© 2016 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 30 août 2016 |
Platon et ses dialogues :
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Ce dialogue met aux prises Socrate avec un rhapsode nommé Ion. Les rhapsodes étaient des chanteurs-comédiens ambulants qui déclamaient en public, costumés, des vers de poètes renommés en s’accompagnant à la cithare et en mimant à l’occasion ce que racontaient les vers qu’ils déclamaient. Ces spectacles étaient très prisés et des concours de rhapsodes étaient organisés périodiquement, dans le cadre de festivités religieuses. Ion, personnage fat et très imbu de lui-même qui se considère comme le plus grand des rhapsodes, est spécialisé dans les vers d’Homère, le plus grand des poètes, dont il prétend non seulement pouvoir réciter les vers mieux que quiconque, mais encore en expliquer le sens, en faire l’« exégèse », là aussi mieux que quiconque, et avoue à Socrate être intarissable sur Homère, mais rester sec et s’ennuyer profondément dès qu’on parle d’autre chose que d’Homère.
La plupart des commentateurs ne voient dans ce dialogue qu’une réflexion de Platon sur l’inspiration poétique et n’en retiennent que la comparaison de cette inspiration provenant d’un être divin, l’une des Muses ou un autre dieu, à la force d’attraction provoquée par un aimant qui se transmet à travers les anneaux successifs attirés par lui, selon laquelle la transe induite par le dieu inspirateur, qui ne doit rien à la raison humaine, se transmet au poète et, de lui, au rhapsode et, à travers lui, aux auditeurs. Ce faisant, ils passent complètement à côté du message plus proprement politique du dialogue.
Socrate tique lorsque Ion lui dit qu’il est capable d’expliquer mieux que quiconque le sens des vers d’Homère mais n’a rien à dire sur ceux des autres poètes. Pour Socrate en effet, expliquer Homère, c’est mettre en lumière ce qu’il dit de vrai et là où il se trompe, et la vérité n’a rien à voir avec celui qui parle, et celui qui, sur un sujet donné, sait reconnaître ce qu’Homère en dit de vrai et là où il se trompe, doit pouvoir le faire aussi pour n’importe quel poète parlant du même sujet. Et celui qui possède au plus haut point cette capacité, c’est celui qui est compétent sur le sujet en cause, le bon cocher quand il s’agit de donner des conseils sur la course de chars, le bon médecin quand il s’agit de soigner un malade, etc. Or le rhapsode, en tant que rhapsode, n’est ni cocher, ni médecin et ce n’est donc pas son art de rhapsode qui lui permettra de savoir, sur quelque sujet que ce soit, quand le poète, quel qu’il soit, dit vrai et quand il se trompe.
Bref, lorsque Ion prétend expliquer mieux que personne la pertinence des propos d’Homère faisant donner à l’un de ses héros des conseils sur la manière de conduire les chevaux dans la course de chars, ou décrivant les soins donnés à un blessé, alors qu’il n’est ni cocher, ni médecin, et n’être capable de juger de la pertinence de ce qu’en disent d’autres poètes que par référence à ce qu’en dit Homère, c’est bien que ce pouvoir dont il se dit doué n’a rien à voir avec la raison humaine et ne peut provenir, s’il est réel, que d’une sorte d’inspiration divine, et encore, pas directe, mais dérivée de celle qui avait saisi le poète lorsqu’il écrivait ses vers.
Mais, et c’est là que le dialogue prend un tour politique, si Ion admet volontiers que le cocher est le mieux placé pour juger de la pertinence de propos sur l’art de conduire un char, le médecin pour juger de la validité de soins aux blessés, et en général, pour chaque « art » (technè, au sens très général incluant toutes les activités impliquant une compétence particulière), celui dont c’est le métier spécifique, il n’est plus d’accord lorsque Socrate mentionne le cas du stratège (2) et il prétend même être le meilleur stratège de toute la Grèce, sans doute, dans son esprit, parce qu’il est, à son point de vue, le plus capable de remuer les foules par son art oratoire et son aptitude à susciter dans l’auditoire les sentiments les plus variés, au gré des vers du poète qu’il déclame, et donc, à envoyer les soldats se faire tuer pour leur patrie (où pour défendre les intérêts des dirigeants) si tel est son bon plaisir !
Ion est donc de ceux qui admettent qu’en toutes choses, sauf en politique, il faut s’en remettre aux spécialistes, et que la politique se ramène à l’art de parler aux foules. Et c’est d’autant plus grave dans son cas qu’il est l’archétype poussé jusqu’à la caricature de ces personnes qui ne voient pas le monde tel qu’il est, mais seulement à travers le prisme de textes supposés « inspirés ». En cela, il n’est pour Platon que le passage à la limite de la plupart des Grecs de son temps, qui apprenaient à lire dès l’enfance sur les textes d’Homère principalement, en apprenaient par cœur des séquences entières et finissaient par avoir à portée de langue des citations d’Homère pour toutes les circonstances de la vie et par prendre certains personnages de ses épopées comme modèles à imiter pour parvenir à l’excellence. (3)
Le personnage d’Ion et le thème du dialogue ne sont donc pas si loin de nos préoccupations actuelles, car le mode de pensée d’Ion est celui de tous les fondamentalistes qui prétendent expliquer le monde et conduire leur vie à partir d’une lecture de la Bible ou du Coran, ou de tout autre texte réputé sacré, pris au pied de la (de leur) lettre. Ion n’était pas bien dangereux puisqu’il se contentait de proclamer les textes de sa « bible » et tout au plus de mimer les combats qui y étaient décrits, et se satisfaisait de se croire le meilleur stratège de toute la Grèce sans éprouver le besoin de tester cette prétention en passant aux actes et en proposant ses services à Athènes, mais quand ses pareils, comme les extrémistes fondamentalistes d’aujourd’hui, entreprennent de se mêler de politique et passent aux actes, c’est une autre affaire !
À la fin du dialogue, Socrate met Ion devant le choix suivant : ou bien il se dit doué d’un « art » (technikos, c’est-à-dire possesseur d’une technè) et dans ce cas il est injuste (adikos), ou bien il n’est pas doué d’un « art », mais seulement bénéficiaire d’une « part divine » (theia moira) et dans ce cas il est « divin » (theios). Injuste s’il se dit possesseur d’une technè parce qu’alors, de son propre aveu, ce n’est pas un, mais tous les arts à la fois, qu’il prétend maîtriser, par la parole au moins, ce qui en ferait, si sa prétention était fondée, le plus injuste de tous les hommes dans la compréhension de la justice qui est celle du Socrate de Platon dans la République, selon laquelle chacun doit se contenter de bien faire ce qui est sa tâche propre (cocher, ou médecin, ou stratège, ou…) et ne pas se mêler de l’activité des autres, tout comme Hippias est, dans l’ordre de l’action, le plus injuste de tous les hommes selon cette même compréhension de la justice, lui qui se vante dans l’Hippias mineur, d’avoir fait lui-même tout ce qu’il porte sur lui pour mieux laisser entendre qu’il maîtrise tous les arts ; (4) et ce qui en fait encore le plus injuste des hommes si, comme le pense Socrate, sa prétention est infondée, car alors il ment et n’est qu’un usurpateur protéiforme (Socrate mentionne de fait Protée, le dieu qui passait son temps à changer d’apparence, à ce point de la conversation (5)) en se prétendant compétent dans tous les domaines alors qu’il n’en est rien. Quant à l’alternative à la possession d’un art, Socrate la décrit en utilisant la même expression, theia moira (« part divine »), que celle qu’il avait utilisée à la fin du Ménon pour expliquer ce qui était à l’origine de la réussite (ou du moins de ce que le plus grand nombre jugeait comme une réussite) des hommes politiques les plus admirés d’Athènes, les Thémistocle et autres Périclès. (6)
Sans surprise, Ion préfère se penser divin plutôt qu’injuste, ce qui revient implicitement à admettre qu’il ne possède aucun « art » spécifique, ou en tout cas pas ceux qu’il prétendait posséder, et qu’il fait ce qu’il fait, non pas en faisant usage de sa raison d’être humain, mais en se laissant guider par on ne sait trop quelle « inspiration » héritée d’Homère.
(1) Ce texte reprend celui consacré à l'Ion dans mon article Platon : mode d'emploi (version d'avril 2015). (<==)
(2) À Athènes au temps de Socrate, un stratège était un général chargé à la fois de responsabilités militaires et civiles, en particulier dans le domaine que l’on appellerait aujourd’hui « les affaires étrangère ». Périclès a gouverné Athènes pendant de nombreuses années en n’ayant que le titre de stratège. (<==)
(3) C’est le thème de la discussion de Socrate avec Hippias dans l’Hippias mineur, où sont débattus les mérites respectifs d’Achille et d’Ulysse pour mériter notre admiration et nous servir de modèle. (<==)
(4) Cf. Hippias Mineur, 369b1-e1. (<==)
(5) Ion, 541e7. (<==)
(6) Cf. Ménon, 99b5-100b4. L'expression theia moira est en 99e6 et à nouveau en 100b2-3. (<==)