© 2023 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 22 janvier 2024
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Le Parménide
(6ème tétralogie : La dialectique - Dialogue introductif)

L'argument du troisième homme

Aristote, dans ses critiques des eidè/ideai dont parle Platon telle qu'il les comprend, fait parfois référence à un argument qu'il mentionne sous le nom « le troisième homme », ho tritos anthrôpos en grec (Métaphysique, A, 990b17 et Z, 1039a3), sans même prendre la peine d'expliciter cet argument, ce qui suggère qu'il était suffisamment connu pour que son seul nom suffise. Les spécialistes s'accordent sur le fait que cet argument était, appliqué à l'eidos/idea d'« homme », celui que Parménide oppose à un Socrate encore très jeune dans le Parménide en utilisant l'exemple de la grandeur (to mega/megethos), reproduit ci-dessous en grec et dans ma traduction.

[132a]  oimai se ek tou toioude hen hekaston eidos oiesthai einai: hotan poll' atta megala soi doxèi einai, mia tis isôs dokei idea hè autè einai epi panta idonti, hothen hen to mega hègèi einai.

« Je pense que c'est pour ce que voici que tu penses qu'est un chaque eidos : lorsqu'un certain nombre [d'étants] te semblent être grands, une certaine idea une semble probablement être la même lorsqu'on les regarde tous, d'où vient que tu crois que le grand est un. »

alèthè legeis, phanai.

« Tu dis vrai », déclara-t-il.

ti d' auto to mega kai talla ta megala, ean hôsautôs tèi psuchèi epi panta idèis, ouchi hen ti au mega phaneitai, hôi tauta panta megala phainesthai;

« Mais quoi ? Le grand lui-même et les autres grands, si de la même manière, avec l'âme, tu les regardes tous, à nouveau quelque grand un ne paraîtra-t-il pas par quoi tous ceux-ci paraîtront grands ? »

eoiken.

« Il semble. »

allo ara eidos megethous anaphanèsetai, par' auto te to megethos gegonos kai ta metechonta autou: kai epi toutois au [132b]  pasin heteron, hôi tauta panta megala estai: kai ouketi dè hen hekaston soi tôn eidôn estai, alla apeira to plèthos.

« Donc un autre eidos de grandeur apparaîtra, engendré à côté de la grandeur elle-même et des [choses] y ayant part ; et par dessus toutes celles-là à nouveau un autre, par quoi toutes celles-là seront grandes ; et maintenant, ce n'est plus un que sera pour toi chacun des eidè, mais infinies dans leur multitude. »

L'argument est utilisé pour suggérer que le fait de poser un eidos/idea pour une pluralité partageant quelque chose en commun (la grandeur, ou le fait d'êtrre un homme, par exemple) conduit à une régression à l'infini car il faudrait alors poser un eidos/idea commun à la pluralité et à ce premier eidos/idea pour identifier ce qu'ils ont en commun, et ainsi de suite à l'infini. La réponse de Socrate

alla, phanai, Ô Parmenidè, ton Sôkratè, mè tôn eidôn hekaston èi toutôn noèma, kai oudamou autôi prosèkèi eggignesthai allothi è en psuchais: houtô gar an hen ge hekaston eiè kai ouk an eti paschoi ha nundè elegeto.

« À moins, Parménide », déclara Socrate, « que chacun de ces eidè ne soit une pensée, et que nulle part il ne lui convienne de se produire ailleurs que dans les âmes ; car ainsi chacun serait bien un et ne souffrirait plus ce qui vient d'être dit. »

ne satisfait pas Parménide, qui objecte que cette pensée (noèma) ne peut être pensée de rien et doit donc être pensée de quelque chose, et que c'est ce quelque chose qui est l'eidos/idea.

Or, il se trouve que le Socrate mûr de la République, dans la discussion sur les trois sortes (eidè) de couches(/lits) au début du livre X, utilise un argument à première vue similaire pour démontrer le contraire, c'est-à-dire l'unicité de l'idea de quoi que ce soit. Le passage concerné est reproduit ci-dessous en grec et dans ma traduction.

zôgraphos dè, klinopoios, theos, treis houtoi epistatai trisin eidesi klinôn.

Alors peintre, créateur de couches, dieu, ces trois responsables pour trois eidè de couches.

nai treis.

Oui, trois.

[597c]  ho men dè theos, eite ouk ebouleto, eite tis anagkè epèn mè pleon è mian en tèi phusei apergasasthai auton klinèn, houtôs epoièsen mian monon autèn ekeinèn ho estin klinè: duo de toiautai è pleious oute ephuteuthèsan hupo tou theou oute mè phuôsin.

Donc ce dieu pour sa part, soit qu'il ne voulait pas, soit que quelque nécessité se soit imposée [à lui] de ne pas produire lui-même complètement plus d'une seule couche dans la nature, créa ainsi seule et unique celle-là même [qui est] ce qu'est « couche » ; mais deux telles [couches] ou plus n'ont pas été plantées par le dieu et ne peuvent naître.

pôs dè; ephè.

Pourquoi donc ? dit-il.

hoti, èn d' egô, ei duo monas poièseien, palin an mia anaphaneiè hès ekeinai an au amphoterai to eidos echoien, kai eiè an ho estin klinè ekeinè all' ouch hai duo.

Parce que, repris-je, s'il en créait ne fût-ce que deux, de nouveau une serait mise en lumière dont celles-là à leur tour posséderaient toutes deux l'eidos, et celle-ci serait ce qu'est « couche », mais pas les deux [autres].

orthôs, ephè.

Correctement [parlé], dit-il.

Dans cet échange, Socrate ne s'intéresse qu'aux seules productions du dieu qui voudrait être le créateur de « celà-même [qui est] ce qu'est "couche" », c'est-à-dire, selon ce qui a précédé dans la discussion, de l'idea de couche. Et ce qu'il dit, c'est que, si le dieu décidait de créer « plus d'une seule couche dans la nature », quel qu'en soit le nombre, alors il faudrait, pour justifier qu'il leur donne à toutes le même nom (ou ce qui est l'équivalent d'un nom pour un dieu), c'est-à-dire qu'il les considère comme appartenant à une même pluralité, qu'il pose un eidos unique qui justifie cette commune appartenance, selon le principe posé au départ de cette discussion que « nous avons l'habitude de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom » (eidos ti hen hekaston eiôthamen tithesthai peri hekasta ta polla hois tauton onoma epipheromen, République X, 596a6-7), et c'est cet eidos qui serait l'idea de couche, pas ses créations antérieures. Ici, malgré les apparences, le raisonnement n'est pas un raisonnement par récurrence, où ce serait la création de la seconde couche produite par le dieu qui induirait l'apparition d'une troisième et amorcerait la récurrence, mais le fait qu'il y en ait plus d'une, quel qu'en soit le nombre, qui impose de leur associer un unique eidos commun, qui ne serait pas de même nature que les créations multiple du dieu et n'amorcerait donc pas une récurrence. En effet, l'eidos commun à toutes les couches fabriquées par des artisans ne dépend pas du nombre de telles créations et n'a pas à être remis en cause lors de la création d'une nouvelle couche par un artisan.
Dans l'argument tel que présenté par Parménide, celui-ci n'explique pas pourquoi l'apparition de ce qu'il désigne par « le grand lui-même » (auto to mega) après en avoir parlé dans sa réplique précédente comme d'un cas particulier d'eidos, puis comme d'une idea et enfin comme du grand (to mega), imposerait plus de chercher quelque chose de commun (« quelque grand un », hen ti mega) entre les multiples grands (polla megala) et ce grand lui-même que lorsqu'on ajoute un grand de plus aux multiples grands : ou bien le grand lui-même est un grand parmi d'autres et il n'y a pas plus de raison de chercher un nouveau « grand lui-même » que lorsqu'un nouveau grand apparaît dans la pluralité des grands, ou bien le grand lui-même est d'un autre ordre que les multiples grands et il conviendrait d'expliquer en quoi ce « grand » d'un autre ordre requiert la recherche de quelque chose de commun entre lui et tous les grands qui sont d'un autre ordre que lui, simplement parce qu'on lui attribue aussi le nom de « grand », sans se demander si cette manière de parler est pertinente (parler du grand lui-même n'est pas la même chose que de parler de l'idea de « grand »).
Or c'est justement ce sur quoi le Socrate de la République est plus précis. Avant d'en arriver à l'argument qui, dans ce cas, est destiné à prouver l'unicité de l'idea, il a commencé par clairement distinguer l'eidos, qui est ce que les hommes ont l'habitude de « poser pour eux » (tithesthai, moyen) pour donner sens au nom qu'ils associent à une multiplicité homogène (c'est-à-dire dont toutes les instances présentent une même caractéristique justifiant ce nom commun), de l'idea, qui, elle, n'est par une création humaine, mais fournit le critère objectif (justement parce que non produit par les hommes) qui permet de déterminer quand ce nom peut en vérité être attribué à quelque chose, c'est-à-dire le principe d'intelligibilité pour tous les hommes de ce qui mérite ce nom, qui consitue la cible objective des eidè que chacun pose pour donner pour lui un sens à ce nom. Et il a ensuite distingué trois eidè différents pouvant être associés à un même nom (« couche » dans l'exemple), c'est-à-dire trois pluralités distinctes auxquelles on associe le nom « couche », mais selon des critères d'attribution (c'est-à-dire des eidè associés) différents, l'eidos qui correspond à l'idea de couche qui n'est produite par aucun homme et dont il attribue la création à un dieu pour faire comprendre justement qu'elle n'est la création d'aucun homme mais qu'elle est néanmoins la création d'un être intelligent et peut donc être principe d'intelligibilité ; l'eidos qui correspond à toutes les instanciations de cette idea (les couches fabriquées par les artisans), c'est-à-dire à tout ce qui répond au principe d'intelligibilité que constitue l'idea (dans l'exemple, le fait qu'on puisse se coucher dessus) ; et enfin l'eidos qui permet d'identifier toutes les images qui peuvent être produites, naturellement (reflets) ou par des hommes (peintures, par exemple), des instanciations de cette idea (les couches sur lesquelles on peut se coucher). Or il est clair que seul le second eidos identifie des couches qui répondent à l'idea de couche, puisqu'on ne peut se coucher ni sur une image de couche, ni sur l'idea de couche conçue comme principe d'intelligibilité de ce qu'est « couche » (ho esti klinè). Et ce n'est qu'après avoir fourni (ou suggéré) toutes ces précisions, qu'il développe son argument ressemblant (mais ressemblant seulement) à l'argument du troisième homme, sur la pluralité homogène (c'est-à-dire répondant au même eidos de couche) que consituerait la pluralité qui apparaîtrait si le dieu tentait de créer plusieurs couches dont il prétendrait qu'elles sont toutes des ideai de couche (les couches de la première « sorte », du premier eidos), pour montrer que, dans un tel cas, ce serait justement l'eidos commun à toutes ces créations divines, quel qu'en soit le nombre dès lors qu'il est supérieur à un, qui serait l'idea de couche. C'est précisément parce qu'il n'y en a qu'une que l'idea se confond pour le dieu avec l'eidos.
Tout cela montre que, là où Parménide est imprécis dans son vocabulaire et manque de rigueur dans son argumentation devant un très jeune Socrate qui ne dispose pas encore des moyens de le contrer, le Socrate de la République fournit à qui sait le lire et le comprendre tous les arguments nécessaires pour venir à bout des objections foireuses du vieux Parménide que Platon imagine rencontré par Socrate dans sa jeunesse.
La principale raison pour laquelle le Socrate du Parménide n'est pas en mesure de surmonter les objections du vénérable patriarche, c'est que, comme il l'avoue lui-même un peu plus loin dans la discussion, il est encore dans une approche où il conçoit les eidè/ideai, que, pas plus que Parménide, il ne distingue encore clairement les uns des autres, selon l'analogie du modèle par rapport à des copies (« d'une part ces eidè se tiennent comme modèles dans la nature, d'autre part les autres [choses] leur ressemblent et en sont des copies, et cette participation par les autres [choses] aux eidè en arrive à n'être pas autre chose que d'être faits à leur ressemblance » (ta men eidè tauta hôsper paradeigmata hestanai en tèi phusei, ta de alla toutois eoikenai kai einai homoiômata, kai hè methexis hautè tois allois gignesthai tôn eidôn ouk allè tis è eikasthènai autois), Parménide, 132d1-4). Or c'est justement cette analogie, qui, comme toutes les objections soulevées par Parménide dans sa discussion avec Socrate, traduit l'incapacité qui est celle de l'immense majorité des hommes à concevoir l'intelligible autrement que selon une analogie avec le sensible, comme un « monde » peuplé d'« objets », intelligibles (noèta) certes, mais pensés comme « objets » avant d'être pensés comme « intelligibles », et comme « éternels » (c'est-à-dire encore dans un temps infiniment continué sans qu'il produise de changements) plutôt que comme sans rapport aucun avec le temps et l'espace (ils ne sont pas dans un autre « monde », et même pas « nulle part », qui traduit encore un rapport à l'espace, mais il sont d'un autre ordre), qu'il faut oublier pour échapper aux objections de Parménide. Car l'objection telle que présentée par Parménide suppose implicitempent que l'eidos/idea de grand est lui-même grand, et plus généralement que l'eidos/idea de X est lui-même X, qu'il est le « modèle » parfait de tous les X, qui n'en sont que des copies plus ou moins fidèles. Cela n'explique toujours pas pourquoi l'addition de ce X à la pluralité des X dont il constitue l'idea/idéal suppose un traitement différent de l'addition de n'importe quel autre X, mais Parménide ne s'embarasse pas de tels « détails » dans son argumentation.
Dans la République par contre, Socrate cherche à proposer, à travers des images qu'il reste à « décoder », d'autres manières de concevoir ce que sont les ideai et ce qu'est la relation entre une idea et ses instanciations, le mode de « participation » de ces instances à l'idea qu'elles instancient. La première de ces images est fournie par l'allégorie de la caverne, qui « figure » les ideai par le ciel et les astres qu'il contient (c'est dit explicitement dans le commentaire de l'allégorie qui la suit à propos du soleil, image de l'idea du bon, et on peut le déduire par généralisation pour les autres ideai). Cette image nous suggèe plusieurs choses importantes à propos des ideai :
- ellles font partie intégrante de l'intelligible (l'extérieur de la caverne), même si elles sont fort éloignées du reste de ce qui est intelligible (tout ce qui est à la surface de la terre hors de la caverne), mais elles ne constituent pas le tout de l'intelligible, puisqu'avant de se tourner vers le ciel, le prisonnier sorti de la caverne a pu découvrir à l'extérieur les hommes (au pluriel) et tout le reste de ce qu'il percevait comme visible à l'intétieur de la caverne, d'abord à travers leurs ombres et leurs reflets (leurs logoi et ceux tenus sur tout ça), puis « eux-mêmes » (auta), ce qui est la manière pour Platon de nous faire comprendre que le « monde » sensible est aussi intelligible pour qui se donne la peine de chercher à le comprendre (sortir de la caverne) et sait faire pour cela bon usage de son logos (c'est-à-dire raisonner et pas seulement nommer) ;
- les ideai ne sont pas la même chose que les auta (les « ça-même ») et il y a un « ça-même » aussi bien des « étants » visibles/sensibles (à commencer par les hommes, au pluriel, vus hors de la caverne, qui sont leurs âmes individuelles, et non pas une unique idea de l'Homme, qui, elle, est figurée pas un astre du ciel, sans doute la lune) dont la vue dans la caverne, pas plus que la dimension intelligible hors de la caverne, ne nous dévoile le tout de ce qu'ils sont « en eux-mêmes » (auta), que des ideai (il est question explicitement du soleil « lui-même »), ce qui est la manière pour Platon d'essayer de nous faire comprendre qu'aussi bien avec les sens qu'avec l'intelligence, nous n'appréhendons des « étants » (onta) sensibles (et aussi intelligibles) aussi bien que purement intelligibles qui les activent que des « représentations », des « apparences » (sens premier commun d'eidos et d'idea), et non pas ces « étants » eux-mêmes (auta), tant du moins que notre âme est liée à un corps ;
- il n'y a rien de commun dans l'apparence entre une idea (dans l'allégorie, un point lumineux dans le ciel) et ses instances (une couche, une table, un cheval, un homme...), mais qu'il y a par contre plus de ressemblance entre les ideai (toutes des points lumineux dans le ciel) qu'entre n'importe quelle idea et ses instances ;
- ces astres/ideai ne peuvent se localiser/comprendre qu'en tant qu'éléments d'un tout (le ciel) à travers les relations qu'elles ont les unes avec les autres : un mot ne nous apprend rien par lui-même sur ce qu'il désigne, mais seulement par les relations qu'on établit entre l'eidos qu'on y associe et d'autres eidè ayant pour cibles les ideai qu'on cherche à atteindre/comprendre, traduites par des assemblages des mots qui y sont associés dans des logoi porteurs de sens (cf. Sophiste, 259e4-6, où l'Étranger d'Élée définit le logos comme « l'entrelacement des eidè les uns avec les autres » (tèn allèlôn tôn eidôn sumplokèn)).
D'autres indications et images sont fournies par la discussion su les différents eidè de couches elle-même :
- le premier élément qu'il faut prendre en considération dans cette discussion est l'objet même de celle-ci, qui cherche à définir ce qu'est l'imitation au sens le plus général et, ce faisant, ne présente pas le travail de l'artisan fabriquant une couche en fixant le regard sur l'idea de couche comme une imitation, mais seulement celui du peintre reproduisant une couche sur son tableau, suggérant ainsi que s'inspirer d'une idea perçue avec les « yeux » de l'esprit n'est pas la même chose que copier un modèle perçu avec les yeux du corps (partir de l'idea qu'une couche est un meuble fait pour qu'on puisse se coucher dessus pour dormir n'est pas la même chose que fabriquer une couche en cherchant à imiter du mieux possible la couche royale de Louis XIV à Versailles) ;
- par ailleurs, à propos du « créateur » de l'idea de couche qu'il a dans un premier temps qualifié de « dieu », Socrate utilise deux autres termes qui renvoient chacun à une image différente, mais éclairante sur la relation entre une idea et ses instanciations : il le qualifie d'une part de phutourgos (« jardinier/planteur », 597d5) et d'autre part de basileus (« roi », 597e7) ; en l'assimilant à un jardinier, Socrate nous invite à assimiler son travail de « création » à celui d'un planteur/semeur et donc les ideai qu'il « crée » à des semences qu'il sème « dans la nature » (en tèi phusei, 597b6, c2), dont on ne peut savoir d'avance tout ce qui sortira et qui n'ont rien de commun dans l'apparence avec ce qu'elles produiront (il n'y a rien de commun entre un gland et la multitude des feuilles de chêne, toutes différentes les unes des autres, mais toute feuilles de chêne et non pas aiguilles de pin, ou cheval ou homme, qui « naîtront » de ce gland une fois semé) ; en l'assimilant à un roi, il nous invite à envisager son travail comme un travail législatif, dans lequel ce qu'il produit, ce sont les « lois » de la nature qui la rende intelligible pour nous plutôt que des « modèles » de toutes choses qui en fixeraient seulement l'« apparence » à recopier, ce qui ferait de l'intelligible un « double » du sensible simplement affublé de l'étiquette « intelligible » sans qu'on sache en quoi il serait « intelligible ».

Tout cela montre que la République offre à qui sait l'y trouver une compréhension des eidè et des ideai, distinguées les unes des autres et distinguées des « ça-même » (ta auta), infiniment plus élaborée, robuste et éclairante que celle, confuse et peu solide, que propose le Parménide, ce qui est parfaitement cohérent avec le fait que la République met en scène un Socrate mûr alors que le Parménide met en scène un Socrate encore très jeune. Le problème, c'est que les hypothèses de lecture partagées par tous les commentateurs depuis au moins deux siècles, supposent que les dialogues de Platon ont été écrits par lui comme des ouvrages le plus souvent indépendants les uns des autres sur une période d'une cinquantaine d'années entre la mort de Socrate et sa propre mort, pour présenter ce qui était les thèses de l'auteur à ce point de sa carrière, et que tous s'accordent pour considérer le Parménide comme un dialogue tardif, en tout cas postérieur à la République, qui rendrait compte d'une « crise » dans l'évolution intellectuelle de Platon, consécutive à la découverte d'objections à ses « théories » de maturité, dont celles présentées dans la République (telles qu'ils les comprennent), qui l'auraient contraint à remettre en cause ces thèses, sans qu'on sache trop par quoi il les aurait remplacées ou comment il les aurait amendées pour surmonter ces objections. Dans ces hypothèses de composition, l'argument du troisième homme présenté dans le Parménide serait l'une de ces objections fatales à sa « théorie » des eidè/ideai telle qu'il l'aurait présentée dans ses dialogues de maturité (ce qu'on appelle sa « théorie des eidè/ideai », qui, en gros, opposerait un « monde » des eidè/ideai, seul intelligible et connaissable parce que non soumis au changement, à un « monde » sensible en perpétuel devenir et de ce fait inintelligible et inconnaissable, et donc seulement objet d'opinions, pas de savoirs).

Or, je crois avoir montré que :
- la « théorie des eidè/ideai » que l'on prête à Platon et que l'on croit trouver en particulier dans la République et dans les opinions mollement proposées par un Socrate encore très jeune et critiquées par Parménide dans le dialogue qui porte son nom n'est pas celle qu'une lecture attentive de la République en particulier permet de découvrir ;
- la conception des eidè et des ideai (qui ne sont pas la même chose) qui sous-tend la République n'est pas celle, beaucoup plus embryonnaire et ne faisant pas la différence entre eidè, ideai et ta auta, qui est suggérée par le jeune Socrate et critiquée par Parménide ;
- la République fournit à qui sait les découvrir tous les arguments pour contrer les critiques de Parménide, dont l'argument du troisième homme qu'il y présente.

S'il en est bien ainsi, il n'est plus possible de soutenir que le Parménide est le reflet d'une « crise » qu'aurait traversée Platon au moment où il l'écrivait et qui l'aurait conduit à abandonner certaines de ses positions antérieures sur les eidè et les ideai. En effet, si les arguments pour répondre aux objections de Parménide peuvent être trouvés dans la République, ces objections n'en sont plus pour Platon depuis longtemps et il n'y a pas pour lui de « crise » lorsqu'il écrit le Parménide. Mais alors, si l'on continue à supposer les dialogues autonomes les uns par rapport aux autres, pourquoi Platon aurait-il écrit un dialogue soulevant des objections à ses thèses présentées dans des dialogues antérieurs auxquelles il connaissait la parade sans justement déjouer ces objections ? Quel pouvait être le propos du Parménide dialogue autonome s'il critiquait une version délibérément déformée de ses thèses en laissant penser que ces critiques portaient alors qu'il savait que ce n'était pas le cas ? Pourquoi mettre en scène au soir de sa vie un Socrate encore jeune pour lui faire présenter des opinions dont il savait qu'elles n'étaient plus celles qu'il lui faisait défendre dans la plupart de ses dialogues antérieurs ? S'il avait un compte à régler avec Parménide (qu'on pense au « parricide » du Sophiste), pourquoi le faire sous la forme d'un échec de Socrate trop jeune pour faire le poids ? Certes, la différence d'âge entre Parménide et Socrate imposait pour la vraisemblance de supposer Socrate très jeune, mais on ne sait même pas si la rencontre telle que l'a imaginée Platon aurait été possible, nos informations sur les dates de naissance et de décès de Parménide dépendant justement en grande partie de ce dialogue. Et puis Platon n'était pas obligé de se servir de Socrate pour affronter Parménide, surtout pour mettre en scène un échec, et d'ailleurs, quand il voulut vraiment « tuer » Parménide (en pensée, j'entends), il inventa pour cela le personnage de l'Étranger d'Élée. Alors quel propos pouvait servir le Parménide, qu'on le suppose antérieur ou, pire, postérieur au Sophiste ?... Bref, c'est tout l'édifice de l'« hypothèse évolustionniste » de la composition des dialogues qui s'effondre comme un château de cartes...

Par contre, tout cela s'explique le plus naturellement du monde dans l'hypothèse de composition et de compréhension des dialogues que je propose, selon laquelle les dialogues ne sont pas des ouvrages autonomes présentant les thèses de leur auteur comme le ferait un professeur d'Université moderne tout au long de sa carrière en en dévoilant ainsi les évolutions au fil du temps, mais un unique ouvrage en sept tétralogies destiné à accompagner la formation de futurs gouvernants (des « philosophes rois ») et organisé selon des considérations pédagogiques de progressivité pour s'adapter à l'évolution attendue des élèves/lecteurs à la lumière de l'expérience d'enseignant de l'auteur et de son évolution intellectuelle antérieure, ouvrage unique qu'il a sans doute composé sur une période beaucoup plus courte de généralement supposé, vers la fin de sa vie, à une époque où sa compréhension de ce qu'il voulait faire découvrir à ses élèves/lecteurs était stabilisée, mais avec l'idée qu'il ne sert à rien de servir à quelqu'un sur un plateau d'argent des « théories » étayées par de beaux raisonnements, surtout des théories engageant des manières de vivre, en les présentant sous forme de traités didactiques, mais qu'il faut lui permettre de les décourir par lui-même et ainsi de se les approprier, d'où la forme dialogique de ce guide, faisant autant confiance à l'image, à l'analogie, au mythe et à l'allusion qu'aux raisonnements pour parvenir à ses fins, puisque, quand il s'agit de proposer un mode de vie qui engage toute la personne, et non pas simplement des thèses à soutenir en société par de beaux discours à la manière de Lysias (cf. Phèdre) ou, pire, des techniques pour remuer les foules dans son propre intérêt par des discours politiques à la manière des oraisons funèbres de Périclès (cf. Ménéxène), il faut non seulement convaincre la tête, mais aussi les tripes, c'est-à-dire, dans la structure tripartite de l'âme présentée dans la République après avoir été « illustrée » dans le Phèdre par l'image du char ailé, les trois parties de cette âme, la raison (to logikon, le cocher du char ailé représentant l'âme dans le Phèdre), l'amour-propre (to thumoeides, le cheval blanc de l'image du Phèdre) et les passions (hai epithuliai, le cheval noir de l'image du Phèdre), les deux dernières étant dénuées de « raison » puisque la raison (logos) est justement l’apanage de la première, la partie logikon, mais étant les seules à pouvoir mouvoir le corps (seuls les chevaux, pas le cocher, peuvent faire avancer le char).
Dans l'organisation des dialogues que je suppose être celle voulue par Platon, chacune des sept tétralogies est consituée d'un dialogue introductif et d'une trilogie. La progression à travers les trilogies se fait selon les trois parties de l'âme, de celle qui est en prise avec la nature (phusis) à celle qui est douée de logos (« parole/raison ») en passant par celle qui est le lieu de tous les conflits en étant tiraillée entre les deux autres (la raison et les passions), et donc la plus concernée par l'« éthique », et la progression à travers les tétralogie se fait selon les quatre segments de l'analogie de la ligne, les tétralogies 2 (Protagoras - Hippias majeur / Hippias mineur / Gorgias) et 3 (Ménon - Euthyphron / Apologie / Criton) parcourant les deux segments du vu et les tétralogies 5 (Cratyle - Ion / Euthydème / Ménéxène) et 6 (Parménide - Théétète / Sophiste / Politique) les deux segments du perçu par l'intelligence, de part et d'autre d'un axe central consacré à l'âme, pont entre le sensible et l'intelligible, qui, après une introduction décrivant le « moteur » de l'âme, Erôs (Banquet), s'intéresse sucessivement à la nature de l'âme (Phèdre), à son comportement dans la vie incarnée (République) et à son devenir, son telos (Phédon), et entre une tétralogie introductive qui pose dès le dialogue introductif (Alcibiade) le problème que cherche à résoudre l'ensemble des dialogues : « Qu'est-ce qui habilite un être humain à gouverner ses semblables et quelles aptitudes doit-il avoir pour cela ? », et suggère entre les lignes la réponse (il faut être un philosophos anèr, un « homme philosophe » (cf. Sophiste, 216a4 pour l'expression « homme philosophe », par laquelle Théodore introduit l'Étranger d'Élée, et République V, 473c11-d6 pour la réponse donnée dans le principe du « philosophe roi ») en s'intéressant successivement à chacune des trois composantes de celle-ci, la philia (philo-) dans le Lysis, l'andreia (anèr) dans le Lachès et la sophia (-sophos), dans sa version pour adolescents, la sôphrosunè (« modération »), dans le Charmide (dans lequel la sophia, même si le mot n'est pas employé, est en toile de fond de la discussion entre Socrate et Critias), et une tétralogie conclusive (la mise en application), introduite par une réflexion sur ce qui constitue la vie bonne pour l'homme (Philèbe), celle que les dirigeants doivent chercher à rendre possible pour le plus grand nombre possible de leurs concitoyens, chacun à la mesure de ses capacités, préludant à la trilogie Timée / Critias / Lois qui propose un exemple du travail à accomplir dans les Lois après avoir proposé comme modèle aux législateurs le travail du démiurge créateur de l'Univers ordonné (kosmos) dont nous faisons partie et avoir soumis le lecteur à un test (krisis) en le mettant face à l'inachèvement du Critias, au moment même ou « Zeus, le dieu des dieux, qui règne par les lois » (Critias, 121b7-8), qui a convoqué l'assemblée des dieux pour tenter de mettre fin aux désordres de l'Atlantide, va y prendre la parole : le lecteur va-t-il regretter de ne pas avoir la suite de l'histoire, qui laisse penser que ce sont le dieux qui tirent les ficelles du monde des humains, ou a-t-il compris qu'il ne faut pas, comme Minos, le roi grec dont on fait le premier souverain à avoir gouverné au moyen de lois, compter sur Zeus pour fournir ces lois, mais au contraire s'élever vers le divin en faisant le meilleur usage possible de ce « don divin » (theia moira) que constitue le logos qui nous spécifie en tant qu'hommes, comme les trois vieillards mis en scène dans les Lois, qui élaborent les lois pour une nouvelle colonie pendant qu'ils montent vers la grotte du mont Ida en Crète où justement Minos venait chercher les lois que lui dictait son père, Zeus ?
Dans ce plan, la République, dialogue central de la trilogie centrale, qui présente la justice, harmonie interne d'une âme tripartite sous le contrôle de la raison (logos) comme fondement de l'harmonie sociale dans la cité, comme l'idea/idéal de l'homme incarné, fait pour vivre en société dans une « cité » (polis), donc de manière inextricablement imbriquée à la fois animal politikos (« politique ») et animal logikos (doué de logos (« parole » et  « raison »)), constitue la clé de voûte de l'ensemble, et la sixième tétralogie, celle qui correspond au second segment du perçu par l'intelligence, celui de la dialektikè, en constitue comme la colonne vertébrale, le Sophiste, dialogue central de la trilogie correspondante, qui propose à qui sait l'y trouver, en creux derrière les multiples portraits du sophiste, le portrait du philosophe, qui en est l'antithèse, et propose les règles du bon usage du logos, qui font de celui qui les maîtrise un maître de la dialektikè, c'est-à-dire un dialektikos, après avoir renvoyé dos à dos les « fils de la terre » et les « amis des eidè », qui pèchent les uns comme les autres par le fait d'être dans une logique d'exclusion (« ou la matière, ou les eidè/ideai) alors que le vrai ne peut être que dans une logique d'inclusion (« et la matière, et les eidè/ideai », mais chacune à sa juste place et bien comprise). Dans ce déroulé du programme, le point critique est à l'articulation du premier et du second segment du perçu par l'intelligence, c'est-à-dire au passage de la cinquième à la sixième tétralogie, qui nous fait passer du Ménéxène au Parménide. Les cinq premières tétralogies peuvent être vue comme une longue propédeutique destinée à préparer ce passage. Dans cette perspective, le Ménéxène est l'exemple type du discours politique convenu produit par des politiciens qui n'ont pas maîtrisé la dialektikè ou qui, comme Isocrate, qui tenait à Athènes une école concurrente de l'Académie de Platon qui formait les politiciens pour réussir dans la production de ce genre de discours, pensent que la dialectique ne sert à rien, faute d'avoir compris ce que Platon entendait par là, et ce qui est attendu à ce point de son parcours de l'élève à qui Platon sert ce discours brut de fonderie, avec seulement deux pages d'introduction, c'est qu'il ait compris (mais ce n'est pas Platon qui le lui dira) que la politique qui est capable de produire de tels discours n'est pas celle que Platon a en vue et qu'il reste encore une étape, la plus importante, dans le programme, celle justement de la dialektikè, pour devenir un politicien selon le cœur de Platon, un politicien semblable à celui qui est justement présenté dans le Politique. Et, après ce premier test, un nouveau test, quelque chose comme l'examen de fin de premier cycle, est proposé dans le Parménide, qui sert de prologue à la trilogie de la dialectique Théétète / Sophiste / Politique. Pour aider l'élève à comprendre qu'il s'agit là d'un test, Platon met en scène un Socrate encore très jeune, en espérant que le lecteur va se demander si ce que Platon fait dire ici à ce Socrate débutant face à Parménide, qui pourrait bien ressembler à ce que lui-même pensait au début du parcours, correspond bien à ce qu'il lui fait dire dans les dialogues antérieurs à l'âge mûr. Bref, le lecteur doit comprendre que les dialogues antérieurs, et en particulier la République, lui ont fourni ou suggéré tout ce dont il a besoin pour contrer les objections de Parménide, que ne parvient pas à surmonter le Socrate débutant mis en scène par Platon, à charge pour lui de faire ce travail s'il veut mériter l'étape suivante du programme et en tirer profit. De faire ce travail et de comprendre que le long monologue entre Parménide et un homonyme transparent (et choisi pour cela comme interlocuteur par Parménide ; cf. Parménide, 137b6-7) du père de la logique dont on ne nous dit qu'une chose, c'est qu'il allait devenir un tyran (suggérant que son homonyme collègue de Platon risquait, avec sa chère logique, de devenir un tyran de la pensée), monologue qui ne prend la forme d'un dialogue que pour faire plaisir à Socrate (et pour permettre à Parménide de reprendre sa respiration ; cf. Parménide, 137b8) vise à montrer par l'exemple que la logique seule n'est pas gage de vérité, puisque Parménide parvient à montrer des propositions à première vue contradictoires les unes aux autres avec la même rigueur logique, faute d'avoir pris la peine de définir dans quel sens il prenait les termes qu'il utilise, et en particulier le sens qu'il donne à « être » (einai), verbe qui n'a aucun sens par lui même et ne fait que servir à introduire des attributs, des « étances » (ousiai) attribués à un « étant » (on) (ça) ou niées d'un « n'étant pas » (mè on) (ça) (dans le Sophiste, Platon fera un extraordinaire pied de nez à Aristote en se fendant de ce qui est probablement la seule définition formelle de tous les dialogues, une définition (horismos) d'einai (« être », Sophiste, 247d8e4) qui réussit le fait d'arme de ne poser aucune limite (horos) à ce qu'elle définit), ce qui ouvre la porte à tous les sophismes quand on laisse ces attributs implicites et qu'on les change au gré de ses besoins d'une démonstration à une autre, et faute de prendre en considération les données de l'expérience (l'Étranger d'Élée n'aura pas besoin de la logique dans le Sophiste pour faire admettre à ses interlocuteurs que « Théétète est assis » est vrai alors que « Théétète, avec qui je suis en train de dialoguer, vole » est faux, et que donc le discours faux est possible). Voilà comment s'explique le Parménide dans le cycle des dialogues, un test du lecteur dans un cycle de formation regroupant tous les dialogues et non pas une crise de l'auteur dans une succession de publications retraçant son évolution intellectuelle...


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Première publication le 12 juillet 2023 ; dernière mise à jour le 22 janvier 2024
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