© 2010 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 23 octobre 2012
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La république
(4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie)

Première vague : phusis
La femme est-elle un homme comme un autre ?

République, V, 449a1-457b6
(Traduction (1) Bernard SUZANNE, © 2010)

[L'interlocuteur de Socrate au début de cette section est Glaucon, avec lequel il vient de finir de décrire la cité « idéale » et l'homme juste]

[449a] Bonne donc la cité [qui est] telle, et aussi son régime politique (2), et droite (3), [c'est ainsi que] je l'appelle, [elle] et l'homme [qui est] tel ; mauvaises par contre les autres, et s'égarant (4), si tant est que celle-là [est] droite, aussi bien en ce qui concerne les manières d'administrer les cités qu'en ce qui concerne l'organisation du mode de vie de l'âme des individus (5), [celles-ci] étant de quatre genres de perversions (6).
Quelles sont-elles donc ? dit-il.
Et moi, j'allais les dire à la suite, comme elles me paraissent [449b] chacune sortir les unes des autres, mais Polémarque--il était en effet assis à quelque distance d'Adimante--étendant la main et se saisissant de son manteau par au-dessus du côté de l'épaule, l'attira vers lui et, s'étirant dans sa direction, lui dit quelques
[mots] en se penchant vers lui, dont nous n'entendîmes rien d'autre que ceci : « Laisserons-nous donc aller, dit-il, ou ferons-nous quelque chose ? »
Pas le moins du monde, dit Adimante, parlant fort à présent.
Et moi : quoi exactement, dis-je, ne laisserez-vous aller ?
Toi, reprit-il.
[449c] Et pourquoi, dis-je, exactement ?
Tu nous sembles faire montre d'une totale insouciance (7), dit-il, et nous dérober en douce toute une facette (8), et non des moindres, du discours pour ne pas avoir à l'explorer en détail et t'imaginer que nous ne nous apercevrons pas que tu as parlé bien piètrement en disant qu'en effet, en ce qui concerne les femmes et les enfants, il est clair pour tout le monde que tout cela, entre amis, sera commun.
N'était-ce donc pas à bon droit, dis-je, Adimante ?
Si, reprit-il, mais ce « à bon droit », comme le reste, a besoin d'une explication : quel
[est] le mode de mise en commun ? Car beaucoup pourraient se concevoir. [449d] Ne laisse donc pas de côté celle dont tu veux parler, comme il y a longtemps que nous restons là à attendre en pensant que toi, peut-être, tu vas te rappeler de reparler de ce qui a trait à la procréation des enfants, comment on fera les enfants et, une fois nés, comment on les élèvera et toute cette mise en commun dont tu parles des femmes et des enfants, car nous pensons que c'est quelque chose qui conduit en grande partie et même en tout au régime politique (9), selon que c'est fait droitement ou pas droitement (10). À présent donc, puisque tu t'attaques à d'autres régimes politiques avant d'avoir convenablement expliqué ces choses, il nous a paru bon, [c'est] ce [450a] que tu viens d'entendre, de ne pas te laisser continuer avant que tu n'aies passé intégralement en revue toutes ces choses comme le reste.
Et moi aussi, dit Glaucon, mets-moi parmi les associés à ce vote.
Pas de problème, dit Thrasymaque, considère que cela nous a paru bon à tous, Socrate.
Qu'avez-vous fait, repris-je, en vous en prenant à moi ! C'est un bien grand discours qu'à nouveau, comme du début, vous avez mis en branle à propos du régime politique dont je me réjouissais à l'instant qu'il ait été, ô combien ! expliqué convenablement, content si l'on laissait tout ça de côté en l'acceptant tel que ça avait été dit alors. Vous, en demandant ça à présent, [450b] vous ne savez pas quel essaim de discours vous réveillez, ce que voyant, moi, je l'avais laissé de côté tout à l'heure, que ça ne nous cause pas un grand embarras.
Mais quoi ? reprit Thrasymaque, penses-tu que c'est comme fondeurs d'or que ceux-ci sont venus ici maintenant, et non pas comme auditeurs de discours ?
Si, dis-je, mais de mesurés.
Mais pour sûr la mesure, Socrate, dit Glaucon, pour écouter de tels discours, c'est toute la vie pour ceux qui ont du bon sens (11). Mais laisse de côté ce qui nous concerne, et toi, à propos de ce que nous te demandons, ne te lasse nullement [450c] d'exposer en détail comme ça te semble bon quelle mise en commun sera
[pratiquée] pour nos gardiens au sujet des enfants et des femmes, et de la manière de les élever lorsqu'ils sont encore jeunes, celle qui prend place dans le temps intermédiaire entre la naissance et l'école (12), qui semble bien être celle qui demande le plus d'efforts. Essaye donc de nous dire de quelle manière il faut que cela se produise.
Pas facile, heureux
[homme], repris-je, de l'exposer en détail ! Ça produit encore plus d'incrédulité que ce que nous avons exposé auparavant. Et en effet, que soit possible ce qui en est dit, on ne le croirait pas, et à supposer que par extraordinaire cela se produise, que ce soit ça le meilleur, là encore on ne le croirait pas. [450d] Et c'est bien pourquoi on éprouve quelque crainte à y toucher, de peur que le discours paraisse n'être qu'un vœux pieux, mon cher camarade.
N'aie aucune crainte, reprit-il, car il ne sont ni dépourvus de jugement, ni incrédules, ni malveillants (13), ceux qui t'écoutent.
Et moi, je dis : Excellent
[homme], c'est sans doute en voulant me donner du courage que tu dis ça ?
Oui, dit-il.
Eh bien ! repris-je, tu fais tout le contraire ! Si j'avais moi-même confiance en moi pour savoir ce dont je parle, l'exhortation aurait un bel effet ; car au milieu de gens sensés et qui vous sont chers, au sujet des choses les plus importantes et [450e] qui vous sont chères (14), parler en connaissant la vérité est sans risques et donne courage, mais faire ces discours en manquant de confiance et en cherchant encore, ce que [451a] je fais moi-même en ce moment, c'est effrayant et casse-gueule, non
[parce qu'on risque] de se rende coupable de quelque chose de risible--[craindre] cela du moins serait en effet puéril--mais [parce qu'il] ne [faudrait] pas [que], en glissant à l'écart de la vérité, je m'étale en entraînant dans ma chute, non seulement moi-même, mais aussi ceux qui me sont chers, sur les sujets sur lesquels il importe de glisser le moins possible (15). Alors, je me prosterne devant Adrastée (16), Glaucon, en faveur de ce que je vais dire,  car j'ai bien peur que ce ne soit une moindre faute de devenir involontairement meurtrier de quelqu'un plutôt que trompeur à propos d'usages beaux et bons et justes (17). Donc ce risque est à prendre parmi des ennemis plutôt que [451b] parmi des amis, de sorte que c'est bien que tu m'exhortes ! (18)
Et Glaucon en riant : mais, Socrate, dit-il, si nous subissons quelque fausse note sous l'effet de ton discours, nous t'en acquittons comme d'un meurtre et
[te considérerons] être pur et pas trompeur à notre endroit. Mais parle en toute confiance.
Mais certainement, dis-je, il est pur en effet dans ce cas-là, celui qui est acquitté, comme le dit la loi ; mais alors probablement, si
[c'est vrai] dans un cas, [ça l'est] dans l'autre aussi.
Parle donc, dit-il, ne serait-ce que pour cette raison.
Parler donc, dis-je, il le faut une fois encore maintenant, de ce dont tout à l'heure peut-être [451c] il aurait fallu tout de suite parler. Mais peut-être bien qu'ainsi, on se comporterait droitement, une fois le rôle  (19) des hommes complètement terminé, à terminer à son tour celui des femmes, alors même que d'ailleurs toi, tu m'exhortes en ce sens.
Pour des êtres humains (20) en effet nés et éduqués comme nous l'avons passé en revue, selon mon opinion, il n'est pas d'autre manière droite de posséder des femmes et des enfants et d'en user que celle qui progresse selon cette impulsion que nous avons donnée dans un premier temps. Or nous avions entrepris en quelque sorte d'établir par notre discours les hommes comme gardiens d'un troupeau.
Oui.
[451d] Suivons donc
[cette analogie] en [leur] donnant aussi une origine et un élevage (21) similaires et examinons si cela nous convient ou pas (22).
Comment ? dit-il.
De la manière suivante : les femelles des chiens de garde, pensons-nous qu'elles doivent garder avec eux cela-même que garderaient les mâles, et chasser avec eux et faire en commun tout le reste, ou bien pour les unes
[, les femelles (23)], rester enfermées à l'intérieur de la maison (24), comme incapables du fait de l'enfantement et de l'élevage des chiots, et pour les autres, [les mâles], se donner de la peine et avoir tout le soin des troupeaux en train de paître (25) ?
[451e] En commun, dit-il, tout, excepté que nous nous servons d'elles comme plus dépourvues de force, mais d'eux comme plus vigoureux.
Est-il donc possible, dis-je, de se servir pour les mêmes choses d'un être vivant quelconque, si tu ne lui donnes pas le même élevage et la même éducation ?
Pas possible !
Alors si nous voulons nous servir des femmes pour les mêmes
[choses] que les hommes, il faut aussi leur enseigner les mêmes [choses].
[452a] Oui.
Eh bien, à eux, la musique et le gymnastique (26) étaient dispensées.
Oui.
Et donc aux femmes, ces deux disciplines (27), et aussi celles relatives au combat, doivent être dispensées et il faut s'en servir pour les mêmes
[choses].
Vraisemblablement, d'après ce que tu dis, dit-il.
Mais peut-être, dis-je, au regard de l'habitude, beaucoup de choses, dans ce que nous disons à présent, pourraient paraître risibles, si l'on met en pratique ce que l'on dit.
Et comment ! dit-il.
Quoi donc, repris-je, vois-tu de plus risible dans tout ça ? N'est-ce pas de toute évidence les femmes s'entraînant nues dans les palestres au milieu [452b] des hommes, non seulement les jeunes, mais aussi désormais les plus âgées, tout comme les vieillards dans les gymnases, lorsqu'ils sont ridés et pas plaisants à voir, aiment néanmoins s'exercer nus (28) ?
Oui, par Zeus ! dit-il, cela paraîtrait en effet risible, comme en tout cas ça se passe à présent.
Eh bien,  repris-je, puisque aussi bien nous avons entrepris de parler, il ne faut pas craindre les railleries des gens distingués (29), quelles que soient l'abondance et l'ampleur de ce qu'ils pourraient dire concernant l'avènement d'un tel changement, et au sujet des exercices gymniques [452c] et de la musique et, non la moindre
[de leurs préoccupations], au sujet de la possession des armes et de la monte des chevaux.
Tu parles correctement, dit-il.
Mais puisque aussi bien nous avons commencé à parler, il faut nous frayer un chemin jusqu'à ce qu'il y a de rude dans la loi, après que ceux-ci aient été priés de ne pas faire ce qui leur est propre (30) mais de faire preuve de sérieux, et qu'on leur ait rappelé que le temps n'est pas loin où, aux Grecs, cela paraissait être honteux et risible, comme ça l'est à présent à la plupart des Barbares (31), que les hommes soient vus nus, et que, quand les Crétois les premiers, puis les Lacédémoniens,
commencèrent [la pratique] des exercices gymniques,[452d] ce fut l'occasion pour les gens raffinés (32) d'alors de faire sur tout ça des comédies, ne penses-tu pas ?
Si.
Mais, à partir du moment où, je pense, il apparut à ceux qui s'adonnaient à toutes les
[activités] de ce genre qu'il valait mieux se dévêtir que s'envelopper [de vêtements], et ce qui était tout à fait risible dans les yeux s'écoula devant ce qui se révélait le meilleur dans le raisonnement, et cela prouva qu'est fou qui juge risible quoi que ce soit d'autre que ce qui est mauvais et celui-là cherchant à faire rire en regardant comme risible quelque autre spectacle que celui de l'insensé [452e] et du mauvais, et à propos du beau au contraire fait preuve de sérieux en se fixant quelque autre objectif que celui du bon (33).
Très certainement en effet, dit-il.
Eh bien donc ne faut-il pas tout d'abord nous mettre d'accord là-dessus en ce qui concerne ces
[prescriptions] : si elles sont possibles ou pas, et donner [sa chance] au débat contradictoire, que ce soit quelqu'un qui aime s'amuser (34) ou quelqu'un de sérieux qui veuille [en] débattre contradictoirement, sur la question de savoir si [453a] la nature humaine féminine est capable de s'associer à celle du genre masculin dans toutes les activités ou dans pas une seule, ou si elle en est capable dans certaines, mais pas dans d'autres, et alors dans ce cas, ce qui a trait au combat, de laquelle des deux [catégories] il est ? Est-ce que, ayant ainsi commencé de la plus belle manière, on ne finirait probablement pas aussi de la plus belle manière ?
Il y a de grandes chances, en effet, dit-il.
Veux-tu donc, repris-je, que nous, avec nous-mêmes pour le compte des autres, nous menions ce débat contradictoire, afin que les
[positions] de l'autre opinion (35) ne soient pas assiégées sans défenseur ?
[453b] Rien, dit-il, ne l'empêche.
Alors disons pour leur compte ceci : « Socrate et Glaucon, il n'est nul besoin que d'autres débattent avec vous ; vous-mêmes en effet, au début de la fondation de la cité que vous avez fondée, avez convenu que chacun doit par nature pratiquer l'unique
[activité] qui lui est propre (36). »
Nous en avons convenu, je pense ; comment en effet en serait-il autrement ?
« Or est-il possible que la femme ne diffère pas du tout au tout de l'homme en nature ? »
Mais comment n'en diffèrerait-elle pas !?
« Donc différente aussi l'activité qu'à chacun il convient d'assigner [453c]
[comme étant] celle qui est selon sa nature propre (37) ? »
Bien sûr !
« Comment donc n'êtes-vous pas dans l'erreur à présent et ne vous contredisez pas vous-mêmes en disant cette fois-ci que les hommes et les femmes doivent pratiquer les mêmes
[activités] tout en ayant une nature complètement différente ? » Auras-tu quelque chose, mon merveilleux [ami], à répondre à ça pour ta défense ?
Comme ça tout d'un coup, dit-il, pas facile du tout ! Mais je te prierai et je te prie de te faire aussi le porte-parole de l'argument en notre faveur, quel qu'il puisse être.
Ces
[objections] sont, repris-je, Glaucon, avec beaucoup d'autres [453d] du même genre, celles que moi, les prévoyant depuis longtemps, je redoutais et à cause desquelles j'hésitais à m'attaquer à la loi sur la possession et la manière d'élever les femmes et les enfants.
Non, par Zeus, dit-il, ça n'a pas l'air facile !
Non en effet, dis-je. Mais après tout, c'est comme ça : que l'on tombe dans une petite piscine ou au milieu de la mer immense, on ne nage pas moins exactement de la même façon.
Tout à fait !
Donc nous aussi, il nous faut nager et essayer de nous mettre à l'abri de cet argument, en attendant ou bien quelque dauphin qui nous porterait ou quelque autre inaccessible planche de salut (38).
[453e] Il semble bien, dit-il.
Voyons donc ! repris-je, si d'une certaine manière nous trouverions la sortie. Car nous convenons en effet qu'une nature autre doit s'occuper d'autre chose et par ailleurs que celle de la femme est autre que celle de l'homme, mais nous disons maintenant que ces natures autres doivent s'occuper des mêmes choses. C'est de cela qu'on nous accuse ?
Très exactement !
[454a] Quelle noblesse en vérité ! repris-je, Glaucon, que celle du pouvoir de l'art de la controverse (39) !
Pourquoi donc ?
Parce que, dis-je, beaucoup me semblent y tomber sans le vouloir en pensant, non pas disputer, mais dialoguer, par le fait qu'ils ne sont pas capables d'examiner ce dont on parle en distinguant selon les genres, mais seulement, au niveau du mot lui-même, de pourchasser la contradiction dans ce qui a été dit, faisant usage les uns envers les autres de la dispute, et non du dialogue (40).
C'est bien en effet, dit-il, ce qui arrive à beaucoup de gens. Mais est-ce que ce
[travers] s'étend jusqu'à nous aussi en ce moment ?
[454b] Tout à fait en effet, repris-je. Nous risquons bel et bien de nous engager sans nous en rendre compte dans une controverse.
Comment ?
Le
[fait pour] la même nature qu'elle doit ne pas avoir part aux mêmes occupations, c'est tout à fait virilement et dans un esprit querelleur que nous le pourchassons au niveau du mot, mais nous n'avons pas examiné quel était le genre du « de différente » et « de même nature » et selon quelle extension nous le délimitions alors, lorsque nous attribuions les occupations différentes à une nature différente, et à la même les mêmes (41)
Non en effet, dit-il, nous ne l'avons pas examiné.
[454c] Par conséquent, dis-je, il nous est permis, à ce qu'il semble, de nous demander à nous-mêmes si
[c'est] la même nature pour les chauves et pour les chevelus et sinon, la [nature] contraire, et lorsque nous aurons convenus qu'elle sont contraires, si des chauves sont cordonniers, [qu'on ne le soit] pas si l'on est chevelus, mais si au contraire ils sont chevelus, [que ne le soient] pas les autres (42).
Ce serait assurément risible, dit-il.
Mais pour quoi d'autre, dis-je,
[serait-ce] risible, sinon qu'à ce moment-là, nous ne posions pas dans l'absolu la nature identique et la différente, mais que nous gardions seulement cette sorte d'altérité et de similitude [454d] dans son extension en rapport avec les activités elles-mêmes (43) ? Ainsi nous voulions dire que, par exemple, l'âme qui est celle d'un [homme] apte à guérir et celle d'une [femme] apte à guérir ont la même nature (44), ne penses-tu pas ?
Si.
Mais par contre, d'un
[homme] apte à guérir et d'un [homme] apte à travailler le bois, [une nature] différente.
Tout à fait, en quelque sorte.
Donc, repris-je, aussi le genre (45) des hommes et celui des femmes, si, pour un certain métier (46) ou quelque autre occupation, il apparaît qu'ils diffèrent, alors nous dirons qu'il faut l'attribuer à l'un ou à l'autre, mais s'il apparaît qu'ils diffèrent seulement en ceci que la femelle mets bas [454e] alors que le mâle saillit (47), nous dirons n'avoir encore pas davantage démontré que, par rapport à ce dont nous parlons, la femme diffère de l'homme, mais nous penserons encore qu'il faut que s'occupent des mêmes
[choses] nos gardiens et leurs femmes.
Et à bon droit assurément ! dit-il.
Donc, après ça, nous en appelons à celui qui dit le contraire [455a] pour nous instruire sur cela même : par rapport à quel métier ou à quelle occupation parmi celles qui on trait à l'organisation de la cité (48), l'homme et la femme n'ont pas la même, mais une nature différente ?
[Ce serait] juste en effet.
Eh bien peut-être, cela même que toi, tu disais peu avant, l'autre aussi le dirait : que dans l'instant, le dire convenablement n'est pas facile, mais qu'après avoir examiné
[la question], il n'y a rien de difficile.
Il pourrait en effet le dire.
Veux-tu donc que nous demandions à celui qui nous oppose de telles
[objections] de nous suivre [455b], au cas où nous lui démontrerions d'une manière ou d'une autre qu'il n'y a aucune occupation propre aux femmes dans la gestion d'une cité (49) ?
Tout à fait !
Allons donc, lui dirons-nous, réponds ! Est-ce donc ainsi que tu disais l'un bien doué pour quelque chose, l'autre au contraire pas doué (50), en ce que l'un apprendrait facilement
[ce] quelque chose, l'autre par contre avec difficulté ? et que l'un, à partir d'un court apprentissage, serait capable de trouver beaucoup de choses sur ce qu'il apprenait, l'autre au contraire, profitant d'un long apprentissage et de beaucoup de pratique, ne conserverait rien de ce qu'il avait appris ? et que chez l'un les [organes] du corps se mettraient convenablement au service de la réflexion, chez l'autre [455c] au contraire, ils s'y opposeraient (51) ? Est-ce qu'il y a d'autres choses en dehors de celles-là, par lesquelles du déterminais celui qui est bien doué dans chacun des cas et celui qui ne l'est pas ?
Personne, reprit-il, n'en mentionnera d'autres.
Connais-tu donc quelque
[activité] pratiquée par les humains, dans laquelle ce n'est pas selon tous ces mêmes [critères] que le genre des hommes se comporte différemment du genre des femmes (52) ? À moins que nous ne nous lancions dans de grands discours en parlant du tissage et du soin des gâteaux des dieux et des cuissons, [activités] dans lesquelles il semble que la gent féminine a en effet quelque [valeur], et où c'est la chose la plus risible [455d] de toutes qu'elle soit jugée inférieure (53) !
Tu dis vrai, dit-il,
[en disant] qu'est largement dominé, pour ainsi dire en toutes choses, un genre par l'autre genre. Certes, beaucoup de femmes sont meilleures que beaucoup d'hommes en beaucoup de choses, mais dans l'ensemble, il en va comme toi, tu dis (54).
Il n'y a donc, cher ami, aucune occupation des gestionnaires d'une cité (55) qui soit pour une femme parce qu'elle est femme, ni pour un homme parce qu'il est homme, mais les natures sont disséminées pareillement parmi ces deux
[sortes d'êtres] vivants et la femme prend part à toutes les occupations, en accord avec [455e] la nature (56), à toutes aussi l'homme, mais en toutes choses, la femme est plus faible que l'homme (57).
Tout à fait !
Allons-nous donc les affecter toutes aux hommes et aux femmes, aucune ?
Et comment
[serait-ce possible] ?
Mais alors, je pense, nous parlerons ainsi : une femme est apte aux soins (58), une autre pas, et une femme est douée pour les arts des Muses, une autre n'a aucun sens artistique (59), par nature (60).
Bien sûr !
[456a] Mais est-ce qu'il n'y en a pas de douée pour les exercices gymniques, ou de tempérament belliqueux, ou de tempérament non belliqueux, et pas amateur d'exercices gymniques (61) ?
Je cois pour ma part que si.
Mais quoi ? Amoureuse de la sagesse (philosophe) et hostile à la sagesse ? Et plein d'ardeur, ou alors sans ardeur (62) ?
Il y en a aussi de telles.
Il y a donc aussi une femme apte à être gardienne, ou alors pas ? N'avions-nous pas sélectionné aussi une nature telle que celle-ci pour les hommes aptes à être gardiens (63) ?
Telle que celle-ci en effet.
Et chez la femme, donc, et chez l'homme,
[c'est] la même nature en vue de la garde de la cité, à ceci près que l'une est plus faible, l'autre plus forte.
Il semble.
[456b] Et ce sont donc de telles femmes qu'il faut choisir pour cohabiter avec de tels hommes et assurer la garde ensemble puisque aussi bien elles sont adaptées et apparentées à eux par la nature.
Tout à fait !
Mais pour les occupations, ne faut-il pas donner les mêmes aux mêmes natures ?
Les mêmes.
Nous voici donc arrivés là où nous en étions tout à l'heure, après avoir bouclé la boucle, et nous convenons qu'il n'est pas contre nature qu'aux femmes des gardiens soient transmises
[des compétences en] musique et gymnastique.
Absolument, en effet.
Nous n'avons donc pas institué des lois impossibles ou semblables à des vœux pieux, [456c] puisque aussi bien nous avons institué la loi en accord avec la nature ; mais ce qui se produit de nos jours en contradiction avec elles se produit plutôt, semble-t-il, en contradiction avec la nature (64).
Il semble bien.
Eh bien ! Notre examen ne portait-il pas sur
[la question de savoir] si nous disions des choses effectivement possibles et [qui soient] les meilleures ?
Il portait en effet
[là-dessus].
Et qu'elles soient en effet possibles, c'est accordé ?
Oui.
Que d'autre part elles soient en effet les meilleures, c'est après ça ce sur quoi il faut se mettre d'accord.
[C'est] clair.
Donc, sur la manière de devenir une femme gardienne,
[ce n'est] pas une éducation [qui] façonnera pour nous les hommes, une autre les femmes, surtout [456d] qu'elle prend en charge la même nature ?
Pas une autre.
Alors quelle opinion as-tu sur la
[question] que voici ?
Eh bien ! laquelle ?
De supposer en toi-même qu'un homme est meilleur, un autre pire ; ou penses-tu qu'ils sont tous pareils ?
En aucune manière !
Eh bien ! dans la cité que nous avons fondée, considères-tu les gardiens comme les meilleurs hommes à avoir été menés jusqu'à leur accomplissement par nous, en ayant reçu l'éducation que nous avons passée en revue, ou bien les cordonniers, éduqués à la cordonnerie ?
[C'est] risible, dit-il, [ce que] tu demandes !
Je comprends, dis-je. Mais quoi ? De tous les autres citoyens, ceux-là ne sont-ils pas [456e] les meilleurs ?
De beaucoup, en effet !
Mais quoi ? Les femmes parmi les femmes : est-ce que celles-là ne seront pas les meilleures ?
Là encore, dit-il, de beaucoup !
Mais est-il quelque chose de meilleur pour une cité que
[le fait que] des femmes et des hommes deviennent en elle les meilleurs possible ?
Il n'est rien
[de meilleur].
Mais cela, la musique et la gymnastique intervenant comme [457a] nous l'avons passé en revue, l'accompliront.
Comment
[en serait-il] autrement ?
Non seulement donc, il est possible, mais encore, il est le meilleur pour la cité, l'usage (65) que nous avons instauré (66).
C'est ça.
Il est donc nécessaire pour les femmes des gardiens de se dévêtir, puisque aussi bien elles se vêtiront d'excellence (67) en guise de manteau, et elles doivent participer en commun à la guerre et au reste de la protection de la cité (68), et il ne faut pas qu'elles fassent autre chose ; mais, de ces activités, il faut affecter les plus légères aux femmes plutôt qu'aux hommes, du fait de la faiblesse de leur genre. [457b] Mais l'homme qui rit des femmes nues s'entraînant nues en vue du meilleur, en cueillant un fruit de sagesse exempt du ridicule (69), il n'a aucune idée, semble-t-il, de ce sur quoi il rit ni de ce qu'il fait, car en effet, ce qu'on dit et dira de plus beau, c'est que le bénéfique (70) est beau, le nuisible laid.
Absolument, en effet.

(vers la section suivante : 2ème vague : koinônia - Comment la mise en commun sera organisée)


(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)

(2) Le mot grec que je traduis par « régime politique » est politeia, le mot qui sert de titre à tout le dialogue. Sur la richesse des sens de ce mot, on pourra se reporter à la note 3 de la section que j'ai traduite sous le titre « Le philosophe roi ».
Après avoir décrit la cité « idéale » et transposé cette image « en gros caractères » (voir la page d'introduction à ma traduction des chapitres V à VII) au problème de la justice dans l'âme, Socrate, à la fin du livre IV, propose d'examiner maintenant les différentes sortes d'âmes mauvaises (« combien de genres a le vice (hosa kai eidè echei hè kakia) » (République, IV, 445c1-2), indiquant que, face à un genre unique pour l'excellence (hèn eidos tès aretès), il voit quatre genres pour le vice qui méritent qu'on en parle (445c5-7), ces cinq modes de vie (tropoi ; sur ce mot, voir la note 5 ci-dessous) pour les âmes (un bon et quatre mauvais) correspondant aux cinq genres (eidè) dans lesquels on peut regrouper les modes d'organisation des régimes politiques (politeôn tropoi). Le premier de ces modes d'organisation de la cité est celui qui vient d'être décrit pour la cité idéale, dont il dit qu'il ne constitue qu'un unique mode, bien qu'il puisse recevoir deux noms différents selon qu'« un seul homme se distingue parmi les dirigeants (eggenomenou... andros henos en tois archousi diapherontos) » (445d5-6), auquel cas on parle de basileia (« royauté »), ou qu'il y en a plusieurs, auquel cas on parle d'aristokratia (« aristocratie » compris au sens étymologique du mot en grec, signifiant « pouvoir (kratos) des meilleurs (aristoi) ») (445d6), car « pas plus en se retrouvant plusieurs que seul, ils ne changeraient les lois de la cité dignes de mention, après avoir profité de l'éducation et de l'instruction que nous avons passées en revue (oute gar an pleious oute eis eggenomenoi kinèseien an tôn axiôn logou nomôn tès poleôs, trophèi te kai paideiai chrèsamenos hèi dièlethomen) » (445d8-e3). C'est à cette remarque que fait immédiatement suite, après une approbation de Glaucon, la réplique de Socrate qui ouvre le livre V. (<==)

(3) Le mot grec traduit par « droite » est orthèn, accusatif féminin (pour l'accord avec polis et politeia) singulier de orthos, mot qui, comme le mot français par lequel je le traduis, signifie droit à la fois au sens physique ou mathématique/géométrique et au sens moral et figuré. (<==)

(4) « S'égarant » traduit le grec hèmartèmenas, accusatif féminin pluriel du participe parfait moyen/passif du verbe hamartanein, qui signifie « manquer le but, se tromper, commettre une faute ». Le choix d'un verbe, donc d'un terme qui décrit une action, pour l'associer à l'adjectif kakos (« mauvais », contraire du agathos utilisé pour qualifier la cité « bonne ») pour qualifier les cités autres que la cité idéale permet de caractériser à la fois l'état de la cité (« mauvaise ») et la dynamique dans laquelle elle se situe dans l'ordre du devenir (elle « manque le but » qu'elle poursuit, elle s'égare). C'était déjà le cas pour la cité « idéale », avec agathèn, « bonne », et orthèn, « droite », mais de manière moins visible et plus subtile puisque, dans son cas, il n'y avait pas de verbe, mais seulement deux adjectifs. En effet, à y regarder de plus près, « droit » implique une image de mouvement, tout comme le verbe hamartanein, probablement choisi par Platon pour cette raison, dans la continuité de l'image induite par orthos, si bien qu'on pourrait presque traduire orthèn par « dans le droit chemin » et hèmartèmenas par « se trompant de chemin », traductions qui respecteraient les choix grammaticaux de Platon puisque, là aussi, seule la seconde traduction fait appel à un verbe, au participe présent qui plus est en français comme en grec. C'est que, s'il n'y a qu'une façon d'aller droit vers un but donné, et que le mouvement rectiligne est celui qui donne le moins l'impression de mouvement, si bien que la « rectitude » peut se qualifier par un adjectif qui rend la permanence dans le mouvement, il y a une infinité de manières de s'égarer et de s'agiter en déviant du droit chemin jusqu'à se perdre dans l'agitation moléculaire et le mouvement brownien qui ne mènent nulle part. En fait, de même que la ligne droite est le plus court chemin d'un point de départ donné vers un autre point donné comme but à atteindre, et que toute déviation par rapport à ce plus court chemin ne peut que rallonger le parcours vers le but recherché, la rectitude de la conduite de la cité idéale est la référence par rapport à laquelle on peut mesurer les déviations des autres cités, comme le suggère le eiper hautè orthè (« si tant est que celle-là [est] droite ») qui suit immédiatement. (<==)

(5) Les deux domaines dans lesquels les cités mauvaises s'égarent sont poleôn dioikèsis (« la manière d'administrer les cités ») et idiôtôn psuchès tropou kataskeuè (« l'organisation du mode de vie de l'âme des individus »). Le terme choisi par Platon pour parler des cités, dioikèsis, est un mot formé sur la racine oikos qui signifie « maison, habitation » (c'est le mot qui est à la racine de mots français comme « économie », dérivé du grec oikonomia, « gestion des affaires de la maison »). L'oikèsis, c'est au sens premier le fait d'habiter une maison, et par extension, tout ce que cela implique pour rendre vivable cette habitation, c'est-à-dire l'administration de la maison, l'économie domestique, pourrait-on dire, et de fil en aiguille, l'administration en général. Il est intéressant de remarquer que Platon a donc choisi pour parler de l'administration des affaires de la cité un terme qui se réfère initialement aux affaires domestiques et privées, ce qui est une manière discrète de rappeler que ce qui est au fondement de la cité, c'est, comme Socrate l'a indiqué au début de sa description de la cité idéale, la gestion en commun des besoins des individus pour une meilleure prise en compte de ces besoins et que donc la cité est au service des citoyens, pas le contraire. Mais la cité, par le biais de l'éducation et de l'exemple, a un rôle à jouer et une influence sur le développement des citoyens à partir de leur naissance. Et c'est de cela dont il est question dans la seconde partie de ce membre de phrase, à travers un enchaînement de trois compléments de nom au génitif emboités les uns dans les autres pour spécifier ce qui est décrit comme kataskeuè, à l'aide d'un terme formé sur la racine skeuè, « équipement, vêtement, costume » et qui signifie « préparation, installation définitive, construction, organisation » au sens d'une action visant à un résultat précis. L'idée qu'évoque donc ce terme, c'est que la cité est responsable de l'« équipement » de ses habitants, que c'est elle qui doit leur fournir l'« équipement », aussi bien matériel que moral, qui leur permettra d'affronter la vie une fois devenus adultes. En fait, si l'on poursuit le décodage en remontant l'ordre des mots grecs, puisque le complément du nom se place en grec avant le nom qu'il complète, on découvre que ce qu'il s'agit de « fourbir », d'« organiser », d'« arranger » (autre sens possible de kataskeuè), concerne l'âme (psuchè) des citoyens, désignés ici par le terme de idiôtai, qui renvoie à la sphère privée, puisque idios, qui est à la racine de ce terme, désigne ce qui est propre à quelqu'un, ce qui est privé, individuel, particulier, par opposition à la sphère du « public », désignée par le terme koinos, « commun ». Bref, non seulement la gestion de la cité doit être au service de l'oikos, de la « maison », mais elle doit permettre à chacun de s'épanouir en tant qu'individu, que personne « privée ». Mais ce qui constitue la « personne » qui intéresse la cité, c'est l'âme. Et ce que doit contribuer à « arranger » la cité dans cette âme est désigné par le terme de tropos, nom dérivé du verbe trepein qui signifie « tourner, diriger vers », et qui signifie « direction, manière, manière de se comporter, habitudes, etc. », mais aussi « mode » au sens musical, d'où ma traduction par « mode de vie ». On trouve ici discrètement évoquée l'idée de retournement qui sera au centre de l'allégorie de la caverne. L'âme est bien ce qu'il y a de plus « propre » (idios) à l'homme puisque, comme l'a montré Socrate à Alcibiade, « l'âme, c'est l'homme » (Alcibiade, 130c5-6). Et si l'âme est automotrice, encore faut-il lui fixer une direction dans laquelle se mouvoir et, dans cette perspective, la cité a un rôle majeur à jouer pour l'âme incarnée. Certes, son rôle premier, on l'a déjà dit, est de pourvoir aux besoins matériels de ce corps qui en est comme le « vêtement » (skeuè), image qu'est sans doute destinée à évoquer pour nous le choix du terme kataskeuè, mais elle doit aussi veiller à ce que ce corps ne tourne pas l'âme dans une mauvaise direction.
On voit ici comment, à l'aide de quatre mots proprement agencés, Platon peut condenser tout un ensemble de réflexions développées ici ou là en d'autres points de ce dialogue ou d'autres et on comprend alors combien il est difficile de ne pas perdre dans une traduction tout ou partie de cet effort de précision terminologique, qui n'a rien à voir avec la recherche d'une précision purement « technique », comme celle à laquelle visera un Aristote, ou esthétique, dans la lignée des Gorgias et autres rhéteurs. (<==)

(6) « Perversions » traduit le grec ponèrias, génitif singulier de ponèria, terme qui évoque l'idée de peine, de fatigue, de difficulté à faire quelque chose, et donc de mauvaise qualité, de maladie, de défaillance, et par extension de méchanceté, de perversité. Les cités défaillantes se donnent du mal pour un résultat qui ne valait pas tous ces efforts. Socrate parle ici de cette « perversion » dans une formulation en grec qui mérite, elle aussi, qu'on s'y arrête un instant. Il dit en effet, en conclusion de sa réplique : en tettarsi ponèrias eidesin ousas, mot à mot « en quatre de défaillances/perversions genres/formes étant ». La phrase se termine donc sur le mot ousas (« étant »), accusatif féminin pluriel du participe présent de einai (« être »), forme qui ne diffère que par l'absence d'un iota de ousias, génitif singulier ou accusatif pluriel de ousia, terme fondamental dans la République, qui exprime pour Platon, comme on le verra dans la suite, toute la richesse des êtres. Et, entre ponèrias et ce ous(i)as défaillant, on trouve le mot eidesin, datif pluriel de eidos, mot qui signifie dans le langage courant « genre, espèce », mais qui est aussi utilisé, en concurrence avec idea, pour parler des « idées/formes ». Bref, il est ici question de « formes de défaillances » dans une phrase qui se conclue sur une ousia défaillante d'un iota, et l'explication de ces défaillances pourrait bien être une défaillance de « formes/idées », une inaptitude à tourner son regard vers ces eidè/ideai qui empêchent d'apprécier l'ousia, la richesse de ces formes/idées qui devraient orienter notre regard et notre âme vers son ousia propre. (<==)

(7) « Faire montre d'une totale insouciance » traduit le verbe aporraithumein, issu de la racine raithumos, adjectif signifiant « d'humeur facile, insouciant », formé par l'adjonction à thumos, le nom qui désigne la partie médiane de l'âme dans la tripartition qu'en propose Socrate au livre IV, de l'adverbe rai, « facilement », qu'on retrouve dans l'adjectif raidios, « facile, commode ». Raithumein, c'est donc « se laisser aller à la facilité », « avoir un cœur/thumos plein d'insouciance », et le préfixe apo- ajoute à cela une nuance d'achèvement, de complétude. Le verbe est rare et c'en est la seule utilisation dans tous les dialogues. (<==)

(8) Le mot grec que j'ai traduit par « facette » est eidos, dont il a déjà été question dans la note 6. Au sens premier, ce terme, dérivé d'un verbe signifiant « voir », signifie « aspect extérieur, apparence ». Il est utilisé ici dans un sens assez spécifique et rare pour parler d'un « pan » de la discussion, d'une « partie » d'un discours (ce sens n'est même pas recensé dans le Bailly, mais Shorey, dans sa traduction de la République en anglais pour la collection Loeb, en donne un autre exemple, chez Isocrate, en Sur l'échange, 74, où l'auteur parle de citer ou monon mikrois meresin all' holois eidesi, « non pas simplement de petites parties, mais des pans entiers » de ses discours antérieurs). Si j'ai choisi de le traduire par « facette » plutôt que « pan », c'est parce que ce mot est construit sur la racine « face », dont le sens est proche du sens originel de eidos et évoque aussi ce qui est visible d'une personne, et que l'évolution de sens qui va de la face d'une personne à la « face » d'un solide géométrique et de là aux « facettes » d'un objet taillé et par analogie aux facettes d'une personnalité, et pourquoi pas d'un discours, est la même que celle qui conduit au sens que prend ici eidos. (<==)

(9) Adimante ne parle pas ici d'un régime politique (politeia) particulier, celui dont il a été question auparavant pour la cité idéale, mais de n'importe quel régime politique, puisque le mot est utilisé ici sans article et sans autre précisions. Ce qu'il veut dire, c'est que, pour lui, c'est la manière dont on éduque les enfants qui conditionne le régime politique de la cité puisque les enfants sont les citoyens du futur. Et, sous la pression des suggestions de Socrate, il prend une vision maximaliste de l'éducation, dans laquelle il inclut non seulement la formation de type « scolaire », mais tout ce qui concerne les premiers âges de la vie, à commencer donc par le type de « cellule familiale » dans lequel les enfants sont conçus et élevés. (<==)

(10) Je traduis par « droitement » l'adverbe orthôs utilisé ici par Adimante, plutôt que par un plus usuel « correctement », pour rendre sensible dans la traduction le fait qu'Adimante utilise l'adverbe dérivé de l'adjectif orthos utilisé quelques lignes plus haut par Socrate pour qualifier la cité idéale et son régime politique (cf. note 3). C'est d'ailleurs ce même adverbe orthôs (traduit dans ce contexte par « à bon droit ») que vient d'utiliser Socrate dans la question qui précède cette réplique d'Adimante, pour demander si ce n'était pas « à bon droit » qu'il avait dit qu'entre amis, tout serait commun, et c'est précisément cet orthôs qu'Adimante souhaite que Socrate précise. (<==)

(11) « Qui ont du bon sens » traduit le grec noun echousin, mot à mot « possédant la faculté de penser ». Le nous, c'est en effet l'aptitude à penser, l'intelligence, l'esprit, la pensée. Si, en tant que faculté, le nous ne garantit pas qu'on fasse bon usage de cette faculté, dans l'expression noun echein, « avoir un nous », le mot est utilisé dans un sens positif pour faire référence à la bonne utilisation de cette faculté. (<==)

(12) Glaucon demande ici à Socrate de donner son avis sur la trophè des jeunes enfants. Trophè est un nom d'action dérivé du verbe trephein, qui signifie « épaissir, rendre compact », et de là « engraisser », et plus généralement « nourrir ». Trophè, c'est donc au sens premier l'acte de nourrir, et par extension, en particulier lorsqu'il s'agit de personnes, tout ce qui accompagne le fait de nourrir, et plus généralement d'élever des enfants. Le mot peut donc, dans certains contextes comme celui-ci, se traduire par « éducation », mais il est ici en concurrence pour cette traduction avec paideia, utilisé par Glaucon pour marquer la fin de la période à laquelle il s'intéresse plus spécifiquement, celle des premières années de la vie, juste après la naissance (en tôi metaxu chronôi geneseôs te kai paideias). Paideia est un nom dérivé de pais, qui signifie « enfant », et qui renvoie donc à un âge de la vie et aux activités propres à cet âge, là où trophè renvoyait à une activité, nourrir en vue de la croissance, et par extension à l'ensemble des activités qui accompagnent la croissance d'une jeune créature. La paideia, c'est donc au sens premier l'éducation des enfants, mais avec une connotation plus « scolaire » et plus centrée sur l'étude, de disciplines aussi bien physiques (la « gymnastique » au sens large visant au développement harmonieux du corps) qu'intellectuelles et artistiques (la mousikè au sens large d'arts des Muses, pour le développement de l'esprit). Glaucon a donc ici en vue une trophè qui s'arrête là où commence la paideia. C'est pour prendre en compte cette distinction que je n'ai traduit aucun des deux termes par « éducation », mais trophè par « manière d'élever [les enfants] » et paideia par « école ».
Si Glaucon insiste sur ce premier âge, c'est parce que l'âge de l'« école », de ce qu'il appelle la paideia, marque le début de la prise en charge par la polis, par la « société », d'une partie au moins de l'éducation des enfants, et donc la fin de la période où, dans les usages qui étaient ceux d'Athènes au temps de Socrate et Platon, et qui sont encore largement les nôtres, l'éducation du jeune enfant reste entièrement à la charge de sa famille. C'est donc plus spécifiquement sur cette période que l'idée d'une « mise en commun » des enfants pose problème par rapport aux pratiques en usage. (<==)

(13) Les trois qualificatifs niés par Glaucon des auditeurs de Socrate sont agnômôn, apistos et dusnous, trois qualificatifs décrivant un manque, une privation, à l'aide soit du alpha privatif (pour les deux premiers), soit du préfixe dus-, de sens voisin, mais qui implique aussi une idée de difficulté, de malheur :
agnômôn nie à celui à qui il s'applique la gnômè, c'est-à-dire l'aptitude à connaître (le mot est issu de la racine du verbe gignôskein, « apprendre à connaître »), le jugement, le bon sens. Au sens premier, il signifie donc « dépourvu de jugement, irréfléchi, imprudent » et, à partir de là, plus spécifiquement « arrogant, obstiné dans la folie ».
apistos nie à celui à qui il s'applique la capacité de faire preuve de pistis, c'est-à-dire de « foi », de « confiance ». Il caractérise donc celui qui est « défiant, incrédule ».
dusnous caractérise le nous, l'« esprit », l'« intelligence » de celui à qui il s'applique de dus-, préfixe qui s'oppose à eu-, qui signifie, lui, « bienveillant, bénéfique, bon ». Être dusnous, c'est donc avoir un esprit tourné vers le malheur, c'est-à-dire être « malveillant ».
Glaucon affirme donc que lui et les autres interlocuteurs de Socrate sont à la fois capables de faire preuve de jugement et de lui faire confiance si besoin est, et qu'ils sont dans une attitude bienveillante à son égard. (<==)

(14) Socrate utilise par deux fois le même adjectif philos, une première fois à propos des interlocuteurs potentiels d'une telle discussion, qu'il suppose dans cette première hypothèse phronimois (sensés) te kai philois, et une seconde fois à propos des sujets de discussion, qu'il qualifie de megistôn (les plus grands/importants) te kai philôn. La traduction usuelle de philos par « ami » conviendrait ici dans le premier cas, pas dans le second. Et traduire le même mot grec par deux mots différents selon qu'il s'agit de personnes ou de sujets de conversation ferait perdre de vue la similitude d'expression qui existe dans le grec par rapport à un mot qui a justement une portée très large en grec et qui sert de préfixe à de nombreux mots grecs, à commencer par philosophos et philosophia, dans lesquels il s'applique justement, non à des personnes, mais à une qualité, la sophia (« sagesse »). C'est pourquoi j'ai préféré le traduire ici dans les deux cas par « qui vous sont chers », expression française qui, elle, peut s'appliquer aussi bien à des personnes qu'à des sujets de conversation. (<==)

(15) Le vocabulaire utilisé par Socrate dans cette réplique pour parler du risque de s'écarter de la vérité est très « physique » et imagé. On y trouve quatre fois en quelques lignes des mots construits sur la racine du verbe sphallein, dont le sens premier est « faire glisser, faire tomber, renverser » et au moyen/passif « trébucher, glisser, tomber, être renversé », et, à partir de là, dans des sens plus figurés, « échouer, se tromper ». La première apparition d'un terme de cette famille se trouve dans la première partie de la phrase, celle qui évoque l'orateur connaissant la vérité et parlant à un auditoire ami, pour qualifier cette situation de asphales (450e1), c'est-à-dire de situation dans laquelle on ne risque pas de tomber, donc « sans risques ». Par contraste, la situation mise en regard où l'on parle sans être sûr de soi et en cherchant la vérité est dite sphaleron (451a1), c'est-à-dire dans laquelle on risque de glisser, de se tromper, et par suite « dangereuse, incertaine », que j'ai traduit par « casse-gueule » pour insister sur l'image qui est à la racine du verbe. Dans l'explication du caractère sphaleron d'une telle situation, Socrate emploie deux fois le verbe sphallein lui-même : une première fois pour décrire le risque que l'on court : sphaleis tès alètheias (451a2 ; « en glissant à l'écart de la vérité », sphaleis est le participe aoriste passif au nominatif masculin singulier de sphallein), une seconde fois pour dire que de tels sujets sont ceux sur lesquels il est le moins permis de sphallesthai (451a4 ; « glisser », ou encore, pour rester dans le langage populaire que j'ai utilisé pour traduire sphaleron, « se casser la gueule »). Cette image de l'erreur envisagée comme un véritable « cassage de gueule » est encore renforcée par l'utilisation du verbe keisthai pour décrire le résultat du fait de glisser à l'écart de la vérité (keisomai en 451a3, première personne du singulier de l'indicatif futur moyen de keisthai), verbe dont le sens premier est « être couché, être étendu », parfois même dans le sens de « être étendu mort, être enseveli ». Bref, le risque qui pointe à l'horizon d'une telle recherche, si elle manque la vérité, c'est bien la « mort », et non pas seulement la mort individuelle, mais la mort collective, sinon du corps, du moins de l'âme. (<==)

(16) Adrastée est une déesse dont le nom signifie « inévitable » et qui se confond plus ou moins avec Némésis, la déesse qui punit implacablement tout orgueil exagéré, tout excès par lequel l'homme se prendrait pour un dieu. L'expression proskunein tèn Adrasteian employée ici par Socrate est une manière de conjurer la jalousie des dieux en faisant acte d'humilité devant la gardienne du respect qui leur est dû. (<==)

(17) Socrate ne parle pas ici du beau, du bon et du juste dans l'abstrait, mais de nomimôn qui méritent ces qualificatifs. Ta nomima est la forme substantivée du neutre de l'adjectif nomimos, qui signifie « conforme aux nomoi », c'est-à-dire « aux lois, aux usages ». Ta nomima, c'est donc plus spécifiquement que les lois, les usages, en tant que recueils écrits ou transmis oralement, les comportements qui sont conformes à ces lois et à ces usages. Socrate est donc ici dans le concret, pas dans l'abstraction, il s'intéresse aux comportements individuels, pas aux idées. (<==)

(18) La fin de la phrase est en grec hôste eu me paramuthèi. Il me semble, au rebours de ce qu'explique Leroux dans la note ad loc à sa traduction de la République pour la collection GF Flammarion, que ces quelques mots, venant conclure un développement où Socrate explique que tromper ses interlocuteurs, même involontairement, sur les usages conformes à la véritable justice constituerait une faute pire que de les tuer, et qu'il vaudrait donc mieux réserver ce traitement à ses ennemis, doivent s'entendre comme dits sur un ton ironique, avec le eu, dont le sens usuel est « bien, à juste titre », utilisé par antiphrase. Il faut lui supposer le ton que prendrait quelqu'un qui vient de faire avec des amis qu'il avait invités chez lui un repas copieusement arrosé pour répondre à ses invités le pressant de les raccompagner chez eux en voiture pour leur éviter une marche à pieds de nuit, au terme d'un développement sur les dangers de la conduite en état d'ivresse : « Alors bravo pour la suggestion ! » Et on pourrait presque traduire ces derniers mots de Socrate par « Alors bravo pour l'exhortation ! » (<==)

(19) Le mot grec que je traduis par « rôle » est drama, substantif dérivé du verbe dran, qui signifie « agir », par opposition à « reste inactif », aussi bien que par opposition à « subir », ou encore « accomplir ». Le sens premier de drama est donc « action », et c'est à partir de ce sens général que le mot en vient à désigner l'action qui se déroule sur la scène du théâtre, et par extension la pièce de théâtre qui expose cette action, et prend donc le sens qu'a aujourd'hui sa transposition en français dans le mot « drame ». L'utilisation de ce mot par Socrate montre qu'il est conscient du fait qu'il est en train de composer en discours une sorte de pièce de théâtre mettant en scène sa cité idéale, mais il me semble malgré tout que traduire, ou plutôt transcrire, drama par « drame », comme le font certains traducteurs (Chambry, Pachet), restreint les résonnances de ce terme en grec, en privilégiant la connotation théâtrale, et qui plus est en l'orientant vers une compréhension « dramatique » (un « drame » aujourd'hui en français est quelque chose qui se termine mal) que je ne pense pas qu'avait le grec de Platon. C'est pour garder malgré tout l'allusion au théâtre que je préfère la traduction par « rôle », un peu plus éloignée du grec, mais qui me semble bien rendre ce que Socrate a en tête.
On notera par ailleurs que Socrate explicite chacun des deux dramata par un adjectif, et non par un complément de nom, comme je l'ai fait dans ma traduction : andreion d'une part, gunaikon d'autre part, c'est-à-dire à proprement parler « masculin » et « féminin ». Mais s'il n'y aurait aucun problème à parler en français d'« activité masculine » et d'« activité féminine », les expressions « rôle masculin » et « rôle féminin » trahiraient le texte, d'où ma traduction par « rôle des hommes » et « rôle des femmes ». (<==)

(20) Le mot grec ici traduit par « êtres humains » est anthrôpois, datif pluriel de anthrôpos, qui désigne l'homme en tant qu'espèce, sans distinction de sexe, au contraire de anèr, dont dérive l'adjectif andreion utilisé dans la phrase précédente, qui désigne l'homme de sexe masculin par opposition à gunè, la femme, dont dérive l'adjectif gunaikon utilisé aussi dans la phrase précédente. Comme on va retrouver à la fin de cette réplique le mot anèr (que je traduis alors par « homme ») pour faire allusions aux individus de sexe masculin, il n'est pas possible ici de traduire les deux mots par le même mot français « homme », alors qu'il est clair que Platon a été très attentif au choix des termes pour distinguer ce qui relève de l'espèce « homo sapiens » et ce qui concerne les individus de cette espèce d'un sexe ou de l'autre pour nous présentant un Socrate qui essaye justement de lutter contre les idées reçues sur la séparation des sexes dans des domaines où elle n'a pas lieu d'être. Donc, ce que dit Socrate dans la suite de cette phrase s'applique indifféremment aux hommes et aux femmes et nous montre, au cas où nous ne l'aurions pas compris, que tout ce qu'il a dit auparavant de l'éducation des gardiens ne s'appliquait pas qu'aux garçons, aux « mâles » (andres), mais indifféremment aux garçons et aux filles. Et c'est bien ce qu'il va préciser, justifier et développer dans la suite de la discussion. (<==)

(21) C'est ici encore le mot trophè, dont il a été question dans la note 12, qui est utilisé par Socrate et que je traduit par « élevage », même si cette traduction peut paraître surprenante lorsqu'il est questions d'être humains. Mais je ne veux pas, à quelques lignes d'intervalle, traduire différemment le même mot, surtout au moment où l'on va entrer dans une analogie avec les animaux lorsqu'il va être question des chiens de garde. Dans cette section, je continuerai donc autant que possible à rester dans le registre de l'« élevage » pour traduire trophè, qui peut s'appliquer aussi bien aux animaux qu'aux hommes (si, en français, « élevage » est réservé aux animaux et ne s'emploie pas pour des enfants, on dit par contre sans problèmes qu'on « élève » un enfant), et, quand cela est possible, à réserver le registre de l'« éducation » pour traduire paideia, qui, lui, ne concerne que les hommes (voir justement la note 12 pour un contre-exemple et la justification d'une traduction différente). (<==)

(22) En l'absence de substantif explicite dans cette réplique de Socrate, ou de pronom dont le genre pourrait nous aider à déterminer qui est visé ici, la seule indication grammaticale provient du participe présent apodidontes (« donnant »), qui est un masculin pluriel. C'est donc forcer le texte que de traduire « attribuons aux femmes le même naturel et la même éducation qu'aux hommes » (Chambry, Budé) ou « ...en attribuant aux femmes un mode de naissance et un élevage similaires » (Pachet, Folio essais). En fait, Socrate n'est pas encore ici en train de parler spécifiquement des femmes, mais propose de se laisser guider (akolouthômen, « suivons, laissons-nous conduire ») par une image introduite par le mot agelès (« troupeau ») de sa réplique précédente, qui parlait des hommes en tant que « gardiens d'un troupeau », en utilisant un terme qui évoque le bétail, les animaux, et non les humains (anthrôpoi) dont il était question au début de la réplique. Le masculin renvoie donc ici à ces « gardiens (phulakas) », mot qui, grammaticalement, peut être aussi bien masculin que féminin mais qui, en l'absence d'article qui aurait levé l'incertitude, doit néanmoins être pensé ici au masculin du fait qu'il s'appliquait à des andras, des « hommes » de sexe masculin. Socrate ne dit donc pas ici qu'il propose de donner aux femmes la même éducation qu'aux hommes, mais qu'il va s'inspirer de la manière dont on produit (genesin) et élève (trophèn) des gardiens de troupeaux (de bétail), par exemple des chiens, comme va le montrer sa prochaine réplique, pour suivre d'aussi près que possible cet exemple pour le cas des gardiens de la cité, dont on verra alors s'il est pertinent de n'y inclure que des mâles. C'est pourquoi le terme qu'il emploie pour parler de cette similitude est paraplèsian, mot qui ne désigne pas l'identité (comme pourrait le laisser croire le « même » de Chambry), mais une simple ressemblance plus ou moins approchante, cette idée de proximité étant impliquée par le préfixe para- (« du côté de ») tout autant que par la racine plèsios, qui signifie « proche, voisin ». L'approche de Socrate va donc consister à prendre pour point de départ un exemple qui nous éloigne des humains, pour nous permettre, en nous obligeant à oublier les idées reçues, de nous demander, sur diverses questions relatives aux gardiens, ce qui justifierait rationnellement de ne pas faire la même chose dans un cas et dans l'autre, pour les gardiens de troupeaux et pour les gardiens de la cité. (<==)

(23) En grec, les mots rendus par « les unes..., les autres... », tas men..., tous de..., sont sans ambiguïté, puisque tas est un féminin pluriel et tous un masculin pluriel. Il y a donc bien opposition entre les femelles d'un côté, les mâles de l'autre. Mais en français, si « les unes » est non ambigu et ne peut désigner que les /des femelles, « les autres » peut aussi bien être masculin que féminin, et ne permet donc pas de savoir si l'opposition est entre les femelles et les mâles ou entre certaines femelles et d'autres. C'est pour cela que j'ai ajouté entre crochets « les femelles » et « les mâles », qui ne sont pas dans le texte. (<==)

(24) Les mots grecs que j'ai traduits par « rester enfermées à l'intérieur de la maison » sont oikourein endon. Le verbe oikourein est construit sur la racine oikos, qui signifie « maison, habitation », et il peut aussi bien signifier « garder la maison » que « rester à la maison ». C'est un terme relativement rare, dont c'est la seule occurrence dans les dialogues. Il a sans doute été choisi par Platon parce qu'il ouvre plusieurs perspectives : dans un premier temps, il semble être un terme appliqué aux femmes, pour dire qu'elles s'occupent exclusivement des tâches ménagères à la maison et ne se mêlent pas des affaires publiques de la cité, qu'on transpose aux chiennes ; mais, appliqué aux chiennes, il prend une autre résonnance en suggérant qu'il y aurait d'un côté des chiens de garde pour les troupeaux aux champs et de l'autre les chiennes de garde pour la maison (en prenant oikourein dans le sens de « garder la maison, veiller sur elle »), espérant sans doute que le ridicule de cette suggestion implicite, choisir ce qu'il gardera en fonction du sexe de l'animal, fera mieux prendre conscience à ses interlocuteurs du ridicule de la répartition des rôles entre hommes et femmes. (<==)

(25) « Les troupeaux en train de paître » traduit le grec poimnia, qui a pris ici la place d'agelè. Poimnia est le pluriel d'un mot, poimnion, qui est le diminutif formé à l'aide du suffixe-ion sur poimnè, mot signifiant « troupeau paissant », et tout particulièrement « troupeau de mouton ». Un poimnion, c'est donc un petit troupeau, ou un troupeau de petit bétail, et en particulier un petit troupeau de moutons. Ce terme est donc dépréciatif par rapport à agelè, et traduit sans doute une certaine ironie de la part de Socrate : pour faire pendant au oikourein appliqué aux femelles (chiennes et femmes, voir note précédente), il compare les hommes qui se prennent au sérieux dans leurs activités politiques à des gardiens de troupeaux de moutons paissant paisiblement dans des pâturages ! Les femelles garderaient la maison et, dans leur impuissance supposée (hôs adunatous), s'occuperaient en fait de la tâche primordiale de l'éducation des jeunes, pendant que les mâles se donneraient beaucoup de peine (ponein) pour veiller sur des moutons paissant paisiblement aux champs et prêts à les suivre comme... des moutons !... (<==)

(26) Lorsqu'il parle de l'éducation des gardiens à la fin du livre II et au livre III, Socrate propose un programme qui inclut la gumnastikè pour le corps et la mousikè pour l'âme (République, II, 376e3-4), chacun de ces deux termes étant à prendre dans un sens beaucoup plus large que leur transposition en français , « gymnastique » et « musique ».
La mousikè (sous-entendu technè), c'est au sens premier ce qui a trait aux arts des Muses, qui incluent bien d'autre chose que la musique au sens moderne, puisqu'on y trouve aussi le théâtre, tragédie et comédie, la poésie, la danse, l'histoire et l'astronomie. En fait, au temps de Socrate et Platon, être mousikos voulait simplement dire être cultivé, instruit, avoir reçu une éducation libérale et pas seulement une formation pratique à tel ou tel métier.
Quant à la gumnastikè (sous-entendu technè), désignée par un mot formé sur la racine gumnos, qui signifie « nu », elle désigne tous les exercices physiques qui, à Athènes au temps de Socrate et Platon, se pratiquaient nu, dont la lutte, la course à pieds, avec ou sans armes, etc.
Sauf à employer de longues périphrases, il est difficile de traduire ces deux termes sans en restreindre le sens. Je me résigne toutefois à les traduire par « musique » et « gymnastique » après avoir prévenu le lecteur par cette note qu'il faut garder présent à l'esprit que, pour Platon, ces mots ont un sens beaucoup plus large que celui qu'ils ont en français. (<==)

(27) Le mot grec que je traduis, dans ce contexte où il est question d'enseignement, par « disciplines » (au sens scolaire) est techna, dual de technè, mot (féminin) qui est à la racine des mots français de la famille de « technique », mais qui a en grec un sens beaucoup plus large, englobant toutes les activités manuelles, et qui peut signifier aussi bien « métier » que « habileté (à faire quelque chose) » ou « art », et peut se généraliser à des activités intellectuelle. En fait, c'est le mot qui est sous-entendu dans les substantivations au féminin d'adjectifs associés à des activités de toutes sortes, comme dans hè mousikè (« la musique », c'est-à-dire l'art de ce qui a rapport aux Muses, cf. note précédente), hè rhètorikè (« la rhétorique », c'est-à-dire l'art de ce qui a rapport avec les orateurs), hè politikè (« la politique », c'est-à-dire l'art politique), hè dialektikè (« la dialectique », c'est-à-dire l'art du dialogue), etc. (<==)

(28) On trouve dans cette réplique toute une série de termes construits sur la racine gumnos, dont le sens premier, comme je l'ai dit à la note 26 à propos de la gumnastikè, est « nu », à commencer par ce mot lui-même, qui, sous la forme gumnas appliqué aux femmes, ouvre la description de ce qui est le plus risible. Mais il n'est pas possible de rendre en français le fait que c'est de cette racine que dérive le mot gumnastikè, transposé dans le français « gymnastique », qui désignait au départ en grec les exercices physiques qui se pratiquaient nu. Socrate ne fait donc ici que prendre au pied de la lettre ce que signifiait gumnastikè, dont il a fait l'une des deux disciplines majeures de la formation des gardiens, en s'appuyant sur les usages en vigueur de son temps dans les palestres (palaistra, mot dérivé de palaiein, « lutter », qui désignait à l'origine des écoles où l'on s'entraînait à la lutte, et par extension à toutes sortes d'exercices physiques) et les gymnases (gumnasion, espace public pour la pratique des exercices physiques). Outre gumnos lui-même, on trouve aussi le verbe gumnazein (au sens premier « se mettre nu (pour pratiquer des exercices physiques) ») dans le participe présent gumnazomenas (« s'entraînant ») appliqué aux femmes et complété dans le grec par l'adjectif redondant gumnas, et le dérivé philogumnastôsin, appliqué aux vieillards ridés à la fin de la réplique, que j'ai traduit par « aiment s'exercer nus », ainsi que gumnasion, qui prend la place de palaistra lorsqu'il est question de ces vieillards, les palestres étant effectivement réservées aux jeunes. Tout est donc fait pour que l'on prenne bien conscience que gymnastique implique nudité. (<==)

(29) « ...des gens distingués » traduit le grec tôn charientôn, génitif pluriel substantivé de l'adjectif charieis, qui signifie « gracieux, élégant, de bon goût ». et qui, ainsi substantivé au pluriel, peut s'opposer à hoi polloi, « le grand nombre », c'est-à-dire « la foule, le commun des mortels ». Hoi charientes, ce sont donc les gens qui se distingue du reste de la foule par leurs bonnes manières, leurs goûts raffinés, etc. (<==)

(30) Le texte grec que je traduis par « ne pas faire ce qui leur est propre » est mè ta hautôn prattein, c'est-à-dire la négation de ce que Socrate a présenté quelques pages auparavant comme la « définition » de la justice : ta hautou prattein (IV, 433a8-9), que l'on traduit en général par « s'occuper de ses propres affaires », mais qu'il vaudrait mieux traduire par « faire ce qui vous revient en propre ». Socrate, non sans une pointe d'ironie, semble donc ici en train de proposer qu'on demande aux gens distingués de faire le contraire de ce qu'il considère comme la justice ! C'est que ces gens qui se croient distingués ne sont pas les citoyens de la cité idéale et se sont fixés eux-mêmes leurs tâches, en particulier celle de censeurs des mœurs et de conservateurs des traditions. En utilisant la même formulation ouverte que dans sa définition de la justice, ce qu'il leur demande en fait, c'est de ne pas agir comme à leur habitude, de ne pas se comporter de la manière qui est la leur en général, en critiques de toute innovation qui remettrait en cause leur train-train quotidien. (<==)

(31) Pour les Grecs, les « Barbares » (barbaroi), ce sont tous ceux qui ne parlent pas le grec et dont les paroles sonnent donc à leurs oreilles comme une suite de borborygmes indistincts, une succession de « bar...bar... » (nous dirions « bla...bla... »). (<==)

(32) Les charientes de la précédente réplique (voir note 29) sont devenus ici des asteioi, qualifiés d'un adjectif, asteios, dérivé du nom astu, qui désigne la ville, la zone urbanisée, par opposition à la campagne. Le sens premier d'asteios est donc « de la ville », c'est-à-dire « urbain, civilisé, policé, cultivé, élégant » par opposition au caractère rustre et grossier qui est supposé être celui des paysans. Astu est l'équivalent grec du latin urbs, et donc asteios est l'équivalent grec du latin urbanus, qui a été transposé dans le français « urbain », qui a conservé, parmi d'autres, cette nuance de sens, en lien avec le substantif « urbanité », synonyme de « courtoisie ». (<==)

(33) Cette réplique pose quelques problèmes textuels sans doute liés à sa structure grammaticale, qu'il est possible de résoudre, me semble-t-il, si l'on s'attache aux symétries qui y apparaissent.
Le texte grec de la réplique donné par Burnet (OCT) est le suivant (j'ai supprimé la ponctuation, qui n'existait pas du temps de Platon) :
All' epeidè oimai chrômenois ameinon to apoduesthai tou sugkaluptein panta ta toiauta ephanè kai to en tois ophthalmois dè geloion exerruè hupo tou en tois logois mènuthentos aristou kai touto enedeixato hoti mataios hos geloion allo ti hègeitai è to kakon kai ho gelôtopoiein epicheirôn pros allèn tina opsin apoblepôn hôs geloiou è tèn tou aphronos [452e] te kai kakou kai kalou au spoudazei pros allon tina skopon stèsamenos è ton tou agathou
Chambry (Budé) met entre crochets les mots kai kalou au vers la fin de la réplique (452e1), qui figurent dans la plupart des manuscrits, et ne les traduit pas.
Je propose de lire la réplique comme une seule phrase en l'organisant ainsi (pour la dernière partie, la suite de cette note expliquera ce qu'il en est des parties colorées entre parenthèses, qui ne sont ajoutées dans un premier temps que pour rendre plus sensible la symétrie entre les deux dernières périodes, sur lesquelles portent les incertitudes du texte grec, et que ne perçoivent pas la plupart des traducteurs) :

All' epeidè oimai chrômenois ameinon to apoduesthai tou sugkaluptein panta ta toiauta ephanè
Mais, à partir du moment où, je pense, il apparut à ceux qui s'adonnaient à toutes les [activités] de ce genre qu'il valait mieux se dévêtir que s'envelopper [de vêtements]
 
kai
et
  to en tois ophthalmois dè geloion
ce qui était tout à fait risible dans les yeux
  exerruè hupo
s'écoula devant
 
    tou en tois logois mènuthentos aristou
ce qui se révélait le meilleur dans le raisonnement
kai
et
touto enedeixato hoti mataios
cela prouva qu'est fou
 
    hos geloion allo ti hègeitai è to kakon
qui juge risible quoi que ce soit d'autre que ce qui est mauvais
kai
et
   
    ho gelôtopoiein epicheirôn pros allèn tina opsin apoblepôn hôs geloiou è tèn tou aphronos te kai kakou
celui-là cherchant à faire rire en regardant comme risible quelque autre spectacle que celui de l'insensé et du mauvais
  kai
et
 
    (ho hôs) kalou au spoudazei(n) (epicheirôn) pros allon tina skopon stèsamenos è ton tou agathou
(celui-là) au contraire (cherchant à) faire preuve de sérieux en se fixant (comme) beau quelque autre objectif que celui du bon 

La phrase s'ouvre sur la prise en compte d'un fait d'expérience constaté : ephanè, « il fut rendu clair, il apparut » (du verbe phainesthai, dont le participe présent neutre phainomenon est à la racine du mot français « phénomène »). Et ce qui est rendu clair par la pratique est qu'il est meilleur (ameinon) de se dévêtir que de rester habillé pour pratiquer les exercices gymniques (compte tenu du type de vêtements que portaient les grecs d'alors, qui n'étaient pas des vêtements cousus serrés au corps, mais de simples drapés tenus aux épaules et à la taille par des fibules, sortes d'épingles ou d'agrafes). Socrate décrit ensuite d'une part la conséquence pratique de cette constatation, qui conduit à un changement des mentalités, et d'autre part la conclusion générale plus théorique que l'on peut tirer de cet exemple particulier, chacun de ces deux temps étant introduit par un kai (« et »).
La conséquence pratique est décrite dans une formule qui oppose ce qui se passe en tois ophtalmois (« dans les yeux ») à ce qui se passe en tois logois (« dans le raisonnement/dans la raison ») en utilisant un langage imagé qui constitue une discrète allusion à la théorie du mobilisme universel d'Héraclite (résumée par Simplicius dans la formule panta rhei, « tout coule/s'écoule ») à travers l'usage du verbe exerruè, troisième personne du singulier de l'aoriste 2 indicatif du verbe ekrein, formé par adjonction du préfixe ex- (« hors de ») au verbe rhein (« couler ») utilisé dans la formule panta rhei. Ce que dit cette formulation par Socrate, c'est que les images de corps dévêtus qui se forment dans les yeux sous l'effet du flux de lumière qui y entre y prennent un caractère risible (geloion) tant que la raison, le logos, ne s'en mêle pas pour révéler (mènuthentos, participe aoriste passif de mènuein, « indiquer, révéler ») que se dévêtir est le meilleur (aristou) pour pratiquer de tels exercices, et que devant les arguments du logos, le caractère risible de ces images « s'écoule hors (exerruè) » des yeux. En d'autres termes, il oppose ce qui se passe lorsqu'on en reste au niveau de l'impression sensible produite par le flux qui en est à l'origine (dans notre cas la lumière qui entre dans les yeux) a ce qui se passe lorsqu'on dépasse ce niveau de perception immédiate et qu'on fait appel au logos, en suggérant que certains caractères associés à nos perceptions sensibles sont en quelque sorte produits au niveau même des organes de nos sens (l'expression en tois ophtalmois, avec la préposition en, qui signifie « dans »), sans intervention de la raison, et que la réflexion faisant appel au logos permet de les en chasser en les faisant en quelque sorte « s'écouler » hors de nous comme des larmes de nos yeux.
La généralisation que fait Socrate à partir de cet exemple porte sur la détermination de ce qui peut a juste titre, c'est-à-dire au regard de la raison, être qualifié de geloios (« risible, ridicule »). Elle occupe toute la seconde moitié de la réplique et décrit le comportement de ceux qui, du fait de ce qu'ils trouvent risible, sont qualifiés au moyen de l'adjectif mataios qui marque l'exact milieu de la réplique (autant de lettres jusqu'à lui qu'après : 350 lettres au total dans la réplique, 175 jusqu'à mataios inclus) et signifie « vain, inutile, sot, qui se trompe, fou », voire « impie » ou même « criminel ». Elle se déploie en deux temps séparés par un kai (« et »), le premier, relativement synthétique, affirme que n'est geloion (« risible/ridicule ») que ce qui est kakon (« mauvais »), le second développant en deux périodes symétriques et opposées séparées par un kai... au (« et... au contraire ») ce que posait simplement le premier. Or c'est justement la partie de phrase contestée par Chambry (kai kalou au) qui articule cette opposition. En fait la difficulté vient de ce que la symétrie entre les deux formulations opposées n'est pas parfaite dans la mesure ou l'ordre des termes qui se répondent n'est pas le même de part et d'autre et qu'il manque dans la seconde deux ou trois mots qu'on peut supposer sous-entendus. C'est pour mettre en évidence ce fait que j'ai mis en bleu dans le premier membre les termes qu'il faudrait supposer sous-entendus dans le second, et que je les ai ajoutés dans le second en bleu entre parenthèses. Ceci étant fait, il reste un problème pour que la symétrie soit parfaite à l'ordre des éléments près (mais le grec est beaucoup plus flexible que le français sur l'ordre des éléments dans la phrase), c'est le temps du verbe spoudazei (« il fait preuve de sérieux », 3ème personne du singulier de l'indicatif présent actif de spoudazein), qui répond à gelôtopoiein (« faire rire », infinitif présent actif). La première idée qui vient à l'esprit, lorsqu'on voit qu'il ne manque qu'une lettre à spoudazei pour en faire un infinitif présent actif, le nu final (en rouge dans le texte ci-dessus), c'est que cette lettre a disparu suite à une erreur de copiste. Si en effet la phrase concerne dans les deux cas ho epicheirôn... (mot à mot « le cherchant à... », à faire rire d'un côté, à prendre au sérieux de l'autre), explicite la première fois, sous-entendu la seconde, c'est bien un infinitif qui doit compléter dans les deux cas epicheirôn pour préciser ce qu'il cherche à faire. Mais en s'attachant maintenant au sens et non plus à la pure symétrie stylistique, on peut aussi penser qu'il n'y a pas d'erreur et qu'il s'agit là d'une figure de style de la part de Platon, si l'on remarque que dans le premier membre de l'opposition, il est question de gelôtopoiein, de faire (poiein) rire, donc d'une action, ou plus exactement d'une réaction, que l'on cherche à provoquer chez les autres, et donc sans garantie de succès, ce qui justifie l'introduction de ce verbe par epicheirôn, « cherchant à », alors que dans le second membre de l'opposition, il s'agit de spoudazein, de « faire preuve de sérieux », ce qui ne dépend que de soi et ne nécessite plus le epicheirôn. Par contre, dans ce cas, pour faire pendant à gelôtopoiein epicheirôn considéré comme un tout, on attendrait spoudazôn, un participe présent comme epicheirôn. Il faut donc supposer une rupture de construction (anacoluthe) pour justifier le spoudazei, ce qui n'est pas inenvisageable de la part de Platon. Finalement, étant entendu que le ho initial est le mot qu'il est le plus facile de supposer mis en facteur commun pour les deux membres de l'opposition, il ne reste plus que la place différente dans le séquencement de chaque membre du hôs geloiou dans le premier et du (hôs) kalou qui lui répond dans le second et le fait que le hôs ne soit pas répété qui peuvent surprendre. On peut expliquer ceci par le souci de Platon de rapprocher les termes kakou (mauvais) et kalou (beau), qui ne diffèrent que par une lettre, au centre logique de cette opposition dont ils sont les deux pôles : kakou termine le premier membre et kalou ouvre le second aussitôt après le kai (« et ») qui sert d'articulation et avant le au (« au contraire ») qui marque l'opposition, et cette belle symétrie centrale aurait été gâchée par la répétition du hôs.
Que ce soit ici kalon, « beau », qui fasse pendant à kakon, « mauvais », et non pas « bon (agathon) », s'explique par le fait qu'on est ici dans un problématique de « spectacle », avec en arrière-plan les auteurs de comédies dont il a été question à la fin de la réplique précédente et qui se cachent encore derrière l'idée de gelôtopoiein, de « faire rire », et que le beau est pour le Socrate de Platon la trace sensible, visible, du bon. En fait, ce qu'il faut prendre au sérieux, c'est le kalos k'agathos, le « bel et bon », et, dans la construction retenue par Platon, kalos et agathos enserrent le second terme de l'opposition, kalou l'ouvrant et agathou venant à la fin et kalou est rapproché physiquement de kakou (par sa place dans le séquencement des mots) alors que agathou l'est logiquement, puisque c'est lui qui fait pendant au aphronos te kai kakou dans la section de phrase introduite dans chaque cas par pros allèn/allon tina... è... (« quelque autre... que.. »).
Notons pour terminer que le aphronos (« insensé »), qui romps quelque peu la symétrie entre les deux membres opposés (deux adjectifs, aphronos te kai kakou, dans le premier membre, un seul dans le second, agathou), est là pour faire écho à l'opposition entre ce qui se passe en tois ophthalmois (« dans les yeux ») et ce qui se passe en tois logois (« dans les raisonnements ») qui a précédé : trouver risible, ridicule, quelque chose que la raison, le bon usage de notre phrèn, si nous y faisons appel, nous montre comme bon, c'est montrer que l'on n'a justement pas fait appel à notre aptitude à produire des raisonnements (logoi), à notre phrèn, et que donc nous sommes aphrôn. Et ce qui est justement risible, c'est la vue d'un homme doué de raison se comportant comme un âne. Cette opposition entre deux manières de « regarder » est encore renforcée par le choix du vocabulaire dans le reste de ces deux membres de phrase : Socrate oppose opsin, la « vue » au sens le plus immédiat du terme, désignant l'un des cinq sens (le même mot peut aussi signifier « œil », et aussi ce que l'on voit, l'« apparence extérieure » ou encore le « spectacle »), à skopon, l'« objectif », le « but », terme d'action dérivé du verbe skopein, qui signifie « observer, considérer », et aussi « envisager, avoir en vue », et finalement « examiner, juger, réfléchir à », impliquant donc un regard qui fait appel à la réflexion et au jugement. Et d'un côté il est question de opsin apoblepôn, de « regarder un spectacle », de manière purement passive, apoblepein signifiant « jeter les yeux sur », « avoir les yeux fixés sur », et n'évoquant donc rien de plus que le simple regard, alors que de l'autre côté, on parle de skopon stèsamenos, de « se fixer un objectif », en employant un verbe au moyen, histasthai, qui évoque une idée de stabilité, de solidité. Bref, d'un côté on est dans le flux des sensations brutes exploitées pour le plaisir immédiat qu'elles peuvent provoquer (faire rire) et de l'autre dans la stabilité que donne une réflexion qui se fixe comme objectif l'idée du bien. (<==)

(34) « Quelqu'un qui aime s'amuser » traduit le grec tis philopaismôn. L'adjectif philopaismôn renvoie à la racine pais, « enfant » et au verbe paizein qui en dérive et signifie au sens premier « faire l'enfant », c'est-à-dire « s'amuser, plaisanter », et est construit comme philosophos et de nombreux autres mots commençant par philo- qui désignent les amateurs, les amis, les amoureux (selon le degré de force que l'on donne à philo-) de ce dont il est question après ce préfixe. Être philopaismôn, c'est donc aimer jouer, plaisanter. Opposé ici à spoudastikos, qui signifie « sérieux », il qualifie quelqu'un qui ne prendrait pas le débat au sérieux et ne l'entreprendrait que par goût du jeu, pour le plaisir de la contradiction, et non pas pour en tirer des conséquences sur sa manière de voir et d'agir. (<==)

(35) Le mot ici traduit par « opinion » est logou. On a ici un exemple de la richesse de sens de ce mot, qui peut ici aussi bien faire référence au « discours » que tiendrait l'opposant qu'au « raisonnement » qu'il développerait ou aux « paroles » qu'il prononcerait. En fait, si l'on replace le mot dans son contexte immédiat, ce dont parle Socrate, c'est ta tou heterou logou, mot à mot « les de l'autre logos » : les quoi ? À nous de le deviner ! Et pour tout arranger, Socrate emploie dans le reste de la phrase des termes imagés qui oscillent entre l'analogie judiciaire et l'analogie guerrière. Initialement, dans la réplique précédente, il a été question d'amphisbètèsis, mot que j'ai traduit par « débat contradictoire », et d'amphisbètèsein, le verbe correspondant, dont le sens premier est « aller chacun de son côté », c'est-à-dire « être en désaccord » et de là « disputer, contester, discuter », en particulier, dans un contexte judiciaire, devant un tribunal. Dans notre réplique, on retrouve le vocabulaire judiciaire dans le terme erèma, que j'ai traduit par « sans défenseur », mais dont le sens premier est « seul, isolé » (en parlant de personnes) ou encore « vide, désert » (à propos d'un lieu, par exemple), mais qui peut aussi, dans un contexte judiciaire, qualifier un procès tenu en l'absence d'une des deux parties (d'où ma traduction). Mais le verbe utilisé dans ce membre de phrase est poliorkesthai, passif de poliorkein, qui signifie « assiéger (une ville) », ce qui nous oriente vers l'analogie guerrière (après tout, le sujet dont il doit être question, c'est la participation des femmes à la guerre !) C'est pour rester à mi-chemin entre ces deux registres que j'ai parlé de « positions » pour ce qui est sous-entendu par le ta de ta tou heterou logou, et « défenseur », terme qui peut aussi bien faire penser à un siège qu'à un procès, dans ma traduction de erèma. (<==)

(36) Socrate met dans la bouche de son opposant la formulation suivante :
hômologeite dein kata phusin hekaston hena hen to hautou prattein, mot à mot
« vous avez convenu falloir en suivant nature chaque un une la [chose] à soi-même pratiquer »,
en la lui faisant présenter comme un renvoi à ce qui avait été dit au début de la fondation de la cité « idéale », c'est-à-dire à République, II, 369b, sq., où l'on trouve la première formulation de ce principe de spécialisation dans un contexte où Socrate explique que l'homme ne peut seul pourvoir à tous ses besoins et imagine pour commencer un petit groupe de quatre ou cinq personnes susceptibles chacune de pourvoir à l'un des besoins fondamentaux des hommes : un laboureur pour l'alimentation, un maçon pour le logement, un tisserand pour les vêtements, auquel il ajoute un cordonnier pour les chaussures. La formulation employée alors est :
(1) hena hekaston toutôn dei to hautou ergon apasi koinon katatithenai,
« chacun de ceux-ci doit proposer son propre ouvrage comme commun à tous » (369e2-3).
La suite de la conversation met en évidence que justement, l'expérience montre que tous les hommes n'ont pas les mêmes aptitudes, que
(2) hèmôn phuetai hekastos ou panu homoios hekastôi, alla diapherôn tèn phusin, allos ep' allou ergou praxin,
« chacun de nous ne se développe pas en tous points semblable à chaque autre, mais différant de nature, l'un en vue de la pratique d'une activité, un autre d'une autre » (370a8-b2)
et que le travail est mieux fait et plus vite
(3) hotan heis hen kata phusin kai en kairôi... prattèi,
« lorsque une personne fait une chose selon la nature et dans le temps qui convient » (370c4-5).
Ce principe de spécialisation est rappelé dans le cours de la discussion qui suit, en II, 374a-d, à propos de la fonction défensive rendue nécessaire par le risque de guerre, menant à l'introduction de la classe des gardiens de la cité, où on le trouve sous forme négative :
(4) adunaton hena pollas kalôs ergazesthai technas
« il est impossible à une personne d'œuvrer convenablement dans plusieurs métiers/domaines de compétence » (374a6)
puis en III, 394e, où il est dit :
(5) heis hekastos hen men an epitèdeuma kalôs epitèdeuoi, polla d' ou
« chacun peut s'occuper convenablement d'une occupation, mais pas de plusieurs ».
Enfin, Socrate revient sur ces principes en IV, 433a-b pour en faire la justice dans la cité, en déclarant que, comme cela a été dit antérieurement,
(6) hena hekaston hen deoi epitèdeuein tôn peri tèn polin, eis ho autou hè phusis epitèdeiotatè pephukuia eiè
« chacun devrait prendre soin d'une [seule] chose parmi celles qui concernent la cité, celle pour laquelle sa nature se serait développée de la manière la plus appropriée » (IV, 433a5-6)
avant d'ajouter que
(7) to ta hautou prattein kai mè polupragmonein dikaiosunè esti
« le fait de faire les [choses] qui vous reviennent en propre et de ne pas se mêler de tout, c'est [la] justice » (IV, 433a8-9).
Comme on le voit, la reformulation que Socrate met dans la bouche de son opposant imaginaire ne se retrouve pas telle quelle dans les propos antérieurs, mais recompose des éléments empruntés textuellement ou approximativement à l'un ou l'autre des propos cités. Certaines de ces différences sont mineures, mais d'autres méritent qu'on en prenne note. Pour ce faire, nous partirons de la dernière formulation proposée par Socrate, la plus concise, celle qu'il propose comme définition de la justice dans la cité dans l'extrait (7) ci-dessus et qui se limite à trois mots dans sa composante positive : ta hautou prattein, « faire les [choses] qui vous reviennent en propre » (le to qui précède cette proposition infinitive substantive cette maxime d'une manière qui, en français, se rendrait par des guillemets pour en faire le sujet de esti, le verbe rejeté à la fin de la phrase : « le "faire les [choses] qui vous reviennent en propre et ne pas se mêler de tout" est la justice »). Dans la phrase qui nous occupe, l'opposant imaginaire n'est pas en train de donner une définition de la justice, mais de renvoyer ses interlocuteurs à leurs propres déclarations antérieures. Le membre de phrase qui nous intéresse est donc introduit par les mots hômologeite dein..., « vous avez convenu qu'il faut... ». Sa reformulation aurait pu se limiter à hômologeite dein ta hautou prattein, « vous avez convenu qu'il faut faire les [choses] qui vous reviennent en propre », mais il veut être plus explicite et, pour ce faire, commence par ajouter un sujet à prattein, à savoir, hekaston hena, « chaque un », avec insistance sur le « un » (hena, accusatif masculin singulier de heis, « un » en tant que nombre et non pas article indéfini). Ce faisant il insiste sur le fait que le précepte s'applique à chacun pris individuellement (hena) et, puisqu'il s'applique à chacun (hekaston), qu'il s'applique à tous. Mais dans la foulée, il fait subir au précepte tel que formulé par Socrate une modification qui n'est pas aussi anodine que la première, en remplaçant le ta (neutre pluriel) de ta hautou prattein par hen to, c'est-à-dire en passant du pluriel au singulier et en insistant sur l'unicité d'activité via le hen (accusatif neutre singulier de heis). Certes, c'était bien l'esprit de ce que disait Socrate au début de la construction de la cité, lorsqu'il proposait que chaque membre de la cité n'ait qu'un métier, une seule technè (le mot technè se retrouve dans la formulation (4), au pluriel dans une formulation négative qui dit qu'une personne ne peut exercer convenablement plusieurs technas), mais, dans les formulations très ouvertes du grec qui permettent de ne pas expliciter ce dont on parle (pas plus le ta de ta hautou prattein que le hen to de hen to hautou prattein ne disent vraiment ce qu'il s'agit de prattein, de faire, et qui est hautou, « à soi-même »), un tel glissement n'est pas sans danger, car ce n'est pas tout a fait la même chose de dire que chacun doit exercer un seul métier (technè), ne doit s'occuper que d'une seule chose « d'entre celles qui concernent la cité » (voir extrait (6) ci-dessus), et de dire qu'il ne doit avoir qu'une seule activité tout court. Or la formulation retenue est ouverte sur toutes ces explicitations du hen to, et on voit poindre à l'horizon l'étape suivante du raisonnement qui pourrait être que, puisque les femmes, elles toutes et elles seules, ont la capacité spécifique de faire des enfants, ce doit être là leur seule activité, puisque chacun ne doit avoir qu'une activité selon Socrate ainsi compris par son opposant imaginaire, sans qu'on ait à se demander si faire des enfants est une technè, si c'est une activité peri tèn polin (« pour la cité ») c'est-à-dire une activité d'ordre public plutôt que privé. Dans sa formulation la plus synthétique, Socrate parlant en son nom n'avait pas été aussi loin et avait préféré garder un pluriel plus ouvert : chacun doit s'occuper de ses propres affaires et ne pas se mêler de tout. L'insistance qu'il fait mettre par son opposant imaginaire sur l'unicité doit donc nous interpeler.
Reste une autre addition à la formule synthétique de la définition de la justice, qui est de loin la plus importante, car elle nous introduit à ce qui va devenir le sujet central de la discussion, le kata phusin qui ouvre la reformulation de l'opposant immédiatement après le dein (« doit »). Certes, elle non plus n'est pas sans fondement dans les propos antérieurs de Socrate, puisqu'il est question de phusin dès l'extrait (2) ci-dessus, que l'expression textuelle kata phusin apparaît dans l'extrait (3), et que le verbe phuein dont dérive phusis est employé dans les extraits (2) (phuetai) et (6) (pephukuia eiè). Mais cette addition pose deux problèmes : le premier est de savoir comment ce kata phusin doit être compris dans la reformulation de l'opposant, c'est-à-dire à quoi il s'applique exactement, et le second, plus large, celui de savoir en quel sens il faut comprendre phusis, généralement traduit par « nature » sans qu'on se pose trop de questions, et s'il a la même signification dans les propos de Socrate parlant en son nom et dans la reformulation qu'il en donne au nom de son opposant imaginaire.
Voyons pour commencer comment le membre de phrase qui nous intéresse (hômologeite dein kata phusin hekaston hena hen to hautou prattein) est traduit par les différents traducteurs que j'ai consultés, en français :
 - Chambry (Budé) : « vous êtes convenus que chacun ne devait faire qu'un métier, celui qui est assorti à sa propre nature » (noter, par rapport à ce qui a été dit précédemment, que Chambry explicite le to de to hautou prattein en parlant de « métier », terme bien plus restrictif que celui de « tâche » utilisé par d'autres traducteurs)
 - Robin (Pléiade) : « vous conveniez que chaque individu doit, selon sa nature, accomplir une unique tâche »
 - Baccou (Garnier) : « vous mêmes en effet êtes convenus... que chacun devait s'occuper de l'unique tâche propre à sa nature »
 - Pachet (Folio Gallimard) : « vous-mêmes... étiez tombés d'accord que chacun devait s'occuper uniquement de ce qui lui revenait selon la nature »
 - Cazeaux (Livre de poche) : « sa nature dicte à chacun l'ouvrage unique qui doit être le sien » (comme à son habitude, Cazeaux ne traduit pas, mais paraphrase et réécrit)
 - Leroux (GF Flammarion) : « vous avez reconnu que chacun devait exercer uniquement les tâches qui lui convenaient en fonction de sa nature » (noter que Leroux met un pluriel, les tâches, là où le texte a un singulier)
et en anglais :
- Jowett (Internet) : « you yourselves... admitted the principle that everybody was to do the one work suited to his own nature »
- Shorey (Loeb) : « you yourselves... agreed that each one ought to mind as his own business the one thing for which he was fitted by nature »
- Bloom (BasicBooks) : « you yourselves agreed that each one must mind his own business according to nature »
- Grube/Reeve (Hackett) : « you yourselves... agreed that each must do his own work in accordance with his nature ».
On voit que la plupart des traducteurs font comme si kata phusin était lié à hautou (« selon sa nature » ou formulation équivalente) ou au moins au groupe to hautou prattein, c'est-à-dire comprennent que c'est la « nature » individuelle de chacun qui détermine l'unique tâche qu'il doit accomplir. Or il n'est pas du tout évident dans la construction de la phrase grecque que ce soit le cas. En effet, le kata phusin apparaît au début du membre de phrase, juste après le dein, alors que to hautou prattein vient à la fin et qu'entre les deux on trouve hekaston hena hen. Certes le grec est très libre sur l'ordre des mots dans la phrase, mais d'un point de vue strictement grammatical, il semble plus naturel de penser que kata phusin porte plutôt sur le dein qui le précède immédiatement et signifie qu'il est « conforme à la nature » que chacun n'exerce qu'une seule tâche, sans rien dire de la manière dont on détermine la tâche de chacun. Si en effet Socrate avait voulu insister dans sa reformulation sur le fait que c'est la « nature » de chacun qui détermine la tâche qui lui est attribuée, tout comme il insiste sur l'unicité de tâche en ajoutant hen, il aurait plutôt dit to kata tèn hautou phusin prattein. Si maintenant, au-delà de la syntaxe, on s'attache au sens et qu'on se reporte aux propos auquel renvoie l'opposant imaginaire, on peut trouver un fondement aux deux interprétations, mais pas nécessairement là où on l'attendrait. J'ai déjà signalé que l'expression kata phusin apparaît textuellement dans l'extrait (3) ci-dessus. Le problème, c'est que, dans cette réplique, elle n'a justement pas le sens qu'on voudrait lui donner ici, car elle ne porte pas sur la phusin de l'artisan qui fait le travail dont il est question, mais sur la phusin de ce travail et du produit de ce travail, comme le montre son association avec l'expression en kairôi qui signifie « dans le temps qui convient ». Ce que cherchait à dire Socrate dans l'échange dans lequel prend place l'extrait cité, c'est que, lorsqu'un artisan se consacre exclusivement à une seule activité, n'a donc qu'un seul métier, il peut faire ce que produit cette activité « dans les règles de l'art et dans le temps qui convient », que s'il ne passe pas son temps à sauter d'une activité à une autre il fera plus vite et mieux ce qui est l'objet de son unique activité, et qu'il pourra mieux respecter les règles qu'implique la nature de ce qu'il doit produire et du travail qui est nécessaire pour la produire. Un potier qui serait en même temps boulanger, et teinturier, et cuisinier courrait le risque de ne pas pouvoir respecter pour chacune de ses activités les temps impartis par la nature de chacune d'elles et de laisser cuire trop longtemps son pain pour ne pas risquer de voir la terre de potier sécher avant qu'il ait pu la tourner, ou de laisser baigner trop longtemps la toile dans la teinture pour ne pas laisser brûler les plats qu'il est en train de cuisiner, etc.
En fait, si l'on veut se limiter aux premiers échanges, puisque l'opposant imaginé par Socrate renvoie à ce qui a été dit « au début de la fondation de la cité que vous avez fondée » (en archèi tès katoikiseôs hèn ôikizete polin), pour trouver un propos de Socrate qui renvoie à la phusin individuelle de chacun, c'est en direction de l'extrait (2) qu'il faut regarder, où Socrate a remarqué que « chacun de nous ne se développe pas (phuetai) en tous points semblable à chaque autre, mais différant de nature (diapherôn tèn phusin), l'un en vue de la pratique d'une activité, un autre d'une autre » (370a8-b2 ; noter qu'en français, on perd la communauté de racine entre phuetai, traduit par « se développe », et phusin, traduit par « nature », ce qui fait perdre de vue le fait que la phusis est le résultat d'une croissance, d'un développement, ou à la rigueur le processus de développement lui-même, et non pas son seul point de départ). Mais la compréhension qui voit dans kata phusin une formule adverbiale de sens très général appliquée au verbe dein (« il faut selon la nature... », c'est-à-dire « il est dans l'ordre naturel que... ») peut se réclamer de ce qu'a dit Socrate quelques répliques plus tôt (en République, II, 369b5-7) et dont il a fait le principe (archèn, le même mot que celui qu'emploie l'opposant, qui peut aussi bien signifier « début » que « principe ») de la fondation de la cité (polin oikizein, là encore un vocabulaire très proche de celui de l'opposant), à savoir que l'homme n'est pas auto-suffisant (autarkès), ce qui l'oblige à s'associer à d'autres pour qu'ensemble, ils se partagent les tâches, chacun faisant pour lui et pour les autres ce qu'il est chargé de faire, même s'il n'a pas alors employé explicitement le mot phusis. Cette seconde interprétation est d'autant plus probable que kata phusin est effectivement le plus souvent une formule adverbiale de sens très ouvert, presque synonyme de phusei (« par nature, naturellement »), et souvent opposée à para phusin (« contre nature »), comme on peut le voir en République, IV, 444d où Socrate fait de la justice, définie juste avant comme harmonie entre les trois parties de l'âme, la santé de l'âme en précisant que, de même que « produire la santé, c'est amener les parties du corps à dominer et à être dominées les unes par rapport aux autres selon la nature (kata phusin), alors que la maladie, c'est dominer et être dominé les unes par rapport aux autres en opposition avec la nature (para phusin) »(444d3-6), de même « implanter la justice, c'est amener les parties de l'âme à dominer et à être dominées les unes par rapport aux autres selon la nature (kata phusin), alors que l'injustice, c'est dominer et être dominé les unes par rapport aux autres en opposition avec la nature (para phusin) »(444d8-11). Ce dont il est question ici, ce n'est pas de la « nature » individuelle de chacun, mais de la « nature » de l'homme en général, de la fonction qui est naturellement celle de tel ou tel organe du corps humain chez tous les individus lorsque justement il n'est pas malade, ou de telle partie de l'âme humaine lorsqu'elle se comporte comme il convient.
Ainsi compris, les propos que Socrate met dans la bouche de son opposant imaginaire restent donc globalement fidèles à ses propos antérieurs : il est dans la nature de l'homme de devoir vivre en société (dein kata phusin...) et cette vie en société suppose que chacun n'ait qu'une tâche pour le service du groupe (tout comme un organe du corps n'a qu'une fonction, pourrait-on dire). Simplement, l'opposant insiste un peu lourdement sur l'unicité d'activité dans une formule qui manque un peu de précision par rapport à des formulations plus précises de Socrate parlant de technas (« métier, technique, art », dans l'extrait (4) ci-dessus) ou d'activités peri tèn polin (« pour le bénéfice de la cité », dans l'extrait (6) ci-dessus). Mais même là-dessus, il n'est pas vraiment infidèle à Socrate car, si l'on reprend les 7 extraits ci-dessus, on verra que les référence à la phusis propre de chacun ne se trouvent que dans deux d'entre eux (extraits (2) et (6), toujours en lien avec le verbe phuein), alors que toutes mettent en avant l'unicité d'activité. Et si Socrate n'insiste pas plus lourdement sur l'adéquation de la tâche à la phusis propre de chacun, c'est très probablement parce que cette notion de phusis est loin d'être claire et qu'en fin de compte elle n'est pas primordiale dans son propos. Il n'est pas trop difficile de distribuer les tâches entre citoyens et il est clair que, si on ne le fait pas d'une manière ou d'une autre, la cité n'a plus de raison d'être et ses citoyens n'ont rien fait pour améliorer leur sort et n'ont aucune raison de rester ensemble, alors qu'il est beaucoup plus difficile de déterminer qui serait le plus apte à effecteur telle ou telle tâche, surtout si on veut le faire a priori et le plus tôt possible durant l'éducation de l'enfant, et c'est somme toute secondaire, si du moins on pense que kata phusin fait référence à une prédisposition qu'on dirait aujourd'hui génétique, car si la formation dans les premiers âges de la vie permet à chacun de devenir performant dans la fonction qu'il devra remplir une fois adulte, même si ce n'est pas celle où il aurait pu donner les meilleurs résultats et que donc on n'est pas dans le monde le plus parfait qu'on aurait pu avoir, la cité pourra néanmoins atteindre l'essentiel des objectifs pour lesquels elle est instituée et toutes les fonctions qu'elle doit accomplir seront prises en charge.
En fait, Socrate est parfaitement conscient de l'ambiguïté de phusis et des abus d'interprétation à laquelle elle peut conduire et dont on trouve un bel exemple dans les pages du Politique d'Aristote où il discute des maîtres et des esclaves (Politique, I, 1253b15-1255b40) et où il soutient que certains sont maîtres et d'autres esclaves phusei (« par nature »), et c'est sans doute pourquoi, lorsque lui-même, parlant en son nom, évoque la phusis de chacun comme critère de spécialisation, il associe toujours ce terme au verbe phuein, dont il dérive et dont le sens premier est « croître, pousser », essayant ainsi de suggérer que la phusis, pour lui, ce n'est pas uniquement ce que nous appellerions aujourd'hui le patrimoine génétique, l'inné, mais le résultat du processus de développement qui conduit à un adulte, homme ou femme, formé pour les tâches qu'on attend de lui (c'est d'ailleurs ainsi que, selon Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, à l'article phuomai, Benveniste définit phusis : « accomplissement (effectué) d'un devenir », « nature en tant qu'elle est réalisée, avec toutes ses propriétés »). Le Socrate de Platon sait parfaitement qu'il ne sera jamais possible de dire à la naissance d'un enfant s'il sera plus doué pour devenir cordonnier, médecin, architecte ou général, et que de plus, il y a de fortes chances pour que, dans la société qui était la sienne, il finisse par exercer le métier de son père, qu'il aura appris à ses côtés, mais cela ne lui pose de problème que dans un cas, celui des gardiens, parmi lesquels seront choisis les futur gouvernants, comme il le laisse entendre lorsqu'il développe le mythe des trois races à la fin du livre III (414d-415c) et qu'il dit que « à ceux qui commandent, le dieu enjoint d'abord et avant tout que de rien d'autre ils ne soient aussi bon gardiens et qu'à rien d'autre ils ne prennent garde avec plus de rigueur qu'aux enfants, [pour déterminer] lequel d'entre ces [métaux] a été mêlé à leur âme » (415b3-6 ; les métaux auxquels renvoie cette déclaration sont l'or qu'il associe aux dirigeants, l'argent qu'il associe aux gardiens, et le fer et l'airain, qu'il associe au groupe des autres citoyens) : qu'un fils de cordonnier soit devenu cordonnier alors qu'il aurait pu faire un brillant architecte n'est qu'un moindre mal, car, cordonnier ou architecte, il reste dans le groupe dont l'âme est mêlée de fer et d'airain, mais s'il avait pu devenir un gardien, c'est-à-dire qu'il avait de l'argent, et non du fer ou de l'airain dans son âme, ou pire, un gouvernant, si c'était de l'or, alors là, c'est une grande perte pour la cité, et un plus grand mal encore si un fils de dirigeant se trouve avoir du fer ou de l'airain au lieu d'or dans son âme, mais se croît autorisé à faire comme son père et à devenir dirigeant de la cité simplement parce qu'il est le fils de son père (c'est même ce cas de figure que Socrate évoque en premier après les propos cités, en demandant aux dirigeants d'être impitoyables envers leurs propres enfants s'ils trouvent du fer ou de l'airain dans leur âme, en n'hésitant pas à les reléguer dans la classe des artisans et des agriculteurs). C'est pourquoi, comme on le verra dans la suite, tout le programme d'éducation à la charge de la cité qu'il propose concerne les gardiens, parmi lesquels sont choisis les futurs dirigeants.
Mais en fin de compte, c'est bien parce qu'il sait que cette notion de phusis n'est pas claire qu'il veut la tirer au clair et c'est sans doute pour arriver à cet objectif qu'il met dans la bouche de son opposant imaginaire ce kata phusin ambigu sur lequel il va pouvoir rebondir, ambigu aussi bien en ce qui concerne la manière dont il faut comprendre le rôle qu'il joue dans cette phrase que par la manière dont il faut le comprendre. (<==)

(37) On voit ici comment Socrate fait effectuer à son opposant imaginaire un glissement à partir de la référence générale à la phusis que j'ai longuement analysée dans la note précédente pour en arriver ici à parler de manière très spécifique de to kata tèn hautou phusin (« ce qui est selon sa nature propre »), qui est très exactement la formulation dont je disais dans cette note que c'est elle qu'il lui aurait fallu utiliser alors pour justifier les traductions par « selon sa nature » ou équivalentes, après avoir, dans la réplique précédente, dit que la femme diapherei tèn phusin (« diffère en nature ») de l'homme : il commence en rappelant que Socrate a fait (implicitement) référence à la « nature » de l'homme (en tant qu'espèce animale) pour justifier la nécessité pour lui de vivre en société lorsqu'il a pris pour fondement (archè) de la cité le fait qu'il n'est pas auto-suffisant pour satisfaire à ses besoins vitaux, puis, dans la réplique suivante, il rebondit sur cette notion de phusis pour faire remarquer que l'homme et la femme, en tant que mâle et femelle de l'espèce animale « homme », sont de « nature » différente, pour finir par suggérer que c'est cette même « nature », différente pour les uns et les autres, qui est pertinente pour déterminer l'activité qui doit être la leur, réduisant donc implicitement la différence de « nature » entre hommes et femmes à la différence des sexes, la seule en effet qui reste si l'on considère les hommes dans leur ensemble par rapport aux femmes dans leur ensemble ! Comme on le voit, c'est bien le même mot qu'il utilise les trois fois, mais en l'appliquant à chaque fois à quelque chose de différent (phusis de l'espèce, phusis liée au sexe, phusis individuelle) ! Et c'est ce glissement sémantique délibérément prêté par Socrate à son opposant imaginaire pour lui permettre de mettre le doigt dessus et de préciser ce qu'il entend par phusis lorsqu'il s'agit de déterminer qui doit faire quoi qu'il est impossible au lecteur de voir si le traducteur s'autorise de cette dernière réplique pour faire comme si c'était déjà cette formule précise, to kata tèn hautou phusin, qui était utilisée dans la première réplique mise par Socrate dans la bouche de cet opposant. (<==)

(38) Socrate associe ici deux mot de sens opposés : il parle de sôteria, c'est-à-dire de « salut », de « moyen de salut », et il qualifie ce moyen de salut à l'aide de l'adjectif aporon, qui veut dire au sens propre « sans passage, sans ressources » (construit sur poros, « chemin, route, passage » préfixé par un alpha privatif) et qu'on retrouve dans le français « aporie » pour qualifier un raisonnement qui ne mène à rien, et l'adjectif « aporétique » utilisé en particulier pour qualifier les dialogues de Platon où Socrate semble tourner en rond et n'arriver à aucun résultat. Au sens figuré, aporon signifie « impraticable, impossible, embarrassant », ou encore « insurmontable », tous qualificatifs peu adaptés à décrire un moyen de salut! L'idée est peut-être celle d'un moyen de salut extraordinaire, quasi magique, qui nous évitera d'avoir à parcourir à la nage le chemin qui nous sépare de la terre ferme.
La référence au dauphin qui a précédé est probablement une allusion à l'histoire d'Arion, chanteur et joueur de lyre illustre en son temps qui vivait à la cour de Périandre, tyran de Corinthe considéré comme l'un des sept sages de la Grèce antique, et qui fut, à ce qu'on racontait, jeté à la mer par des marins de Corinthe sur le bateau desquels il revenait d'une tournée triomphale en Sicile et qui convoitaient l'argent que lui avait fait gagner cette tournée, mais fut sauvé de la noyade par un dauphin qui le ramena jusqu'au cap Tenare, à l'extrême sud du Péloponnèse (cf. Hérodote, Enquête, I, 23-24). (<==)

(39) « L'art de la controverse » traduit le grec hè antilogikè technè (au génitif, tès antilogikès technès, dans la réplique de Socrate). Antilogikos est un adjectif dérivé du verbe antilegein, qui signifie « parler contre », c'est-à-dire « contredire ». Est antilogikos quelque chose ou quelqu'un qui se prête à la controverse, à la contradiction. Le terme n'a pas nécessairement un sens péjoratif ou réprobateur, mais c'est ici le cas comme on va le voir dans la suite, où Socrate va opposer une attitude antilogikè, qui oppose parole à parole dans une perspective conflictuelle, à une attitude dialektikè (le mot lui-même n'apparaît pas, mais on trouvera le verbe dialegesthai et le nom dialektos) où l'on dialogue de manière constructive en sachant aller au-delà (dia) des mots et non pas contre (anti) les interlocuteurs considérés comme des ennemis plutôt que des partenaires dans la discussion. (<==)

(40) Socrate oppose ici la discussion-dispute (erizein, « se battre, lutter, disputer », en 454a5 ; eris, « querelle, lutte, combat », au datif eridi, en 454a8) des antilogikoi (voir note précédente) et la discussion-dialogue (dialegesthai, « dialoguer », en 454a5 ; dialektos, « entretien, conversation, dialogue », au datif dialektôi, en 454a8) telle qu'il la pratique, en expliquant en quelques mots la différence qu'il voit entre les deux, qu'il est important de bien comprendre. Cette différence tient en quelques mots, mais qui changent tout. D'un côté, on ne sait que kat' auto to onoma diôkein tou lechthentos tèn enantiôsin, « au niveau du mot lui-même, pourchasser la contradiction dans ce qui a été dit », alors que de l'autre, on s'efforce de kat' eidè diairoumenoi to legomenon episkopein, « examiner ce dont on parle en distinguant selon les genres ». La clé de cette distinction est dans l'opposition entre kat' auto to onoma (« au niveau du mot lui-même ») et kat' eidè (« selon les genres »), c'est-à-dire en fin de compte entre onoma et eidè. Il n'est pas nécessaire ici de faire appel à tout ce que l'on peut savoir sur la supposée « théorie des idées » attribuée par les commentateurs à Platon pour interpréter le mot eidè, pluriel de eidos, qui est l'un des mots supposé renvoyer à ces « idées » ou « formes », mais bien au contraire de partir de phrases comme celle-ci pour essayer de comprendre ce que Platon avait dans l'esprit. L'opposition qui est mise ici en lumière est celle qui existe entre les mots (onoma) et ce que les mots désignent, appelé ici eidè. Et peu importe pour l'instant quel est le statut « ontologique » de ces eidè, car ce qui est, ou devrait être, clair pour tous, c'est que les mots ne sont pas les choses qu'ils désignent. Mais ce qui est moins clair pour tous, c'est que les mots ne sont que rarement univoques, surtout lorsqu'il s'agit de mots désignant des abstractions (eidos en est un bon exemple), mais qu'il faut faire avec en sachant dépasser la surface des mots pour arriver à distinguer (diairoumenoi) les différents concepts (une traduction possible de eidè) qui se cachent sous des mots différents (ce qui n'est pas trop difficile) ou parfois sous le même mot (et c'est là que le bât blesse !). Dans la discussion qui nous occupe, il va s'agir, comme je l'ai laissé entendre dans les notes 36 et 37, de mieux distinguer ce qui se cache sous le mot phusis. Et là-dessus comme sur tout, il n'y a de discussion sérieuse et productive possible, qui fasse progresser tous les participants, que si l'on est capable de s'assurer qu'on se comprend en sachant aller au-delà des mots pour vérifier qu'on parle des mêmes choses, et c'est ça et rien de plus le dialegesthai selon Platon, l'attitude dialektikon dont on a voulu faire la « dialectique » en supposant qu'il y avait derrière des techniques plus ou moins mystérieuses sur lesquelles personne n'est d'accord. Mais aussi longtemps que les interlocuteurs pensent qu'à chaque mot ne correspond qu'une et une seule « idée » et cherchent les contradictions sur cette base, il n'y a pas de progrès possible et la discussion ne peut que finir en querelle.
Notons, pour finir avec ces deux formules qui se répondent, quel soin Platon apporte à la rédaction de ses textes pour les mettre en phase avec les idées qu'il veut développer : pour suggérer que dans un cas, la discussion peut progresser et pas dans l'autre, lorsqu'il parle de ceux qui dialoguent, il n'emploie que des présents : episkopein, « examiner », infinitif présent ; diairoumenoi, participe présent moyen au nominatif pluriel de diairein, « distinguer, séparer, diviser », renvoyant aux interlocuteurs ; to legomenon, participe présent passif au neutre substantivé de legein, « dire », comme pour indiquer la simultanéité de ces diverses actions dans un présent toujours en progrès ; alors que pour les disputailleurs, qui ne s'attachent qu'aux mots, ils n'ont de matière à se mettre sous la dent qu'en se tournant vers le passé et en s'attachant à tou lechthontos, « ce qui a été dit », participe aoriste (et non plus présent) passif, aux paroles comme matière de discussion et non pas aux idées qu'elles cherchent à traduire, qui, elles, étant hors du temps et de l'espace, persistent dans l'esprit après que les mots aient été prononcés et peuvent donc être soumises à un examen dans le présent. Et c'est bien ce dont Socrate vient de nous donner un premier aperçu en faisant rechercher par son opposant imaginaire tous ses propos antérieurs où il parlait de phusis pour y « pourchasser » des contradictions (« pourchasser » traduit le verbe diôkein, dont le sens est « poursuivre », y compris dans le sens judiciaire d'une personne en « poursuivant » une autre devant les tribunaux).
Une dernière remarque : Socrate montre de l'indulgence envers ceux qu'il critique, en suggérant que le plus souvent, ce n'est pas de manière délibérée qu'ils agissent ainsi (il emploie le mot akontes en 454a4, que j'ai traduit par « sans le vouloir »), mais sans doute plutôt, pouvons-nous penser, du fait des limites de leur propre intelligence. (<==)

(41) Tous les éditeurs et traducteurs modernes corrigent les premiers mots de cette réplique, qui sont, dans tous les manuscrits sauf un, le Venetus 184 (que Chambry, dans l'introduction à son édition de la République dans la collection Budé, mentionne en dernier dans sa présentation des manuscrits qu'il a pris en compte, en disant simplement que c'est un manuscrit « fortement corrigé par un copiste intelligent »), to tèn autèn phusin (« le [fait pour] la même nature »), en y ajoutant un , pour arriver à to tèn autèn phusin (« le [fait pour] pas la même nature »), de manière à retrouver le sens, sinon les mots, de ce que rappelle Socrate à la fin de la réplique : à nature différente (allèi phusei), occupations différentes, à la même nature (tèi autèi [phusei]), mêmes occupations. Mais il me semble que justement, l'unanimité des éditeurs et traducteurs modernes rend peu vraisemblable une telle omission par l'unanimité ou presque des copistes anciens, car elle suggère que le texte des manuscrits constitue ce que les philologues appellent la lectio difficilior, la leçon plus difficile, c'est-à-dire celle des deux lectures possible, celle avec et celle sans l'erreur de copie supposée, qui est plus difficile à comprendre et à expliquer et donc celle qu'il y a le moins de chances qu'un copiste retienne, et encore moins une multitude de copistes indépendants les uns des autres. D'ailleurs, si c'est ce que les traducteurs lui font dire que Platon avait voulu dire, pourquoi une telle lourdeur avec l'emploi d'une formulation négative (« pas la même nature ( tèn autèn phusin) ») plutôt que la formulation positive employée auparavant et à la fin de la réplique (« autre nature (allèn phusin) »), formulation négative dont ce serait ici la première apparition ?!
Je m'en tiens donc à la leçon des manuscrits presque unanimes et je vais maintenant essayer d'expliquer comment on peut comprendre cette réplique de Socrate si c'est bien là ce que Platon a écrit.
La réponse à ce problème est finalement assez simple dès lors qu'on remarque que Socrate, pour répondre à la question de Glaucon sur le risque que leur conversation tombe dans les travers des disputailleurs que Socrate vient de dénoncer, lui montre ici comment cela pourrait se produire en reprenant très exactement le vocabulaire de la dénonciation. Que font donc ceux qui confondent dialegesthai (« dialoguer ») et erizein (« disputer/se battre »), selon ce que disait Socrate deux répliques plus haut ? Ils ne savent que diôkein (« pourchasser, poursuivre comme devant un tribunal ») la contradiction dans ce qui a été dit en en restant à la surface des mots (kata to onoma), incapables qu'ils sont d'episkopein(« examiner) ce dont ils parlent en distinguant kat' eidè (« selon les genres »). On retrouve tous les mots que j'ai laissés en grec, ou des mots apparentés, dans la réplique qui nous intéresse ici : la première partie de la phrase, celle qui contient les mots qu'on voudrait corriger, décrit comment, s'il rentre dans le jeu de son opposant imaginaire, Socrate risque d'être amené à « pourchasser (diôkomen, « nous pourchassons ») dans un esprit querelleur (eristikôs, adverbe dérivé de eris et erizein) selon le mot (kata to onoma) » les contradictions de son opposant, cependant que la seconde partie décrit en quoi ils ont été fautifs en n'examinant pas (epeskepsametha oude, première personne du pluriel de l'indicatif aoriste moyen de episkopein, « nous n'avons pas examiné ») de quelle sorte (eidos, singulier de eidè) était la phusis dont ils parlaient et quelles limites (hôrizometha, première personne du pluriel de l'imparfait de l'indicatif moyen de horizein, « délimiter, poser des limites », et par suite « définir », qui prend ici la place du verbe diairein, « distinguer », utilisé auparavant par Socrate) il fallait y poser dans le contexte de cette conversation. Il en résulte que ce que mentionne Socrate dans la première partie de la phrase, c'est une contradiction qu'il entend pourchasser avec Glaucon (diôkomen) dans les propos de son opposant, pas la reformulation de ce que lui, Socrate, parlant en son nom propre, a dit auparavant ! Simplement, la contradiction qu'il dénonce n'est qu'implicite dans les propos qu'il a prêtés à cet opposant et suppose qu'on admette que, s'il accepte la proposition de Socrate selon laquelle « à nature différente, occupations différentes », il accepte aussi son complémentaire implicite « à même nature, mêmes occupations », qui, lui, n'a jamais été explicité jusqu'ici, ni par Socrate, ni par son opposant. Or, ce que voit Socrate, c'est que, si l'on cherche à déduire des propos de son opposant ce qu'il met sous le mot phusis, comme je l'ai fait dans la note 37, on en arrive à l'idée (ou du moins on pourrait, si l'on est disputailleur, en arriver à l'idée) que pour lui, phusis, c'était initialement la nature humaine en général (une seule nature pour tous les êtres humains, qui se traduit par le fait de n'être pas autosuffisant) et ça devenait ensuite le sexe (deux natures, celle des hommes et celle des femmes). Mais s'il n'y a que deux natures, on pourra certes tenir le principe qu'à natures différentes, occupations différentes, mais, étant donné le nombre d'occupations différentes qu'il faut pourvoir dans une cité même rudimentaire, il ne sera pas possibles de ne pas donner à des individus de même nature des occupations différentes. En fait, si la phusis se limite au sexe, on aura sans doute comme principe d'organisation « les femmes font les enfants et les élèvent et les hommes font le reste ». Et c'est bien sans doute quelque chose comme ça que Socrate suppose que ses opposants voudraient soutenir pour laisser les femmes au foyer (avec quelques tâches supplémentaires comme la cuisine et le ménage), une vision que nous appellerions aujourd'hui « machiste » et qui donne tout son sel à l'adverbe andreiôs (que j'ai traduit par « virilement ») associé par Socrate à eristikôs (« dans un esprit querelleur, de manière éristique ») pour qualifier leur chasse à la contradiction ! Car andreios, l'adjectif dont dérive andreiôs, généralement traduit par « courageux », est construit sur la racine anèr, andros, le mot qui signifie « homme » par opposition à « femme » (comme « viril » est dérivé de « vir », l'équivalent latin de aner), ce qui donne une connotation sexiste qui ne manque pas d'ironie aux propos de Socrate jouant le disputailleur (andreiôs te kai eristikôs pourrait se paraphraser par « en agissant comme des mâles qui aiment la bagarre ! »).
Le raisonnement sous-jacent à la réplique de Socrate renvoyant coup pour coup à son opposant et relevant la contradiction que mettent à jour ses propos relevant une contradiction chez lui, est donc le suivant :  tu admets comme moi qu'à nature différente, occupation différente ; tu admets donc sans doute aussi la proposition complémentaire, à même nature, mêmes occupations ; tu me dis ensuite que les hommes et les femmes ont une nature différente, ce qui laisse entendre que, pour toi, il n'y a que deux natures, la nature mâle et la nature femelle ; comme il y a plus de deux types d'occupations à distribuer dans la cité (ce que tu n'as pas contesté dans mes propos antérieurs), il faudra bien que tu acceptes qu'à même nature on donne des occupations qui ne sont pas les mêmes, ce qui est en contradiction avec ce que tu avais admis auparavant, qu'à même nature, mêmes occupations. Ce que Socrate propose donc à Glaucon de « pourchasser » en mâle querelleur, c'est que « la même nature doit ne pas avoir part aux mêmes occupations », qui fait pendant dans les propos de l'opposant à la contradiction qu'il relevait en accusant Socrate de vouloir donner les mêmes occupations à des natures différentes, les hommes et les femmes, c'est-à-dire que des natures différentes doivent avoir les mêmes occupations.
Il n'y a donc rien à corriger au texte des manuscrits, et le copiste du manuscrit Venetus 184 n'était peut-être pas aussi intelligent que le laissait entendre Chambry...
Mais comment des traducteurs qui croient que, dès la première réplique que Socrate met dans la bouche de son opposant imaginaire, il le fait parler de la nature individuelle de chaque personne et non pas de la nature humaine en général (voir note 36) pourraient-ils voir ça ?!...
Finalement, pour rendre plus explicite son propos, dans la seconde partie de la phrase, où il note les omissions dont ils se sont rendus coupables, Glaucon et lui, ne pas avoir délimité ce qu'ils entendaient par phusis et ce qui faisait qu'une phusis était la même qu'une autre ou différente, Socrate va reformuler le principe autour duquel tourne toute cette discussion et vis à vis duquel il faut s'entendre sur le genre de phusis dont il parle, en en explicitant cette fois les deux formulations complémentaires : « à une nature différente des occupations différentes, à une même nature, les mêmes occupations », si bien que toute la phrase est encadrée par les deux propositions qui se contredisent l'une l'autre : à une même nature, pas les mêmes occupations », au début, en tant que contradiction relevée par Socrate dans les propos de son opposant (ou du moins découlant de ses propos), « à une même nature les mêmes occupations », à la fin, en tant que complémentaire de la proposition qui est à l'origine de toute la discussion, « à natures différentes, occupations différentes ».
Certes, il y a d'autres manières de comprendre phusis, et rien n'oblige à en faire un quasi-synonyme de « sexe » ! Mais rien ne l'interdit non plus lorsque, pour l'opposant, la seule différence qui semble compter dans l'attribution des occupations est celle des sexes, et, en l'absence de précisions de la part de celui qui parle, son opposant à l'esprit querelleur qui chercherait plus à le mettre en difficulté qu'à progresser vers la vérité ne manquerait sûrement pas de profiter d'un tel angle d'attaque ! Et c'est bien pourquoi, lorsqu'on discute sur des termes aussi ouverts, il est nécessaire de commencer par bien délimiter (horizein, que je fais exprès de ne pas traduire par « définir », car le plus souvent, une « définition » consiste à remplacer un terme par deux ou trois termes tout aussi problématiques que celui qu'ils sont censés contribuer à définir) dans quel sens on les entend, à quel « concept » (une traduction « moderne » possible de eidos) ils renvoient. Et c'est ce que Socrate va maintenant s'employer à faire à propos de phusis, après avoir fait ressentir par l'exemple pourquoi une telle précaution est nécessaire. (<==)

(42) Cet exemple permet de mieux voir ce que Socrate veut dire lorsqu'il parle d'horizein un concept comme celui de phusis et pourquoi il est préférable de traduire horizein par « délimiter » plutôt que par « définir ». Pour définir la nature d'un individu, on peut faire appel à une multitude de critères qui en sont les composantes, certains d'ordre physique, certains d'ordre moral ou intellectuel. Mais tous ne sont pas nécessairement pertinents dans tous les cas où l'on fait appel à la notion de phusis. Le problème n'est donc pas ici de « définir » ce qu'on entend par phusis dans l'absolu, même en prenant la précaution de préciser qu'on ne retient que le sens correspondant à la phusis d'un membre de l'espèce humaine, mais bien plutôt de préciser, parmi tous les éléments qui, dans l'absolu, peuvent être considérés comme faisant parti de la phusis d'un être humain, ceux qui sont pertinents pour décider quelles occupations devraient être celles des uns et des autres. Et on peut pressentir qu'en fin de compte, ces critères risquent de dépendre des occupations en cause, et donc de ne pas être les mêmes dans tous les cas.
Notons encore au passage qu'en parlant de « chauves » et de « chevelus » comme critères liés à la phusis, Socrate montre implicitement que, pour lui, la phusis n'est pas quelque chose qui est donné à la naissance, mais bien quelque chose qui évolue au fil du temps et correspond au degré de développement atteint par l'individu au moment où on s'intéresse à lui, car on n'est pas chauve ou chevelu de naissance, mais on devient éventuellement chauve en vieillissant, à un âge qui change d'un individu à l'autre, ou du fait d'une maladie, voire d'un choix influencé par la mode ou que sais-je encore. (<==)

(43) « Dans son extension en rapport avec les activités elles-mêmes » : les manuscrits donnent ici le texte grec suivant : ta pros auta teinonta epitèdeumata, auquel Burnet (OCT), Shorey (Loeb) et Chambry (Budé) préfèrent le texte suivant issu d'une citation de Platon par Galien (médecin grec qui vécut au IIème siècle de notre ère) : to pros auta teinon epitèdeumata. Je suis ces éditeurs modernes et Galien dans la mesure où le texte qu'ils donnent reprend en la spécifiant la formule pros ti teinon hôrizometha (« selon quelle extension nous le délimitions ») de 454b7-8 où Socrate décrivait ce que ne font pas ceux qui disputent au lieu de dialoguer. Teinon est le participe présent actif neutre du verbe teinein, qui signifier « tendre, étendre », et qui peut aussi signifier au sens figuré, en particulier suivi, comme ici, de la préposition pros, « avoir rapport avec, concerner », ce qui le rend en partie redondant avec la préposition pros et autoriserait ici une traduction de pros ti teinon hôrizometha par « par rapport à quoi nous le définissions ». Je préfère toutefois, en renfort de ma traduction de horizein par « délimiter » plutôt que « définir » (voir note précédente), conserver dans la traduction une référence explicite à l'idée d'« extension », terme qui est justement utilisé en logique où l'on parle de l'extension d'un concept, ce qui est exactement ce que Socrate a ici en tête à propos de l'eidos dont il vient de parler : ce qu'il recommande pour éviter les disputes stériles qui restent à la surface des mots, c'est de « distinguer les concepts (kat' eidè diairoumenoi) » (454a6) et d'en délimiter l'extension. Ici, il nous indique donc quels sont les critères qui doivent nous servir, dans la discussion en cours, à délimiter l'extension du concept de phusis. (<==)

(44) Ici encore le texte est incertain et les manuscrits et éditeurs ne s'accordent pas. Burnet (OCT) donne le texte suivant : hoion iatrikon men kai iatrikèn tèn psuchèn [onta] tèn autèn phusin echein elegomen (mot à mot : comme-par-exemple apte-à-guérir (masculin) d'une-part et apte-à-guérir (féminin) la âme (féminin) [étant (masculin)] la même nature avoir nous-disions), qui correspond au texte de la plupart des manuscrits, à ceci près qu'il propose, en le mettant entre crochets, de supprimer le onta (participe présent actif de einai, « être », à l'accusatif masculin singulier). C'est le texte que reprend Shorey (Loeb), qu'il traduit par « We meant, for example, that a man and a woman who have a physician's mind have the same nature ». Bloom (BasicBooks) traduit ce même texte par « For example, we meant that a man and a woman whose souls are suited for the doctor's art have the same nature ». Chambry (Budé) pour sa part, s'appuyant sur Galien pour remplacer onta par echonta (participe présent actif de echein, « avoir », à l'accusatif masculin singulier), propose le texte suivant : hoion iatrikon men kai iatrikèn tèn psuchèn echonta tèn autèn phusin echein elegomen, qu'il traduit par « C'est ainsi que nous disions qu'un homme doué pour la médecine et un homme qui a l'esprit médical ont la même nature », traduction dont on ne voit pas trop bien quel rapport elle a avec ce qui a été dit antérieurement et en quoi elle éclaire les propos antérieurs de Socrate d'une manière qui puisse faire progresser la discussion, mais que reprennent à peu près Leroux (« Par exemple, nous avons dit qu'un homme doué pour la médecine et un homme qui a l'esprit médical possèdent la même nature »), avec une note peu convaincante pour expliquer le sens qu'il y trouve, et Baccou (« Nous disions par exemple que le médecin et l'homme doué pour la médecine ont une même nature »), à partir d'un texte un peu différent qu'il donne en note (hoion iatrikon men kai iatrikon tèn psuchèn onta). Pachet et Cazeaux traduisent le texte proposé par James Adam (1902), qui remplace iatrikèn (féminin) par un second iatrikon (masculin) et supprime purement et simplement tèn psuchèn onta, ce qui donne pour Pachet « Par exemple, nous avons dit qu'un homme doué pour la médecine, et une autre homme doué pour la médecine, ont la même nature » (un texte un peu plus sensé que celui de Chambry, Baccou et Leroux, accompagné en note de la traduction donnée par Chambry du texte grec alternatif qu'il a retenu) et pour Cazeaux « Et, par exemple, qu'un individu occupé de médecine et un (autre), également occupé de médecine, auront une nature identique, voilà ce que nous avons dit » (une note d'accompagnement cherche à justifier le remplacement du féminin iatrikèn par le masculin iatrikon et conclut qu'aucune solution n'est satisfaisante en même temps du point de vue de la syntaxe et du point de vue de la logique). Robin propose comme traduction, sans note d'accompagnement, « C'est ainsi que, disions-nous, c'est la même nature qui appartient à un praticien de la médecine et à un praticien de la médecine, quand ils le sont dans l'âme », ce qui suppose qu'il garde d'Adam le remplacement de iatrikèn par iatrikon, mais conserve tèn psuchèn onta.
Comme on peut le voir, tous les traducteurs français cités, soit remplacent le féminin iatrikèn (« apte à guérir » appliqué à une femme) par un masculin, soit supposent que cet adjectif au féminin qualifie psuchèn (« l'âme ») qui suit presque immédiatement (il n'y a que l'article tèn entre les deux), ce qui les conduit à des traductions peut satisfaisantes au plan logique, alors que Shorey et Bloom gardent le féminin et y voient la même qualification que celle impliquée par iatrikon, mais s'appliquant cette fois à une femme et non à un homme.
Pour ma part, je rejoins Shorey et Bloom en considérant qu'effectivement, Socrate donne ici un exemple destiné à éclairer le point en débat, le fait qu'on puisse dire qu'un homme et une femme ont même phusis par rapport à l'attribution des occupations dans la cité malgré la différence des sexes. Il faut en effet mettre en relation le iatrikon men kai iatrikèn avec le iatrikon de kai tektonikon de la réplique suivante de Socrate, comme nous y invite le men..., de... (« d'une part..., d'autre part... ») et le parallélisme des formulations : d'un côté le même qualificatif une fois au masculin et une fois au féminin, pour désigner deux individus qui ont même compétence, mais qui sont de sexe différent, de l'autre deux qualificatifs distincts, tous deux au masculin, pour désigner deux individus qui ont des compétences différentes, mais sont de même sexe, pour préciser que, dans l'extension (voir note précédente) que Socrate donne au mot phusis dans la discussion en cours, la phusis ainsi comprise est la même dans le premier cas malgré la différence des sexes, alors qu'elle est différente dans le second cas, malgré la similitude des sexes, en d'autres termes, que le sexe n'est pas un critère déterminant dans la notion de phusis qui intéresse ici Socrate.
Et c'est sans doute pour cela que Socrate fait référence à la phusis de l'âme (psuchè), qui elle, d'une certaine manière, n'a pas de sexe à proprement parler, le sexe étant un attribut du corps qui l'héberge, comme le suggère le fait que, dans certains de ses mythes, Platon parle d'âmes qui peuvent se réincarner tantôt en hommes, tantôt en femmes, voire en animaux (il ne s'agit pas ici de se demander si Platon prenait ces mythes au pied de la lettre et s'il croyait effectivement à la réincarnation des âmes, ce que je ne crois pas, mais seulement de faire remarquer qu'ils suggèrent que, pour lui, l'âme en tant que telle n'a pas de sexe). Et comme cette âme qui n'a pas de sexe est ce qui meut l'individu qu'elle « anime » et la fait agir, et que c'est elle en fin de compte qui constitue l'homme (au sens de l'espèce), comme Socrate le dit à Alcibiade (Alcibiade, 130c), il est normal que ce qui l'intéresse lorsqu'il s'agit de répartir les activités entre les habitants de la cité, ce soit la « nature » de l'âme plus que de l'outil (le corps) dont elle se sert pour agir.
Remarquons en outre que Socrate ne parle pas ici de métiers (ce qui disqualifie les traductions parlant de « médecin »), mais de compétences décrites par des adjectifs, dans la mesure où justement ce qui est en discussion c'est la manière dont on va essayer de mettre en adéquation les compétences avec les métiers à pourvoir. L'adjectif iatrikos dérive du mot iatros, qui, lui, signifie « médecin » (et qui d'ailleurs, au temps de Platon, n'existait qu'au masculin, le féminin iatria n'étant apparu que beaucoup plus tard) et dérive du verbe iaesthai, « soigner », et par suite « guérir ». Le qualificatif iatrikos a donc un sens assez large et peut qualifier tout ce qui a trait à la médecine, aux soins et à la guérison. Ici, il faut donc le comprendre comme signifiant « habile/apte à guérir », ce qui est bien une compétence, que celui qui la possède exerce ou pas le métier de médecin. On peut d'ailleurs penser que, si Socrate a choisi justement cet exemple, c'est parce que, déjà de son temps, il pouvait y avoir des femmes qui avaient jusqu'à un certain point une telle compétence, par exemple parmi les nourrices chargées de veiller sur les enfants et de leur donner au moins les premiers soins en cas de blessure ou de maladie, même si elles ne mettaient en œuvre que ce qu'on appelle justement aujourd'hui des « remèdes de bonnes femmes », remèdes qui ne sont pas nécessairement inefficaces simplement parce qu'ils ne sont pas prescrits par un médecin. De même, l'adjectif tektonikos dérive de tektôn, qui désigne un ouvrier travaillant le bois, comme un charpentier ou un menuisier, signifie de manière général « qui a trait au travail du bois », « relatif au charpentier ou au menuisier », et donc ici, « habile/apte au travail du bois ».
Si l'on revient maintenant au texte grec, je pense qu'il y a moyen d'accepter le texte des manuscrits qui donnent hoion iatrikon men kai iatrikèn tèn psuchèn onta tèn autèn phusin echein elegomen en considérant que tèn psuchèn (« l'âme ») est le sujet de la proposition infinitive complément de elegomen (« nous voulions dire que... ») dont echein (« avoir ») est le verbe et tèn autèn phusin (« la même nature ») le complément d'objet direct, cette âme étant caractérisée comme « étant » (onta) soit iatrikon au masculin, soit iatrikèn au féminin, sans que l'accord se fasse entre psuchèn, féminin, et l'attribut, alternativement masculin et féminin, comme on pourrait dire en français « cette personne est docteur » ou « cette personne est doctoresse » sans chercher à accorder l'attribut avec le féminin de « personne », liberté d'autant plus facile à prendre en grec où la substantivation des adjectifs est monnaie courante, mais où l'attribut ne prend le plus souvent pas d'article. Et ce non accord rejaillit sur le onta, accusatif masculin au lieu du féminin qu'appellerait psuchè. Mais en français, où il n'est déjà pas possible de traduire iatrikos par un unique adjectif, mais où il faut le rendre par une périphrase, il n'est pas plus possible de faire sentir la différence entre masculin et féminin sans ajouter encore des termes supplémentaires, « homme » et « femme » en l'occurrence. (<==)

(45) Le mot grec traduit ici par « genre » est genos, qui en est la racine. (<==)

(46) Je traduis ici et dans la suite le mot grec technè par « métier », comme je l'ai fait en note 36 pour l'extrait (4). Au sens premier, la technè, c'est le savoir-faire, l'habileté nécessaire à la pratique d'un métier ou d'une activité artisanale, quelle qu'elle soit, et de là, le mot peut signifier « métier », « technique » (le mot français qui en dérive), « art » (au sens où l'on parle de l'art d'un artisan). Socrate emploie ensuite un terme plus général, epitèdeuma, qui est le nom d'action dérivé du verbe epitèdeuein, qui signifie « s'occuper de, prendre soin de », et que je traduis par « occupation ». (<==)

(47) Socrate utilise ici délibérément un vocabulaire trivial qui replace l'homme parmi les animaux : il ne parle plus de l'homme (anèr) et de la femme (gunè), mais de thèlus (« femelle ») et de arrèn (« mâle »), et les verbes qui décrivent l'acte propre à chaque sexe sont de ceux qu'on utilise en parlant de la reproduction des animaux : si le verbe tiktein utilisé à propos de la femelle a le sens général de « mettre au monde », c'est-à-dire « avoir un enfant » ou « un petit », ou encore « mettre bas », et peut s'appliquer aux humains comme aux animaux, le verbe appliqué aux mâles, ocheuein, qui signifie « couvrir, saillir », semble réservé presque exclusivement aux animaux. Cette manière crue et dévalorisante de parler de la différence des sexes est destinée à minimiser encore l'importance de ce qui distingue les femmes des hommes, et qui joue ici le rôle que jouait le fait d'être chauve ou chevelu par rapport à l'attribution du métier de cordonnier dans l'exemple caricatural pris auparavant par Socrate. Il est dans ces conditions dommage que tous les traducteurs éprouvent le besoin de traduire ces verbes par des termes plus « nobles », en particulier pour celui qui concerne les hommes, rendu par « engendrer » (Chambry, Robin, Baccou, Pachet) ou « féconder » (Leroux) ! (<==)

(48) Socrate réintroduit ici un point important qu'il avait formulé en IV, 433a5-6 (voir extrait (6) de la note 36), qui est qu'il ne s'intéresse qu'aux epitèdeumata (« occupations ») qui concernent la cité (peri tèn polin), c'est-à-dire à celles que chacun exerce pour le profit de tout ou partie des habitants de la cité, et non pour son unique profit personnel ou celui des seuls membres de sa proche famille. Ici, il parle des occupations peri poleôs kataskeuèn (« qui on trait à l'organisation de la cité »), en employant un terme, kataskeuè, que nous avons déjà rencontré au début de cette section, en 449a4, que j'ai analysé à la note 5 et qui pourrait aussi se traduire par « équipement » ou « construction », et qu'il faut entendre comme désignant une activité non pas temporaire (la phase initiale de la construction de la cité), mais comme une activité toujours renouvelée, celle qui permet de fournir (sens du verbe kataskeuazein apparenté à kataskeuè, qui signifie « équiper, meubler, garnir ») aux habitants de la cité tout ce dont ils ont besoin et donc aussi de garantir la continuité de la cité. (<==)

(49) On notera la manière inattendue dont Socrate propose de procéder : pour montrer que les femmes peuvent partager les mêmes occupations que les hommes, il propose de montrer, non pas qu'il n'y a aucune occupation propre aux hommes parmi celles qui concerne la cité (pros), mais qu'il n'y a aucune occupation propre aux femmes ! C'est que, dans l'esprit de ses contradicteurs, il y a justement une activité propre aux femmes, celle de faire des enfants et de s'en occuper dans leur jeune âge. Mais, pour Socrate, cette activité ne fait pas partie de celles qui sont pros dioikèsin poleôs (« pour la gestion de la cité »), ou, comme il le disait dans la réplique précédente, peri poleôs kataskeuèn (« qui on trait à l'organisation de la cité », voir note précédente). Si donc, parmi les critères qui sont pertinents pour déterminer la phusin des citoyens, on montre qu'il n'y a rien qui soit spécifique aux femmes, il n'y aura plus aucune raison de ne pas leur donner les mêmes occupations qu'aux hommes, en fonction des critères pertinents pour distribuer ces activités.
On notera que, lorsqu'il s'agit de faire un sort à l'idée que les femmes sont faites pour rester à la maison, oikos en grec, Socrate utilise, pour décrire les activités en rapport avec la cité, la polis, le mot dioikèsis, construit justement sur la racine oikos, ce qui suggère, histoire de rabattre leur caquet aux hommes dont l'activité propre, en privé, est de « saillir (ocheuein) » les femelles (voir note 47) et qui croient que la « politique » (c'est-à-dire la gestion des affaires de la polis) est leur apanage, l'idée que l'administration de la cité n'est guère plus que l'administration de la maison en plus grand ! On avait déjà rencontré l'expression poleôn dioikèsis au début de notre section, en 449a3 lorsqu'il était question des mauvaises formes de gouvernement, expression choisie sans doute alors par Platon pour des raisons un peu différentes que j'explique dans la note 5. (<==)

(50) Les mots grecs traduits par « bien doué » et « pas doué » sont respectivement euphuès et aphuès, dans lesquels on retrouve la racine de phusis, si bien qu'on pourrait traduire euphuès par « de bonne nature » et aphuès par « privé de capacités naturelles » si ces termes ne renvoyaient pas, plus encore que « doué », à l'idée de capacités innées. Mais dans la perspective de la discussion qu'a Socrate avec son contradicteur, l'idée est bien pour lui de faire le lien entre euphuès/aphuès et bonne ou mauvaise phusis. On notera cependant, pour ne pas donner trop de poids à l'inné, que la phusis ne peut se déterminer que dans l'apprentissage, c'est-à-dire dans le cadre d'un processus de développement. (<==)

(51) Le texte grec traduit par « les [organes] du corps » est ta tou somatos, mot à mot « les du corps » sans précisions sur ce qu'il faut suppléer après « les » : les « choses » ? les « fonctions » ? les « parties » ? les « organes » ? C'est donc un peu tout cela à la fois et peut-être plus encore. Quoi qu'il en soit, le corps est vu ici comme un outil au service de la dianoia, de la « pensée », de l'« intelligence », de la « réflexion ». C'est pourquoi le mot « organes » m'a paru le plus apte à rendre cette subordination.
Cette référence au corps dans les critères qui permettent de juger de la plus ou moins bonne qualité de la phusis (« nature ») des uns et des autres est importante et peut peut-être nous aider à transposer ce que développe Socrate dans cette première « vague » à propos de la cité (les « gros caractères de République, II, 368c7-369a3) vers les petits caractères de l'âme individuelle. Remarquons pour commencer que, si Socrate est en train de nous parler du rôle des femmes dans la cité, c'est en fait une manière pour lui de nous faire réfléchir sur la phusis (« nature ») de l'homme (au sens de l'espèce). Ce dont il nous parle ici, c'est de la manière dont on évalue les capacités d'un individu pour déterminer la place qu'il pourra tenir dans l'organisation de la cité. Et, s'il rappelait discrètement il y a peu, en 454d2, que la phusis à laquelle il s'intéresse est la phusis de l'âme (voir note 44), ce qui nous confirme dans l'idée qu'on est bien ici en train de parler aussi de l'âme individuelle, il n'oublie pas que cette âme est une âme incarnée et que c'est au tout composé d'une âme et d'un corps qu'il faudra attribuer telle ou telle fonction dans la cité. C'est pourquoi les critères d'appréciation qu'il liste ici sont de deux ordres : ceux qui ont trait aux facultés purement intellectuelles liées à l'apprentissage (puisqu'on est en train de parler de phusis, c'est-à-dire, rappelons-le, de « croissance », de « développement », pour juger du résultat du processus éducatif et déterminer ceux qui sont euphuès, « bien développés » et ceux qui sont aphuès, c'est-à-dire dont le développement n'a mené à rien) et ceux qui ont trait à la plus ou moins grande coopération que peut fournir le corps dans ce processus, c'est-à-dire à la plus ou moins grande harmonie qu'il peut y avoir entre l'utilisation de notre nous (« intelligence ») dans le travail de dianoia (le mot grec utilisé en 455b9 que j'ai traduit par « réflexion ») et les autres besoins et fonctions du corps, qui devraient y être subordonnés (hupèretoi en 455b9, du verbe hupèretein, qui signifie au sens premier « ramer sous (les ordres d'un chef) », et par extension, « servir, assister, se mettre à la disposition de », ou encore « obéir à »), qui n'est rien d'autre que la transposition à l'être tout entier de l'harmonie entre les différentes parties de l'âme dont Socrate faisait la justice dans l'individu.
Mais en fait, cette référence au corps, si l'on y réfléchit, est sous-jacente à toute la discussion de cette première vague, qui tourne autour de la nudité des femmes. Car ce que donne à voir cette nudité, c'est bien le corps à l'état naturel, sans fards et sans artifices, et le refus de cette nudité de la femme, c'est-à-dire de l'autre, de celle dont le corps n'est pas comme le mien, à moi, homme, peut aussi se lire à un niveau plus symbolique comme le refus du corps comme autre, autre que l'esprit que je voudrais être, débarrassé des contraintes de la matière. Et d'ailleurs, parler de la femme qui met bas et de l'homme qui saillit (cf. note 47), c'est renvoyer à la procréation des enfants, dans laquelle, selon les conceptions de l'époque, la femme apporte la matière et l'homme la forme. Et du coup, l'homme qui refuse de voir la nudité de la femme, c'est, dans cette lecture symbolique, l'esprit qui refuse d'être associé à un corps, et le plaidoyer de Socrate pour l'égalité des hommes et des femmes devient, à un autre niveau, un plaidoyer pour que l'homme accepte toutes les composantes de son être, sa dimension corporelle aussi bien que spirituelle, chacune à sa place et avec la « force » qui est la sienne, tout comme la cité ne peut se priver de la moitié de ses forces vives en laissant les femmes à la maison s'occuper des seules affaires privées. (<==)

(52) Une fois encore, Socrate nous prend à contrepied. Pour montrer qu'il n'y a pas de différence de « nature » entre hommes et femmes, il ne s'intéresse pas à l'inventaire des activités qui pourraient être spécifiques au femmes, démarche qui risquerait fort d'être influencée par les préjugés du temps, mais, entrant dans le jeu de son opposant, il va lui demander si, par rapport à toutes les activités que sont susceptibles d'exercer des humains (anthrôpoi, c'est-à-dire « hommes » en tant qu'espèce et non par opposition à « femmes »), lorsqu'il juge les hommes différents (ce qui veut sans doute dire pour lui supérieurs), il utilise, pour en arriver à cette opinion, des critères autres que ceux qui viennent d'être listés, et qui n'incluaient pas la différence de rôle que jouent l'homme (qui saillit) et la femme (qui met bas, cf. note 47) dans l'engendrement des enfants, seule différence reconnue auparavant entre hommes et femmes, pour distinguer qui est euphuès (« de bonne nature, bien doué ») et qui est aphuès (« pas doué, pas aidé par la nature »), l'obligeant ainsi à reconnaître implicitement que c'est lui-même qui admet que la phusis est la même pour les hommes et pour les femmes, puisque ce sont les mêmes critères lui qui servent dans les deux cas pour évaluer la plus ou moins bonne qualité de cette phusis par rapport à l'attribution de fonctions dans la cité ! Et, pour que l'argument soit vraiment probant et ne laisse pas place à des objections liées à des cas particuliers (ceux justement qu'évoquera en termes généraux Glaucon dans sa réponse), il raisonne en terme de genos, en terme de « genres » : il parle des hommes dans leur ensemble (to tôn andrôn genos) et des femmes dans leur ensemble (to tôn gunaikôn genos), en tant que deux moitiés de l'humanité que son opposant considère comme « différentes » au point d'en faire deux « genres », deux « espèces » (deux des sens possibles de genos) différentes.
Remarquons que Socrate ne hiérarchise pas ces deux groupes et utilise seulement l'expression diapherontôs echei (« se comporte différemment », formule où echein précédé d'un adverbe est équivalent à einai (« être ») suivi de l'adjectif correspondant, soit ici « est différent ») pour marquer une différence entre les deux « genres », laissant à son opposant et à ses auditeurs le soin de transformer ce « différents » en « supérieurs », ce que fait Glaucon dans sa réponse, et que font d'ailleurs comme un seul homme presque tous les traducteurs que j'ai consultés (sauf Cazeaux et Leroux), tous des hommes au demeurant ! Il n'utilisera un terme impliquant supériorité ou infériorité, hèttômenon (« étant/se montrant inférieures »), qu'à la fin de sa réplique pour parler par antiphrase de la supériorité des femmes dans les domaines où justement tout le monde leur reconnaît cette supériorité !
Socrate ne conteste donc pas qu'il y ait différence entre hommes et femmes, mais refuse de considérer cette différence comme une différence de phusin, du moins par rapport au problème qui l'intéresse ici, l'attribution des fonctions dans la cité. Dès lors qu'il a pris soin d'inclure dans les critères d'analyse de la phusis des critères d'ordre physique, en parlant de ta tou somatos (voir note précédente), et dans la mesure où il parle des hommes et des femmes en général, personne ne niera qu'au moins sur le plan de la force physique, les femmes sont en moyenne moins fortes physiquement que les hommes, ce qui est la raison pour laquelle, encore aujourd'hui, dans la plupart des sports, les hommes et les femmes concourent séparément.
Remarquons aussi que ces critères tournent largement autour de la plus ou moins grande facilité à apprendre et que c'est donc en fait durant l'apprentissage qu'on les mettra en évidence, ce qui confirme que la phusis qui intéresse Socrate ne se limite pas aux dons innés, mais renvoie plutôt au résultat final, au terme du processus de croissance (l'un des sens de phusis) que constituent l'enfance et l'adolescence avec l'éducation et l'apprentissage qu'elles impliquent. Être euphuès pour lui, ce n'est pas tant être simplement « doué » de naissance qu'avoir réussi son éducation et l'apprentissage de son futur métier, et peu importe quelle part de cette réussite est liée aux chromosomes et quelle part est liée aux autres facteurs, talent des maîtres, environnement familial, travail personnel, etc., dès lors que les dirigeants mettent en place dans la cité un programme d'identification des natures qui pourraient devenir gardiens, voire dirigeants, pour orienter vers ces fonctions celles et ceux qui en ont la capacité (cf. la fin de la note 36).
Sur le plan de la critique textuelle, je propose de lire le tauta de ou panta tauta en 455c4-5 comme la contraction attique de ta auta, pluriel neutre de ho autos (« les mêmes », sous-entendu « choses » ou autre mot appelé par le contexte) plutôt que comme l'accusatif neutre pluriel du pronom démonstratif houtos (« ceux-ci », renvoyant aux critères décrits dans la réplique précédente). La différence graphique n'est que dans l'accentuation, qui n'existait pas du temps de Platon. Ceci étant, la différence de sens n'est pas considérable, et se limite au fait que la lecture tauta pour ta auta met l'accent sur la similitude des critères de jugement de la valeur de la phusis des uns et des autres.
Il est par contre beaucoup plus important de savoir si la négation ou porte sur le verbe (diapherontôs echei, « est différente »), ce que supposent tous les traducteurs que j'ai consultés, ou si elle porte uniquement sur panta tauta (ou panta t(a )uta, « pas sur tous ces mêmes [critères] ») : dans le premier cas, il ne reste qu'une affirmation de la différence (comprise comme supériorité par la plupart) entre les hommes en tant que groupe (genos) et les femmes en tant que groupe, et il est difficile de suivre la logique du raisonnement de Socrate (pour montrer qu'il n'y a dans la cité aucune occupation propre aux femmes, on énumère les critères de différenciation des « natures », puis on affirme la supériorité des hommes sur les femmes et on prétend avoir démonté ce qu'on cherchait à démontrer !), alors que dans le second cas (ma lecture), l'insistance est mise (plus ou moins selon la lecture de tauta) sur la similitude des critères d'appréciation de la phusis des uns et des autres et il devient plus facile de reconstituer le raisonnement sous-entendu par Socrate, comme je l'ai fait dans le début de cette note.
Voici pour information la traduction de cette phrase, dont le texte grec complet est oistha ti oun hupo anthrôpôn meletômenon en hôi ou panta tauta to tôn andrôn genos diapherontôs echei è to tôn gunaikôn, par les divers traducteurs que j'ai consultés. Chacun pourra juger de la manière dont chacune de ces traductions permet d'arriver à la conclusion recherchée entre une réplique qui liste des critères d'appréciation de la phusis et une qui considère acquise la conclusion qu'aucune activité n'est exclusivement masculine ou exclusivement féminine.
 - Chambry (Budé) : « Connais-tu quelque profession humaine où le sexe mâle ne l'emporte pas sous tous ces rapports sur le sexe féminin ? »
 - Robin (Pléiade) : « Mais connais-tu un exercice de l'activité humaine où, sous tous ces rapports, la classe des hommes n'ait pas l'avantage sur celle des femmes ? »
 - Baccou (Garnier) : « Maintenant, connais-tu quelque occupation humaine en laquelle les hommes ne surpassent pas les femmes ? » (panta tauta n'est même pas traduit ! La supériorité des hommes est totale !)
 - Pachet (Folio Gallimard) : « Eh bien, connais-tu une activité à laquelle les humains s'adonnent, et dans laquelle le genre masculin, sur tous ces points, ne se comporte pas mieux que celui des femmes ? »
 - Cazeaux (Livre de poche) : « Connais-tu dans les occupations humaines soutenues un domaine où d'après ces critères, [facilité, docilité du corps par rapport à l'esprit,] la gent masculine ne marque pas ses différences avec la gent féminine ? »
 - Leroux (GF Flammarion) : « As-tu par ailleurs connaissance d'une activité exercée par les êtres humains, et dans laquelle le genre des hommes ne se distingue pas à tous égards de celui des femmes ? » (« à tous égards » traduit le panta, pas le tauta, ce qui veut dire qu'il n'y a aucune référence à la réplique précédente ! Ici encore, la supériorité des hommes est totale !)
- Jowett (Internet) : « And can you mention any pursuit of mankind in which the male sex has not all these gifts and qualities in a higher degree than the female? »
- Shorey (Loeb) : « Do you know, then, of anything practised by mankind in which the masculine sex does not surpass the female on all these points? »
- Bloom (BasicBooks) : « Do you know of anything that is practiced by human beings in which the class of men doesn't excel that of women in all these respects? »
- Grube/Reeve (Hackett) : « Do you know of anything practiced by human beings in which the male sex isn't superior to the female in all these ways? ». (<==)

(53) Socrate traite ici sur un ton badin ce qui est sans doute la grande affaire de l'opposant, le fait que l'activité naturelle des femmes est de s'occuper des travaux ménagers, en laissant entendre que ça ne vaut même pas la peine d'en parler, d'une manière qui lui donne quand même l'occasion de l'évoquer. Et il le fait d'une manière qui lui permet de suggérer au moins deux points importants.
Tout d'abord, en choisissant, pour parler des travaux des femmes qu'il prend comme exemples, non pas des termes triviaux comme il l'a fait peu avant pour parler des hommes dont la fonction est de « saillir (ocheuein) » les femelles (voir note 48), mais des termes valorisant, il suggère que ces travaux ne sont pas méprisables et dépourvus de noblesse : il parle en effet de tèn tôn popanôn kai epsèmatôn therapeian (« le soin des gâteaux des dieux et des cuissons »), en utilisant les mots :
popanon, qui désignes les galettes qu'on préparait pour les sacrifices aux dieux, c'est-à-dire des aliments destinés au culte des dieux ; et comme c'est le seul sens que donnent les dictionnaires pour ce mot, et que c'en est la seule occurrence dans tous les dialogues, il n'a sans doute pas été mis par hasard par Platon dans la bouche de son Socrate et n'est sans doute pas pour lui simplement une manière un peu pédante de parler de « pâtisserie » en général, n'en déplaise aux traducteurs, qui gomment tous cette connotation spécifiquement « religieuse » du mot ;
therapeiai, terme qui désigne de manière très générale le « soin » que l'on prend de quelqu'un ou de quelque chose (c'est le nom d'action dérivé du verbe therapeuein, qui signifie « prendre soin de, servir », mais aussi « honorer (les dieux) » et « soigner », en particulier au sens médical), et qui peut en particulier désigner le « culte » rendu aux dieux, sens qui vient à l'esprit après l'emploi du terme popanon qui renvoie aussi à ce culte, ou encore, peu après qu'on vienne de parler de iatrikon et de iatrikèn (« apte à soigner » dans un sens médical ; cf. 454d2 et note 44), les soins médicaux (c'est le mot dont dérive le français « thérapie »).
Bref, ce qui est subtilement suggéré ici par le choix des mots, c'est que les activités dites ménagères des femmes n'ont pas seulement pour fin de remplir le ventre d'étalons en rut, mais peuvent aussi contribuer à de plus nobles activités comme le culte rendu aux dieux par la cité.
Ensuite, en parlant d'activités pour lesquelles tout le monde s'accorde à considérer que les femmes sont supérieures aux hommes, ce qu'il dit à la fin de la réplique par antiphrase, la finissant sur un hèttômenon (« étant/se montrant inférieures ») que les auditeurs sont invités à inverser puisqu'il est risible au plus haut point, il invite à réaliser que les hommes ne sont pas purement et simplement supérieurs aux femmes (ce qu'il n'a pas dit dans la phrase précédente, cf. note précédente), mais que, dans certains domaines au moins, les femmes peuvent leur être supérieures, ce qui confirme que le terme approprié pour comparer les hommes aux femmes est bien « différents » et non pas « supérieurs ». (<==)

(54) Glaucon, comme la plupart des traducteurs (voir note 52) entend ce qu'il a envie d'entendre, pas ce qu'a dit Socrate, car Socrate n'a pas dit qu'un genre, celui des femmes, polu krateitai (« est largement dominé ») par l'autre, mais qu'un genre, celui des hommes, diapheronôs echei (« se comporte différemment ») de l'autre par rapport aux critères permettant de juger de la phusis énumérés auparavant, qui incluaient des critères physiques relatifs à l'aptitude à penser et des critères relatifs à l'aptitude à apprendre. Le verbe utilisé par Glaucon, kratein, qui est à la racine du suffixe français « -cratie » qu'on trouve dans des mots comme « démocratie » (pouvoir du peuple), « ploutocratie » (le pouvoir de l'argent), « théocratie » (le pouvoir de dieu), évoque une idée de domination, de pouvoir, qui ne se limite pas à une simple supériorité intellectuelle ou physique.
On notera toutefois que Glaucon a bien compris que Socrate parlait des hommes en général et des femmes en général, et qu'il est prêt à admettre que, lorsqu'on en vient aux individus, certaines femmes sont « meilleures (beltious) » que beaucoup d'hommes, et même qu'il y a un grand nombre de femmes (gunaikes pollai) qui sont dans ce cas. Mais là, le vocabulaire change : plus question de « domination » (kratein), mais un simple jugement de valeur qui n'engage à rien en pratique : elles sont beltious, « meilleures ». (<==)

(55) Socrate reprend ici le vocabulaire qu'il a déjà utilisé précédemment, en parlant d'epitèdeuma tôn polin dioikountôn, d'« activités de ceux qui gèrent une cité », avec le verbe dioikein (dont dioikoutôn est le participe présent actif au génitif masculin pluriel substantivé par l'article). Dioikein est le verbe qui donne naissance au nom d'action dioikèsis, qu'on a déjà rencontré deux fois, une fois dans l'expression peri poleôn dioikèseis en 449a3, et une fois dans l'expression pros dioikèsin poleôs en 455b2, et dont j'ai fait remarquer alors (voir notes 5 et 49) que ces mots étaient construit sur la racine oikos, signifiant « maison ». Le sens premier de dioikein, c'est donc « gérer une maison », avant de signifier « gérer » tout court et de pouvoir s'appliquer à la gestion de la cité. L'usage de ce verbe prend encore un peu plus de poids maintenant qu'il est question du rôle des femmes dans la cité, car, en même temps que Socrate suggère que les femmes peuvent participer à toutes les activités dans la cité en fonction de leurs compétences, l'usage de ce verbe est aussi une manière pour lui de suggérer que les tâches domestiques généralement attribuées au femmes ne sont pas si méprisables que ça, qu'elles font partie intégrante de la gestion de la cité, gestion qui n'est finalement que leur coordination du fait du regroupement des citoyens et que la cité n'est en fin de compte qu'une grande famille, une grande oikos. (<==)

(56) « En accord avec la nature » traduit l'expression kata phusin, mise auparavant par Socrate dans la bouche de son opposant imaginaire en 453b5 et dont il a été longuement question dans la note 36. Socrate se garde bien d'employer ici une formule plus précise qu'on attendrait pourtant, kata ten hautou phusin (« selon sa propre nature »), car cette formule pourrait prêter à confusion et ruiner ce qu'il est en train de dire sur le fait que les hommes et les femmes ne sont pas des « natures » différentes du seul fait de leur sexe, puisque c'est justement en ce sens qu'il avait mis cette formule plus précise dans la bouche de son opposant en 453c1 (cf. note 36), pour faire référence à la nature spécifique de la femme par rapport à l'homme, et qu'il parle ici de « la femme (gunè) » en général et non pas de telle ou telle femme. Puisqu'il parle ici de la femme et de l'homme en général, il préfère parler aussi de phusin en général (au singulier), pour éviter de recréer un malentendu, mais juste avant, lorsqu'il n'y avait pas d'ambiguïté, il avait parlé de hai phuseis, « les natures », au pluriel, pour dire que ces « natures » multiples des hommes et des femmes au regard des critères énumérés peu avant étaient également disséminées dans les deux groupes de « vivants (zôioin, duel) » que constituent les hommes et les femmes, ce qui impliquait que le sexe n'était pas un critère discriminant dans la distinction de ces natures. (<==)

(57) Le terme employé par Socrate pour parler de l'infériorité des femmes sur les hommes est asthenesteron, comparatif de l'adjectif asthenès, formé du alpha privatif et de sthenos, qui désigne la force physique. Être asthenès, c'est donc au sens premier être dépourvu de force physique, être faible, manquer de vigueur, même si le mot peut aussi désigner par extension d'autres formes de faiblesse, d'êtres vivants ou de choses, comme la faiblesse d'esprit, le manque de moyens matériels (« pauvre ») ou le manque de vigueur d'un discours.
Remarquons qu'en disant que la femme est asthenesteron (« plus faible ») que l'homme, Socrate suggère discrètement que l'homme est aussi dans une certaine mesure asthenès, « faible » ! (<==)

(58) On retrouve ici le iatrikè de 454d2. (<==)

(59) Socrate oppose ici mousikè et amousos. Sur le mot mousikè, sa signification et la place de cette discipline dans le programme de formation des gardiens décrit par Socrate à la fin du livre II et au livre III, organisé autour de la gumnastikè pour le corps et la mousikè pour l'âme (République, II, 376e3-4), voir la note 26. Ici où mousikè est utilisé comme adjectif pour décrire une qualité de la personne et non pas substantivé pour désigner une discipline d'enseignement, je suis contraint de traduire ce mot par une périphrase, car « musical » ne conviendrait pas, et encore moins « musicien », puisqu'on ne parle pas ici de métiers, mais de capacités, et que, tant qu'à traduire par « doué pour la musique », qui est déjà une périphrase, autant aller un peu plus loin dans la précision pour mieux rendre le texte de Platon.
Amousos, l'opposé de mousikos, signifie donc « étranger aux Muses », et par extension « étranger aux art », « inculte », « grossier ». (<==)

(60) « Par nature » traduit le datif phusei de phusis utilisé adverbialement. Notons en passant que si l'on peut être amousos de naissance, puisqu'il s'agit d'une privation, être mousikos (pour un homme) ou mousikè (pour une femme), ce n'est pas simplement avoir un goût inné pour les arts, mais être effectivement « cultivé » (un des sens de mousikos) dans les arts des Muses, avoir développé et alimenté ce goût. La phusis qu'implique ce phusei ne se limite donc pas aux « chromosomes » mais suppose le développement des dispositions que nous dirions « naturelles » pour celle qui est dite mousikè (ou douée pour telle ou telle autre activité), ou la mise en évidence lors du processus éducatif de l'inaptitude à telle ou telle activité, pour celle qui est dite amousos (ou inapte à telle ou telle autre activité). (<==)

(61) Après la mousikè arrive, comme on pouvait s'y attendre, la gumnastikè. Sur l'origine et les sens de ce terme, qui renvoie à l'idée de nudité (gumnos signifie en effet « nu »), voir la note 26. Sur le même modèle en -ikos que les mots précédents, on a ici aussi le mot polemikè, féminin de polemikos, qui a pour racine polemos, mot signifiant « combat, guerre ». Être polemikos, c'est donc être prêt à la guerre, avoir le tempérament belliqueux (d'où le français « polémique », dont le sens s'est édulcoré en perdant la référence à la guerre, qui n'est plus visible que pour ceux qui connaissent le grec ancien). Le contraire de gumnastikè est ici ou philogumnastikè (« pas amateur d'exercices gymniques ») et le contraire de polemikè est apolemos. (<==)

(62) La référence à celle qui n'et pas philogumnastikè, qui faisait écho au verbe philogumnastôsin (« ils aiment s'exercer nus ») utilisé par Socrate en 452b3 à propos des vieillards qui continuent à fréquenter les gymnases malgré leur âge et leur physique peu avenant, appelle, par analogie de construction (mots en philo-) la question sur la femme qui serait philosophos et celle qui serait son contraire, c'est-à-dire misosophos, mot peut-être forgé pour l'occasion par Platon (c'est sa seule occurrence dans tous les dialogues, et même dans tout le corpus disponible sur le site Perseus) en remplaçant le préfixe philo- (« ami/amoureux de ») par son contraire miso- (« ennemi de/haissant »), qu'on retrouve dans des mots français comme « misogyne » (« qui hait les femmes ») ou « misanthrope » (« qui hait les humains »). C'est pour rendre perceptible cette symétrie que je ne traduis pas ici philosophos par sa transposition en français « philosophe », mais par l'explicitation de son étymologie.
Le dernier couple de termes opposés qu'utilise Socrate est thumoeidès et athumos, qui renvoient au thumos, et à la partie médiane de l'âme que Socrate a justement qualifiée de thumoeidès (cf. IV, 440e3 et 441a2), termes qu'il n'est pas aisé de traduire. Être thumoeidès, c'est faire preuve de caractère, voire d'agressivité, être courageux, avoir du cœur, mais aussi en mauvaise part, être irascible, querelleur. Par contraste, être athumos, c'est-à-dire dépourvu de thumos, c'est être apathique, abattu, découragé, voire lâche, ou encore sans passion, incapable de se mettre en colère. Un rapide survol des traductions proposées par les uns et les autres pour ces deux termes confirme la difficulté à en cerner le sens :
 - Chambry (Budé) : « des femmes courageuses et des lâches » ;
 - Robin (Pléiade) : « et une femme impétueuse tandis qu'une autre manque d'impétuosité » ;
 - Baccou (Garnier) : « n'en est-il pas d'irascibles, et d'autres sans ardeur » ;
 - Pachet (Folio Gallimard) : « telle qui a du cœur, et telle autre non » ;
 - Cazeaux (Livre de poche) : « une avec l'ardeur agressive, l'autre sans » ;
 - Leroux (GF Flammarion) : « et une qui a de l'ardeur morale, et une autre qui n'en a pas ».
Mais le plus important, au-delà de la traduction par tel ou tel terme, est de bien voir que c'est le même mot, thumoeidès, qui est utilisé ici et qui, substantivé sous la forme to thumoeides, servait à parler de la partie médiane de l'âme au livre IV, de cette partie qui est justement la contrepartie dans l'âme de la classe des gardiens dans la cité (ce qui n'est pas possible chez Chambry, qui traduit to thumoeides en IV, 440e3 et 441a2 par « la colère » et chez Robin, qui traduit to thumoeides en IV, 440e3 et 441a2 par « l'ardeur de sentiment », et, dans la section suivante, sur la recherche des qualités de l'individu, par « la fonction impétueuse » en 441e6 et par « l'ardeur impétueuse » en 442c1). (<==)

(63) Socrate en est venu progressivement à propos des femmes à la qualité d'être thumoeidès, qui est directement liée au rôle de gardien comme je l'ai fait remarquer dans la note précédente, mais en fait, toutes les qualités qu'il a défilées successivement, sauf la première, iatrikè, qui était, elle, appelée par l'exemple qu'il avait pris au début de son raisonnement, renvoient aux gardiens : mousikè et gumnastikè renvoient aux deux piliers de l'éducation des gardiens telle qu'elle a été décrite par Socrate aux livres II et III, polemikè renvoie au rôle de défenseurs de la cité contre les agressions extérieures, fonction qui a servi à introduire les gardiens en République, II, 373d-374d ; philosophos renvoie à la qualité qui sera, comme on le découvrira avec la troisième vague, celle qu'on recherchera parmi les meilleurs des gardiens pour en faire les gouvernants. (<==)

(64) Le vocabulaire de cette réplique de Socrate pointe vers un problème beaucoup plus large que la seule question de la place des femmes dans la cité qui est en débat ici, problème largement débattu au temps de Socrate et Platon dont on trouve des échos dans la discussion de Socrate avec Calliclès dans le Gorgias et dans les deux premiers livres de la République, celui de savoir si la loi (nomos) est contraire à la nature (para phusin). La réponse du Socrate de Platon à cette question est claire, et c'est celle qu'il donne ici sur un cas particulier : si les lois sont bien faites, elles ne sont pas para phusin (« en contradiction avec la nature »), mais kata phusin (« en accord avec la nature »). En fait, c'est même en s'intéressant à leur phusis (« apprend à te connaître toi-même (gnôthi sauton) ») que les hommes (en tant qu'espèce) pourront édicter des lois conformes à leur nature, les seules qui leur permettront d'être heureux. C'est bien le chemin que suit Socrate depuis le début de sa réflexion sur la cité idéale, qui prend naissance du fait de la nature de l'homme qui l'oblige à vivre en société, et qui l'incite à faire usage de sa raison, la faculté la plus noble que lui a donné la nature et qui le distingue de tous les autres animaux, pour organiser au mieux cette vie en société. Or la loi n'est autre que la trace de cette raison, la formalisation de cette organisation par le logos. Elle est donc le produit nécessaire de la nature de l'homme, loin d'en être l'ennemie irréconciliable. Malheureusement, l'homme ne vit pas dans un monde idéal et les lois évoluent avec les sociétés et finissent par aller contre la nature (para phusin) de l'homme lorsque se substituent aux rapports de coopération qui seraient souhaitables, où chacun travaillerait selon ses compétences pour le bien commun, des rapports de force où certains exploitent certains autres pour leur seul profit. En fin de compte, ce qui est para phusin, contre nature, c'est que ce ne soient pas ceux qui ont la compétence requise qui accèdent au pouvoir et instaurent les lois, le plus souvent à leur seul profit, comme la suite nous le fera comprendre.
Ce que nous dit ici Socrate entre les lignes, c'est que, sur la question des femmes, ce qui lui semble para phusin, c'est qu'alors qu'elles représentent à peu près la moitié des habitants de la cité et qu'elles ont globalement les mêmes aptitudes que les hommes, à la force physique près qui est moindre, celles qui en ont la capacité soient tenus à l'écart de la plupart des tâches rendues nécessaire pour la bonne gestion de la cité dans son ensemble, alors que ce qui est kata phusin, c'est qu'on ne tienne pas compte du sexe, mais seulement des aptitudes de chacune et de chacun pour distribuer le plus efficacement possible ces tâches entre tous les habitants de la cité, contraints par leur phusis à se les distribuer de la manière la plus « raisonnable » possible. (<==)

(65) En 456c1, Socrate parlait de nomos, de « loi » qu'ils avaient instituée kata phusin. Ici, le mot nomos fait place au mot nomimon, terme dérivé de nomos qui est au départ un adjectif signifiant « conforme à la loi », ou « conforme aux usages », « usuel », « habituel », ou, pour une personne, « respectueux de la loi, des usages » (on a déjà rencontré ce terme en 451a7 ; cf. note 17). Substantivé, le mot signifie « la coutume, l'usage », ou encore « l'opinion courante ». Par le choix de ce terme, Socrate veut sans doute suggérer qu'il faut autant changer la loi que le regard des citoyens, et les amener à trouver « usuel », « normal », « habituel », que les femmes aient part aux mêmes activités que les hommes et adoptent les mêmes usages, par exemple pour les exercices gymniques. (<==)

(66) Cette « démonstration » de Socrate peut sembler simpliste, mais il faut la voir à la lumière de tout ce qui a été dit auparavant du rôle de l'éducation et des responsabilités des dirigeants dans la sélection des futurs gardiens, et en particulier de ce que j'ai rappelé à la fin de la note 36 à propos du mythe des trois races. Ce que veut nous faire comprendre Socrate, c'est que, de même qu'un individu dont l'âme est composée de plusieurs parties ne peut pas être parfaitement heureux s'il n'a pas résolu les conflits intérieurs entre ces différentes parties de lui-même, de même, une cité ne peut pas remplir parfaitement le rôle qui est le sien pour le bonheur de ses habitants si chacun n'y tient pas la place qui lui convient. Et la place où il est le plus important d'avoir les personnes les plus aptes à ces postes et celle de dirigeant. Mais pour Socrate, comme je l'ai suggéré au long des notes qui ont précédé, la phusis ne se limite pas à des dons innés, mais est avant tout le résultat d'un processus de développement qui est l'éducation, processus qui doit certes capitaliser sur les dispositions « naturelles » de chacun, mais qui est aussi le moyen de les mettre en évidence et de les faire fructifier, car, comme je l'ai déjà dit, les dons naturels ne se lisent pas sur le visage des nouveau-nés. C'est pourquoi ce qui peut arriver de mieux à une cité, c'est que l'on y détecte toutes celles et tous ceux qui ont des aptitudes pour un jour devenir dirigeants, quelle que soit leur origine sociale (c'est cela que signifie l'attention demandée aux dirigeants sur le métal qui entre dans la composition de l'âme de chaque enfant, sans souci de celle qui entrait dans la composition de ses parents). Pour l'instant, Socrate n'a encore décrit que le cycle éducatif initial des gardiens, s'appuyant sur la gumnastikè et la mousikè, mais il a déjà dit que les dirigeants seront choisis parmi les meilleurs des gardiens (cf. République, III, 412c, sq.), et la suite nous permettra d'approfondir le programme éducatif plus complet qui permet de sélectionner les dirigeants parmi les gardiens. Dans la perspective qui est la sienne, donc, il n'y a effectivement rien de plus important pour une cité que de bien maîtriser ce processus éducatif en s'assurant qu'on ne risque pas de laisser passer la perle rare, quelle que soit son origine sociale et son sexe. Pas question donc d'exclure de ce processus la moitié des citoyens, sous prétexte que ce sont des femmes et que les femmes sont faites pour « mettre bas » ! (<==)

(67) Le mot grec que je traduis par « excellence » est aretèn, quelquefois traduit par « vertu », mais dont le sens en grec est beaucoup plus large, comme je l'explique dans mon introduction à la traduction du Ménon, dialogue dans lequel ce concept joue un rôle central. (<==)

(68) Ce serait à mon avis un tort de ne voir dans ces phulakai (« gardiens »), hommes et femmes, que de simples soldats. Certes, Socrate a introduit leur rôle lorsqu'il a évoqué les conflits possibles avec d'autres cités, et il prend en considération le risque de la guerre comme une réalité qu'il serait suicidaire de faire semblant d'ignorer. Mais dans les premiers livres des Lois, l'Athénien explique à ses interlocuteurs que ce n'est pas la guerre, mais la paix, qui doit servir de paradigme au législateur d'une cité. Dans la logique qui est celle de Socrate pour la fondation de la cité idéale de la République, les gardiens et les dirigeants, qui sont les gardiens les meilleurs, les seuls vrais gardiens, les panteleis phulakas (« gardiens parfaits/accomplis » ; III, 414b2), sont seuls en charge de ce qu'on pourrait appeler la « politique extérieure », c'est-à-dire les relations avec les autres cités. Mais leur rôle est loin de se limiter à cela, et concerne en fait tout ce qui contribue à la sauvegarde de la cité au-delà de la satisfaction de ses besoins matériels, c'est-à-dire aussi bien la défense contre les agressions extérieures que la lutte contre les risques de dissension à l'intérieur, et les gardiens « de base » (ceux qui ne deviennent pas dirigeants) sont décrits par Socrate comme epikouroi (« auxiliaires ») et « défenseurs des décrets des dirigeants (boètous tois tôn archontôn dogmasin) » (III, 414b5-6), quel que soit le thème de ces décrets. Et l'on peut penser qu'il y a plus de décrets concernant les affaires intérieures que les relations extérieures. (<==)

(69) Socrate reprend ici en l'adaptant un vers de Pindare qui constitue le fragment d'origine incertaine 86 de Puech (Budé), et le fragment 209 de Bergk, et dont le texte est atelè sophias karpon drepein, « cueillir un fruit de sagesse atelè (je vais revenir sur les divers sens possibles de ce mot) », raillerie que Pindare adresse aux philosophes de la nature. Le mot atelès, dont atelè est l'accusatif neutre singulier, est construit par adjonction du alpha privatif à une forme dérivée de telos, mot qui signifie « fin, achèvement, accomplissement », ou encore « résultat », mais aussi « acquittement, paiement, taxe », si bien que atelès peut signifier « sans fin », « qui n'aboutit pas », ou encore « sans résultat », c'est-à-dire « vain », ou « qui n'atteint pas ses objectifs », mais aussi, à partir du sens « impôt, taxe » de telos, « exempt de charge » et plus généralement, avec un complément au génitif, « exempt de » ce que désigne le complément au génitif. Plusieurs des sens possibles de atelè pourraient convenir au fragment de Pindare qui se moque du fruit que les philosophes prétendent tirer de leur prétendue sophia (« sagesse ») : « pas arrivé à terme », c'est-à-dire « pas mûr », « vain », « qui n'atteint pas ses objectifs », c'est-à-dire quelque chose comme « stérile », ou même tout simplement « sans fin », pour suggérer que cette sagesse, on n'en voit jamais le bout. Quoi qu'il en soit, Platon fait modifier par son Socrate cette citation, qui devient chez lui atelè tou geloiou sophias drepôn karpon. Si le changement du temps du verbe (participe présent au lieu d'infinitif) est simplement une adaptation au contexte de la citation, l'ajout de tou geloiou change le sens de l'ensemble. Cet ajout qui est dans tous les manuscrits semble pourtant poser problème aux traducteurs qui, tous, reconnaissent la citation de Pindare sous-jacente et, pour la plupart, ajoutent une note de commentaire renvoyant à l'original de Pindare, mais, sauf Jowett et Bloom, ne semblent pas capables de concilier le tou geloiou (génitif masculin ou neutre singulier de l'adjectif geloios, « risible, ridicule ») ajouté par Platon et le sophias (nom féminin au génitif singulier, « sagesse ») original de Pindare, et ne gardent que l'un ou l'autre, le plus souvent les mots ajoutés par Platon en supprimant le sophias original (la seule exception est Leroux), comme on peut s'en rendre compte dans les lignes suivantes :
 - Chambry (Budé) : « il cueille le fruit du rire avant qu'il soit mûr » (entre guillemets, avec note)
 - Robin (Pléiade) : « qui " cueille, imparfait, le fruit " du risible » (avec note)
 - Baccou (Garnier) : « il cueille vert le fruit du rire » (en italiques dans le texte, avec note)
 - Pachet (Folio Gallimard) : « il cueille un fruit de ridicule qui n'est pas à son terme » (entre guillemets, avec note)
 - Cazeaux (Livre de poche) : « il n'attend pas la maturité de son rire pour en cueillir le fruit » (en italiques entre guillemets)
 - Leroux (GF Flammarion) : « il cueille un fruit de sagesse qui n'est pas mûr » (entre guillemets)
- Jowett (Internet) : « in his laughter he is plucking a fruit of unripe wisdom »
- Shorey (Loeb) : « ‘plucks the unripe fruit’ of laughter » (avec note)
- Bloom (BasicBooks) : « plucks from his wisdom an unripe fruit for ridicule » (entre guillemets, avec note)
- Grube/Reeve (Hackett) : « is "plucking the unripe fruit" of laughter » (avec note).
Pourtant, la solution ne me semble pas si difficile à trouver. J'ai fait remarquer au début de cette note que la citation de Pindare pouvait donner lieu à diverses interprétations selon le sens que l'on donnait à atelè, mais que toutes ces interprétations étaient plus ou moins défavorables à la sophia des philosophes en qualifiant le fruit qu'ils en récoltent soit de « pas mûr », soit de « vain », soit de « stérile », soit d'« interminable », soit d'autre chose encore dans le même registre. Platon renverse la perspective en se contentant d'ajouter un complément à l'adjectif atelè qui force à le comprendre dans un sens spécifique et du coup transforme cette critique de la sophia en une critique de l'auteur de ces paroles : en ajoutant à atelè le complément tou geloiou, il force en effet la compréhension de atelè dans le sens de « exempt de » et fait donc dire à la citation de Pindare modifiée par lui que le fruit de la sophia est « exempt du ridicule ». Le rieur qui se moque des femmes s'exerçant nues montre du doigt, « cueille » pour le tourner en ridicule, le « fruit » d'une sage réflexion (celle que vient de mener Socrate avec ses interlocuteurs), un « fruit de sagesse (sophias karpon) » donc, qui est tout sauf ridicule, et donc il ne sait pas de quoi il parle ni de quoi il rit, et ne se rend même pas compte de ce qu'il fait et du fait que c'est lui qui se ridiculise aux yeux des sages, ou du moins des amoureux de la sagesse (philosophoi), en agissant ainsi, montrant qu'il n'a aucune idée de ce qui rend réellement quelque chose ou quelqu'un ridicule ou beau. Le Socrate de Platon pourrait accepter certains sens dans lesquels on pourrait dire la sophia ou son fruit atelè, si par là on entend qu'on ne verra jamais le bout de cette quête de la sagesse et qu'on est condamné à rester philosophos, sans jamais devenir en cette vie sophos au sens propre du terme, mais il n'acceptera jamais qu'on tourne cette quête de la sagesse en ridicule, même si on la sait d'entrée condamnée à ne jamais finir, donc à être atelè, et c'est ce qu'il suggère ici en retournant la citation de Pindare contre lui. (<==)

(70) Le mot grec que je traduis par « bénéfique » est ôphelimon. Pour les raisons de cette traduction, voir la note 13 à ma traduction de la section 77a5-80d1 du Ménon, et l'Hippias majeur, où ôphelimon est défini comme « to chrèsimon te kai to dunaton epi to agathon ti poièsai », « l'utile et le capable, pour faire quelque chose en vue du bon/bien » (296d8-9), ou encore « to poioun agathon », « ce qui produit du bon/le bien » (296e7), ce que rend exactement l'étymologie latine de « bénéfique ». (<==)


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Première publication le 10 juillet 2010 ; dernière mise à jour le 23 octobre 2012
© 2010 Bernard SUZANNE (cliquez sur le nom pour envoyer vos commentaires par courrier électronique)
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