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Platon et ses dialogues :
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Note du 22 février 2024 : la seule modification apportée à cette page par rapport à la version du 16 juillet 2023 est l'ajout de l'introduction et la renumérotation des notes à la traduction qui en a résulté.
Note du 16 juillet 2023 : la seule modification apportée à cette page le 16 juillet 2023 est l'ajout d'un paragraphe final à la note 62 renvoyant à une page sur l'argument du troisième homme mise en ligne le 12 juillet 2023. La traduction et le reste des notes sont inchangés par rapport à la version d'août 2003.
Introduction : le sens du Parménide
Le Parménide, un dialogue mal proportionné
Le dialogue entre Parménide et Socrate n'occupe que 9 pages à peine de l'édition Estienne du Parménide (128e5-137c3) sur un total de 40 pages (126a1-166c5), soit à peine le quart. Il est suivi par une discussion entre Parménide et un personnage du nom d'Aristote qui n'est pas le philosophe élève puis collègue de Platon à l'Académie, mais un autre personnage historique dont la seule chose que nous dit de lui Platon pour le présenter est qu'il « devint un des Trente » (127d2-3), c'est-à-dire l'un des Trente Tyrans qui ont gouverné Athènes à la fin de la guerre du Péloponnès, et dont l'un des meneurs était Critias, oncle de Platon (2). Cette discussion, qui occupe toute la suite du dialogue, soit une trentaine de pages représentant près des trois-quarts du dialogue, est supposée donner au jeune Socrate un exemple de la gymnastique intellectuelle qui lui permettrait d'avancer dans ses réflexions et dans la rigueur de ses raisonnements. Elle est présentée par Parménide lui-même comme « un jeu laborieux » (pragmateiôdè paidian, 137b2), et est en fait un exercice de style de pure logique, qui n'a de dialogue que le nom puisque son interlocuteur, Aristote, n'a été choisi par lui que parce qu'il était « le plus jeune », et que de ce fait « il serait le moins disposé à chercher la petite bête [...] et en même temps ce serait une pause pour [lui] que la réponse de celui-là » (137b6-8), et qui lui permet de démontrer avec la même rigueur logique des proposition apparemment contradictoire les unes avec les autres. Pourtant, c'est en vue de sauvegarder « la puissance du dialegesthai (« le [fait de] dialoguer », c'est-à-dire la pratique du dialogue) » (tèn tou dialegesthai dunamin, 135c1-2) de la menace d'anéantissement qui pèserait sur elle, au dire de Parménide lui-même, « si [...] on ne laisse pas être des eidè des étants [...] et qu'on ne définit pas un certain eidos unique de chacun [...] en ne laissant pas une idean de chacun des étants être toujours la même » (135b5-c1), menace induite justement par les conclusions auxquelles a conduit la discussion avec Socrate qui a précédé, dans laquelle Parménide a cherché à lui faire préciser ce que sont pour lui ce qu'il a appellé eidè (en 129a1) et genè (en 129c2), ) et que Parménide appelle indifféremment eidè ou ideai sans sembler faire de distinction entre ces termes, (3) et a réfuté successivement toutes les tentatives de compréhension qu'en propose Socrate, dans ce que la plupart des commentateurs voient comme une remise en cause de la supposée « théorie des eidè / ideai » qu'ils supposent être celle de Platon dans les dialogues supposés antérieurs chronologiquement, dont la République. Tout se joue donc dans cette discussion entre Socrate et Parménide sur les eidè / ideai, c'est-à-dire en fin de compte sur ce qui donne sens aux mots, et il est donc impossible de comprendre le dialogue dans son ensemble, et en particulier le « jeu laborieux » qui en occupe les trois-quarts, si l'on ne comprend pas ce qui s'y passe.
La place du Parménide dans le cycle des dialogues
Mais, pour le comprendre, il faut abandonner la « théorie » universellement admise de nos jours selon laquelle les dialogues sont des ouvrages pour la plupart indépendants les uns des autres qui suivent et documentent l'évolution intellectuelle de Platon au fil de la cinquantaine d'année qui séparent la mort de Socrate de la sienne, théorie qui, dans le cas du Parménide, dialogue considéré par tous comme « tardif », conduit, comme je viens de le dire, à y voir la trace d'une remise en cause de ce qui aurait été sa manière antérieure de voir, la fameuse « théorie des eidè / ideai » qu'on croit être la sienne dans les dialogues antérieurs, et en particulier dans la République. Dans une autre page de ce site, intitulée L'argument du troisième homme, je montre que cet argument, utilisé par Parménide en 132a1-b2 pour mettre en évidence une supposée régression à l'infini qu'impliquerait l'hypothèse de ce qu'il appelle indifféremment eidè ou ideai sans faire la distinction entre les deux, à l'encontre d'un Socrate jeune qui ne maîtrise pas encore cette distinction qu'il ne fera que plus tard dans sa vie, et que Platon lui fait faire dans la discussion sur les trois eidè de couches(/lits) au livre X de la République (c'est-à-dire à un stade de sa vie mis en scène par Platon dans un dialogue antérieur au Parménide), l'est de manière fallacieuse reposant sur une manière érronée de comprendre ce qu'il nomme indifféremment eidè ou ideai à partir d'une compréhension erronée de la relation de « participation » qui les lie à ce dont ils sont eidè et ideai, alors que justement dans cette discussion de la République, qui est déterminante pour comprendre ce que le Socrate mûr de Platon entend par eidos et par idea, qui sont devenus pour lui, à ce point de sa vie, deux choses différentes, il utilise de manière correcte cet argument pour prouver l'unicité de l'idea. De l'idea, mais pas de l'eidos, car, pour lui, l'eidos répond à une problématique de nommage, sert à chacun à donner du sens aux mots qu'il emploie et est différent d'une personne à une autre et, pour une même personne d'un moment de sa vie à un autre, alors que l'idea répond à une problématique d'intelligibilité selon des principes objectifs qui sont les mêmes pour tous, car dépendant des « étants » dont ils sont idea, qui sont ce qu'ils sont indépendamment de ce qu'on peut en penser et en comprendre et garantissent, en tant que cibles des eidè que chacun se bricole, que l'on peut tant bien que mal se comprendre les uns les autres et interagir dans le dialegesthai (« le [fait de] dialoguer », c'est-à-dire la pratique du dialogue) de manière le plus souvent efficace et productive, et un principe d'intelligibilité n'est pas un « modèle » que ce qu'il permet de comprendre « imiterait » comme un peintre imite un modèle sans avoir besoin de le comprendre, mais se rapproche plutôt d'une « semence » ou de « lois » de la nature. (4) Loin donc d'être une remise en cause de thèses / théories que Platon aurait tenues antérieurement, le Parménide est un test des progès du lecteur dans le cadre du programme d'éducation des futurs philosophes rois que constitue l'ensemble des dialogues structurés en sept tétralogies selon le plan que j'en propose, au moment d'aborder l'étape cruciale que constitue la trilogie de la tétralogie sur la dialektikè (5) et en particulier le dialogue central de cette trilogie, le Sophiste, qui s'intéresse aux mécanisme du logos pour qu'il soit porteur de sens et capable de nous faire connaître ce qui est (to on) / les étants (ta onta) tels que c'est (hôs esti). C'est la raison pour laquelle il met en scène un Socrate jeune, donc pas encore en possession de tous les arguments qu'il utilise dans d'autres dialogues, antérieurs dans le déroulement du programme de formation développé par les dialogues, pour laisser le soin au lecteur / élève de se substituer à ce jeune Socrate pour trouver les failles dans les arguments de Parménide à la lumière des « suggestions » glanées au fil des dialogues antérieurs dans les propos du Socrate mûr de Platon sans qu'elles y soient jamais présentées de manière « scolaire », justement pour laisser au lecteur le soin de les découvrir et de se les approprier. Ainsi par exemple de l'argument du troisième homme développé par Parménide face au Socrate jeune, que le lecteur attentif peut contrer en se souvenant de la manière correcte dont le Socrate mûr de la République l'y a utilisé, et plus généralement de la clarification et de la distinction des notions d'eidos et d'idea que ne fait pas le Parménide que met en scène Platon. (6)
Mais alors, dans cette perspective, à quoi sert le « jeu laborieux » qui occupe la plus grande partie du dialogue, entre un Parménide âgé et doctoral prétendant défendre et démontrer « la puissance du dialegesthai (« le [fait de] dialoguer », c'est-à-dire la pratique du dialogue) » et un Aristote adolescent et transparent, tout juste là pour permettre au maître de reprendre son souffle ? C'est le nom du personnage (historique) choisi par Platon pour tenir le rôle du répondant, Aristote, qui peut nous servir d'indice. Essayons, pour tenter de comprendre, de nous remettre dans le contexte de l'époque où Platon écrivit ses dialogues. Dans l'hypothèse que je défend sur ce site, c'est au soir de sa vie qu'il entreprend d'écrire comme un tout, à la lumière de son expérience passée d'éducateur, le cycle des dialogues, pour continuer à accompagner, même après sa mort, la formation à l'Académie de futurs gouvernants philosophoi. Dans ce cycle, ce qui doit constituer le savoir ultime que doivent maîtriser les « élèves », c'est ce qu'il appelle la dialektikè. Or il constate que son plus brillant élève, un certain Aristote, n'a pas compris ce qu'il met derrière ce mot et veut faire de la logique telle que lui, Aristote, entreprend de la codifier l'outil (organon en grec, qui sera le nom qu'on donnera au groupe d'ouvrages d'Aristote codifiant cette logique, placé en tête de ses œuvres complètes) privilégé pour la recherche du vrai. Et Platon, qui a mieux compris Aristote qu'Aristote n'a compris Platon, voit bien que, si Aristote, plus jeune que lui d'une quarantaine d'années et que tout destine à lui succéder à la tête de l'Académie, finit par imposer cette manière de voir, cela ruine le travail de sa vie : s'il n'arrive pas à lui faire comprendre pourquoi la dialektikè telle qu'il la conçoit est plus importante que la logique, et que c'est lui qui lui succède à la tête de l'Académie, son œuvre écrit n'aura servi à rien. Il va donc tenter, au moment où, dans le cycle des dialogues, il en arrive à la présentation de la dialektikè dans la sixième des sept tétralogies qui constituent le cycle des dialogues, la tétralogie qui inclue la trilogie Théétète / Sophiste / Politique, une démarche supplémentaire pour essayer de faire comprendre à Aristote d'abord, et à tous ses lecteurs ensuite, qui risquent d'avoir autant, sinon plus, de difficultés que lui, son plus brillant élève, à le comprendre, pourquoi la dialektikè doit avoir préséance sur la logique dans la quête du savoir (epistèmè). Et cette démarche prend la forme d'un dialogue qui sert d'introduction à cette trilogie sur la dialektikè. Et, comme à son habitude, il ne nous le dit pas de manière scolaire, mais tente de nous le faire comprendre par l'exemple et par le dialogue. Mais il faut néanmoins que, pour les futurs lecteurs, l'avertissement soit suffisamment explicite pour qu'ils comprennent que c'est Aristote qu'il a en vue. Mais, même pour Platon et son époque, il y a des limites aux licences que l'on peut prendre avec la vérité historique et il ne pouvait décemment pas mettre en scène un dialogue entre Socrate et Aristote, né quinze ans après sa mort, que liraient à l'Académie Aristote lui-même et des personnes qui avaient connu Aristote et savait qu'il n'avait pu rencontrer Socrate. Il va donc chercher d'autres penseurs connus pour leur attachement à la logique qu'il serait plus facile de confronter à son Socrate, et pas n''importe quels penseurs, mais des penseurs connus justement pour mettre en évidence des problèmes avec la logique. Et de ce point de vue, Zénon, le premier interlocuteur de Socrate dans le Parménide, connu entre autre pour avoir soutenu, contre l'évidence des faits, le paradoxe selon lequel, dans une course entre Achille et une tortue dans laquelle Achille partirait après la tortue, celui-ci ne pourrait jamais la rattraper, était un bon choix. Or Zénon d'Élée, était l'élève de son célèbre concitoyen Parménide d'Élée, aux thèses desquelles Platon et son Socrate s'affrontaient aussi, non seulement sur son utilisation de la logique, mais aussi sur le fond de ses thèses (7) et il imagina donc de mettre en présence Parménide et son Socrate, même s'il n'est pas sûr que cela aurait été historiquement possible. (8) Et comme cela l'obligeait à mettre en scène un Socrate jeune pour satisfaire tant bien que mal à le vérité historique, cela lui donnait en plus, à lui qui enseignait par l'exemple et pas de manière doctrinale, l'opportunité de mettre en scène un Socrate pas encore maître de ses pensées et donc susceptible d'être mis en difficulté par le vénéable maître dans des raisonnements qu'il reviendrait au lecteur de rectifier. Restait à rendre suffisamment explicite le fait que ce dialogue était une mise en garde contre un logicien plu récent, son élève Aristote, qui avait théorisé la logique. Et c'est pour cela qu'il choisit comme interlocuteur transparent de Parménide dans cet exercice un homonyme de celui à qui la leçon était plus particulièrement destinée, profitant au passage de l'existence d'un homonyme historique ayant « mal » fin pour en faire ce protagoniste, le message implicite à l'Aristote philosophe étant ainsi : « Mon cher Aristote, si tu continues à faire une telle confiance à la logique, malgré toutes les ambiguïtés et les imprécisions des mots dont tu te sers, tu finiras tyran de la pensée et des mots en cherchant vainement à fixer le vocabulaire à coups de définitions qui ne règlent rien puisqu'elles sont, elles aussi, faites de mots ».
Tout le dialogue cherche en effet à mettre en évidence le fait que la plus rigoureuse logique du monde ne vaut que ce que vaut la compréhension des mots que l'on utilise et avec lesquels on construit ces raisonnements, qui en constituent donc les « soutiens » (hupothesis au sens étymologique de « ce qui est posé sous », qui est le sens dans lequel le Socrate de Platon l'utilise dans l'analogie de la ligne). Et cette compréhension n'est pas nécessairement la même pour tous les interlocuteurs et lecteurs et ne peut donc être considérée comme acquise, univoque et évidente pour tous par celui qui parle ou écrit. La « démonstration » va se dérouler en deux temps : d'abord, entre Socrate (jeune) et Parménide, une discussion sur ce qui donne sens aux mots que nous employons, qualifié par Socrate d'eidè en 129a1, et aussi de genè en 129c2, termes auquel Parménide ajoute ideai en 132a3, dans une formulation qui semble proposer une « définition » d'eidos au moyen d'idea, alors que les deux termes sont, dans l'usage courant, pratiquement synonymes et renvoient au sens premier à l'« apparence » pour la vue de ce dont c'est l'eidos ou l'idea ; ensuite un exercice de pure logique entre Parménide et un homonyme de l'Aristote philosophe, dans lequel Platon n'entre pas dans le jeu des logiciens en opposant raisonnement à raisonnement, en cherchant à utiliser la logique pour « démontrer » la préséance de la dialektikè sur la logique, mais laisse Parménide torpiller tout seul de l'intérieur la logique sous les yeux de l'Aristote impuissant à le contrer qui lui sert d'interlocuteur transparent en lui faisant « démontrer » successivement des propositions contradictoires les unes avec les autres avec la même rigueur logique, laissant au lecteur le soin de comprendre comment cela est possible, et de réaliser que c'est parce que Parménide, sans le dire, change le sens qu'il donne aux mots avec lesquels il énonce ses hypothèses successives, « prouvant » ainsi que la logique seule est impuissante à conduire au vrai tant qu'on ne commence pas par s'accorder sur le sens qu'on donne aux mots et surtout qu'on ne cherche pas à dépasser les mots pour raisonner sur les eidè au moyen desquels on leur donne sens (9) en visant les ideai qui en sont les cibles objectives, en tant que principes d'intelligibilité accessibles à l'esprit / intelligence humaine (noûs) des « ça-même » (auta) dont elles sont les ideai.
Pour Platon en effet, la dialektikè, c'est tout simplement (si l'on peut dire !) la maîtrise de l'art de dialoguer (dialegesthai, dont dérive dialektikè) pour parvenir à un savoir (epistèmè) soumis à l'épreuve du partage d'expérience par le dialogue, seul moyen de dépasser les mots, qui sont de pures conventions sans rapport avec ce qu'ils désignent autres que justement ces conventions, mais qui, de ce fait, ont un ou des sens qui ne sont jamais rigoureusement fixés et qui, de plus ne sont pas les mêmes pour tous, puisqu'ils sont, pour chacun, le résultat de sa propre expérience jusqu'à ce point de sa vie. Et, dans cette perspective, la logique n'est qu'une des composantes de la dialektikè ainsi conçue, et pas nécessairement la plus importante. Toute la différence entre Platon et l'Aristote qui fut son élève puis collègue (et auquel il refusa de confier la direction de l'Académie à sa mort, ayant constaté qu'il n'avait pas compris la leçon du Parménide), c'est que Platon pensait qu'il fallait s'accomoder de ces ambiguïtés du langage et « faire avec » par la confrontation des logoi dans des dialogues où l'on était conscient de ces limites du langage et où on cherchait à y remédier en tentant de se mettre d'accord sur le sens des mots problématiques qu'on employait, au moins dans le contexte de la discussion en cours, et où l'on n'hésitait pas à varier le vocabulaire utilisé pour parler d'une notion donnée pour ne pas trop lier les notions aux mots, alors qu'Aristote voulait « régenter » le vocabulaire en « imposant » aux noms des définitions supposées valables pour tous et dans tous les cas, comme s'il était possible de résoudre le problème en remplaçant un nom problématique par deux ou trois autres mots, ou même un peu plus, tout aussi problématiques que celui qu'il s'agissait de définir, et en pensant que de telles « définitions » seraient valables dans tous les cas et permettraient donc à la logique de garantir la véracité des conclusions auxquelles conduisait un raisonnement proprement mené selon les principes de cette logique, qu'il avait codifiée. En d'autres termes, il pensait que la logique pouvait garantir les conclusions de raisonnements menés selon ses règles dès lors qu'on s'était mis d'accord sur des définitions des mots employés (ce qui n'est pas faux, mais est illusoire en pratique), alors que Platon, sans jeter la logique aux orties (c'est lui qui a rédigé dans le Parménide les raisonnement rigoureusement logiques qu'il prête à Parménide), avait compris qu'il était vain de penser régenter le langage et qu'il était plus important d'en bien comprendre les mécanismes et les limites et de toujours laisser la place à la confrontation des opinions dans le partage des expériences à travers le dialogue pour faire avancer la connaissance. Bref, Aristote accordait la préséance à la logique, dispensant éventuellement du dialogue dès lors qu'on « imposait » son « dictionnaire », et devenait ainsi « tyran » (de la pensée et des mots), alors que Platon, plus réaliste, savait que, dans la pratique, et surtout dans des écrits dans lesquels on ne pouvait se mettre d'accord avec les lecteurs, il fallait pouvoir dépasser les limitations posées par les mots pour atteindre aux ideai qu'ils prenaient pour cibles à travers des eidè que chacun se bricolait, consciemment ou inconsciemment (et le plus souvent inconsciemment), pour donner sens aux mots qu'il employait à partir de sa propre histoire, et que c'était précisément le rôle de la dialektikè telle qu'il la concevait que de permettre cela, c'est-à-dire d'utiliser le logos malgré toutes ses limitations, dont il fallait être conscient, pour tenter de parvenir au vrai, la rigueur logique ne venant qu'en second quand le contexte le permettait et qu'on s'était d'abord assuré que l'on donnait le même sens aux mots qu'on utilisait, quand leur sens était problématique, ce qui était le plus souvent le cas dès qu'on utilisait des termes abstraits.
Dans cette perspective, le pseudo-dialogue entre Parménide et Aristote qui occupe les trois-quart du dialogue est donc tout sauf un exemple de dialektikè au sens que Platon donnait à ce mot. Parménide nage dans l'abstraction et ne prend jamais la peine de préciser le sens qu'il donne aux mots qu'il emploie, à commencer par les deux premiers avec lesquels il construit ses hypothèses, einai (« être ») / on (« étant ») et hen (« un » au sens « numérique »). En fait, il prend pour acquis tout un vocabulaire (« être », « un », « plusieurs », « tout », « partie », « commencement », « fin », « milieu », « limite », « figure », « nombre », etc.) dont il ne se demande jamais d'où il vient, d'où chacun des mots qui le composent tire un ou des sens, comment son interlocuteur et ses auditeurs comprennent ces mots, s'ils les comprennent tous de la même façon et tous comme lui, ni surtout si tout ce vocabulaire est cohérent avec les hypothèses successives qu'il examine : si seul un est (hen esti), une compréhension « au premier degré » de cette affirmation devrait amener à se demander comment, dans ce cas, il peut y avoir des mots multiples pour en parler, qui peut en parler à qui et comment un langage a pu se développer pour qu'on puisse en parler, et en arriver à la conclusion que le fait même qu'on soit là plusieurs pour en parler avec des mots multiples comme « plusieurs » ou « autre » nie l'hypothèse, sauf à donner aux mots hen (« un ») et esti (« est ») un sens différent de leur sens intuitif. C'est en fait la critique que fait l'Étranger d'Élée à Parménide et à ses semblables dans le Sophiste (cf. Sophiste, 242c4-245e8), celle de parler sans s'occuper de savoir si leurs auditeurs comprennent ce qu'ils disent et d'employer le verbe einai (« être ») et des formes comme on (« étant ») et mè on (« n'étant pas ») sans prendre la peine de préciser ce qu'ils entendent par là (« faites-nous voir ça de manière suffisamment claire, ce que vous pouvez bien vouloir signifier quand vous prononcez "étant" » ; Sophiste, 244a4-5) et sans se rendre compte que leurs propos mêmes nient les thèses qu'ils soutiennnent (« le [fait] même [de] convenir être deux noms (on (« étant ») et hen (« un » au sens « numérique »)) après avoir posé rien excepté un (hen), [c'est] quelque part parfaitement ridicule » (Sophiste, 244c8-9), et, pire, « posant aussi le nom (onoma) autre que le fait / chose (pragma), [on] dit quelque part deux quelque chose » (Sophiste, 244d3-4)). En fait, le « jeu laborieux » qui est proposé au lecteur par Platon, qui n'est probablement pas celui qu'on peut penser qu'avait en tête son Parménide, ce n'est pas de chercher les fautes de logique dans ses raisonnements successifs, qui conduisent à des conclusions contradictoires entre elles, mais de chercher pour chacun d'entre eux quel sens il faut supposer qu'il donne aux mots qu'il emploie, et en particulier à einai (« être ») et aux formes dérivées on (« étant », et non pas « être ») et mè on (« n'étant pas », et non pas « non-être »), et à hen (« un »), pour que ces raisonnements disent quelque chose de vrai, afin de s'apercevoir que ce sens n'est pas le même d'une « hypothèse » à l'autre, et qu'en particulier l'« étant » (on) ou les « étants » (onta) qu'il a en tête dans chaque cas ne sont pas les mêmes (« étants » matériels et sensibles ou « étant(s) » purement intelligible(s) non soumis au changement), et que ce qu'il veut dire par « n'étant pas » (mè on) n'est pas la même chose dans chaque cas. Ce que cela montre, c'est qu'on peut utiliser les mêmes mots dans des raisonnements logiques parfaitement rigoureux et arriver à des conclusions diamétralement opposées selon le sens qu'on donne ou suppose à ces mots. Et cela est particulièrement dommageable quand justement, comme le fait le Parménide de Platon, on ne prend pas la peine de préciser ce sens, et, de ces mots, « s'en étant fait des soutiens (hupotheseis], [on] estime n'avoir plus en aucune manière, ni à [soi] ni aux autres, à donner de logos [logon didonai] à leur sujet, comme [si c'était] des choses en tous points évidentes » (République VI, 510c6-d1, dans l'analogie de la ligne, à propos des géomètres pris en exemple). Or, comme le dit le Socrate (mûr) de Platon un peu plus loin dans la République, dans les pages du livre VII où il présente justement la dialektikè comme le couronnement des études du candidat philosophe, « là où un principe qu'on ne connaît pas, un résultat final et les intermédiaires provenant de ce qu'on ne connaît pas, ont été liés ensemble, quel artifice fera jamais d'un tel discours cohérent un savoir ? » (10) : ce à quoi fait référence Socrate dans ces mots en parlant de ce qu'on ne connaît pas, tant au « principe / commencement » (archè) que tout au long du raisonnement (ta metaxu, les « intermédiaires »), c'est le sens des mots qui servent de support (hupotheseis au sens propre de « ce qui est posé sous ») à ces raisonnements, et ce qu'il dit là, c'est que toute la rigueur logique du monde (l'homologia au sens de discours concordant / cohérent dont les parties sont en accord les unes avec les autres) ne fera pas d'un discours dont le sens des mots qui le composent n'est pas assuré un savoir (epistèmè). Et cela n'est pas vrai que des géomètres que Socrate prend comme exemple dans l'analogie de la ligne, mais de tout logos sur quelque sujet que ce soit.
Mais s'entendre sur le sens des mots suppose d'avoir compris ce que sont les mots, qui ne sont ni ce qu'ils nomment, ni une image / ressemblance de cela, mais de simples « étiquettes » qu'on associe par conventions partagée à quelque chose qui reste à déterminer, quelle relation ils entretiennent avec ce qu'ils prétendent désigner et comment ils prennent sens pour nous et peuvent conduire à des logoi porteurs de sens et susceptibles de dire le vrai ; d'avoir compris aussi que connaître le nom n'est pas connaître ce que le nom désigne. C'est bien au moyen des mots eidos et ideai que le Socrate mûr de la République cherche à nous faire comprendre cela, en leur donnant à chacun un sens, différent, qu'il cherche à faire comprendre plus spécifiquement dans la discussion sus les trois sortes de couches( / lits), mais le Socrate jeune du Parménide n'est pas encore ce Socrate-là et avoue lui-même ne pas être parfaitement au clair sur ces notions, que d'ailleurs Parménide ne semble pas mieux maîtriser que lui, témoins les hésitations qu'il a à décider de quoi il y a des eidè, faute justement d'avoir compris que l'eidos, tel que le comprend le Socrate de la République, est ce par quoi chacun donne sens aux mots qu'il emploie (cf. République X, 596a6-8), et que donc tout nom (pris au sens large incluant noms, adjectifs et verbes) suppose un eidos associé, qui peut être différent d'une personne à une autre, mais qui vise une idea, elle unique dans chaque cas et la même pour tous, qui garantit qu'il est possible de se comprendre si l'on s'en donne la peine en dépassant les mots pour raisonner sur ces eidè en admettant qu'ils ont pour cible quelque chose qui ne dépend pas de ce que nous en pensons et impose sa loi aux logoi que nous fabriquons avec les mots, et que nous ne pouvons connaître de ces ideai qui en sont les cibles que les relations qu'elles entretiennent les unes avec les autres, pas ce que sont en eux-mêmes ce dont elles sont les ideai.
Et non seulement le Socrate jeune du Parménide n'est pas encore au clair sur eidè et ideai, mais il n'est pas non plus au clair sur la relation que ces eidè et ideai entretiennent avec les « étants », sensibles / visibles aussi bien que purement intelligibles, auxquels nous donnons les noms que nous associons à ces eidè. Comme eidos désigne au sens premier l'apparence pour la vue de ce dont c'est l'eidos et n'en vient que dans un second temps à signifier « sorte, genre, espèce » à partir de l'idée d'« étants » multiples partageant en commun une même « apparence » visible, et par généralisation, des propriétés communes, sensibles ou purement intelligibles, et comme notre apprentissage du langage au début de notre vie commence par l'association de mots à des images fournies par la vue (quelqu'un me montre quelque chose et m'en donne simultanément le nom), il est très difficile de se libérer de ce rapport à la vue et de penser les eidè au sens plus général que le Socrate de la République donne à ce mot autrement que comme des « modèles » dont les étants qu'on y associe sont des « copies ». Et même les tentatives que fait le Socrate jeune du Parménide pour s'en libérer, par exemple en en parlant comme de « pensées » (noèmata, 132b7), se trouvent réfutées par un Parménide qui, tout à sa logique, reste prisonnier de cette vision « matérialiste » de la relation entre « étants » et eidè qui leur valent des noms et ne cherche (vainement) à la comprendre qu'à travers des raisonnements « logiques » reposant sur des mots. Et c'est là encore, et là encore dans la discussion sur les trois sortes de couches( / lits), le Socrate mûr de la République qui nous propose des pistes pour se libérer de cette compréhension par la relation modèle / images. Il le fait dans une discussion dont l'objectif est de comprendre ce qu'et la mimèsis (« imitation »), dans laquelle il prend comme exemple d'imitation le travail du peintre représentant par exemple un lit sur un tableau, lit auquel on continue à donner le nom de lit, alors qu'en rigueur de termes il ne répond pas à l'idea de lit, qui est celle d'un meuble sur lequel on peut s'allonger pour dormir (on ne dort par sur une image de lit !), mais se garde bien de considérer comme une imitation le travail de l'artisan qui fabrique un lit en fixant le regard (de son esprit, pas de ses yeux) sur l'idea de lit. Par contre, il nous propose deux « images » (verbales) pour orienter notre esprit vers d'autres manières de comprendre cette relation : la première en proposant en République X, 597d5 d'appeler phutourgos (« jardinier / planteur ») le dieu créateur de l'idea, ce qui oriente notre esprit vers l'analogie de la semence, qui n'a rien de commun, dans l'apparence visuelle du moins, avec ce qui en germe ; la seconde en le rebaptisant un peu plus loin, en République X, 597e7, du nom de basileus (« roi »), qui tourne notre esprit vers l'idée de « lois » de la nature, l'établissement de lois étant l'une des principales tâches que Platon assigne à un roi (cf. Politique, 294a6-7).
L'analogie de la ligne, un exemple de discussion dialektikè
En opposition à une forme de logoi qui, comme ceux qu'il fait prononcer à Parménide dans le dialogue éponyme, disent des choses différentes avec les mêmes mots, le Socrate de Platon nous donne des exemples de logoi qui disent la même chose en utilisant des mots différents, justement pour tenter de parvenir à la connaissance au-delà des mots, et cela en particulier dans la République, dans les sections dont sont tirés les extraits cités plus haut. Dans l'analogie de la ligne, le Socrate de Platon veut nous faire comprendre les différentes manières qu'ont les hommes d'appréhender le monde qui les entoure aussi bien dans le registre visible (ce qui est vu) que dans le registre intelligible (ce qui est perçu par l'intelligence), avant de nous suggérer à l'aide de l'allégorie de la caverne comment on peut progresser à travers ces différentes formes d'appréhension vers la connaissance. Il essaye donc de présenter des notions nouvelles pour lesquelles il n'existe pas de vocabulaire adapté, puisque justement, elles sont nouvelles, et il doit le faire avec les mots qu'il a à sa disposition, dont les sens reconnus jusque là ne sont de toutes façons pas fixés de manière rigoureuse et sont probablement différents jusqu'à un certain point d'un auditeur à l'autre autour d'un noyau dur commun, tout en sachant que de toutes façons, ils ne correspondent qu'approximativement à ce qu'il a en tête. Et c'est bien par les logoi qu'il va prononcer dans le cadre d'un dialogue avec l'un d'entre eux, Glaucon, qui prendra une part active à cet échange (voir sa longue réplique en 511c3-d5, dans laquelle il expose ce qu'il a compris des propos de Socrate), qu'il espère faire comprendre les notions qu'il veut introduire au-delà des mots qu'il va y associer. Et les noms qu'il donne à ces notions nouvelles, qu'il qualifie de pathèmata (« affections » ou « état d'esprit », encore un mot de sens ouvert), il ne les donne, ensemble, qu'à la fin de l'analogie, pour qu'on les comprenne les uns par rapport aux autres et à partir de ce qu'on a compris des explications qui ont précédé et que donc chacun ajuste la compréhension qu'il en avait jusque-là en conséquence, tout comme, déjà, dans le Ménon, dans la conversation avec le petit esclave où il lui fait découvrir un théorème de géométrie sur le doublement du carré, il ne lui donne le nom technique de la ligne qui constitue la réponse (la diagonale, diamètron en grec, Ménon, 85b4) qu'à la fin, après que son interlocuteur ait montré la ligne en question sans en connaître le nom sur le dessin qu'avait tracé Socrate pour lui faire comprendre la démonstration. Si, dans l'analogie de la ligne, Socrate fait appel à une « image », celle d'une ligne coupée en quatre en deux étapes successives, c'est d'une part pour souligner la continuité qui existe entre les quatre modes d'appréhension qu'il va introduire (continuité qui sera encore soulignée par l'allégorie de la caverne) et surtout pour pouvoir introduire une notion de « rapport / raison » (l'un des registres de sens de logos en grec, y compris dans un sens mathématique) qui est déterminante pour lui dans ces explications et qu'il ne faut surtout pas comprendre dans un sens numérique malgré l'habillage géométrique de l'analogie (dont le but premier est de faciliter la compréhension de cette notion de « rapport ») : dans chacun des deux ordre, celui de la vue et celui de l'intelligence, il y a deux manières d'appréhender ce qui s'y présente et le rapport (logique et non pas numérique) entre ces deux manières est le même dans les deux cas : prendre ce qui est appréhendé (les images produites par la vue dans un cas, les mots utiliser pour en parler dans l'autre) pour le pragma (« fait / chose ») appréhendé lui-même, ou avoir pris conscience du fait que ce n'en est qu'une « image / représentation » (voire une simple « étiquette » dans le cas des mots). Mais ce qu'il convient surtout de remarquer par rapport à la problématique qui est la nôtre ici, c'est que, lorsqu'il revient sur cette analogie vers la fin du livre VII, il modifie le vocabulaire utilisé, sans que cela nuise le moins du monde à la compréhension du fait que, selon les cas, avec des mots différents, il parle des mêmes choses ou avec le même mot, il parle de choses différentes : au livre VI (l'analogie proprement dite), il qualifie les quatre notions qu'il associe à chacun des quatre segments de pathèmata (511d7), mot dérivé du verbe paschein (« subir, souffrir, être affecté », dont viennent en français des mots comme « passion » et « passif ») qu'on peut traduire par « affection » (au sens de « ce qui nous affecte », et non pas au sens d'un sentiment d'attachement à une autre personne), mais aussi par « état d'esprit », en tant que ce qui résulte dans le sujet affecté de l'affection qu'il subit. Par ce mot, il veut mettre l'accent sur le fait que les hommes sont, dans un premier temps au moins, passifs par rapport à quelque chose qui les affecte « de l'extérieur », qui a une réalité « objective » qui ne dépend pas de la perception qu'ils en ont, qu'il s'agisse des images que leur en donne la vue ou des sollicitaitons de leur intelligence (noûs) pour tenter de le comprendre. Au livre VII, il emploie le terme de moirai (533e8), qu'on peut traduire part « part », « portion » ou « lot », et qui évoque aussi l'idée de destin, pour mettre l'accent cette fois sur le fait que tous n'ont pas nécessairement accès à toutes ces « parts » parce que tous ne sont pas dotés à la naissance des mêmes capacités intellectuelles (indépendamment de l'influence de l'éducation). Mais il n'y a de doute pour personne sur le fait qu'il parle de la même chose dans les deux cas : il évoque l'analogie aussitôt après avoir évoqué l'allégorie de la caverne en annonçant qu'il reprend quelque chose déjà dit auparavant, il liste quatre « parts » (moirai) comme il y avait listé quatre « affections » (mathèmata) et il reprend pour trois d'entre elles l'appellation qu'il avait introduite dans l'analogie, dans le même ordre. Dans l'analogie, il avait donné pour nom à ces pathèmata (« affections / états d'esprit »), respectivement, en partant de celle affectée au second sous-segment du perçu par l'intelligence pour terminer avec celle affectée au premier sous-segment du vu, c'est-à-dire dans l'ordre inverse de celui dans lequel il les avait introduites, noèsis (« appréhension par l'intelligence » dans ma traduction), dianoia (« réflexion / pensée (discursive / vagabonde) » dans ma traduction), pistis (« confiance » dans ma traduction »), eikasia (« imagerie » dans ma traduction), se payant même le luxe d'« illustrer » phonétiquement l'égalité de « rapport » (logos) entre les deux sous-segments d'un même segment par des identités de suffixes entre les mots qui les désignaient, créant ainsi une « image » sonore, comme un « écho », entre les deux découpages : un nom terminé par le suffixe -ia (notion de « qualité » évoquant une forme de passivité) pour le premier sous-segment de chaque segment (eikasia, dianoia), un nom terminé par le suffixe -(s)is (notion d'« activité ») pour le second sous-segment de chaque segment (pistis, noèsis). Dans la reprise au livre VII, il change le nom du premier des quatre pathèmata (« affections / états d'esprit ») / moirai, (« parts / lots »), en remplaçant noèsis par epistèmè (« savoir »), mais comme il en liste toujours quatre et conserve le même nom pour les trois autres, il n'y a aucun doute sur le fait que noèsis et epistèmè font référence à la même chose. Concernant le mot nouveau (dans cette analogie), epistèmè (« savoir », ou encore « science » ou « connaissance »), il convient de noter que, juste avant de rappeler l'analogie, Socrate a pris la peine de préciser que ce mot pouvait se comprendre de manière plus ou moins stricte, en évoquant les « arts » (technai, 533d4) qu'il a passé en revue après l'allégorie de la caverne et juqu'à ce point comme devant faire partie du cursus des futurs philosophoi, arithmétique, géométrie (plane), stéréométrie (géométrie dans l'espace), astronomie (mouvements réguliers perceptibles par les yeux) et harmonie (mouvements réguliers perceptibles par les oreilles), « arts », a-t-il dit « que nous avons bien des fois appelés savoirs (epistèmai) du fait de l'habitude, mais qui ont besoin d'un autre nom, plus évocateur de clarté qu'"opinion" (doxa), d'obscurité que "savoir" (epistèmè) » (533d4-6), ajoutant que c'est ce qu'ils avaient auparavant appelé quelque part dianoia, ce « quelque part » étant justement l'analogie de la ligne, dans laquelle la géométrie avait été prise comme exemple pour faire comprendre l'état d'esprit (pathèma) qu'il avait à la fin qualifié de dianoia, celui associé au premier sous-segment du perçu par l'intelligence, autre indice garantissant que ce qu'il appelle maintenant epistèmè est bien ce qu'il avait appelé dans l'analogie noèsis, et non pas dianoia, et associé au second-sous segment du perçu par l'intelligence. Et, histoire de tester jusqu'au bout notre aptitude à s'élever au-delà des mots, il réutilise noèsis au livre VII, aussitôt après avoir listé les quatre moirai (« parts / lots »), pour désigner autre chose, à savoir, l'ensemble constitué par les deux sous-segments du perçu par l'intelligence (noûs, dont dérive noèsis, mais aussi dianoia), qu'il oppose à doxa (« opinion »), utilisé pour désigner l'ensemble constitué par les deux sous-segments du vu. En d'autres termes, partant de sens imprécis des mots qu'il utilise, il les redéfinit dans le sens qu'il leur donne dans cette discussion par les jeux de relations qu'il établit entre eux pour correspondre à des notions qu'il n'hésite pas à qualifier de plusieurs noms pour en éclairer des aspects différents, quitte à ce que le même nom contribue à éclairer plusieurs de ces notions sous des points de vue différents (on voit au passage toute la difficulté que cela pose à un traducteur, qui ne peut se contenter de chercher dans un dictionnaire la « meilleure » traduction de chacun de ces mots, mais doit chercher à deviner et à rendre l'idée force qui a conduit Platon à choisir chacun d'eux à partir des relations et des oppositions qu'il établit entre les notions auxquelles il les affecte, qu'il faut essayer d'appréhender au-delà des mots).
Ce qui distingue le Socrate (mûr) de Platon de son Parménide, c'est que le premier est parfaitement conscient de ces problèmes et adapte ses propos à ces difficultés pour faciliter leur compréhension par ses interlocuteurs, en restant ouvert à leurs interrogations et à leurs éventuelles contestations et en évitant en particulier de forger un vocabulaire « technique » qui supposerait qu'on fige le sens des mots qui le composent (c'est en cela qu'il est dialektikos), alors que le second utilise les mots qu'il a à sa dispositon sans préciser le sens qu'il leur donne, « comme [si c'était] des choses en tous points évidentes » (République VI, 510d1) et sans se préoccuper de savoir s'ils ont un sens compatible avec les hypothèses dont il part (que veut dire « autre » si l'on pose comme hypothèse de départ que seul un est (hen esti) ?) et sans se demander s'ils peuvent garder le même sens lorsqu'il change l'hypothèse de départ d'un raisonnement à l'autre, précision sur le sens dont l'absence est particulièrement regrettable pour les deux mots avec lesquels il construit ses hypothèses successives, einai (« être ») / on (« étant ») et hen (« un »), qui sont les deux mots les plus ouverts qui soient et qu'en plus il utilise dans des assemblages incomplets.
Concernant « un » (hen), quand je parle d'un bœuf, l'« un », c'est l'animal auquel je fais référence, alors que quand je parle d'un troupeau de bœufs, l'« un », c'est l'ensemble des multiples bœufs composant le troupeau, unis par le fait qu'ils sont dans le même pré, ou ont le même propriétaire, ou circulent ensemble sur le même chemin où je les croise, ou pour toute autre raison qui m'amène à les considérer ensemble, et quand je parle d'une corne de bœuf, l'« un », c'est une partie seulement de ce que je considérais comme « un » en le désignant comme bœuf ; bref, le caractère « un » ou pas de ce dont on parle dépend du point de vue que l'on adopte sur ça.
Concerant einai (« être »), comme le suggérera l'Étranger d'Élée dans le Sophiste, à la fois par la définition (horos, dont le sens premier est « limite ») qu'il en propose en Sophiste, 247d8-e4, qui réussit le fait d'arme de ne poser aucune limite à ce que peut couvrir ce verbe pour faire de son sujet un « étant » (on) s'il est utilisé dans une forme affirmative, ou un « n'étant pas » (mè on) s'il est utilisé dans une forme négative, et par ses propos en 262c2-5, où, pour définir le rôle des verbes dans un logos signifiant, qui est d'identifier un activité (praxis) ou une inactivité (apraxia), il doit faire un cas particulier pour le verbe einai (« être »), qui, lui, n'implique justement ni activité, ni inactivité particulière, mais se contente d'indiquer l'« étance d'un étant ou d'un n'étant pas » (ousian ontos [è] mè ontos), c'est-à-dire d'énoncer la pertinence (forme affirmative ontos) ou la non pertinence (forme négative mè ontos) d'un attribut (l'ousia) à propos d'un sujet (le on qui est ou n'est pas ça), il n'est qu'un outil linguistique pour lier un sujet (un « étant », on) et un attribut (une « étance », ousia), ce qui suppose donc trois éléments, explicites ou implicites, dans un membre de phrase construit avec lui : un sujet, une forme de ce verbe accompagnée ou non d'une négation et un attribut (qui ne dit pas nécessairement tout sur le sujet, ni même à chaque fois son « essence » et cela seulement, selon une traduction classique d'ousia dans un tel contexte), et n'a donc pas de sens « propre » (le supposé sens « existentiel ») en l'absence d'attributs, sinon celui que lui donnent des attributs implicites, supposés à défaut d'être explicités, qui ne sont pas nécessairement les mêmes pour tous et dans tous les contextes, ce qui est la porte ouverte à tous les sophismes et le meilleur moyen d'être sûrs de ne pas se comprendre. Or, dans les hypothèses successivement examinées par Parménide il n'y a que deux éléments, hen (« un »), avec ou sans l'article, et esti(n) (« est ») éventuellement accompagné d'une négation (par exemple hen estin en 137c4, to hen estin en 155e4, hen mè esti en 163c1), avec en outre des variations sur la place du ei (« si ») qui en manifeste le caractère d'hypothèse (ainsi ei hen estin en 137c4, to hen ei estin en 155e4, ei mè esti to hen en 160b5, hen ei mè esti en 163c1). Si la présence de l'article et le positionnement du ei (« si ») entre hen et esti(n) suggère que, dans ces formulations, hen (« un ») est le sujet (l'un est »), et que donc a contrario, l'absence d'article et le positionnement du ei (« si ») en début de phrase suggère que hen (« un ») est attribut. (« [c']est un »), il n'en reste pas moins que, dans tous les cas, il manque quelque chose, soit le sujet, soit l'attribut, pour faire un logos signifiant : ou bien on en sait pas ce qu'est ou n'est pas cet « un » sujet, ou bien on ne sait pas ce qui est ou n'est pas « un ». Et dès lors que chacun doit suppléer ce qui n'est pas explicite, de quoi on parle pour le dire un ou pas un, et de plus en quel sens on le dit un ou pas un, ou ce qu'est ou n'est pas l'un dont on parle en le désignant par « (l')un » ((to) hen), sans d'ailleurs dire de quel « un » il s'agit, rien ne garantit qu'il le fait comme le fait Parménide sans le dire. Et le fait qu'on arrive par un raisonnement apparemment logique dans chaque cas à des conclusions différentes selon les hypothèses posées au départ garantit qu'au moins un de ces deux mots, sinon les deux, est pris dans des sens différents par Parménide selon les hypothèses. Mais alors, l'ensemble du jeu laborieux ne prouve rien, malgré sa rigueur logique, sinon que, selon le sens qu'on donne aux mots, on peut arriver à des concluions opposées de manière tout aussi rigoureuse logiquement, et que donc la logique ne nous est d'aucun secours pour accéder au vrai si l'on n'est pas d'abord dialektikos et capable de dépasser les mots pour accéder à la vérité des « étants » et connaître « ce qui est / les étants comme c'est » (ta onta hôs esti, Sophiste, 263b4).
Comme on le voit, c'est une grave erreur que de penser que, dès lors que Platon fait parler Socrate dans un dialogue, celui-ci défend les mêmes points de vue que dans tous les autres. Platon est parfaitement conscient du fait que le savoir s'acquiert par un processus d'apprentissage impliquanrt une « évolution » tout au long de la vie, que suggère parfaitement le verbe gignôskein, souvent traduit par « connaître », mais dont le sens premier est « apprendre à connaître » par un processus supposant des efforts répétés. C'est précisément ce qu'il illustre par l'allégorie de la caverne et ce qui sert d'argument à l'Étranger d'Élée dans le Sophiste pour contrer les amis des eidè, qui refusent l'« étance » (ousia) à tout ce qui est soumis au changement et ne l'admettent justement que pour les eidè, en leur montrant que, s'ils refusent quelque changement que ce soit à ce qu'ils admettent comme « étant » (on), ils ne peuvent admettre au nombre des « étants » le savoir, qui résulte d'un apprentissage et suppose donc changement dans celui qui apprend, et donc refusent que le savoir fasse partie du « parfaitement étant » (pantelôs on), c'est-à-dire qu'il soit au nombre des perfections de l'étant, ce qui rend futile leurs efforts pour enseigner leurs thèses (cf. Sophiste, 248d4-249a2). Certes, Platon ne prend pas toujours la peine de préciser l'âge de Socrate dans chaque dialogue, sinon indirectement pas des références à des événements datables (quand ceux-ci le sont encore pour nous, ce qui n'est pas toujours le cas) dont en particulier son procès et sa mort, et cette absence de précisions peut nous laisser supposer que, dans tous les dialogues où il ne le précise pas, c'est le même Socrate mûr, tel qu'il apparaît dans les dialogues qui se situent à l'approche de son procès et de sa mort, qui est mis en scène, mais il est d'autant plus important d'en tenir compte lorsqu'il le fait, comme c'est le cas dans le Parménide, où il nous dit que « Socrate était alors fort jeune » (Sôkratè einai tote sphodra neon, 127c4-5) en insistant sur sa jeunesse par le sphodra (« très / fort / tout à fait ») qui accompagne « jeune » (neon). Certes, on peut penser que cette précision vise à justifier la possibilité « historique » d'une rencontre entre Parménide et un Socrate capable de discussions sérieuses avec lui, mais la vérité « historique » n'est pas ce qui préoccupe le plus Platon dans ses dialogues, qui cherchent à rendre l'esprit de Socrate plus que la réalité historique de sa vie terrestre et racontent pour la plupart des conversations inventés par Platon et n'ayant donc jamais eu lieu dans le vie du Socrate « historique » et qui, même dans un cas comme celui de son procès, un événement « historique » s'il en fut, n'hésite pas à lui mettre dans la bouche des propos dont lui et non pas Socrate est l'auteur (Apologie), comme le fera d'ailleurs aussi Xénophon dans son Apologie, la différence entre les deux et la rigueur de composition de l'Apologie de Platon (voir son plan dans une autre page de ce site) nous prouvant qu'aucun des deux ne transcrit les propos tenus par le Socrate historique à cette occasion, mais que chacun des auteurs cherche seulement à en retranscrire l'esprit à partir de la compréhension qu'il a du personnage et des raisons de son comportement à cette occasion, et aussi de ses objectifs propres en écrivant cet ouvrage. On peut donc penser que ce n'est pas pour justifier la possibilité « historique » d'une rencontre entre Parménide et Socrate que Platon nous donne ces précisions, puisque, pour ceux de ses lecteurs qui avaient une idée assez précise des dates approximatives (en un temps où il n'y avait pas d'état-civil) de la mort de Parménide et de la naissance de Socrate, si la rencontre était possible, cette connaissance suffisait à leur faire comprendre que Socrate était jeune, et si elle ne l'était pas, la précision sur l'âge de Socrate ne justifiait rien, et, pour ceux qui ignoraient ces informations, la question ne se posait même pas. Il est donc plus probable qu'il nous donne cette précision pour nous faire comprendre que le Socrate qu'il met en scène dans ce dialogue n'a pas encore atteint le stade de développement de ses pensée auquel il ne parviendra qu'à l'âge mûr, et donc pour nous inviter à être ouvert à la possibilité que Socrate n'y défende pas, ou défende mal, des points de vue qu'il défendra de manière plus assurée dans des périodes ultérieures de sa vie, racontées dans des dialogues plus anciens (pour les tenants de l'hypothèse de l'écriture des dialogues sur cinquante ans) ou antérieurs dans l'ordre des tétralogies (dans mon hypothèse, qui, notons-le, arrive à un ordre des dialogues qui n'est pas très différent de celui auquel arrivent les autres, ce qui n'est guère surprenant si Platon s'est inspiré pour les ordonner selon des considérations pédagogiques de son expérience et de sa propre évolution antérieure). Et quand on prend conscience que ce dialogue arrive à l'articulation entre les cinq premières tétralogies, propédeutiques, et la sixième, sur la dialectique, qui est l'aboutissement de toute cette propédeutique qui a précédé, et suit immédiatement, dans l'ordre des tétralogies, un autre dialogue qui pose problème aux commentateurs qui sont dans l'hypothèse de dialogues indépendants les uns des autres, le Ménéxène, à propos duquel ils se demandent pourquoi Platon a éprouvé le besoin de se prendre au jeu des orateurs qu'il critique par ailleurs, tout particulièrement dans le Phèdre, en écrivant, sans pratiquement aucuns commentaires, une oraison funèbre qui n'a pas à pâlir devant celles des plus brillants orateurs de l'époque, et qu'on admet que les dialogues, écrits par un auteur qui ne veut pas apporter des réponses toutes faites mais faire participer le lecteur à la quête de savoir qu'ils balisent, forment un tout structuré comme je le suggère et obéissent à des considérations pédagogiques, on peut penser que ces deux dialogues constituent ensemble le test de fin de premier cycle (les cinq premières tétralogies) avant d'aborder la dialektikè : le Ménéxène invite le lecteur / élève à se poser la question « Pourquoi de tels discours, tels qu'en produisait Aspasie (mentionnée dans le dialogue) pour Périclès et tels qu'Isocrate, qui ne comprenait pas plus qu'Aristote l'intérêt de la dialektikè, apprenait à ses élèves à en produire dans une école concurrente de l'Académie de Platon, ne constituent pas une forme acceptable de discours politiques ? », et le Parménide invite à se poser la question « Pourquoi la logique telle que la codifie Aristote ne suffit-elle pas pour garantir la validité des raisonnements menés selon ses règles et la vérité des conclusions auxquelles ils conduisent ? ».
Si l'on admet tout ce que je viens de dire, le prologue du Parménide prend une tout autre saveur, qui vient confirmer ce que j'ai dit auparavant. Le dialogue est un de ces dialogues qu'on pourrait dire « en poupées russes », c'est-à-dire dans lesquels le dialogue principal est emballé dans un autre dialogue impliquant des personnages différents, qui explique les origines du dialogue principal par une histoire qui peut elle-même impliquer plusieurs intermédiaires. (11) Dans le cas du Parménide, le personnage qui parle dans le récit « extérieur » est un certain Céphale, qui commence par nous dire que la scène se situe à Athènes, sur l'agora, qu'il arrive tout juste, avec quelques uns de ses concitoyens, de Clazomènes, (12) et qu'il vient d'y rencontrer Adimante et Glaucon, les deux frères de Platon dont celui-ci fait les principaux interlocuteurs de Socrate dans la République. En d'autres termes, dès les premiers mots, tout est fait pour évoquer la République, y compris le nom de celui qui parle, Céphale, qui est le nom de la personne chez qui se passe, au Pyrée, le port d'Athènes, le dialogue relaté par Socrate dans la République, où il est son premier interlocuteur. (13) Certes, le Céphale venant de Clazomènes, dont on ne sait rien par ailleurs, n'est pas le Céphale de la République, (14) et est très probablement, lui, au contraire de son homonyme de la République, un personnage inventé par Platon. Mais justement, cela nous invite à nous demander pourquoi Platon lui a justement donné le nom de « Céphale », en faisant ainsi un homonyme de l'hôte de Socrate dans la République, et pourquoi il a choisi d'en faire un citoyen de Clazomènes, la cité ionienne dont est originaire Anaxagore, personnage qui, pour un lecteur des dialogues, évoque le Phédon. Il me semble que, par ces allusions, Platon ait voulu, dès les premières lignes d'un dialogue qui va mettre en scène un Socrate très jeune, nous rappeler des dialogues qui le montrent en pleine maturité (la République) et à l'heure de sa mort (Phédon), comme pour nous dire : « Attention ! Ce n'est pas parce que l'un des personnages que je mets en scène dans ce dialogue s'appelle Socrate que c'est nécessairement le même que celui des autres dialogues que vous avez lus auparavant. Comme je le précise dans le dialogue, il s'agit d'un Socrate très jeune qui n'est pas encore celui auquel vous êtes habitués. Rappelez-vous ses propos dans le Phédon sur l'effet qu'a eu sur lui l'ouvrage d'Anaxagore de Clazomènes et son changement de cap pour une « seconde traversée » (deuteron ploun, Phédon, 99d1). Le Socrate présenté ici est celui d'avant cette remise en cause. Alors, plutôt que de vous laisser impressionner par Parménide, allez plutôt chercher dans la République en particulier les arguments que le Socrate de la « seconde traversée » aurait pu opposer à Parménide et que Socrate très jeune n'a pas su lui opposer. » Et le nom même de « Céphale » donné au personnage qui raconte cette histoire, après que la mention d'Adimante et Glaucon ait évoqué la République, doit éveiller notre esprit critique, si l'on se souvient du Céphale de la République et du rôle qu'il joue dans ce dialogue. Le nom Kephalos est dérivé de kephalè, qui signifie « tête ». Et j'ai suggéré, dans une autre page de ce site intitulée « Aux âmes, citoyens ! » que, dans la République, Platon avait fait jouer par les divers interlocuteurs le rôle de « parties » de l'âme, au sens de la tripartition de l'âme qu'il y expose au livre IV, et y confrontait l'« âme » aristocratique d'Athènes composée de Socrate-logos (« raison »), Adimante-thumos (« amour-propre ») et Glaucon-epithumiai (« désirs »), à son « âme » démocratique, composée de Céphale (« tête)-logos (« raison »), Polémarque (« chef de guerre »)-thumos (« amour-propre ») et Thrasymaque (« audacieux au combat »)-epithumiai (« désirs »), et que le nom même de Céphale (« tête ») était particulièrement bienvenu pour représenter un logos (« raison »), puisque, dans le Timée, la tête est décrite comme le siège de cette partie de l'âme (cf. Timée, 44d3, sq. ; 69c3, sq. ; 90a2-b1), mais que la lecture du dialogue et le rôle qu'y jouait Céphale suggérait qu'il n'était que cela, une « tête » faite de chair et d'os hébergeant de la matière grise, mais une tête dénuée de raison et incapable de jouer son rôle de « cocher » de l'âme dont il fait partie (pour reprendre l'image de l'âme proposée par Socrate dans le dialogue qui précède la République, le Phèdre, celle de l'attelage ailé tiré par deux chevaux (Phèdre, 246a6-b4)). Dans ces conditions, évoquer ici la République en mentionnant un autre Céphale invite à se demander si celui-ci est plus dans le rôle d'un logos (« raison ») digne de ce nom. Et ce faisant, on n'est pas déçu du voyage ! Car si, à première vue, on peut se dire que, par contraste avec un Céphale chez qui vient Socrate et qui ne reste pas plus de cinq minutes à discuter avec lui, prenant le premier prétexte venu pour se défiler dès que la conversation devient sérieuse en laissant le soin à son fils Polémarque de continuer la discussion, un Céphale qui a traversé la mer Égée pour venir de Clazomènes à Athènes, accompagné de quelques uns de ses concitoyens qu'il présente comme « tout à fait philosophes » (mala philosophoi, 126a8), (15) pour se faire faire le récit d'une conversation ancienne de Socrate dont ils ont entendu parler chez eux, donne l'impression de prendre plus au sérieux son rôle de « tête » (au sens figuré), dès qu'on gratte un peu, cette impression s'évanouit. S'il viennent chercher à Athènes des témoignages sur des conversations anciennes de Socrate auprès de témoins indirects, on peut en déduire que c'est que Socrate lui-même est mort (dans le cas contraire, c'est vers Socrate que Céphale aurait demandé à Adimante et Glaucon de les conduire), et que donc toutes les conversations auxquelles il avait pris part et qui sont racontées dans d'autres dialogues ont eu lieu avant la visite de Céphale à Athènes et que, si lui et ses concitoyens s'intéressent à Socrate et ont eu vent d'une conversation de lui très ancienne avec Parménide et Zénon, ils ont aussi dû avoir des échos de conversations plus récentes auxquelles il avait pris part. Dans ces conditions, on peut trouver pour le moins surprenant que, se trouvant en présence d'Adimante et Glaucon, qui ont été les interlocuteurs de Socrate dans une de ses plus longues conversations lorsqu'il était dans la force de l'âge, au lieu de leur demander à eux, témoins directs d'une conversation à laquelle ils ont pris une part déterminante, de leur raconter la conversation rapportée dans la République, ce Céphale préfère se tourner vers le témoignage indirect de leur demi-frère plus jeune, Antiphon, (16) qui aurait entendu raconter dans son adolescence (cf. meirakion ôn (« lorsqu'il était adolescent ») en 126c6), et appris par cœur le récit d'une conversation qu'aurait eue Socrate très jeune avec Parménide et Zénon fait par la personne chez qui elle avait eu lieu, un certain Pythodore (17) présenté comme disciple de Zénon (18), conversation particulièrement abstraite et aride à laquelle on peut douter qu'un adolescent comme Antiphon ait compris grand chose, et qui semble l'avoir plutôt détourné de la philosophie puisqu'Adimante nous dit de lui que maintenant, « c'est à l'équitation qu'il passe le plus clair de son temps » (126c8). (19) Bref, dans ce prologue, tout semble fait pour nous faire douter du sérieux philosophique de celui qui raconte (Céphale) au vu de la manière dont il choisit ses sources et ses centres d'intérêt relativement à Socrate et douter aussi de la fidélité du récit qui est fait par rapport à l'original. (20) Par contraste, le prologue du Théétète, qui utilise aussi une structure en « poupées russes » et qu'il convient de mettre en parallèle avec celui du Parménide, cherche au contraire à nous inspirer la plus grande confiance dans le récit de la conversation entre Socrate et Théétète fait par Euclide de Mégare, le personnage qui tient dans ce dialogue la place qu'occupe Céphale dans le Parménide, récit que celui-ci a couché par écrit tout de suite après le compte-rendu que lui en avait fait Socrate lui-même peu avant sa mort, en le consultant de multiples fois ensuite pour en vérifier la fidélité, même si cette lecture à voix haute de l'écrit d'Euclide par un de ses esclaves pour son ami Terpsion, a lieu de nombreuses années après, au moment où Théétète, blessé lors d'une guerre entre Athènes et Corinthe et malade, est à l'article de la mort. Mais il ne faut pas trop vite en conclure qu'on peut faire confiance à Euclide là où l'on pouvait avoir des doutes sur le récit d'Antiphon, ni que l'Euclide de Mégare du Théétète serait meilleur philosophe que le Céphale de Clazomènes du Parménide ! Concernant la fiabilité de l'écrit d'Euclide, les derniers mots du Théétète, où Socrate explique qu'il est en chemin vers le portique de l'archonte-roi pour y répondre de l'accusation portée contre lui par Mélétos, conduisent à dater cet entretien des derniers jours de Socrate avant son procès, le précédant de la durée de l'instruction qui, à Athènes à cette époque-là, ne devait pas s'étaler sur des années comme c'est le cas de nos jours en France. L'exécution de Socrate, après sa condamnation, a été différée pour des raisons religieuses (21) et il a dû s'écouler environ un mois entre sa condamnation et son exécution, pendant lequel il était en prison. Cela ne laisse guère de temps pour que Socrate ait eu le temps de rencontrer Théétète dans un gymnase ou autre lieu où Théodore de Cyrène donnait des leçons de mathématiques et de raconter ensuite cette rencontre à Euclide, qui habitait Mégare, à une quarantaine de kilomètres d'Athènes, et n'y passait donc pas ses journées, et qu'en plus, Euclide ait pu revenir plusieurs fois de Mégare à Athènes pour se faire préciser par Socrate certains détails de la conversation (cf. Théétète, 143a2-4), surtout une fois que celui-ci s'est retrouvé en prison. (22) On peut donc douter de la véracité du récit fait par Euclide pour garantir la fiabilité de son écrit. Et concernant le jugement d'Euclide, on peut se demander en quoi ce récit confirmerait un jugement élogieux qu'aurait porté Socrate sur Théétète (23) alors que le dialogue est un échec et met en évidence l'incapacité où est Théétète d'expliquer ce qu'est le savoir (epistèmè), faute d'avoir commencé par s'interroger sur ce qu'est le logos par lequel le savoir s'exprime, question qui ne vient qu'à la fin, quand Théétète a tenté de définir le savoir comme opinion vraie accompagnée de logos, alors même que, peu avant, Socrate lui a fait admettre que l'opinion est une forme de logos intérieur (Théétète, 190a5-6), ce qui fait que sa définiton devient « un logos vrai accompagné de logos ». Dans le récit d'Euclide, c'est en fait Théodore le mathématicien qui fait l'éloge de Théétète (cf. Théétète, 144a1-3), qui donne en effet peu après un exemple de ses compétences en arithmétique, mais Socrate, à la fin du dialogue, conclut qu'il n'a fait accoucher Théétète que de vent et de rien qui vaille (Théétète, 210b8-9) et que le seul bénéfice qu'il pourra retirer de cette discussion, c'est d'avoir purifié son âme en l'amenant à ne pas prétendre savoir des choses qu'il ne savait pas (Théétète, 210c3-4). (24)
Quel Socrate Platon met-il en scène ?
Pour les commentateurs, la partie « sérieuse » et philosophique du Parménide commence en 127a7 avec le début du récit d'Antiphon, voire même en 127d6 avec la première intervention de Socrate, tout ce qui précède servant à planter le décor et n'ayant tout au plus qu'une valeur « historique », tout comme la partie « sérieuse » et philosophique du Théétète commence en 143d1 avec le début de la lecture du manuscrit d'Euclide de Mégare relatant la conversation entre Socrate, Théodore de Cyrène et Théétète. Mais voir les choses ainsi, c'est n'avoir rien compris à la pédagogie de Platon ! Platon n'était pas un journaliste-historien nous transmettant le plus fidèlement possible des épisodes de la vie du Socrate « historique » en nous fournissant à l'occasion des informations permettant de fixer plus ou moins précisément ce que les commentateurs appellent la « date dramatique » du dialogue, par opposition à sa date de composition, c'est-à-dire la date à laquelle il aurait eu lieu (ce qui suppose qu'il ait eu lieu !...), et d'identifier plus ou moins précisément les intervenants, lorsqu'ils semblaient pouvoir être des personnages ayant réellement existé. (25) Il écrivit ses dialogues à une époque où il était devenu habituel pour les penseurs qui avaient fréquenté Socrate, d'écrire des ouvrages (appelés pour cela « dialogues socratiques ») où ils mettaient en scène Socrate pour présenter leurs idées. En d'autres termes, Socrate était devenu le porte-parole idéalisé de toutes les écoles de pensée initiées par ceux qui l'avaient connu et fréquenté et chacun l'attirait à lui pour mettre en valeur les thèses qu'il défendait en lui en attribuant la paternité pour leur donner plus de poids. Mais ces auteurs ne cherchaient pas à écrire l'histoire de Socrate dans une perspective de fidélité aux faits de sa vie, mais à retrouver l'esprit de sa pensée et de ses propos tels qu'ils les avaient compris pour étayer leur propre compréhension du monde qu'il avait contribué à susciter en eux. Et Platon n'était pas différent des autres de ce point de vue. Tout au plus, en l'absence de la plupart de ces écrits aujourd'hui perdus, peut-on penser qu'il avait mieux compris Socrate que la plupart des autres, ou en tout cas que sa fréquentation l'avait conduit à des idées plus fructueuses et lui avait inspiré une pédagogie plus efficace, que ses talents littéraires hors norme lui ont permis de pérenniser à travers ses œuvres. Et c'est précisément parce qu'il avait mieux compris que d'autres l'esprit de la démarche pédagogique de Socrate qu'il s'est cru autorisé à la restituer dans ses dialogues sans se sentir plus que les autres lié à la littéralité de la vie et des propos réels du Socrate historique. Au sujet de tous ces écrits, dont la plupart sont aujourd'hui perdus, Diogène Laërce, dans ses Vies et doctrines des philosophes illustres, écrit dans la section consacrée à Eschine, l'un des philosophes qu'il classe parmi les « Socratiques » : (26) « de tous les dialogues socratiques, Panetios (27) estime que sont vrais (alètheis) ceux de Platon, Xénophon, Antisthène, Eschine ; il doute de ceux de Phédon et d'Euclide ; quant aux autres, il les rejette tous » (DL, Vies, II-64). Mais quand on compare l'Apologie de Socrate de Xénophon et celle de Platon, on voit bien que « vrais » ne peut vouloir dire fidèle à la vérité historique tant les deux récits du procès de Socrate diffèrent l'un de l'autre, comme je l'ai déjà signalé plus haut. Et si l'un des deux auteurs peut être considéré comme plus « historien » que l'autre, c'est-à-dire comme cherchant plus à être fidèle à la vérité historique, c'est bien Xénophon, (28) qui a écrit en particulier un ouvrage d'histoire intitulé les Helléniques, qui est la suite des Histoires de Thucydide, pas Platon, qui n'a écrit que des ouvrages « philosophiques », si bien que, même à propos de l'événement le plus important de la vie de Socrate, dont plus de cinq cents Athéniens (cinq cent un jurés plus le public) ont été témoins, Platon ne cherche pas à reproduire les propos réellement tenus par Socrate, (29) ce qui laisse penser qu'il se sentait encore moins tenu par la « vérité historique » dans ses autres dialogues.
En fait, l'objectif du prologue du Parménide et de celui du Théétète est justement de nous faire réfléchir sur ce que nous lisons dans sa relation avec le Socrate « historique ». Au moment où Platon en arrive à la partie la plus importante du programme de formation que proposent les dialogues, celle où il va présenter le savoir (epistèmè) qui est le couronnement de ces éudes, ce qu'il nomme dialektikè, qui est l'art de savoir dépasser la littéralité des mots et les limites du logos pour accéder au savoir au-delà des mots, au moyen d'eidè qui leur donnent sens et pointent vers des ideai, il veut nous faire comprendre (comme à son habitude sans le dire de manière aussi directe) que l'important n'est pas de s'attacher à la lettre des propos du Socrate historique, mais de retrouver l'esprit de sa démarche pédagogique, qui, elle, ne dépend pas des propos tenus par lui dans telle ou telle circonstance, même si cela implique de lui prêter des propos qu'il n'a jamais tenus et de lui faire rencontrer des personnes qu'il n'a peut-être jamais rencontrées, voire des personnages inventés par lui pour les besoin de la cause. Dans ces deux prologues, Platon imagine deux manières distinctes de remonter jusqu'au Socrate historique, la mémorisation et l'écrit : dans le prologue du Parménide, la mémorisation par cœur des propos qu'il aurait tenus (mais recueillis par qui et transmis comment ?) par quelqu'un dont on ne sait même pas s'il les a compris ; dans le prologue du Théétète, l'enregistrement par écrit « à chaud » par une personne qui fait des efforts pour comprendre et n'hésite pas pour cela à se faire repréciser certains points par Socrate lui-même au fur et à mesure qu'il progresse dans son écrit (mais dont on n'a de toutes façons pas la garantie qu'il les a compris dans le sens que Socrate voulait leur donner). Et par la même occasion, il pose un autre problème en faisant intervenir d'une part un Socrate très jeune dans le Parménide, et d'autre part un Socrate à la veille de sa mort dans le Théétète, celui des changements possibles dans la pensée de Socrate, qu'il nous présente au fil des dialogues comme étant en recherche perpétuelle et comme prétendant jusqu'à son dernier jour qu'il ne sait rien, au sens le plus fort qu'il peut donner à « savoir », même pas si son âme est immortelle, puisque le Phédon se termine sur un aveu d'ignorance et sur la référence au « beau risque » (kalos kindunos, 114d6) qu'il a pris en se soumettant à une condamnation à mort injuste, mais prononcée dans les formes légales, au nom de ce qui reste pour lui une simple croyance, étayée certes par de multiples arguments (que Platon lui fait développer dans le Phédon, après avoir précisé qu'il n'assistait pas à cette conversation !... (30)), mais non rigoureusement démontrée, et qui lui fait justement raconter dans ce même dialogue que ses manières de voir ont évolué au fil de ses discussions et de ses lectures et l'ont amené à un certain point de sa vie à entreprendre une « seconde traversée » (deuteron ploun, Phédon, 99d1), c'est-à-dire à envisager différemment les choses, et en particulier le fonctionnement du logos comme chemin vers le vrai. Dans ces conditions, à quoi bon cherche à retrouver la littéralité des propos qu'aurait tenus Socrate à des moments déterminés de sa vie s'il n'est plus là pour nous dire s'il serait encore d'accord avec ce qu'il aurait dit alors (par exemple, si, dans sa discussion avec Parménide, il tiendrait toujours les mêmes raisonnements que ceux qu'il y aurait tenu étant encore très jeune). Prenons quelques exemples. Dans le cas du Ménon, la « démonstration » du fait qu'on peut apprendre ce qu'on ne savait pas auparavant, faite avec un des esclaves de Ménon (pais, Ménon, 82b9, dont le sens premier est « enfant »), dépend-elle du fait que cette conversation ait réellement eu lieu telle que la raconte Platon et que Socrate ait pris bien garde de ne pas souffler la réponse à son interlocuteur, ou n'est-ce qu'un moyen imaginé par Platon pour nous inviter à nous remettre dans la situation dans laquelle nous étions lorsque nous étions enfant (pais au sens premier) et que nous aurions pu, avant d'avoir suivi des cours de géométrie, répondre de bonne fois comme l'esclave de Ménon, que pour doubler un carré, il faut doubler la longueur de ses côtés, alors qu'une fois que nous avons bien compris la démonstration, nous ne pourrons plus dire autre chose, si nous parlons français, que « le carré double en superficie d'un carré donné est celui dont les côtés ont la même longueur que la diagonale du carré de départ » ou une autre formule équivalente et que personne ne pourra nous convaincre que le carré construit sur la diagonale n'est pas de superficie double de celle du carré dont c'est la diagonale ? Dans le cas du Sophiste, la preuve que le discours faux est possible dépend-elle de la « preuve » qu'en aurait donné par l'exemple (31) l'Étranger d'Élée dans une conversation qu'il aurait eue avec Théétète en opposant les phrases « Théétète est assis » et « Théétète, avec qui je suis en train de dialoguer, vole », alors que nous ne pouvons nous-même vérifier si Théétète était bien assis à ce moment de la conversation, ou du fait que, même deux mille cinq cents ans plus tard, nous savons qu'un être humain en train de parler avec une autre personne dans la rue (et pas dans un avion) ne peut pas être en même temps en train de voler, et que, par contre, le fait qu'il puisse être assis sur un banc public est parfaitement plausible ? Qu'importe alors que Platon ait inventé la conversation du Ménon ou celle du Sophiste ! S'il a préféré, comme la plupart de ceux qui avaient connu Socrate, utiliser ce personnage plutôt que lui comme meneur de jeu dans des conversations qui étaient pour lui le moyen de faire comprendre à ses élèves et lecteurs ce qu'il cherchait à leur faire comprendre, comme pour leur faire « revivre » ce que lui-même avait vécu dans sa jeunesse, où est le mal si le résultat est là et que les messages passent ? Ce faisant, il fait survivre l'âme / esprit de son maître à travers sa pédagogie, même s'il n'est pas fidèle à la matérialité de ses actes et de ses propos. Et qu'a-t-on à faire de nos jours de savoir à quoi ressemblaient le corps et la tête (kephalè) matérielle de Socrate (à que âge ?), qui, paraît-il, n'était pas beau, ou même quelles ont été ses propres paroles à son procès ou dans d'autres circonstances de sa vie si ce que lui fait dire Platon et qu'il n'a jamais dit sous cette forme et dans les circonstances supposées par le dialogue nous met sur le chemuin d'une meilleure compréhension du monde dans lequel nous vivons ? Personne n'accepterait de subir sans broncher une condamnation à mort qu'il considère injuste simplement parce que sa condamnation a été faite selon des lois qu'il n'avait jamais contestées auparavant simplement parce que Socrate aurait dit que c'est ce qu'il faut faire et l'aurait fait, s'il n'est pas lui-même convaincu, intellectuellement et viscéralement, (32) que c'est ce qu'il faut faire et, dans ce cas, peu lui importe que Socrate l'ai dit et fait avant lui. C'est cela que Platon avait compris et a tenté de nous faire comprendre.
Dans ces prologues en particulier, Platon veut nous amener à comprendre que, non seulement c'est impossible (et inutile) de retrouver les paroles exactes qu'aurait pu prononcer le Socrate « historique », mais que de plus, toute tentative de le faire reposerait en fin de compte sur la confiance (pistis, l'affection associée dans l'analogie de la ligne au second sous-segment du vu) plus ou moins grande que l'auditeur ou lecteur accorderait aux intermédiaires qui les lui transmettent. Ainsi, quand Platon, qui a personnellement connu et fréquenté Socrate pendant une dizaine d'années, prétend, dans le prologue du Parménide, s'appuyer sur une source plus sûre, son frère cadet Antiphon, qui ne s'intéresse qu'aux chevaux, pour nous transmettre une conversation très ancienne et hautement technique et abstraite de Socrate à laquelle son jeune frère n'aurait même pas assisté lui-même puisqu'elle se serait passée plusieurs dizaines d'années avant sa naissance, mais dont il aurait appris par cœur le récit qui lui en aurait été fait de nombreuses fois quand il était adolescent par Monsieur de Loracle de Delphes (Pythodore), en des termes qui n'étaient probablement pas les mêmes à chaque fois (car Platon ne nous dit pas que, lui aussi, avait appris cette conversation par cœur), et qu'en fait il ne nous présente même pas ce récit comme venant de lui, mais l'attribue à un certain Monsieur Teste (Kephalos) de Clazomène, faut-il sérieusement penser que Platon est en train de multiplier des informations destinées à nous donner plus confiance dans ce que lui écrit et dont il est en fin de compte l'auteur de la première à la dernière ligne, ou ne vaut-il mieux pas penser qu'il est en train de se « moquer » (gentiment) de nous pour voir si nous allons mordre à l'hameçon ou réaliser que tout cet empilement d'intermédiaires n'est qu'une de ses façons de nous dire qu'il est vain de vouloir remonter si longtemps après jusqu'aux paroles exactes prononcées par Socrate et ses interlocuteurs (en un temps où magnétophones et autres enregistrements vidéo n'existaient pas) et que l'important n'est pas de savoir s'il reproduit littéralement les propos de Socrate mais de comprendre ce qu'il lui fait dire et fait dire aux autres personnes qu'il met en scène dans ce dialogue, de nous faire comprendre que, si nous regardons béatement son Socrate comme s'il était l'oracle de Delphes, une nouvelle Pythie, nous n'avons rien compris à ce qu'il cherchait à faire comprendre et sommes seulement en train d'en faire une idole dont il faudrait boire les paroles, ses paroles telles exactement qu'il les a prononcées, pour accéder au savoir, plutôt que d'en comprendre la méthode (le dialogue) et d'en saisir l'esprit au-delà des mots pour être en mesure de devenir de nouveaux « Socrate », c'est-à-dire des philosophoi au sens noble du terme. (33) Et quand il se cache derrière Euclide de Mégare, dans le prologue du Théétète, pour nous raconter une des dernières conversations qu'aurait eue Socrate, juste avant son procès et sa mort, avec un adolescent qui lui ressemblait physiquement et dont, au dire d'Euclide, il aurait admiré les dispositions naturelles (la phusis), conversation dans laquelle ce Théétète montre effectivement des disposition pour les mathématiques, mais se révèle incapable de « définir » ce qu'est le savoir (epistèmè) faute de s'être préalablement interrogé sur le fonctionnement, le pouvoir et les limites du logos à travers lequel se cherche et s'exprime ce savoir, et dans laquelle Socrate se révèle incapable de le faire « accoucher » (selon l'image de la sage-femme qu'il s'applique à lui-même) d'une telle « définition », et nous donne, là encore, de multiples informations pour rendre ce récit crédible, suggérant qu'Euclide l'aurait couché à chaud par écrit en en faisant valider autant que de besoin les détails par Socrate lui-même à travers de multiples rencontres avec lui, alors que la proximité du procès de Socrate rend pratiquement impossible, non seulement ces multiples rencontres avec Socrate pour préciser la transcription qu'il en faisait, mais encore la rencotre de Socrate avec Théétète elle-même, faut-il penser qu'il veut nous donner plus confiance en un écrit fait à chaud par une personne qui semblait comprendre ce qu'il transcrivait des paroles de Socrate qu'en un récit régurgité par cœur par quelqu'un qui ne comprenait sans doute même pas ce qu'il disait, ou que, là encore, il met notre discernement à l'épreuve et que l'écrit en temps presque réel n'est pas plus fiable que la mémoire pour conserver la littéralité de paroles anciennes, littéralité qui n'est aucunement la garantie que l'esprit qui soufflait dans ces paroles se transmettra à celui qui en lit la transcription, surtout quand en fait, même s'il cherche à nous le faire oublier, ce que nous lisons, ce n'est pas l'écrit d'Euclide, mais un écrit de Platon ?!...
Un seul Socrate ou plusieurs ?
Concernant cet Euclide, Diogène Laërce nous dit qu'« il eut en main / pratiqua les [écrits] parmenidiens » (DL, Vies, II, 106) et la tradition voit en sa philosophie une tentative de concilier Parménide et Socrate. (34) Le mettre en scène à cet endroit du programme, entre le Parménide, qui confronte un Parménide d'âge mûr à un Socrate encore très jeune, et le Sophiste, qui va faire commettre par un de ses concitoyens anonymes un « parricide » libérateur sur la pensée de Parménide, (35) ne nous éloigne pas de la préoccupation centrale à toute cette tétralogie, la dialektikè, dont certains ont voulu faire la spécificité d'Euclide et de ses successeurs au point d'en faire le nom de leur école de pensée (Les Dialecticiens, hoi dialektikoi). Mais cela veut dire que, tout comme la logique d'Aristote constituait une menace pour la compréhension qu'avait Platon de la dialektikè, la conception de la dialectikè d'Euclide et de son « école de pensée » pouvait aussi consituer une menace pour Platon. Le problème pour nous aujourd'hui est que rien ne nous a été conservé des écrits d'Euclide et de ses suiveurs, sinon quelques titres d'ouvrages perdus. (36) Mais, en présentant le Théétète comme s'il était un ouvrage d'Euclide, Platon a sans doute voulu mettre ses élèves et lecteurs en garde contre la compréhension de Socrate et de la dialektikè qui était celle de cet autre « disciple » de Socrate, tout comme, en donnant le nom d'Aristote à l'interlocuteur transparent de Parménide dans le Parménide, il a voulu les mettre en garde contre la logique d'Aristote élevée au rang de chemin royal vers le savoir à la place de la dialektikè. Et si l'on regarde les choses de ce point de vue, on peut effectivement se demander si le Socrate du Théétète est le même Socrate que celui des autres dialogues platoniciens, ou s'il ne s'agirait pas d'un Socrate revu à la sauce euclidienne pour nous mettre en garde contre une compréhension trop « désincarnée » de Socrate, qui ne serait plus qu'un simple faire-valoir pour mettre en avant les thèses de celui qui le fait parler dans des dialogues, dialogues qui ne seraient finalement plus qu'un artifice pour présenter des thèses de l'auteur du dialogue et non pas un outil indispensable pour une progession en commun vers le savoir. Trois éléments au moins du Théétète détonnent en effet par rapport au Socrate qui nous est présenté dans les autres dialogues.
Le premier, qui a malheureusement tellement marqué les esprits qu'il est presque devenu la marque de fabrique de Socrate, est l'image d'un Socrate « accoucheur » de pensées (dianoiai) et de logoi, qui n'est en rien responsable des propos et des thèses soutenues par celui qu'il « accouche », et se contente d'en éprouver la « viabilité / fécondité » et la vérité, (37) image développée par Socrate en Théétète, 150b6-151d6, et reprise à la fin du dialogue en 210b11-d2, pour permettre à Socrate de se désolidariser de l'échec de la discussions, qui n'est pas parvenue à une définition acceptable de ce qu'est le savoir (epistèmè). Le problème, c'est qu'on ne retrouve nulle part dans les autres dialogues de Platon cette image, qui ne correspond pas à l'attitude de Socrate qui transparaît de ces dialogues, même lorsqu'ils semblent se terminer sur ce qui pourrait passer pour un échec, comme c'est le cas avec les dialogues appelés « aporétiques » (comme le Lysis, le Charmide, l'Hippias majeur, l'Euthyphron, etc.), qui ne parviennent pas à s'accorder sur une « définition » acceptable de ce qui est en question (la philia (« amitié »), la sôphrosunè (« modération »), le beau, la piété, etc.) : le Socrate de Platon n'est jamais dans l'attitude d'un maître qui enseignerait à des « élèves », mais jamais non plus dans l'attitude de quelqu'un qui n'a pas de pensées propres et se contente d'« accoucher » ses interlocuteurs de pensées qui sont leur production exclusive. Il est toujours dans la position d'un participant à la discussion qui cherche avec les autres à arriver à un accord (homologia) (38) avec ses interlocuteurs sur des positions qui ne sont pas encore des savoirs, mais qui traduisent un progrès dans la compréhension des uns et des autres, lui compris, de ce dont il était question, même quand c'est lui qui la mène en s'appuyant sur la réflexion plus approfondie qu'il a consacrée au sujet en question. En d'autres termes, si Socrate s'y présente toujours en effet comme ne possédant pas de « savoir », au sens le plus fort qu'il donne à ce terme, celui de savoir absolument certain et enseignable à d'autres de manière parfaitement convaincante, il ne s'y présente jamais comme stérile et incapable de pensées personnelles ayant quelque valeur. Certes, le Socrate de Platon sait qu'il ne peut faire à la place de ses auditeurs ou des lecteurs de ses propos la démarche permettant de comprendre ce qui est en discussion, « comprendre » étant par nature le fruit d'une démarche individuelle, mais il sait aussi qu'il peut faire profiter ceux-ci de sa propre réflexion, ne serait-ce que pour ébranler leurs éventuelles certitudes, à charge pour chacun de faire ensuite le travail personnel indispensable de mise à l'épreuve de ce que propose Socrate pouvant éventuellement conduire à l'accord (homologia) avec ce qu'il semble suggérer, le fruit de cette réflexion étant pour chacun le résultat de son propre travail intérieur, ne pouvant se limiter au simple « enregistrement » de propos de Socrate, mais sollicitant sa raison. Et de ce point de vue, le portrait du Socrate « accoucheur » que propose l'Euclide mis en scène par Platon est plein de contradictions avec la pratique de celui-ci par rapport aux propos de Socrate qu'il transcrit. Si en effet Socrate ne produit rien par lui-même et cherche seulement à faire « accoucher » ses interlocuteurs d'une pensée viable et de paroles de vérité en s'adaptant dans chaque cas à la personnalité de cet interlocuteur, comme le laisse entendre son discours sur son rôle d'accoucheur de pensées, en quoi la retranscription fidèle de ses propos dans le cadre d'une conversation particilière avec un interlocuteur spécifique pourrait-elle être que quelque utilité que ce soit pour un autre, non pas même interlocuteur, mais lecteur de cet écrit, Socrate n'étant plus là pour juger de la viabilité et de la véracité... de quoi ?... De ce qui se passerait dans la tête du lecteur ?... Bref, quel profit le lecteur pourrait-il tirer de cette lecture de propos d'une personne qui prétend ne rien produire par elle-même, la seule chose pouvant avoir une quelconque valeur étant les propos de son interlocuteur? Et comment pourrait-il croire quelqu'un qui lui dit ne rien savoir mais se prétend pourtant capable de juger de la vérité de ce que d'autres disent, ce qui suppose qu'il soit possesseur de cette vérité, donc d'un savoir ? Et en quoi un personnage mort depuis longtemps, dont on ne fait que lire des propos supposés avoir été prononcés à l'occasion d'une discussion avec quelqu'un d'autre, et que l'auteur de l'écrit qu'on lit prétend avoir retranscrits fidèlement, pourrait-il être juge de ses pensées à lui, lecteur et le faire profiter de ses dons d'accoucheur de pensées ?... Ceci étant, on peut noter que cette idée d'un Socrate qui ne ferait que juger du résultat produit pas son seul interlocuteur au terme de la discussion est cohérente avec une des rares choses que Diogène Laërce nous dit d'Euclide, à savoir, que, « dans les expositions / démonstrations, il attaquait, non pas les prémisses, mais la conclusion » (Tais te apodeixesin enistato ou kata lèmmata, alla kat' epiphoran, DL, Vies, II, 106), manière de dire qu'il jugeait de la valeur des raisonnements logiques sur ce à quoi ils arrivaient, pas sur ce dont ils partaient, bref, sur le « fruit » engendré, comme le Socrate que lui fait mettre en scène Platon. (39)
Le second élément du Théétète qui pose problème concernant le Socrate qu'il met en scène est son utilisation des analogies / comparaisons. Le Théétète est le seul dialogue dans lequel Socrate propose des analogies qui ne fonctionne pas et dont il montre lui-même l'inadéquation, à savoir, l'analogie de l'âme avec un bloc de cire (Théétète, 191c8-196c3), puis avec une volière (Théétète, 197d5-200c4), dans sa recherche d'une explication de la manière dont l'opinion fausse (pseudès doxa) est possible. Et là encore, cette spécificité du Socrate que Platon fait mettre en scène par Euclide est à mettre en regard de l'autre remarque de Diogène Laërce sur cet Euclide, dont il nous dit qu'« il rejetait le raisonnement par comparaison / analogie » (ton dia parabolès logon anèirei, DL, Vies, II, 106), ce qui peut expliquer que Platon lui fasse mettre en scène un Socrate dont les comparaisons / analogies ne fonctionnent pas.
Le troisième élément du Théétète qui pose problème est le portrait du philosophe que son Euclide propose en Théétète, 173c7-176a1, dans lequel tout est fait pour nous décourager d'y reconnaître Socrate : quelqu'un qui « depuis l'enfance, ne connaî[t] pas le chemin menant à l'agora, ni [ne sait] où [est] le tribunal ou la salle du conseil ou n'importe quel autre lieu de réunions publiques dans la cité, qui ne voi[t] ni n'enten[d] les lois et décrets proclamés ou écrits, [à qui], de plus il en vient jamais à l'esprit, pas même en rêve, de s'affairer dans [...] des réunions ou des dîners ou des fêtes avec des joueuses d'aulos » (Théétète, 173c9-d6), dont la pensée « mesure ce qui est sous la terre et à sa surface, s'occupe des astres du ciel au-dessus et cherche à connaître complètement toute la nature de chaque [élément] du tout des étants, sans jamais s'abaisser vers ceux qui sont tout proches » (Théétète, 173e5-174a2), ne peut être le Socrate qui se présente à nous dans l'Apologie hantant l'agora à longueur de journée et se préoccupant de ses concitoyens au gré de ses rencontres, ni celui que nous montre le Criton, soucieux au plus haut point des lois de sa cité au risque d'y perdre sa vie, et le Banquet, participant à une beuverie avec joueuses d'aulos.
(Ajout du 6 avril 2024) À ces trois éléments posant problème, on peut encore ajouter le fait que le Socrate acoucheur
du Théétète prétend n'accoucher que les hommes (andras), pas les femmes (gunaikas) (Théétète, 150b7-8), ce qui n'est pas cohérent avec le Socrate de la République, qui prône l'égalité entre hommes et femmes parmi les gardiens (cf. République V, 451c4-457b6), et donc parmi les dirigeants, qui sont choisis parmi les gardiens, ni avec le discours du Socrate du Banquet, qui dit avoir été éduqé par une femme (fin de l'ajout).
Une fois encore, avec ce dialogue, Platon met la perspicacité du lecteur à l'épreuve, l'invitant à se demander si le Socrate qu'il fait présenter par Euclide est bien celui qu'il nous a présenté jusque-là au fil des dialogues. Ainsi, il revient au lecteur de réaliser que le Socrate du Théétète se distancie du portrait de philosophe qu'il y propose en remarquant que la seule fois où il emploie le mot philosophos dans tout ce portrait, c'est vers la fin, en 175e1, où, s'adressant à Théodore de Cyrène, le géomètre, il décrit celui dont il vient de faire le portrait comme « celui-là même que tu nommes philosophe » (hon dè philosophon kaleis), suggérant que le portrait qu'il vient de faire est la caricature du philosophe vu par les « scientifiques » et non pas le portrait du philosophe selon son cœur. Il revient aussi au lecteur de remarquer qu'il suffit de changer un seul mot dans l'image de l'âme comme volière pour qu'elle fonctionne parfaitement : si, en effet, Socrate avait assimilé les oiseaux capturés par l'enfant depuis sa naissance à des noms (onomata) et non pas directement à des savoirs (epistèmai), l'image aurait pafaitement fonctionné et Théétète aurait compris que connaître le nom de quelque chose, ce n'est pas connaître ce dont c'est le nom et que c'est précisément pour cela qu'on peut assembler des noms dans des logoi qui ne traduisent pas la réalité de ce qu'ils prétendent représenter et donc produire des opinions fausses. (Ajout du 6 avril 2024) Il revient encore au lecteur de remarquer que l'image de l'âme bloc de cire ne fonctionne pas parce que le Socrate du Théétète veut y enregistrer directement des impressions sensibles, qui changent en permanence et qu'il ne sert donc à rien de figer à un instant plutôt qu'à un autre, mais qu'elle fonctionne parfaitement si ce qu'on y enregistre, ce sont les eidè par lesquels nous donnons sens aux mots, qui sont le fruit d'un travail préalable de l'âme sur les données des sens pour justement en extraire des éléments récurents qu'on peut retrouver dans de mulltiples impressions sensibles, par exemple une forme géométrique, une couleur, un air de musique, le timbre d'un instrument de musique, en notant que dans la même impression sensible brute, on peut retrouver une pluralité d'eidè (voir sur ce point et le précédent la page de ce site intitulée Tablette de cire et colombier) (fin de l'ajout). Il revient enfin au lecteur de comprendre que, si reproduire des dialogues de Socrate mort, voire même en inventer de toutes pièces, a une utilité, c'est parce que justement Socrate n'est pas un accoucheur sans idées propres, chargé d'on ne sait trop quelle mission divine que lui seul et ceux auquel le dieu a donné le même talent peuvent accomplir, (40) mais l'initiateur d'en manière de réfléchir à plusieurs au moyen du dialogue (to dialegesthai) qui vaut, non pas par le résultat auquel elle arrive, mais par le cheminement (methodos) (41) qu'elle fait parcourir, qu'il revient à chaque lecteur de reparcourir par lui-même, avec l'aide d'un Socrate « historique » ou imaginaire, (ajout du 6 avril 2024) comme le Socrate du Banquet prétend l'avoir fait avec les enseignements d'une certaine Diotime, probablement sortie elle aussi de l'imagination de Platon (fin de l'ajout), et avec le risque de ne pas être convaincu, en ayant compris que le savoir est pour chacun le résultat d'un cheminement qu'il est seul à pouvoir faire s'il veut arriver éventuellement à ce qui serait pour lui un savoir. Et si c'est en effet le cheminement (methodos) qui compte et que chacun doit le parcourir pour lui-même, peut importe que le guide qui peut nous y aider soit un personnage historique dont on nous transmet les propos effectifs ou qu'il n'ait que le nom de commun avec un personnage historique et que les propos qu'on lui prête aient été inventés par un autre, si la lecture de ces propos permet au lecteur de faire le cheminement qui convient pour accéder au vrai, celui qu'il aurait fait plus ou moins de la même façon avec de « vrai » Socrate, s'il avait pu le rencontrer.
Ressemblance physique ou ressemblance « logique » ?
Maintenant que Platon nous a fait comprendre qu'il était vain de chercher à retrouver la littéralité des propos du Socrate « historique » et que, de toutes façons, ce n'était pas cela qui importait, mais d'en retrouver l'esprit, de reproduire la démarche (methodos au sens étymologique) qu'il avait simplement initiée, celle consistant à chercher ensemble dans le dialogue sans « maître » ni « élèves » permettant de confronter les expériences et les points de vue une meilleure compréhension de ce qui est bon pour nous, êtres humains, individuellement et collectivement sans se laisser piéger par les mots et en admettant que le « savoir » total et certain est hors de portée des âmes incarnées que nous sommes, mais que ce n'est pas une raison pour sombrer dans la mysologie (la haine du logos, cf. Phédon, 89d4), qui revient à renoncer à ce qui nous spécifie en tant qu'hommes (anthrôpoi), le logos, il va prêcher une fois encore par l'exemple en remplaçant Socrate comme meneur de jeu pour ce qui constitue l'aboutissement de toutes les recherches entreprises jusque là à travers les dialogues, la dialektikè telle qu'il la conçoit, par un personnage imaginaire et anonyme dont la seule chose qu'il nous dira de lui est qu'il est citoyen d'Élée, la patrie de Parménide et de Zénon, dans deux dialogues, le Sophiste et le Politique, où ce nouveau venu aura successivement deux interlocuteurs introduits dès le Théétète, l'un qui ressemble physiquement à Socrate (Théétète dans le Sophiste, personnage historique, dont Théodore fait longuement le portrait en Théétète, 143e4-144b6 en insistant sur sa ressemblance physique avec Socrate, qui était laid) et l'autre qui lui ressemble par le nom (un jeune camarade de Théétète, nommé aussi Socrate, dans le Politique, personnage imaginaire, introduit par Théétète dans le Thétète en 147d1-2 comme homonyme de Socrate, avec lequel il a peu avant élaboré une terminologie relative aux nombres (42)).
Si ces deux dialogues se donnent comme la suite, le lendemain, de la conversation relatée dans le Théétète à l'aide du récit supposé écrit par Euclide, Platon ne dit pas explicitement que c'est toujours l'écrit d'Euclide que nous « écoutons », et il y a de bonnes raisons de croire que ce n'est pas le cas : dans le prologue du Théétète, Euclide ne parle que de conversations entre Socrate et Théétète et il serait surprenant que, si son écrit couvrait aussi les conversations du lendemain entre l'Étranger d'Élée et, non seulement Théétète, mais aussi un jeune homonyme de Socrate, dont Socrate n'est que l'auditeur muet et qui occupent deux fois plus de place que la conversation entre Socrate et Théétète, il n'ait pas mentionné ces personnages à Terpsion en introduisant son écrit, dont il allait lui faire faire la lecture par un de ses esclaves. En fait, en ne précisant pas si nous continuons à entrendre un écrit d'Euclide ou si c'est lui qui assume directement la paternité de ces deux dialogues, dans lesquels ce n'est plus Socrate qui mène le jeu, il veut nous amener à nous demander si ce nouveau personnage est dans la continuité du Socrate d'Euclide mis en scène dans le Théétète ou dans celle de son Socrate à lui, celui de la République et des autres dialogues, en ayant pour seul critère de décision la manière dont il mène la discussion, sa méthode pour conduire les débats, puisque c'est en fin de compte cela qui spécifie son Socrate. Et, dès l'entrée du Sophiste, il nous donne deux indices contradictoires relativement à cette question. D'une part, l'Étranger d'Élée est introduit par Théodore comme étant un « un homme tout à fait philosophe » (mala andra philosophon, Sophiste, 216a4), ce qui, quand on se souvient du portrait du philosophe dressé au milieu du Théétète par le Socrate d'Euclide et approuvé par Théodore, a de quoi nous laisser perplexe sur le type de « philosophe » que nous amène Théodore, mais d'autre part, celui qui l'introduit s'appelle Théodore, non signifiant « don de dieu », et rien n'interdit de penser que ce nouvel intervenant est effectivement un don de dieu, même si celui qui le transmet ne comprend pas vraiment ce qu'est un vrai philosophe. (43) Et quelques lignes plus loin, c'est l'Étranger lui-même qui entretient l'ambiguïté lorsque Socrate lui demande s'il préfère procéder par questions et réponses ou par un discours continu, et qu'il répond qu'à moins d'avoir un interlocuteur « qui ne cause pas de tracas et docile », il préfère le monologue, avant d'accepter la forme dialoguée et d'accéder à la suggestion de Socrate de chosir Théétète comme interlocuteur. (44)
À travers cette mise en scène, Platon veut nous faire réfléchir à nouveaux frais sur ce qui compte vraiment à propos de Socrate. Est-ce la ressemblance physique, c'est-à-dire, transposé au plan des logoi, la littéralité de ses propos, ou est-ce la ressemblance « logique », matérialisée ici par la similitude des noms, c'est-à-dire le sens des propos qu'on lui prête, ou qu'on prête à un autre personnage menant la discussion dans le même esprit que lui. Pour devenir un nouveau Socrate, faut-il chercher à lui ressembler physiquement, comme c'est le cas pour Théétète, ou faut-il faire de « Socrate », compris comme veut nous le faire comprendre Platon, un synonyme de « philosophe » et chercher à lui ressembler par le « nom », comme son jeune homonyme du Politique ? Et finalement, le dialogue promis par Socrate en Politique, 257d1-258a6 entre lui et son jeune homonyme sur le philosophe, après un dialogue sur le sophiste entre l'Étranger et Théétète, puis un dialogue sur le politique entre l'Étranger et le jeune Socrate, mais jamais écrit par Platon, ne serait-il pas tout simplement le dialogue entre le Socrate que met en scène Platon dans l'ensemble de ses dialogues et le lecteur de ceux-ci destiné à devenir un nouveau Socrate, c'est-à-dire un philosophe selon le cœur de Platon, qui voyait en Socrate, comme il nous le dit à la fin du Phédon, (45) « l'homme, de ceux dont nous avons eu en ce temps l'expérience, le meilleur et autrement dit, le plus sensé et le plus juste » (andros [...] tôn tote hôn epeirathèmen aristou kai allôs phronimôtatou kai dikaiotatou, Phédon, 118a15-17) : « le plus sensé » (phronimotatos) et non pas le plus sage ou le plus savant, justement parce qu'il savait au mieux tirer parti du logos qui le spécifiait en tant qu'homme en en connaissant les limites, et « le plus juste » (dikaiotatos), de la justice qu'il cherchait à nous faire découvrir dans la République, qui est l'idea(l) de l'homme incarné, harmonie intérieure d'une âme tripartite dont l'unité n'est pas donnée à l'avance sous la direction (et non pas pour le bénéfice exclusif) de la raison comme fondement de l'harmonie sociale dans sa vie de « citoyen ».
[vers la section précédente]
[128e]...
« Certes, je l'admets », déclara Socrate,
« et je veux bien croire qu'il en va comme tu dis. (46)
Mais dis-moi encore ceci : n'as-tu pas coutume de penser qu'il est, en
tant que tel, [129a]
un eidos de l'identité (47)
et, par rapport à celui-ci, encore un autre, contraire, qui est différent ? (48) Que
d'autre part, de ceux-ci qui sont deux, et moi et toi et les autres [choses]
que nous appelons bel et bien nombreuses (49),
nous recevons notre part ? (50)
Et que celles d'une part qui reçoivent leur part d'identité deviennent
identiques par elle et à proportion de la part qu'elles reçoivent,
celles d'autre part [qui reçoivent leur part] de différence (51),
différentes, celles enfin [qui reçoivent leur part] des
deux à la fois, les deux ? Et si donc toutes reçoivent leur
part à la fois des deux qui sont contraires, et qu'elles sont, par le
fait d'avoir part aux deux (52),
à la fois identiques et différentes elles-mêmes [129b]
par rapport à elles (53),
quoi d'étonnant ? (54)
Si en effet d'un côté, les identiques elles-mêmes, quelqu'un
les montrait devenus différentes ou les différentes identiques (55),
j'estime que ce serait un prodige (56) ;
si par contre celles qui ont part (57)
à ces deux-là à la fois, il les montre affectées
des deux à la fois, il n'y a rien là pour moi, Zénon, qui
paraisse déplacé (58),
pas plus certes que si quelqu'un les montre toutes unes par le fait d'avoir
part à l'un et ces mêmes, nombreuses par le fait d'avoir part par
ailleurs à la multitude. (59)
Mais si ce qu'est « un » (60),
cela même il le démontre (61)
nombreux et par ailleurs les nombreux maintenant [129c]
un, c'est alors que je m'étonnerai. Et pour tout le reste pareillement :
si d'une part les genè et les eidè (62)
eux-mêmes, il les montrait en eux-mêmes affectés de ces affections (63)
contraires, cela vaudrait la peine de s'étonner ; si par contre
moi, quelqu'un démontrait que je suis un et nombreux, quoi d'étonnant,
qu'il dise, quand d'une part il veut me montrer nombreux, qu'autres d'une part
sont mes [parties] sur la droite (64),
autres d'autre part celles sur la gauche, et autres d'une part celles de devant,
autres d'autre part celles de derrière, et haut et bas pareillement ?
A la multitude en effet, à mon avis, j'ai part. Quand d'autre part [il
veut me montrer] un, il dira que [129d],
des sept que nous sommes, un est l'homme que je suis, ayant aussi part à
l'un, de sorte qu'il montre vrai les deux. Si donc d'aventure quelqu'un entreprenait
de montrer de telles choses à la fois nombreuses et une, ce sont pierres
et morceaux de bois et ces sortes de choses que nous déclarerions qu'il
a démontrées nombreuses et unes, et non pas l'un nombreux ni les
nombreux un, ni qu'il dit quelque chose d'étonnant, mais tout simplement
des choses sur lesquelles tous nous aurions un discours identique (65) ;
que par contre quelqu'un, des choses dont à l'instant je parlais (66),
premièrement sépare distinctement les eidè en
tant que tels (67),
comme identité et différence et multitude [129e]
et l'un et repos et mouvement et toutes ces sortes de choses (68),
ensuite les montre capables en eux-mêmes de se mélanger ensemble
et de se diviser (69),
je l'admirerais pour ma part », déclara-t-il, « plein
d'étonnement (70),
Zénon. Cela, certes, c'est tout à fait virilement (71),
je pense, que tu en as fait ton affaire (72) ;
néanmoins, combien plus encore, comme je viens de le dire, admirerais-je
quelqu'un qui ferait serpenter cette même impasse (73)
dans les eidesi eux-mêmes [130a]
de mille manières, comme vous l'avez parcourue de bout en bout dans les
[choses] vues, pour la montrer telle dans celles
saisies par le raisonnement. » (74)
De ce que disait alors Socrate, déclara Pythodore, lui-même pensait
que de chaque [parole], Parménide et Zénon seraient accablés,
alors qu'eux y appliquaient totalement leur esprit (75)
et, se regardant souvent l'un l'autre, souriaient tant ils admiraient Socrate.
C'est donc précisément pour cela que, celui-ci ayant terminé,
parla Parménide. « Socrate », déclara-t-il,
« qu'il est approprié[130b]
d'admirer cette ardeur envers les discours ! (76)
Et dis-moi : toi-même, as-tu séparé, ainsi que tu le
dis, distinctement d'un côté certains eidè eux-mêmes,
distinctement de l'autre les choses qui au contraire y ont part ? (77)
Et est-ce que te semble être quelque chose (78)
l'identité elle-même distincte de l'identité que nous avons
en nous, et aussi un et nombreux et toutes ces [choses] que, tout à
l'heure, tu as entendues de Zénon ? » (79)
« A moi, certes », déclara Socrate.
« Et aussi les [choses] telles que ça »,
dit Parménide, « par exemple, de juste, un certain eidos
en tant que tel, et de beau et bon et encore de toutes les [choses]
pareilles ? » (80)
« Oui », déclara-t-il.
[130c]
« Quoi encore ? Un eidos d'homme distinct de nous et
de tous ceux qui sont tels que nous sommes, un certain eidos même
d'homme ou de feu ou encore d'eau ? » (81)
« C'est dans une impasse », déclara-t-il, « que
bien des fois déjà, Parménide, à propos de ces [choses],
je me suis retrouvé. Lequel des deux faut-il déclarer ? Comme
à propos de celles-là ou autrement ? »
« Et encore de ces [choses], Socrate, qui peuvent aussi
sembler être ridicules, comme chevelure et boue et crasse ou quelque autre
encore plus dépourvue de valeur et vulgaire. (82)
Es-tu dans l'impasse (83)
[sur la question de savoir] s'il faut déclarer aussi que de
chacune d'elles, [130d]
il est un eidos distinct, qui est autre une fois encore que ceux que
nous, nous touchons de nos mains, (84)
ou bien pas ? »
« Nullement », déclara Socrate. « Mais
pour sûr, celles-là qu'en effet nous voyons, (85)
celles-là aussi sont. (86)
Un eidos cependant, d'elles, penser qu'il en soit un, ne serait-ce
pas tout à fait déplacé ? (87)
Déjà pourtant dans le passé cela m'a aussi troublé :
quelque chose ne serait-il pas pour toutes [choses] le même ? (88)
Et puis, chaque fois que je m'y arrête, je pars en fuyant, craignant qu'un
de ces jours, en tombant dans quelque abîme de niaiserie, je ne me perde.
Eh bien ! étant donc revenu là, vers celles dont nous avons
dit à l'instant qu'elles ont des eidè, je passe mon temps
à m'occuper d'elles. »
[130e]
« C'est que tu es encore jeune », déclara Parménide,
« Socrate, et la philosophie ne s'est pas encore saisie de toi comme
elle s'en saisira un jour, selon mon opinion, lorsque tu ne mépriseras
aucune d'elles. Mais maintenant, tu as encore les yeux rivés sur les
opinions des hommes du fait de ton âge. (89)
Mais dis-moi donc ceci : tu es d'opinion, à ce que tu déclares,
qu'il est de certains eidè, dont ces autres, en en recevant
leur part (90), tiennent
leurs surnoms, (91)
comme, [131a]
en recevant leur part d'identité, de devenir identiques, ou de grandeur,
grandes, ou de beauté et de justice, justes et belles ? » (92)
« Tout à fait », déclara Socrate.
« Eh bien alors c'est ou bien de tout l'eidous ou d'une
partie que chacun de ceux qui reçoivent leur part reçoivent leur
part. Ou y aurait-il quelque autre prise de participation (93)
distincte (94) de
celles-ci ? »
« Et comment cela se pourrait-il ? » dit-il.
« Entre les deux donc, te semble-t-il que tout l'eidos soit
en chacune des nombreuses [choses] en étant un, ou quoi ? »
« Qu'est-ce qui en effet empêche », déclara
Socrate, « Parménide, qu'il soit un ? »
[131b]
« C'est donc étant un et le même qu'en de nombreuses
[choses] qui sont distinctes, tout entier en même temps il sera
présent, et ainsi, il serait lui-même distinct de lui-même ! »
« Peut-être pas, si du moins », déclara-t-il,
« il en était comme du jour (95) :
étant un et le même, il est en même temps en beaucoup d'endroits
et n'en est pas pour autant lui-même distinct de lui-même. Et si
pareillement chacun des eidôn, un en toutes [choses]
en même temps était le même ? »
« C'est plaisamment en vérité », déclara-t-il,
« Socrate, que tu fais un le même en même temps en beaucoup
d'endroits, comme si, ayant déployé un voile sur beaucoup d'hommes,
tu le déclarais être un tout un sur beaucoup ! (96)
Ou n'est-ce pas quelque chose comme ça que tu veux dire ? »
[131c]
« Peut-être », déclara-t-il.
« Est-ce que, dans ces conditions, tout le voile serait sur chacun,
ou un partie différente de lui sur une [personne] différente ? »
« Une partie. »
« Partagées, par conséquent », déclara-t-il,
« Socrate, sont les eidè eux-mêmes, et les
[choses] y ayant part (97)
auraient part à une partie d'eux, et ce n'est plus tout, mais une partie
de chacun qui serait en chaque [choses]. »
« Il paraît bien en être ainsi. »
« Est-ce que, dans ces conditions, tu consentiras, Socrate, à
déclarer que l'unité de l'eidos est à la vérité
partagée par nous, et qu'elle sera encore une ? » (98)
« Nullement », dit-il.
« Vois en effet », déclara-t-il. « Si
tu partageais la grandeur elle-même et que chacune [131d]
des nombreuses grandes [choses], c'est par une partie de la grandeur
plus petite que la grandeur elle-même qu'elle était grande, est-ce
que cela ne paraîtrait pas irrationnel ? » (99)
« Tout à fait ! », déclara-t-il.
« Mais quoi ? De l'égalité, chaque [chose]
recevant une petite partie, quelque chose obtiendra par ce qui est plus petit
que l'égalité elle-même de posséder l'égalité
avec ce à quoi il sera [égal] ? » (100)
« Impossible. »
« Mais que du petit, l'un d'entre nous possède une partie ;
eh bien, par rapport à celle-là même, le petit sera plus
grand, attendu que c'est une partie de lui, et ainsi maintenant, le petit lui-même
sera plus grand ; par contre, ce à quoi serait ajouté ce
qui [131e]
a été séparé, cela serait plus petit et non pas
plus grand qu'avant ! »
« Ce la ne saurait se produire », déclara-t-il,
« pour sûr ! »
« De quelle manière donc », dit-il, « des
eidôn, selon toi, les autres [choses] recevront-elles
leur part, ne pouvant la recevoir ni selon la partie, ni selon le tout ? »
« Non certes, par Zeus », déclara-t-il, « il
ne me paraît pas être facile de définir cela en quelque
manière que ce soit ! » (101)
« Mais quoi encore ? Vis-à-vis de ceci, comment le comprends-tu ? » (102)« Quoi
donc ? »
[132a]
« Je pense que c'est pour ce que voici que tu penses qu'est un chaque
eidos : lorsqu'un certain nombre [d'êtres] te semblent
grands, une certaine idea une semble probablement être la même
lorsqu'on les regarde tous (103),
d'où vient que tu crois que le grand est un. » (104)
« Tu dis vrai », déclara-t-il.
« Mais quoi ? Le grand lui-même et les autres
grands, si de la même manière, avec l'âme, tu les regardes
tous (105), à
nouveau quelque grand un ne paraîtra-t-il pas par quoi tous ceux-ci paraîtront
nécessairement grands ? »
« Il semble. »
« Donc un autre eidos de grandeur apparaîtra, engendré
à côté de la grandeur elle-même et des [choses]
y ayant part ; et par dessus toutes celles-là à nouveau [132b]
un autre, par quoi toutes celles-là seront grandes ; et maintenant,
ce n'est plus un que sera pour toi chacun des eidôn, mais infinies
dans leur multitude. » (106)
« A moins, Parménide », déclara Socrate,
« que chacun de ces eidôn ne soit une pensée (107),
et que nulle part il ne lui convienne de se produire ailleurs que dans les âmes (108) ;
car ainsi chacun serait bien un et ne souffrirait plus ce qui vient d'être
dit. »
« Eh bien quoi ? » déclara-t-il, « une
est chacune de ces pensées, mais pensée de rien ? »
« Mais c'est impossible ! » dit-il.
« Mais alors, de quelque chose ? »
« Oui. »
[132c]
« Qui est ou qui n'est pas ? »
« Qui est. »
« Ne serait-ce pas de quelque [chose d']un, que cette pensée
pense comme survenant sur tout cela, étant une certaine idean
une ? »
« Oui. »
« Eh bien alors l'eidos ne serait-il pas cela même
qui est pensé être un, étant toujours le même sur
toutes [choses] ?
« Cela semble encore une fois nécessaire. »
« Mais quoi encore ? » dit Parménide, « n'est-il
pas nécessaire que ces autres choses que tu déclares avoir part
aux eidôn, ou te semblent chacune être faites de pensées
et toutes penser, ou, étant des pensées, être sans pensées. » (109)
« Mais cela non plus », déclara-t-il, « n'a
pas de sens. (110)
Mais, Parménide, [132d]
voilà ce qui au plus haut point, à moi du moins, apparaît
clairement comme [la position] à avoir : (111)
que d'une part ces eidè se tiennent comme modèles dans
la nature, (112) que
d'autre part les autres [choses] leur ressemblent et en sont des copies, (113)
et cette participation par les autres [choses] aux eidôn
en arrive à n'être pas autre chose que d'être faits à
leur ressemblance. » (114)
« Si donc quelque chose », déclara-t-il, « ressemble
à l'eidei, est-il possible que cet eidos-là
ne soit pas identique à ce qui est fait à sa ressemblance, selon
ce en quoi il lui est rendu identique ? Ou bien est-il quelque artifice
par lequel l'identique n'est pas identique à l'identique ? »
« Il n'en est pas. »
« Mais l'identique à l'identique, n'est-ce donc pas une impérieuse
nécessité qu'à un eidous [132e]
lui-même un, il ait part ? »
« Une nécessité. »
« Mais ce à quoi les identiques ont part pour qu'ils soient
identiques, ne serait-il pas cet eidos-là lui-même ? »
« Eh bien oui, tout à fait ! »
« Et donc il n'est pas possible que quelque chose soit identique
à l'eidei ou l'eidos à autre chose ! Sinon
en effet, à côté de l'eidos, toujours un autre
eidos apparaîtra à nouveau, [133a]
et à supposer que celui-là lui soit identique, un autre à
nouveau, et jamais ne cessera de toujours naître un nouvel eidos,
si l'eidos devient identique à ce qui a part à lui-même. » (115)
« Tu dis des [choses] on ne peut plus vraies. » (116)
« Ce n'est donc pas par l'identité que les autres [choses]
reçoivent leur part des eidôn, (117)
et il faut chercher quelque chose d'autre par quoi elles reçoivent leur
part. »
« Il semble. » (118)
« Vois donc », déclara-t-il, « Socrate,
quelle impasse c'est si l'on définit en tant qu'eidè
des étants en tant que tels ! » (119)
« Et comment ! »
[vers la section suivante]
(1) Sur les principes qui ont présidé à cette traduction, les raisons qui m'ont conduit à ne pas traduire les mots grecs eidos, idea et genos, les textes grecs que j'ai utilisé et les traductions antérieures que j'ai consultées, voir l'introduction aux extraits traduits du Parménide. (<==)
(2) Certte information est confirmée par Xénphon en Hélléniques, II, 3, 2., où un Aristote figure en effet dans la liste des Trente qu'il fournit. (<==)
(3) Eidos (pluriel eidè) et genos (pluriel genè) sont deux mots de sens voisin dans leurs significations dérivées, traduits dans un contexte aristotélicien respectivement par « espèces » et « genres ». Eidos, tout comme idea (pluriel ideai) introduit par Parménide, renvoie au sens premier à l'apparence pour la vue et genos à la naissance, c'est-à-dire à l'origine biologique. Les trois renvoient donc à différentes sources de similitudes pouvant justifier qu'on donne un même nom à des « choses » différentes. (<==)
(4) L'image de la « semence » est suggérée par l'emploi du mot phutourgos (« jardinier / planteur ») en République X, 597d5, et celle de « lois » (de la nature) par l'emploi du mot basileus (« roi ») en République X, 597e7. Par contre, l'image du modèle imité par l'artiste est implicitement récusée par le fait que toute cette discussion sur les trois sortes de lits prend place dans une discussion plus générale dont l'objectif est de définir ce qu'est l'imitation (mimèsis) et que, si Socrate parle bien d'imitation pour le cas du peintre réalisant une image de lit sur son tableau, il n'en parle jamais pour l'artisan fabriquant un lit en fixant son regard (celui de son esprit) sur l'idea de lit. (<==)
(5) Il s'agit de la trilogie Théétète / Sophiste / Politique, à laquelle le Parménide sert de prélude, l'ensemble constituant la sixième tétralogie. (<==)
(6) Le Parménide que met en scène Platon dans le dialogue qui porte son nom n'est peut-être pas le Parménide historique sur ces points-là, car les mots eidos et idea n'apparaissent nulle part dans les fragments qui nous restent de l'ouvrage de Parménide. Si l'on admet ce que je cherche à suggérer ici, à savoir, que le choix d'un homonyme de l'Aristote philosophe dans le Parménide est une manière de lui faire comprendre que ce dialogue s'adresse tout particulièrement à lui pour tenter de lui faire comprendre ce qu'il semble ne pas avoir compris jusque-là sur la place respective de la logique et de la dialektikè telle que la comprend Platon, il y a peut-être là de sa part une autre leçon à son collègue : Aristote avait pour habitude de reformuler les thèses de ses prédécesseurs en faisant pour cela usage de son propre vocabulaire, là où Platon était maître dans l'art de faire « imploser » les thèses qu'il combattait en pointant sur les contradictions auxquelles elles menaient quand on prenait les mots dans le sens que leur donnait leur auteur. Si effectivement les mots eidos et idea ne faisaient pas partie du vocabulaire de Parménide, le message implicite de Platon à Aristote serait ici : « Il ne suffit pas de remplacer des mots de l'auteur d'une thèse que tu examines par tes propres mots pour la rendre valide ou au contraire la prouver fausse ; il faut chercher à comprendre les mots de l'auteur dans le sens qu'il leur donne à partir des relations qu'il établit entre eux afin de mettre en évidence les éventuelles incohérences à quoi cela conduit ». (<==)
(7) Voir, sur l'opinion qu'avait le Socrate de Platon de Parménide et les difficultés qu'il disait avoir avec ses thèses, Théétète, 180d7-e4 et 183e3-184a3, qui contient une allusion au Parménide. (<==)
(8) On s'interroge en effet pour savoir si une rencontre entre Parménide et un Socrate, même jeune, était historiquement possible, tant nos informations sur la vie de Parménide, et en particulier sur ses dates de naissance et de mort, sont fragmentaires, et en plus polluée justement par le dialogue de Platon qui les met en présence et sert depuis l'antiquité comme l'une des principales sources pour établir cette chronologie ! (<==)
(9) C'est, avec l'utilisation de la lumière du bon, qui y est qualifiée de « principe (directeur) [qui n'est] soutien de rien » (archè anupothetos, 510b6-7), ce qui caractérise, dans l'analogie de la ligne, la démarche associée au second sous-segment du perçu par l'intelligence, que Socrate décrit ainsi : « se faisant avec les eidè eux-mêmes le plan de marche à travers eux » en 510b8-9 et « avec les eidè eux-mêmes à travers eux et en eux, [on] finisse aussi dans des eidè » en 511c1-2. (<==)
(10) Hôi archè men ho mè oide, teleutè de kai ta metaxu ex hou mè oiden sumpeplektai, tis mèchanè tèn toiautèn homologian pote epistèmèn genesthai; (République VII, 533c3-5). (<==)
(11) Les autres dialogues présentant cette même structure sont le Banquet, le Phédon et le Théétète. (<==)
(12) Clazomènes est une ville de la province d'Ionie en Asie mineure proche de Smyrne (l'actuelle ville d'Izmir en Turquie) et patrie d'Anaxagore, philosophe qui fut cause d'une grande déception de Socrate qu'il nous raconte dans le Phédon (cf. Phédon, 97b8, sq.). (<==)
(13) Ce Céphale est un personnage historique, riche métèque (au sens grec du mot, c'est-à-dire résident non esclave d'Athènes n'y étant pas né et n'étant donc pas citoyen athénien) originaire de Syracuse et établi à Athènes où il fit fortune dans le commerce d'armes. C'est le père de l'orateur Lysias (par lequel il nous est connu) et de Polémarque, autre interlocuteur de Socrate dans le livre I de la République. (<==)
(14) En présentant les personnes qui l'accompagnent comme ses concitoyens (politai en 126b8), il confirme que Clazomènes est bien sa cité d'origine et il nous laisse entendre qu'il ne vient qu'occasionnellement à Athènes, alors que le Céphale de la République, originaire de Syracuse, y réside. (<==)
(15) Au début du Sophiste, Théodore de Cyrène introduit un nouveau venu par rapport à la conversation de la veille relatée dans le Théétète, dont le Sophiste est la suite annoncée à la fin de ce dialogue, l'Étranger d'Élée, en le présentant pratiquement dans les mêmes termes, le qualifiant de mala andra philosophon (« homme tout à fait philosophe », Sophiste, 216a4). (<==)
(16) Le nom même d'Antiphon interroge : il dérive du verbe antiphônein, qui signifie étymologiquement « faire entendre un son de voix (phônein) en face de / en opposition avec / en retour / semblable à (anti) », ce qui conduit au sens usuel de « répondre », tout comme antiphônos, qui signifie « qui résonne en réponse / en accord avec », en particulier au sens musical. Mais cette idée de produire un son en retour évoque aussi l'écho, image qui vient spontanément à l'esprit quand il est question de quelqu'un qu reproduit, ou prétend reproduire, mot à mot un discours appris par cœur. Bref, cet Antiphon comprend-il ce qu'il recrache verbatim ou n'est-il qu'une chambre d'écho guère différente d'un magnétophone ? (<==)
(17) Le nom « Pythodore » signifie « don de la Pythie », et renvoie donc à la Pythie, une prophétesse d'Apollon qu'on venait consulter à Delphes de tous les coins du monde Grec et dont parle Socrate dans l'Apologie lorsqu'il évoque la visite que lui fit son ami d'enfance Chéréphon, auquel elle déclara qu'il n'y avait personne de plus sage / savant (sophôteron) que Socrate (Apologie, 20e6, sq.). Dans le Sophiste, le personnage qui introduit l'Étranger d'Élée qui va prendre le relais de Socrate comme meneur de jeu dans le dialogue s'appelle Theodore, qui signifie « don de dieu ». Dans un cas (Pythodore, rapporteur du dialogue entre Socrate encore très jeune et Parménide que récite Antiphon-écho), le don passe par une intermédiaire humaine (la Pythie), dans l'autre (Théodore, introducteur de celui qui va commettre le « parricide » libérateur de Parménide), le don vient directement d'un dieu. (<==)
(18) Zénon, tout comme son maître Parménide, était originaire d'Élée, une colonie grecque du sud de l'Italie (donc à l'opposé de Clazomènes par rapport à Athènes). Il faisait partie des philosophes dits « éléatique », qu'on oppose aux philosophes ioniens, dont fait partie Anaxagore, qui étaient plus intéressés par l'étude de la nature que par les problèmes de logique pure auxquels s'intéressait un Zénon d'Élée. Céphale et ses compagnons « tout à fait philosophes » sont donc des Ioniens qui semblent plus intéressés par la philosophie éléatique que par la philosophie de chez eux. (<==)
(19) On peut aussi donner une signification « analogique » à cette remarque si l'on se souvient de l'image de l'âme comme char ailé tiré par deux chevaux représentant les deux parties « mortelles » de l'âme, le thumos (« amour-propre ») et les epithumiai (« désirs ») que donne Socrate dans le Phèdre (Phèdre, 246a6-b4) et que j'ai évoquée un peu plus haut : Antiphon, au lieu de cultiver la philosophie comme moyen de « dresser » les deux « chevaux » de son âme, s'est tourné vers le dressage de chevaux bien matériels qui lui sont « étrangers », qui ne font pas partie de sa véritable ousia (« étance »), mais seulement de son ousia (« fortune / biens ») matérielle, qui sont des prolongements de son corps matériel, pas des parties de son âme. (<==)
(20) Non seulement on peut douter de la capacité d'un adolescent à mémoriser un dialogue aussi aride même si, à cette époque, la mémoire était plus sollicitée dans l'éducation, puisqu'on apprenait à lire en apprenant par cœur des passages entiers d'Homère et des poètes anciens, et donc sans doute mieux exercée et plus fiable, mais ce faisant, on se focalise sur la fidélité et la fiabilité de la mémoire d'Antiphon qui, « ayant de multiples fois entendu de Pythodore les paroles qui furent échangées jadis par Socrate, Zénon et Parménide, en garde le souvenir » (126c1-3), parce que, précise son frère Adimante, « lorsqu'il était adolescent, il s'y appliqua du mieux qu'il put » (126c6-7), mais on laisse complètement de côté la question de la fiabilité de la mémoire de Pythodore, dont Antiphon a mémorisé le récit, alors que, si Pythodore fut bien le témoin direct de ces échanges, puisqu'ils se passaient chez lui en sa présence, il n'en fit le récit réitéré à Antiphon que bien des années plus tard, puisque la conversation eut lieu quand Socrate, né en 469 avant J.-C., était très jeune et qu'Antiphon, né vers 422 avant J.-C., avait donc près de cinquante ans de moins que lui si bien que, même s'il a commencé à s'intéresser à cette conversation et à se la faire raconter par Pythodore quand il était plus jeune que Socrate lorsqu'elle est censée avoir eu lieu, cet écart ne peut être que de quelques années, ce qui laisse encore plus de quarante ans entre le moment où elle aurait eu lieu et le moment ou Pyrthodore a pu commencer à la raconter à Antiphon. Bref, Platon attire notre attention sur la mémoire d'Antiphon mais ne nous dit rien de la fiabilité des souvenirs de Pythodore ! Ce n'est finalement que la rigueur des raisonnements de Parménide dans le « jeu laborieux » qui nous fait penser qu'Antiphon n'a pas pu inventer tout ça. Mais en fin de compte, ce que nous lisons, c'est un ouvrage de Platon, qui n'était ni journaliste, ni historien, mais philosophe et pédagogue, et la rigueur que nous voyons dans ces raisonnements est celle de Platon !... (<==)
(21) Il fallait attendre le retour de l'expédition annuelle envoyée par Athènes au temple d'Apollon à Délos, la cité ne devant pas se souiller par des exécutions capitales entre le jour de son départ et le jour de son retour à Athènes. (<==)
(22) Certes, Euclide est mentionné comme présent dans la cellule de Socrate à son dernier jour en Phédon, 59c2, mais parmi beaucoup d'autres et comme auditeur muet, et il n'est pas question dans la discussion relatée dans ce dialogue d'une rencontre entre Socrate et Théétète. Certes, Euclide avait pu rencontrer Socrate auparavant dans sa prison, mais s'il y avait autant de monde à chaque fois, cela ne se prêtait pas trop à des demandes de précisions ponctuelles sur des parties d'une conversation que Socrate aurait racontée auparavant à Euclide. Et justement, en Phédon, 59c8-d7, Phédon explique que, depuis que Socrate était en prison, tous le groupe mentionné auparavant comme ayant assisté à sa mort passait ses journées avec lui dans sa prison quand elle était ouverte. Et de plus, en Phédon, 59c2, Platon mentionne dans un seul souffle Euclide et Terpsion. Or, dans le Théétète, Terpsion, qui est l'interloccuteur d'Euclide dans le prologue, semble tout ignorer de la conversation entre Socrate et Théétète (cf. Théétète, 142d4-5), ce qui ne serait pas le cas si, comme le laisse entendre Phédon, il faisait lui aussi partie du groupe qui passait ses journées dans la prison de Socrate et si c'est à ces occasions qu'Euclide se serait fait donner des précisions sur ce dialogue par Socrate. (<==)
(23) « Il admira fort sa nature » (panu agasthènai autou tèn phusin, Théétète, 142c7-8). Le compliment est une opinion qu'Euclide prête à Socrate (« il admira... ») et, de plus, il est ambigü du fait de la multiplicité des sens possibles de phusis, qui peut aussi bien vouloir dire « nature du corps, forme, traits, taille, attitude » que « nature de l'esprit ou de l'âme, caractère, naturel » ou encore « dispositions naturelles », surtout quand on sait qu'un peu plus loin, Euclide fait dire à Théodore s'adressant à Socrate que Théétète lui ressemble physiquement (Théétète, 143e8). (<==)
(24) « Faisant preuve de sagesse en ne croyant pas savoir les [choses] que tu ne sais pas » (sôphronôs ouk oiomenos eidenai ha mè oistha) : cette conclusion concernant Théétète rappelle ce que dit Socrate à propos de lui-même en Apologie, 21d2-8 dans le cadre de son récit de l'enquête qu'il dit avoir menée pour essayer de comprendre l'oracle de la Pythie le concernant rapporté par Chéréphon selon lequel il n'y avait personne de plus sage / savant (sophôteron) que Socrate (cf. note 17), qui se termine sur ces mots : « les [choses] que je ne sais pas, je ne crois pas non plus les savoir » (ha mè oida oude oiomai eidenai). (<==)
(25) Certains commentateurs étalent des trésors d'érudition et dépensent une somme considérable d'énergie à jouer des historiens pour fixer cette date dramatique, et les mêmes ou d'autres tout autant, sinon plus, d'énergie pour fixer la date de composition, qui est déterminante pour ceux qui croient que les dialogues permettent de retracer l'évolution intellectuelle de Platon et de ses thèses, mais qui n'a plus aucun intérêt dans mon hypothèse selon laquelle les dialogues ont été pensés dès le départ selon des considératios pédagogiques par un Platon âgé dont les thèses n'ont pas changé tout au long de leur écriture, dans un ordre qui importait peu dès lors qu'ils obéissaient à un plan d'ensemble donné au départ. Quant à la date dramatique, elle n'aurait d'intérêt que si les dialogues étaient des « reportages » sur des conversations de Socrate ayant réellement eu lieu, ce qui, comme la suite va le confirmer, n'est pas le cas. Il semble d'ailleurs contradictoire de s'intéresser à la fois à la date dramatique et à la date de composition d'un dialogue car, si la date de composition est importante pour pouvoir suivre l'évolution de la pensée de Platon, cela revient à admettre implicitement qu'il ne rend pas compte de manière fidèle de conversations réelles de Socrate, mais ne fait que mettre dans sa bouche des propos traduisant l'état actuel de sa réflexion, à lui, Platon, et non la pensée de Socrate. Quant à la date dramatique, elle n'aurait d'intérêt pour celui qui s'y intéresse que s'il supposait une évolution dans la pensée de Socrate que Platon aurait voulu rendre sensible en restituant le plus fidèlement possible les propos de Socrate, ce qui est incompatible avec l'hypothèse que les dialogues permettent de suivre l'évolution intellectuelle de Platon. Reste qu'il s'agisse seulement de faire étalage d'érudition, sans se préoccuper de la cohérence de ces recherches avec les hypothèses d'interprétation retenues ni de l'intérêt de telles recherches pour la compréhension des dialogues.
Comme pour tout le reste, lorsque Platon donne une information
« chronologique », ce n'est pas pour nous aider à fixer la date d'une conversation qui n'a jamais eu lieu dans la vraie vie, mais parce que l'information peut avoir une certaine valeur par rapport à ses objectifs pédagogiques et philosophiques. Prenons un exemple dans la République : dès les premiers mots, Platon nous fait comprendre que la discussion que Socrate va raconter a eu lieu le jour où Athènes célébrait pour la première fois au Pyrée, le port d'Athènes où résidait une large population d'esclaves thraces, une nouvelle fête en l'honneur d'une déesse Thrace, donc introduisait le culte d'une divinité nouvelle pour Athènes, que la suite identifiera comme étant Bendis (cf. République, I, 354a10-11, ou Thrasymaque prétend avoir servi à Socrate un « festin à l'occasion des Bendidies », nom de la fête de Bendis) ; il ne nous donne pas cette information pour nous permettre de retrouver la date à laquelle aurait pris place cette discussion qui n'a jamais eu lieu telle qu'il la fait raconter par son Socrate, information qui n'a aucun intérêt par rapport aux objectifs pédagogiques et philosophiques du dialogue, qui est une réflexion sur la justice comme idée / idéal de l'homme incarné, mais pour mettre en scène un Socrate condamné à mort pour avoir, selon l'accusation, introduit de nouveaux dieux dans la cité et corrompu la jeunesse, dans une situation où c'est lui, Socrate, qui, loin de les corrompre, empêche des jeunes d'aller se saouler et se livrer à la débauche à l'occasion de l'introduction par la cité d'une nouvelle fête en l'honneur d'une déesse étrangère, en discutant avec eux de la justice et de la cité idéale, c'est-à-dire une sorte de plaidoirie par l'exemple qu'aurait pu faire Socrate, s'il en avait eu le temps, pour montrer aux juges lors de son procès l'inanité de l'accusation portée contre lui (« c'est moi, Socrate, qui cherche à protéger les jeunes de la débauche et c'est vous, Athéniens, qui introduisez de nouveaux dieux dans la cité ! »).
Il en va de même pour les personnages mis en scène par Platon dans ses dialogues. S'il est évident que certains sont historiques, en particulier les penseurs comme Parménide, Protagoras ou Gorgias, dont il fait combattre les thèses par son Socrate, des hommes politiques célèbres comme Alcibiade, Nicias ou Lachès, ou les membres de sa famille qu'il fait intervenir
dans ses dialogues, ce serait une erreur de poser comme hypothèse qu'il ne met en scène que des personnages historiques. Et quand il invente des personnages, il faut toujours être attentif au nom qu'il leur donne, qui a souvent plus à nous dire que ce qu'on pourrait trouver à grand renfort d'érudition à partir de recherches sur des personnages plus ou moins connus ayant porté ce nom pour essayer d'en faire des personnages « historiques ». On en a vu un exemple avec le Céphale de Clazomènes du Parménide, qui nous conduit à penser que, même quand il choisit de mettre en scène des personnages historiques moins connus et qui ne sont pas des penseurs dont il s'agit de critiquer les thèses, leur nom, en tant que signifiant, peut, là aussi, avoir contribué au choix de les faire intervenir, comme le montre le cas du Céphale père de Lysias et hôte de Socrate dans la République, que j'ai aussi évoqué plus haut. (<==)
(26) Cf. DL, Vies, II, 47. Eschine est mentionné par Platon en Apologie, 33e2, comme un de ceux qui assistaient au procès de Socrate, et en Phédon, 59b8 comme un de ceux qui étaient présents dans sa prison et assistèrent à sa mort. (<==)
(27) Panétios est un philosophe stoïcien du second siècle avant J.-C., né en 185 avant J.-C. à Rhodes, soit un peu plus de deux siècles après la mort de Socrate. (<==)
(28) Certes, Xénophon n'était pas à Athènes lors du procès et de la mort de Socrate et il base son Apologie sur le récit que lui en a fait Hermogène, qui fait partie des personnes mentionnées par Platon comme ayant assisté à la mort de Socrate (cf. Phédon, 59b7) et est un des interlocuteurs de Socrate dans le Cratyle. Mais, même s'il écrit en Apologie, 22 qu'il « ne [s'est] pas astreint à relater tout [ce qui s'est passé] lors du procès », il n'en reste pas moins qu'il reproduit en style direct certains des propos qu'aurait tenu Socrate lors de son procès, tels que les lui aurait rapportés Hermogène, laissant donc entendre que ces propos-là, s'ils n'étaient pas la totalité de la plaidoirie de Socrate, en faisaient partie. (<==)
(29) Notons que l'Apologie de Platon nous présente en style direct et sans la moindre contextualisation, trois discours que nous, lecteurs, supposons être les trois discours prononcés par Socrate lors de son procès (plaidoirie, proposition de peine, discours après le verdict) à partir de leur contenu : on apprend en 18b7 seulement, soit plus d'une page après le début du texte, que c'est Socrate qui parle, lorsqu'il commence à faire référence en se nommant au Socrate qu'avait mis en scène Aristophane dans les Nuées, et on déduit des propos tenus, des références à une accusation et des mentions des juges auxquels il s'adresse qu'il pourrait s'agir des discours tenus par Socrate lors de son procès, mais Platon ne le dit nulle part et c'est donc bien nous, lecteurs, qui supposons que c'est la transcription littérale de ce qu'aurait dit Socrate à son procès, et non pas une simple suggestion par Platon de ce qu'il aurait pu y dire, s'appuyant en partie seulement sur certains des propos qu'il y avait tenu (ainsi par exemple de la référence à l'oracle de la Pythie qu'aurait sollicité Chéréphon, auquel fait aussi allusion Xénophon) et reflétant dans un style littéraire l'esprit de ce qu'auraient pu être ces discours avec des visées pédagogiques découlant de la place qu'occupe cet ouvrage dans le plan d'ensemble des dialogues et organisant le plan spécifique d'une œuvre rigoureusement structurée (voir la page de ce site qui présente le plan de l'Apologie). (<==)
(30) En Phédon, 59b10, Platon fait dire à Phédon, qui raconte le dernier jour de Socrate des années après et dresse la liste des personnes qui assistaient à l'événement à la demande de ses auditeurs : « Mais Platon, je crois, était malade ». C'est une des deux seules mentions de lui dans les dialogues, l'autre étant dans l'Apologie où Socrate le mentionne parmi ses amis présent au procès et proposant de payer une amende en son nom (cf. Apologie, 34a2 et 38b7). (<==)
(31) Notons que, pour prouver que le discours (logos) faux est possible, et que donc on ne peut assembler les mots n'importe comment, dans des paroles ou par la pensée, si l'on veut dire ou penser le vrai, il suffit d'exhiber un cas de discours faux, alors que, pour prouver que tout discours est vrai, il faut le montrer de tous les discours possibles, ce qui est impossible. (<==)
(32) C'est-à-dire, dans un langage plus platonicien, si les trois parties de son âme tripartite, et pas seulement sa tête pensante qui ne peut mouvoir seule son corps, en sont convaincues. (<==)
(33) Si l'on poursuit dans cette direction, cela veut dire que la supposée rencontre entre Parménide et Socrate telle qu'il la raconte sort de l'imagination de Platon et ne peut être considérée comme une preuve du fait que Socrate et Parménide se soient jamais rencontrés, ni que Parménide et Zénon, tous deux citoyens d'Élée en Italie, soient venus à Athènes. Platon peut certes s'être inspiré d'un événement réel, mais il peut tout aussi bien tout avoir imaginé. On peut même aller jusqu'à penser qu'il a imaginé cette rencontre alors qu'il la savait impossible à partir de ce qu'il connaissait de l'histoire de Socrate et de celle de Parménide, entre autres pour avoir lui-même voyagé en Italie du sud, et en particulier à Tarente, qui n'est qu'à à peine deux cents kilomètres l'Élée par voie terrestre, pour y rencontrer son ami Architas, comme un moyen supplémentaire pour mettre en garde ceux de ses lecteurs qui en savaient un peu plus sur ces deux personnages contre le danger de vouloir voir de l'« histoire » dans ce qui n'était qu'un ouvrage « philosophique », comme pour leur dire en fin de compte que, oui, Parménide était le penseur l'ayant précédé dont les thèses posaient le plus de problèmes (cf. Théétète, 183e3-184a3, qui contient une allusion au Parménide), et que, dans la mesure où il avait choisi de présenter ses réflexions sous forme de dialogues avec Socrate, et bien, oui, même si c'était historiquement impossible, il allait imaginer un dialogue entre ces deux personnages, et que, puisque cela supposait, pour rendre au moins « vraisemblable » cette rencontre peut-être historiquement impossible, de donner comme interlocuteur à Parménide un Socrate encore jeune, il allait, pour une fois, mettre en scène un très jeune Socrate et le laisser s'enferrer face à ce redoutable vieillard pour mieux faire toucher du doigt les problèmes que posaient les doctrines de Parménide avant de leur faire un sort à travers un « parricide » en pensée dans le Sophiste. Certes, on n'est pas obligé d'aller aussi loin dans le degré de liberté qu'a pris Platon avec l'histoire, mais cela montre au moins quels risques prennent ceux qui veulent utiliser ses dialogues philosophiques comme des sources « historiques ». Qu'on cherche des données historiques sur sa vie à lui, Platon, dans la Lettre VII, c'est normal, mais pas dans les dialogues !... Et en fin de compte, il est contradictoire de penser que Platon est celui qui a le mieux compris Socrate et que, justemment pour cette raison, il est celui qui a été le plus fidèle à la mémoire « historique » de son maître et a le plus exactement rendu compte des événements notables de sa vie et des propos qu'il a tenus. Au contraire, c'est parce qu'il l'avait si bien compris, qu'il se sentait plus capable encore que d'autres d'inventer des situations et des conversations dont Socrate était partie prenante et qui rendraient mieux compte de l'esprit de ses conversations et de ses méthodes pédagogiques que des compte-rendus fidèles à la lettre. (<==)
(34) Ses successeurs finirent par être appelés Dialecticiens (dialektikoi) « du fait qu'ils organisaient leurs ouvrages (logoi) par questions et réponses » (DL, Vies, II, 106). (<==)
(35) Le mot « parricide » (patraloias) est utilisé par l'Étranger d'Élée en Sophiste, 241d3. Ce « parricide » commis par la pensée sur les logoi de Parménide par un de ses concitoyens est la contrepartie dans l'ordre intelligible de la mise à mort en actes de la personne de Socrate par une pluralité de ses concitoyens dans l'ordre visible, ces deux « mises à mort » qui se répondent dans le plan des tétralogies, puisqu'elles prennent toutes deux place dans le dialogue centrale de la trilogie de la seconde des deux tétralogies consacrées, dans un cas, au vu (tétralogies 2 (Protagoras - Hippias majeur / Hippias mineur / Gorgias) et 3 (Ménon - Euthyprhon / Apologie / Criton)), dans l'autre cas, au perçu par l'intelligence (tétralogies 5 (Cratyle - Ion / Euthydème / Ménéxène) et 6 (Parménide - Théétète / Sophiste / Politique)), disposées de part et d'autre de la tétralogie centrale sur l'âme, pont entre le sensible et l'intelligible (Banquet - Phèdre / République / Phédon), c'est-à-dire dans la tétralogie correspondant au second sous-segment de chacun des deux segments de la ligne, celui de la confiance dans le vu, celui du savoir dans le perçu par l'intelligence, constituant les deux événements fondateurs qui ont libéré la pensée de Platon. .(<==)
(36) Diogène Laërce mentionne six dialogues qu'aurait écrit Euclide : « Lamprias, Eschine, Phénix, Criton, Alcibiade et un dialogue sur l'amour » (DL, Vies, II, 108), dont trois rappellent des titres de dialogues de Platon : Criton, Alcibiade et le dialogue Sur l'amour, qui fait penser au Banquet. (<==)
(37) Socrate prétend « être capable de vérifier sous tous les angles / de toutes les manières possibles si la pensée du jeune enfante un simulacre et une fausseté ou du viable / fécond et du vrai » (basanizein dunaton einai panti tropôi poteron eidôlon kai pseudos apotiktei tou neou hè dianoia è gonimon te kai alèthes, Théétète, 150c1-3). Eidôlon, que je traduis par « simulacre », est dérivé d'eidos dans son sens premier d'« apparence » et signifie au sens premier « image », en insistant sur le caractère illusoire de cette image, d'où le sens de « fantôme » ou encore d'« imagination ». Ce mot s'oppose, dans le propos de Socrate, à gonimon, mot dérivé de gonos (« génération, procréation » au sens actif, « enfant » au sens passif), lui-même dérivé de gignesthai (« naître, devenir »), qui signifie « capable d'engendre, fécond » au sens actif et « viable » au sens passif. À ces mots qui font image et consonnent avec l'analogie de la sage-femme développée par Socrate, s'ajoutent les mots « mensonge / fausseté » (pseudos) dans un cas et « vrai » (alèthes) dans l'autre, plus adapté à des pensées. (<==)
(38) Cette notion d'homologia (« accord »), c'est-à-dire le fait de tenir le même (homos) logos sur ce dont on parle, est fondamentale dans la démarche du Socrate de Platon. Si le mot homologia lui-même n'est pas très fréquent dans les dialogues (41 occurrences), le verbe dont dérive ce substantif, homologein (« dire la même chose, être d'accord »), est, lui, l'un des verbes les plus fréquents, plus fréquent même que dialegesthai (« dialoguer ») : 529 occurrences d'homologein, plus 68 occurrences de composés de sens très voisin (sunomologein (« être d'accord avec / les uns avec les autres »), 31 occurrences ; diomologeisthai (« être tout à fait d'accord »), 25 occurrences ; anomologeisthai (« tomber d'accord »), 6 occurrences ; prosomologein (« être d'accord en outre sur ») 4 occurrences ; kathomologein (« être tout à fait d'accord »), 2 occurrences) contre 219 occurrences de dialegesthai. Si, pour le Socrate de Platon, c'est par le dialogue permettant le partage d'expérience que l'on peut approcher du savoir, cela ne peut manifester un progrès vers le savoir que si l'on parvient à l'accord, non pas que l'accord suffise à prouver la vérité de ce sur quoi on est d'accord, mais parce que l'absence d'accord montre qu'aucun des participants à la discussion n'est parvenu à un savoir véritable, car, si c'était le cas, il serait en mesure de convaincre tous les autres de ce qu'il « sait », au sens le plus fort de ce mot. (<==)
(39) Cette manière de procéder peut se comprendre face à des raisonnements comme ceux par lesquels Zénon prétendait démonter, contre l'évidence des faits, qu'Achille parti dans une course après une tortue ne la rattraperait jamais. Ce qui invalide le raisonnement, c'est bien sa conclusion, pas les prémisses sur lesquelles il est construit, ni même la progression du raisonnement. (<==)
(40) Les références à un dieu sont nonbreuses dans la section Théétète, 150b6-151d6, où Socrate décrit son rôle d'« accoucheur » ; « accoucher, le dieu m'y contraint, engendrer par contre, il [me] l'a interdit » (maieuesthai me ho theos anagkazetai, gennande apekôlusen, 150c7-8) ; « pour ceux pour qui le dieu le permet » (hoisper an ho theos pareikèi, 150d4-5), à propos de ceux qui peuvent profiter des conversations avec Socrate ; « en tout cas, de cet art de l'accouchement, le dieu et moi [sommes] le responsable » (tès mentoi maieias ho theos te kai egô aitios, 150d8-e1) ; « le signe divin qui se manifeste à moi m'interdit de [les] fréquenter » (to gignonenon moi daimonion apokôluei suneinai, 151a3-4), à propos de certains de ceux qui ont quitté Socrate et veulent revenir ; « pour parler comme [un] dieu » (sun theôi eipein, 151b3-4) ; « étant loin de savoir qu'aucun dieu [n'est] malveillant à l'égard des hommes » (porrô ontes tou eidenai hoti oudeis theosdusnous anthrôpois, 151c8-d1), à propos de ceux qui en veulent à Socrate pour ne pas les avoir rendus sages.
On notera que, conformément à ce que dit Socrate dans d'autres dialogues platoniciens du « signe divin » (daimonion) qui se manifeste à lui, toujours pour l'empêcher de faire quelque chose, jamais pour l'inciter à agir de telle ou telle manière (cf. Apologie, 31c7-d4, où il qualifie ce signe de theion kai daimonion, sans faire de différence entre l'adjectif dérivé de theos (« dieu ») et celui dérivé de daimôn (« sorte de dieu inférieur, entre theos et héros »)), le Socrate que Platon fait mettre en scène par Euclide fait référence à ce daimonion en 151a3-4 pour dire que, dans certains cas, il lui interdit de fréquenter de nouveau certaines personnes qui l'avaient quitté dans un premier temps, mais comme auparavant, il a parlé du dieu qui le contraignait à accoucher les esprits, la cohérence avec le « signe divin » (daimonion) dont parle l'Apologie n'est qu'apparente. (<==)
(41) Methodos est composé sur la racine hodos, qui signife « route, chemin, voyage », par adjonction du préfixe meta, qui peut ajouter l'idée, soit de communauté (« voyage ensemble »), soit de succession (« voyage fait d'étapes successives »). C'est ce second sens qui a prédominé pour en arriver au sens moderne de « méthode », sa transcription en français, qui implique un plan de marche rigoureusement défini à l'avance, sens que pouvait déjà avoir le mot grec au temps de Platon, même si l'on a parfois tendance à le forcer quand on trouve ce mot chez lui. Ainsi par exemple, lorsque le Socrate de la République décrit, dans l'analogie de la ligne, le second sous-segment du perçu par l'intelligence comme « celui [où l'âme se contraint à mener sa recherche en] allant jusqu'à un principe (directeur) [qui n'est] soutien de rien, à partir d'un soutien et sans les images [gravitant] autour de ça, se faisant avec les eidè eux-mêmes le plan de marche (tèn methodon) à travers eux » (to ep' archèn anupotheton ex hupotheseôs iousa kai aneu tôn peri ekeino eikonôn autois eidesi di' autôn tèn methodon poioumenè, 510b6-9), il n'est pas sûr qu'il faille donner à methodon, que j'ai traduit par « plan de marche », le sens de « méthode » en insistant sur le caractère formalisé de cette « méthode ». Il s'agit plutôt pour chacun de trouver son cheminement à travers les eidè qu'il associe aux noms qu'il emploie et qui pointent vers des ideai qui, comme les astres du ciel qui les représentent dans l'allégorie de la caverne, permettent à chacun de s'orienter et de trouver son chemin, parfois tortueux, dans le monde qui l'entoure. (<==)
(42) Il est intéressant de remarquer que le problème pris en exemple pour démontrer les compétences de Théétète et de son jeune camarade homonyme de Socrate est, non pas à proprement parler un problème d'arithmétique ou de géométrie, mais un problème de nomenclature : ils ont cherché à donner des noms à des sous-ensembles de nombres ayant en commun des propriétés similaires sous un certain point de vue, c'est-à-dire partageant un même eidos intelligible qu'ils ont essayé de raccrocher à des figures visibles (carrés et rectangles). On est bien au cœur du problème du logos. (<==)
(43) J'ai déjà mentionné en note 17 qu'on pouvait rapprocher le nom de l'introducteur de l'Étranger d'Élée qui va venir à bout des thèses de Parménide, Théodore (« don de dieu ») du nom de celui qui transmet le récit de l'entretien entre Socrate jeune et Parménide vieux rapporté dans le Parménide, Pythodore (« don de la Pythie »). Mais on peut aussi rapprocher ces deux noms du nom de celui qui transmet le récit du banquet auquel participa Socrate chez Agathon (« bon »), reproduit dans le Banquet, Apollodore (« don d'Apollon »). La Pythie était prêtresse du temple d'Apollon à Delphes et prononçait dans un cérémonial délibérément fait pour impressionnner des oracles ambigus comme celui rapporté par Chéréphon disant que personne n'était plus sage que Socrate, à l'origone de l'enquête menée par ce dernier pour en comprendre le sens, qu'il raconte dans l'Apologie. À l'opposé de cette forme d'oracle à sens unique attribué à Apollon et fait pour rester ouvert à de multiples interprétations, l'Apollodore (« don d'Apollon ») du Banquet, nous relate une conversation entre Socrate jeune et une certaine Diotime, dont le nom signifie « honneur de Zeus », prêtresse de la ville de Mantinée, dont le nom dérive de mantis, qui signifie « devin, prophète / prophétesse »), personnage très vraisemblablement imaginé par Platon, qui l'a initiée aux choses de l'amour en lui présentant un Erôs philosophe et lui a montré le chemin vers les ideai à travers l'idea du beau dans une perspective qui est l'antithèse de l'initiation philosophique proposée à Socrate par Parménide et racontée par Pythodore (« don de la Pythie »). (<==)
(44) Cf. Sophiste, 217c1-218a9, qui commence par un rappel par Socrate du « dialogue » entre Parménide et Aristote (celui rapporté dans le Parménide, qu'il qualifie ici de « propos tout à fait beaux » (logous pankalous) et qui, comme on l'a vu, n'avait de dialogue que le nom), auquel il dit qu'il avait assisté quand lui était jeune et Parménide très vieux, pris comme exemple de la méthode par questions et réponses, suivi d'une réponse de l'Étranger disant qu'avec un interlocuteur « qui ne cause pas de tracas et docile » (alupôste kai euèniôs), la méthode par questions et réponses est acceptable, mais qu'autrement, il préfère le discours continu, ce qui peut faire craindre le pire, mais il se rattrape ensuite en acceptant l'interlocuteur que lui popose Socrate, Théétète, en toute connaissance de cause, puisqu'il précise qu'il s'est déjà entretenu avec lui auparavant (218a2). Et la suite du dialogue va confirmer que Théétète n'est pas un interlocuteur aussi transparent que l'Aristote du Parménide, et que l'Étranger d'Élée n'hésite pas à commettre un « parricide » en pensée sur les thèses de son illustre concitoyen Parménide pour faire triompher le vrai en montrant la possibiité du discours faux (pseudès logos), c'est-à-dire qu'on ne peut pas assembler des mots n'importe comment pour produire un logos porteur de sens et disant le vrai. (<==)
(45) Le Phédon est le récit fait des années après les faits à Échécrate à Phlionte par Phédon, qui en avait été témoin, de la dernière conversation de Socrate en prison et de sa mort. Le fait que ce récit soit fait à Phlionte n'est pas anodin, car c'est la cité où, selon une anecdote rapportée par Héraclide du Pont, élève de Platon à l'Académie, et reprise par Cicéron dans les Tusculanes (Tusculanes, V, 3), Pythagore aurait inventé le nom philosophos pour se décrire au tyran de Phlionte qui lui demandait quel était l'art qu'il pratiquait (l'anecdote est mentionnée aussi par Diogène Laërce dans sa vie de Pythagore (DL, Vies, VIII, 8)). On peut voir là une manière discrète pour Platon de nous faire comprendre que Socrate était bien, plus encore que Pythagore, le « philosophe » par excellence. (<==)
(46) Socrate répond ici aux explications peu crédibles que Zénon vient de donner des mobiles qui l'ont conduit à la « publication » de son ouvrage après que Socrate l'ait plus ou moins ouvertement accusé de plagiat déguisé de l'œuvre de son maître Parménide. Voir sur ce point la traduction de la section précédente et les notes ad loc. (<==)
(47) « N'as-tu
pas coutume de penser qu'il est, en tant que tel, un eidos de l'identité »
traduit le grec ou nomizeis einai auto kath' hauto eidos ti homoiotètos.
Ce membre de phrase pose plusieurs problèmes de traduction et appelle
quelques remarques.
En guise de préambule, une revue de la traduction qui en est proposée
par quelques traducteurs notoires en français et en anglais pourra nous
aider à commencer à percevoir ces problèmes : Diès,
Chambry : « ne penses-tu pas qu'il y a une forme
en soi de la ressemblance » ; Moreau : « n'es-tu
pas d'avis qu'il est une Idée absolue et en soi de la similitude » ;
Brisson : « ne partages-tu pas ces convictions : il
y a une Forme en soi de la Ressemblance » ; Jowett :
« do you not further think that there is an idea of likeness
in itself » ; Fowler : « do you not
believe there is an idea of likeness in the abstract » ;
Cornford : « do you not recognize that there exists, just
by itself, a form of likeness » ; Gill & Ryan :
« don't you acknowledge that there is a form, itself by itself,
of likeness ».
Notons tout d'abord que c'est la première occurrence du mot eidos
dans le Parménide. J'ai expliqué en introduction
pourquoi je ne le traduisait pas. C'est donc à partir de ses emplois
qu'il faudra progressivement en approcher la signification. Deux traductions
ont la faveur des traducteurs cités, « forme »
(« form » en anglais), parfois avec une majuscule
(Brisson), et « idée » (« idea »
en anglais), là encore, parfois avec une majuscule (Moreau). Pour nous,
« forme » met l'accent sur le caractère
« visuel » qu'implique la parenté en grec
d'eidos avec le verbe qui signifie « voir »,
alors qu'« idée » en français,
tout comme « idea » en anglais, ont perdu cette
parenté qu'avait le idea grec dont ils viennent. Mais tous deux
ont le grave défaut, surtout lorsqu'on les écrit avec une majuscule,
de tirer, dans le contexte de Platon, toute une histoire d'interprétation
renvoyant à une supposée « théorie des idées »
(« theory of Forms » en anglais), qui risque de nous faire
considérer comme déjà connu ce qui est justement
l'objet de la recherche. Il ne faut pas oublier que, dans le Parménide,
Platon nous présente un jeune Socrate (cf. 127c4-5 :
« Socrate était alors fort jeune ») face
à un Parménide qui « était déjà
bien vieux, très grisonnant, mais de belle et noble apparence, âgé
d'environ soixante-cinq ans » (127b1-3).
Une telle mise en scène n'est certainement pas destinée à
nous inciter à y voir un Socrate dogmatique développant une quelconque
« théorie », mais bien plutôt, sinon les
premiers pas, du moins les tâtonnements d'un nouveau venu qui se confronte
à un célèbre et vénérable prédécesseur
auréolé du prestige du grand âge.
L'eidos dont va parler Socrate est l'eidos
de l'homoiotètos, dans la continuité de la
discussion avec Zénon qui a précédé, où
il était question d'homoia et d'anomoia. Homoiotès,
nom féminin dont homoiotètos est le génitif, est
le substantif dérivé de l'adjectif homoios, dont homoia
est le nominatif ou accusatif neutre pluriel, par adjonction du suffixe -tès,
selon un procédé usuel en grec pour désigner la qualité
correspondant à tel ou tel adjectif (comme le suffixe -té
en français permet de passer de beau à beauté,
de sain à santé, etc.). Pour comprendre ce dont il est
ici question, il est donc nécessaire de se pencher d'un peu plus près
sur les sens de l'adjectif homoios.
Homoios est dérivé d'un mot plus rare et qu'on trouve
surtout en poésie, homos, « un, le même,
commun, uni » (il est utilisé dans le poème de Parménide,
VIII, 47), mais qui est très fréquent comme préfixe en
composition, dans des mots dont certains ont été transposés
en français : homonymes (noms identiques), homogène (de même
espèce), homologue (qui obéit à la même raison),
homosexuel (qui aime le même sexe), etc. Le sens de homoios est
« semblable, égal, équivalent »
et en général, cet adjectif s'emploie pour mettre en relation
deux choses : quelque chose ou quelqu'un est semblable, équivalent,
égal à quelque chose ou quelqu'un d'autre. Mais
homoion peut aussi s'employer absolument, sans référence
à autre chose, comme par exemple dans cette phrase du prologue du Banquet
où l'interlocuteur d'Apollodore lui dit : « Aei homoios
ei, ô Apollodôre », c'est-à-dire « Tu
es toujours le même, Apollodore ! » (Banquet,
173d4). En fait, un des sens d'homoios en fait un synonyme de ho
autos, « le même ». Et dans le Phèdre,
Socrate, expliquant que le bon orateur doit connaître l'âme, dit
qu'il doit se demander si « hen kai homoion
pephuken è kata somatos morphèn polueides (elle est par nature
une et la même ou, comme le corps, de forme d'apparences diverses) »
(Phèdre,
271a6-7). On voit donc qu'homoion peut renvoyer aussi bien à
la similitude entre choses distinctes (par exemple, deux statues « identiques »
qui sont des copies l'une de l'autre) ou à l'identité d'une unique
chose dans la durée (par exemple, l'identité d'une personne qui
permet de lui délivrer une carte dite « d'identité »). On trouve justement cette dualité
de sens dans le mot français « identité »,
puisqu'on peut parler aussi bien de l'identité de vue entre deux personnes
que de l'identité d'une personne. Hélas pour notre traduction,
cette dualité de sens n'existe pas dans l'adjectif « identique »
dont dérive « identité ». Et par ailleurs,
contrairement à « semblable », dont le contraire,
« dissemblable », est construit sur la même racine,
comme en grec anomoios sur homoios, « identique »
n'a pas de contraire construit sur la même racine, sauf à parler
de « non-identique ». Mais d'un autre côté,
ni « semblable », ni « similitude »,
ne présentent en français de manière intuitive le double
sens du grec homoin : en français, on est toujours semblable
à autre chose, même si l'on peut à l'occasion
dire « tu es toujours semblable à toi-même ! »,
ou encore parler de « nos semblables » pour désigner
ceux qui sont semblables à nous (mais pas de « les semblables »).
Or il est important d'avoir présente à l'esprit cette dualité
de sens, car c'est bien des deux à la fois dont il est ici question :
à la fois la similitude entre choses distinctes, qui conduit à
la notion d'eidos, et l'identité à soi-même qui
conduit à l'individualisation des choses distinctes. C'est ce que montre
le fait que d'un côté, la problématique de l'homoios
soit étroitement associée à celle de l'un et que Socrate,
en 129c5-d2, prenne comme exemples des
individus (lui, en l'occurrence, pour expliquer en quel sens il est à
la fois un et plusieurs), mais que de l'autre, il parle toujours d'homoia
ou d'anomoia au pluriel. et en référence
à des « choses » multiples, vis à vis desquelles
on peut aussi bien se poser le problème de l'individuation que celui
de la similitude permettant de les regrouper en « classes »
(c'est-à-dire en eidè, en genè ;
cf. 129c2).
Et c'est d'ailleurs cette dualité de problématiques qui rend si
difficile la compréhension mutuelle entre les interlocuteurs du dialogue,
par manque de mots qui désigneraient de façon non ambiguë
soit l'un soit l'autre. C'est pour tenter de garder quelque chose de cette dualité
que je me suis résolu, entre deux options pas plus satisfaisantes l'une
que l'autre, à choisir la moins mauvaise, celle qui, dans au moins un
cas, le substantif « identité » utilisé
pour traduire homoiotès, laissait ouvert le double sens. Et
donc, pour garder quelque chose de la parenté de racine, j'ai traduit
homoion par « identique » mais n'ai pu faire
autrement que de traduire anomoion par « différent »,
perdant là la communauté de racine.
Notons pour finir sur homoiotès, que parler de l'eidos
de l'identité (et de son contraire, la différence), c'est s'intéresser
à l'outil même qui nous sert à discerner les eidè,
à l'eidos qui est à la source de toutes les eidè.
Intéressons-nous maintenant à ce que Socrate demande à
Zénon par rapport à cette eidos. Il lui demande ou
nomizeis einai..., que j'ai traduit par « ne juges-tu
pas qu'il est... » Un premier verbe à la
seconde personne du singulier du présent en négative interrogative
appelant la réponse « si » (ou nomizeis),
introduisant une proposition infinitive dont le verbe est einai, « être ».
Et chacun des deux verbes mérite qu'on s'y arrête. Le second
tout d'abord : faut-il donner à ce einai un sens faible
et mettre pour l'instant en sourdine le problème du statut existentiel
de cet eidos,
comme le font ceux qui traduisent par « il y a », ou « there
is » en anglais, ou d'entrée un sens existentiel fort, au
risque d'anticiper sur un problème qui n'est peut-être pas encore
celui sur lequel Socrate veut mettre l'accent, comme fait Cornford qui traduit
par « there exists », ou comme le ferait en français
une traduction par « il existe », ou encore une construction
de la forme « un certain eidos... existe »,
qui pourrait se targer de coller au plus près au grec puisque
tout le membre de phrase auto kath' hauto eidos ti homoiotètos est
le sujet d'un einai qui n'a pas d'attribut ?... J'ai essayé,
avec mon « il est », de prendre un moyen terme,
en conservant le verbe « être » que gomme « il
y a »,
mais sans aller jusqu'à traduire par « il existe ».
L'acte qu'attend Socrate de Zénon par rapport
au fait que « soit » cet eidos ti homoiotètos
est décrit à l'aide du verbe nomizein, verbe dérivé
de nomos, « ce qui est conforme à l'usage, la loi,
la coutume, la règle ». Nomizein, au sens premier,
c'est « avoir en usage, avoir pour habitude », et de
là
« admettre, croire, penser ». En choisissant ce verbe,
Socrate renvoie Zénon à l'usage, à son usage,
dont même son langage témoigne, au delà des paradoxes
qu'il semble soutenir (en critiquant son ouvrage, Socrate disait qu'il défendait
de haute lutte ses thèses « para panta ta legomena
(contre de tout ce qui se dit) » (127e9-10)).
C'est pour tenter de rendre perceptible en français les deux registres
du verbe, le renvoi à la coutume et le simple jugement de la pensée,
que j'ai traduit par « n'as-tu pas coutume de penser... ».
Reste l'expression auto kath' hauto, qui
qualifie cet eidos et se présente comme une première
tentative d'en préciser le sens. Les traducteurs français ont
pris l'habitude de la traduire par « en soi », traduction
qui est d'ailleurs déjà utilisée pour rendre le auto
seul dans des expressions comme auto to kalon, « le beau
en soi ». Seul des traducteurs cités ci-dessus, Moreau se
distingue, en traduisant « absolue et en soi ». Les
anglais son plus hésitants, depuis le « in itself » équivalent
au « en soi » français jusqu'au « itself
by itself » de Gill & Ryan, qui est presque un décalque
du grec, en passant par le « in the abstract » de
Fowler. Qu'en est-il donc du grec ? auto est un pronom/adjectif
personnel, ici au nominatif neutre, comme eidos, qui a le plus
souvent un sens intensif : « lui-même » ou « même »
(à toutes les personnes) ; ainsi, auto to kalon peut se
traduire par « le beau lui-même ». Hauto,
quant à lui, est un pronom réfléchi de la troisième
personne, ici à l'accusatif neutre appelé par la préposition
kata, élidée en kath' devant le ha
initial de hauto, qui se traduit aussi en français par « lui-même »
(auto correspond à « lui-même »
dans une phrase comme « il le fit lui-même »--sens
intensif non réfléchi--, alors que hauto correspond à
« lui-même » dans une phrase comme « il
se le fit à lui-même »--sens réfléchi).
Quant à la préposition kata suivie de l'accusatif,
elle signifie dans ce contexte « selon, par rapport à,
conformément
à ». Par cette expression, Socrate veut donc dire qu'il s'intéresse
à l'eidos « lui-même selon ce qu'il est lui-même ».
Et il faut noter que c'est bien à l'eidos que s'applique l'expression
auto kath' hauto, et non pas à homoiotètos,
qui est un génitif féminin, alors que auto est un nominatif
neutre, comme eidos. En associant auto kath' hauto à
eidos, Socrate le met en quelque sorte en facteur commun et, faute
de nous donner une définition de l'eidos, nous précise
que, quand il parlera d'eidos de quoi que ce soit, c'est bien de
la chose dont il est question en tant que telle dont il parle et
non pas de sa simple attribution à autre chose. (<==)
(48) Le texte
grec que j'ai traduit par « qui est différent »
est ho estin anomoion. Le problème que pose ce texte est qu'il
est ambigu : en effet, au neutre, le nominatif et l'accusatif du relatif
hos, hè, ho sont identiques, ho dans les deux cas,
qui signifie donc aussi bien « qui » que « que ».
Et comme Socrate s'est bien gardé de mettre l'article devant l'adjectif
anomoion, on peut aussi bien le voir comme sujet que comme attribut,
si bien qu'une autre traduction possible est « ce qu'est "différent" »,
surtout si l'on prend le ho estin pour une formule « technique »
designant justement l'essence même de ce qui est nommé après,
comme ce peut être le cas dans d'autres textes de Platon, et comme c'est
sans doute le cas pas plus tard que quelques lignes plus loin, en 129b7,
lorsque Socrate parle de ho estin hen, « ce qu'est "un" »
(ainsi Diès et Moreau, qui traduisent « l'essence du dissemblable » ;
Brisson, « ce qu'est la Dissemblance »).
Le point important est que, pour un grec, il n'y a pas moyen de trancher
et il doit se débrouiller avec le texte et le contexte pour choisir l'interprétation
qu'il favorise, sans pouvoir être sûr que c'est celle que Socrate
avait en tête. Et il y a fort à parier que c'est délibérément
que Platon a choisi cette formulation. Mais hélas ! il n'y a pas
moyen de conserver cette ambiguïté en français.
Si j'ai choisi la traduction « qui est différent »,
c'est pour plusieurs raisons :
- c'est d'abord parce que, plus que l'autre, elle reste malgré tout
ouverte à une dualité de sens proche de celle qui existe en grec
dans la mesure où il est possible de comprendre ce « qui
est différent » comme signifiant « qui
est [le] " différent" » : dans
un cas, je prends « différent » comme un simple
adjectif attribut et j'affirme simplement, pour enfoncer le clou avec un Zénon
qui nie la différence, que le contraire de l'identité est bien
différent d'elle, et que donc, comme le dit la suite, ils sont bien deux ;
dans l'autre cas, je substantive « différent »
pour en faire le nom d'un concept, ou je le prends comme dans une définition
de dictionnaire, comme je dirais : « le contraire d'"identique",
c'est "différent" », ou, pour être plus près
de notre formulation, « je veux parler du contraire de "identique",
qui est "différent" ».
- une autre raison qui favorise l'interprétation selon laquelle
Socrate dit simplement à Zénon que le contraire de l'identité
est différente d'elle, c'est la non symétrie du vocabulaire :
si Socrate voulait opposer sans ambiguïté la différence à
l'identité, c'est-à-dire à l'homoiotès, il
n'avait qu'à parler d'anomoiotès, comme il le
fait quelques lignes plus loin, en 129a6.
Or ce n'est pas ce qu'il a fait, ce qui suggère qu'il voulait dire autre
chose, et qui laisse à penser que si Platon était parfaitement
conscient de l'ambiguïté de sa formule, il voulait néanmoins
nous donner des indices sur la manière dont la comprenait son jeune Socrate...
et nous mettre en garde contre les erreurs de jeunesse et les pièges
du langage qui entretiennent le malentendu et perturbent les progrès
de la discussion, en nous les faisant toucher du doigt.
- du point de vue de la progression du discours, il n'est pas absurde de
penser que notre jeune Socrate qui est en train de faire appel au bon sens (nomizeis,
cf. note 47) d'un Zénon qui cultive le paradoxe,
plutôt que de faire appel à un vocabulaire technique dont il ne
sait même pas si Zénon le comprendra, veut seulement montrer par
l'exemple, sur des évidences, que Zénon comprend parfaitement
les mots dont il essaye de nier le sens et qu'il sait très bien ce que
anomoia veut dire et que, oui, le contraire de l'homoiotètos
est différent de lui.
- enfin, si l'on en reste au simple plan de la compréhension du
langage, si l'on replace la formule dans le contexte de ce qui a précédé
dans la phrase, allo ti enantion ho estin anomoion (mot à mot :
« autre quelque contraire qui/que est différent »),
qu'on oublie un instant tout ce que Platon a pu faire ailleurs de la formule
ho estin x, et qu'on se souvient que la ponctuation n'existait pas
au temps de Platon, et que donc la virgule qui existe dans les textes modernes
entre enation et ho ne vient pas de Platon, il est plus naturel
de faire du ho un relatif sujet de estin renvoyant à
allo ti (un autre) qui a précédé, que de supposer
une rupture de rythme dans la phrase, avec un ho qui appelle un démonstratif
implicite renvoyant à ce qui précède (le « ce »
de « ce que »), ce qui est possible en grec mais n'est
pas nécessaire ici, au contraire de ce qui va se passer en 129b7,
où là, le ho estin hen étant en début de
phrase et seulement précédé d'un all' ei (« mais
si... »), il n'y a aucun antécédent naturel pour
le ho, ce qui impose d'en suppléer un (ce qui/que).
Et de ce point de vue encore, un jeune Socrate qui en appelle au bon sens de
Zénon et à l'usage n'a aucun intérêt à utiliser
un langage travaillé qui va contre la compréhension intuitive
du commun des mortels. (<==)
(49) « Et
moi et toi et les autres [choses] que nous appelons bel et bien nombreuses »
traduit le grec kai eme kai su kai talla ha dè polla kaloumen.
Le problème que pose ce texte est celui de la traduction de polla,
neutre pluriel de l'adjectif polus (dont vient le préfixe français
poly- qu'on trouve dans des mots comme « polyvalent »,
« polygone », « polyglotte », etc.),
problème que nous avons déjà rencontré dans la traduction
de la discussion de Socrate avec Zénon dans la section précédente
(cf. notes 22 et 24
à la traduction de cette section). Le sens premier de polus
est « nombreux », mais il est d'usage de traduire polla
dans ce passage par « le multiple » (Diès :
« et moi et toi et tout le reste de ce que nous appelons le multiple » ;
Chambry : « toi et moi et tout ce que nous appelons le multiple »).
Or cette traduction, tout comme celle de ho estin anomoin par
« l'essence du dissemblable » ou autres
traductions similaires (cf. note 48), a le défaut
de faire croire que Socrate nous fait ici un cours de métaphysique sur
l'un et le multiple à l'aide de concepts abstraits en utilisant des termes
qui, pour nous, ont sédimenté vingt-cinq siècles de métaphysique
et de débats justement initiés par les Parménides et autres
Platon, alors que nous sommes en présence d'un jeune Socrate faisant
appel au bon sens de Zénon avec un langage dans lequel les abstractions
en cause ne sont pas encore maîtrisées et intégrées
(voir par exemple dans l'Hippias majeur la difficulté qu'a Hippias
à faire la différence entre ti esti kalon (quoi est beau ?)
et ti esti to kalon (quoi est le beau ?)). Socrate répond
ici à Zénon qui nie que polla, tout comme homoia
et anomoia, existe (« adunaton dè kai polla einai »,
127e7).
Il vient de lui donner un exemple d'anomoia avec l'identité
(homoiotès) et son contraire. Il va maintenant le mettre en
présence de polla : d'abord en rappelant qui si l'homoiotès
et son contraire sont différentes, alors elles sont deux, puis, pour
être plus concret et impliquer Zénon lui-même dans son « identité »,
en parlant de « moi et toi », avant de généraliser
à talla (contraction de ta alla), les autres, sous-entendu
« choses », qu'il est important de rendre par un pluriel
dans la traduction puisque, comme auparavant avec homoia et anomoia
où Socrate a fait toucher du doigt l'anomoia à Zénon
justement sur l'homoiotès et son contraire, il lui fait ici
toucher du doigt le polla en parlant de choses plurielles. Mais pour
être plus clair encore et impliquer un peu plus Zénon, toujours
dans la perspective de l'appel au bon sens et à l'usage, il ne dit pas
simplement kai polla talla, « et beaucoup d'autres choses »,
mais il met en relief le polla en faisant appel à la pratique
linguistique à l'aide du verbe kalein, qui signifie « appeler,
appeler d'un nom, nommer », et qu'il utilise à la première
personne du pluriel : nous, c'est-à-dire moi, Socrate,
mais toi aussi, Zénon, qui a passé ton temps
à utiliser de mot dans tout ton livre qu'on vient de lire, et qui lui
suppose donc un sens compréhensible par les autres, et tout le monde
avec nous. Ha dè polla kaloumen veut dire : les autres
choses vis à vis desquelles nous utilisons le qualificatif polla,
que nous disons nombreuses. Mais l'utilisation du verbe kalein fait
presque de polla un nom générique pour ces choses et
prépare donc, mais prépare seulement, le passage à l'abstraction
que constitue le multiple comme moyen de désigner collectivement
toutes les choses créées dans l'ordre du devenir. Et pas seulement
ça, puisque les eidè elles-mêmes sont polla,
comme on va le voir dans la suite.
Ceci étant, il reste prématuré de traduire polla
par un substantif masculin, car Socrate, tout comme il montre qu'il sait distinguer
homoia de l'homoiotètos, anomoia de l'anomoiotètos,
va nous montrer qu'il sait aussi distinguer le polla de to plèthos
(traduit par « la multitude »), qu'il utilise
en 129b6,
en 129c8
et en 129d8.
Plèthos est un substantif (dont vient le français « pléthore »
ou « pléthorique ») qui signifie « grande
quantité », « multitude »,
ou encore simplement « quantité », « masse ».
Si Socrate avait voulu substantiver polus, il n'aurait probablement
pas dit polla, mais to polu ou to pollon (les deux
formes existent) au neutre singulier avec un article, selon la manière
habituelle pour les grecs de substantiver un adjectif.
Je conserve donc « nombreux/nombreuses » pour
traduire polla partout où il est utilisé dans la suite
du discours de Socrate, même si cette traduction peut choquer en certains
endroits, car ce caractère surprenant de certains formules au fur et
à mesure qu'on avance et que le discours se fait plus abstrait nous rapproche
de la manière dont ce texte et des textes similaires devaient sonner
aux oreilles des grecs du temps de Platon. (<==)
(50) « Nous
recevons notre part » traduit le grec metalambanein.
Le verbe qu'utilise ici Socrate pour traduire la relation qu'il peut y avoir
entre nous et la multitude des choses créées d'une part, et ces
eidè d'autre part, celle de l'homoiotètos et
son contraire, est composé du préfixe meta- (« au
milieu de, parmi »), qui introduit une idée de communauté,
de participation (mais peut aussi signifier « après, à
la suite de » et introduire une idée de succession, de changement),
et du verbe lambanein, qui signifie « prendre »
aussi bien que « recevoir », « saisir »
ou encore « comprendre ». Metalambanein signifie
donc au sens premier « prendre ou recevoir d'au milieu de »,
c'est-à-dire « prendre ou recevoir une partie de »
quelque chose, ou encore « prendre ou recevoir sa part »
de quelque chose. Et, dans ce sens, il se construit avec le génitif,
comme ici, ou parfois avec l'accusatif, mais pas avec le datif : c'est
bien « prendre/recevoir une partie de/sa
part de », et non pas « prendre part
à » ou « participer à »,
comme le comprennent un peu hâtivement nombre de traducteurs. Cette nuance
est importante, car, comme on le verra bientôt, une bonne partie de la
discussion avec Parménide sur la relation entre eidè
et choses sensibles va tourner autour d'une interprétation par trop littérale
de ce verbe metalambanein. En effet, l'idée d'action (prendre
ou recevoir) sous-jacente au verbe metalambanein et l'ambiguïté
sur le sens actif/passif de cette action (« prendre »
aussi bien que « recevoir ») introduisent des problèmes
supplémentaires dans la compréhension d'un mécanisme qui
n'est déjà pas simple à appréhender (un sens possible
de lambanein), celui de la relation qui pourrait exister entre eidè
et êtres du monde sensibles.
Le verbe metalambanein peut aussi signifier, à partir du sens
consécutif de meta- (« après, à la
suite de »), « prendre à la suite de, à
la place de », c'est-à-dire « échanger,
changer ». L'idée de changement est donc étroitement
associée à celle de prise de participation dans ce verbe. (<==)
(51) Sur le choix de « différence » pour traduire anomoiotètos, voir la note 47. (<==)
(52) Socrate change ici de verbe pour parler de la participation : metalambanein fait place à metechein. Dans ce nouveau verbe, comme dans le précédent, on trouve le prefix meta-, mais le verbe echein a remplacé le verbe lambanein. Echein, c'est un verbe qui indique la possession, l'avoir. Là où lambanein fait référence à l'acte de prendre, de saisir ou de recevoir, echein fait référence à la situation de posséder, de tenir, de retenir. Metechein, c'est donc « partager », « participer à », « avoir part à ». (<==)
(53) Ici encore,
Socrate emploie une tournure qui prête à confusion : le texte
grec traduit par « à la fois identiques et différentes
elles-mêmes par rapport à elles » est homoioa
te kai anomoia auta hautois. L'ambiguïté vient de l'emploi
du réfléchi hautois au pluriel, qui peut avoir un sens
réfléchi strict, impliquant, dans notre contexte, que chaque chose
prise dans l'ensemble désigné par le pluriel auta puisse
être à la fois identique à elle-même (ce qui ne pose
d'autre problème que celui du passage à la limite du sens d'« identique »,
qui s'applique plutôt en général deux choses distinctes),
et différente d'elle-même (ce qui est plus problématique),
ou un sens réciproque qui en fait l'équivalent d'allèlois,
« les uns les autres » et qui implique, dans notre contexte,
que chaque chose prise dans l'ensemble désigné par le pluriel
auta puisse être identique (ou, si l'on préfère,
similaire, semblable) à certaines autres de ces choses et différente
d'autre encore, différentes des précédentes. Ce second
sens conduit à une traduction par « à la fois identiques
et différentes les unes par rapport aux autres ».
Mais sans doute cette ambiguïté est-elle voulue par Socrate pour
ne rien exclure a priori, et surtout pas la l'éventualité
qu'une chose puisse, considérée sous des rapports distincts, être
dite différente d'elle-même. Ainsi la même personne peut-elle
être dite une en tant qu'elle est bien une personne, et pourtant
multiple lorsqu'on la considère anatomiquement comme composée
de membres multiples, deux bras, deux jambes, une tête, etc., comme va
le dire bientôt Socrate. En tant que multiple, elle est donc différente
d'elle-même pensée comme une. (<==)
(54) Il faut mettre une dose d'ironie dans ce « quoi d'étonnant (ti thaumaston) ? » si l'on compare ce que dit Socrate ici à ce qu'il dit à Glaucon en République, VII, 523a-524d, où, dans le cadre d'une discussion sur l'intérêt de l'arithmétique dans la formation des gouvernants, il distingue les sensations qui ne donnent pas à penser de celles qui donnent à penser, en prenant comme exemple le même doigt, disons l'index, qui peut à la fois être dit grand par comparaison avec le pouce et petit par comparaison avec le majeur. Ce qui donne à penser et permet à l'entendement de dépasser les données brutes des sens, c'est très exactement ce dont il est ici question, le fait que la même chose puisse être perçue selon des qualifications contraires sous différents rapports sans pourtant perdre son unité (ce qui confirme que l'ambiguïté signalée dans la note précédente était voulue). Et donc, lorsque Socrate lance à Zénon ce « quoi d'étonnant ? », il faut y lire entre les lignes « Mon pauvre Zénon, tu aurais mieux fait de t'étonner de ces choses et de chercher à les comprendre, plutôt que d'en faire l'objet de tes paradoxes pour étonner les autres en restant à la surface des mots !... » Car, comme nous le dit Socrate en Théétète, 155d, c'est l'aptitude à s'étonner (thaumazein) qui est à l'origine de la philosophie. (<==)
(55) Socrate ne parle pas ici, comme le voudraient certains traducteurs (Chambry : « la ressemblance elle-même devenant dissemblable » ; Jowett, Fowler : « the absolute like become unlike »), d'un « identique en soi », d'une « idée/forme de l'identité », puisqu'il emploie, comme dans les phrases précédentes, des pluriels neutres, ici auta ta homoia, que j'ai traduit par « les identiques elles-mêmes », avec un féminin qui renvoie au mot « choses » sous-entendu par tous les neutres pluriels depuis kai eme kai se kai talla ha dè polla kaloumen en 129a2-3 où je l'ai ajouté dans ma traduction par « et moi et toi et les autres [choses] que nous appelons bel et bien nombreuses », et que, dans l'esprit de l'interlocuteur, tous ces neutres pluriels doivent renvoyer aux mêmes choses indéterminées, mais « que nous appelons nombreuses ». Et traduire, comme le fait Diès, par « les semblables en soi », suivi par Moreau et Brisson qui mettent même une majuscule à « Semblables », ne fait qu'accroître la difficulté, car ou bien on parle du « semblable en soi », de l'eidos du semblable/identique, et il n'y en a qu'un, ou bien on parle d'autres « en soi », et alors ils ne sont pas le « semblable en soi » !... Le seul mérite de ce second groupe de traductions est qu'elles devraient nous faire réagir et réfléchir par l'usage d'un pluriel là où l'on attendrait un singulier. Et c'est bien finalement le principal, car ce que met ici en scène Platon, ce sont justement les difficultés d'un jeune Socrate à exprimer clairement et sans ambiguïtés ce qu'il essaye de dire. C'est donc une erreur profonde que de chercher à corriger ses formulations pour tenter de les rendre plus conformes à l'idée que nous nous faisons de la « théorie » que l'on croit être celle de Platon dans ces textes. Et il ne s'agit pas seulement des difficultés du Socrate mis en scène par Platon dans notre dialogue ! Ce que cherche à nous faire réaliser Platon, c'est qu'il n'y a pour personne, pas même pour le noble Parménide, comme va le montrer la suite, de manière totalement satisfaisante de rendre compte de ce dont il est ici question. Socrate n'est pas ici en train de faire un cours à Zénon, mais en train de chercher avec lui une manière de sortir des paradoxes dont l'ouvrage de lui qu'on vient de lire était sans doute truffé, en se battant avec des mots et des expressions qui risquent toujours de prêter à de multiples interprétations, et Platon nous propose cette mise en scène pour nous inciter à prendre notre part dans cette recherche et à la faire nôtre. C'est donc anihiler tout l'effort de Platon auteur que de chercher à gomer ce qu'il a soigneusement orchestré pour susciter notre « étonnement » et nous mettre ainsi sur le chemin de la philosophie... (<==)
(56) Le mot grec traduit par « prodige » est teras, qui signifie « signe envoyé par les dieux », « présage effrayant », « prodige », mais aussi « monstre ». (<==)
(57) Socrate
change ici de verbe et passe de metalambanein à metechein.
On y retrouve le même préfixe meta- que dans metalambanein,
mais le verbe echein, qui y remplace lambanein, fait disparaître
l'idée d'une activité (prendre ou recevoir), et donc d'un changement
dans le temps, qu'impliquait metalambanein. Echein signifie
« avoir, posséder », et metechein signifie
donc « avoir en commun, partager », ou encore « participer,
avoir part à ». Ce verbe va jouer un grand rôle dans
le dialogue puisqu'à partir d'ici et jusqu'à la fin du dialogue,
on en compte pas moins de 97 occurrences (sur un total de 242 pour l'ensemble
des dialogues) et on le retrouve à presque toutes les pages, parfois
jusqu'à 12 fois dans la même page (12 occurrences entre 155c8 et
155e11). Il est utilisé 17 fois dans le dialogue entre Socrate et Parménide
ici traduit (6 fois par Socrate dans la fin de la réponse qu'il fait
ici à Zénon, et 11 fois par Parménide, dans le dialogue
qu'il va ensuite mener avec Socrate) et 80 fois dans l'exercice que va effectuer
après cela Parménide, toujours dans la bouche de celui-ci, sauf
une fois ou deux où le jeune Aristote le reprend en écho dans
une de ses réponses laconiques.
Le verbe metalambanein, par contraste, n'est utilisé que 18
fois dans le dialogue (sur 76 occurrences dans l'ensemble des dialogues), dont
12 fois dans le dialogue entre Socrate et Parménide, 4 fois par Socrate
dans la première partie de sa réponse à Zénon (celle
qui a précédé le point où nous en sommes) et 8 fois
par Parménide dans le dialogue avec Socrate qui va suivre. Par contre,
dans l'exercice qu'il effectuera ensuite, métalambanein sera
rare (6 occurrences en tout, en 156a1,
156a4,
158b7,
158b9
deux fois, et 163d2),
et ne sera utilisé que lorsque Parménide veut insister sur le
changement conduisant à la participation (changement temporel en 156a1,
156a4 et 163d2, ou simplement logique en 158b). (<==)
(58) « Déplacé » traduit presque littéralement le grec atopos, qui est composé du préfixe privatif a- et du mot topos, qui signifie « lieu, endroit, place ». A partir du sens premier de « pas à sa place », atopos en vient à signifier « extraordinaire, étrange, insolite, extravagant, absurde, inconvenant ». (<==)
(59) Essayons,
au terme de cette phrase de Socrate qui oppose deux discours possibles (« ei
men... ; ei de... », « si d'un côté... ;
si par contre... ») dont l'un serait teras (un prodige)
et dont l'autre ne serait ouden atopon (en rien déplacé),
de voir de plus près ce dont il est question dans chaque cas.
Notons pour commencer que ce qui serait ou pas prodigieux ou inconvenant, c'est,
dans les deux cas que tis apophainei..., que « quelqu'un
montre... ». On retrouve en effet trois fois cette expression
dans des formes légèrement différentes : « ei
men... tis apephainen... (si d'un côté... quelqu'un montrait...) »
(129b1-2) ;
« ei de... apophainei... (si par contre... il montre...) »
(129b3-4) ;
« oude ge ei ... apophainei tis... (pas plus certes que
si quelqu'un montre...) » (129b5).
Le prodige, si prodige il y a, n'est donc pas dans la réalité
des choses dont il pourrait être question, mais dans le fait que quelqu'un
puisse apophainein telle ou telle proposition. Le verbe apophainein,
traduit par « montrer », est composé du préfixe
apo- (« à partir de, en venant de ») et
du verbe phainein, « faire briller, faire paraître,
faire voir, rendre visible » ou encore « faire connaître »,
dont le participe présent moyen phainomenon a donné le
mot français « phénomène » (ce qui
se rend visible). Apophainein, c'est donc en quelque sorte « montrer
à partir de quelque chose », c'est-à-dire « démontrer,
prouver ». Que l'étonnement, le prodige, l'absurdité,
puisse provenir d'une « démonstration » suppose
que cette démonstration aboutirait à un conflit entre ce que l'on
ferait dire aux mots et une « intuition » plus profonde,
celle sans doute à laquelle faisait appel Socrate au début de
sa réplique en demandant à Zénon ce qu'il nomizei
(a coutume de penser ; cf. note 47). Et on touche
bien là au problème que pose Zénon avec ses paradoxes,
et avant lui Parménide, à qui Platon va faire faire une démonstration
virtuose de tels « prodiges » dans la seconde partie du
dialogue : la « dialectique » peut-elle se contenter
d'un discours en apparence purement « logique » sans référence
au « sens commun » supposé trompeur, et accorder
plus de valeur aux paradoxes auxquels elle arrive ainsi qu'aux « évidences »
du simple bon sens populaire, ou bien, même si elle doit s'en méfier
et porter sur lui un regard critique, doit-elle prendre appui sur ce « sens
commun » et sur les données sensibles dont il s'alimente tout
en supposant que notre esprit nous donne accès à plus que ces
simples données sensibles ?
Voyons maintenant de quelles démonstrations il s'agit. Pour en faciliter
l'analyse, je les présente ici en colonnes, à gauches les deux
qui sont dites teras (des prodiges), et à droite les trois qui
sont dites ouden atopon (en rien déplacées), une première
qui s'oppose aux deux précédentes dans le registre de l'identique/différent,
et deux nouvelles qui passent au registre de l'un/nombreux en détaillant
le raisonnement qui est fait globalement dans la précédente :
teras un prodige |
ouden atopon en rien déplacé |
|||
ei men tis apephainen si d'un côté quelqu'un montrait |
ei de apophainei si par contre il montre |
oude ei apophainei tis pas plus que si quelqu'un montre |
||
auta ta homoia les identiques elles-mêmes |
è ta anomoia ou les différentes |
ta toutôn metechonta amphoterôn celles qui ont part à ces deux-là à la fois |
hapanta toutes |
kai tauta tauta et ces mêmes |
anomoia différentes |
homoia identiques |
amphotera des deux à la fois |
hen unes |
polla nombreuses |
gignomena devenues |
peponthota affectées |
|||
tôi metechein tou henos par le fait d'avoir part à l'un |
tôi plètous metechein par le fait d'avoir part à la multitude |
La première remarque que l'on peut faire au vu de ce tableau
est que le verbe metechein, « avoir part à »,
n'apparaît que dans les trois dernières colonnes, c'est-à-dire
dans ce qui est ouden atopon. Par ailleurs, en ce qui concerne la problématique
semblable/dissemblable, on voit s'opposer le verbe gignesthai, « devenir »
(gignomena, participe présent passif) dans les démonstrations
qui sont un prodige au verbe paschein, « éprouver,
subir, souffrir, être affecté » (peponthota,
participe parfait) du côté de ce qui n'est nullement déplacé
et qui « a part ». Il semble donc bien qu'il y ait opposition
entre des choses qui sont de l'ordre de l'être, du toujours identique
à soi-même, et auxquelle il ne convient pas de « devenir »,
et des choses qui ne font que « participer » aux premières
et « subir » ces participations multiples.
Il n'en reste pas moins que si, dans les deux dernière colonnes, celles
qui concerne la problématique un/nombreux, il est bien question de participer
« à l'un (tou henos) » ou « à
la multitude (plèthous) » au singulier,
dans les deux premières colonnes, on parle bien de choses au
pluriel qui sont soit homoia, soit anomoia, même
si elles sont homoia auta. Il semble donc bien ne
pas s'agir de l'homoiotètos dont il était question au
début, de l'eidos (singulier) de l'identité,
du « même ». La difficulté avec laquelle
se débat Socrate pour répondre à Zénon qui est responsable,
par son argumentation (voir le résumé au début de cette
page), du passage de l'un/nombreux à l'homoion/anomoion, est
que le concept d'homoion est, comme on l'a vu dans la note
47, ambigu, en ce qu'il peut aussi bien concerner la ressemblance entre choses
distinctes que l'identité d'une chose prise individuellement. Socrate
est donc ici à la recherche d'un vocabulaire qui lui permette de distinguer
les choses qui sont homoia les unes aux autres par « participation »
à un eidos commun des choses qui sont homoia par rapport
à elles-mêmes, sans référence à quoi que ce
soit d'autre.
Le auta ta homoia dont il parle, ce serait donc en quelque sorte « l'identité
même de chaque chose », ce qui, en celles du moins où
une telle chose existe, reste immuable, permanent, toujours le même. Dans
la citation de Phèdre,
271a6-7 faite à la note 47, l'homoion
s'oppose au polu-eides, c'est-à-dire à ce qui a de multiples
eidè. Mais on est bien dans le registre de l'eidos.
Et si Socrate parle au pluriel de ces auta ta homoia, c'est sans doute
parce que son propos se veut bien plus général de de concerner
le seul eidos de l'homoion lui-même, et qu'il entend
englober tout ce qui a une identité propre et qui, par nature, ne peut
donc devenir autre que ce qui le constitue dans cette identité,
sans préjuger d'ailleurs pour l'instant de ce dont il s'agit. Ainsi donc,
plutôt que de traduire auta ta homoia par « le semblable
en soi » ou même « les semblables en soi »,
il serait préférable à la rigueur de le traduire par « les
en soi eux-mêmes », si l'on tient à tout prix à
parler d'« en soi » !... Et ce qui serait prodigieux,
ce serait qu'on arrive à démontrer que « les en soi
eux-mêmes deviennent différents de ce qu'ils sont ».(<==)
(60) « Ce
qu'est "un" » traduit le grec ho estin hen.
Comme à propos de ho estin anomoion (cf. note
48), il faut remarquer que cette formulation est ambiguë et pourrait
aussi bien se traduire par « ce qui est un »
(ce que fait Chambry). Il n'est pas possible de rendre cette ambiguïté
dans la traduction, mais il faut l'avoir présente à l'esprit pour
comprendre les difficultés auxquelles se heurtait Socrate dans ses discussions
avec ses divers interlocuteurs (et sans doute les premiers lecteurs du dialogue
pour comprendre celui-ci) et les malentendus auxquels ces ambiguïtés
pouvaient conduire et dont certaines sont peut-être délibérément
mises en scène et entretenues par Platon lorsqu'il en était conscient,
comme un moyen de plus de nous amener à nous poser des questions.
Dans le cas présent, si l'on comprend « ce qui est un »,
on arrive à une formulation (cf. Chambry : « si on
me démontre que ce qui est un est en même temps multiple et qu'à
son tour ce qui est multiple est un ») dont on ne voit pas vraiement
en quoi elle diffère de la formulation qui a précédé,
jugée acceptable par Socrate, et qui parle justement de choses qui sont
à la fois unes et multiples (chez Chambry : « si
l'on montre que tout est un par la participation de l'unité, et que ce
même tout est multiple par sa particiaption de la pluralité » ;
même si, pour Chambry, c'est « le tout »
qui est à la fois un et multiple, et non pas « toutes choses »
qui sont unes et multiples, ce tout du moins est bien quelque chose « qui
est un et est en même temps multiple »). (<==)
(61) Changement de verbe : le verbe apodeiknunai remplace ici le verbe apophainein. Ces deux verbes ont des sens très voisins à partir du sens général « faire voir ». D'apodeiknunai dérive le substantif d'action apodeixis qui a le sens technique de « démonstration » ou de « preuve », et même, chez Aristote, de « preuve par syllogisme ». Pour distinguer dans la traduction les emplois de ces deux verbes, j'ai traduit apophainein par « montrer » (cf. note 59) et je traduit apodeiknunai par « démontrer ». (<==)
(62) On voit ici un exemple de la manière dont le Socrate de Platon prend ses distances par rapport à toute tentative de forger un langage « technique » : les choses sont déjà assez difficiles comme ça pour qu'on n'aille pas les compliquer encore en essayant de spécialiser des mots dont on ne peut garantir que les interlocuteurs les comprendront comme vous. Il vaut mieux multiplier les termes voisins et chercher ce dont on parle à l'intersection d'angles d'approche multiples. C'est pourquoi il est dangereux de vouloir trop vite spécialiser le sens de mots comme eidos et genos, ici employés de manière quasi interchangeable, en leur donnant un sens par trop « platonicien » ayant sédimenté vingt-cinq siècles de philosophie, alors que justement ce vocabulaire, et les concepts dont il cherche à rendre compte, sont ici en gestation et se cherchent encore, spécialement lorsqu'il s'agit du jeune Socrate du Parménide. (<==)
(63) Le mot traduit par « affections » est pathè, pluriel de pathos, nom d'action dérivé du verbe paschein, utilisé dans la même proposition (pathè paschonta), selon un tour fréquent en grec qui associe comme complément d'objet à un verbe le nom d'action de même racine. (<==)
(64) « Mes [parties] sur la droite » traduit le grec ta epi dexia mou, mot à mot « les sur la droite de moi », dans lequel l'artcile neutre pluriel ne renvoie à rien. Certes, une traduction « élégante » pourrait se contenter de traduire « mon côté droit » (c'est ce que font Diès, Moreau, Chambry et Brisson). Mais ce faisant, on perd de vue le fait que, dans le grec, cette expression est elle-même un pluriel, comme le seront toutes celles qui vont suivre dans l'énumération (dans laquelle on trouve à chaque fois hetera, « autres », au neutre pluriel), ce qui n'est pas indifférent dans le contexte, où il est justement question d'unité et de pluralité, et ne devait pas l'être pour un Grec d'alors. Non seulement Socrate a un côté droit et un côté gauche, et donc deux côtés, mais ce n'est pas en termes abstraits de « côté » qu'il en parle, mais sous la désignation de quelque chose qui est lui-même une multiplicité : il a des choses à droite (un bras, une jambe, une oreille, un œil, des muscles, peut-être des signes distinctifs qui ne se retrouvent pas à gauche, etc.) et pareillement à gauche, et c'est de toutes ces choses qu'il est implicitement question. Socrate n'est pas des « faces » et des « côtés » (termes abstraits qui s'appliqueraient aussi bien à un objet mathématique), mais des os, des muscles, des veines, des nerfs, des cellules, etc. qui sont disposées spacialement si bien que certains sont à droite, d'autre à gauche, certains devant, d'autres derrière, etc. (<==)
(65) Nouvelle implication de Zénon, par un nouveau « nous » : homologoimen, « nous aurions un discours identique ». Et de plus, le verbe choisi par Socrate enfonce encore un peu le clou, puisqu'il est construit avec le préfixe homo- dont nous avons vu qu'il est de même famille qu'homoios (cf. note 47), c'est-à-dire qu'il met en évidence une identité de pratique linguistique, de logos. C'est pour faire sentir cela en français que j'ai traduit homologoimen comme je l'ai fait, en le décomposant selon son étymologie, plutôt que par un plus classique « nous serions d'accord » ou « nous conviendrions », sens habituels du verbe homologein. (<==)
(66) Encore
une formule ambiguë : ean de tis hôn nundè egô
elegon prôton men diairètai... ta eidè, mot à
mot, « si par contre quelqu'un de qui/de quoi à l'instant
moi je parlais premièrement d'une part séparait... les eidè ».
Le problème vient du fait que hôn, génitif pluriel
du relatif hos peut aussi bien être un masculin, comme tis
auquel il renverrait alors, ou un neutre, supposant un antécédent
autre que tis. Dans le premier cas, la phrase signifie « si
par contre l'un de ceux dont je parlais à l'instant... séparait... »
(Brisson : « que l'un de ceux dont je viens de parler commence
par distinguer... ») ; dans le second cas, où l'on
ne fait pas de la relative un complément de tis, on peut encore
envisager deux sous-cas : ou bien on prend hôn comme un
génitif partitif avec antécédent implicite (« parmi
ceux dont... »), comme je le fais et comme le fait Moreau (Moreau :
« pour ce qui est des êtres dont je parlais tout à
l'heure, que l'on commence par distinguer... les Idées... »),
ou bien, comme le fait Chambry, on y voit le complément du eidè
qui vient ensuite (Chambry : « si on commence par distinguer
et mettre à part les formes en soi des choses dont je parlais tout à
l'heure... ») (Diès, quant à lui, tourne la difficulté
en ne traduisant pas le texte tel qu'il le lit : « qu'on
fasse ce que je disais tout à l'heure : que l'on commence par distinguer...
les formes... »).
En fait, le choix du traducteur est influencé par l'idée qu'il
se fait de ce dont a parlé Socrate jusqu'à présent :
si le hôn est un neutre, la question est de savoir ce que l'on
met sous ce « dont je viens de parler » ;
renvoie-t-il uniquement aux êtres créés ayant part à
l'homoiotès et à l'anomoioitès, à
l'un et à la multitude (plèthos), ou seulement à
des eidè, ou aux deux ?
Remarquons d'abord que la traduction « l'un de ceux dont je viens
de parler » qui fait du relatif un complément de tis,
est peu justifiée par le contexte : Socrate a dans ce qui précède
plusieurs fois utilisé tis tout seul pour désigner un
interlocuteur hypothétique quelconque, uniquement distingué par
ce qu'il cherchait à montrer ou démontrer (on traduit souvent
un tel tis sujet en français par « on » ;
mais alors, on est obligé de continuer ainsi, qu'il y ait ou pas de tis
en grec ; pour ma part, j'ai préféré traduire les
tis par « quelqu'un » et l'absence de sujet par
« il » ; le lecteur pourra ainsi voir où dans
le grec on trouve des tis ). On ne voit pas trop pourquoi Socrate voudrait
soudain singulariser un interlocuteur anonyme parmi d'autres anonymes. Il est
plus naturel de penser que c'est d'entre les choses, ou, si l'on préfère,
avec Moreau, les êtres, dont il vient de parler, qu'il
va maintenant mettre à part les eidè.
Et rien n'interdit de penser, bien au contraire, que ce renvoi renvoie à
tous ce dont il a été jusqu'ici question indistinctement,
aussi bien les êtres qui avaient part aux « abstractions »
envisagées que ces « abstractions » elles-mêmes,
dont le statut ontologique n'a pas été envisagé, ce d'autant
plus que, justement, Socrate n'a pas encore précisé ce qu'il ententait
par eidè, genè, etc.et que c'est ici qu'il va
commencer, par l'exemple, à essayer de préciser sa pensée.
Une fois encore, n'oublions pas que nous avons affaire à un jeune Socrate
venant de faire appel à l'usage et au bon sens de Zénon, à
son nomizein.(<==)
(67) "Séparait distinctement les eidè en tant que tels" traduit le grec diairètai chôris auto kath' hauto ta eidè. Diairètai est le subjonctif présent de diairein, verbe signifiant « diviser, séparer », ou encore « distinguer », et chôris est un adverbe qui veut dire « séparément ». Les deux termes se renforcent l'un l'autre et traduisent l'insistance de Socrate sur cette mise à part des eidè qu'il faut arriver à envisager auto kath' hauto, c'est-à-dire en eux-mêmes à l'exclusion de tout le reste. Sur la formule auto kath' hauto, qui a déjà été utilisée en 128e6, voir la note 47. Cette accumulation de termes qui se renforcent les uns les autres montrent la difficulté que Socrate éprouve à faire comprendre à ses interlocuteurs ce dont il veut parler. Mais pour l'instant, il n'est questionque de distinguer ces eidè par la pensée. (<==)
(68) Les eidè dont parle ici Socrate sont listées sans articles, puisqu'il utilise, non les adjectifs substantivés, mais les substantifs eux-mêmes, homoiotèta (identité), anomoiotèta (différence), plèthos (multitude), stasin (repos), kinèsin (mouvement), sauf dans le cas de to hen, l'un, pour lequel il n'a pas de substantif à sa disposition. A ceux qu'il a déjà évoqué, il ajoute ici repos et mouvement. En Sophiste, 254d, Socrate parle de cinq megista genè, qui sont to on (l'étant ou l'être), stasis (repos), kinèsis (mouvement) , tauton (contraction de to auton, « le même ») et thateron (contraction de to heteron, « l'autre ». To on y remplace to hen, la multitude a disparu, du moins explicitement puisqu'elle est implicite par la multiplicité des genè considérées, le même remplace l'identité et l'autre la différence. (<==)
(69) « Capables en eux-mêmes de se mélanger ensemble et de se diviser » traduit le grec en heautois tauta dunamena sugkerannusthai kai diakrinesthai. Le verbe diakrinein, dont diakrinesthai est l'infinitif moyen présent, signifie, à l'actif, « séparer l'un de l'autre ». La plupart des traducteurs traduisent donc « capables de se mélanger et de se séparer ». Mais, si l'on voit ce qu'il y a de surprenant à ce que le mouvement en tant que tel ait part au repos en tant que tel (le mélange des eidè/genè), après l'insistance qu'a mise Socrate à les séparer distinctement (diairetai chôris, cf note 67), on ne voit pas ce qui pourrait surprendre Socrate à ce qu'on les sépare les unes des autres ! Il faut donc plutôt comprendre ce diakrinesthai au moyen complété par le en heautois qui précède comme visant la possibilité de « diviser » chaque eidos pris isolément (chôris). Mais là encore, on touche du doigt le mal qu'a Socrate a exprimer sans ambiguïté ce qu'il essaye de dire, avec une langue qui y fait en permanence obstacle. (<==)
(70) « Je
l'admirerais plein d'étonnement » traduit le grec agaimèn
an thaumastôs.
Thaumastôs est un adverbe de la famille de thaumaston
(« étonnant », rencontré en 129b1,
129c4
et 129d5)
et thamazein (« s'étonner », rencontré
en 129c1
et 129c3).
En dehors d'une autre occurrence de thaumastôs dans la bouche
de Parménide en 135a6,
ce sont là les seules occurrences de mots de cette famille dans tout
le Parménide. Cette concentration dans une seule réplique de Socrate,
quand on sait l'importance du thaumazein pour le Socrate de Platon
dans le cheminement vers la philosophie (cf. note 54),
n'est certainement pas fortuite. Par cette insistance dans la bouche d'un Socrate
jeune qui dira plus tard (Théétète,
155d), au soir de sa vie (le Théétète, qui,
dans l'organisation des tétralogies
que je crois retrouver, vient immédiatement après le Parménide,
est situé au moment où Socrate est convoqué chez l'Archonte-Roi
suite à la plainte de Mélétos qui conduira à son
procès et à sa condamnation à mort : cf Théétète,
210d), que c'est l'aptitude à s'étonner (thaumazein)
qui est à l'origine de la philosophie, Platon veut sans doute nous montrer
du doigt la source même de la réflexion philosophique, ce que confirme
ce qu'il fait dire à Socrate en République,
VII, 523a-524d, auquel nous avons déjà renvoyé dans
la note 54.
Agaimèn, quant à lui, est la première
personne du singulier de l'optatif présent du verbe agasthai,
verbe de sens voisin de thaumazein, formé sur la même
racine que l'adverbe agan, « trop », qu'on trouve
dans la maxime mèden agan, « rien de trop »,
qui est l'une des plus fameuses maximes du monde grec, avec le gnôthi
sauton (« apprends à te connaître toi-même »),
et que, comme cette dernière, on trouvait gravée à Delphes
(cf. Charmide,
165a3, Protagoras,
343b3, Ménéxène,
247e5). Le verbe agasthai décrit originellement l'attitude
devant quelque chose d'excessif, qui peut être d'étonnement, d'admiration
ou encore d'envie, de jalousie ou d'irritation (tous sens que peut prendre ce
verbe). Chez Platon, le verbe agasthai est utilisé 34 fois dans
les dialogues, toujours dans le sens d'« admirer » ou
d'« être charmé par ». Mais cette admiration
n'est pas toujours dénuée d'une pointe d'ironie lorsque le mot
est employé par Socrate : ainsi par exemple lorsqu'il dit admirer
Gorgias (Gorgias,
449d5), Hippias (Hippias
Majeur, 291e4), le discours d'Agathon (Banquet,
199c6), les propos de Céphale (République,
I, 329d7), Thrasymaque (République,
I, 351c4), ou qu'il parle de l'admiration de l'auditoire pour Euthydème
et Dionysodore (Euthydéme,
276d2).
Comme dans le cas des mots de la famille de thaumazein, les emplois
du verbe agasthai dans le Parménide (5 en tout) sont
concentrés dans les lignes qui vont suivre, puisqu'on le retrouve dans
la bouche de Socrate deux lignes plus loin (129e5),
puis dans celle du narrateur du dialogue, Céphale, en 130a7
pour décrire l'attitude de Parménide et Zénon pendant ce
discours de Socrate, et enfin deux fois dans la bouche de Parménide,
en 130b1
et en 135e1.
Notons de plus que les deux fois où Socrate l'emploie, il est à
l'optatif et vise des prouesses que celui-ci semble bien considérer comme
impossibles.
On peut se demander si, par ces accumulations, Platon n'a pas voulu opposer
deux attitudes, deux formes d'étonnement, l'une, le thaumazein,
qui met en branle la réflexion et conduit à la philosophie, l'autre,
l'agasthai, qui ne fait que conduire à l'admiration béate
sans aucun profit pour celui qui reste coi devant ce qu'il admire, incapable
de faire la différence entre les pitreries d'Euthydème et Dionysodore
et les merveilles de la création que le démiurge lui-même
admire (cf. Timée,
37c7). La combinaison des deux ici suggère que ce n'est que si le
thaumazein s'ajoute à l'agasthai que l'étonnement
sera profitable et que l'admiration sera justifiée. (<==)
(71) « Virilement » traduit l'adverbe grec andreiôs, construit sur la même racine que anèr, andros, le mot grec signifiant « homme » au sens de mâle par opposition à femelle, c'est-à-dire dans le même sens que le vir latin dont viennet « viril » et « virilement ». Il y a sans doute une pointe d'ironie de la part de Socrate à décrire ainsi le travail de Zénon dont celui-ci nous a dit en 128d7 qu'il l'avait écrit hupo neou ontos, c'est-à-dire, étant encore jeune (et sans intention de le rendre public) et donc à une époque où, selon ce qui est dit en 127b5-6, il était sans doute le paidika tou Parmenidou, le « mignon » de Parménide. Mais sans doute cet adverbe lui est-il inspéré par la philonikia, le « goût pour la victoire », l'« envie de vaincre » à laquelle fait référence le même Zénon en 128d7 pour qualifier l'état d'esprit dans lequel il rédigea son traité, état d'esprit qui est à l'opposé de celui avec lequel le Socrate de Platon aborde toute discussion : il ne s'agit pas de vaincre l'adversaire, mais de chercher ensemble la vérité. Et Zénon n'a sûrement pas arrangé ses affaires aux yeux de Socrate en supposant qu'il attribuait, non à la philonikia de la jeunesse, mais à la philotimia (le « goût pour les honneurs ») du grand âge (128e2) le style de son ouvrage !... (<==)
(72) « Tu en as fait ton affaire » traduit le verbe pepragmateusthai, construit sur la racine pragma, « affaire », nom d'action dérivé du verbe prattein, « achever, exécuter, accomplir, agir, travailler ». Pragmateuesthai, dont pepragmateusthai est l'infinitif parfait, signifie « se donner de la peine, du tracas », mais aussi en mauvaise part, « intriguer, agir avec mauvaise foi ». Le verbe n'est donc pas le plus flatteur que pouvait employer Socrate pour caractériser le travail de Zénon. (<==)
(73) « Impasse »
traduit presque littéralement le mot grec aporia employé
ici par Socrate, formé sur poros, qui signifie « chemin,
passage » au sens propre, et au sens figuré, « moyen
en vue d'un but, expédient, ressource », et du a-
privatif. Quelque chose d'aporos, c'est donc quelque chose qui n'offre
pas de passage, quelque chose d'infranchissable, d'impraticable, d'impossible,
d'insurmontable, quelque chose qui laisse dans l'embarras. Aporia est
le nom dérivé de cet adjectif, qui signifie « difficulté,
privation, embarras, incertitude ». On a l'habitude de qualifier
les dialogues dans lesquels il semble que Socrate cherche une « définition »
qu'il ne trouve pas de dialogues « aporétiques »
parce qu'ils semblent conduire à une « aporie »
(décalque français du mot grec).
Toute cette phrase utilise un vocabulaire imagé : si aporia
évoque l'idée d'une voie sans issue, Socrate emploie le verbe
diienai, verbe dont le sens premier est « aller à
travers », et qui signifie au sens figuré « parcourir
par la parole », cest-à-dire « expliquer »,
(dièlthete, en 130a1,
traduit par « vous l'avez parcourue de bout en bout »)
pour décrire la « démarche », le « cheminement »
de Parménide et Zénon, et parle de quelqu'un qui « echoi
tèn aporian... plekomenèn » (ferait serpenter
l'impasse) dans les eidesi, en utilisant un verbe, plekein,
qui signifie au sens propre « tresser, entrelacer » et
que j'ai rendu par « serpenter » pour conserver l'image
de la route suggérée par aporia (la traduction mot à
mot serait : « aurait l'aporie entrelacée »).
(<==)
(74) Socrate
oppose ici ta horômena (« en tois horômenois »,
130a1)
et ta logismôi lambanomena (« en tois logismôi
lambanomenois », 130a2).
Horômena est le neutre pluriel du participe présent passif
du verbe horan, « voir ». Socrate n'en est pas
encore ici à parler, comme il le fera par exemple dans l'analogie de
la ligne en République,
VI, 509d4, ou dans le Phédon, de l'abstraction que constitue
le « visible » (horaton), mais plus concrètement
des [choses] vues (une fois encore avec un neutre pluriel substantivé
qui ne préjuge pas de ce qui est vu).
A une activité, celle de voir, il oppose donc une autre activité,
celle de logismôi lambanein, de saisir par le raisonnement. Lambanein,
c'est saisir, au sens propre (avec les mains) comme au sens figuré (par
l'esprit). Quant à logismos, terme de la famille de logos
dérivé du verbe logizesthai qui signifie « calculer »,
ici encore au sens propre (calcul sur des nombres) et au sens figuré
(calculer au sens de réfléchir à une marche à suivre
pour atteindre un objectif), il désigne aussi bien le calcul aus ens
mathématique que le raisonnement, mathématique ou pas, bref, l'usage
du logos en vue de l'action.
Par cette opposition, Socrate situe donc les eidè du côté
des « choses » saisies par le logismôi.
Mais il serait quelque peu simpliste de penser que seul le second terme de l'opposition,
les logismôi lambanomena, pose problème, car l'évidence
des « choses vues » est trompeuse ! Par « choses
vues », Socrate entend-il les choses qui sont à l'origine
de nos sensations, celles de la vue en particulier, ou la perception que nous
pouvons en avoir, qui suppose déjà une intervention du logismos
pour extraire de ces sensations, qui ne sont en elles-mêmes que des taches
de couleur, justement des eidè, au sens premier de « formes,
aspects » ? Car pourquoi devrions-nous accorder plus de « réalité »
aux eidè que nous abstrayons des sensations (qu'il s'agisse
tout simplement de l'apparence de telle ou telle personne que je regarde ou
bien du carré, forme géométrique que j'abstrait du dessin
sur le sable, ou encore du nombre sept résultant du compte des personnes
présentes, comme le fait Socrate en 129d1)
qu'à celles que nous dégageaons par le seul effort de notre pensée,
sans référence à des sensations ?... Et toutes les
apories que mettent en évidence Parménide et Zénon
doivent-elles nous faire douter de la santé de notre esprit et de la
réalité des choses qu'il saisit ou de la fiabilité de nos
sens et de la réalité de ces choses capables d'héberger
simultanément les contraires que nous pensons saisir par eux ?...
(<==)
(75) « Appliquaient leur esprit » traduit presque littéralement le grec prosechein ton noun.On pourrait aussi traduire par « prêtaient attention », mais on perdrait le référence explicite en grec au nous (« esprit »), qui n'est peut-être pas neutre au moment où Socrate vient d'opposer les horômena (les choses vues) aux logismôi lambanomena (les choses saisies par le raisonnement) et où l'on nous montre Parménide et Zénon faisant usage de leur esprit pour écouter les paroles de Socrate et de leurs yeux pour échanger des regards (eis allèlous blepontas) traduisant leurs sentiments à l'égard de ces paroles. (<==)
(76) « Cette ardeur envers les discours » traduit le grec tès hormès tès epi tous logous. Cette formule de Parménide est doublement ambiguë. D'une part, parce que hormè peut aussi bien vouloir dire « assaut, attaque » que « désir, élan, zèle, ardeur », si bien que la formule pourrait tout aussi bien se traduire par « cette attaque contre les discours ». D'autre part, parce que la multitude des sens de logos rend difficile de savoir exactement de quoi veut parler Parménide. Est-il en train de féliciter Socrate du long « discours » qu'il vient de débiter ou de se moquer de la manière dont il est parti à l'assaut de l'ouvrage de Zénon ? Admire-t-il son zèle pour les discussions, ou son ardeur à chercher des explications, ou encore son désir de raisonnements bien menés ? Tous ces sens sont possibles, et d'autres encore, comme par exemple que Parménide ironise sur la manière dont Socrate part à l'assaut de beaux raisonnements pour les mettre en pièce. Il est bien sûr impossible de rendre toute cette ambiguïté par une seule traduction en français. (<==)
(77) Parménide reprend ici très exactement le vocabulaire utilisé par Socrate auparavant : dièirèsai.. choris men..., choris de..., utilisant le verbe diairein et l'adverbe choris que Socrate avait utilisés en 129d7 (cf. note 77), puis parlant des eidè d'une part, et des choses toutôn metechonta (« y ayant part »), utilisant le verbe metechein que Socrate a commencé à utiliser en 129a8. (<==)
(78) La question
posée par Parménide est : ti soi dokei einai autè
homoiotès..., mot à mot : « quelque chose
[neutre] à toi semble être elle-même identité... ? »,
est-ce que l'identité (ou « un », ou « nombreux »)
est « quelque chose » ? Et si oui, quoi?
Car en grec, c'est le même mot, ti, qui signifie à la
fois « quelque chose » lorsqu'il est pronom indéfini,
et « quoi » lorsqu'il est pronom interrogatif. Mais il
faut se méfier de la traduction française du pronom indéfini
neutre par « quelque chose », qui oblige
à ajouter un « chose » qui n'est
pas dans le grec et qui risque de nous inciter sournoisement à «
chosifier » ce qui est l'objet de la question, à le penser
concret, tangible. Le ti grec est encore plus neutre que cela, si l'on
peut dire, comme le « quoi » français qui en traduit
la version interrogative : demander « c'est quoi ? »
en français ferme moins de portes que répondre « c'est
quelque chose », même, et surtout, si c'est inconsciemment
que le « chose » de « quelque chose »
agit sur notre esprit.
C'est le même adverbe chôris que dans la question précédente,
que je traduis ici par « distincte », que Parménide
utilise dans cette question pour opposer autè homoiotès
(l'identité elle-même) et hès hèmeis homoiotetos
echomen (l'identité que nous avons en nous). (<==)
(79) Ce n'est
sans doute pas un hasard si le premier exemple que reprend Parménide,
qui est celui-là même qu'avait utilisé en premier Socrate
dans sa longue réplique commençant en 128e5
(début de la section ici traduite) et qui renvoyait à « la
première hypothèse du premier argument » de Zénon
tel que résumé par Socrate en 127d6-7,
est celui de l'homoiotès, c'est-à-dire de l'identité/similitude
(cf. note 47). C'est qu'en effet avant même de parler
de l'être ou de l'un, ou de quoi que ce soit d'autre, il faut pouvoir
parler tout court, ce qui suppose d'accepter à la fois la différence
(anomoiotès) des mots les uns par rapport aux autres et une
certaine forme d'homoiotès entre chaque mot et ce qu'il désigne,
entre toutes les choses distinctes qui sont cependant désignées
par le même mot, etc. Et c'est bien des diverses manières de comprendre
cette homoiotès et son contraire, qui fondent la notion même
d'eidos, comme je l'ai déjà dit dans la note 3, qu'il
est question lorsque Socrate et Parménide utilisent les verbes metalambanein
et metechein. Plus importantes que les « êtres »
mêmes, l'être, l'un, le tout, la multiplicité des choses
matérielles, ou que sais-je encore, sont les relations qui peuvent
exister entre nous, êtres percevants et pensants, et ces choses, entre
les mots que nous utilisons et les choses qu'ils désignent, entre les
mots de nos phrases, entre les relations que tissent nos phrases entre ces mots
et les relations qui existent (ou n'existent pas) hors du langage entre les
choses dont parlent nos phrases, etc. Or l'homoiotès et l'anomoiotès
peuvent être vues comme les « primitives » de toutes
relations, et les verbes metalambanein et metechein peuvent
être vus comme les termes les plus généraux pour parler
de l'acte d'entrer en relation (metalambanein) ou d'être en relation
(metechein).
On voit en quoi la critique de Parménide entreprise par Platon par la
bouche de Socrate risque de se montrer encore plus dévastatrice que s'il
en restait à la surface des thèses de Parménide sur l'être
et l'un : en s'attaquant à la notion même de relation dans
sa plus grande généralité, il s'agit pour lui en quelque
sorte de tester la cohérence qui existe ou n'existe pas entre les thèses
de Parménide ou de Zénon et leurs actes que constituent l'énonciation
de ces thèses à l'aide du langage, de se demander si le pouvoir
de compréhension par d'autres des phrases prononcées ou écrites
par Parménide et Zénon que suppose leur énonciation même,
par oral ou par écrit (on ne parle ou n'écrit que parce que l'on
pense être compris par d'autres), ne contredit pas la thèse même
qui y est énoncée. Et l'on comprend mieux pourquoi Socrate insiste
d'entrée sur le nomizein de Zénon (cf. note
47), sur ses coutumes, ses règles de conduite et d'action, sa pratique
du langage. (<==)
(80) Quelques
remarques à propos de cette nouvelle questoin de Parménide :
Tout d'abord, la question n'est pas explicitement renouvelée. C'est toujours
le ti soi dokei einai... de la question précédente.
Ensuite, là encore, Parménide reprend la terminologie de Socrate
en lui demandant si c'est « quelque chose (ti) »
que dikaiou ti eidos auto kath' hauto (« du juste, un
certain eidos en tant que tel »), reprenant presque
mot à mot le auto kath' hauto eidos ti (homoiotètos)
de Socrate en 128e6-129a1.
On notera encore qu'en grec, il n'y a aucun verbe dans la question de Parménide
(ce que j'ai essayé de conserver en français) et qu'elle est construite
autour de pronom démonstratifs neutres (ta toiade, au début,
traduit par « les [choses] telles que ça » ;
pantôn tôn toioutôn, à la fin, traduit par
« de toutes les [choses] pareilles »)
qu'on ne peut rendre en français sans ajouter des « choses »,
avec tous les dangers signalés dans la note précédente.
Il faut enfin remarquer que les adjectifs (dikaiou, « juste » ;
kalou, « beau » ; agathou, « bon »)
sont utilisés sans article (ce que j'ai essayé de rendre sensible
en français en traduisant par « de juste »
et non pas « du juste »). Quand on se souvient
de la difficulté qu'à Hippias dans l'Hippias majeur à
faire la différence entre ti esti kalon (« quoi est
beau ? ») et ti esti to kalon (« quoi
est le beau ? »), l'examen approfondi
des formulations de cette sorte n'est sans doute pas inutile et la remarque
mérite d'être faite, surtout lorsqu'on se souvient que Parménide
est au moins de deux générations antérieur à Hippias
et à Socrate (dans le dialogue, Parménide est dit approcher de
65 ans, Zénon doit avoir la quarantaine et Socrate une vingtaine d'années ;
et il n'est pas impossible que Platon ait forcé la chronologie pour imaginer
une rencontre entre Parménide et Socrate, car nous ne savons à
peu près rien des dates de naissance et de mort de Parménide ;
quant à Hippias, il était sans doute plus jeune de quelques années
que Socrate). La première question de Parménide portait sur homoiotès,
c'est-à-dire sur un substantif formé à partir de l'adjectif
homoios, ce qui veut dire que le travail d'abstraction était
déjà fait dans le langage. Mais tel n'est pas le cas pour le reste :
aussi bien hen que polla, et ici dikaion, kalon
et agathon sont des adjectifs employés sans article. Si l'on
reformule la question initiale en remplaçant le substantif homoiotès
par dikaion, elle devient : ti soi dokei einai auto dikaion
choris hou hèmeis dikaiou echomen, « est-ce que te
semble être quelque [chose] juste même distinct de juste
que nous avons en nous ? » Dire « le juste »,
c'est déjà supposer une réponse à la question puisqu'on
a substantivé une qualité. Et il ne faut pas oublier qu'en grec,
eidos ti dikaiou, du fait des sens possible d'eidos,
pouvait se comprendre comme « une gueule de juste », au
sens où l'on se demanderait si ça se voit sur la figure que quelqu'un
est juste !... Et la confusion est encore plus grande avec eidos ti
kalou, « un aspect de beau » : y a-t-il un « canon »
de la beauté grecque par rapport auquel on jugerait si telle ou telle
personne est belle, d'un point de vue purement visuel ? Avant d'être
une abstraction, pour le grec de la rue du temps de Socrate, et même pour
un Hippias, eidos ti kalou, c'était sans doute cela, l'aspect
extérieur de quelqu'un de beau. Et de là à généraliser
et, de par l'assimilation faite entre kalos et agathos, qui
se traduisait dans le langage par l'expression kalos kagathos, contraction
de kalos kai agathos (« bel et bon ») pour désigner
ce que nous appellerions un « honnête homme », à
considérer que les hommes bons le portent sur leur figure (l'un des sens
possibles de eidos), il n'y avait qu'un pas.
Et ce n'est sans doute pas un hasard si, après avoir parlé de
« juste », Platon fait mentionner par Parménide
justement, et dans cet ordre, kai kalou kai agathou, comme pour suggérer
que, par assimilations successives, l'homme juste est précisément
l'honnête homme, le kalos kai agathos, c'est-à-dire en
particulier, le kalos, le « bel homme », ce qui
veut dire, pour des gens comme les grecs que leur mentalité poussait
à considérer que l'extérieur reflète l'intérieur,
que le fait pour quelqu'un d'être juste doit se voir sur sa figure (eidos),
et donc que dikaiou eidos doit pouvoir se décrire en termes
d'apparence physique.
Bref, il ne faut pas lire ces textes comme s'ils étaient d'après
Platon, en y projetant d'entrée tout ce que 25 siècles de réflexion
sur les dialogues de Platon nous ont habitué à manipuler, mais
essayer de se remettre dans la peau de ceux qui vivaient avant Platon et découvraient
ce genre de questions pour tenter de comprendre leurs objections et le cheminement
des discussions que nous présente Platon. (<==)
(81) Cette
nouvelle liste de « choses » dont Parménide demande
à Socrate s'il leur accorde auto ti eidos, est plus surprenante
que les précédentes en ce qu'elle mélange des choses qui
nous semblent d'ordres différents, et pour lesquels il n'est nullement
évident que la réponse doive être la même.
En fait, il faut commencer par remarquer que Parménide est sans doute
ici au moins autant en train de chercher par l'exemple à comprendre ce
que Socrate met sous le terme eidos qu'à développer une
« théorie » qui serait sienne et dans laquelle
eidos aurait un sens précis ou à critiquer une « théorie
des eidè » de Socrate supposée connue de lui.
Le terme eidos ne fait pas partie du vocabulaire de Parménide,
au moins dans les fragments de son poème qui nous restent, pas plus d'ailleurs
qu'idea ou genos ; le terme le plus proche par le sens
qu'on y trouve est morphè, fragment
VIII, 53, qui signifie « forme », en insistant plus
sur l'apparence que sur la réalité, voire sur le rêve, puisque
ce mot est à la racine du nom de Morphée, le dieu du
sommeil et des songes, le « producteur de formes » dans
les rêves. Quant à supposer une « théorie des
eidè » de Socrate que Parménide serait en
train de critiquer, n'oublions pas que Platon met en scène dans le Parménide
un jeune Socrate (Brisson, Introduction, p. 13, et Moreau, note sur
127c5, lui donnent une vingtaine d'années au plus), qu'il fait tout pour
nous suggérer que cette rencontre des deux hommes était la première,
et fut sans doute la seule (cf. introduction du Parménide et
Théétète,
183e7-184a2), et qu'il nous la présente comme ayant eu lieu au cours
d'une visite de Parménide à Athènes, où il n'était
donc que depuis peu, et où c'était lui la célébrité,
pas Socrate (en 135d1-2, Parménide dit
avoir assisté à une discussion entre Socrate et le jeune Aristote
« avant-hier », mais cela ne remet pas en cause
le fait que cette visite de quelques jours de Parménide à Athènes
fut la seule occasion pour Socrate de le rencontrer et, même si Parménide
était déjà là depuis quelques jours, et que Socrate
avait donc déjà eu l'occasion de le voir, cette discussion peut
fort bien être la première, et la seule, entre eux en tête
à tête).
Dans cette recherche par les exemples, on peut noter que la première
série, homoiotès (identité, similitude), hen
(un) , polla (nombreux, multiple) tire le concept d'eidos
vers le registre arithmétique/géométrique. L'homoiotès
est en effet un concept qui trouve sa place en géométrie depuis
longtemps, puisqu'un des premiers théorèmes de géométrie,
que la tradition attribue à Thalès, l'un des sept sages, antérieur
de plusieurs siècles à Parménide, Socrate et Platon, est
un théorème sur les triangles semblables. L'un, quant
à lui, s'il n'est pas un nombre pour les grecs, en est le principe, et
le « nombreux », c'est bien ce qui est justiciable du
nombre, au moins en puissance, comme aurait dit Aristote. Une manière
d'abstraire de l'aspect d'une personne (sens premier de eidos) une
« forme » générique, c'est bien de ramener
la forme visible à des formes géométriques simples, cercle,
carré, etc. Et l'on peut aussi, comme tentaient de le faire les pythagoriciens,
essayer de tout ramener à des nombres.
La seconde série d'exemples, dikaion (juste), kalon
(beau), agathon (bon), nous transporte dans le registre moral. Comme
on l'a vu dans la note précédente, c'est la notion de « beau »,
transposable du physique au moral, qui permet d'envisager cette piste. L'eidos
au sens premier deviendrait ici le révélateur d'un caractère
plus profond permettant de « catégoriser » les
hommes.
La nouvelle série qui nous est proposée ici, anthrôpos
(homme), pur (feu), hudôr (eau), nous introduit dans
le registre que nous pouvons qualifier de « physique ».
Anthrôpos désigne l'homme non en tant qu'individu, mais
en tant qu'espèce, en tant que distinct de « chien »
ou de « cheval » d'un côté, mais aussi de
« dieu », de l'autre. Quant au feu et à l'eau,
il ne faut pas les voir comme nous les voyons de nos jour, où ces mots
désignent des réalités très précises :
le feu, c'est la flamme qui brûle, et l'eau, c'est un composé chimique
bien précis, de formule H2O. Pour les grecs de ce temps, au moins pour
ceux que nous qualifions de « philosophes » et appelons
les Présocratiques, et pour de nombreuses générations après
eux, « pur (feu) » et « hudôr
(eau) », tout comme « aèr (air) »
et « gè (terre) » désignent, par
généralisation à partir d'un sens premier qui est le même
que celui des mots français qui les traduisent, des concepts beaucoup
plus vaste, proches des concepts modernes d'états physiques de la matière
(hudôr, c'est le « liquide », aèr
le « gazeux » et gè le « solide »)
et d'énergie (pour pur). Écoutons su ce point Aristote
en Métaphysique,
A, 983b7-14 : « parmi les premiers à avoir philosophé,
la plupart pensaient que les seuls principes (archas) de toutes choses
sont dans l'eidei du matériel (en hulès
eidei). Ce à partir de quoi en effet sont tous les étants,
et à partir de quoi ils naissent à l'origine et vers quoi ils
se décomposent au terme, dont la substance (ousias) demeure
sous-jacente, mais transformée par ce qu'elle subit (tois pathesi),
c'est cela qu'ils disent être élément (stoicheion)
et cela principe (archèn) des étants, et c'est pour
cela qu'ils pensent que rien ni ne naît ni ne meurt, du fait de cette
même nature (phuseôs) toujours sauvegardée ».
Puis il continue en indiquant que « sur le nombre (plèthos)
et l'eidos de ce principe (archès),
tous ne disent pas la même chose », mais que « Thalès,
l'initiateur de cette philosophie, dit que c'est l'eau (hudôr) »,
pour ensuite passer en revue les différentes opinions des autres présocratiques
sur ce sujet. Et un peu plus loin, il ajoute : « à
ceux qui en produisent plusieurs, il est mieux possible d'expliquer, comme à
ceux [qui produisent] chaud et froid, ou feu (pur) et terre
(gè) ; ils tirent en effet parti de ce qu'ils disposent
de la nature cinétique (kinètikèn tèn phusin)
avec le feu, avec l'eau par contre, et la terre et ces sortes de choses,
le contraire » (Métaphysique,
A, 984b5-7). On voit dans ces extraits que les philosophes anciens cherchaient
ce qu'Aristote appelle hulès eidos, l'eidos du matériel,
ou des matériaux, à partir desquels était fait tout ce
qui naît et meurt (je préfère traduire hulè
par « matériel/matériaux » plutôt
que par le plus classique « matière », pour rappeler
que ce terme a lui aussi un sens très concret : hulè,
au sens premier, c'est le bois des arbres, voire les arbres eux-mêmes
sur pied, avant d'être le bois de construction, c'est-à-dire les
arbres coupés, et, par généralisation, tous matériaux
de construction). On y voit aussi qu'Aristote déjà savait mettre
à part pur (le « feu ») en tant que principe
de mouvement (kinètikèn phusin), c'est-à-dire
ce que nous nommons aujourd'hui « énergie », par
opposition aux autres « principes » tels « terre »,
« eau », etc. et que, pour lui, il fallait combiner au
moins deux de ces principes pour donner une explication satisfaisante des natures
créées comme l'homme.
Si l'on revient maintenant à Parménide, il ne fait pas exception
dans cette recherche, et, sans que les fragments qui nous restent de son poème
permettent de savoir avec certitude ce qu'il prenait à son compte et
ce qu'il critiquait (cf. fragment
VIII, 51-59), il décrit la Terre comme « enracinée
dans l'eau (hudatorizon) » et fait plusieurs fois référence
au « feu » dans un sens analogique (fragment
VIII, 56 ; fragment XII). Diogène Laërce, dans ses Vies,
dit que pour lui « les éléments sont deux, feu
(pur) et terre (gèn), et le premier joue le rôle
de démiurge, l'autre de matériel » (DL, Vies,
IX, 21).
Il s'agit donc très vraisemblablement ici pour Parménide de voir
comment Socrate se positionne par rapport à ce type de recherches et
si ce genre d'hulès eidè entre dans sa compréhension
du terme eidos. En d'autres termes, cherche-t-il l'eidos de
l'Homme dans l'eidos des matériaux, au sens le plus physique
du terme, dont il est fait ou de l'« énergie »
qui l'anime et le meut ? Ou dit autrement encore, sa « vision »
de l'homme est-elle celle d'un amas de « terre » humide
(ou d'« eau » pas totalement congelée) mue par
un « feu » intérieur ?(<==)
(82) Au delà
du caractère trivial et peu digne d'intérêt à première
vue des éléments de cette nouvelle liste en tant que tels, on
peut noter qu'ils posent malgré tout quelques problèmes non dénués
d'intérêt.
Thrix, traduit par « chevelure », est en fait
un mot qui désigne toute sorte de poil, et pas seulement les cheveux,
et qui, employé au singulier comme ici, a le plus souvent un sens collectif
(cheveux, barbe, crinière, queue d'un cheval, etc.). Le langage ne fait
ici que refléter l'appréhension de la réalité nommée,
qui est celle d'un ensemble d'unités similaires (chaque poil, crin ou
cheveu) difficiles à distinguer les unes des autres et à dénombrer,
et qui ne sont le plus souvent considérées que dans l'ensemble
qu'elles formes : la chevelure à partir des cheveux, la crinière
à partir des crins, etc., si bien qu'on ne sait pas vraiment si l'on
parle d'un cheveu ou d'une chevelure, d'un crin ou d'une crinière, etc.
Pèlos, traduit par « boue », c'est en
fait une matière qui tient le milieu entre liquide et solide, entre « eau »
et « terre », entre deux de ces « éléments »
dont il était question auparavant (cf. note précédente),
et qui se caractérise par le fait de n'avoir pas de forme (eidos)
propre, mais d'être maléable et susceptible de prendre toutes les
formes qu'on veut, au contraire du liquide, qui n'est pas capable de conserver
seul une forme. Le mot peut aussi signifier « argile, glaise »,
comme par exemple en Théétète,
147a, où le doute n'est pas permis, puisqu'il y est question de potiers,
c'est-à-dire précisément une matière destinée
à recevoir diverses formes au gré de l'artisan.
Quant à rhupos, traduit par « crasse »,
mais qu'on pourrait aussi traduire par « saleté »,
cela désigne quelque chose dont l'appellation ne vient pas de son être
propre (si l'on peut dire, lorsqu'il est question de crasse !..), mais
de sa situation : la crasse n'est crasse que lorsqu'elle est sur nous,
ou sur un linge, etc. où elle n'a pas sa place et souille. C'est de la
terre, ou de la poussière, agglutinée par la sueur et qui colle
à la peau, ou prise dans les fibres d'un tissu, etc. Et le nom qu'on
lui donne ne vient pas de ce qui la constitue, de sa composition, dirions-nous
aujourd'hui, mais du fait qu'elle salit, qu'elle fait tache, qu'elle souille :
peu importe que ce soit de la terre, ou des débris d'aliments, ou du
pollen de fleurs, ou que sais-je encore, sur nous ou sur notre vêtement,
ce sera toujours de la « saleté ». (<==)
(83) Socrate avait dit dans sa précédente réponse qu'il était en aporiai, dans l'impasse. Parménide lui demande ici s'il aporei, utilisant le verbe aporein formé sur la même racine aporos qu'aporia (sur ces termes, voir note 73). (<==)
(84) « Nous, nous touchons de nos mains » traduit le grec hèmeis metacheirizometha. Parménide insiste ici sur l'expérience concrète et le toucher : c'est bien de nous qu'il s'agit, comme le montre le hèmeis qui redouble la forme conjugée du verbe, pas d'un « nous » faible qui pourrait s'assimiler à un « on » anonyme, et le verbe utilisé, metacheirizesthai, est un verbe construit sur la racine cheir, « main » (qu'on retrouve dans le français « chirurgien », celui qui travaille avec ses mains). Cheirizein, c'est proprement « manier » (le verbe français dérivé de « main ») ; le préfixe meta-(parmi, au milieu de ») de metacheirizein insiste sur le fait qu'on met vraiment les mains dans le cambouis, selon l'expression consacrée, d'autant plus appropriée qu'il s'agit de crasse ; et l'utilisation du moyen, metacheirizesthai, ajoute encore à la première personne du pluriel (metacheirizometha) l'idée qu'on fait l'expérience pour soi-même, pas par personne interposée. (<==)
(85) Notez qu'à Parménide qui parlait de toucher du doigt, Socrate répond en parlant de voir : ce que nous voyons, en grec, horômen. (<==)
(86) « Celles-là aussi sont » traduit le grec tauta kai einai, dans lequel Socrate emploie le verbe « être (einai) » absolument, sans attribut. Comme le grec ne fait pas la différence entre « être quelque chose » et « être » tout court, qu'on a l'habitude de traduire en français par « exister », je préfère garder en français le même verbe « être » dans les deux cas. (<==)
(87) Sur « déplacé » pour traduire le grec atopon, voir note 58. (<==)
(88) La phrase traduite par « quelque chose ne serait-il pas pour toutes [choses] le même ? » est en grec mè ti èi peri pantôn tauton. Ce quelque chose (ti) qui serait le même (tauton) à propos de toutes choses, ce serait que de toutes, il y ait eidos ti. (<==)
(89) On remarquera
que c'est au moment même où Parménide vient de donner, sur
un ton quelque peu condescendant, son « opinion (doxa) »
sur le jeune Socrate qui vient de débiter ce long discours critique du
travail de Zénon (kat' emèn doxan, que j'ai traduit par
« selon mon opinion » plutôt que par un
plus usuel « à mon avis », justement pour
rendre sensible l'identité de vocabulaire que je souligne ici) qu'il
met en garde ce même Socrate sur les dangers qui le guettent s'il attache
de l'importance aux opinions (doxas) des hommes !... C'est sans
doute que Parménide ne se considère pas comme un homme comme les
autres et suppose que son opinion mérite qu'on la prenne en
considération, surtout quand il décèle des dispositions
prometteuses dans un jeune admirateur, ou supposé tel, venu l'écouter
et, pense-t-il sans doute, tenter de briller à ses yeux...
Et c'est de l'opinion de Socrate qu'il va condescendre à faire cas, en
commençant son questionnement par dokei soi, qu'on devrrait
traduire par « il te semble », mais que j'ai
traduit par « tu es d'opinion » pour rendre sensible
en français la parenté de racine entre le verbe dokein
et le substantif doxa qui en est dérivé.
Il n'est peut-être pas sans intérêt d'examiner ici quelques
vers du poème de Parménide qui parlent des doxas, et
qui ne sont pas sans rapport avec le Parménide de Platon. Il
s'agit des vers 50 à 61 du fragment VIII, dont je propose ici une traduction
(avec le texte grec en rouge entre les lignes de la traduction) :
La traduction des vers de Parménide n'est pas simple et leur compréhension
encore moins ; souvent plusieurs interprétations sont possibles,
qui peuvent conduire à des options de traduction différentes (sur
les ambiguïtés dans ces quelques vers, voir B. Cassin, op.
cit., pp. 181-185). On voit en tout cas dans ces quelques vers que les morphas,
terme employé par Parménide et voisin par le sens du eidè
de Platon (et dont c'est ici la seule occurrence dans tout ce qui nous reste
de son poème), sont de l'ordre de la doxa, et que l'erreur des
hommes est de vouloir distinguer, de poser des « formes »
chôris les unes des autres, ou plus précisément
de « donner des noms (onomazein) » différents
aux choses que leurs recherches, leur prétendu savoir (gnômas)
croit justement pouvoir distinguer et de leur associer des « sèmata
(signes) » distincts (ce sont ces « signes »
qui sont dits chôris dans le poème).
Et de fait, dans la discussion à laquelle nous assistons ici entre Parménide
et Socrate, après toutes les questions que Parménide vient de
poser à Socrate pour essayer de mieux cerner ce qu'il entend par eidè,
et malgré les réponses hésitantes de Socrate, ce n'est
sur la question de savoir de quoi il y a eidos que Parménide
va revenir, mais sur la problématique du chôris, sur la
compréhension que l'on peut avoir d'eidè qui seraient
distinctes de ce dont elles sont eidè, de cette distinction
et de la « participation » qu'elle implique (le metechein).
On peut aussi remarquer que, dans ces vers, Parménide pose explicitement
le problème du langage en lien avec celui de la doxa, puisqu'il
reproche aux hommes d'avoir « donné des noms (onomazein) »
et « posé des signes (sèmata) ».
Le terme sèma, dont sèmata est le pluriel, et
qui désigne toutes sortes de signes, signes distinctifs, signes de reconnaissance
(entre personnes, sur des bulletins de vote, sur des sceaux, des boucliers,
etc.), signes des dieux (augures, présages), signes d'écriture,
voire même signes permettant de reconnaître un tombeau, ce qui fait
que le mot peut aussi en venir à désigner le tombeau lui-même,
est à la racine du verbe sèmainein, qui veut dire en
particulier « signifier », pour un mot (tout comme, en
français, « signe » est à la racine de « signifier »).
Le choix de ce terme par Parménide permet de replacer le problème
du langage dans un cadre plus large, les mots (onomata, pluriel de
onoma, qui est à la racine du verbe onomazein utilisé
ici par Parménide, tout comme sèma est à la racine
de sèmazein) n'étant que des signes parmi d'autres, qui
englobe à la fois la relation des mots à ce qu'ils « signifient »
en propre et l'utilisation d'images, de « métaphores »,
pour parler de certaines choses en les comparant à d'autres (ce que fait
Parménide tout au long de son poème, et en particulier dans les
vers qui suivent la référence aux sèmata. Le souci
de Parménide est donc à la frontière entre les domaines
de la physique, de l'ontologie et de la linguistique.
Notons pour finir que Parménide nous met en garde dans les vers cités
de son poème sur « l'ordre trompeur (kosmon apatèlon) »
de ses paroles. Un avertissement qu'il ne faudrait pas perdre de vue et dont
Platon s'est sans doute souvenu en écrivant en particulier la seconde
partie du Parménide, le jeu des hypothèses... (<==)
(90) Parménide reprend ici le premier des deux verbes utilisés par Socrate pour parler de la relation entre eidé et êtres du monde sensible, le verbe metalambanein. Sur ce verbe et celui que lui substitue ensuite Socrate, metechein?, voir les notes 50 et 57. (<==)
(91) Le mot grec traduit par « surnom » est epônumia, formé, comme le français sur-nom, à partir du préfixe epi- (« sur », mais aussi « d'après, à la suite de, à cause de ») et de onoma, « nom ». L'adjectif correspondant, epônumos, qui a été décalqué dans le français « éponyme », servait en particulier à qualifier quelqu'un ou quelque chose dont une autre chose ou personne tirant son nom. Ainsi, on parlait à Athènes de l'archonte epônumos, c'est-à-dire de celui des dix archontes qui donnait son nom à l'année où il exerçait sa fonction ; ou encore des héros epônumoi, dont les statues trônaient sur l'agora, pour désigner les dix héros qui avaient donné leur nom aux dix dèmes athéniens. De nombreuses villes grecques avaient un héros epônumos, voire un dieu ou une déesse, comme dans le cas d'Athènes, qui devait son nom à Athéna, déesse epônumos de la ville. Même chose pour les peuples de la Grèce : la tradition connaissait un certain Hellen, fils de Deucalion (cf. Hérodote, Enquête, I, 56, Thucydide, Histoire, I, 3), éponyme des Hellènes, qui avait eu pour fils Doros, éponyme des Doriens, Eolos, éponyme des Éoliens, et Xouthos, lui-même père d'Achaeos, éponyme des Achéens, et d'Ion, éponyme des Ioniens. L'epônumia, c'est donc un nom qu'une chose reçoit d'une autre qui, elle, a un nom (onoma) qui lui est propre. Le terme peut s'employer pou désigner un nom qui deviendra le nom de la chose ainsi surnommée, ou simplement un surnom au sens usuel, qui viendra s'ajouter à son nom propre. (<==)
(92) Dans toute cette énumération, Parménide distingue bien les substantifs d'une part, homoiotès (identité), megethos (grandeur), kallos (beauté), dikaiosunè (justice), des qualificatifs, des « epônumias », selon ses propres termes, qui en résultent pour ce qui y prend part : homoia (identiques) par l'homoiotètos, megala (grands) par la megethos, dikaia (justes) par la dikaiosunès, kala (beaux) par la kallous. En d'autres termes, son langage admet implicitement ce qu'il va entreprendre de contester, puisqu'il n'est pas en train de tordre le langage en substantivant des adjectifs, mais donne des noms spécifiques à ce qui justifie en nous les qualificatifs représentés par ces adjectifs. Il ne parle pas, comme le fera Socrate avec Hippias, de (auto) to kalon, le beau (lui-même), mais bien de kallos, la beauté. (<==)
(93) « Prise de participation » traduit le mot grec metalepsis, qui est le nom d'action dérivé du verbe metalambanein.(<==)
(94) « Disctincte » traduit ici encore chôris. Pour essayer de montrer à Socrate qu'on ne peut concevoir des eidè qui soient chôris, Parménide est obligé d'admettre dans son discours la notion même qu'il conteste et de supposer une certaine homoiotès entre des choses distinctes qui justifie qu'on les considère toutes comme des variétés de metalepsis, puisqu'avant de demander à Socrate s'il en existe une autre, il en a lui-même distingué deux. (<==)
(95) L'exemple
choisi par Socrate est intéressant, car le mot hèmera,
comme le mot français « jour » qui le traduit,
a en grec plusieurs sens : il désigne aussi bien l'état de
clarté qui s'oppose à la nuit que l'unité de temps qui
s'écoule entre deux levers du soleil. Si l'on prend hèmera
dans le premier sens, la question se pose de savoir ce qu'est exactement ce
« jour » qui « est en même temps
en beaucoup d'endroits (pollachou hama esti) » : parle-t-on
de l'espace baigné par la lumière du jour, de la lumière
du jour elle-même, de l'état des portions de l'espace qui sont
baignées par la lumière du jour, du phénomène physique
que constitue l'exposition d'une partie de la terre à la lumière
du soleil, ou d'autre chose encore ? Et si l'on prend hèmera
dans le second sens, en le disant « en beaucoup d'endroits »,
on pose le problème de la relation entre temps et espace.
On peut aussi se souvenir que Parménide, dans son poème, joue
abondamment d'images qui opposent d'un côté la lumière,
le jour, le feu et de l'autre la nuit, l'obscurité. Dans le prologue,
il décrit « les portes des chemins de la nuit et du jour
(pulai nuktos te kai èmatos keleuthôn) » (fragment I,
vers 11), utilisant pour parler du jour la forme plus ancienne et poétique
èmar, èmatos, dont hèmera est dérivé.
Dans le fragment IX, il dit que « tout est plein à la
fois de lumière et de nuit invisible (pan pleon estin homou phaeos
kai nuktos aphantou) ». Et à la fin
du fragment VIII que j'ai traduite dans la note 46, il parle du « feu
éthéré de la flamme [...] partout identique
à lui-même (heôutôi pantose tôuton) »
pour l'opposer à la « nuit ignorante ».
(<==)
(96) On appréciera la manière dont Parménide trivialise l'exemple pris par Socrate ! Non seulement il donne du jour une image toute matérielle, celle d'une toile ou d'un voile que l'on déploie au dessus des hommes, mais, ce faisant, il inverse le potentiel d'interprétation allégorique de l'image utilisée par Socrate : là où l'image du jour renvoie à la lumière, utilisée par Parménide lui-même dans son poème comme métaphore de la connaissance, et peut se montrer « éclairante » pour comprendre la relation des eidè à ce qui en reçoit une part, l'image du voile, jeté sur les hommes qui plus est, « voile » le pouvoir explicatif de l'analogie en renvoyant à l'idée d'obscurité et d'ignorance. Et c'est d'ailleurs bien ainsi une fois encore que Parménide l'utilise dans le prologue de son poème, lorsqu'il parle des « filles du Soleil (Hèliades kourai) ayant délaissé les demeures de la nuit pour la lumière, repoussé des mains les voiles de leurs chefs », qui guident le char qui l'emporte (fr. VIII, 9-10). Certes, le mot du poème traduit par « voiles » est kaluptras, qui désigne en particulier les voiles qui servent de coiffes aux femmes, alors qu'ici le mot employé par Parménide est histion, qui peut désigner toute sorte de toile et en particulier les voiles d'un navire. Mais cela ne change guère le pouvoir évocateur de l'image. Qu'il s'agisse d'un voile recouvrant la tête d'une jeune fille ou d'une voile, ou autre toile, déployée au dessus de la tête d'un groupe de personnes, il s'agit toujours de quelque chose qui « voile » la lumière et évoque l'obscurité et l'ignorance (c'est pour rendre cette compréhension métaphorique plus sensible en français que j'ai traduit histion par « voile » au singulier plutôt que par « toile »). (<==)
(97) Parménide passe ici du verbe metalambanein au verbe metechein. (<==)
(98) « L'unité de l'eidos » traduit le grec to hen eidos, et « elle sera une » traduit hen estai. C'est le même mot hen qui est traduit ici une fois par « l'unité » lorsqu'il est substantivé par l'emploi du neutre précédé de l'article, et par « une » lorsqu'il est simple attribut (du to hen qui a précédé). (<==)
(99) Le mot grec traduit par « irrationnel » est alogon. Ce mot, formé du préfixe a- privatif et de logos, hérite dans une large mesure de la multiplicité des sens de logos. Pour rester plus près du grec, on pourrait le traduire aussi par « illogique », mais, dans le cadre d'une exemple a connotaiton mathématique, j'ai préféré utiliser un terme qui, comme alogos en grec, s'emploie aussi bien dans le registre logique que dans le registre mathématique. (<==)
(100) « Obtiendra...
de posséder l'égalité » traduit le grec
exei... to echon ison. Exei est la troisième personne
du singulier du futur indicatif actif du verbe echein, dont echon
est le participe présent actif à l'accusatif neutre singulier.
Echein est un verbe qui dénote la possession et qui se traduit
souvent par « avoir » (c'est celui qu'on a déjà
rencontré en composition dans metechein, cf. note
57). Ce redoublement de son emploi par Parménide indique qu'il se
fait, au moins pour les besoins de son raisonnement, une idée toute « matérielle »
de l'égalité : il ne s'agit pas d'être égal
(ison einai), mais de posséder l'égalité
(to ison echein), comme si to ison (littéralement « l'égal »)
était quelque chose de tangible que l'on peut effectivement couper en
petits morceaux !... La question qui se pose, et qui va continuer à
se poser tout au long du dialogue, est de savoir jusqu'à quel point Parménide
expose effectivement le fond de sa pensée et s'il n'est pas plutôt
en train de ridiculiser délibérément les positions de Socrate
en trivialisant ses exemples, ou encore de montrer par l'exemple le caractère
réducteur d'une confiance excessive dans une logique qui finit par attacher
plus d'importance aux mots et aux règles de transformation des propositions
qu'à la réalité sous-jacente dont on parle. Mais finalement,
peu importe par rapport au projet de Platon, qui est, en forçant le trait,
d'inciter le lecteur à se poser des questions...
C'est pour pouvoir rendre sensible en français cette insistance sur la
possession impliquée par le redoublement de echein que je me
résouds à traduire to ison par « l'égalité »,
traduction qui devrait être réservée à hè
isotès, parce que le français supporte mal qu'on parle de
« posséder l'égal ». (<==)
(101) « Définir » traduit le grec diorisasthai, infinitif aoriste moyen du verbe diorizein, formé du préfixe dia- (« à travers », qui introduit en composition une idée de séparation ou une idée d'achèvement, de complétude) et du verbe horizein, « limiter, délimiter, définir », dérivé lui-même de horos, « limite ». Diorizein, c'est donc « délimiter avec exactitude ». Chez Aristote, le terme signifie « définir » dans un sens technique. Pour le Socrate de Platon, il ne s'agit pas de se ramener à une formule lapidaire qui, comme est en train de le montrer Parménide en prenant au sens le plus matériel le verbe metalambanein, risque d'être mise à mal par le premier venu, mais au contraire de faire le tour du problème, d'en déterminer l'extension et les limites, d'en expliquer, en prenant le temps et les mots qu'il faut, toutes les dimensions. (<==)
(102) Le verbe grec traduit ici par « comprendre » est une fois encore le verbe echein (la question posée par Parménide à Socrate est pôs echeis), qui, à côté de son sens de « tenir, avoir, posséder », a aussi le sens de « prendre, saisir », et par extension, de « comprendre ». On notera l'insistance de Parménide à choisir des expression qui suggèrent une interprétation de l'ordre de la possession matérielle, tant de la connaissance ici, que de la relation entre les eidè et les choses tout au long de cette discusison. (<==)
(103) Parménide essaye d'expliquer eidos par idea en renvoyant explicitement au verbe idein, « voir », dont dérivent les deux mots, puisqu'il parle de mia tis idea (« une certaine idea une ») qui semblerait (dokei) la même lorsqu'on est epi panta idonti (mot à mot : « vers toutes regardant »). Mais on ne voit pas trop en quoi le remplacement d'un mot par un autre de même famille fait avancer la compréhension !... (<==)
(104) Parménide ne cherche pas à faire dire à Socrate ce qu'il pense mais prétend deviner ses pensées et lui souffle ce qu'il doit penser pour mieux le critiquer aussitôt après, sans se donner la peine de vérifier au préalable qu'ils mettent tous deux les mêmes choses sous les mêmes mots. (<==)
(105) Si Parménide ne semble pas avoir de difficultés à utiliser idein dans un sens analogique et à parler de voir « avec l'âme (tèi psuchèi) », admettant ainsi implicitement au passage que les eidè ne sont pas visibles avec les yeux, il ne semble pas réaliser que, si ce « voir » se fait avec des « instruments » différents, les yeux dans un cas, l'âme dans l'autre, il y a fort à parier que les « êtres » qui sont vus dans chaque cas ne sont pas du même ordre. Avant donc d'aller plus loin, il serait sans doute nécessaire de se demander de quel ordre sont chacune des catégories d'« êtres » vus et ce que l'âme « voit » des multiples êtres vus avec les yeux qu'il propose de rapprocher dans l'âme d'auto to mega, du grand lui-même. (<==)
(106) L'objection
que présente ici Parménide doit beaucoup à la manière
dont Parménide joue avec la langue grecque : jusqu'à cette
dernière réplique, il s'est bien gardé d'employer le mot
megethos (grandeur), mais a parlé de to mega, le grand
(nominatif neutre de l'adjectif megas, megalè, mega, « grand »,
substantivé par l'adjonction de l'article), en tant qu'idea
une suscitée par la considération d'une multiplicitéde
choses megala (grandes, pluriel neutre de mega), pour dire
ensuite que si l'âme « regarde » maintenant ensemble
auto to mega kai talla ta megala, « le grand lui-même
et les autres grands », un autre mega un surgira, par lequel
tous apparaissent megala. J'ai fait exprès dans la traduction
de cet échange de remplacer l'habituel « choses »
sous-entendu par le neutre pluriel sans nom associé par « êtres »,
un mot masculin, qui me permet faute de neutre en français, d'utiliser
le même masculin pour traduire tous ces neutres, c'est-à-dire aussi
bien « le grand » (adjectif substantivé)
que « les autres grand » (non répété,
mais sous-entendu « êtres »), pour faire mieux percevoir
dans la traduction l'identité d'expresssion (c'est toujours le même
mot, mega, au neutre, avec article, au singulier ou au pluriel) entre
ce qui désigne la multitude des objets grands de notre monde (talla
ta megala) et ce qui désigne le concept de grandeur
(auto to mega, plutôt que megethos).
C'est en fait cette identité de formulation, le même mot dans les
deux cas, qui induit à accepter la suggestion qu'entre ce mega-là
et les autres megala, il n'est pas absurde de supposer une idea
unifiante. En fait, Parménide ne cherche pas ici à utiliser les
ressources du langage pour essayer de mieux faire percevoir des différences,
mais au contraire pour niveler et aplanir, pour mieux faire passer ses paradoxes :
il n'est question que d'idein (voir), que ce soit avec les yeux du
corps ou avec ceux de l'âme, et de voir un mega ou des megala !
Et ce n'est pas faute d'un vocabulaire plus différencié, puisqu'une
fois sa kyrielle de mega/megala alignés pour arriver à
ses fins, Parménide s'empresse de parler de megethos. Or il
est clair que si d'entrée il avait parler d'une idea de megethous,
et non de mega, et ensuite de rechercher une nouvelle idea
unifiante entre ta megala et to megethos, la suggestion n'aurait
plus du tout semblé aller de soi...
En Métaphysique,
A, 990b15 et Métaphysique,
M, 1079a11, Aristote mentionne, sans la développer, une objection
à l'hypothèse platonicienne des eidè/ideai qu'il
appelle « le troisième homme », dans laquelle tous
s'accordent, au vu du commentaire de 990b15 par Alexandre d'Aphrodise (Commentaires
de la Métaphysique d'Aristote, ed. Hayduck, p. 83, cité par
Diès dans l'édition Budé du Parménide en
note ad. loc., p. 63), à reconnaître une variante de l'argument
développé ici par Parménide, dans laquelle l'eidos
de l'homme a remplacé la grandeur. On notera que dans ce cas, il était
plus difficile pour les penseurs du temps d'Aristote de ne pas succomber aux
pièges du langage, dans la mesure où le mot anthrôpotès,
« humanité », au sens justement d'eidos
de l'Homme, n'a dû apparaître dans la langue grecque que plusieurs
siècles plus tard.
Pour que l'argument porte, il faut se faire de l'eidos/idea de l'Homme
une conception qui tient plus d'une image visible, sorte de staute grecque de
« l'homme idéal », que d'autre chose. Si par contre,
pour Platon, l'idea de l'Homme a plus à voir, comme je le pense,
avec l'idéal de justice à réaliser dans l'âme pour
y faire régner l'unité et l'harmonie qui servent de fondement
à l'harmonie dans la cité, tel que le suggère Socrate dans
la République, l'argument ne porte plus.
(Ajout du 16 juillet 2023) Dans une autre page de ce site intitulée « L'argument du troisième homme », on trouvera une mise en regard de l'argument tel que pésenté ici par Parménide à un Socrate encore très jeune et d'une autre versions de celui-ci utilisée par un Socrate mûr dans la discussion sur les trois sortes de couches(/lits) en République X, 597c pour démontrer l'unicité de l'idea, c'est-à-dire exactement le contraire de ce que veut ici lui faire démontrer Parménide. Cette mise en regard montre que le Socrate de la République, et donc le Platon qui écrivait ce dialogue, disposait de tous les arguments nécessaires pour contrer l'objection présentée ici par Parménide à une conception des eidè/ideai non distinguées les uns des autres encore très simpliste et qui n'est pas celle du Socrate de la République. Dans cette page, je montre aussi comment ce fait porte un coup fatal à l'hypothèse universellement admise d'une conception des dialogues de Platon en faisant une sorte de « journal » de son évolution intellectuelle (ce que j'appelle l'hypothèse « évolutionniste »), et, pour ce qui nouos concerne ici, voyant dans le Parménide la trace d'une « crise » chez Platon concernant sa supposée « théorie des eidè/ideai », et comment au contraire il trouve une explication tout à fait naturelle dans mon hypothèse de composition d'un ouvrage unique en sept tétralogies accompagnant l'évolution intellectuelle du lecteur et le soumettant à certains moments « critiques » à des « tests » de bonne compréhension, le Parménide étant l'un de ces « tests » en prélude à la trilogie Théétète / Sophiste / Politique sur la dialektikè. (<==)
(107) Le mot
grec traduit par « pensée » est noèma,
nom d'action dérivé du verbe noein, lui-même apparenté
à noos/nous, « intelligence, esprit ».
Ce mot est rare dans les dialogues et, sur ses 11 emplois au total, 6 se retrouvent
dans ce passage du Parménide, deux figurent dans deux citations
des deux premiers vers du fragment VII du poème de Parménide faites
par l'étranger d'Élée dans le Sophiste (237a9
et 258d3),
une autre figure dans un vers de Théognis cité par Socrate dans
le Ménon (95e5),
ce qui n'en laisse que deux, en dehors de notre passage, venant de Platon lui-même.
Et sur ces deux, l'une, dans le Banquet, est mise dans la bouche d'Agathon
(197e5)
et l'autre, dans le Politique, est mise dans la bouche de l'étranger
d'Élée (260d8).
Cette occurrence de noèma est donc la seule dans tous les dialogues
qui soit mise dans la bouche de Socrate, et 9 des 11 occurrences se trouvent
dans un contexte « éléatique » : discussion
avec Parménide, citation de Parménide ou utilisation par l'étranger
d'Élée. Ceci suggère que Socrate l'utilise ici comme un
emprunt à Parménide, pour tenter de parler avec lui un langage
dont il sait par son poème qu'il le comprend, même si c'est pour
explorer une piste que lui aurait peut-être formulée dans un vocabulaire
différent. Voyons donc, dans ce qui nous reste de son poème, comment
Parménide utilise le mot noèma. On le retrouve 4 fois
dans les fragments :
- dans le fragment VII, au vers 2 (celui cité deux fois par Platon dans
le Sophiste, voir ci-dessus) :
- dans le fragment VIII, une première fois au vers 34 :
- une seconde fois au vers 50, déjà cité dans la note 89 :
« En ce qui te concerne, je cesse le
discours crédible et la pensée autour de la vérité. » (en tôi soi pauô piston logon ède noèma amphis alètheiès) |
- dans le fragment XVI, au vers 4 :
Sans entrer dans le détail de ces quelques extraits, qui posent chacun de multiples problèmes de traduction par rapport auxquels les choix que j'ai fait ne sont pas les seuls possibles, on peut dire sans crainte de trop se tromper que dans ces extraits du moins, le mot noèma semble désigner plus une activité de l'esprit, le fait de faire usage de son nous, la pensée, plus qu'une pensée spécifique sur un objet précis. Mais la différence n'est peut-être pas si grande que ça pour un penseur qui semble vouloir tout ramener à un unique « être (einai) », qu'il assimile d'ailleur au « penser (noein) » dans le célèbre fragment III de son poème :
« car le même
est penser et être » (to gar auto noein estin te kai einai) |
C'est peut-être d'ailleurs pour tester jusqu'où Parménide
est prêt à maintenir cette unité du penser, qui laisse supposer
un unique noèma, que Socrate suggère ici, dans un langage
qui n'est peut-être pas celui qui lui viendrait naturellement à
l'esprit, l'idée que l'eidos pourrait être noèma.
Notons d'autre part que le passage de l'idea dont vient de parler Parménide
en 132a2-3
(mia tis idea) pour tenter d'expliquer l'eidos au noèma
dont il est ici question n'est pas aussi naturel en grec que le passage en français
d'idée à pensée, dans la mesure où idea,
comme on peut le voir ci-dessus, n'a pas en grec que le
sens qu'a « idée » en français. C'est justement
en grande partie avec Platon que le mot grec idea en viendra à
prendre le sens qu'a le mot « idée » en français
et il est mis ici par Platon dans la bouche de Parménide parlant à
un jeune Socrate (même s'il est mis en scène par un vieux
Platon). Comme ce mot n'apparaît pas dans les fragments conservés
du poème de Parménide, on ne peut savoir quel sens il lui donnait.
Et il serait hâtif de penser que notre Socrate d'une vingtaine d'années
a déjà figé une éventuelle « théorie
des idées » au point de ne pas comprendre idea autrement
que dans le sens du français « idée » compris
à la mode platonicienne. (<==)
(108) « Se
produire... dans les âmes » traduit le grec eggignesthai...
en psuchais. L'interprétation de la suggestion de Socrate dépend
du sens que l'on donne à eggignesthai. Ce verbe est composé
du préfixe en-, « dans », en général
sans idée de mouvement, et du verbe gignesthai, « devenir »,
et de là « naître », ou encore « advenir,
se produire », dont l'infinitif aoriste genesthai est à
la racine de mots comme genesis (et donc « génèse »
en français, qui en est le décalque) ou genos (voir ci-dessus),
verbe qui, lui, indique, sinon une idée de mouvement, du moins une idée
de changement. Le Bailly donne pour eggignesthai les sens possibles
suivants : « naître dans », ou, dans un sens
figuré, « être inné, être naturel à »,
ou encore un sens impersonnel, possible aussi à l'infinitif ici employé,
« se produire, d'où être possible ».
La question est de savoir ce qui « se produit » dans l'âme
quand elle pense et quels sont les particpants à ce processus. Selon
qu'on envisage l'« apparition » d'une pensée ex
nihilo, une production par l'âme elle-même, qu'on pense à
une faculté innée de l'âme, dans laquelle des eidè
seraient implantés depuis toujours (dans la ligne du mythe
que développe Socrate pour Ménon dans le dialogue de ce nom),
qu'on imagine un noèma/pensée suscité par les
impressions sensibles ou qu'on le suppose produit par un quelque chose qui ne
serait perceptible que par l'âme, ou plus précisément, par
la partie rationnelle de l'âme, les conséquences sont fort différentes.Car
si ces pensées naissent dans l'âme de chacun de manière
autonome, c'en est fini de l'unité après laquelle on court, puisqu'il
y en aura autant que de personnes pensantes. Sans compter qu'on ne voit pas
trop comment les hommes pourraient communiquer entre eux sur des pensées
que chacun produit à son gré. Si par contre c'est l'« être
(einai) » unique de Parménide qui « pense
(noei) » en chacun de nous, ce n'est plus la même
chose. (<==)
(109) Parménide
part de la suggestion de Socrate que l'eidos pourrait être un
noèma, une pensée dans l'âme et lui fait admettre
sans difficulté que cette pensée doit être pensée
de quelque chose qui existe. A ce point, on se trouve donc avec deux choses
distinctes : la pensée, qui serait, selon la suggestion de Socrate,
l'eidos, et ce dont cette pensée serait pensée, qui n'est
donc pas le noèma et qu'on peut appeler l'« objet »
de cette pensée. Puis, par un tour de passe-passe, Parménide,
associe l'eidos, non plus au noèma initial, mais à
l'objet de ce noèma, qualifié entretemps d'idea
et devenu to nooumenon, « le pensé » (plus
précisément, touto to nooumenon hen einai, « cela
même qui est pensé être un »), ce qui ne l'empêche
pas de terminer sa critique en faisant comme si les eidè étaient
toujours des noèmata pour suggérer que, dans cette hypothèse,
les choses que Socrate prétend « avoir part aux/avoir
leur part des (metechein) eidôn » deviennent ainsi
elles-mêmes des noèmata puisqu'elles en sont composées.
Bref, le même Parménide qui propose de supposer à la pensée
un objet qui existe et qui peut être une idea, ne semble pas
vouloir, ou pouvoir, faire la différence entre le noèma
(la pensée) et le nooumenon (le pensé), et reste sur
une compréhension toute matérielle du metechein, plus
proche d'un « avoir sa part de » que d'un « avoir
part à ».
Par ailleurs, son argumentation est une fois encore très dépendante
de sa manière de jouer avec le langage. Ici, il ne s'agit plus tant pour
lui d'utiliser le même mot pour parler de choses différentes, comme
dans l'argumentation précédente avec to mega et ta
megala, mais d'accumuler toutes les variations possibles sur la même
racine noos/nous (sauf justement ce mot) : noèma,
substantif d'action ; noein, le verbe (qui nous renvoie au fragment
III déjà cité de son poème : to gar auto
noein estin te kai einai, « car le même est penser et
être »), à l'actif (pour d'ailleurs lui donner pour
sujet le noèma, et parler d'une pensée qui pense, ou
tout, dans une des branches de son alternative finale, qui conduit à
la conclusion que panta noein), et au passif, lorsqu'il est question
du nooumenon, qu'il ne semble pas trop bien distinguer du noèma ;
noèton, l'adjectif verbal, ou du moins son contraire, anoèton,
qui pose d'ailleurs un problème dans la mesure où de tels adjectifs
verbaux en grec désignent en général le possible au sens
passif (noétos signifie alors « pensable »
ou « intelligible », sens qu'il a par exemple en République,
VI, 509d2, lorsque Socrate parle du noèton topon, et anoètos,
« impensable ») ou au sens actif (noétos
signifie alors « capable de penser », c'est-à-dire
« intelligent, doué d'intelligence », et anoètos,
« inintelligent » ou « qui ne pense pas »),
mais peuvent aussi équivaloir à un simple participe passé
passif (noètos serait alors équivalent à « pensé »)
(voir sur ce point la page de ce
site consacrée aux usages de noèton et des mots apparentés
dans les dialogues). Mais ces variations sur le thème de nous
ne changent pas le fait qu'une fois encore se produit un effet de nivellement
où l'on cherche moins à distinguer pour éclairer qu'à
simplifier pour embrouiller.
Ceci étant, il faudrait encore se demander si, pour Parménide
qui dit dans son poème que to gar auto noein estin te kai einai,
« car le même est penser et être » (fr. III),
la conclusion que panta noein, qui pourrait donc se convertir en panta
einai, « tout est », est si absurde que cela... Et
cela met en évidence le problème permanent que pose Parménide,
celui de la cohérence entre son discours, qui ne peut se passer de la
multiplicité des mots du langage, et la théorie que cherche à
dire ce discours, qui vise à tout ramener à l'unité d'un
seul « être ». (<==)
(110) « Cela non plus n'a pas de sens » traduit le grec oude touto echei logon. On pourrait traduire aussi par « n'est pas raisonnable », mais, dans un contexte où les moindres nuances de sens comptent et où l'on a déjà vu l'importance du verbe echein (voir note 100) et de son composé metechein, j'ai préféré rester plus près du grec en traduisant echein par « avoir » et en conservant un nom pour traduire logon. Ce qui est en jeu ici, ce n'est pas tant le caractère plus ou moins « raisonnable » de l'argumentation développée, mais bien la présence ou l'absence de logos dans les interlocuteurs. Pour Parménide, l'echein est du côté de la relation des choses aux eidè, pour Socrate, il est du côté de la relation des personnes au logos. Ce n'est pas tout à fait la même chose !... (<==)
(111) « Voilà
ce qui... apparaît clairement comme [la position] à avoir »
traduit le grec kataphainetai hôde echein. Une traduction plus
naturelle serait « il apparaît clairement en être
ainsi », mais, une fois encore (cf. note précédente),
elle transforme le verbe echein en un verbe "être".
Après ce qui n'a (echein) pas de sens (logon),
Socrate va essayer de présenter ce qui, pour lui, a (echein)
un peu plus de solidité, ce que l'on peut « tenir »
(autre sens possible de echein), au sens où les anglais parlent
de « tenir » une opinion (to hold an opinion).
Le « clairement » traduit l'idée de « jusqu'au
bout » introduite par le préfixe kata- ajouté
au verbe phainesthai, « paraître au jour, se montrer,
apparaître ». (<==)
(112) « Se
tiennent » traduit le grec hestanai, infinitif parfait
actif du verbe histanai, « placer, dresser »
ou encore « se tenir, demeurer, se trouver ». Le parfait
grec corrrespond à une action qui s'est complètement déroulée
dans le passé et dont le résultat visible dans le présent
est définitif. L'idée ici est que les modèles dont parle
Socrate sont dans la nature de toujours à toujours, d'où la traduction
par le présent.
« Modèles » traduit le grec paradeigmata,
pluriel de paradeigma qui a été décalqué
dans le français « paradigme ». Le mot peut désigner
entre autres le plan d'un architecte ou le modèle d'un peintre ou d'un
sculpteur.
« Dans la nature » traduit le grec en tèi
phusei. Phusis est encore un de ces termes qui mériterait
approfondissement entre Parménide et Socrate. Le poème de Parménide
avait, semble-t-il, pour titre, comme de nombreux ouvrages des Présocratiques,
Peri phuseôs, « Sur la nature »,
mais la multiplicité même des conceptions que développaient
ces ouvrages montre bien que tous ne comprenaient pas « phusis »
de la même manière. Et dans le lot, Parménide se distinguait
justement par une conception assez différente de celle des autres. Et
entendre Socrate dire que les eidè « se tiennent
dans la nature » aurait dû l'amener à se poser
des questions sur sa conception de la nature et à les lui poser. (<==)
(113) « Leur
ressemblent et en sont des copies » traduit tant bien que mal
le grec toutois eoikenai kai einai homoiômata.
Eoikenai est l'infinitif parfait actif d'un verbe dont seules certaines
formes du parfait et de l'aoriste subsistent, et qui signifie au sens premier
au parfait « être semblable, ressembler », ou encore
« sembler, paraître » et aussi, dans des tournures
impersonnelles, « il semble bon, il convient ». Ce verbe
est à la racine du mot eikôn, « image »,
dont vient le français « icône ». Eoikenai,
c'est donc en quelque sorte « être à l'image de ».
Homoiômata, quant à lui, est le pluriel d'un nom, homoiôma,
dérivé de homoios, « identique, semblable »,
dont il a déjà été largement question dans des notes
précédentes (cf. note 47), via le verbe
d'action homoioun, « rendre semblable, assimiler à ».
Les homoiômata, ce sont donc les choses qui résultent
de l'action d'avoir essayé de rendre semblable. Il n'existe pas en français
de mot qui permette de garder dans la traduction la parenté de racine
entre les mots utilisés pour traduire homoios, « identique »
ou « semblable » et le mot qui servirait à traduire
homoiômata. « Copie », utilisé ici,
traduit le résultat sans trop évoquer l'objectif poursuivi et
le processus utilisé, la recherche de la similitude. (<==)
(114) « Participation »
traduit le grec methexis, utilisé ici pour la première
fois dans le dialogue, et qui est le nom d'action dérivé du verbe
metechein. Ce mot apparaît en tout et pour tout 5 fois dans les
dialogues, deux autres fois dans le Parménide (141d8
et 151e8)
dans la bouche de Parménide dans son long « exercice »,
et deux fois dans le Sophiste (256b1
et 259a7),
dans l'analyse des relations entre les cinq grands eidè que
sont être, même, autre, repos et mouvement.
« Être faits à leur ressemblance »
traduit le grec eikasthènai, infinitif aoriste passif du verbe
eikazein, verbe d'action dérivé du participe eikôs
de eoikenai utilisé plus haut (voir note précédente),
et qui a un sens très voisin de homoioun : « représenter
par une image, déduire d'une comparaison, conjecturer ».
Au final, Socrate a beau varier son vocabulaire, tout tourne autour de deux
idées, celle d'image (eikôn) et celle de semblable (homoios).
(<==)
(115) Ce nouvel
argument est assez similaire à celui dit « du troisième
homme », à ceci près qu'au lieu de porter sur l'idea
une que dégage la vue (des yeux ou de l'âme) en considérant
plusieurs choses présentant un même caractère (« grand »
dans l'argument développé il y a un instant par Parménide,
« homme » dans celui qui a valu son nom à l'argument),
il porte sur la relation entre ces choses et l'eidos auquel elles ont
part, décrit par Socrate en des termes qui font appel aux concepts d'image
et d'homoion (« identique/semblable »). Et une
fois encore, alors que Socrate a pris la peine de choisir et de varier son vocabulaire
(cf. note 113), Parménide va produire son effet
en nivelant tout autour du mot homoion, qui revient 11 fois dans les
quelques lignes de son argumentation entre 132d5 et133a3. L'eidos va
devenir l'homoion tôi homoiôi (l'identique/semblable à
l'identique/semblable), sous prétexte que, si les choses sont homoia
à l'eidos, comme homoion est une relation réciproque
(si a est homoion à b, alors b est
homoion à a), alors, cet eidos est homoion
à ce qui lui est homoion. Puis, au lieu de continuer à
expliquer le metechein par l'homoion, par une inversion qui
n'est pas justifiée, on va expliquer l'homoion par le metechein,
en affirmant que, si l'homoion tôi homoiôi est homoion,
cela implique qu'il metechei à un eidos qui ne peut
plus être lui. Et nous voilà repartis dans une récursion
sans fin.
Mais ce raisonnement n'est possible que parce que Parménide s'est focalisé
sur homoion, extrait du homoiômata (cf; note
113) de Socrate (qui, lui, n'a jamais utilisé homoion proprement
dit), réduit à sa plus simple expression, plus proche d'identique
que de semblable (alors que Socrate, en parlant d'homoiômata,
parlait de choses « rendues semblables », ce qui impliquait
un processus de « copie », et non pas de choses tout simplement
« semblables », voire même « identiques »,
sens possible d'homoion, cf. note 3) et a soigneusement
ignoré la problématique du modèle (paradeigma)
et de l'image (eoikenai, eikasthènai), pourtant utilisée
plus abondemment par Socrate dans sa courte explication, qui, elle, conduit
à une relation qui n'est pas symétrique (l'image n'est pas dans
la même relation au modèle que le modèle à l'image,
ne serait-ce que parce que le modèle peut exister sans l'image, alors
que l'image ne peut exister, en tant qu'image au moins, sans le modèle).
Bref, là où Socrate essayait de dépasser les limites du
langage par la multiplicité des angles d'approche et de rendre compte
de la complexité du réel, Parménide ramène tout
à des exercice de logique ou de mathématiques plus proche de raisonnement
sur des triangles semblables en géométrie que sur des êtres
multiformes du monde réel.
Cette problématique de la réciprocité
des relations est, à mon avis, fondamentale dans la critique de Parménide
par Platon par Socrate interposé. Si en effet on rapproche la définition
« provisoire » de l'être que donne l'étranger
d'Élée en Sophiste,
247d-e, « ce qui est doté d'une certaine puissance,
quelle qu'elle soit, soit d'agir sur quelque autre créature que ce soit,
soit de subir la moindre chose, de la part de la plus insignifiante, ne serait-ce
qu'une seule fois (to kai hopoianoun tina kektèmenon dunamin eit'
eis to poiein heteron hotioun pephukos eit' eis to pathein kai smikrotaton hupo
tou phaulotatou, kan ei monon eis hapax) », qui implique que tout
ce qui est pensé (donc « subit » au moins une fois
le fait d'être pensé) « est », au moins dans
la tête de celui qui le pense, même si cette pensée ne correspond
à rien hors de sa tête (cette pensée sans contrepartie hors
de la tête du penseur reste donc bien en un certain sens « pensée
de quelque chose qui est », comme l'admet Socrate en 132b7-13
dans son dialogue avec Parménide sur l'eidos en tant que noèma),
au to gar auto noein estin te kai einai, « car le même
est penser et être » du fragment III du poème de Parménide,
on peut dire que la différence entre Parménide et Platon est que,
là où la formulation de Parménide suggère une parfaite
réciprocité (tout ce qui est pensé est et réciproquement
tout ce qui est est pensé, ou, dit autrement, n'existe que ce qui est
pensé, voire n'existent que des pensées), la formulation de Platon
n'implique nullement une telle réciprocité : la définition
mise dans la bouche de l'étranger d'Élée qui commet le
« parricide » envers Parménide, implique que tout
ce qui est pensé est (au moins dans la tête du penseur en tant
que noèma), mais laisse ouverte la possibilité que des
choses soient sans être nécessairement pensées, et en tout
cas que nos pensées puissent n'être dans certains cas que des « représentations »,
des « images » suscitées en notre nous
par des êtres qui ne sont pas eux-mêmes des noèma,
même s'ils sont de l'ordre du noèton, du « pensable »
(voir sur ce terme la page de ce
site consacrée aux usages de noèton et des mots apparentés
dans les dialogues). (<==)
(116) Il y
a fort à parier que Parménide ne comprend pas la réponse
de Socrate dans le sens où celui-ci la dit : pour Socrate, ce qui
est on ne peut plus vrai, c'est que, si l'on admet que to eidos tôi
heautou metechonti homoion gignètia (« l'eidos
devient identique à ce qui a part à lui-même »),
on arrive à des conséquences absurdes, ce qui ne fait que
confirmer que cette hypothèse est absurde : le modèle
(paradeigma) qu'est l'eidos ne devient (gignètia)
pas, lui, homoion à ce qui résulte d'une copie plus ou
moins ressemblante de lui en un autre, cette copie qui en est faite ne produit
en lui aucun changement. Certes il y a au final une certaine homoiotès,
une certaine ressemblance de la copie au modèle, que l'on peut à
la rigueur présenter comme une ressemblance entre le modèle
et la copie, mais quel sens cela aurait-il, autre que d'effet littéraire,
de dire que l'athlète ressemble à sa statue ou l'homme politique
à son portrait fait par un peintre ?!...Et ce qui est sûr,
c'est que si l'on en reste aux termes implicant le processus conduisant à
la ressemblance, comme l'a fait Socrate, c'est la copie qui est rendue ressemblante,
sans qu'il en résulte aucun changement dans le modèle, pas le
contraire. Socrate croit donc, par cette réplique, confirmer à
Parménide que son hypothèse que le modèle change (gignètia)
dans le processus de copie par les êtres qui y ont part (tôi
metechonti) est absurde, alors que Parménide croit qu'il approuve
l'absurdité de conséquences qui prouvent que, puisque, si la methexis
est fondée sur l'homoiotès, alors effectivement « l'eidos
devient identique à ce qui a part à lui-même »
(avec un sens de gignètia renvoyant à une consécution
logique dans le raisonnement, pas à une transformation de fait de l'eidos),
alors, c'est que la methexis n'est pas fondée sur l'homoiotès,
ce qu'il va dire à la réplique suivante.
D'une manière générale, il serait intéressant, dans
toute cette discussion entre Socrate et Parménide, de se demander, à
chaque réponse de Socrate à une assertion de Parménide,
dans quel sens Socrate peut comprendre cette assertion pour l'approuver, alors
qu'en général il ne semble pas approuver au final les conclusions
qui en découlent, et si ce sens est le même que celui que lui donne
Parménide pour en arriver à la conclusion à laquelle il
arrive. C'est sans doute à un exercice de ce genre que nous convie Platon
en rédigeant son dialogue comme il le fait. (<==)
(117) Parménide revient dans sa conclusion à l'homoitès sur laquelle Socrate avait commencé cette discussion, pour exclure qu'elle puisse expliquer la relation entre eidè et ce qui y a part/en reçoit sa part (ta metechonta/metalambanonta). Il revient aussi au verbe metalambanein qui, on l'a vu, suggère une conception plus « matérielle » de cette relation. (<==)
(118) « Il semble » traduit le grec eoiken. Il y a un certain humour de la part de Socrate à répondre à Parménide en utilisant le verbe même, eoikenai, par lequel il tentait d'expliquer la participation aux eidè, pour manifester une approbation pour le moins réservée de la démonstration par laquelle Parménide vient de tenter de lui prouver que cette explication ne tient pas !... (<==)
(119) Parménide a donc amené Socrate à l'aporia (dans une impasse, cf. note 73). Cette « aporie » se produit, au dire de Parménide
ean tis hôs eidè
onta auta kath' hauta diorizètai si l'on définit en tant qu'eidè des étants en tant que tels |
On peut rapprocher cette formule d'une part de la question posée à Zénon par Socrate au début de toute cette discussion (128e6-129a1) :
ou nomizeis einai auto
kath' hauto eidos ti homoiotètos n'as-tu pas coutume de penser qu'il est, en tant que tel, un eidos de l'identité |
et d'autre part, de ce que Socrate, au terme de sa longue intervention débutant par cette question, présente comme l'aporia qui le surprendrait vraiment, c'est-à-dire en quelque sorte comme le défi qu'il lance à Zénon et Parménide (129d6-e3) :
ean tis - prôton men diairètai chôris auta kath' hauta ta eidè, hoion... - eita en heautois tauta dunamena sugkerannusthai kai diakrinesthai apophainèi si quelqu'un - premièrement sépare distinctement les eidè en tant que tels, comme par exemple... - ensuite les montre capables en eux-mêmes de se mélanger ensemble et de se diviser |
On notera pour commencer que Parménide ne s'est pour l'instant
attaqué qu'à la première partie du défi, la capacité
pour nous de poser de quoi que ce soit un auto kath' hauto eidos (sur
la formule auto kath' hauto, voir la note
47). C'est dans la seconde partie de la discussion qu'il va s'attaquer à
la seconde partie du défi de Socrate en tentant de montrer que, si l'on
pouvait poser de tels auta kath' hauta eidè, on ne pourrait
rien dire des relations qu'ils entretiennent entre eux, et donc certainement
pas les montrer capables de se mélanger et de se diviser.
Mais on peut aussi dès maintenant comparer les formulations de Socrate
et de Parménide, pour essayer de mieux comprendre ce qui les sépare.
Socrate prend appui sur un nomizein (cf. note 47),
c'est-à-dire sur l'usage, la coutume (nomos), les manières
de penser qui sont familières à son interlocuteur, pour arriver
à un diaireisthai, un « distinguer » (verbe
formé par l'adjonction du préfixe dia-, qui marque une
idée de division, de séparation, au verbe airein, qui
signifie « prendre dans ses mains, saisir » : diaireisthai,
c'est donc « prendre parmi », c'est-à-dire « séparer »
ou encore « distinguer »). Parménide, pour sa part,
suppose un diorizesthai, un « définir »,
qui implique une idée de « bornage », d'enfermement
dans des limites (sur le verbe diorizesthai, voir la note
101). Diaireisthai et diorizesthai peuvent tous deux signifier
« définir », mais là où le diaireisthai
suggère un processus de mise en évidence de différences,
et donc de définition par analyse des similitudes et des différences
du terme à définir par rapport à d'autres termes parmi
lesquels on le choisit pour tel ou tel usage plutôt que d'autres, le diorizesthai
suggère l'enfermement du mot dans des limites strictes qui permettront
ensuite de construire des raisonnements apparemment rigoureux sans plus se soucier
de l'adéquation de ces usages avec les phénomènes réels
qu'ils sont censés décrire. Et c'est d'ailleurs Socrate qui a
le premier introduit ce verbe diorizesthai en 131e6,
mais pour le rejeter comme renvoyant à un processus qu'il ne se sentait
pas capable de mettre en œuvre (mais ce n'est sans doute pas ainsi que
Parménide a compris sa réponse). Il suffit d'ailleurs de comparer
le processus qu'a conduit ici Parménide pour amener Socrate à
l'aporia à celui que conduit Socrate dans n'importe quel dialogue
dit « aporétique » (l'Hippias majeur,
par exemple, à propos du beau, ou l'Euthyphron à propos
de la piété, etc.) et la situation dans laquelle se trouve le
lecteur au terme de chacun d'eux, pour voir la différence entre les deux
approches : Parménide n'a cherché ici qu'à ridiculiser
chacune des tentatives qu'a pu faire Socrate pour essayer d'éclairer
par des images, des analogies, la compréhension des termes utilisés
et du processus étudié (la relation entre les eidè
et les autres êtres), sans même d'ailleurs prendre la peine de donner
des définitions des termes qu'il employait ou de demander à Socrate
sa définition de ceux que lui employait, mais en admettant implicitement
que tous en avaient la même compréhension, en prenant à
chaque fois une approche réductrice lui permettant des raisonnement apparemment
d'une logique implacable, pour finir, par une véritable politique de
la terre brûlée, par mettre à mal l'idée même
de similitude/identité (et par contrecoup de différence) qui aurait
permis à l'approche de Socrate de porter ses fruits, si bien qu'au final,
nous sommes encore moins avancés qu'au départ et commençons
à douter même du peu qui nous semblait solide en commençant,
alors que Socrate, dans les dialogues qu'il conduit, malgré son apparente
ironie, ne nous éloigne d'une définition nécessairement
sommaire du concept en discussion que nous pourions avoir au début que
pour nous permettre d'en avoir à la fin une compréhension bien
plus riche dans ses nuances et sa diversité débordant tout enfermement
dans une formule succincte comme on en trouve dans un dictionnaire, mais bien
plus éclairante pour conduire notre vie.
Le problème de Parménide, pourrait-on dire, du Parménide
en tout cas qui se dessine au fil de cette discussion et dont nous ne connaissons
pas les motivations profondes, c'est qu'il ne veut jamais être en reste
d'une abstraction ! Lorsque Socrate essaye de prendre appui sur l'habitude
de Zénon, qui se traduit dans le simple fait qu'il utilise certains mots
dans ses démonstration, en lui faisant remarquer que ses explications
antérieures supposent qu'il considère qu'« un certain
eidos en tant que tel de l'identité » « est
(einai) », sans insister sur ce « einai »
et en lui laissant le soin de donner à eidos, dans un premier
temps du moins, le sens qu'il veut, pour amorcer une discussion qui permettrait
justement de préciser ce sens par approximations successives, c'est-à-dire
en d'autres termes que, lorsqu'il utilise le mot homoiotès,
il veut bien dire « quelque chose », il fait référence
à quelque chose qui « est (einai) », à
« quelque chose » auquel renvoie le mot et qui reste à
préciser, Parménide traduit ceci en considérant que Socrate
a donné une définition (diorizètai) de « eidè »
en tant que « onta auta kath' hauta », « des
étants en tant que tels », passant du einai
aux onta, niveau supérieur d'abstractions résultant de
la substantivation du « einai » de Socrate. En
d'autres termes, plutôt que de chercher avec Socrate à quoi correspond
ce processus d'abstraction et quel statut « ontologique »
il faut donner à ce qui en résulte, il reproduit un cran au dessus
le processus qu'il conteste pour se donner les moyens de mieux le critiquer.
Et ce « einai », que Socrate gomme même
à la fin de son intervention, lorsqu'il est question de diaireisthai,
de « distinguer », pour le remplacer par un simple chôris
(le problème, pour nous en tout cas, n'est pas tant le « être »
que la distinction entre tous les « êtres »), et
auquel tout l'effort de l'étranger d'Élée dans le Sophiste
visera à donner le moins possible de consistence (étant le prédicat
qui a le plus d'extension, comme le montre la définition citée
dans la note 72, il est celui qui a le moins de « richesse »
(ousia) à communiquer à ce qui y « participe »),
Parménide va au contraire lui donner le plus de consistence possible,
au point de supposer une « participation », un metalambanein/metechein
qui implique un découpage pour ainsi dire physique en « parts »
pour mieux ridiculiser le chôris de Socrate !... (<==)