne serait-ce qu'une seule fois, c'est encore pâtir, donc « être » au sens de la définiton ; et l'étranger d'Élée explique qu'il faut comprendre « mè on » comme signifiant « ne pas être une certaine chose ou qualité », c'est-à-dire « être autre chose »).
Ho esti klinè, « ce qu'est "couche" », qui n'est pas la même chose que « ce qu'est une couche » (voir note précédente), renvoie à la compréhension que nous pouvons avoir du mot « couche » dans toute sa richesse, alors que to on (klinè), « ce qui est (couche) » renvoie à une réalité, visible ou intelligible, à laquelle nous attribuons ce nom ou qui le mérite. Et ici, ce que suggère Socrate, c'est que si une réalité candidate au nom de « couche » ne répond pas pleinement à toute la richesse de « ce qu'est "couche" », alors elle n'est pas à proprement parler « ce qui est "couche" », mais quelque chose qui s'apparente à "couche" sans l'être pleinement, sans être « ce qui est (au sens le plus plein du terme) "couche" ». Or, l'idea que contemple le fabriquant de couches pour en fabriquer un exemplaire renvoie à toutes sortes de couches possibles, incompatibles les unes avec les autres en tant qu'objets matériels, chacune faite de matériaux spécifiques, avec une forme spécifique, des couleurs spécifiques, etc. : une « couche », ce peut aussi bien être un lit en bois à baldaquin qu'un hamac, un matelas pneumatique gonflable, un couffin pour bébé en osier ou une planche cloutée de fakir ; et aucune réalité matérielle ne peut être à la fois tout cela ! Donc aucune « couche » fabriquée par un klinopoios ne peut être pleinement « ce qui est "couche" » faute de pouvoir donner à voir tout ce qu'implique « ce qu'est "couche" ». Dans ces conditions, « ce qui est "couche" » ne peut que rester une réalité exclusivement intelligible qui se montre à nous à travers son eidos et se fait comprendre à notre intelligence à travers son idea. Et ce qui est vrai de klinè l'est aussi de toute autre réalité visible, dont l'intelligibilité n'est pas donnée par son apparence visible, ce qui fait qu'aucune instance matérielle de l'espèce à laquelle elle appartient ne suffit à elle seule à nous permettre d'en saisir toute la richesse (ousia). Et c'est vrai a fortiori des réalités purement intelligibles comme le beau, le juste, etc. et au plus haut point pour le bon/bien (to agathos) qui est l'aune à laquelle se mesure l'ousia (« richesse de l'être ») de toute réalité. (<==)

(29) « Quelque chose qui est parfaitement [« couche » (ou autre chose)] » traduit le grec teleôs on. Teleôs est un adverbe formé sur la racine telos, qui signifie « achèvement, terme, réalisation », via l'adjectif teleios (ou teleos), qui signifie « achevé, parfait ». Cet adverbe, dans l'ordre du grec qu'il est pratiquement impossible de conserver en français, est le premier mot de la seconde partie de la réplique de Socrate, ce qui le met en valeur et en fait le mot le plus important de cette seconde partie. C'est lui qui explicite la différence sur laquelle s'est achevée la première partie de la réplique, entre ti toiouton hoion to on (« quelque chose de tel que ce qui est [« couche »] ») et to on (« ce qui est [couche] ») tout seul : « parfait » au sens étymologique de « fait jusqu'à son complet achèvement », c'est ce que j'exprimais dans la note précédente par la formule « au sens le plus plein du terme ». Il ne s'agit pas ici de la plus ou moins grande perfection dans la réalisation de « couches » particulières par des artisans particuliers, mais de la perfection de ce qui se laisse percevoir à travers l'idea de klinè et qui ne peut être matérialisé par une seule instance, quelle qu'elle soit, mais implique tout ce qui est « en puissance » (comme dira bientôt Aristote) dans celle-ci et qui ne peut même pas se représenter par des schèmas visibles, des « plans », car même ceux-ci seraient en nombre potentiellement infini. En fait, personne n'est capable de se représenter une telle idea dant toute son extension, de la formuler par des mots qui en épuise le potentiel, mais chacun, autour d'un noyau dur plus ou moins commun à tous, et en fonction des aléas de sa propre histoire, de sa plus ou moins grande imagination et de ses compétences pratiques plus ou moins développées, peut parvenir à une appréhension plus ou moins étendue de celle-ci sans jamais l'épuiser, sans jamais en atteindre le telos. (<==)

(30) « Se trouve être quelque chose d'indistinct par comparaison avec la vérité » traduit le grec amudron ti tugchanei on pros alètheian. Amudros, dont amudron est l'accusatif neutre singulier, signifie « difficile à distinguer », d'où « vague, indistinct, imparfait », et s'oppose ici à alètheia, « vérité », dont le sens étymologique est « ce qui n'est pas caché ». L'alètheia dont il est ici question, c'estce que donne à « voir » l'idea de klinè « dévoilée » dans toute sa richesse, c'est-à-dire montrant l'exhaustivité de ce qui est en puissance dans cette idée, la somme de toutes les klinôn potentiellement réalisables dans le temps et l'espace. Dans ces conditions, il est certain que n'importe quelle klinè particulière ne donne qu'un minime aperçu de toutes les potentialités de l'idea et la donne donc à voir de manière très indistincte, très vague.
« Se trouve » traduit le verbe tugchanei, dans lequel on trouve la racine tuchè qui signifie « chance, hasard, bonne ou mauvaise fortune ». L'emploi de ce verbe suggère que chercher à comprendre une idea à partir d'une seule instance, c'est faire confiance à la chance, au hasard qui nous a mis en présence de cette instance qui n'est pas nécessairement la plus représentative de la réalité intelligible dont elle est un exemplaire. (<==)

(31) Rappel par Socrate du point de départ de la discussion en cours, sa question sur la mimèsis (« imitation ») et ce qu'elle est. Mais ici, il déplace légèrement le problème vers l'auteur et non plus la chose, en parlant de mimètès (« imitateur »), pour se rapprocher de ce qui était à l'origine de sa question sur l'imitation, le danger que représentent les poètes en tant qu'imitateurs des passions humaines. (<==)

(32) « Celle qui est dans la nature » traduit le grec hè en tèi phusei ousa. Remarquons que Socrate n'utilise pas ici, comme on pourrait s'y attendre, le mot eidos ou idea pour évoquer la première sorte de klinai, mais une expression faisant référence à la phusis (« nature ») qui n'est pas sans surprendre ceux pour qui la phusis, dont le nom évoque l'idée de croissance, de développement (le mot phusis, dont phusei est le datif singulier, dérive du verbe phuein qui signifie « croître, pousser » et évoque donc une idée de développement : ainsi, Benveniste, cité par Chantraine dans son Dictionnaire étymologique de la langue grecque dans la section consacrée à phusis, dans son entrée sur phuomai, définit phusis comme « accomplissement (effectué) d'un devenir », « nature en tant qu'elle est réalisée, avec toutes ses propriétés »), est le règne du devenir sans réalité propre par rapport au « monde des idées », les obligeant à admettre une phusis de ce « monde des idées » qui serait plus réelle que celle du monde matériel au mépris de ce que l'étymologie du mot implique, ou à faire des pirouettes pour échapper à cette contrainte, comme le fait Leroux (GF Flammarion) en traduisant en tèi phusei par « par nature » et en allant jusqu'à ajouter une note qui dit « Et non pas "dans la nature", puisque le premier lit est la forme du lit, œuvre divine » (ce qui revient à dire : « Platon ne peut pas avoir écrit ce qu'il a écrit, puisque c'est contradictoire avec ce que je pense qu'il aurait dû écrire d'après l'idée que je me fais de ses doctrines, donc je le corrige dans ma traduction », car « par nature », ce serait en grec phusei tout seul, et en tèi phusei ne peut se traduire que par « dans la nature », la seule indétermination portant sur le sens à donner à phusis).
Mais avant de nous pencher sur le sens à donner à phusis, commençons par examiner ce que peut nous suggérer le fait que Platon ne met pas ici dans la bouche de son Socrate les mots eidos ou idea. Il me semble que la raison en est qu'il ne se place plus ici dans la perspective qui est la notre en tant qu'observateurs, à l'aide de nos yeux et de notre esprit, avec toutes les contraintes que chacun de ces modes d'observation implique, de la réalité qui nous entoure, mais du point de vue de cette réalité même ; il ne parle plus de la perception que nos yeux ou notre esprit ont de klinè quand il s'agit de nommer un meuble qui est devant nous (eidos) ou de fabriquer un tel meuble (idea), mais de celà-même dont c'est la perception, de la réalité purement intelligible dont klinè est le nom, de to on klinè (« ce qui est "couche" »).
Et c'est pourquoi il parle de cette réalité comme étant en tèi phusei (« dans la nature ») : après avoir dit que cette réalité n'était la création d'aucun être humain, et avant d'en attribuer la paternité à un dieu (theon sans article en grec, qu'il ne convient pas de traduire par « Dieu » avec une majuscule, comme traduisent Chambry, Robin, Baccou et Cazeaux, theos en grec étant un nom commun, pas un nom propre, mais qu'il faut néanmoins « individualiser » par l'article indéfini « un » bien qu'il ne soit pas dans le grec, puisqu'on parle ici d'un dieu particulier auquel on attribue une action spécifique), dire qu'elle est en tèi phusei, c'est dire qu'elle fait partie de tout ce qui n'est pas produit de l'activité humaine, globalement désigné par le mot phusis, qu'elle est, en d'autre termes, « naturelle » par opposition à « artificielle », sans qu'il soit besoin d'imaginer une seconde « nature » pour expliquer quelque chose qui est de l'ordre de l'intelligible : après tout, notre pensée aussi est « naturelle », puisqu'elle est le résultat de notre phusis d'hommes doués de raison.
Si l'on y réfléchit sans a priori, la notion de klinè est indissociable de celle d'humain fait de chair et de sang, naissant, grandissant et mourant sur cette terre en tant qu'animal bipède qui se fatigue à travailler et à bouger et a besoin de dormir de temps en temps, qui est par ailleurs doté de mains lui permettant de se fabriquer des équipements (skeuè) et d'une intelligence lui permettant une grande inventivité en la matière (largement plus grande et plus variée que celle dont font preuve les oiseaux pour se construire des nids ou certains animaux pour s'aménager des tanières). En d'autres termes, même la notion de klinè n'a de sens que dans la nature dont nous faisons partie et ne devient productive, vue à travers l'idea que nous nous en faisons, que parce que nous nous en inspirons pour fabriquer des klinai matériels. Il suffit alors d'accepter que « ce qui est "couche" », to on klinè, ne soit pas elle-même matérielle et visible, mais seulement intelligible, sans qu'il soit besoin de supposer un autre « monde » et une autre « nature ». Qu'il s'agisse de réalités « autres », au sens des deux segments de l'analogie de la ligne, visible et intelligible, c'est certain, mais les deux segments sont deux parties d'une même ligne et les réalités intelligibles auxquelles nous pensons font bien partie de notre « monde », puisque nous parvenons à les appréhender par notre pensée.
En parlant ici de phusis, le Socrate de Platon veut justement éviter que l'on fasse des réalités intelligibles un « monde » à part, ce « monde des idées/formes » qui est devenu la marque de fabrique d'un platonisme compris à travers le prisme déformant d'Aristote. (<==)

(33) Après avoir parlé d'artisan (dèmiourgos), puis de travailleur manuel (cheirotechnos), puis de fabriquant de couches (klinopoios), Socrate introduit encore un nouveau terme, celui de tektôn, dont le sens premier est « travailleur du bois », c'est-à-dire « charpentier » ou « menuisier », et dont le sens peut s'élargir à d'autres sortes de travaux. On peut penser que, dans le contexte de cette discussion, cette variation dans les appellations du fabriquant des couches prises en exemple, qui contraste avec la constance dans l'appellation de ce qu'il fabrique, des klinai, toujours appelés du même nom, n'est pas un pur effet de style, mais est aussi un moyen de nous suggérer discrètement que, si l'eidos est ce à quoi on associe un onoma (« nom »), l'eidos et le nom sont deux choses distinctes, puisqu'on peut utiliser des noms multiples dont nul ne doute que, dans le contexte, ils renvoient tous à la même catégorie de personnes, celle des « fabriquants de couches », selon le plus précis des termes employés, klinopoios, mais chacun selon un angle d'attaque différent qui regroupe une catégorie plus ou moins large de personnes dont font partie les « fabriquants de couches ». On est en fait dans la problématique de ce qu'Aristote appellera « genre (genos) » et « espèce (eidos) », où le genre est un regroupement d'espèces. Ici, si l'on veut classer ces termes du plus général au plus spécifique en se guidant sur leurs étymologies respectives, c'est dèmiourgos (que j'ai traduit par « artisan », qui en est en français une traduction trop restrictive pour l'analyse que je fais ici) qui est le terme le plus général, puisqu'il renvoie à n'importe quelle sorte de travail (ergon) effectué pour le « peuple (dèmos) » c'est-à-dire toute profession proposant des services au sens le plus large au public, et pas seulement des activités manuelles, comme le laisserait penser la traduction par « artisan », puisque, selon le dictionnaire Bailly, dans Homère le terme est utilisé pour désigner un devin, un médecin, un menuisier, un hérault ; vient ensuite le terme cheirotechnos, qui, lui, spécialise nettement l'activité au travail manuel (cheir signifie « main »), mais reste encore ouvert sur la nature de cette activité manuelle, puisqu'un mot de formation voisine cheirourgos (le même -ourgos que dans dèmiourgos, dérivé de ergon, « action, activité, travail, ouvrage ») a fini par se spécialiser pour désigner le « chirurgien », mot français qui en est la transcription pure et simple ; plus spécialisé encore est le terme tektôn (« travailleur du bois », c'est-à-dire principalement « menuisier » ou «  charpentier », le seul de ces quatre mots qui est une racine première et qui ne « parle » donc pas par sa composition), qui limite le travail manuel au travail du bois, même si, par un mouvement contraire à celui de dèmiourgos, son registre de sens s'est élargi à celui d'« artisan » en général ; et finalement, le terme le plus spécifique à l'activité dont on parle, qui se limite à elle et à rien d'autre, c'est celui de klinopoios, étymologiquement « faiseur (poios, dérivé de poiein, « faire ») de klinai (« couches ») ». Il est probable que cette variation du vocabulaire de la part du Socrate de Platon est aussi destinée à stimuler notre réflexion sur ces notions de genre et d'espèce et de plus ou moins grande spécialisation du vocabulaire dans le cadre d'une réflexion qui porte justement sur eidos. (<==)

(34) Ces trois mots, zôgraphos (« peintre »), klinopoios (« fabriquant de couches ») et theos (« dieu »), sont utilisés ici par Socrate sans articles, selon une manière de parler qui, dans ce cas, peut se transposer telle quelle en français, pour la raison justement qu'ils ne désigne pas chacun un individu particulier non identifié précisément parce qu'il pourrait être l'un quelconque des membres du groupe qui est désigné par ce nom, mais le groupe en tant que tel. Cet exemple nous permet de revenir sur la différence de perception qu'il peut y avoir devant l'emploi d'un nom commun entre un grec pour qui l'emploi de l'article indéfini est l'exception (renforcement par un mot, tis, qui n'est pas à proprement parler un article mais un adjectif/pronom indéfini, ajouté après le nom) et un français pour qui l'absence d'article est l'exception, que j'avais commencé à évoquer dans les notes 27 et 28 : le français pense spontanément le nom « commun » comme nom d'une instance particulière, alors que le grec le comprenait plus spontanément comme « qualificatif » d'une classe. Et si j'emploie ici le mot « qualificatif » plutôt que « nom », c'est parce qu'une autre caractéristique du grec que j'ai déjà signalée dans la note 27 et qu'il peut être important d'avoir présente à l'esprit en lisant Platon est que la distinction entre nom et adjectif y était bien moins formalisée que dans notre langue, comme le montre entre autre la facilité avec laquelle les grecs utilisaient l'article défini devant des adjectifs non suivis de noms, non seulement au singulier (substantivation, dans notre jargon), comme dans to kalon (« le beau »), qui est au centre de la discussion de l'Hippîas majeur, ou encore dans nombre de mots féminins se terminant par derrière lesquels il faut sous-entendre technè, comme avec hè mousikè (substantivation du féminin de l'adjectif mousikos, pour parler de « la (technè) qui a rapport aux Muses », c'est-à-dire « la musique ») ou hè dialektikè (substantivation du féminin de l'adjectif dialektikos, qui signifie « qui concerne le dialogue, la discussion », pour parler de « la ... », la quoi au juste ? et qu'on s'est contenté de transcrire en français sous la forme « la dialectique »), mais aussi au pluriel, dans des formules qui font le désespoir des traducteurs car elles obligent à suppléer en français un nom après l'adjectif, pour le meilleur et pour le pire, comme par exemple avec ta kala (« les belles », sous-entendu « choses » ? qui peut dans certains contextes être réductuer, car ta kala, ce peut aussi être de belles actions, de belles pensées, etc.) ou à remplacer l'adjectif par un nom, comme par exemple avec hoi polloi, mot à mot « les nombreux », qui devient souvent « le grand nombre » ou « la foule » dans les traductions. Ainsi, pour un grec, il n'y a pas de différence grammaticale entre ti esti klinè; (« quoi est lit ? ») et ti esti kalon; (« quoi est beau ? »), les deux expressions renvoyant à une qualification qui peut être pensée comme un eidos, une abstraction, et non comme une réalité matérielle spécifique, alors qu'en français, on fait une différence grammaticale entre « qu'est-ce qu'un lit ? » (traduction littéraire de ti esti klinè) et « qu'est-ce qui est beau ? » (traduction littéraire de ti esti kalon) qui conduit à ne pas penser « lit » et « beau » de la même manière : « lit » est d'abord pour nous une instance de lit plus ou moins précisément définie, alors que « beau » est une abstraction. (<==)

(35) Le mot grec que je traduis par « responsable » est epistatai, nominatif pluriel de epistatès, nom dérivé du verbe ephistasthai, qui signifie étymologiquement « se placer sur » ou « être placé sur » au sens propre ou figuré, ce qui conduit pour epistatès à des sens tournant autour de la notion de « superviseur », c'est-à-dire de quelqu'un qui est « placé au-dessus » d'autres personnes dans une hiérarchie : président, directeur, intendant, chef, surveillant, etc.
Mais ce mot peut aussi être lu comme la troisième personne du singulier du présent de l'indicatif du verbe epistasthai, qui est sans doute une forme affaiblie de ephistasthai dont le sens a évolué vers celui de « savoir », compris comme signifiant « dominer son sujet », et dont dérive en particulier epistèmè, qui signife « savoir, science ». Mais il est grammaticalement difficile d'accepter cette lecture, dans la mesure où, si on lit epistatai comme un verbe, son sujet, treis houtoi (« ces trois-là ») est un masculin pluriel alors qu'epistatai en tant que verbe est la troisième personne du singulier. Or si le grec accepte un verbe au singulier avec un sujet au pluriel, ce n'est que dans le cas où le sujet est un neutre pluriel, pas un masculin, comme c'est le cas ici. C'est pourtant en tant que verbe que le Word index to Plato de L. Brandwood liste cette occurrence de epistatai et c'est par un verbe que la traduisent Chambry (« ils sont trois qui président à trois espèces de lit »), Baccou (« ils sont trois qui président à la façon de ces trois espèces de lits »), Pachet (« ces trois-là président à trois espèces de lits ») et Leroux (« voilà les trois qui veillent aux trois espèces de lits »), mais, au vu de leur traduction, qui ne reprend pas un des sens du verbe epistasthai (« savoir, être apte à, compétent pour »), mais plutôt le sens du verbe epistatein, verbe dérivé de epistatès qui signifie, lui, « être un épistatès, exercer des fonctions d'epistatès », il faut supposer qu'en fait, ils lisent bien epistatai comme un nom, mais supposent un eisi (« sont ») sous-entendu. Si l'on voulait à tout prix lire epistatai comme forme du verbe epistasthai, il faudrait traduire : « peintre, fabriquant de couches, dieu, ces trois-là, c'est compétent pour trois eidesi de couches ».
Quoi qu'il en soit, on peut retenir de cette ambiguïté que Socrate veut suggérer ici à la fois une idée de responsabilité (epistatai comme nom) et une idée de compétence, de savoir (epistatai comme verbe). (<==)

(36) On notera que, comme je l'ai déjà fait remarquer dans la note 27, dans de cadre d'une discussion où le mot eidos joue un grand rôle dans un sens que la plupart des commentateurs qualifieraient de « technique » en lien avec la supposée « théorie des formes/idées » que développerait Platon, ce dernier n'hésite pas à faire utiliser par son Socrate ce même mot eidos, dont eidesi est le datif pluriel, dans le sens apparemment plus commun de « sortes, espèces, genres » et à lui faire dire qu'il y a trois eidè de klinôn (que presque tous les traducteurs traduisent par « trois espèces de lits », en utilisant la traduction classique d'eidos par « espèce » dans un contexte aristotélicien). Après avoir laissé entendre qu'on peut désigner les mêmes personnes, les « faiseurs de couches (klinopoioi) », par plusieurs noms selon qu'on s'intéresse à eux sous un angle plus ou moins large (cf. note 33), il suggère ici que le même mot peut, dans le langage courant, avoir plusieurs sens. Mais en même temps, il nous amène à nous demander s'il y a tant de différence que ça dans les deux emplois, s'il s'agit bien de sens différents. Car après tout, la définition d'eidos qui ressort de 596a6-7 (« nous avons l'habitude de poser un certain eidos unique pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom ») peut aussi bien s'appliquer à klinè, comme le fait Socrate pour son exemple, qu'à skeuos (« meuble, ustensile, pièce d'équipement », cf. note 13), le nom de l'ensemble dont font partie les klinai fabriqués par les klinopoioi et les trapezai (« table », que j'ai traduit par « trépied » pour des raisons que j'explique dans la note 11 ; mais peu importe ici le sens spécifique qu'on donne à ce mot) dont il était aussi question au début de la discussion, à zôgraphia (« tableau »), nom que n'emploie pas Socrate, mais qui est celui de l'ouvrage produit par le zôgraphos, le mot qu'il emploie pour désigner l'une des trois catégories de « faiseurs de klinai » au sens large, à eikôn (« image »), nom que porte ce qui apparaît sur une zôgraphia, et même à eidos lui-même, qui est aussi un nom et désigne donc « une pluralité à laquelle on attribue le même nom ». En tant qu'eidos de klinè, cet eidos mérite le nom Klinè, son « nom propre », si l'on veut, mais en tant qu'eidos de klinè, il mérite aussi le nom eidos, nom commun ; en tant que fabriqué « en fixant le regard sur l'idean » de klinè, l'ouvrage du klinopoios mérite le nom klinè, mais en tant que produit du travail d'un dèmiourgos, il fait aussi partie de l'ensemble plus large des skeuè et peut donc être appelé skeuos, nom qui, lui, ne s'applique pas à l'eidos appelé Klinè, ni à l'image de lit figurant sur l'ouvrage d'un zôgraphos ; et l'image de klinè peut se voir attribuer le nom de klinè en tant qu'elle est image de klinè, ou celui d'image en tant qu'elle est image de klinè. Bref, il n'y a qu'un eidos de klinè si l'on pense à l'eidos particulier qui correspond au concept de klinè, mais il y a trois eidè possibles de klinai si l'on pense aux réalités spécifiques pour lesquelles on utilise le nom klinè, selon la nature propre de chacune de ces réalités, concept (unique), instances du concept (multiples) ou images d'instances (multiples aussi).
Mais pour percevoir cela lorsqu'on n'a pas accès au texte grec original, encore faut-il que la traduction permette de savoir que c'est le même mot grec dans les deux cas. Or le tableau ci-dessous, qui liste les quatre occurrences de eidos et des trois de idea dans notre section, montre que ce n'est le cas dans aucune des traductions que j'ai eues en main, alors que tous traduisent plusieurs occurrences de eidos et idea par le même mot français.

  Chambry Baccou Robin Pachet Cazeaux Leroux
eidos (596a6) idée Forme forme singulière forme catégorie forme
eidos (597a2) idée Forme forme forme figure forme
eidesi (597b14) espèces espèces espèces espèces catégories espéces
eidos (597c8) idée Forme nature forme forme forme
             
ideai (596b3) idées Formes formes formes figures idées
idean (596b7) idée Forme forme forme figure forme
idean (596b9) idée Forme forme forme figure forme

Certes, il n'est pas question ici de nier que le même mot puisse désigner des choses sensiblement différentes qui justifient des traductions différentes dans une autre langue où les champs sémantiques de chaque mot de l'une et l'autre langue ne se recouvrent pas toujours. C'est par exemple le cas pour logos, et aussi, dans une moindre mesure, pour eidos (et aussi pour le mot « couche », que j'ai utilisé pour traduire klinè, qui n'est plus utilisé que rarement dans le sens de « lit » en français, et évoque plutôt, soit les « couches » que l'on met à un bébé ou à un personne âgée ou malade, soit les « couches » de peintures, de poussière, etc. sur une surface plane, des sens qu'on ne retrouve pas dans le klinè grec). Mais, dans le cas d'un auteur comme Platon, dont la démarche est dia-lectique, c'est-à-dire s'intéresse à ce qui est au-delà des mots et non aux mots eux-mêmes et cherche à le faire en prenant en compte les limites du langage, dont en particulier la polysémie des mots, plutôt qu'en cherchant à le régenter par l'usage d'un vocabulaire « technique » qui tenterait en vain de limiter cette polysémie, et qui, pour cela, n'hésite pas à s'intéresser aux réalités qu'il examine sous plusieurs angles d'attaque en variant son vocabulaire, comme ici par exemple en utilisant tantôt le mot eidos, tantôt le mot idea, pour parler de la même chose sous des angles différents, en espérant que ces différentes approches enrichiront la compréhension que l'on aura de ces réalités, il est important, pour le lecteur qui n'a accès qu'à une traduction et pas au texte grec original, pour que ces angles d'attaque différents aient un sens pour lui, d'avoir au moins une vague idée des polysémies avec lesquelles Platon se débattait et dont il jouait pour arriver à ses fins. Et c'est d'autant plus important que les réalités en cause sont plus abstraites et plus difficiles à cerner. Certes, aucune solution à ce problème de traduction n'est parfaite, et surtout pas celle qui cherche à figer une traduction unique pour les instances d'utilisation d'un mot où le traducteur, selon sa compréhension du texte de Platon, suppose qu'il utilisait ce mot dans un sens « technique » (dans le cas qui nous occupe, par exemple, « forme » avec ou sans majuscule, ou « idée », avec ou sans majuscule, pour traduite les sens supposés techniques de eidos et/ou idea). Mais pas plus la solution que j'ai adoptée ici de ne pas traduire ces mots, si l'on veut se limiter à une traduction sans plus, car, si elle permet de mettre en évidence les occurrences multiples d'un même mot, elle ne tire pas avec elle pour le lecteur le champ sémantique de ces mots dans leur langue qu'il ne connaît pas. La moins mauvaise solution reste encore l'usage de notes complémentaires, comme je le fais ici, pour essayer de restituer au lecteur, à supposer qu'il fasse l'effort de les lire, un peu de ce qui se joue dans le grec original derrière les choix de mots, au risque de se répéter et en étant conscient que ces explications aussi ne sont pas exemptes de traces des préjugés du traducteur et de sa compréhension des propos de Platon. (<==)

(37) Ici, on a en grec ho theos, avec l'article défini qui a presque valeur de démonstratif : le dieu, c'est celui dont on vient de parler, celui dont on a dit qu'il pouvait seul être le créateur de klinè « qui est dans la nature », d'où ma traduction par « ce dieu ». (<==)

(38) « Nécessité » traduit le grec anagkè. Pour Platon, même les dieux, quoi que cela signifie pour lui, n'échappent pas à une forme de nécessité qui s'impose à tous et dont ils ne sont pas l'origine. C'est clair à propos du dèmiourgos du Timée, tout le dialogue étant construit pour mettre en évidence la part qui, dans la création du Kosmos, revient à l'intelligence du dèmiourgos (ta dia nou dedèmiourgèmena, Timée, 47e4) et celle qui revient à la nécessité (ta di' anagkè gignomena, Timée, 47e4-5) qui s'impose même à lui (voir mon plan du Timée et le texte qui l'accompagne). (<==)

(39) « Achever par son travail » traduit le verbe grec apergasasthai, infinitif aoriste du verbe apergazesthai, formé par ajout du préfixe ap(o)- au verbe ergazesthai utilisé par Socrate en 596c7, 596c9 et 597b6-7 et que j'ai traduit par « produire par son travail » pour faire ressortir la racine ergon (« action, ouvrage, travail ») de ce verbe. Le préfixe apo- ajoute à ce verbe une idée d'achèvement, qui suggère que le travail du dieu est complet, qu'il n'y a rien de plus à y ajouter. (<==)

(40) Socrate reprend ici mot pour mot l'expression en tèi phusei qu'il avait déjà utilisée en 597b6 (cf. note 32) et qui semble bien pour lui, dans ce contexte, caractériser ce qui est la production des dieux par opposition à celle des hommes, theos (« dieu »), ou ici ho theos (« le dieu », sous-entendu, celui qui a fait la couche qui est en tèi phusei, quel qu'il soit), utilisé dans toute son indétermination, étant avant tout pour lui un moyen de dire qu'il ne s'agit pas d'une œuvre humaine, mais qu'il s'agit néanmoins de quelque chose qui est lié à notre univers. (<==)

(41) « Cette [réalité] même qu(i) est "couche" » traduit le grec autèn ekeinèn ho estin klinè. On retrouve dans cette expression la formule ho estin klinè qu'on avait déjà trouvée en 597a2 dans l'expression ho dè phamen einai ho esti klinè (« [ce] que justement nous déclarons être ce qu'est "couche" »). Le problème est que cette expression est ambiguë, car ho, nominatif ou accusatif neutre singulier du pronom relatif hos, hè, ho, peut aussi bien se comprendre comme le sujet (nominatif en grec, « qui » en français) que comme le complément d'objet direct (accusatif en grec, « que » en français) du verbe de la proposition relative qu'il introduit. Et comme, pour tout arranger, ici ce verbe est le verbe « être » (esti(n)), au lieu d'un complément d'objet direct, on a un attribut qui, lui aussi se met au nominatif. En d'autre termes, ho esti(n) klinè peut aussi bien se traduire par « qui est "couche" » que par « qu'est "couche" ». En 597a2, j'avais opté pour la traduction par « ce qu'est "couche" » parce que, dans la réplique suivante, Socrate, reprenait le ho estin en sous-entendant klinè (« ce que c'est ») pour passer ensuite à to on, mot à mot « le étant », qui se traduit sans ambiguïté par « ce qui est », si bien que, si l'on traduit ho estin par « ce qui est », on arrivait en français à la tautologie « s'il ne fait pas ce qui est (ho estin), il ne fait pas ce qui est (to on) ». Certes, ce n'est pas littéralement un tautologie en grec au niveau de l'expression, mais ça semble en être une au niveau du sens. Et si Socrate voulait qu'on comprenne ho esti klinè dans le sens de « ce qui est "couche" » et passait ensuite à to on [klinè] pour lever l'ambiguïté de ho esti, il n'avait qu'à utiliser to on la première fois. En outre, dans cette réplique, ho esti klinè se voulait une explicitation d'eidos, c'est-à-dire d'un mot renvoyant à l'appréhension que nous avons de klinè et la question pertinente dans ce cas semble plutôt être « qu'est-ce que c'est que "couche" ? » que « qu'est-ce qui est "couche" ? », c'est-à-dire « qu'est-ce qui est commun à tout ce que nous désignons par le mot "couche" qui fait qu'ils peuvent tous être désignés par le même mot ? », qui fait suite à la déclaration initiale de Socrate en 596a6-8 qui a introduit le mot eidos, plutôt que « montre-moi quelque chose qui est une couche », qui ne fait pas avancer la compréhension d'eidos.
Ici par contre, le doute est permis et l'on pourrait aussi bien traduire par « cela même qui est "couche" » que par « cela même qu'est "couche" ». Mais l'ambiguïté est ici de peu de conséquences, car les deux traductions conduisent finalement au même sens et les mots importants de l'expression ne sont pas ho esti, mais autèn ekeinèn (« cette [réalité] même »), qui renvoie à des expressions comme autou tou agathou (507a3 ; « (ce qui est né) du bien lui-même »), auto ho estin agathon (532b1 ; « cela même qu'est le bien ») ou auto to agathon (534c4 ; « le bien lui-même »), que j'ai déjà évoquées dans la note 17, et cherche à insister sur le fait que ce dont on parle, c'est la réalité même qui se cache sous le nom qui suit, et non pas simplement la perception qu'on peut en avoir (eidos/idea). Le estin traduit ici une identité entre autèn ekeinèn, antécédent explicite de ho, et klinè, si bien que cela ne change rien de comprendre ho comme sujet et klinè comme attribut ou ho comme attribut et klinè comme sujet. Et toute cette expression a pour but de bien nous faire comprendre que ce qu'a créé le dieu en un seul exemplaire, ce n'est pas l'eidos ou l'idea de klinè, qui est seulement ce qui est perceptible par une intelligence humaine d'une réalité qui est plus que l'« apparence » (sens premier de eidos et idea) qu'elle peut prendre pour nous, encore moins la perception que nous avons de cet eidos ou idea de klinè, qui existe en autant d'exemplaires que d'individus percevant, ni non plus le mot klinè, qui n'est que le mot grec pour désigner quelque chose qui se désigne autrement dans d'autres langages, mais la réalité qui est à l'origine aussi bien de l'eidos/idea que nous appréhendons que de nos perceptions de cette eidos/idea et des mots que nous utilisons pour en parler, réalité qui est tout autant en dehors du temps et de l'espace dans le cas de klinè que dans celui de to tetragônon auto (« le carré lui-même », 510d7) dont il est question dans l'analogie de la ligne par opposition aux figures de carrés dessinées par le géomètre. Le géomètre parvient à comprendre que « le carré lui-même », duquel seul sont vrais tous les théorèmes qu'il démontre, n'est aucun des carrés matériels dessinés, n'a ni taille spéficique ni position spécifique dans l'espace, ce qui fait qu'il est unique et n'est autre que ce qui est à l'origine pour nous de l'idea de « figure plane ayant quatre côtés et quatre angles droits », partiellement suggérée par le nom même qu'on lui donne en grec, tetragônon, qui signifie littéralement « ayant quatre (tetra) angles (gônia) » et n'est en fait que la substantivation d'un adjectif qui décrit l'une de ses propriétés, le fait d'avoir quatre angles, spécialisée pour décrire la figure la plus régulière, et donc d'une certaine manière la plus « parfaite », possédant cette propriété, celle dont à la fois les angles et les côtés sont tous égaux.
C'est sans doute pour aider celui qui a compris ça à généraliser ce qu'il est parvenu à comprendre dans le cas des eidè (« apparences », ici au sens de « formes ») élémentaires codifiées et étudiées par la géométrie, les schèmata (« figures ») que le Socrate de Platon a choisi ici ses exemples en fonction de leur nom en grec. Il y a en effet une progression de tetragônon (« ayant quatre angles) à klinè (« couche ») en passant par trapeza (« table », étymologiquement « ayant quatre ((te)tra) pieds (pous, pezos) »), le second exemple initialement cité (cf. 596b1), qu'on peut transposer (je dis bien « transposer », pas « traduire », même si je reste très proche des exemples grecs, puisqu'il s'agit de retrouver dans la structure des mots français, indépendamment de leur sens, la même progression qu'en grec) en français dans la progression allant de « triangle » à « couche » en passant par « trépied » : dans le premier mot, tetragônon en grec, « triangle » en français, qui désigne une forme géométrique régulière, on trouve une propriété caractéristique de cette forme, le nombre de ses angles ; dans le second, trapeza en grec, « trépieds » en français, on retrouve ce même nombre, quatre en grec, trois en français, mais associé cette fois, non plus à une notion purement géométrique, celle d'« angle » (gônia en grec), mais à une notion fonctionnelle désignée, par analogie, du nom d'un organe du corps (de l'homme ou de l'animal), le pied (pous, podos en grec), généralisé à tout un ensemble de choses qui soutiennent par contact avec le sol, ce qui nous donne une indication sur la manière dont est « organisé » ce que désigne le mot, le fait d'avoir quatre (en grec) ou trois (en français) « organes » similaires appelés « pieds » (pedes en grec), et nous renseigne sur la fonction d'une partie de cet ustensile (skeuos), ses « pieds », et nous donne encore une indication visuelle susceptible de nous aider à le reconnaître, mais ne nous dit encore rien sur la fonction de l'ustensile en tant que tout (trois ou quatre « pieds » soutenant quoi pour faire quoi avec ?) ; avec le troisième mot, on reste dans le registre des skeuè (« ustensiles »), c'est-à-dire des objets fabriqués par l'homme pour satisfaire tel ou tel de ses besoins, et non plus des constructions purement formelles et intellectuelles que sont les figures géométriques, mais cette fois, le mot qui désigne l'ustensile dont on parle est dérivé du verbe qui désigne l'action pour laquelle il est conçu, klinè en grec, dérivé du verbe klinein, « couche » en français, dérivé du verbe « (se) coucher », si bien qu'on sait tout de suite à quoi ça sert, mais qu'on n'a plus aucun indice dans son nom permettant de reconnaître visuellement un tel ustensile. Il n'en reste pas moins que dans les trois cas, le mot renvoie à une « idée/idea » qui n'est pas de l'ordre du visible, même lorsque le mot lui-même nous suggère des repères visibles pour reconnaître ce qu'il désigne, qui est immatérielle et par nature unique. Le problème pour nous est que plus cette « idée » est « riche », plus elle a d'ousia (« richesse » au sens premier), plus il nous est difficile de la concevoir, de la cerner, de la « borner » (horizein, le verbe qui signifie aussi « définir »), et donc d'imaginer derrière elle une réalité transcendante hors de notre pensée, tant notre esprit a du mal à se fixer sur quelque chose pour se la « représenter » : une« réalité » géométrique comme le triangle ou le tetragônon est une réalité tout ce qu'il y a de plus « pauvre », une réalité parfaitement « schématique » (mot français tiré de son nom générique en grec, schèma, qui signifie dans ce contexte « figure (géométrique) »), alors qu'une réalité comme klinè (« couche ») est une réalité aussi riche et complexe que l'action pour laquelle elle est conçue et que l'imagination des multiples artisans qui en produisent des instances et il y a moins de ressemblance visuelle entre les différentes « couches » que l'on peut voir, entre, par exemple un hamac et un lit à baldaquin, qu'entre tous les carrés ou tous les triangles que l'on peut dessiner, l'unité de l'idea de klinè étant d'ordre fonctionnel et non pas matériel et visuel. Or nous avons un mal fou à nous faire une idea de quelque chose que nous ne pouvons nous représenter visuellement, comme le rappelle l'étymologie, aussi bien de idea que d'eidos, tous deux dérivés de racines signifiant « voir » et le fait plus général que, dans la plupart des langues, les termes relatifs à la vue ont un sens analogique dans le registre de la pensée (« vous voyez ce que je veux dire ! », « you see what I mean ? »).
Mais c'est justement pour ça que Socrate a choisi comme exemple pour la suite de la discussion, l'objet dont le nom offrait le moins d'indications visuelles et pointait sur sa finalité plutôt que sur sa « forme ». Mais rien de tout cela n'est visible en français lorsqu'on traduit, en bon helléniste, mais en mauvais élève de Platon, klinè par « lit » et trapeza par « table », après avoir traduit tetragônon par « carré » dans l'analogie de la ligne ! (<==)

(42) « N'ont pas été produites sous l'action du dieu et ne peuvent être développées » traduit le grec oute ephuteuthèsan hupo tou theou oute mè phuôsin. Ce membre de phrase énonce deux négations, introduites par oute... oute... (« ni... ni... ») dont il convient de bien distinguer la portée. Chacune des deux négations porte sur un verbe différent à un temps différent et seule la première implique ho theos (« le dieu »), non pas comme le sujet du verbe, comme pourraient le laisser croire certaines traductions, qui en font même le sujet des deux verbes (Chambry : « c'est ce que Dieu n'a point produit, c'est ce qu'il ne produira point » ; Baccou : « Dieu ne les a jamais produit et ne les produira point » ; Leroux : « le dieu n'en a pas produit et n'en produira pas non plus »), mais comme complément d'agent introduit par la préposition hupo (« sous (l'action de) ». Le seul point commun entre les deux négations, c'est qu'elles utilisent toutes deux un verbe de la racine de phuein (« croitre, pousser »), qui est aussi celle de phusis, qu'on a trouvé un peu plus haut dans la réplique, dans l'expression en tèi phusei (« dans la nature »), ce qui est un moyen pour Socrate d'insister sur le fait qu'il parle bien ici de phusis au sens usuel, du « monde » qui est le nôtre.
La forme ephuteuthèsan est la troisième personne du pluriel (sujet : « deux telles [réalités] ou plus ») de l'indicatif aoriste passif du verbe phuteuein (« planter »), dérivé de phuein par l'intermédiaire de phuton, terme général désignant tout ce qui pousse, en en particulier une « plante » (c'est l'origine de « phyto- » dans des mots comme « phytosanitaire », « phytothérapie » ou « phytoplancton ») et on passe de phuton à phuteuein en grec comme de « plante » à « planter » en français. Le verbe, ainsi employé au passif, évoque l'idée, non pas tant d'une création ex nihilo, mais d'une « implantation » ou d'un « ensemencement », qui assimile le dieu à un cultivateur, « sous l'action duquel (hupo) » « cela même qui est "couche" » a été « planté ». Quant à l'aoriste, c'est le temps grec qui implique le moins une idée de temps et, s'il se traduit par un passé, c'est qu'il parle ici de quelque chose qui se serait produit dans le passé, puisqu'on en voit les « fruits » aujourd'hui en manipulant l'eidos et l'idea de klinè.
Dans la seconde négation, c'est le verbe phuein lui-même qui est utilisé (que je traduis ici par « développer » pour des raisons de cohérence avec la traduction du même verbe dans la réplique suivante, justifiée dans la note 48) : la forme phuôsin en est la troisième personne du pluriel du subjonctif aoriste passif. Ce subjonctif aoriste dans une forme négative exprime l'idée de défense, d'interdiction. Le fait qu'il ne soit plus ici question du dieu et que Socrate utilise le verbe phuein de sens plus général que phuteuein, indique que l'interdiction est plus générale et s'applique à n'umporte quel « géniteur » potentiel et à quelque forme de « production » que ce soit. Cette interdiction absolue renvoie au tis anagkè (« quelque nécessité ») dont il a été question au début de la réplique (cf. note 38) et traduit en fait une impossibilité que Socrate va présicer dans sa prochaine réplique à la demande de Glaucon. (<==)

(43) Après avoir fait intervenir un dieu comme producteur de autèn ekeinèn ho estin klinè (« cette [réalité] même qu(i) est "couche" »), pour bien insister sur le fait qu'il ne s'agit pas d'une production des hommes, Socrate précise sa pensée pour éviter qu'une conception trop anthropomorphique des dieux ne donne une image fausse de ce qu'il a en tête. Il n'est pas en train de nous parler d'un Héphaïstos, dieu forgeron, qui construirait une klinè pour Zeus, la plus merveilleuse de toutes les couches qu'on put imaginer, que tous les artisans humains fabriquants de couches rêveraient de copier, puis qui déciderait un jour, jaloux de Zeus, d'en faire une autre pour lui, ou qui céderait aux instances d'Athéna, de Poséïdon ou de quelque autre divinité olympienne et fabriquerait une autre couche divine pour elle, car, dans ce cas, chacune de ses créations ne serait pas ho estin klinè (« ce qu'est "couche" »/« ce qui est "couche" »), autè klinè (« "couche" elle-même »), mais, tout comme dans le cas d'un artisan humain, klinè tis (« une certaine couche », 597a2). L'essence même de ce dont ho estin klinè est l'exemple dans cette discussion est d'être unique et cela est une nécessité (anagkè, cf. 597c1) qui s'impose même aux dieux. Et cette unicité implique que c'est quelque chose d'un autre ordre que n'importe quelle couche particulière, fut-elle fabriquée par un artisan divin, qu'elle ne fait pas nombre avec les instances de ce dont elle fournit l'eidos/idea. Elle est certes ce qu'il y a de commun entre toutes les instances de klinai, ce qui fait qu'elles peuvent toutes être désignées du nom de klinè en grec, ou de « couche » en français (en supposant que les deux mots recouvrent exactement le même champ sémantique, ce qui n'est sans doute pas tout à fait le cas), mais elle n'est pas elle-même klinè tis, une couche de plus, elle n'a aucune matérialité, aucunes dimensions particulières, aucune « forme » visible, aucune localisation spatiale, puisqu'elle n'est qu'un principe d'intelligibilité. Et c'est pour ça que ce que l'on appelé « l'argument du troisième homme », qu'Aristote oppose à Platon, ne tient pas pour qui a compris ce dont parle Platon : ho esti klinè n'est pas klinè tis et ne suscite donc pas le besoin d'un eidos commun entre toutes les couches particulières et "couche" elle-même, comme ce serait le cas avec deux couches fabriquées par un dieu, ou même avec une seule, si l'on interprétait le phuteuesthai hupo tou theou (« être produit sous l'action du dieu ») de la réplique précédente comme un simple poiein (« faire, fabriquer, créer », le verbe utilisé dans cette réplique) analogue au poiein de n'importe quel artisan produisant des instances de couches. (<==)

(44) « Sachant » traduit eidôs, participe parfait actif du verbe idein (« voir »), dont le parfait, eidenai, s'utilise dans le sens d'un présent et signifie « savoir » : oida, première personne du singulier du parfait de l'indicatif actif de idein, signifie au sens premier « j'ai vu », qui devient « (j'ai vu donc) je sais ». Ce participe eidôs est la forme la plus proche de eidos issue du verbe idein et ce n'est sans doute pas par hasard que ce participe se retrouve dans la bouche de Socrate quelques mots après qu'il ait parlé d'eidos à la fin de la réplique précédente. Ce rapprochement pourrait bien nous suggérer un renversement de perspective : non plus « je sais parce que j'ai vu », mais « c'est en tant que sachant (eidôs) que le dieu est en mesure d'être le créateur de l'eidos qu'il nous donne à voir ». (<==)

(45) « Réellement » traduit l'adverbe ontôs, utilisé par deux fois ici par Socrate, à la fois par rapport à klinè et par rapport à poiètès (« fabriquant », cf. note suivante), c'est-à-dire à la fois par rapport à l'ouvrage et par rapport à l'ouvrier. Ontôs est l'adverbe formé sur le génitif ontos du participe présent neutre on du verbe einai (« être »). (<==)

(46) « Fabriquant » traduit le grec poiètès, nom d'agent dérivé du verbe poiein, « faire, fabriquer, créer », qu'on a déjà rencontré en 596d4 (cf. note 23), où je l'avais traduit par « faiseur » pour rendre perceptible en français le lien qui existe en grec entre poiètès et poieien, le verbe employé plusieurs fois par Socrate dans la même réplique et dans les précédentes, et que j'avais traduit par « faire ». Ici, le rapprochement à rendre perceptible est celui entre poiètès et klinopoios, utilisé par Socrate vers la fin de la réplique et déjà auparavant en 597a1 et 597b13, que j'ai traduit par « fabriquant de lits ». « Créateur » pourrait être une traduction alternative de poiètès qui conviendrait ici et en 596d4, mais « créer » pour traduire poiein ne conviendrait pas pour certaines de ses occurrences, comme par exemple en 596e10, lorsque Socrate dit que, « d'une certaine façon, le peintre aussi klinèn poiei », et « créateur de lits » pour klinopoios fait vraiment trop pompeux, même si, et surtout parce que, la publicité récente commence à galvauder le terme de « créateur ». (<==)

(47) « Réellement fabriquant de ce qui est réellement "couche" » traduit le grec ontôs klinès poiètès ontôs ousès. Klinès ontôs ousès (génitif en tant que complément de nom de poiètès, qui, lui,est au nominatif, malgré la similitude des terminaisons en -ès) peut se transposer mot à mot en français, moyennant quelques néologismes, en « (fabriquant) de couche étantément étante » (« étante » comme féminin de « étant »). Chambry(Budé) et Baccou (Garnier) traduisent par « d'un lit réel », Robin (Pléiade) par « d'un lit réellement existant », Pachet (Folio) par « d'un lit qui fût réellement », Cazeaux (Poche) et Leroux (GF Flammarion) par « du lit qui existe réellement ». Le problème de toutes ces traductions, c'est qu'elles utilise toutes un article, défini (Cazeaux et Leroux) ou indéfini (les quatre autres), devant « lit » (la traduction usuelle de klinè), ce qui a pour résultat de faire de l'ouvrage du dieu un lit parmi les autres (article indéfini) ou le lit par excellence (article défini), qui est encore un lit parmi les autres, alors justement que Socrate insiste aussitôt après pour dire que le dieu n'est pas le fabriquant de klinès tinos (« d'un certain lit »), en utilisant l'adjectif indéfini tis (ici au génitif féminin tinos) dont on a vu qu'il est ce qui est le plus proche en grec d'un article indéfini. Et tous lisent l'expression dans une perspective lourdement existentielle qui conduit à dévaloriser, voire à purement et simplement nier, l'existence, la réalité, des autres lits : si c'est le lit fait par le dieu qui est réel, c'est que les autres ne le sont pas ! En d'autres termes, ils lisent tous klinès comme sujet de ousès et ousès employé absolument, sans attributs, simplement modulé par l'adverbe ontôs qui ne fait qu'en rajouter dans le registre existentiel (ontos, dont dérive ontôs comme on l'a vu, est le génitif neutre singulier du participe présent de einai alors qu'ousès en est le génitif féminin, puisque klinè est féminin en grec, comme « couche » en français). Mais la grande flexibilité du grec sur l'ordre des mots dans la phrase, dont ces cinq mot, qui enchevêtrent le groupe nominal ontôs poiètès et le groupe complément klinès ontôs ousès, donnent un bon exemple, n'impose pas cette manière de voir et l'on peut aussi voir en klinès l'attribut de ousès et en faire, non plus un nom désignant un objet, mais un qualificatif pris dans toute sa généralité, ce qui donne en traduction mot à mot : « de l'étant réellement couche », que j'ai tenté d'améliorer du point de vue du français en « de ce qui est réellement "couche" », dans lequel klinè doit se comprendre, comme le montre la suite de la réplique, comme s'opposant à klinè tis (« une certaine couche », c'est-à-dire « une instance de "couche" »). Et dans ces conditions, la réalité sur laquelle insite le ontôs n'est plus la réalité d'une instance parmi d'autres de klinai, mais l'exhaustivité avec laquelle le dieu conçoit le qualificatif klinè : pour être réellement klinè (« couche »), et non pas klinè tis (« une certaine couche »), l'ouvrage du dieu doit englober conceptuellement absolument tout ce qui est susceptible de se voir appliquer le vocable klinè, faute de quoi il ne sera pas vraiment (ontôs) klinè. C'est cela aussi que nous suggère la réplique précédente sur l'impossibilité pour le dieu de produire deux ou plusieurs klinai : si le dieu avait produit dans un premier temps klinè comme incluant tous les lits, puis, dans un second temps, avait décidé de produire une autre réalité incluant, cette fois, uniquement les cerceuil en lui attribuant aussi le nom klinè, alors c'est qu'aucune des deux n'était en réalité le tout de ce qu'est klinè, et que, si klinè convient aux deux, c'est qu'il y a quelque chose de commun entre ces deux groupes qui justifie qu'on leur donne le même nom (et le fait que, dans une autre langue, on puisse distinguer ces deux groupes en les associant à deux intelligibles distinct ne veut pas dire que le dieu s'est trompé, mais que la notion grecque de klinè, comme la plupart des notions générales, est, pour employer un vocabulaire aristotélicien, un « genre » qui recouvre plusieurs « espèces » et qu'en prenant des principes d'intelligibilité différents on peut arriver à des découpages différents de réalités qui restent pourtant les mêmes en tant que telles : ce n'est pas le fait de donner un nom différent à « lit » et à « cerceuil » qui crée ces deux ensembles comme des réalités distinctes, mais le fait que sur l'un comme sur l'autre on soit dans la position couchée, indépendante de tout langage, qui permet à certains peuples d'utiliser ce principe plus large d'intelligibilité pour reconnaître l'eidos qui permet de les regrouper sous un même nom, là où d'autres peuples seront moins sensible à ce principe d'intelligibilité et n'éprouveront pas le besoin d'associer un nom unique à tout ce qu'il distingue et préféreront associer des noms à des eidè plus spécifiques, en distinguant par exemple le fait d'être destiné à y coucher vivant ou le fait d'être destiné à y être couché mort, distinction qui n'est pas créée par les mots qu'on y associe, mais qui au contraire justifie qu'on puisse y associer des mots distincts ; et c'est justement de cela, de ces principes d'intelligibilité qui sont plus ou moins bien pris en compte par les uns et les autres que le dieu est producteur).
Ainsi lue, l'expression ne nous dit rien sur l'existence ou la non existence des klinai particulières, mais se contente d'insister sur la perfection de l'ouvrage du dieu, qui est d'un autre ordre que l'ouvrage des artisans qui en contemplent l'idea, c'est-à-dire qui en exploitent l'intelligibilité, chacun dans les limites de sa propre compréhension, pour produire des ouvrages qui ont leur réalité propre, limitée dans le temps et l'espace, mais réalité néanmoins. (<==)

(48) « Développa la nature de celle-ci unique par nature » : je « traduis » ainsi le grec mian phusei autèn ephusen. Mot à mot, c'est « une (sens numéral) par_nature celle-ci produisit », c'est-à-dire « il produisit celle-ci (klinès ontôs ousès, féminin en grec) une par nature ». Mais cette traduction ne permet pas de percevoir la communauté de racine qu'il y a ici entre phusei (datif singulier de phusis utilisé adverbialement) et ephusen (troisième personne du singulier de l'aoriste indicatif actif de phuein, le verbe dont dérive phusis), comme à l'instant entre ousès (verbe einai au participe présent) et ontôs (adverbe dérivé de ce participe présent). C'est pour essayer de rendre cette parenté perceptible en français que j'ai « traduit » ephusen par « développa la nature », traduction qui a de plus l'avantage de bien faire ressortir l'idée première de phuein et de phusis, qui est celle du produit d'un développement (voir note 32).
Remarquons d'autre part que nous trouvons ici la formule phusei (« par nature ») que certains auraient voulu voir en 597b6 et 597c2 à la place de en tèi phusei (« dans la nature »). Ce qui est en tèi phusei, dans une phusis incluant à la fois l'ordre visible et l'ordre intellibile, c'est-à-dire les deux segments de la ligne de l'analogie de la fin du livre VI, c'est l'ouvrage du dieu ; ce qui est phusei, par nature, nécessaire, c'est le fait que cet ouvrage ne puisse qu'être unique, comme tout ce qui fait partie du segment de l'intelligible. (<==)

(49) « Géniteur » traduit le grec phutourgon, accusatif masculin singulier de phutourgos, mot rare (au moins dans les textes qui nous sont parvenus), dont c'est la seule occurrence dans tous les dialogues, et dont on trouve quelques rares occurrences chez les poètes tragiques : une chez Eschyles où le mot est appliqué à Zeus en association avec patèr (« père »), autocheir (« qui fait de sa propre main »), anax (« maître tout-puissant » en parlant des dieux) et genous tektôn (« menuisier/artisan de la race [des hommes] ») (Suppliantes, 592) ; une chez Sophocle, dans la bouche d'Œdipe se désigant lui-même comme phutourgos patèr (« père géniteur ») de ses enfants (Œdipe Roi, 1482), et deux chez Euripide, l'une pour désigner Nérée comme phutouron Thétidos (« géniteur de Thétis ») (Iphigénie à Aulis, 949) et l'autre pour parler de ton phutourgon Priamon (« le géniteur Priam ») (Troyennes, 481). Ces emplois suggèrent que ce mot était, comme « géniteur » en français, un mot recherché à usage des poètes pour parler de « père » de manière moins commune. Mais en fait, le sens premier de ce mot, composé par assemblage de phuton (« plante ») et d'ergon (« travail »), comme dèmiourgos (« artisan ») l'est par assemblage de dèmos (« peuple ») et d'ergon, est « qui travaille les plantes », c'est-à-dire « planteur, jardinier », comme le montre le sens de mots voisins comme phutourgeion (« pépinière »), phutourgein (« travailler à la culture des plantes, jardiner »), phutourgia (« jardinage »), et plus généralement le fait que la plupart des mots commençant par phut(o) ont un sens en lien avec les plantes. Il n'en reste pas moins que phuton lui-même peut aussi avoir un sens plus large que « plante », et peut aussi désigner un « rejeton », un « enfant », ce qui explique le sens de phutourgon comme « celui qui travaille à la production d'enfants », au sens propre ou au sens figuré, selon une image qu'on retrouve , en grec comme en français, dans le vocabulaire de l'acte d'engendrement, où l'on parle de sperma (d'où vient « sperme »), qui signifie en grec « semence, graine » dans un sens initialement agricole, avant d'avoir un sens qui, comme pour le français « semence », se généralise à la « semence » des animaux et des hommes, et finalement à toutes sortes de « principe » générateur.
Ceci étant, il faut remarquer l'insistance de Socrate, dans toute cette discussion, à utilise, pour parler de ce qui est à la source des eidè/ideai et de celui qui en est à l'origine, des termes de la famille de phuein pour finir en donnant au dieu auquel il en attribue la paternité un nom issu de cette même racine. Certes, tous ces mots, y compris phusis (« nature »), peuvent se prendre dans un sens analogique (on appelle bien en mathématiques « entiers naturels » les nombres entiers positifs, c'est-à-dire ceux qui permettent de dénombrer les collections que nous voyons dans la « nature »), mais il me semble que, si Platon avait voulu suggérer un « monde des eidè/ideai » (ou de ce qui en est la source) complètement distinct de notre « monde du devenir », il n'aurait pas choisi des images qui, toutes, évoquent la naissance, le devenir, la croissance, le développement (le registre de sens de phuein), c'est-à-dire ce qui, dans cette hypothèse, serait justement spécifique à notre monde et étranger à celui de l'intelligible.
En fin de compte, si les production du dieu sont en tèi phusei (« dans la nature ») c'est justement parce qu'elles sont les principes d'intelligibilité de cette « nature » et n'ont donc pas de sens sans elle ou en dehors d'elle. Et ce n'est pas parce que ces principes sont en dehors du temps et de l'espace qu'ils sont en dehors de la création puisque le temps lui-même est, selon le Timée, un des produits de cette création, ce qui laisse la possibilité que des parties de cette création, de cette unique phusis, ne soient pas dans la partie qui est soumise au temps. (<==)

(50) « Artisan de lit » traduit le grec dèmiourgon klinès. Parmi tous les termes successivement utilisés pour parler du fabriquant de couches (cf. note 33), Socrate revient ici au plus général, par lequel il avait commencé en 596b6. Ce faisant, il met ce mot en regard de phutourgon, de formation identique, qu'il a utilisé dans la réplique précédente pour qualifier le dieu, et on peut voir dans cette mise en relation une raison du choix du mot phutourgos pour désigner le dieu. D'un côté le créateur unique de tout ce qui est en tèi phusei (« dans la nature »), c'est-à-dire de tout ce dont l'existence ne dépend pas des hommes, de l'autre la multitude de ceux qui œuvrent pour la communauté des hommes, dans des créations qui sont le produit du travail des hommes. Dans la problématique de notre section, qui est d'opposer le travail du dieu à celui des hommes, dèmiourgos est utilisé au sens propre et s'applique donc aux hommes, ce qui oblige à trouver une autre qualificatif pour le dieu. Dans le Timée au contraire, où la perspective est totalement différente et où il s'agit de proposer aux gouvernants un modèle pour le travail qui les attend, organiser la vie en société des hommes (ce qui en fait les dèmiourgoi les plus importants de tous, ceux qui sont en charge du travail (ergon) le plus important pour le dèmos (« peuple ») puisqu'il conditionne tous les aspects de leur vie et donc la possibilité pour eux d'avoir ou pas accès au bonheur), et où l'on trouve ce modèle dans le travail du dieu créateur organisant le Kosmos (mot grec signifiant « ordre », par opposition à « désordre »), c'est au contraire en utilisant le vocable de dèmiourgos de manière analogique qu'on l'appliquera au dieu créateur de l'Univers (et c'est par ce biais que le mot migrera en français en ne gardant que ce sens analogique, sous la forme « démiurge ») (pour l'emploi de l'appellation dèmiourgos, voir par exemple Timée, 29a2-3., où les mots kosmos pour désigner l'ouvage et dèmiourgos pour désigner l'artisan producteur de ce kosmos sont rapprochés ; Timée, 41a7, où le dieu créateur s'adresse aux dieux subalternes, les Olympiens, qu'il vient de créer, en se désignant lui-même comme dèmiourgos patèr des œuvres (ergôn) qu'il a créées ; Timée, 68e1-2, où il est question de ho tou kallistou te kai aristou dèmiourgos (« l'artisant de ce qu'il y a de plus beau et de meilleur ») ; mais le créateur est aussi appelé ho theos (le dieu »), comme ici, en d'autres endroits du Timée, par exemple en 30a2, 30d3, 31b7-8, etc.). (<==)

(51) « Fabriquant » traduit ici encore le grec poiètès (cf. note 46). (<==)

(52) « (De) ce qui est engendré en troisième en partant de la nature » traduit le grec tritou gennèmatos apo tès phuseôs. Socrate utilise ici le terme gennèma (dont gennèmatos est le génitif singulier), nom qui désigne le produit de l'action de gennan (« engendrer, enfanter », au propre et au figuré). Gennan a un sens voisin de celui de phuein, mais il évoque plutôt l'idée de l'enfantement par les hommes ou les animaux, là où phuein, évoque plutôt la croissance des végétaux, le fait de « pousser ». Dans ce contexte, le tritou, (« troisième ») associé à la préposition apo (« à partir de, en s'éloignant de ») suggère l'idée de degrés de parenté : la production du peintre est la troisième génération à partir de celle du dieu, en tant qu'elle est l'image de quelque chose qui a été fait en contemplant la production du dieu, quelque chose comme une copie de copie où, dans chaque cas, ce qui est copié, et donc son producteur, fournit la « forme » (eidos/idea) et le copieur l'imprime dans la « matière » propre de son activité en tenant compte de ses contraintes spécifique (qui ne sont pas les mêmes lorsqu'on réalise avec du bois et lorsqu'on réalise avec de la peinture), selon un processus qui s'aparente à la génération animale (et donc en particulier humaine) telle qu'elle était comprise à l'époque, où l'on attribuait à l'homme la fourniture de la « forme » à travers le sperma (le « germe ») et à la femme la fourniture de la matière dans laquelle allait se réaliser cette « forme », ce qui explique que Socrate puisse parler de gennema à propos de la klinè (« couche ») produite par l'artisan et de celle produite par le peintre.
Ici, Socrate assimile implicitement la production du dieu à la phusis, qui constitue la première des trois « générations » dont il parle, alors même que le seul exemple de production du dieu qui est évoqué dans cette section est klinè ontôs ousa, « ce qui est réellement "couche" », c'est-à-dire le paradigme à partir duquel les artisans humains produisent des klinai, en d'autres termes, une réalité purement intelligible. Nouvelle confirmation que la phusis inclut à la fois le visible et l'intelligible. (<==)

(53) « Quelqu'un qui a poussé/fait pousser en troisième en partant du Roi et de la vérité » traduit le grec tritos tis apo basileôs kai tès alètheias pephukôs. Socrate transpose ici l'idée de degrés de parenté entre les productions du dieu, des artisans et du peintre qu'il vient d'évoquer dans la réplique précédente à des degrés de « parenté » entre les producteurs eux-mêmes, dans une formule très similaire à celle qu'il a utilisée pour les productions, mais où les différences sont justement significatives. La première de ces différences est que, pour parler des producteurs, c'est-à-dire de personnes, et plus spécifiquement ici des auteurs de tragédies, qui prennent la place des peintres, il revient au verbe phuein (pephukôs en est le participe parfait actif au nominatif mascuin singulier) alors que pour parler des productions, il avait utilisé un terme dérivé de gennan (« engendrer, enfanter »), qui, comme je le disais dans la note précédente, renvoie justement plutôt aux engendrements de personnes. C'est que si effectivement, comme je l'explique dans la note précédente, le processus de production mis en œuvre par le fabriquant de lits et le peintre, ou par les héros dont s'inspire le poète tragique et celui-ci dans la production de ses tragédies s'apparente à une génération animale qui justifie qu'on parle d'« enfant » (un des sens possibles de gennèma) à propos de leurs productions, il n'y a plus aucune relation de « descendance » quand on passe du dieu aux artisans et des artisans aux peintres et poètes : chacun est un « produit » de la nature sans relation particulières avec les autres et ce n'est en tout cas pas au précédent dans l'ordre de classement (au dieu pour l'artisan ou le héros, à l'artisan ou aux héros pour le peintre ou le poète) qu'il doit sa fonction propre, si bien qu'on ne sait pas ici s'il faut comprendre pephukôs dans le sens de « pousser », s'appliquant au peintre ou au poète lui-même, ou dans le sens de « faire pousser » s'appliquant à ses productions, les deux sens étant possibles pour phuein. Mais, quelle que soit la manière dont on le comprend, son emploi montre qu'il n'est plus ici question de « parenté », même analogique, entre les trois catégories de producteurs, ou au moins pour le peintre ou le poète par rapport à son prédécesseur (car, en tant que créateur, le dieu est d'une certaine manière, au moins indirectement, créateur des artisans, des peintres et des poètes), et que « troisième » veut seulement dire ici que le peintre ne peut peindre une klinè, ou le poète représenter les actions de ses héros, que si les deux autres ont préalablement fait leur travail.
En revenant du peintre au poète tragique, en grec tragôidopoios (étymologiquement « fabriquant de tragédies », construit à partir de tragôidia (« tragédie ») sur le même modèle que klinopoios à partir de klinè), Socrate revient au point de départ de toute cette discussion, la place des poètes tragiques dans la cité idéale, dès lors qu'ils pratiquent l'imitation (cf. République, X, 595a-b), ce qui leur vaut le bannissement. Et par la même occasion, il en profite pour introduire une nouvelle terminologie : en parlant de basileus (« roi, souverain ») au lieu du dieu (ho theos) ou de géniteur (phutourgos) pour le producteur du premier niveau et de vérité (alètheia) pour sa production, il nous ouvre de nouvelles perspectives et élargit notre réflexion.
Parler de « roi » au premier niveau, surtout en utilisant basileus (dont basileôs est le génitif singulier) sans article, ce qui, à l'époque de Socrate et Platon était une manière habituelle de faire référence au megas basileus, (« Grand Roi »), c'est-à-dire au roi des Perses, le roi par excellence, celui des rois connus des Grecs dont le territoire était le plus immense, sans commune mesure avec le territoire des « cités » grecques comme Sparte ou Athènes, même en incluant leurs colonies, dont basileus était devenu comme le nom propre (d'où ma majuscule à « Roi »), c'est certes suggérer que le dieu créateur est le souverain de l'Univers qu'il a créé, mais c'est aussi, par le choix d'un terme à connotation politique, nous inviter à un parallèle avec la cité, puisqu'en fin de compte, cette discussion a pris naissance à partir de la loi bannissant les poètes tragiques : dans les lignes qui ont précédé, on avait le dieu, les artisans et les peintres, et on se retrouve ici avec le Roi à la place du dieu et les poètes tragiques à la place des peintres, sans que Socrate ait rien changé au niveau intermédiaire. Or, dans la description de la cité idéale, on avait identifié trois classes, les dirigeants, les gardiens, auxiliaires des dirigeants, et les artisans. On peut penser que, dans le parallèle que suggère ici Socrate, basileus, laissé au singulier pour pouvoir aussi s'appliquer au dieu par analogie, renvoie, dans le cas de la cité, à l'ensemble que forment les dirigeants et leurs auxiliaires, les gardiens, dont les meilleurs sont destinés à devenir à leur tour dirigeants, ce qui ne laisse plus qu'une classe, celle des artisans, qui vient naturellement en parallèle avec les artisans du trio dieu, artisans, peintre, et nous invite donc à conclure que les faiseurs de tragédies et autres imitateurs ne sont même pas des artisans (ce que vient d'ailleurs d'admettre explicitement Glaucon dans le cas du peintre, ou au moins que le peintre d'une klinè n'était pas artisan par rapport à klinè) et n'ont donc leur place dans aucune des trois classes de la cité, ce qui fournit une justification de la loi qui les en bannit.
Mais on peut encore « décoder » le passage de phutourgos (« géniteur ») à basileus (« roi, souverain ») dans une autre direction : le travail premier du basileus, c'est d'édicter des lois pour organiser la vie de la cité (ou, dans le cas du Grand Roi, d'un immense empire) et non pas de faire lui-même concrètement tout ce qui est nécessaire pour assurer le bien-être et la survie des citoyens, en leur procurant lui-même logement, vêtements, mobilier, nourriture, etc., travail auquel il se contente de fournir un cadre légal en en laissant la réalisation concrète aux divers artisans spécialisés dans les différentes activités requises pour satisfaire ces besoins. Si l'on transpose cette manière de voir au cas du dieu, cela éclaire la compréhension que l'on doit avoir de ses productions : elles sont de l'ordre des lois de la nature, pas de la réalisation concrète des réalités matérielles auxquelles s'appliquent ces lois. Ainsi, pour revenir à l'exemple de klinè, klinè ontôs ousa, « ce qu(i) est réellement "couche" », ce n'est pas, répétons-le, une klinè parmi d'autres, mais les principes qui régissent (verbe issu du mot « roi ») ce que doit être une klinè, ce que doit prendre en compte l'artisan qui essaye d'en appréhender l'idea pour fabrique quelque chose qui mérite le nom de klinè. Une réalité intelligible, ce n'est pas l'image mentale que l'on se forme de l'apparence visuelle de ce à quoi l'on pense, mais les principes, les règles d'intelligibilité qui permettent de reconnaître par l'intelligence n'importe quelle instance de ce dont on parle comme en étant bien une instance. Pour revenir à un exemple encore plus élémentaire que celui de klinè, celui de to tetragônon auto (« le carré lui-même », 510d7) dont il est question dans l'analogie de la ligne et dont j'ai déjà fait mention dans la note 41, il est illusoire de checher à s'en faire une représentation visuelle, ne serait-ce que parce qu'une de ses caractéristiques est de n'avoir pas de dimensions, on ne peut que s'en faire une idea en décrivant ses règles de « fabrication » : une figure plane ayant quatre côtés égaux et quatre angles égaux aussi, ou un rectangle dont deux côtés consécutifs sont égaux (ce qui implique que les deux autres leur soient aussi égaux), ou un losange dont un angle est droit (ce qui implique que les trois autres le soient aussi), ou la figure résultant de la juxtaposition dans un même plan par leurs hypothénuses de deux triangles rectangles isocèles, ou par leurs petits côtés de quatre triangles rectangles isocèles (c'est ainsi que, dans le Timée, Timée décrit la fabrication du carré qui servira de face aux cubes élémentaires constituant du quatrième élément, la terre ; cf. Timée, 55b3-c4), toutes ces descriptions (qui toutes supposent l'intelligibilité des termes qu'elles utilisent : figure, côté, angle, rectangle, losange, etc.) étant équivalentes, justement parce que découlant de l'ensemble des « lois » qui régissent la notion de « carré », dont le dieu est l'auteur et qui constituent « ce qu(i) est "carré" ». Que le dieu ne soit le producteur que des « lois » d'intelligibilité du Kosmos, de ce qui en fait justement un kosmos, un tout en « ordre » (le sens du mot grec kosmos), c'est bien d'ailleurs ce que suggère le mythe du Timée, où le dieu créateur, même s'il est parfois appelé dèmiourgos (au même titre que le roi peut être dit dèmiourgos, « travailleur pour le peuple » au sens le plus propre, et en même temps le plus noble du terme, même si ce qu'il « fabrique » pour le peuple, ce ne sont que des lois, cf. note 50), ne fabrique pas lui-même les créatures matérielles, mais crée des dieux auxiliaires auxquels il confie le soin de créer, en respectant les lois qu'il leur impose, les corps qui hébergeront les âmes (principes d'intelligibilité, composante intelligible) dont il a conçu lui-même la recette.
Quant à la substitution de la vérité ( hé alètheia) à la place de klinè ontôs ousa, « ce qui est réellement "couche" », elle constitue une généralisation qui ouvre de vastes perspectives, mais peut aussi conduire à de graves erreurs. Tout d'abord, elle nous fait revenir de la problématiques des réalités elles-mêmes (auto to ***, ou to *** auto), intelligibles ou matérielles, à celle de leur perception par nous, qui était déjà celle qui présidait au choix de termes comme eidos et idea. En effet, alètheia est un mot dérivé de alèthès, terme grec qui signifie étymologiquement « non caché », et implique donc une idée de « dévoilement », de mise en évidence sans obstacles de ce qui est considéré, ce qui suppose un « observateur » et un « observé ». Dans cette perspective, si ce que produit le dieu, dans le cas de klinè, klinè ontôs ousa, « ce qu(i) est réellement "couche" », dont la contemplation suscite en nous une idea, est du côté de l'alètheia, du « dévoilement », c'est parce qu'au contraire de n'importe quelle klinè tis fabriquée par un klinopoios, elle a le potentiel de nous permettre de saisir dans sa totalité ce que recouvre klinè (ou « lit », si l'on revient à la traduction usuelle de klinè en français, le problème n'étant pas à ce point un problème de traduction, mais un problème de mot pris en exemple). En effet, dès que je vois un lit matériel, ce lit me « voile » de fait toutes les autres possibilités de lits qu'on pourrait imaginer, dans la mesure où il m'impose sa forme, ses dimensions, sa couleur, les matériaux dont il est fait, etc. Il n'est donc pas un « dévoilement », une alètheia sur « lit », mais au contraire une restriction à une et une seule forme, couleur, dimension, matière de lit. Et si je cherche à comprendre ce qu'est « lit » simplement en examinant un lit particulier, ou même un plus ou moins grand nombre de lits différents, sans chercher à dépasser les spécificités de ces lits particuliers, jamais je ne parviendrai à « dévoiler » ce qu'est vraiment « lit » et à pouvoir imaginer d'autres lits différents de ceux que j'ai vus en étant sûr que ce seront bien des réalisations répondant à ce qu'est vraiment « lit ». Tant que je n'aurai pas compris ce qui fait qu'une table qui a quatre pieds et un plan rectangulaire de dimensions suffisantes posé dessus n'est pas un lit, je ne saurais pas la « vérité » sur « lit », et cela, aucun lit matériel ne me le dira. Je pourrai commencer à m'en faire une idée en voyant l'usage que leurs propriétaires font de ces lits, mais faire cela, c'est justement commencer à contempler l'idea de « lit » et non plus les instances matérielles que je peux voir et toucher. Et si ce que je vois n'est plus même un lit matériel en trois dimensions, mais l'image d'un lit sur un tableau, le « camouflage » de la « vérité » sur « lit » est encore plus important, puisque les dimensions du lit qui a servi de modèle auront le plus souvent été modifiées par le peintre, qu'il sera représenté en deux dimensions et non trois, que je ne pourrai pas tourner autour pour le voir sous différents angles, encore moins essayer de me coucher dessus pour dormir et en apprécier le confort, etc.
Et ce qui est vrai de « lit » est vrai ne n'importe quoi d'autre, y compris de « qualités » immatérielles : lorsque Hippias répond à Socrate que le beau, c'est une belle fille, ou l'or ou même une belle vie telle qu'il la conçoit, il ne dévoile pas ce qu'est « beau », il le masque au contraire en le limitant à une catégorie particulière de belles « choses », donc en voilant tout le reste des belles choses, en ne parvenant pas à percevoir l'idea de « beau (kalos) ».
Mais le piège dans lequel il faut éviter de tomber, c'est d'assimiler alètheia (« vérité ») et existence. Dire que quelque chose est caché, ce n'est pas dire que ça n'existe pas, bien au contraire, car pour être caché, il faut commencer par être ! Ce n'est pas parce que le lit que je vois dans la chambre du roi à Versailles ne me présente pas la vérité sur « lit » et m'en masque au contraire la plus grande partie en faisant lui-même écran à ce dévoilement qu'il n'existe pas, bien au contraire ! C'est seulement parce qu'il existe, d'une existence matérielle et visible, qu'il peut jouer ce rôle d'écran. Et d'ailleurs, s'il ne me dit pas toute la vérité sur « lit », il m'en dévoile néanmoins une toute petite partie, puisqu'il est un exemple de "lit" et qu'en le copiant scrupuleusement, je serais même en mesure de fabriquer d'autres meubles qui seraient bel et bien des lits. Quoi qu'en pensent ceux qui veulent tout ramener à l'ontologie, le problème n'est pas ici un problème d'existence, mais un problème de « bien » : ce qui fait qu'un assemblage de matériaux est un « lit », c'est le fait qu'on puisse bien dormir dessus. Et mieux on y dormira, plus il sera une instance convenable de « lit », plus il approchera de l'aretè (« excellence, perfection ») propre à « lit ». Et pour faire un lit qui remplisse bien sa fonction, il faut que j'ai une perception suffisante de ce qui fait la « vérité » de « lit » à travers l'idea qui me le dévoile, et non pas que je me torture les méninges à me poser des questions qui n'ont aucun sens sur quel(s) lit(s) « existe(nt) » et quels lits n'existent pas puisque tout ce à quoi je pourrais penser « existera » ne serait-ce qu'une seule fois au moins comme pensée dans mon esprit (cf. la définition de to on donnée par l'étranger d'Élée en Sophiste, 247d8-e4). (<==)

(54) « Chaque ça même dans la nature » traduit le grec ekeino auto to en tèi phusei hekaston (mot à mot « cela même le dans la nature chacun »), qui constitue une formule très générale pour désigner les productions du dieu, puisqu'en dehors du mot phusis (au datif singulier phusei) elle ne contient qu'une préposition (en, « dans »), deux articles (to, neutre sans nom associé et tèi, datif féminin singulier associé à phusei), et trois pronoms neutres (ekeino, « celui-là », pronom démonstratif ; auto, « ça-même », pronom personnel ; hekaston, chaque », pronom indéfini). Tout le problème est qu'en français, il est difficile de la traduire sans introduire au moins un nom et une forme du verbe « être », après avoir transformé l'article to en un pronom relatif (« le (qui/que) », le « le » tombant du fait du « ça même » qui précède, avec lequel il est redondant en français). Ainsi Chambry (Budé) : « cet objet unique même qui est dans la nature » ; Baccou (Garnier) : « chacune des choses mêmes qui sont dans la nature » ; Robin (Pléiade) : cette réalité en soi, qui est une réalité naturelle » ; Pachet (Folio) : « pour chaque chose, cela même qu'elle est par nature » ; Cazeaux (Poche) : « les objets qui sont inscrits dans le fond originel du monde » ; Leroux (GF Flammarion) : « cet être unique qui existe pour chaque chose par nature ». Or, dès qu'on choisit un nom, soit on « chosifie » ce dont parle Socrate (« chose », « objet »), soit on introduit une problématique existentielle qui n'est pas dans le grec (« être », « réalité »), et en ajoutant le verbe « être », ou pire, « exister », outre que, là aussi, on introduit une problématique existentielle absente de l'original, on introduit le temps (celui qu'implique la conjugaison) là où Socrate essaie de nous parler de quelque chose qui est hors du temps et de l'espace dans un langage qui se veut le moins perturbateur possible. C'est pourquoi j'ai préféré pécher par défaut (laisser tomber le to) que par excès, au risque d'une traduction guère plus compréhensible que l'original qu'elle essaie de traduire, mais qui, au moins, comme l'original, oblige à réfléchir pour comprendre et ne souffle pas de réponse biaisée.
Ceci étant dit, remarquons que, si le Socrate de Platon a réussi à éviter toute connotation temporelle en n'employant pas de verbe, il n'a pas pu éviter une forme de « localisation » puisqu'il utilise la préposition en (« dans ») dans l'expression en tèi phusei (« dans la nature »), dont c'est la troisième occurrence dans notre section. Mais cette « localisation » n'en est pas vraiment une si l'on admet que, comme le suggèrent déjà les précédentes utilisations de cette expression (597b6, cf. note 32 ; 597c2, cf. note 40), la phusis de Socrate ne se limite pas à notre Univers spatio-temporel visible et matériel et le phuein à la croissance organique, mais inclut aussi d'autre formes de « production » qui renvoient à des relations causales purement « logiques » entre entités ne participant pas au temps et à l'espace.
Notons encore que, dans toute cette discussion sur les productions du dieu, Socrate a abandonné le vocabulaire de l'eidos et de l'idea (la dernière occurrence de eidos est en 597c8 dans l'argument sur la nécessaire unicité de la production par le dieu de « ce qui est réellement "couche" » et la dernière occurrence de idea en 596b9), dont j'ai fait remarquer qu'il renvoie à une perception, visuelle ou intellectuelle, par nous de quelque chose, pour s'en tenir à un vocabulaire qui évoque plutôt des réalités en elles-mêmes (auto), dont eidos et idea sont des perceptions par nous. Il semble donc bien se confirmer que le dieu ne produit pas à proprement parler les eidè/ideai, mais ce qui en est la source et dont les eidè/ideai sont l'apparence perceptible par notre esprit d'être humains, avec toutes les limites que cela implique. (<==)

(55) Socrate reprend ici la distinction qu'avait faite Glaucon en 596e4, lorsqu'il disait que les « créations » de celui qui se contente de faire se refléter dans un miroir tout ce qui l'entoure sont phainomena, ouk onta (« présentés à la vue, pas étant »), opposant les verbe phainein (« rendre visible, faire paraître, faire briller, faire voir », dont phainomena est le participe présent passif au nominatif neutre pluriel, cf. note 25) et einai (« être ») en reprenant ces deux verbes dans l'expression hoia estin è hoia phainetai (« tels que c'est ou tels que ça se présente à la vue »). C'est pourquoi je garde ici la même traduction de phainein par « présenter à la vue », plutôt que par le plus classique « paraître », qui conviendrait aussi ici.
Remarquons d'autre part que Socrate n'hésite pas à employer le verbe einai (« être ») à propos de ce qui sert de modèle au peintre, c'est-à-dire les productions des artisans : envisager qu'on puisse reproduire une couche « tel que c'est », c'est implicitement supposer que « c'est » et que tout le problème est de savoir comment c'est, pas si c'est. (<==)

(56) Le sujet de cette proposition est en grec hè graphikè, substantivation au féminin sous-entendant le terme technè (« art, technique ») de l'adjectif graphikos, qui signifie « relatif au dessin, à la peinture », selon un procédé dont on trouve de nombreux exemples en grec : ainsi, on a hè politikè, « l'art de ce qui a rapport aux citoyens, la politique », hè dialektikè, « l'art de ce qui a rapport au dialogue, la dialectique », hè mousikè, « l'art de ce qui a rapport aux Muses, la musique », hè gumnastikè, « l'art relatif aux exercices du corps/la gymnastique », pour ne citer que quelques exemples qui apparaissent dans la République (c'est d'ailleurs ce procédé qui explique que les mots correspondants soient au féminin en français aussi). Socrate parle donc bien ici de la peinture en tant qu'art, et non pas d'une peinture au sens de tableau réalisé par un peintre. Il veut sans doute ainsi nous faire comprendre que ce qu'il va dire est inhérent à la peinture en tant que telle et non pas à la manière de peindre de tel ou tel artiste, et ce, quel que soit le sujet retenu par l'artiste. Et il considère que cet art est aussi une « création », voire plusieurs créations en fonction des sujets représentés (le mot grec traduit par « peintre » dans ce qui précède est zôgraphos, qui signifie étymologiquement « dessinateur/peintre d'êtres vivants »), sans préciser de qui, puisque le verbe dont hè graphikè est le sujet est pepoiètai, troisième personne du singulier du parfait de l'indicatif passif de poiein (« faire »), que l'on a déjà rencontré dans cette section. (<==)

(57) « Selon ce qui est, avec tout ce que cela comporte, ou selon ce qui se présente à la vue, tel que ça se présente à la vue » : il y a dans le grec une dissymétrie dans le membre de phrase ici traduit qu'il me semble important de conserver tant bien que mal en français. Le grec est en effet pros to on, hôs echei, è pros to phainomenon, hôs phainetai. Les deux membres de cette alternative sont en effet construits sur le même modèle (pros to... hôs...), mais alors que dans le second membre c'est le même verbe, phainein, qui est utilisé deux fois, une fois au participe présent, une fois au présent, dans le premier membre, le verbe change entre la forme au participe présent, on, participe présent de einai (« être »), et la forme au présent, echei, présent de echein, verbe de sens assez large, qui recouvre en particulier le sens de « avoir », mais qui peut aussi signifier « posséder, tenir, retenir, porter, conduire, prendre » ou encore « peser, valoir ». Il est vrai que dans certaines expressions comme celle-ci (hôs echei), echein a un sens presque équivalent à « être », et qu'on pourrait traduire hôs echei, comme le font tous les traducteurs que j'ai consultés, par « tel qu'il est », mais il me semble que, si Platon a rompu la symétrie, ce n'est pas sans raison. Ce qu'ajoute le echei par rapport à un simple esti, c'est tout le « poids » d'un « avoir » que l'on porte, que l'on peut tenir : là où hôs esti (« comme c'est ») ne nous dit rien puisque ça peut être n'importe quoi, y compris une illusion, hôs echei suggère qu'on parle bien de quelque chose de concret que l'on peut tenir entre ses mains, qui peut faire partie de notre « avoir ». C'est cela que j'ai essayé tant bien que mal de rendre, au prix d'une rupture un peu plus importante de la symétrie des deux membres de l'alternative, par « avec tout ce que cela comporte », car il m'a semblé que la mise en valeur de ce echei par la rupture de symétrie qu'il introduit était plus importante que le respect littéral de ce qui reste de symétrie. Mais j'ai bien conscience que cette traduction est déjà presque une paraphrase et que rendre plus explicite encore ce que suggèrent ces deux mots grecs, hôs echei, dans ce contexte nécessiterait une paraphrase encore plus longue, qui est plus à sa place dans une note. (<==)

(58) « Vision » traduit le grec phantasma, dont vient le français « fantasme ». Phantasma signifie « apparition, vision, songe » ou encore « apparence » et aussi « spectre, fantôme », et est dérivé du verbe phainein par l'intermédiaire du verbe phantazein, « rendre visible, représenter » et au moyen phantazesthai, « apparaître » ou « s'imaginer ». Le mot n'implique pas nécessairement le caractère irréel de ce qu'il désigne, mais renvoie à le seule perception visuelle que l'on a, sans préjuger du fait qu'elle a une origine réelle ou imaginaire. C'est bien ce que le peintre reproduit sur sa toile, qui peut aussi bien être inspiré par un sujet présent devant lui que résulter de son imagination. (<==)

(59) « Du vrai », c'est tou alèthous, génitif neutre singulier substantivé de l'adjectif alèthès, qui signifie au sens premier, rappelons-le (cf. note 53) « non caché », et, à partir de là, « vrai ». Et je répète ici ce que j'ai déjà dit à la fin de la note 53, « vrai » ne doit pas se comprendre au sens de « existant », avec la conséquence que, étant très loin du « vrai », le phantasma reproduit par l'imitateur qu'est le peintre n'aurait que très peu ou pas d'existence. Il ne s'agit pas même de suggérer que le phantasma serait « faux », mais seulement de dire, comme va le faire Socrate dans la suite de la réplique, qu'il ne représente qu'un « tout petite quelque chose (smikron ti) » de ce que cherche à imiter le peintre et qu'à ce titre, il ne lève qu'un tout petit coin du « voile » qui s'interpose entre le peintre et son modèle (et plus généralement entre chacun de nous et le monde qui l'entoure, du fait de notre nature qui ne nous permet d'appréhender ce monde qu'à travers nos sens et notre intelligence d'êtres humains), et que son tableau ne nous « dévoile » donc qu'une toute petite part de la « vérité » sur ce qui lui a servi de modèle. Il ne faut donc pas comprendre l'opposition entre phantasma et alètheia (entre « vision » et « vérité ») comme une opposition entre vrai et faux, mais comme une opposition entre le tout et la partie : l'alètheia, c'est le dévoilement complet du sujet, alors que le phantasma, ce n'en est qu'un aspect très particulier et très limité, qui se borne à l'apparence extérieure visible sous un certain angle et dans certaines conditions de lumière et de distance. Il y a donc une part de vrai dans l'ouvrage du peintre, mais une toute petite seulement, et, de ce fait, son imitation est susceptible de nous induire en erreur par rapport à ce qui lui a servi de modèle (au peintre ou à tout autre imitateur) si nous croyons en savoir plus, voire tout savoir sur ce modèle du simple fait d'avoir vu cette imitation. Et si cette erreur est peu probable dans le cas d'un tableau, où nous savons bien que le tableau n'est pas le modèle reproduit, elle devient beaucoup plus probable, et donc l'imitation plus pernicieuse, dans le cas de la poésie et de la tragédie, lorsqu'on s'imagine que l'auteur sait de quoi il parle, que par exemple, parce qu'Homère décrit des chefs de guerre en action, il avait les compétences d'un général (cf. la suite immédiate de la section ici traduite, et en particulier République, X, 599b9-e4), et qu'il est donc fondé à servir d'éducateur à toute la Grèce, comme c'était le cas au temps de Socrate et Platon. (<==)

(60) Dans la réplique précédente, Socrate parlait de mimèsis, « imitation » au sens d'acte d'imiter (mimeisthai), reprenant le mot qui ouvrait toute cette section en 595c7 (cf. note 2). Ici, il parle de hè mimètikè, sous-entendu technè, c'est-à-dire de l'art d'imiter dans son ensemble, en utilisant une construction similaire à celle qu'il avait utilisé avec hè graphikè dans la réplique précédente, expliquée en note 56. Hè mimètikè (« l'art de l'imitation ») est plus général que hè graphikè (« l'art de la peinture »), qui n'en est qu'une espèce au même titre que par exemple la sculpture, ou pour Socrate, la tragédie, qui imite les passions humaines. (<==)

(61) « Image sans consistance » traduit le mot eidôlon, qui remplace ici le mot phantasma. Eidôlon est un mot de la même famille que eidos, dont le sens premier est « image » en tant que reproduction des traits de quelqu'un ou quelque chose, avec l'accent mis sur le caractère immatériel de l'image elle-même, en tant que telle, indépendamment du fait qu'elle est image de quelque chose qui existe bel et bien, par exemple un reflet dans l'eau, ou pur produit de l'imagination. C'est l'utilisation de ce terme pour désigner une image d'un dieu, en particulier dans la traduction grecque de la Bible, la Septante, qui a conduit au sens qu'a pris sa transcription en français dans le mot « idole ». Le mot peut aussi désigner, dès Homère, un fantôme ou une ombre (au sens où l'on parle du « royaume des ombres » pour désigner les Enfers, le royaume des morts ; on le trouve en ce sens en particulier au chant XI de l'Odyssée, qui raconte la visite d'Ulysse au séjour des morts : XI, 83 ; 213 ; 476 ; 602), mais il ne me semble pas pertinent ici de trop mettre en valeur cette nuance de sens, car le propos de Socrate ne vise pas ici le caractère imaginaire de ces eidôla, mais leur nature inconsistante, inpalpable, par rapport à ce dont elles sont images : le peintre qui peint d'après un modèle a devant lui quelque chose de bien réel qui n'est pas le fruit de son imagination, mais ce qu'il en saisit pour le reproduire sur sa toile n'est qu'une image sans consistance par rapport au modèle, même si elle finit par devenir elle-même matérielle, faite de peinture sur la toile. Le terme grec qui insisterait plus sur la « matérialité » de l'image en tant qu'elle est elle-même quelque chose qui est à tout le moins visible, indépendamment de ce dont elle est image, c'est le mot eikôn (dont vient le français « icône »). C'est le mot qu'utilise Socrate dans l'analogie de la ligne, pour décrire ce qui « peuple » le premier sous-segment du visible (République, VI, 509e1), précisant aussitôt que ce à quoi il pense, ce sont les ombres (skiai, l'ombre produite par la lumière) et les reflets sur l'eau ou sur tout autre surface réfléchissante (qu'il appelle phantasmata), car, dans cette analogie, il cherche plutôt à mettre l'accent sur le caractère « réel » de ces « images » en tant que perceptibles par la vue, et donc faisant partie du segment du visible, même si elles n'ont aucune consistance propre. Le problème, c'est que tous ces mots, phantasma, eidos, eidôlon, eikôn, idea, ont des sens voisins qui se recoupent en partie et qui, à partir d'un point de départ qui met peut-être l'accent sur un aspect différent, finissent par s'étendre et empiéter les uns sur les autres. Ainsi aussi bien phantasma qu'eikôn ou eidôlon peut avoir le sens de « fantôme » aussi bien que celui d'« image ». Si l'on cherche à préciser le sens de chacun de ces mots dans l'usage qu'en fait Platon, il me semble qu'on peut arriver au résultat suivant : le phantasma, mot de la famille de phainein (« mettre en lumière, devenir visible, se montrer »), désigne ce qui est donné à voir à l'état brut, sous forme de taches de couleurs diverses, que l'esprit analyse pour y découvrir un eidos, une « apparence » prenant « forme » que l'on peut associer à une « espèce » (les trois mots entre guillemets sont des sens possibles d'eidos) par rapprochement avec d'autres perceptions similaires antérieures afin de donner des noms à ce que l'on perçoit ; la reproduction du phantasma, soit par un processus naturel (un reflet), soit par l'homme, par exemple dans le tableau d'un peintre, donne naissance à une eikôn qui reproduit plus ou moins rigoureusement les taches de couleurs qui composent le phantasma ; par rapport au modèle imité, ce qui est reproduit dans l'eikôn n'est qu'un eidôlon, la différence entre eikôn et eidôlon étant une différence de point de vue : l'eikôn est l'image en tant qu'elle a une « réalité » propre indépendamment de son modèle, puisqu'elle est visible ailleurs que là où est son modèle, qu'il s'agisse d'un simple reflet ou d'un tableau peint, alors que l'eidôlon est ce qui est conservé du modèle dans l'image, ce que l'image est par rapport à son modèle et non plus en elle-même. Ce qu'il ne faut pas perdre de vue, c'est que le phantasma aussi bien que l'eidos (je ne parle ici pour l'instant que de l'eidos d'une réalité visible) ne sont pas de pures créations de nos sens ou de notre esprit mais ont bien une réalité en quelque sorte « objective » en ce qu'elles dépendent toutes deux de ce dont elles sont phantasma et eidos : elles désignent ce que nos sens et notre intelligence, chacun avec leurs spécificités propres, peuvent percevoir de ce qui se donne à voir, et qui ne dépend pas de l'individualité de tel ou tel observateur humain, mais seulement de la nature humaine, des spécificités de la vue et de l'intelligence de l'homme en tant qu'espèce animale. Dit dans un langage scientifique moderne, si telle partie de l'objet que j'observe réflichit la lumière dans la gamme des rouges, le spectre de longueurs d'onde des rayons lumineux réfléchis par cet objet sera le même pour n'importe quel observateur et tous les observateurs humains qui le voient, si leur vue n'est pas altérée dans la perception des couleurs, verront du rouge au même endroit dans le phantasma issu de cet objet ; et de même, si cette tache de rouge a la forme d'un cercle (par exemple s'il s'agit d'un ballon), tous les observateurs humains dont l'âge le permet et dont la raison n'est pas altérée reconnaîtront un cercle dans l'eidos de cet objet (que l'on pourra appeler schèma, « figure », en utilisant un autre mot de sens vosins de eidos, dont un des sens par spécialisation est celui de « figure » au sens géométrique du terme). Mais dans l'eidos que l'esprit dégage de ce qu'il observe par la vue, il ne reconnaît pas seulement des caractéristiques purement visuelles de forme, de « figure (schèma) », de couleurs, mais il est aussi renvoyé vers des principes d'intelligibilité de ce qu'il reconnaît visuellement, vers une idea qu'instancie ce qu'il voit, qui peut à son tour évoquer pour son esprit d'autres ideai d'ordre purement intelligible : par exemple, je vois un homme, que je reconnais à son apparence physique en tant que Socrate, mais aussi en tant qu'« homme » (une réalité intelligible qui implique une certaine apparence visuelle, mais qui évoque bien plus que ça, l'idée d'un animal doué de logos (de parole et de raison), voué à la mort, etc.), et ce que je vois évoque en moi l'idea de « justice » qui, elle, ne renvoie à aucune apparence visible particulière, mais à une réalité d'ordre purement intelligible (autè dikaiosunè, « justice elle-même », cf. Phèdre, 247d6). Il me semble en effet que si Platon a parfaitement compris que, dans le registre visible, l'eidos n'est pas la chose dont elle est eidos, mais seulement la perception qu'en a notre esprit à partir des données de la vue (et des sens en général, en particulier le toucher, qui seul nous permet de prendre conscience de la nature tridimensionnelle du monde qui nous entoure, dont la vue ne nous donne qu'une appréhension bidimensionnelle), et qu'il a néanmoins conservé le mot eidos et le mot voisin idea pour le registre de l'intelligible, ce n'est pas pour faire de ces mots dans ce registre ceux qui désignent la réalité elle-même, mais, là encore, la perception qu'en a notre esprit, avec toutes les limitations que cela implique, comme par exemple le fait que notre esprit ne sait penser qu'à l'aide de mots et que les mots ne sont pas les choses qu'ils désignent. Bref, les réalités de l'ordre intelligible ne sont pas les eidè/ideai, mais les *** autè ou auto to ***, où *** peut être remplacé par n'importe lequel des mots qui désignent une réalité intelligible, et les eidè/ideai n'en sont que la perception que nous en avons avec les capacités et les contraintes de notre esprit d'êtres humains (dans la section du mythe du Phèdre où Socrate décrit la procession des dieux, suivis tant bien que mal par les âmes, allant contempler de l'autre côté de la voute du ciel « la richesse de l'être qui est réellement, sans couleur, sans figure, et intangible (hè achrômatos te kai aschèmatistos kai anaphès ousia ontôs ousa) » (Phèdre, 247b6-7), il n'est pas question d'ideai ou d'eidè, mais de voir autèn dikaiosunèn (« justice elle-même »), de voir sôphrosunèn (« modération »), de voir tèn en tôi ho estin on ontôs epistèmèn ousan (« la science qui est dans ce qu'est ce qui est vraiment »), bref, de voir ta onta ontôs (« les *** qui sont réellement ») (Phèdre, 247d5-e3)). Ce qui est spécifique au registre du visible, c'est d'ajouter, entre la « réalité elle-même » que nous observons et l'eidos/idea qu'elle suscite dans notre esprit, la médiation du phantasma qu'en perçoit notre œil. Et c'est sans doute parce que cette médiation manque pour les réalités purement intelligibles que nous avons du mal à accepter qu'elles puissent avoir autant de réalité que les réalités visibles, même si cette « réalité » est d'un autre ordre que celle des réalités visibles (et encore, car le schèma que je reconnais dans le phantasma que perçoit mon œil, par exemple la sphère que constitue le ballon rouge, est déjà une réalité d'ordre intelligible qui suppose, pour être reconnue, l'intervention de mon esprit sur les donnée fournies par l'œil, qui ne sont à proprement parler que des taches de couleurs juxtaposées sur ce qui paraît n'être qu'un plan, si bien que la forme du ballon est d'abord reconnue comme cercle avant d'être pensée comme sphère). Ceci étant, une fois qu'on a dit que auto to *** n'était pas l'eidos/idea de ***, mais ce qui en est la source, nous ne pouvons rien dire de plus sur *** lui-même puisque, par définition de ces termes, la seule chose qui nous en soit accessible en tant qu'êtres humains, c'est son eidos et son idea. Et si notre intelligence nous permet de découvrir sur les réalités visibles des choses que nos yeux seuls ne nous permettent pas de voir, il n'y a rien au-delà de notre intelligence pour nous permettre de découvrir ce qu'elle ne nous permet pas de percevoir des réalités intelligibles ! (<==)

(62) « Naïf » traduit le grec euèthès, nom qui veut dire étymologiquement « de bon (eu) caractère (èthos) », souvent utilisé par antiphrase pour désigner un « benêt », un « sot », bref, quelqu'un de « bien gentil » mais qui se laisse avoir facilement par naïveté et simplicité d'esprit. (<==)

(63) « Enchanteur » traduit le grec goès, mot dérivé d'une racine goan signifiant « pousser des cris de douleur, des lamentations » qui désigne initialement un magicien qui procède par cris et incantations, c'est-à-dire un « enchanteur », et par extension un « sorcier » ou un « charlatan ». Socrate a sans doute choisi ce terme justement parce qu'il désigne quelqu'un dont la magie s'exerce par la parole. (<==)

(64) Le mot grec traduit par « savant universel » est passophos, composé par adjonction à l'adjectif sophos (« savant, sage ») du préfixe pan- (« tout », dont le n final devient s par assimilation devant le s initial de sophos), c'est-à-dire « savant en tout ».
En lisant cette description du passophos, on ne peut s'empêcher de penser au portrait que trace Socrate d'Hippias en Hippias Mineur, 368b-e, même s'il n'y utilise pas ce mot (il l'utilise par contre à propos de Prodicos en Protagoras, 315e7, d'Euthydème et Dionysodore en Euthydème, 271c6, de Protagoras en Théétète, 152c8, d'Homère en Théétète, 194e2) : il y ressert à Hippias le portrait qu'il l'a entendu dresser de lui-même « sur l'agora près des comptoirs des banquiers », où non seulement il se vantait d'être le plus savant dans la plupart des domaines mais aussi d'être capable de rivaliser avec tous les artisans puisqu'il affirmait avoir fabriqué lui-même tout ce qu'il avait sur lui et avec lui, vêtements, bijoux, accessoires de voyage, etc., ce qui, soit dit en passant, en faisait aussi le plus « injuste » des hommes au regard de la conception de la justice sociale présentée par Socrate dans la République, fondée sur la spécialisation des tâches pour le plus grand bien de la communauté des citoyens. (<==)

(65) « Soumettre à l'examen » traduit le grec exetasai, infinitif aoriste actif du verbe exetazein, formé par adjonction au verbe etazein, qui signifie « examiner » du préfixe ex qui ajoute une idée d'achèvement (« jusqu'au bout »). Exetazein, c'est donc « examiner à fond » et le verbe peut être employé pour signifier « éprouver » un métal, une amitié ou une alliance, ou encore « passer en revue » des troupes. Ce que le verbe suggère ici, c'est que le naïf n'a pas été capable de soumettre à l'examen les affirmations de son « enchateur » pour voir ce qu'il y avait de vrai dedans. Cette mise à l'épreuve de l'interlocuteur qui se dit savant, c'est exactement l'activité favorite de Socrate, qui nous est décrite dans la plupart des dialogues. Elle ne nécessite pas que l'on soit plus savant que celui qu'on met à l'épreuve mais peut consister à mettre l'interlocuteur en face de ses contradictions ou à l'amener à un point où il est contraint d'avouer lui-même son ignorance. (<==)

(66) « Connaissance » et « absence de connaissance » traduisent respectivement epistèmè et anepistèmosunè, substantifs dérivés du verbe epistasthai, lui-même employé deux fois auparavant dans cette réplique, et que j'ai traduit par « connaître ». Epistèmè, c'est aussi bien l'habileté pratique de celui qui est compétent dans son activité que le savoir, en tant que corpus de connaissances, qui donne cette habileté, et finalement la science, avec une connotation de plus en plus théorique qui fait que le mot finit par s'opposer à technè comme le savoir théorique ou spéculatif par rapport à la maîtrise technique (le mot français dérivé de technè), au savoir pratique de l'artisan ou de l'artiste. D'epistasthai dérive aussi le mot epistèmôn, qui désigne la personne qui possède une epistèmè, le « savant », « celui qui sait, qui a une expérience dans un domaine donné » ou encore « celui qui est instruit ». Et d'epistèmôn dérive le mot epistèmosunè, qui désigne la qualité de celui qui est epistèmôn, comme dikaiosunè (« justice ») désigne la qualité de celui qui est dikaios (« juste ») ou sôphrosunè (« modération, tempérance »), la qualité de celui qui est sôphrôn (« modéré, raisonnable »). Anepistèmosunè désigne le contraire d'epistèmosunè, par adjonction du alpha (« a ») privatif en tête du mot et d'un nu (« n ») intercalaire pour éviter le iatus. Là où le connaissance (epistèmè) suppose un contenu susceptible d'être mis à l'épreuve, si bien que tester cette « connaissance » est à la fois tester le contenu et la personne qui l'explicite, d'où l'emploi du mot epistèmè plutôt que epistèmosunè, l'ignorance étant une absence de contenu, n'est qu'une « qualité » de la personne qu'on met à l'épreuve, d'où l'emploi du mot anepistèmosunè. (<==)


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Première publication le 25 juillet 2012 ; dernière mise à jour le 25 juillet 2012
© 2012 Bernard SUZANNE (cliquez sur le nom pour envoyer vos commentaires par courrier électronique)
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