© 2010 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 21 octobre 2010 |
Platon et ses dialogues :
Page d'accueil -
Biographie -
Œuvres et liens vers elles -
Histoire de l'interprétation -
Nouvelles hypothèses -
Plan d'ensemble des dialogues.
Outils : Index des personnes et des lieux -
Chronologie détaillée
et synoptique -
Cartes du monde grec ancien.
Informations sur le site : À propos de l'auteur
Tétralogies : Page d'accueil de la République - Page d'accueil de la 4ème tétralogie - Texte du dialogue en grec ou en anglais à Perseus |
![]() |
![]() (4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie) |
![]() |
[L'interlocuteur de Socrate au début de cette section est toujours Glaucon]
(vers la section précédente : 1ère vague : phusis - La femme est-elle un homme comme un autre ?)
[457b] [...]
Eh bien dans ce cas, allons-nous dire que nous avons échappé à [quelque chose] comme une première vague (2) en parlant de la loi relative aux femmes, de sorte que nous n'avons pas été totalement submergés en posant qu'il faut que de tout s'occupent en commun nos [457c] gardiens et les gardiennes, mais que, en quelque sorte, l'argument s'accorde avec lui-même sur le fait qu'il dit des [choses] possibles et bénéfiques?
Et comment ! dit-il, ce n'est pas à une petite vague que tu échappes !
Tu diras pourtant, dis-je, que celle-là n'était pas grosse, lorsque tu auras vu celle qui vient après.
Eh bien parle, que je voie, dit-il.
Après celle-ci, repris-je, et toutes les autres [édictées] auparavant, vient, comme je le pense pour ma part, la loi que voici.
Laquelle ?
Que ces femmes seront toutes [457d] [les femmes] communes de tous ces hommes (3), et qu'aucune n'habitera en privé avec aucun, et que les enfants à leur tour seront communs et qu'aucun géniteur ne connaîtra sa propre progéniture, ni l'enfant son géniteur.
Cette [vague]-ci, di-il, est beaucoup plus grosse que celle-là (4), à proportion de l'incrédulité aussi bien sur le [fait que ce soit] possible que sur le [fait que ce soit] bénéfique !
Je ne pense pas, repris-je, qu'au moins sur le [fait que ce soit] bénéfique, on contesterait que ne soit un très grand bien que les femmes soient communes, communs d'autre part les enfants, si du moins c'est possible, mais je pense que, sur la question de savoir si c'est possible ou pas, naîtrait une très ample contestation.
[457e] Sur les deux, reprit-il, on contesterait fort bien.
Tu parles, repris-je, d'un regroupement d'arguments, alors que moi, je pensais du moins échapper subrepticement à l'un des deux, s'il t'avait paru que c'était bénéfique et qu'alors, ne serait restée pour moi que la question du possible ou pas.
Mais tu n'es pas passé inaperçu, reprit-il, en essayant d'échapper subrepticement, mais rend raison des deux.
Il me faut subir, repris-je, la peine (5). Néanmoins, fais-moi juste un petit plaisir [458a] : permets-moi de me croire à une fête, comme les paresseux [qui] ont l'habitude de s'offrir à eux-mêmes des festins de pensée lorsqu'ils se promènent seul (6). Et en effet, les [gens] comme eux, en quelque sorte, avant d'avoir trouvé de quelle façon se réalisera quelque chose dont ils ont envie, laissant cela de côté pour ne pas avoir à faire l'effort de tenir conseil en eux-mêmes sur la question de savoir si c'est possible ou pas, posant comme étant à leur disposition ce qu'ils veulent, disposent sans plus attendre tout le reste et prennent plaisir à passer en revue quelles grandes choses ils accompliront une fois cela arrivé, rendant une âme par ailleurs paresseuse [458b] encore plus paresseuse. Donc à présent, moi aussi, je m'alanguis, et, ces [principes], je désire différer et examiner plus tard de quelle manière [ils seraient] possibles, mais à présent, les ayant posés comme étant possibles, je vais examiner, pour peu que tu m'accompagnes, quelles dispositions prendront les dirigeants une fois qu'ils seront devenus [réalité], et [montrer] que leur mise en pratique serait tout ce qu'il y a de plus avantageuse et pour la cité et pour les gardiens (7). [Ce sont] ces points-ci [que]je vais essayer avec toi de soumettre en premier à un examen conjoint et approfondi, et ensuite ceux-là, si du moins tu m'accompagnes.
Eh bien ! je t'accompagne, dit-il, alors examine !
Je pense donc, repris-je, que, si les dirigeants sont dignes [458c] de ce nom, et leurs auxiliaires pareillement (8), les uns voudront bien exécuter les instructions qui leur auront été données, les autres donner des instructions, les unes en se fiant eux-mêmes aux lois, et les autres en les imitant, sur les points sur lesquels nous nous en remettrions à eux (9).
Vraisemblablement, dit-il.
Toi donc, repris-je, leur législateur, comme tu as choisi les hommes, tu leur donneras les femmes choisies de la même manière, qui auront autant que possible eu le même développement (10), et eux, vu qu'ils auront logements et repas en commun, mais [qu'il n'y aura] rien de tout cela de possédé en propre par aucun, [458d] seront donc ensemble et, d'être ainsi réunis ensemble aussi bien pour les exercices gymniques que pour le reste de l'éducation (11), de par la nécessité [qui est], je pense, implantée en eux de naissance (12), seront conduits à une union (13) les uns avec les autres. Ne te semblé-je pas énoncer des [conséquences] nécessaires ?
Pas par des [nécessités] géométriques en tout cas, reprit-il, mais par des nécessités amoureuses (14), qui risquent d'être plus aigues (15) que celles-là pour convaincre et entraîner le gros de la foule.
Et comment ! Dis-je. Mais après ça justement, Glaucon, s'unir les uns aux autres ou faire n'importe quoi d'autre de manière désordonnée, ce n'est pas [458e] pieux dans une cité de [gens] heureux et les dirigeants ne le permettront pas.
[Ce ne serait] pas juste en effet, dit-il.
Il est donc clair que les mariages, après ça, nous les considérerons comme ayant un caractère divin (16) dans toute la mesure du possible, et auraient ce caractère divin les plus bénéfiques.
Absolument, en effet.
[459a] Eh bien comment donc seront-ils les plus bénéfiques ? Dis-le moi, Glaucon, car je vois dans ta maison et des chiens de chasse et un grand nombre d'oiseaux de race. N'as-tu donc pas, par Zeus, prêté quelque attention à leurs mariages et à leurs engendrements ?
En quoi ? dit-il.
Tout d'abord, parmi ceux-ci, bien qu'étant de race, n'y en a-t-il pas certains qui sont et deviennent meilleurs ?
Il y en a.
Eh bien ! as-tu des petits de tous pareillement ou as-tu à cœur [d'en avoir] le plus possible des meilleurs ?
Des meilleurs.
[459b] Mais quoi ? Des plus jeunes ou des plus vieux, ou le plus possible de ceux qui sont dans la force de l'âge ?
De ceux qui sont dans la force de l'âge.
Et si ce n'est pas ainsi qu'on leur faisait avoir des petits, tu estimes, toi, que la race des oiseaux et des chiens serait inférieure de beaucoup ?
Oui, dit-il.
Mais que penses-tu [à propos] des chevaux, repris-je, et des autres animaux ? En irait-il autrement d'une manière ou d'une autre ?
Ce serait assurément extraordinaire ! reprit-il.
Ouh là là ! repris-je, cher camarade, il est donc tout à fait nécessaire que nos dirigeants soient [des hommes] supérieurs (17), si en effet il en va de même aussi pour la race des humains !
[459c] Mais c'est effectivement le cas, dit-il. Mais alors quoi ?
[C'est] qu'il leurs sera nécessaire, repris-je, de faire usage de nombreuses drogues (18). Comme médecin, en effet, d'une certaine manière, pour des corps qui n'ont pas besoin de drogues mais [sont ceux] de personnes souhaitant se soumettre à un régime, nous pensions que suffisait un qui soit aussi plus quelconque, mais par contre, dès lors qu'il faut aussi prescrire des drogues, nous savons qu'il est besoin d'un médecin plus viril (19).
Vrai, mais pourquoi dis-tu cela ?
Pour ceci, repris-je : nos dirigeants risquent de devoir faire continuellement usage du mensonge et de la ruse pour le bénéfice [459d] des dirigés. Mais nous disions (20) en quelque sorte que toutes les [choses] de ce genre étaient utiles dans la catégorie des drogues (21).
Et à bon droit en effet, dit-il.
Eh bien ! dans les mariages et dans les engendrements, il semble que ce bon droit prend une importance non moindre.
Pourquoi donc ?
Il faut, dis-je, d'après ce dont nous sommes convenus, que les meilleurs aillent avec (22) les meilleures le plus souvent possible, et les plus quelconques avec les plus quelconques à l'inverse (23), et des uns élever les enfants, [459e] des autres pas, si le troupeau doit être de la meilleure qualité possible, et ces [dispositions] doivent demeurer ignorées de tous sauf des dirigeants eux-mêmes, si, encore une fois, la troupe (24) des gardiens doit être aussi exempte de querelles (25) que possible.
Très juste, dit-il.
Eh bien alors, des fêtes devront être instituées par la loi, dans lesquelles nous conduirons ensemble les mariées et les mariés, ainsi que des sacrifices, et des chants nuptiaux [460a] devront être composés par nos compositeurs (26), adaptés aux mariages ayant lieu ; quant au nombre des mariages, nous compterons sur les dirigeants [pour en décider] de manière à ce qu'ils conservent le plus exactement possible le même nombre d'hommes (27), en anticipant guerres, maladies et toutes choses de ce genre, et que notre cité ne devienne autant que possible ni grande, ni petite (28).
À bon droit, dit-il.
D'ingénieux tirages au sort devront en outre être organisés, je pense, pour que celui qui est quelconque, à propos de chaque union, en attribue la cause à la chance et non pas aux dirigeants.
Et comment ! dit-il.
[460b] Et à ceux des jeunes [qui se montreront] en quelque sorte bons à la guerre ou ailleurs, il faudra, je suppose, attribuer des privilèges et autres récompenses et une liberté moins contrainte en ce qui concerne le fait de coucher avec les femmes (29), de sorte que, par la même occasion, sous ce prétexte, le plus grand nombre possible d'enfants soient engendrés de ceux-ci.
À bon droit.
Et donc, prenant par-devers elles les enfants nés à chaque fois, les directions (30) chargées de veiller sur eux, [composées] soit d'hommes, soit de femmes, soit des deux à la fois--car en effet les directions sont aussi, je suppose, composées à la fois de femmes et d'hommes (31)...
Oui.
[460c] Prenant alors ceux des bons, je pense, elles (32) les porteront dans l'enclos (33) auprès de gardes d'enfants (34) habitant à part dans un certain quartier de la cité ; par contre, ceux des plus mauvais, et si l'un des autres naît infirme, elles les déposeront en cachette en un [lieu] qu'on ne peut ni nommer, ni voir, comme il convient.
Si du moins, dit-il, doit être pure la famille des gardiens (35).
Et donc, ceux-ci (36) prendront aussi soin de la nourriture en menant jusqu'à l'enclos les mères aussi longtemps qu'elles sont gonflées de lait, usant de toutes sortes d'artifices [460d] pour qu'aucune ne perçoive quel est le sien, en fournissant aussi d'autres ayant du lait pour peu que celles-là ne soient pas suffisantes, et ils veilleront sur celles-là mêmes pour qu'elles allaitent un temps mesuré, mais affecteront les veilles et le reste du travail à des nourrices et à des gardes d'enfants (37).
[C'est comme d']une période très tranquille, dit-il, [que] tu parles de la procréation des enfants par les femmes des gardiens !
C'est en effet ce qui convient, repris-je, mais parcourons la suite de ce que nous nous sommes proposés. Nous avons dit en effet que [c'est] de [personnes] dans la force de l'âge [que] doivent naître les enfants.
Vrai.
[460e] Eh bien ! te semble-t-il à toi aussi que le temps moyen de la force de l'âge est les vingt ans pour les femmes, mais pour les hommes les trente (38) ?
Lesquels d'entre eux ? dit-il.
Pour une femme, en commençant à enfanter pour la cité à l'âge de vingt ans jusqu'à l'âge de quarante ans, mais pour un homme, après qu'il a passé le moment de la plus extrême vigueur à la course (39), à la suite de ça engendrer pour la cité jusqu'à l'âge de cinquante-cinq ans (40).
[461a] C'est en effet pour l'une et l'autre, dit-il, précisément la force de l'âge pour le corps et la réflexion (41).
Donc lorsque l'un d'entre eux, soit plus vieux, soit plus jeune, entreprend des engendrements pour la communauté (42), nous dirons que la faute n'est ni pieuse, ni juste, en ce qu'il a semé un enfant pour la cité qui, si cela reste caché, sera engendré, non pas en se développant sous la protection des sacrifices et des prières que, pour chacun des mariages, feront les prêtresses et les prêtres et toute la cité réunie pour que, des bons naisse toujours des enfants meilleurs et des bénéfiques[461b] des plus bénéfiques (43), mais en étant né sous la protection des ténèbres (44) du fait d'une funeste absence de maîtrise de soi.
À bon droit, dit-il.
Même loi bien sûr, dis-je, si quelqu'un de ceux qui engendrent encore, sans que ça se fasse avec [l'aval d']un dirigeant, entreprend (45) une des femmes en âge [d'avoir des enfants] (46) : nous dirons en effet de lui qu'il présente à la cité un enfant bâtard et illégitime et impie.
À très bon droit, dit-il.
Mais par contre, je pense, quand les femmes et les hommes ont dépassé l'âge d'engendrer, nous les laisserons probablement libres d'avoir des relations [461c] avec qui ils veulent, sauf avec fille et mère et les enfants de leurs filles et les ascendants de mère, et de même les femmes sauf avec fils et père et les [parents] de ceux-ci vers le bas et vers le haut, et tout cela du moins en leur recommandant bien d'avoir désormais à cœur au plus haut point de ne pas donner le jour à un fœtus, pas même un, s'il a été conçu, et, si un s'impose par la force des choses, d'admettre tout simplement qu'il n'y aura pas de nourriture pour celui-là (47).
Tout ça aussi assurément, dit-il, est dit avec bonne mesure (48) ; mais les pères et [461d] les filles et les [parents] dont tu parlais à l'instant, de quelle manière les distingueront-ils les uns des autres ?
D'aucune manière, repris-je, mais à partir du jour où l'un d'entre eux sera devenu un jeune marié, les enfants qui naîtront pendant le dixième mois après celui-ci et même à partir du septième, tous ceux-là, il les appellera, les [enfants] mâles, fils, les femelles, filles, et ceux-là, celui-ci, père, et ainsi donc les enfants de ceux-ci petits-enfants et ceux-ci, ceux-ci à leur tour grand-père et grand-mère, et ceux nés durant le temps durant lequel leurs mères et leurs pères engendraient, [461e] frères et sœurs, de manière à, comme nous disions à l'instant, ne pas toucher (49) les uns aux autres. Mais la loi accordera aux frères et aux sœurs de cohabiter, si le tirage au sort tombe là-dessus et qu'en plus la Pythie se prononce [en ce sens] (50).
À très bon droit, reprit-il.
(vers la section suivante : 2ème vague : koinônia - Bienfaits de la mise en commun pour la cité)
(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)
(2) C'est ici la première apparition de l'image des vagues (en grec, kuma) pour caractériser les objections aux trois principes que Socrate discute aux livres V, VI et VII, l'identité de nature des hommes et des femmes, la communauté entre gardiens hommes et femmes et avec leurs enfant, et la nécessité que ce soient les philosophes qui gouvernent. Cette image a été préparée par l'image de la nage utilisée par Socrate en 453d5-7, lorsque, confronté à une série d'objections à son premier principe, relatif aux femmes, il dit que, qu'on tombe dans une petite piscine ou au milieu de la mer, il faut se mettre à nager de la même manière.
En utilisant la formule hen hôsper kuma, avec hen, neutre de eis, qui désigne le nombre un, Socrate suggère que cette vague n'est que la première et que d'autres vont suivre, ce que confirme la suite de ses propos.
(<==)
(3) L'adjectif koinas (« communes ») peut se construire avec un complément au datif ou au génitif. Platon a choisi ici de mettre le complément, tôn andrôn toutôn pantôn (« de tous ces hommes ») au génitif et non au datif. Il me semble qu'il y a là de sa part l'intention de rendre son principe plus symétrique après qu'il vient de montrer l'égalité de nature entre hommes et femmes : ce n'est pas la même chose de dire que telle personne est la femme d'Alcibiade (ou ici de tout les gardiens), en utilisant un complément de nom, qui est au génitif en grec, et de dire qu'elle est à Alcibiade (ou ici à tous les gardiens), en utilisant un complément d'attribution, qui est au datif en grec, et qui implique une idée de propriété de l'homme sur la femme (comme le montre l'anecdote rapportée par Plutarque, dans sa Vie d'Alcibiade, 8, 3-4, où l'on voit celui-ci venir récupérer sa femme sur l'agora où elle venait déposer une demande en divorce du fait des frasques extraconjugales de notoriété publique de son mari, et la trainer de force chez lui devant tout le monde, sans que personne n'ose intervenir). La relation d'attribution/propriété que suggère « communes à » est asymétrique, alors que la relation « femme de » est réciproque : Hipparétè est la femme d'Alcibiade implique qu'Alcibiade est le mari d'Hipparétè. Et je ne pense pas que Platon veuille dire ici, après tout ce qu'il a dit dans la section précédente, que les gardiennes sont une propriété commune à tous les gardiens, alors justement qu'il a indiqué vouloir abolir la propriété chez les gardiens et que c'est cela qu'il explicite ici, mais qu'elles sont les femmes communes de tous les gardiens et que, réciproquement, les gardiens sont les maris communs de toutes les gardiennes. D'où ma traduction. (<==)
(4) Glaucon n'utilise pas ici le mot kuma (« vague »), mais seulement des pronoms démonstratifs, touto, nominatif neutre singulier de outos, et ekeinou, génitif neutre (ou masculin) singulier de ekeinos, qui signifient respectivement, lorsqu'ils sont employés ensemble, « celui-ci », le plus proche, et « celui-là », le plus éloigné. Comme nomos (« loi »), qu'a utilisé Socrate en 457c7 est un masculin et que touto ne peut être qu'un neutre, il ne peut donc renvoyer qu'à kuma, neutre aussi, utilisé par Socrate et Glaucon dans les deux premières répliques de cette section. C'est d'autant plus vraisemblable que la remarque de Glaucon a tout l'air d'une réponse à celle de Socrate en 457c4-5 lui disant d'attendre d'avoir vu la seconde vague pour juger de la taille de la première, puisqu'il reprend au comparatif meizon (« plus grosse »), l'adjectif mega (« grosse ») qu'y avait utilisé Socrate. Comme en français, « loi » et « vague » sont tous deux féminin, il n'est pas aisé de déterminer à quoi renvoie « celle-ci » et « celle-là », si on se limite à traduire ainsi touto et ekeinou. C'est pourquoi j'ai préféré traduire touto par « cette [vague]-ci » en explicitant le renvoi implicite en grec. (<==)
(5) « Il me faut subir la peine » traduit le grec huphekteon dikèn, dans lequel huphekteon est l'adjectif verbal d'obligation du verbe hupechein, « se soumettre, subir » et dikèn l'accusatif singulier de dikè, le mot dont le sens premier est « justice », mais qui peut aussi désigner l'action en justice, le procès, le tribunal, le jugement et la punition qui résulte du jugement. L'expression dikèn hupechein signifie donc au sens littéral « se soumettre à la justice », c'est-à-dire accepter les conséquence du jugement et donc subir la peine prononcée par le tribunal. (<==)
(6) « Me croire à une fête » traduit le grec heortasai, infinitif aoriste actif du verbe heortazein, dérivé de heortè, qui signifie « fête », et, par extension, « réjouissance, amusement ». Heortazein, c'est donc « célébrer une fête ». Mais ici où l'on est dans l'analogie, cette traduction ne conviendrait pas, pas plus que « faire la fête », qui ne rendrait pas l'image que Socrate a en tête, qui, comme la suite va le montrer, est plutôt celle de paresser en ne s'attachant qu'au côté plaisant des choses, sans s'attarder sur les sujets épineux.
La même imagerie continue avec l'expression que j'ai traduite par « s'offrir à eux-mêmes des festins de pensée », qui est tèn dianoian hestiasthai huph' heautôn, dans laquelle hestiasthai est l'infinitif présent moyen d'un verbe dérivé de hestia, mot signifiant « foyer » (au sens religieux désignant le lieu dans une maison où se trouvait l'autel des dieux domestiques) et par extension « maison ». Hestian, forme active du verbe, signifie donc au sens premier « recevoir dans sa maison/à sa table », c'est-à-dire « offrir l'hospitalité », voire « festoyer ». Au moyen, c'est donc « se nourrir, se régaler », au sens propre ou au sens figuré. Ici, il s'agit donc de « festins » que ces paresseux (argoi) s'offrent à eux-mêmes (huph' heautôn) mais qui ne sont que des festins de pensée (tèn dianoian). On pourrait encore traduire par « se repaissent de leur propre pensée » ou « se repaissent eux-mêmes par la pensée ». C'est ce même verbe hestian qu'avait utilisé Thrasymaque en République, I, 354a10, au terme de son dialogue avec Socrate, pour suggérer que, par les raisonnements qu'il venait de développer pour montrer que l'injustice n'était jamais plus avantageuse que l'injustice, Socrate s'offrait un festin (de paroles) à l'occasion des Bendidies (la fête qui se célébrait pour la première fois au Pirée le soir où prend place la conversation rapportée par la République, cf. le début du livre I, que cette remarque de Thrasymaque permet justement d'identifier comme la fête en l'honneur de la déesse thrace Bendis, puisqu'il y emploi l'expression en tois Bendidiois)(<==)
(7) Socrate présente comme une sorte de paresse intellectuelle le fait de décrire une organisation dont il n'a pas préalablement montré la possibilité. Mais c'est probablement avec un petit sourire au coin des lèvres qu'il dit cela car cette manière de faire est pratiquement inévitable dans la démarche qu'il propose, qui consiste à raisonner sur des idéaux pour permettre à la raison de ne pas se laisser influencer par les usages qui ont cours, comme je l'explique dans la section « Raison et idéal » de mon introduction à la traduction des livres V à VII. Si donc il y a paresse de la part de Socrate, ce n'est pas parce qu'il remet à plus tard de montrer la possibilité de ce qu'il propose, mais parce qu'il ne veut pas se lancer dans une réflexion méthodologique sur les raisons qui justifient une telle approche, préférant montrer par l'exemple, en laissant à chacun le soin de juger s'il trouve fructueuse ou pas la démarche une fois qu'elle aura été menée à son terme. En fait, dès lors qu'on discute de « possible », et qu'on ne fait que discuter, c'est-à-dire qu'on en reste aux logoi, aux discours, aux raisonnements, sans passer aux actes, on en reste à la théorie et on montrera donc tout au plus que ce qu'on envisage est théoriquement possible, ce qui ne convaincra que ceux qui veulent bien se laisser convaincre, car la seule preuve contraignante en la matière, c'est la mise en pratique, la réalisation de ce dont on cherche à savoir si c'est possible ou pas. Plutôt donc de se noyer dans des discussions interminables qui ne prouveront rien, Socrate préfère faire travailler la raison sur la manière dont les choses pourraient se passer pour essayer de montrer que ce n'est pas déraisonnable. Car aussi longtemps qu'on envisage des choses qui ne sont pas contraires à la phusis, à la « nature » humaine, la meilleure manière de les rendre possibles, c'est justement d'essayer de convaincre les hommes qu'elles sont raisonnables et bénéfiques. La démarche « paresseuse » de Socrate est donc la seule qui a une petite chance de faire progresser la discussion et la paresse de Socrate se limite à chercher à éviter des discussions oiseuses et interminables qui ne mènent nulle part. (<==)
(8) Il ne faut pas oublier que, depuis III, 412c-414b, où Socrate a expliqué que les meilleurs d'entre les gardiens deviendront les gouvernants, proposant de réserver le nom de panteleis phulakas (« gardiens parfaits/accomplis ») à ces dirigeants, et d'utiliser les termes d'epikouroi (« auxiliaires ») et de « défenseurs des décrets des dirigeants (boètous tois tôn archontôn dogmasin) » (414b1-6) pour le reste des gardiens, le mot phulakas (« gardiens ») désigne à la fois les gouvernants (archontes) et les auxiliaires (epikouroi) de ceux-ci. Et ce sont justement ces deux mots qui sont utilisés ici, alors que, lorsque, au début de cette section, il a énoncé le principe de communauté, il s'appliquait à celles et ceux dont il venait d'être question, c'est-à-dire aux gardiennes et gardiens (tous te phulakas hèmin kai tas phulakidas, « nos gardiens et les gardiennes », 457b9-c1). Est-ce à dire que les gouvernants devront s'appliquer aussi à eux-mêmes ces principes de communauté ? La réponse est que la question ne se posera pas !
Si en effet on lit attentivement les propos de Socrate, force est de constater que les dirigeants ne constituent pas une « caste » héréditaire où l'on serait gouvernant de père en fils, même si Socrate utilise à l'occasion le terme genos pour en parler (sur le vocabulaire fluctuant utilisé pour parler des trois groupes de citoyens, voir la note 30 à mon introduction à la traduction des livres V à VII). Il ressort clairement des propos tenus à la fin du livre III (412c, sq.) que l'on n'est pas gouvernant de naissance, si l'on réserve le nom de « gouvernants » à ceux qui exercent effectivement cette fonction. On devient gouvernant (archôn) au terme d'un long processus d'éducation-sélection pendant lequel on n'est encore qu'auxiliaire (epikouros) et même l'appartenance au groupe des phulakes, des « gardiens » au sens large, n'est pas héréditaire, puisque Socrate a pris soin de préciser, en développant le mythe des trois races à la fin du livre III, que ce sera l'une des tâches principales des gouvernants que de déceler le métal qui entre dans la composition de l'âme de chacun des enfants, à quelque groupe qu'appartiennent ses parents, et de ne pas hésiter à rejeter dans le groupe des laboureurs (geôrgous) et artisans (dèmiourgous) ceux de leurs enfants qui n'ont pas de traces d'or ou d'argent dans leur âme, et au contraire d'élever au rang d'auxiliaires (epikouroi) ou même de gardiens (phulakes, sous-entendu « accomplis », c'est-à-dire dirigeants) les enfants de laboureurs ou artisans dont l'âme recèle des traces d'argent ou d'or ( III, 415b-c). Certes, il y a là l'idée que ce sont des dons de naissance (le métal qui entre dans la composition de l'âme, dans le langage du mythe) qui déterminent la fonction vers laquelle on sera orienté, mais ces dons sont des dons individuels, ceux de la personne en cause, et n'ont rien à voir avec la fonction ou la « classe sociale » de ses parents, ce qui change tout. Et de plus, il faudra que l'éducation de la personne confirme ou infirme les espoirs qu'on avait pu mettre en elle dans son jeune âge avant qu'elle accède éventuellement aux fonctions en vue de laquelle on l'éduque, au terme de ce processus d'éducation-sélection, au cours duquel existe toujours le risque inverse d'être « rétrogradé » dans le groupe des artisans et paysans, comme le montre ce qui est dit en 468a5-7 à propos des combattants déserteurs ou lâches. En d'autres termes, avant de devenir dirigeants, on est toujours d'abord auxiliaire.
Or la suite va nous montrer que :
1) les femmes pourront avoir des enfants reconnus par la cité entre vingt et quarante ans, les hommes entre vingt-cinq et cinquante-cinq ans (460e) ;
2) ce n'est pas avant cinquante ans, voire plus, que l'on pourra devenir dirigeants (VII, 540a-b).
Il en résulte que seuls les hommes entre cinquante et cinquante-cinq ans pourraient à la rigueur se trouver en situation d'être à la fois gouvernants et en âge d'avoir des enfants, et encore, car, lorsqu'on lit attentivement le texte de
VII, 540a-b, on voit qu'il ne dit pas qu'à cinquante ans on devient dirigeants si l'on a franchi toutes les étapes de la sélection, mais qu'à cet âge, ceux qui auront franchi avec succès toutes les étapes antérieures auront accès aux plus hautes spéculations philosophiques et deviendront candidats pour assumer de temps en temps des fonctions de dirigeants. Bref, il est presque sûr qu'en pratique, les dirigeants effectifs ne seront plus en âge d'avoir des enfants, selon les règles qu'eux-mêmes seront chargés de faire appliquer.
En outre, pendant toute la période où ils auront été en mesure d'avoir des enfants reconnus par la cité, ils ne seront encore que des auxiliaires et donc ne connaîtront pas leurs enfants biologiques, pas plus que leurs enfants ne connaîtront leur
père biologique, si les dirigeants d'alors ont bien fait leur travail, ce qui fait que les enfants ne pourront pas se prévaloir des fonctions de leurs parents pour prétendre à exercer le pouvoir à leur tour et que les gouvernants auront moins de difficultés à « déclasser » les enfants qui n'ont pas la capacité à rester gardiens, ne sachant pas s'il s'agit de leurs enfants biologiques ou pas.
Tournons-nous maintenant vers un autre élément de cette réplique de Socrate qui mérite attention, la formule eiper esontai... axioi toutou tou onomatos (« s['ils] sont dignes de ce nom »). Dans le cadre de la discussion qui a précédé, sur la commune phusis (« nature ») des hommes et des femmes, Socrate critiquait ceux qui ne savent que se disputer au niveau des mots (kat' auto to onoma), et ne sont pas capables de faire les distinctions kat' eidè (« selon les genres ») (454a6-7). On peut donc être surpris de le voir ici s'appuyer sur les mots pour faire progresser son argumentation. C'est que, si la discussion ne peut en rester au niveau des mots, il n'en reste pas moins que le seul moyen de parler des eidè, c'est bien au moyen des mots et que, dans le cas présent, les mots utilisés ici ont été définis dans le passage de la fin du livre III déjà mentionné au début de cette note. Et c'est d'autant plus important à noter que justement, si l'on en reste aux mots eux-mêmes sortis de leur contexte et des discussions qui ont précédé, il n'est pas sûr qu'ils évoquent ce que prétend Socrate car, si le mot archôn, que je traduis par « dirigeant », renvoie bien à cette idée de direction, puisqu'il est dérivé du verbe archein, qui signifie « aller en tête, montrer le chemin, guider » et à partir de là « commander, diriger », il n'en va pas de même pour le mot epikouros, terme d'origine obscure qui, dans son sens premier, désigne des « troupes qui secourent », c'est-à-dire des « alliés », et par extension, des « troupes auxiliaires », voire des « mercenaires » (en particulier à Athènes, par opposition aux troupes formées des citoyens athéniens), et ce, dans un contexte en général militaire. Donc, lorsque Socrate dit que les dirigeants (archontes) et les auxiliaires (epikouroi) de sa cité idéale doivent être « dignes de ces noms », il faut comprendre en fait « digne de ces noms dans le sens que nous leur avons donné préalablement », c'est-à-dire en fait, « dignes de l'idée que nous nous faisons de celles et ceux à qui nous donnons ces noms ». (<==)
(9) Notons qu'il n'y a rien dans ce que suppose ici Socrate qui soit incompatible avec la « nature » humaine. La probabilité que tous les gardiens auxiliaires, pendant toute leur vie d'auxiliaires, obéissent scrupuleusement aux instructions qui leur seront données est sans doute très faible, mais on ne leur demande pas de vivre au fonds des mers ou de voler au plus haut des cieux, et de plus on les a sélectionnés en fonction de leurs prédispositions à répondre aux exigences que l'on aurait envers eux. Et que des gens qui finiront peut-être par devenir gouvernants commencent par obéir eux-mêmes aux prescriptions des gouvernants pour expérimenter par eux-mêmes les bienfaits de ces prescriptions n'est pas non plus contraire à la nature humaine, et c'est même comme ça que ça se passe encore aujourd'hui dans la plupart des regroupements humains, qu'il s'agisse d'entreprises, d'armées ou de services publics, où l'on commence rarement au sommet de la hiérarchie. (<==)
(10) Je traduis homophueis, accusatif féminin pluriel de homophuès, adjectif composé du préfixe homo-, qui signifie « même, semblable », et de phuès, dérivé de la racine phuein, « croître », par la périphrase « qui auront eu le même développement » parce que la traduction plus usuelle par « de même nature » me semble conduire à une compréhension trop restrictive de ce que veut dire Socrate. Comme je l'ai déjà dit dans des notes sur la section précédente, phuein, le verbe dont provient le phuès de homophuès, signifie « croître, pousser » et la phusis, le mot généralement traduit par « nature », c'est d'abord le « développement », la « croissance » de toute créature soumise au devenir, et plus spécifiquement le résultat de ce processus de développement (voir la fin de la note 36 à ma traduction de la section précédente). Être homophuès, c'est donc au sens premier avoir subi la même croissance, avec tout ce que cela implique dans le cas des êtres humains ici en cause. Or en français, « de même nature » évoque par trop l'idée de dons de naissance, de qualités (et défauts) innés, et pas vraiment toute la partie liée à l'éducation, qui est pourtant centrale dans les propos du Socrate de Platon. A contrario « qui auront reçu la même éducation » fait l'impasse sur les dispositions innées. C'est encore le cas de la traduction que je propose, mais il n'y a aucun terme en français qui renvoie à la fois aux dons innés et au processus éducatif, et ma traduction a au moins le mérite d'interpeler le lecteur par son caractère inhabituel pour parler des humains et donc, de l'inciter à se reporter à cette note, du moins je l'espère. (<==)
(11) Le mot employé par Socrate que j'ai traduit par « éducation » est trophè. Sur ce terme, voir la note 12 à ma traduction de la section précédente. Ici, où ce mot est mis en rapport avec gumnasios (« les exercices gymniques ») et inclus dans la formule en tèi allèi trophèi (« dans le reste de la trophè »), formule large qui englobe donc tout ce qui n'est pas la gymnastique, il n'y a pas trop de risque à traduire trophè par « éducation », même si, en fait, Socrate a sans doute choisi ce terme, plutôt que paideia parce qu'il a en vue, non seulement la partie que nous dirions « scolaire » de l'éducation, mais tout ce qui concerne aussi le mode de vie, bref, l'éducation au sens où l'on en parlerait pour des pensionnaires qui sont vingt-quatre heures sur vingt-quatre sous le contrôle de leurs éducateurs. Et s'il a fait un cas particulier des gumnasiois, c'est, comme on peut le comprendre après avoir lu la section précédente et tout ce qui y est développé sur la nudité requise pour ces exercices, aussi bien des hommes que des femmes, parce que cette nudité requise fait de ces exercices ceux qui ont le plus de risques d'inciter les jeunes à des relations sexuelles. (<==)
(12) « Par la nécessité qui est implantée en eux de naissance » traduit le grec hup' anagkès tès emphutou. On retrouve dans le mot emphutos, dont emphutou est le génitif singulier masculin ou féminin, la racine phuein, « croître » dont il a déjà été question dans la note 10 à propos de homophuès. Mais ici, il y a moins d'ambiguïté, car emphutos signifie « implanté », c'est-à-dire « inné », ou encore « naturel » au sens où justement ce mot renvoie exclusivement à ce qui est « inné ». Ici donc, Socrate ne fait pas allusion à des comportements résultant de l'éducation, au contraire, surtout lorsqu'il applique cet adjectif à une « nécessité ». Il n'en reste pas moins que je préfère quand même utiliser ici aussi une périphrase qui en explicite l'étymologie pour traduire cet adjectif. (<==)
(13) Tout comme le mot « union » par lequel je le traduis, le mot grec meixis (variante de mixis) utilisé ici par Socrate n'a pas une connotation exclusivement sexuelle, même s'il a aussi ce sens parmi d'autres. C'est le nom d'action dérivé du verbe meignunai (ou mignunai), qui signifie « mêler, mélanger, unir, joindre ». Dans le contexte de cette réplique qui ne parle que de mélange (une des traductions possibles de meixis) des garçons et des filles dans toutes les activités de la vie à l'aide du verbe anameignunai (anamemeignenôn en 458d1, participe parfait moyen/passif au génitif pluriel), dans lequel le préfixe ana- ajoute à meignunai une nuance de sens assez similaire à celle que le préfixe « re- » ajoute à « unir » dans « réunir » en français (d'où ma traduction qui permet de garder la même racine en français entre « être réunis » pour traduire anamemeignenôn et « union » pour traduire meixis), Socrate laisse le soin à ses auditeurs de deviner par eux-mêmes, après qu'il ait fait allusion à la « nécessité naturelle », qu'il a ici en vue les unions sexuelles. (<==)
(14) En opposant des nécessités geômetrikais et des nécessités erôtikais, Glaucon veut opposer les nécessités résultant de raisonnements rigoureux comme ceux des géomètre, dont un exemple est donné dans l'expérience avec l'esclave dans le Ménon, celles donc qui trouvent leur source dans la partie raisonnable (logikon) de l'âme, à celles qui résultent des sensations et des sentiments bruts, des pulsions et des passions, dont l'erôs est le moteur principal, et qui ont donc leur origine dans la partie désirante (epithumètikon) de l'âme. Erôs, substantif dérivé du verbe eran, qui signifie « aimer, désirer », désigne l'amour, le désir amoureux, et plus généralement le désir. Erôtikos a donc en grec un sens plus large que sa transposition en français sous la forme « érotique ». (<==)
(15) Le mot grec que j'ai traduit par « plus aiguës » est drimuterai, comparatif féminin pluriel de drimus, dont le sens premier est « aigre, âcre, piquant », dans des sens qui s'appliquent plutôt à des odeurs ou des saveurs. Par extension, l'adjectif peut qualifier par exemple un regard « perçant » ou un esprit « pénétrant ». L'idée est donc que cette nécessité erôtikè pénètre au plus profond de l'individu et qu'il est donc difficile d'y échapper. (<==)
(16) « Ayant un caractère divin » traduit l'adjectif grec hierous, accusatif masculin pluriel de hieros, dont le sens premier est « sacré », c'est-à-dire « qui relève des dieux et non pas des hommes ». Ce que suggère ici Socrate, c'est qu'il est nécessaire de ritualiser le mariage et de lui donner un caractère sacré pour faire contrepoids à la tendance naturelle qui pousse les hommes et les femmes à s'unir sexuellement. (<==)
(17) L'adjectif utilisé par Socrate pour indiquer ce qui est requis des dirigeants est akrôn, génitif pluriel de akros, adjectif dont le sens premier est « pointu », mais principalement dans un sens qui renvoie à l'idée de point le plus extrême, le plus élevé, au propre comme au figuré, un sens qui s'apparente donc au sens qu'a « pointu » en français lorsqu'on dit d'un spécialiste qu'il est très « pointu » dans son domaine. On pourrait presque traduire ce terme ici par un anglicisme du langage parlé en disant que ces dirigeants doivent être « au top ». (<==)
(18) Le mot grec que je traduis par « drogue » est pharmakon, racine du français « pharmacie ». Comme « drogue » en français, pharmakon a en grec le double sens de « remède » et de « poison ». Il désigne à l'origine les plantes médicinales et magique, et par extension toute sorte de préparation destinée soit à guérir, soit à ensorceler. (<==)
(19) Pour la première catégorie de médecins, ceux qui ne font pas usage de pharmakôn (« drogues) et se contentent de prescrire des régimes (diaita, dont vient le mot français « diète »), Socrate utilise le qualificatif de phauloteron, comparatif de phaulos, mot du langage populaire dont le sens général est « simple », mais qui a le plus souvent une connotation péjorative et signifie « laid » lorsqu'il est appliqué au physique d'une personne, « méchant, malveillant, vil » lorsqu'il qualifie le caractère, « incapable, inhabile » lorsqu'on a en vue une activité, « commun, grossier, vulgaire, mal élevé » lorsqu'il a rapport à l'éducation, « humble » à propos du milieu social, « banal, commun, grossier » pour un objet. Pour le médecin qui doit pharmakeuein (« faire usage de drogues, prescrire des médicaments »), il demande qu'il soit andreioteros, utilisant le comparatif de l'adjectif andreios, construit sur la racine anèr, andros, mot qui désigne l'homme par rapport à la femme. Le sens premier d'andreios est donc « viril » (qui n'est autre que la transposition en français de l'équivalent latin d'andreios, puisque le latin vir (par opposition à homo qui désigne l'homme en tant qu'espèce) est l'équivalent du grec anèr (par opposition à anthrôpos, équivalent grec de homo)), et à partir de là, « courageux », ou encore « audacieux ». Le qualificatif est insolite pour un médecin et, pour chercher à comprendre ce que veut dire Socrate, il faut se reporter aux propos antérieurs sur la médecine, ceux auxquels renvoie le « nous pensions (hègoumetha) », c'est-à-dire à République, III, 405a-408e, où Socrate suggère que si Asclépios et ses descendants médecins au temps d'Homère n'utilisaient pas les pratiques médicales « modernes » (tautèi tèi nun iatrikèi, 406a6, c'est-à-dire celles qui avaient cours au temps de Socrate), basées sur des régimes et des soins dans la durée, ce n'était pas faute de les connaître, mais parce que ces traitements sont bons pour les gens qui s'écoutent et ont du temps à perdre pour les suivre au moindre bobo et de l'argent à dépenser pour payer les honoraires des médecins, mais ne conviennent pas à des artisans qui doivent faire pour la cité le travail qui leur a été confié et n'ont donc ni le temps ni les moyens de se soumettre à de tels traitements, et encore moins à des soldats en campagne. Il est probable qu'il y a part de provocation dans ces propos, où Socrate ne fait pas référence à Hippocrate, son contemporain à l'origine de la médecine « moderne » appuyée sur la raison plus que sur les pratiques magiques et les rites religieux, qu'il mentionne en termes plutôt positifs en Phèdre, 270b-d pour expliquer que c'est la même approche globale qu'il suit pour soigner le corps que la rhétorique bien comprise devrait suivre pour traiter l'âme, mais seulement à Hérodicos de Sélymbria, un entraîneur d'athlètes, autre contemporain de Socrate, qui fut conduit par ses activités à s'intéresser aussi à la médecine et qui semble avoir été un des premiers à utiliser les exercices physiques, les régimes alimentaires et les massages comme outils thérapeutiques, mais que Socrate, en Protagoras, 316d-e, qualifie de sophiste cachant son activité sous le couvert de la gymnastique et, en République, III, 406b, décrit comme un hypocondriaque qui s'est gâché la vie en s'imposant des régimes rigoureux et en passant une part de plus en plus grande de son temps à se soigner. Socrate semble en avoir plus ici à ceux auxquels la fortune et l'absence d'activité destinée à assurer leur subsistance permettaient de faire appel aux médecins plus ou moins charlatans intéressés comme les mêmes ou d'autres faisaient appel aux sophistes et aux professeurs de rhétorique pour essayer de favoriser leur carrière politique qu'aux méthodes de la médecine « moderne » en elles-mêmes, et d'ailleurs la réplique qui nous intéresse est assez ambiguë. Tout d'abord, le mot diaita, traduit par « régime », a un sens beaucoup plus large que le mot français qui en dérive, « diète », et recouvre l'idée de « genre de vie » dans son ensemble, aussi bien au plan physique qu'au plan intellectuel, avant de prendre un sens plus spécifique dans le vocabulaire médical, plus proche effectivement de « régime » si l'on ne le limite pas au régime alimentaire. On peut donc penser que Socrate ne conteste pas la pertinence d'une alimentation contrôlée pour conserver ou rétablir la santé, et il est le premier d'ailleurs à proposer un régime alimentaire que Glaucon trouve frugal lorsqu'il décrit la naissance de la cité idéale (II, 372a-373d), mais s'en prend surtout à ceux qui vont voir les médecins même quand ils ne sont pas vraiment malades. En effet, Socrate décrit le premier groupe de médecins comme ceux qui interviennent pour soigner :
- « des corps qui n'ont pas besoin de drogues (mè deomenois sômasi pharmakôn) » : on peut comprendre la formule comme faisant référence à des maladies bénignes ne nécessitant pas le recours à des remèdes requérant une grande compétence, ou alors comme voulant tout simplement dire que ces corps ne sont pas malades du tout, mais sont ceux de malades imaginaires qui ont du temps pour s'écouter ;
- « mais [sont ceux] de personnes souhaitant se soumettre à un régime (alla diaitèi ethelontôn hupakouein) » : selon le sens que l'on donne à ethelein, dont ethelontôn est le participe présent actif au génitif pluriel, on peut comprendre qu'il s'agit de personnes qui « veulent bien se soumettre à un régime » (et on pense alors à Gorgias, 456b-c, et aux réflexions qu'y développe Gorgias sur son aptitude à convaincre des patients qui, sans lui et son art oratoire, refuseraient de se soumettre aux prescriptions du médecin), ou à des personnes « souhaitant/désirant se soumettre à un régime », voire même « aimant se soumettre à un régime » ou encore « cherchant à se soumettre à un régime », ce qui conforte l'idée de malades imaginaires (malheureusement, aucun verbe français ne permet de conserver cette ambiguïté dans la traduction) ; qui plus est, le verbe hupakouein, qui, avec un complément au datif (ici diaitèi) signifie « se soumettre à », est construit sur la racine akouein, verbe signifiant « écouter », préfixée par hupo (« sous »), et a donc pour sens premier « écouter en baissant la tête, prêter l'oreille », si bien que si l'on supprimait le diaitèi initial, on pourrait presque comprendre ethelontôn hupakouein comme signifiant « qui aiment bien s'écouter » ; et pour finir, le génitif pluriel ethelontôn est un renvoi aux sômasi, aux « corps » n'ayant pas besoin de drogues dont il a été question auparavant, si bien que ces patients ne sont pas décrits comme des personnes à part entière, mais comme des « corps » de « désirants », ce qui laisse peu de place pour une âme pensante s'élevant au-dessus des soucis matériels.
Par contre, pour décrire la seconde catégorie de malades,
Socrate parle des cas où « il faut aussi prescrire des drogues (hotan kai pharmakeuein) », en utilisant un kai (« aussi »), qui suggère qu'il n'exclut pas les diaitai, les régimes, du traitement médical, pourvu qu'ils soient réellement requis par une vraie maladie et prescrit par un médecin qui sait ce qu'il fait et ne se contente pas de pomper le fric de malades imaginaires.
Dans ce contexte le phauloteron peut se comprendre comme qualifiant la bassesse, voire la malveillance de charlatans qui ne sont intéressés que par l'argent de malades qu'ils n'auront pas à guérir puisqu'ils ne sont pas vraiment malades, et le andreioterou peut faire référence au courage du médecin qui est prêt à affronter de vraies maladies, en sachant les risques qu'il prend avec une pratique médicale qui n'est pas une science exacte (pas plus alors qu'aujourd'hui, même si la médecine a fait d'énormes progrès) et dont il ne peut garantir le succès, et avec la nécessité d'imposer à ses patients des traitements qui ne sont pas toujours faciles à leur faire accepter et dont il n'est même pas sûr qu'ils le guériront.
Mais il ne faut pas non plus perdre de vue que cette référence aux médecins intervient ici dans le cadre d'une analogie entre médecins et gouvernants et est destinée à nous faire comprendre pourquoi il est important de ne pas s'en remettre à des charlatans pour gouverner la cité. À chacun donc de voir comment ces adjectifs peuvent se transposer au cas des gouvernants et à quels types de relations entre gouvernants ou prétendus tels et gouvernés peuvent correspondre les deux types de traitements médicaux envisagés par Socrate.
(<==)
(20) En République, II, 382c-d, Socrate a examiné dans quels cas le mensonge pouvait « devenir profitable en tant que drogue (hôs pharmakon chrèsimon gignetai) », en vue de montrer que ce n'est jamais le cas pour les dieux et que donc ceux-ci ne peuvent mentir ou nous tromper. Il a envisagé à cette occasion le cas des ennemis, ou des amis frappés de démence ou de déraison (dia manian è tina anoian) qui les pousseraient à faire quelque chose de mauvais, mais fait aussi référence aux fables/mythes (muthulogiai) sur les faits très anciens sur lesquels on ne connaît pas toute la vérité et qu'on compose pour l'éducation des enfants, renvoyant à République, II, 377a, où, au début de la description du programme d'éducation des gardiens, il avait évoqué les fables (muthous) dont on se sert dans l'éducation des enfants.
En République, III, 389b, revenant sur le fait que le mensonge pouvait être profitable (chrèsimon) aux hommes « comme [entrant] dans la catégorie des drogues (hôs en pharmakou eidèi) », Socrate précise que l'usage de telles « drogues » doit être réservé aux « médecins » (iatrois), c'est-à-dire aux dirigeants de la cité (tois archousin tès poleôs), pour le bénéfice de la cité (ep' ôpheliai tès poleôs).
Et à la fin du livre III, en 414b-415d, Socrate, rappelant ses propos précédents, propose deux mythes destinés à « faire croire quelque chose de noble dans toute la mesure du possible aux dirigeants eux-mêmes trompés, et sinon au reste de la cité (gennaion ti hen pseudomenous peisa malista men kai autous tous archontas, ei de mè, tèn allèn polin) » : un mythe d'autochtonie inspiré de la légende du phénicien Cadmos, fils d'Agénor, roi de Sidon, qui, parti à la recherche de sa sœur Europe, enlevée par Zeus, finit par fonder la ville de Thèbes en un lieu où il vainquit un dragon dont, à la suggestion d'Athéna, il sema les dents, desquelles sortirent, sitôt qu'elles furent enfouies dans le sol, des guerriers tout armés, qu'on appelle les spartoi (« semés » en grec), et un autre mythe inspiré du mythe des trois races présenté par Hésiode dans Les travaux et les jours, 109-201, ces deux histoires ayant pour but de faire croire aux citoyens qu'ils sont tous frères, puisque engendrés par la même mère, leur terre natale, et de justifier la distinction entre les trois classes de citoyens. On notera qu'à ce point de son discours, Socrate se propose rien moins que de jouer avec Glaucon un rôle quasi-divin qui le mettrait au-dessus même des dirigeants, puisqu'il voudrait leur faire croire (« dans toute la mesure du possible ») à eux aussi ces histoires d'origines. Mais les précautions oratoires qu'il prend à cette occasion, comme chaque fois qu'il aborde des questions similaires, montrent qu'il n'est pas dupe, mais est au contraire parfaitement conscient du caractère purement théorique du discours qu'il tient en vue de présenter ce qu'il sait n'être qu'un « idéal », un exercice d'école qu'il faudra ensuite adapter à la réalité, mais qui a le mérite de nous aider à nous libérer de quelques idées reçues en nous obligeant à réagir à son caractère délibérément provocateur. (<==)
(21) « Dans la catégorie des drogues » traduit le grec en pharmakou eidei, expression reprise mot à mot de 389b4, dans laquelle on trouve le mot eidos (dont eidei est le datif singulier, appelé par la préposition en), l'un des mots qui sert aussi à l'occasion à parler de ce qu'on a l'habitude d'appeler les « idées » platoniciennes. Il est utilisé ici dans un sens plus neutre et plus usuel. (<==)
(22) Le verbe utilisé ici par Socrate, suggignesthai, formé par adjonction du préfixe sun (« avec/ensemble ») au verbe gignesthai, « naître, devenir », a un sens très général de « être avec, vivre avec, fréquenter » qui peut, dans certains contextes, avoir une connotation spécifiquement sexuelle, mais ne l'a pas toujours. C'est pourquoi j'ai cherché à le traduire en français par un verbe qui n'a pas, lui non plus, une connotation exclusivement sexuelle. (<==)
(23) Le tounantion, que je traduis par « à l'inverse », fait pendant, dans la construction de la phrase grecque que j'ai cherché à reproduire en français, au « le plus souvent possible (hôs pleistakis) » qui vient après le verbe suggignesthai, explicite la première fois, sous-entendu la seconde. Il doit donc se comprendre comme signifiant « le moins souvent possible », et non pas comme un simple « au contraire » qui opposerait un « les meilleurs avec les meilleurs » d'un côté à un « les plus quelconques avec les plus quelconques » de l'autre.
« Les plus quelconques » traduit tous phaulotatous (masculin) la première fois, tais phaulotatais (féminin) la seconde. C'est le superlatif du même adjectif phaulos dont le comparatif a été utilisé par Socrate quelques répliques auparavant pour qualifier le premier type de médecins (voir note 19). (<==)
(24) Socrate parle une première fois de poimnion (que j'ai traduit par « troupeau ») pour dire qu'il doit être « de la meilleure qualité possible (hoti akrotaton) » (en utilisant le superlatif de l'adjectif akros, déjà utilisé pour parler des dirigeants quelques répliques plus haut (voir note 17), et cette fois-ci, il utilise le mot agelè, que je traduis par « troupe » pour marque la distinction qui existe en grec entre ces deux mots de sens très voisin. Poimnion est un diminutif formé sur poimnè, dont le sens premier est « troupeau de moutons », et s'utilise rarement à propos des hommes (on trouve un autre exemple d'utilisation de ce mot à propos des gardiens dans la section précédente, en 451d9, commenté dans la note 25 à ma traduction de cette section). Agelè désigne au sens premier un troupeau de gros bétail (vaches et parfois chevaux), et par extension peut s'appliquer à toutes sortes d'animaux, et par analogie à une « troupe » d'hommes. Lorsqu'il est question de la qualité du « troupeau », Socrate reste donc dans l'analogie animale, alors que lorsqu'il en vient à parler des risques de dissension parmi les gardiens, il utilise un terme plus ouvert. (<==)
(25) « Exempte de querelles » traduit le grec astasiastos, dans lequel on retrouve la racine stasis, mot qui désigne la « discorde », la « guerre civile », et que Socrate utilisera à côté de polemos (« guerre »), lorsque, plus loin dans le livre V, dans la troisième partie de ce qui constitue la seconde vague, il opposera la guerre (polemos) avec des non-grecs aux querelles (stasis) entre grecs pour examiner la conduite attendue des gardiens dans chaque cas (cf. 470b4, sq.). Être stasiastikos, c'est donc être « factieux, séditieux, prompt à la querelle », et au contraire être astasiastos, avec le alpha privatif au début, c'est être « dépourvu d'esprit de faction », ou, pour une cité ou un groupe, « exempt de discorde, de dissensions, de querelles internes ». (<==)
(26)Le mot grec que je traduis par « compositeurs » est poiètais, datif pluriel de poiètès, le mot qui est à la racine du français « poète ». Mais en grec, poiètès a un sens beaucoup plus large que le français « poète », puisque c'est le nom dérivé du verbe poein signifiant « faire, fabriquer, créer, produire » : un poiètès, c'est donc au sens le plus général un « créateur », avant d'être cette catégorie particulière de créateurs qui créent avec des mots, les « poètes » au sens restreint du français. Et comme ici, Socrate associe le mot poiètais à l'adjectif verbal d'obligation (terminaison -teos) dérivé du verbe poiein, poièteoi, à propos des humnoi (« chants » solennels en l'honneur des dieux, des héros, des morts ou, comme ici, des époux) qui « devront être composés » pour ces mariages, il n'est possible de conserver en français la communauté de racine entre l'adjectif verbal et le nom qu'en traduisant poiètais par un mot autre que « poètes ». Le terme « compositeurs » est d'ailleurs sans doute plus approprié ici que « poètes » puisqu'il s'agit de chants, dont il faudra donc composer à la fois les paroles et la musique, et que « poète » en français n'évoque que la composition des textes. (<==)
(27) Socrate parle ici du nombre des andrôn, des « hommes », en utilisant le mot qui désigne en général les personnes de sexe masculin, et non pas de anthrôpôn, terme qui renverrait aux « humains » sans distinction de sexe. Mais anèr n'a pas toujours un sens aussi spécifique, et peut aussi désigner un homme mûr, par opposition soit à un enfant (pais), soit à un vieillard (presbutès). On peut donc supposer que ce qu'il a en vue ici et qu'il s'agit de conserver aussi constant que possible, c'est le nombre des individus (des deux sexes) en activité dans l'une ou l'autre des fonctions nécessaires à la vie de la cité, ce qu'on appellerait aujourd'hui les « actifs » ou la « population active ». Mais on peut aussi penser qu'implicitement pour lui, un groupe humain comme une cité comprend un nombre sensiblement égal d'hommes et de femmes et que donc maintenir constant le total ou la moitié de ce total revient au même. Il peut encore prendre andrôn dans le sens qu'a « hommes » en français lorsque dans l'armée, on parle d'un régiment de mille hommes, sens qui est aussi l'un des sens possibles de anèr en grec : comme il est ici question des gardiens, qui sont en quelque sorte les « soldats » de la cité, il voudrait dire qu'il faut que le nombre de ceux (et celles) qui sont en âge de combattre reste aussi constant que possible. Quoi qu'il en soit, il est probable que, dans un contexte où il vient de parler de l'égalité des hommes et des femmes face aux emplois dans la cité, il n'a pas choisi ce terme au hasard, mais justement pour nous amener à nous poser des questions sur ce dont il convient de maintenir le nombre aussi constant que possible. (<==)
(28) Socrate ne dit pas ici qu'il faut éviter à la cité de devenir plus grande ou plus petite, mais simplement de devenir megalè (« grande ») ou smikra (« petite »). Il y a implicitement dans cette formulation l'idée d'une « juste mesure » pour le nombre d'habitants d'une cité, au-delà de laquelle la cité devient une « grande ville » et en-deçà de laquelle elle n'est qu'un « petit patelin » (pour employer des formulations modernes dans lesquelles justement « grande » et « petite » ne sont pas utilisés au comparatif et évoquent néanmoins l'idée d'excès ou de défaut). Ceci suppose donc, non pas qu'on parte avec une cité d'une taille quelconque et qu'on essaye de maintenir cette taille au fil du temps, mais qu'on commence par se poser la question de la taille optimale et que ce soit celle-ci et pas une autre qu'on essaye de conserver (c'est d'ailleurs bien ainsi que procéderont les trois vieillards des Lois pour la fondation de la colonie dont est chargé l'un d'eux, cf. Lois, V, 737c, sq.). (<==)
(29) La formulation utilisée par Socrate en ce qui concerne ce dernier avantage octroyé aux bons (tois agathois, les premiers mots de la réplique) est la suivante : aphthonestera hè exousia tès tôn gunaikôn sugkoimèseôs. Le mot qui vient en premier est aphthonestera, comparatif de l'adjectif aphthonos au nominatif féminin singulier commandé par hè exousia auquel il se rapporte. Aphthonos est composé par adjonction d'un alpha privatif à phtonos, mot qui signifie « malveillance, envie, jalousie ». Aphthonos signifie donc au sens premier « exempt d'envie, de jalousie », ou encore « non refusé par envie », c'est-à-dire « abondant, copieux ». L'idée qui est donc à la racine de cet adjectif, même si c'est pour être niée, c'est celle de restrictions, de contraintes, de parcimonie résultant en particulier de l'envie, de la jalousie. L'exousia, c'est le « pouvoir de faire quelque chose », la « liberté », la « faculté ». Et ce qu'il s'agit ici de pouvoir faire est désigné par le mot sugkoimèsis (au génitif singulier sugkoimèseôs), nom d'action dérivé du verbe sugkoimaesthai, qui signifie « coucher (koimaesthai) avec (sun) ». La sugkoimèsis, c'est donc le fait de coucher avec quelqu'un. Il s'agit donc ici de lever plus de contraintes sur les possibilités données à des jeunes qui vivent dans la mixité mais pas en couples constitués et qui n'habitent pas dans des maisons individuelles de coucher ensemble, dans l'optique évidente d'avoir des relations sexuelles à cette occasion. Cette formulation confirme que le régime par défaut est le régime de la contrainte et de la régulation stricte des accouplements et que c'est en tant que récompenses accordées aux meilleurs que ces restrictions sont plus ou moins levées. (<==)
(30) Il faut prendre ici « directions » dans le sens qu'a ce mot lorsqu'on parle, par exemple, des « directions départementales de l'action sanitaire et sociale (DDASS) » (qui sont d'ailleurs sans doute ce qu'il y a de plus proche en France de nos jours de ce que Socrate a ici dans l'esprit), en englobant sous cette appellation tout le personnel travaillant sous l'autorité d'un même « directeur ». Certes, ce terme a un coté anachronique pour parler des organisations sociales du temps de Socrate et Platon, mais c'est le moins mauvais compromis que j'ai trouvé pour transposer en français tout ce que Platon me semble avoir voulu mettre dans cette réplique par un choix rigoureux de termes. C'est qu'en effet, son Socrate ne parle plus ici de hoi archontes, « les dirigeants », expression qu'il utilisait dans les répliques précédentes, mais de hai archai, remplaçant un substantif masculin tiré du participe présent du verbe archein (« commander, diriger ») par un autre substantif, archè, lui aussi de la famille du verbe archein, mais féminin cette fois-ci, qui signifie soit « commencement, principe », soit « souveraineté, pouvoir », ou encore « commandement, magistrature, autorité », et au pluriel, comme c'est le cas ici, « les magistrats, les autorités ». Il me semble que ce n'est pas un hasard ou un simple effet de style si, au moment où il commence à parler de personnes qui semblent, d'après le peu qu'il en a dit avant que n'apparaisse les mots hai archai (ta aei gignomena ekgona paralambanousai, « prenant par-devers eux les enfants nés à chaque fois »), destinées à s'occuper des enfants, rôle traditionnellement dévolu aux femmes à Athènes, il passe d'un terme au masculin à un terme voisin au féminin (et qui ne peut être que féminin), comme pour donner l'impression qu'il en revient aux pratiques sexistes ayant cours de son temps, pour aussitôt démentir cette impression en précisant que ces archai, bien que désignées par un nom féminin, pourront aussi bien, selon les cas et en fonction des compétences disponibles, n'être constituées que d'hommes (c'est justement par cette première hypothèse qu'il commence, car sans doute la moins probable aux yeux de ses interlocuteurs), ou que de femmes, ou d'un mélange des deux, et enfoncer le clou en ouvrant une parenthèse qui interrompt le cours de la phrase pour rappeler le principe acquis dans la discussion précédente (la « première vague ») sur l'égal accès aux charges des hommes et des femmes. (<==)
(31) Le grec de Socrate est tout simplement koinai... archai gunaixi te kai andrasin, qui se traduirait mot à mot par « communes... les directions (ou les magistratures) aux femmes et aux hommes ». Mais cette traduction ne me paraît guère satisfaisante du fait que le qualificatif de « communes » ne veut pas dire grand chose à propos des « directions » dans le sens qu'à ce mot ici, où il désigne des organisations, des institutions, des groupes de personnes chargés de fonctions spécifiques. On obtiendrait une traduction meilleure avec « les magistratures sont communes aux femmes et aux hommes », mais on devrait alors utiliser deux mots différents pour traduire les deux occurrences successives de archai dans cette même phrase, « magistrats » la première fois (masculin au lieu de féminin, sans qu'il y ait de raison en français d'opter pour le féminin « magistrates », choix que n'avait pas à faire Platon en grec, puisque archè n'est que féminin), où Socrate a plutôt en vue les personnes qui occupent ces fonctions, « magistratures » la seconde, où il a plutôt en vue les organisations elles-mêmes. C'est pourquoi j'ai préféré rendre koinai par une périphrase explicitant cette « communauté » dans le cas où ce dont il est question, ce sont des « directions », au sens explicité dans la note précédente, et où ce qui est en cause, c'est leur composition. (<==)
(32) Le féminin rendu en français par le pronom « elles », qui renvoie au sujet hai archai de la réplique précédente dont celle-ci continue la phrase interrompue, est rendu sensible en grec, non par un éventuel pronom sujet du verbe oisousin (« ils/elles porteront »), puisqu'il n'y en a pas en grec, mais par le participe aoriste actif labousai (« prenant »), décliné en grec, et qui est ici au nominatif féminin pluriel, comme hai archai, et vient, dans l'ordre des mots grecs, avant oisousin. (<==)
(33) Le mot grec traduit par « enclos » est sèkon, mot qui désigne de manière générale un lieu clos, qu'il s'agisse du lieu de pacage d'animaux entouré de clôtures ou de leur étable, de l'enceinte sacrée d'un sanctuaire ou de la tombe d'un héros, d'une habitation enclose entre des murs, etc. Il est ici précédé de l'article défini (ton sèkon) qui suggère qu'il s'agit dans la cité d'un unique lieu clos prévu à cet effet, quelque chose comme la garderie ou le jardin d'enfants, regroupant tous les enfants en bas âge de la cité. (<==)
(34) Le mot que je traduis par « gardes d'enfants » est trophous, accusatif pluriel de trophos, adjectif dérivé, comme trophè dont il a été question à la note 11, du verbe trephein (sur ces termes, voir aussi la note 12 à ma traduction de la section précédente). Le sens premier de trophos est « qui nourrit, qui élève », et la forme substantivée hè trophos signifie « la nourrice ». Mais c'est justement la traduction qu'il faut éviter ici, où Socrate vient de rappeler que le soin des nourrissons n'est pas exclusivement du ressort des femmes et où il prend soin d'utiliser un mot, trophos, qui, en grec, a la même forme et la même déclinaison au masculin et au féminin, en le faisant précéder d'un adjectif indéfini (tis, « un certain/une certaine ») qui est dans le même cas, si bien qu'il est impossible de décider si tinas trophous est au masculin ou au féminin. La traduction de tinas trophous par « des gardes d'enfants » a l'avantage de conserver en français l'indétermination sur le genre qui existe en grec, et qui me semble ici plus importante à faire percevoir que le sens exact de trophos en lien avec la nourriture et l'élevage. (<==)
(35) Socrate parle ici de to genos tôn phulakôn, ce que la plupart des traducteurs traduit par « la race des gardiens ». S'il est vrai que « race » est l'un des sens possibles de genos, et que par ailleurs Socrate se complait dans toute cette conversation à pousser au bout la logique de sélection utilisée par les éleveurs d'animaux pour améliorer la « qualité » de leur « production », je pense que « race » n'est pas le terme approprié applicable aux gardiens dans la mesure où Socrate a pris la peine, comme je l'ai déjà fait remarquer (voir note 8), de bien indiquer que l'on n'est pas gardien simplement parce que ses parents le sont, mais parce qu'on démontre, au fil de son éducation, qu'on a bien les qualités requises, et qu'on peut devenir gardien même si l'on est né de parents qui ne l'étaient pas, dès lors qu'on a les dispositions requises. Les gardiens ne constituent donc pas une « race » en tant que telle et tous les habitants de la cité appartiennent à la même « race », la race humaine. Par contre, tout ce que Socrate est en train d'essayer de nous dire est qu'il souhaite que les gardiens se considèrent comme une grande famille où l'on occulterait les relations strictement biologiques de parenté pour inciter toutes les personnes d'une même génération à se considérer comme frères et sœurs, et à considérer comme leurs parents toutes celles et tous ceux qui sont en âge d'être leur père et leur mère. Le terme de « famille », autre traduction possible de genos, me paraît donc mieux conserver l'esprit de ce que cherche à proposer Socrate. Et la « pureté » (katharon) qu'a ici en vue Socrate n'est pas la pureté d'une race comme celle que cherchait Hitler chez les Aryens, mais la conformité de tous les membres de la famille des gardiens aux critères physiques, intellectuels et moraux qui les rendent aptes à la fonction qui est attendue d'eux. Ce dont il est ici question, c'est des premières phases d'un processus de sélection individuel s'appuyant sur une part d'empirisme et prenant en compte le fait que l'homme est un animal parmi d'autres. Certes, il y a dans ces propositions un côté sombre et qui heurte nos mentalités modernes, c'est le fait d'éliminer les nouveau-nés qui ne répondent pas aux critères de sélection retenus, et même le Socrate de Platon en est conscient, puisqu'il en parle à mots couverts et sans s'appesantir. Mais le problème majeur dans cette manière de procéder n'est peut-être pas celui que l'on croît avec nos mentalités modernes d'occidentaux qui refusent de voir la mort en face et la considèrent comme la pire des calamités, qui s'offusquent de la mort de quelques personnes dans un accident d'avion mais ne lèvent pas le petit doigt pour changer l'ordre du monde qui maintient dans une misère noire des millions de personnes pour permettre aux compagnies aériennes de trouver le carburant qui permet à leurs avions de voler et aux actionnaires de ces compagnies d'engranger des profits conséquents pour pouvoir aller se bronzer au soleil dans les pays où meurent par milliers les victimes de ce système. Certes, la mort d'un enfant est regrettable, surtout si elle est décidée par les hommes, mais au temps de Platon, c'était peut-être un épiphénomène au milieu d'une mortalité infantile sans commune mesure avec ce qu'elle est aujourd'hui grâce aux progrès de la médecine, et Platon n'avait pas derrière lui deux mille ans de morale chrétienne lui inculquant que toute vie humaine est sacrée, même si elle doit être vécue dans la misère, la faim, le handicap et que sais-je encore. Mais le vrai problème, celui dont le Socrate de Platon était parfaitement conscient et qui ne se pose pas qu'ici, mais est sous-jacent à l'ensemble de ses propositions, c'est celui de savoir qui est en mesure de décider des critères de sélection, et donc ici d'élimination des enfants « inaptes ». Certes, l'homme est un animal parmi d'autres, et il n'y a donc aucune raison que les processus de sélection utilisés avec les animaux domestiques ne fonctionnent pas aussi avec lui, mais ce ne sont pas des chevaux qui dressent et sélectionnent les chevaux, ou des chiens les chiens, ou des cailles les cailles, mais toujours des hommes, c'est-à-dire des animaux d'une autre espèce, qui effectuent toujours cette sélection en fonction de critères répondant à leurs besoins à eux et non au plus grand bien des animaux qu'ils élèvent. Ils élèvent des chevaux, non pas pour le bien des chevaux, mais pour leur servir de montures pour des courses qui flattent leur ego, ou pour servir d'animaux de trait et les soulager dans leur travail ; ils élèvent des chiens pour garder leurs demeures ou pour chasser en vue de se nourrir, eux ; etc. Mais supposer que ce sont des hommes qui « élèvent » et sélectionnent d'autres hommes, c'est une tout autre affaire, et l'on en revient toujours au même point : qui est en mesure de décider quels sont ceux qui ont les compétences requises pour faire cette sélection, c'est-à-dire qui savent quel est le plus grand bien de l'homme en général et de chaque individu en particulier ?... Alors, se battre pour savoir s'il est plus « humain » de rétrograder les enfants médiocres ou handicapés dans le groupe des artisans et cultivateurs plutôt que de les éliminer purement et simplement comme le suggère Socrate, c'est se tromper de cible ! Le problème qu'il convient de résoudre avant de se poser ce genre de questions, et que Platon sait parfaitement ne pas pouvoir résoudre, c'est celui de savoir qui identifie ceux qui seront aptes à diriger et à prendre de telles décisions et comment il le fait. Et tant que ce problème n'est pas résolu, tout le reste est littérature, même si de telles discussions ont le mérite de secouer nos idées reçues et peuvent nous faire avancer dans la bonne direction... (<==)
(36) Le pronom démonstratif houtoi, que je traduis par « ceux-ci », est au nominatif masculin pluriel, ce qui pose la question de savoir à quoi il renvoie. Le nominatif, qui en fait le sujet des verbes qui suivent exclut que ce soient les enfants, qui sont d'ailleurs désignés par le mot au neutre ekgona en 460b7. S'agit-il alors des archai dont on décrit les activités successive, conduire les nouveau-nés à l'enclos et les confier à des gardes d'enfants (trophous), puis maintenant prendre soin de leur nourriture ? Mais archai est un féminin et houtoi est un masculin. S'agit-il plutôt des trophous dont il vient d'être question, de ces « gardes d'enfants » désignés par un terme dont j'ai expliqué à la note 34 qu'il pouvait aussi bien être masculin que féminin ? Pour trancher cette question, il faut attendre la fin de la réplique, où il est dit que ces houtoi « affecteront (paradôsousin) les veilles et le reste du travail à des nourrices (titthais) et à des gardes d'enfants (trophois) ». Si donc ils distribuent le travail aux trophois, c'est que ce ne sont pas ces trophois eux-mêmes. Il faut donc supposer que le masculin utilisé ici pour renvoyer aux archai (« directions », féminin) est une nouvelle manière pour Socrate de nous prendre à contrepied et de nous obliger à ne pas perdre de vue que les personnes dont il est question ici et qui organise la prise en charge et les soins des nouveau-nés peuvent inclure des hommes, voire n'être que des hommes. (<==)
(37) « À des nourrices et à des gardes d'enfants » traduit le grec titthais te kai trophois. Titthais est le datif pluriel d'un nom féminin, titthè, qui signifie « nourrice » et évoque le sein de la femme (autre sens possible du mot). Quant à trophois, c'est le datif pluriel de trophos dont il a été question dans la note 34. J'en garde donc la même traduction ici, en notant au passage que son emploi à côté de titthè, qui ne peut ici vouloir dire que « nourrice », est une indication de plus du fait que « nourrice » n'est pas la bonne traduction de trophos dans ces répliques de Socrate. Ce qu'il a en vue est plus large que simplement donner le sein, activité qui, elle, ne peut être effectuée que par des femmes, et inclut agrupnias kai ton allon ponon (« les veilles et le reste du travail »), bref, toutes les activités qui, à côté de donner le sein, entrent dans le cadre de l'« élevage » (l'un des sens de trophè) des enfants en bas âge et qui peuvent certes échoir aussi à des nourrices, mais qui, elles, peuvent être prises en charge indifféremment par des hommes ou par des femmes puisqu'elles ne nécessitent pas une conformation physique particulière qui n'appartiendrait qu'aux femmes. (<==)
(38) La formulation de cette assertion de Socrate est ambiguë : il y parle du metrios chronos akmès. Voyons donc ce qu'évoque chacun de ces termes.
L'adjectif metrios est dérivé de metron, terme qui est à la racine du français « mètre » et qui signifie « mesure », à la fois au sens numérique (la mesure d'une distance) et au sens figuré de « règle, loi », et par extension « bonne mesure », c'est-à-dire quantité suffisante. Metrios signifie donc « mesuré » aussi bien dans un sens qualitatif (« modéré, réglé ») que dans un sens numérique (« qui fait bonne mesure », c'est-à-dire ni trop, ni trop peu), et donc, à partir de là, « moyen ». Substantivé au neutre sous la forme to metrion, il signifie « la juste mesure », et c'est sous cette forme qu'il donne lieu à des développements sur les deux types de mesures en Politique, 283d, sq., la mesure relative entre deux choses qui permet d'en dire une plus grande ou plus petite que l'autre, et la mesure absolue par rapport à une norme appropriée à ce dont on parle, qui est justement to metrion, la « juste mesure ». C'est ce même adjectif metrios qui a été utilisé par Socrate quelques lignes plus haut, en 460d3, pour préciser que les mères devaient allaiter pendant un metrion chronon (« un temps mesuré »).
L'idée sous-jacente au mot akmè est celle de « pointe » ou de « tranchant », qui conduit à des sens analogiques évoquant le plus haut point de force, de vigueur, d'un corps par exemple, ou de clairvoyance d'un esprit, ou encore le moment où une chose est arrivée à point, le « moment opportun ». Lorsqu'on parle d'être vivants, l'akmè, ce peut donc être la « force de l'âge », la pleine maturité, le sommet de la carrière d'un artiste. Lorsqu'il parlait de l'âge que devaient avoir des animaux pour faire des petits, en 459b2, Socrate n'avait pas utilisé le mot akmè, mais le verbe qui en dérive, akmazein, « être dans la force de l'âge ».
Chronos, enfin, signifie « temps » aussi bien dans le sens de « durée » que dans le sens de « moment précis », et c'est là que les choses se compliquent, car, si l'on voit bien que Socrate s'intéresse à l'époque de la vie la plus appropriée pour un homme ou une femme pour avoir des enfants, la formulation qu'il utilise ne permet pas de savoir s'il définit un âge optimal, de manière plus ou moins précise d'ailleurs, ou une durée : faut-il comprendre que le moment optimal pour avoir des enfants c'est « les vingt ans » pour une femme (traduction littérale de ta eikosi etè), « les trente ans » pour un homme, expressions comprises comme désignant une tranche d'âge allant en gros de vingt à vingt-neuf ans pour les femmes, de trente à trente-neuf ans pour les hommes, ou que la durée moyenne (sens possible de metrios chronos) pendant laquelle une femme est en situation optimale pour avoir des enfants est de vingt ans, et de trente pour un homme, sans qu'on sache encore de quel âge à quel âge vont ces vingt ou trente ans ?
C'est cette indétermination qui justifie la question que pose Glaucon en réponse à Socrate. (<==)
(39) « La plus extrême vigueur à la course » traduit le grec oxutatèn dromou akmèn, formule dans laquelle on retrouve le mot akmè complété par l'adjectif oxus au superlatif, adjectif qui signifie « aigu, pointu » et rejoint donc l'idée de « pointe » induite par akmè (voir note précédente). Oxus peut signifier « perçant » pour un regard, « aigu » pour un son, « piquant » pour une saveur, « pénétrant » pour une intelligence, etc., et par extension « vif, rapide », sens qui pourrait convenir ici, où il est question de course (dromos), si l'adjectif ne qualifiait pas akmè. Globalement, au-delà du mot à mot, l'idée semble bien être qu'il s'agit du moment où l'on est le plus rapide à la course, c'est-à-dire le sommet de la courbe qui retracerait la vitesse maximale à laquelle on arrive à courir une même distance (par exemple un stade pour un grec, un cent mètres pour nous) aux différents âges de la vie.
Certains traducteurs pensent que cette formule est une citation de poète, provenant d'une œuvre perdue. (<==)
(40) Si la réponse de Socrate à Glaucon est plus précise que sa première formulation, au moins en ce qui concerne les femmes, elle ne permet pas, quoi qu'en dise Robin (Pléiade) dans une note ad loc., de lever l'incertitude sur la compréhension de la première formulation. En effet, en ce qui concerne les femmes, pour lesquelles la réponse est sans ambiguïté, fixant à la fois l'âge et la durée de la période d'enfantement, vingt ans de vingt à quarante ans, cette réponse est compatible avec les deux compréhensions possibles de la précédente réplique de Socrate, puisque l'âge initial pour avoir des enfants est vingt ans, et vingt ans aussi la durée de la période pour en avoir. Et comme, lorsqu'il parle des hommes, il ne donne pas de chiffre, mais une formule plus ou moins poétique pour fixer l'âge à partir duquel ils pourront procréer, et se contente de fixer l'âge jusqu'auquel ils pourront avoir des enfants, soit cinquante-cinq ans, on peut aussi bien penser que le trente de la précédente réplique est l'âge initial, celui où l'on est le plus rapide à la course, et que donc les hommes pourront avoir des enfants pendant vingt-cinq ans de trente à cinquante-cinq ans, ou que trente est la durée pendant laquelle il pourront en avoir, ce qui, pour finir à cinquante-cinq ans, les amène à commencer à vingt-cinq ans. (<==)
(41) Ce que Glaucon met ici en parallèle avec le corps (sôma), c'est la phronèsis, terme qui désigne l'acte de penser, et par suite l'intelligence, la raison, voire la sagesse que procure cette activité convenablement exercée. Sur ce mot, et les raisons de sa traduction par « réflexion », on peut se reporter à la note introductive qui lui est consacrée dans ma traduction de la section 86d3-96d1 du Ménon. (<==)
(42) « Pour la communauté » traduit le grec eis to koinon, qui remplace ici la formule tèi polei (« pour la cité ») qu'on trouvait dans la réplique précédente et qui revient à la ligne suivante de celle-ci. To koinon est la substantivation au neutre de l'adjectif koinos, qui signifie « commun » par opposition à idios, « privé », et, par extension, « public ». L'une des traductions possibles de to koinon est « l'État », mais cette traduction fait perdre de vue l'idée implicite dans to koinon que l'État est avant tout une communauté, une mise en commun d'intérêts. Or, dans la formule eis to koinon, la préposition eis ajoute une idée de destination, de finalité, plus sensible que dans la formule tèi polei, où le simple datif peut se comprendre de manière plus ouverte (« à la cité », « pour la cité », « dans la cité »), et il devient alors plus important de faire sentir que la cité en tant que telle n'est pas une finalité en soi, mais que ce qui fonde et justifie la cité, c'est bien la mise en commun des intérêts et le partage des fonctions qui en résulte. Dans ces conditions, faire des enfants ne peut être une simple affaire privée dès lors que ces enfants deviendront membres de la cité, qui devra donc pourvoir à leurs besoins et sera en droit d'attendre d'eux en retour qu'ils trouvent leur place et leur rôle dans la communauté qu'elle constitue. (<==)
(43) Sur la traduction de ôphelimon par « bénéfique », voir la note 13 à ma traduction de la section 77a5-80d1 du Ménon. (<==)
(44) « Sous la protection de » développe le sens de la préposition hupo (« sous ») qu'on retrouve dans les deux parties de la phrase qui s'opposent l'une à l'autre : « un enfant (paida)... qui... sera engendré (gennèsetai) ouch hupo thusiôn oud' hupo euchôn phus (non pas en se développant sous la protection des sacrifices et des prières)..., all' hupo skotou... gegonôs (mais en étant né sous la protection des ténèbres)... », de manière à ce qu'il soit possible d'utiliser la même traduction dans les deux cas pour rendre sensible en français cette opposition. Celle-ci est encore renforcée par le choix du verbe utilisé dans chaque cas : dans le premier cas, le verbe utilisé est phuein, « croître, se développer », dont phus est le participe aoriste actif au nominatif masculin singulier ; dans le second cas, c'est gignesthai, « devenir, naître », dont gegonôs est le participe parfait actif au nominatif masculin singulier. D'un côté donc, un processus de développement accompagné par des rites et des prières qui ne constitue que la première étape de cette longue phusis qui se continuera par l'éducation après la naissance, de l'autre un événement qui se produit dans les ténèbres (l'un des sens de gignesthai est justement « se produire, arriver » en parlant d'un événement ou d'un fait) sans aucun contrôle, « au milieu (meta) d'une funeste (deinès) absence de maîtrise de soi (akrateiai) ». L'adjectif deinos (dont deinès est le génitif féminin singulier) fait écho aux sacrifices et aux prières dont il était question dans le premier membre de l'opposition, car il a souvent une connotation religieuse et sert à désigner ce qui inspire la crainte, ce qui est « terrible, effrayant » ou encore « funeste » et que l'on peut donc attribuer à des esprits maléfiques ou à la colère de dieux irrités. (<==)
(45) C'est le même verbe aptesthai (qui commande un complément au génitif) qui est utilisé par Socrate ici à propos des femmes en âge de procréer et dans la réplique précédente pour parler de celui qui, trop vieux ou trop jeune, tôn eis ton koinon gennèseôn apsètia (que j'ai traduit par « entreprend des engendrements pour la communauté »). Le sens premier du verbe aptesthai est « toucher » ou, au sens figuré, « mettre la main à », c'est-à-dire « se mettre à, entreprendre ». Lorsque l'objet « touché » est une femme, il peut signifier « avoir des relations intimes avec ». J'ai essayé ici d'utiliser le même verbe dans les deux cas, tout en sachant qu'ainsi, j'atténue le sens du verbe dans un cas, voire dans les deux. Ici, comme le montre la suite, il s'agit plus que d'« entreprendre » une femme, mais bien de coucher avec elle et de la mettre enceinte. J'ai hésité à conserver tout simplement « toucher à » (« toucher aux engendrements », la première fois, dans le sens de « se mêler d'engendrements », « s'adonner à » ce genre d'activités ; « toucher à l'une des femmes », dans le second cas), mais même cette traduction édulcore le sens du verbe dans le second cas et, en plus, elle n'est pas très satisfaisante dans le premier. Si l'on accepte deux traductions différentes pour les deux occurrences, on pourrait traduire la première fois par « se mêler d'engendrements » et la seconde par « s'unir à l'une des femmes ». (<==)
(46) À propos de l'homme impliqué dans cette éventuelle aventure « extraconjugale » (au regard des règles qu'il est en train de suggérer), Socrate utilise la formule tis tôn eti gennôntôn (« quelqu'un de ceux qui engendrent encore », ou, mot à mot « quelqu'un des encore engendrants »), faisant donc une référence explicite, après une prescription concernant ceux qui étaient « plus vieux ou plus jeunes » que les âges limites spécifiés auparavant, à ces limites d'âge, pour envisager le cas d'un homme entrant encore dans la catégories de ceux à qui les unions sont autorisées, mais qui ne respecterait pas les règles sur les modalités de ces unions arrangées par les dirigeants. À propos des femmes avec qui il pourrait avoir des relations sexuelles non autorisées par les dirigeants, il utilise l'expression tôn en hèlikiai gunaikôn (« l'une des femmes en âge »), dans laquelle l'expression en hèlikiai, mot à mot « en âge » est plus ouverte et pourrait se comprendre comme signifiant, non pas seulement « dans la tranche d'âges que nous avons fixée », soit entre vingt et quarante ans, mais simplement « en âge d'avoir des enfants » dans le sens strictement biologique, c'est-à-dire « nubile » ou « pubère », qui est le sens usuel de en hèlikia appliqué à une femme. Mais cette indétermination n'a guère d'importance puisque, dès lors que l'homme n'a pas respecté les règles imposées pour s'unir à une femme, la loi s'appliquera.
En fait, ici comme dans la prescription précédente, qui s'appliquait à
presbuteros/neoteros toutôn (« l'un d'entre eux plus vieux/plus jeune ») au masculin, Socrate s'intéresse uniquement à l'âge de l'homme, pas à celui de la femme, même si c'était moins évident dans la réplique précédente où, au contraire d'ici, il n'y avait aucune mention explicite de la femme, mais seulement référence aux « engendrements (gennèseôn) ». S'il est vrai qu'il suffit en effet que l'un des deux partenaires soit dans l'illégalité pour que l'union soit illégitime, et qu'on a ici balayé tous les cas possibles concernant l'homme, cette approche suggère que pour Socrate, même s'il insiste sur l'égalité de nature entre hommes et femmes, il reste un dissymétrie en ce qui concerne les relations sexuelles (la différence sexuelle est de fait la seule qu'il a acceptée dans les pages précédentes) et qu'il n'y a pas de relation sexuelle susceptible de donner naissance à un enfant sans le consentement de l'homme, même si c'est la femme qui a séduit l'homme, et que c'est donc à l'homme que revient la responsabilité première d'une union illégitime, qu'il s'agisse d'un viol (c'est toujours un homme qui viole une femme, pas le contraire) ou d'une relation consentie. (<==)
(47) On notera que le Socrate de Platon ne cantonne pas les relations sexuelles à la fonction de reproduction, puisqu'il admet que les hommes et les femmes qui ont dépassé l'âge maximal pour pouvoir avoir des enfants « légitimes » (au regard des lois qu'il propose pour la cité idéale), puissent encore avoir des relations sexuelles, dont il précise bien qu'elles ne doivent surtout pas conduire à de nouvelles naissances. Il admet donc un rôle « social » à ce genre de relations, ne serait-ce que pour contenir les pulsions sexuelles qu'il sait exister en tout homme et toute femme tout au long de leur vie.
Et s'il ne s'intéresse à la problématique de l'inceste que dans le cadre de ces relations tardives, c'est parce que les règles qu'il a fixées auparavant rendent pratiquement impossible celui-ci entre parents et enfants pendant la période « légale » d'enfantement : un fils ne pourra jamais légalement se trouver en situation d'avoir des enfants avec sa mère (qu'il la connaisse ou pas, peu importe) puisque celle-ci ne pourra enfanter légalement qu'entre vingt et quarante ans et que lui ne pourra commencer à avoir des enfants légalement qu'à partir de vingt-cinq ou trente ans, selon la manière dont on comprend le « trente ans » de 460e2 (comme un âge ou comme une durée, cf. notes 38 et 40) : en effet, sa mère aura quarante-cinq ou cinquante ans au moins (en supposant qu'elle ait eu ce fils dès vingt ans) lorsque lui atteindra l'âge de commencer à procréer, et ne sera donc plus en âge, elle, d'avoir des enfants légitimes. Pour une fille, en supposant que son père l'ait eue au plus jeune âge autorisé par la loi, soit vingt-cinq ou trente ans, toujours selon le sens que l'on donne à 460e2, il aura quarante-cinq ou cinquante ans lorsqu'elle atteindra vingt ans, l'âge de commencer à procréer. Le problème pourrait donc se poser pendant cinq ou dix ans, mais comme les mariages seront toujours « organisés » par les dirigeants, il leur suffira de se limiter à apparier des personnes d'âge sensiblement équivalent pour éviter ce risque, ce qui ne serait sans doute pas difficile à faire accepter aux intéressés, car des jeunes filles de vingt ans préféreront sans doute coucher avec des garçons de vingt-cinq ou trente ans qu'avec des hommes d'une cinquantaine d'années qui pourraient être leur père. Et ce qui est vrai entre père et fille et mère et fils l'est a fortiori entre grand-père et petite-fille ou entre grand-mère et petit-fils. Quant au cas de l'inceste entre frère et sœur, il n'est pas envisagé ici et on verra ce qu'il en est dans la réplique suivante de Socrate. (<==)
(48) « Avec bonne mesure » traduit l'adverbe grec metriôs, dérivé de l'adjectif metrios dont il a été question à la note 38. (<==)
(49) On retrouve ici le verbe aptesthai dont il a été question à la note 45, dans un sens à l'évidence directement sexuel. (<==)
(50) Cette dernière provision de Socrate, qui aborde le cas de l'inceste entre frère et sœur, qu'il avait laissé de côté dans le cas des relations sexuelles hors période d'enfantement légal (voir note 47), est intéressante, car elle permet de mieux comprendre ce qu'il cherche à faire. C'est qu'en effet, elle légalise en quelque sorte l'inceste (potentiel) entre frère et sœur en donnant la préséance aux règles qui doivent permettre de maximiser les chances de produire les enfants les meilleurs possibles. Ceci suggère que, pour le Socrate de Platon, dans le cadre de la connaissance presque exclusivement empirique qu'on avait de son temps des lois de la reproduction et de l'hérédité, les interdits relatifs à l'inceste n'avaient aucun fondement biologique et n'étaient que des conventions sociales. Or justement, ce qu'il cherche ici à faire, au moment même où il se fonde sur l'animalité de l'homme et l'analogie avec l'élevage des animaux de race, chiens, chevaux ou autres, pour proposer une forme d'eugénisme à la cité, c'est de reconstruire totalement les liens de parenté sur des fondements exclusivement langagiers (le nom qu'on donne à certaines personnes et pas à d'autres), symboliques (l'intervention des rites et des dieux) et sociaux, à l'exclusion de tout appui sur la réalité biologique de ces liens autre que des considérations de durée de grossesse qui font que ceux qui sont biologiquement dans ces relations de parenté feront partie de ceux qui le seront « langagièrement » (un enfant appellera « mère » toutes les femmes qui, selon des considérations de dates, pourraient être sa mère parce qu'enceintes durant la même période que sa mère biologique, donc en particulier sa mère ; même chose pour « père » et, pour les parents, pour « fils » et « fille », etc.). Car, bien qu'il cherche à gommer le plus possible la trace de ces liens biologiques en rendant quasi-impossible de les connaître, il n'en profite pas pour faire disparaître les termes qui désignent ces liens et abolir purement et simplement les interdits de l'inceste qui en découlent, bien au contraire. Il a une claire conscience de la valeur sociale de ces liens et du rôle fondamental que les interdits de l'inceste jouent dans leur définition pour permettre de marque la différence entre amour filial ou fraternel et amour charnel, et donc, dirions-nous aujourd'hui après Freud, de sublimer le potentiel érotique qui est en nous pour le canaliser en vue de la paix sociale. Mais là encore, il subordonne ces interdits à d'autres considérations faisant intervenir la raison de manière à ne pas les rendre contre-productifs par rapport à l'objectif global recherché, le plus grand bien de ses citoyens qu'il faut chercher à rendre les meilleurs possibles en organisant leur vie à cette fin depuis leur conception jusqu'à leur mort. Dans cette perspective, si l'interdit entre personnes de générations différentes ne coûte pas grand chose par rapport à l'« optimisation » de la conception des enfants puisque, comme je l'ai expliqué en note 47, il n'a pratiquement aucune incidence sur les accouplements autorisés pour l'engendrement d'enfants « légitimes » et ne concerne que les relations sexuelles qui doivent rester improductives, il n'en va pas de même pour un interdit qui porterait sur des personnes de même âge, surtout lorsque le qualificatif de « frère » et « sœur » est attribuée comme l'a indiqué Socrate et concerne donc tous les enfants d'une même tranche d'âge. Un tel interdit compliquerait encore la tâche des dirigeants dans la sélection « truquée » des couples à former alors que le risque d'inceste « réel » (quel ceux qui s'appellent « frère » et « sœur » soient biologiquement frère et sœur) est statistiquement réduit. D'où le compromis proposé par Socrate : ce n'est pas complètement interdit, mais ce n'est pas non plus autorisé sans restrictions, et si le sort (truqué par les dirigeants) y conduit, il faudra encore l'aval des dieux par la voie de la Pythie.
À travers ces propositions, Socrate nous invite à réfléchir sur la question de savoir quelle est, dans les sentiments d'affection qui existent entre parents et enfants, frères et sœurs, grands-parents et petits-enfants, la part, si tant est qu'il y en ait une, qui découle des réalités purement biologiques (dans notre langage moderne, de la source du spermatozoïde et de l'ovule), et quelle est la part qui résulte de la vie en commun pendant les premières années de la vie, du langage employé dès le plus jeune âge (les premiers mots que prononce en général un bébé sont « maman » et « papa ») et de toute la symbolique attachée à ces relations privilégiées dans tout ce qui contribue à l'éducation des enfants (après tout, la mythologie grecque est pleine d'histoires de bébés abandonnés recueillis et élevés par d'autres, devenus ainsi leurs parents adoptifs, sans qu'ils sachent une fois adultes que ce ne sont pas leurs vrais parents, à commencer par l'historie d'Œdipe, qui tue son père biologique et couche avec sa mère biologique par affection pour celui qu'il croît être son vrai père et celle qu'il croit être sa vraie mère, en faisant ce qu'il croit lui permettre d'échapper à l'oracle qui lui avait prédit ce meurtre et cet inceste). Il veut nous amener à nous demander s'il n'y aurait pas un moyen de capitaliser sur ce potentiel affectif qui fait appel à ce qu'il y a de plus noble en l'homme, son logos, son aptitude à parler et à créer des liens sociaux, pour en élargir la portée à un cadre plus large que la famille strictement biologique pour le plus grand bien de la cité, et donc de ses citoyens. Il veut redéfinir le sens que l'on donne aux mots comme « frère » et « père » d'une manière moins large, mais plus concrète, que celle qu'utilisera Jésus-Christ en nous disant tous fils d'un même père qui est aux cieux. À défaut de faire de toute la Terre une grande famille, il propose dans un premier temps de faire de toute la cité une grande famille pour la rendre plus adaptée à son rôle et plus efficace pour le plus grand bien de tous ses membres en y évitant la discorde et en y généralisant l'affection fraternelle et filiale.
Et à travers ce discours « en gros caractères » qui, ne l'oublions pas, doit nous permettre de mieux cerner la justice dans l'homme individuel, il veut nous faire prendre conscience du fait que, même si nous sommes un être composé, composé d'un corps et d'une âme, d'un corps composé de multiples organes et d'une âme elle-même composée de parties susceptibles d'entre en conflit les unes avec les autres, nous ne sommes qu'un individu et que donc tous nos actes devraient être considérés comme des actes de la personne tout entière décidés en ayant en vue de son plus grand bien, et non pas chacun comme satisfaisant une partie de nous au risque de nuire à d'autres, l'un notre ventre, un autre nos oreilles, un troisième notre libido, un autre encore notre intelligence, etc. comme si chacune de ces parties de nous-mêmes n'avait aucun lien avec les autres. (<==)