© 2016 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 26 avril 2020
Platon et ses dialogues : Page d'accueil - Biographie - Œuvres et liens vers elles - Histoire de l'interprétation - Nouvelles hypothèses - Plan d'ensemble des dialogues. Outils : Index des personnes et des lieux - Chronologie détaillée et synoptique - Cartes du monde grec ancien. Informations sur le site : À propos de l'auteur
Tétralogies : Page d'accueil du Sophiste - Page d'accueil de la 6ème tétralogie - Texte du dialogue en grec ou en anglais à Perseus

Le Théétète
(6ème tétralogie : La dialectique - 2ème dialogue de la trilogie)

Le plan du Sophiste
 
Note : Dans cette analyse du plan du Sophiste, les chiffres entre parenthèses après les références de début et de fin d'une section sont des décomptes de lignes obtenus à partir d’un fichier Word contenant le texte grec intégral du Sophiste issu du CD Perseus (sans les noms des interlocuteurs avant chaque réplique) sous forme d’une suite continue de lettres grecques majuscules (police SGkClassic) sans blancs entre les mots, sans esprits ni accents ni signes de ponctuation, comme au temps de Platon. Le texte obtenu compte 76.852 lettres sur 33 pages de 47 lignes plus 32 lignes sur la 34ème page, soit un total de 1.583 lignes d’une cinquantaine de lettres chacune (moyenne générale : 48,5 lettres par ligne). Ces chiffres n'ont aucune significtion intrinsèque et sont seulement destinés à faire des comparaisons.
 
  Prologue 216a1-221c5 (157,5)
  a.
b.
Introduction : présentation des interlocuteurs
Exercice préliminaire : le pêcheur à la ligne
216a1-218d7 (78,5)
218d8-221c5 (79   )
 
Les sept définitions du Sophiste (hors parricide)
 
221c6-237a2 +         
264b11-268d5 (587,5)
I.  Le sophiste comme « acquéreur » (son telos (fin) : l’argent) 221c6-226a7 (135   )
  (1) Le chasseur intéressé de jeunes gens riches 221c6-223b7 (55   )
   
(2)
(3)
(4)
Le négociant d’objets d’étude (mathèmata) pour l’âme (psuchè) :
itinérant,
détaillant dans sa cité,
artisan-vendeur
223c1-224e5 (45,5)
 
 
 
  (5) L’athlète pratiquant l’art du combat (éristique) avec pour arme le logos 224e6-226a5 (34,5)
II.  (6)   Le sophiste comme « critique » purificateur d’âmes ? 226a6-231c8 (158,5)
Transition : rappel des six premières définitions 231c9-232b12 (23   )
III.  (7)  Le sophiste comme « producteur » de phantasmes 232b12-268d5 (270,5)
  7.1. Les arts d’imitation 232b11-237a2 (136,5)
    Le parricide : la possibilité du discours faux 237a3-264b10 (838   )
  7.2. Le sophiste fabriquant de phantasmes  264b11-268d5 (134   )

 

Plan détaillé de la septième définition du sophiste
 
A1 Le sophiste, adepte de l’art mimétique 232b12-237a2 (136,5)
   B1   Relation entre faux et mè on (pas étant/n'étant pas) 237a3-241d4 (137,5)
   C1     Critique méthodologique des « ontologies » passées et présentes 241d5-245e8 (130   )
   D1       Fils de la terre et… 245e8-249d5 (117   )
        (au centre : définition de einai/to on (247d8-e4)) (lignes 57 à 61)     
        …amis des eidè  
   E1         To on (l’étant) : ni mouvement ni repos 249d6-250d4 (27,5)
   F           Même impasse avec to on et to mè on 250d5-251a4 (10,5)
   E2         Plusieurs noms pour une même chose ? 251a5-251e7 (29   )
   D2       Principe d’associations sélectives et…  251e8-255c8 (113   )
        (au centre : définition de la « dialectique » (253d5-e2)) (lignes 56 à 62)     
        …application à 5 megista genè (très grandes familles) (1)  
   C2     « L’autre » et to mè on (le n’étant pas) 255c9-259d8 (135,5)
   B2   La possibilité du faux logos 259d9-264b10 (138,5)
A2 Retour à la septième définition du sophiste 264b11-268d5 (134   )

Dans la page de mon site consacrée aux plans du Théétète, je montre que ce dialogue peut être vu comme reproduisant en raccourci les 5 premières étapes du parcours des tétralogies et que le prologue peut lui-même s’analyser selon ce même schéma, dont il reprend les quatre premiers moments, le reste du dialogue constituant le logos dont Socrate fait « accoucher » Théétète, c’est-à-dire le cinquième moment, et que, si l’on ajoute le Sophiste et le Politique, c’est toute cette sixième trilogie qui reproduit en raccourci le plan d’ensemble en sept tétralogies des dialogues, selon le schéma de principe suivant :

  1. introduction : mise en place du contexte et position du problème,
  2. mise en garde contre les apparences, des images, des illusions,
  3. l’épreuve des faits, des actes, de l’expérience concrète dans le temps et l’espace,
  4. entrée en scène de la psuchè (« âme »),
  5. coup de projecteur sur le logos, (2)
  6. le temps du discernement (krisis)
  7. les conséquences au plan de l’action (le retour dans la caverne).

Par rapport à ce plan, le Sophiste constitue donc la sixième étape, la phase « critique » qui fait appel à notre discernement, en l’occurrence, parvenir, au contraire des Athéniens qui ont condamné Socrate à mort, à distinguer le sophiste du philosophe.
Mais on peut aussi retrouver cette même logique de progression dans les sept définitions successives que l’étranger donne du sophiste. En laissant dans un premier temps de côté les définitions 2, 3 et 4, le sophiste nous est successivement présenté comme :

  1. chasseur intéressé de jeunes gens riches, ce qui renvoie à la première tétralogie, où Socrate nous est présenté en « chasse » de jeunes gens avec lesquels engager la conversation (Alcibiade, Lysis, Charmide, etc.) ;
  2. (traité plus loin)
  3. (traité plus loin)
  4. (traité plus loin)
  5. lutteur dont les armes sont le logos, ce qui nous situe dans le thème de la cinquième tétralogie, dont le dialogue central de la trilogie, l’Euthydème, nous présente justement un exemple de ce genre de luttes qui met en regard les méthodes sophistiques des deux frères et la manière de pratiquer de Socrate ;
  6. pratiquant la diakritikè (« discernement critique »), ce qui conduit en 240b3-d4, non sans hésitations de la part de l’étranger, à la description d’une méthode purgative qui est clairement la méthode utilisée par Socrate au fil des dialogues et donc la méthode, non du sophiste, mais du philosophe, et nous invite à exercer notre esprit critique sur les propos hésitants de l’étranger à ce point ;
  7. producteur (poiètikos), dont les productions en logoi sont soumises à une analyse serrée pour montrer qu’elles ne sont que des phantasmata sans valeur, au contraire des Lois qui concluent la septième tétralogie.

Pour les définitions 2, 3 et 4, le parallélisme n’est apparemment pas respecté. C’est que, dans le schéma d'ensemble des tétralogies, ces étapes correspondent à l’opposition dans l’ordre visible entre images et réalités et à l’émergence de la psuchè (« âme »). Or, en ce qui concerne le sophiste, on est toujours dans l’illusion et psuchè (« âme ») n’est pour lui qu’un mot qui ne renvoie à rien de précis. Le monde du sophiste est un monde dans lequel il entretient la confusion et l'approximation, sans proposer rien de solide sur lequel s'appuyer. Cette confusion est marquée par Platon par le fait que ces trois définitions sont traitées ensemble sous le thème général du commerce (agorastikon) et avec beaucoup moins de détails et de rigueur que les autres, au moins dans leur différenciation les unes par rapport aux autres. Mais dans les trois, l’étranger utilise conjointement trois critères qu'on peut rattacher à ceux qui, au niveau des tétralogies, organisent la progression : dans ces trois définitions, et dans ces trois-là seulement, il est question de la psuchè comme destinataire des marchandises du sophiste, et les critères qui permettent de différencier les trois définitions sont (1) l’origine des marchandises vendues et (2) le lieu de vente : est-il producteur lui-même de ses « marchandises », les thèses qu’il professe, ou se contente-t-il de colporter des thèses dont il n’est même pas l’auteur, c’est-à-dire des « images » de logoi produits par d’autres, et les vend-il dans sa propre cité, où il est aussi connu par ses actes, ou dans d’autres cités, où il est surtout jugé sur ses paroles et non pas sur ses actes ? Dans la seconde définition, à mettre en parallèle avec la tétralogie des illusions du monde matériel, celle consacrée justement aux sophistes, introduite par le Protagoras et développée avec Hippias (Hippias majeur et Hippias mineur) et Gorgias (Gorgias) comme interlocuteurs principaux de Socrate, on est au comble de l’illusion puisqu’il vend loin de chez lui des « images » de logoi dont il n’est pas l’auteur ; dans la troisième définition, celle qui est à mettre en parallèle avec la tétralogie centrée sur les faits, les pragmata, du procès de Socrate jugé par ses concitoyens, on est dans le cas où le sophiste peut être soumis au jugement de ses concitoyens, puisque c’est dans sa propre cité qu’il vend ces images de logoi qu'il « importe » pour eux ; dans la quatrième définition enfin, celle qui est à mettre en parallèle avec la tétralogie de l’âme, le sophiste dévoile son âme, même si c’est inconsciemment, puisqu’il est présenté comme vendeur de ses propres productions, c’est-à-dire de ce qui sort de son âme pour entrer dans l’âme de ses « clients ». (3)
Le tableau complet est alors :

    Acquisition
  1. chasseur intéressé de jeunes gens riches, ce qui renvoie à la première tétralogie, où Socrate nous est présenté en « chasse » de jeunes gens avec lesquels engager la conversation (Alcibiade, Lysis, Charmide, etc.) ;
  2. vendeur d'illusions (marchandises pour l'âme « images » de discours de tiers vendues loin de chez lui) ;
  3. vendeur sous contrôle (marchandises pour l'âme vendues dans sa cité où il est connu par ses actes)
  4. vendeur des productions de son âme
  5. lutteur dont les armes sont le logos, ce qui nous situe dans le thème de la cinquième tétralogie, dont le dialogue central de la trilogie, l’Euthydème, nous présente justement un exemple de ce genre de luttes qui met en regard les méthodes sophistiques des deux frères et la manière de pratiquer de Socrate ;
     

    Tri 
  6. pratiquant la diakritikè (« discernement critique »), ce qui conduit en 240b3-d4, non sans hésitations de la part de l’étranger, à la description d’une méthode purgative qui est clairement la méthode utilisée par Socrate au fil des dialogues et donc la méthode, non du sophiste, mais du philosophe, et nous invite à exercer notre esprit critique sur les propos hésitants de l’étranger à ce point ;
     
    Production
  7. producteur (poiètikos), dont les productions en logoi sont soumises à une analyse serrée pour montrer qu’elles ne sont que des phantasmata sans valeur, au contraire des Lois qui concluent la septième tétralogie.

Comme je l'ai fait apparaître dans cette version complète de la liste des définitions, l'étranger les organise selon un schéma 5 + 1 + 1 qui peut être éclairant en retour sur l'organisation des tétralogies : les cinq premières définitions sont toutes du côté des techniques d'acquisition, la sixième du côté des techniques de tri/discernement et la dernière du côté des techniques de production. Transposé au niveau de l'ensemble des tétralogies, ce schéma nous invite à voir les cinq premières tétralogies comme des étapes d'« acquisition » (de « connaissances » et d'expérience), c'est-à-dire d'« apprentissage » alimentant notre intelligence pour en développer le sens critique, préalables à l'exercice d'un jugement (krisis) sain au cours de la sixième étape, qui fonde l'action dont il est question dans la septième étape. L'objet premier de tout ce parcours, présenté dès les premières pages du dialogue introductif de la première tétralogie, l'Alcibiade, (4) c'est la production d'un logos, mais pas de n'importe quel logos, d'un logos politique propre à organiser la vie de la cité, ce que sont les Lois, le dernier dialogue du cycle. Toute la phase acquisitive, propédeutique, constituée par les cinq premières étapes culmine, tout comme les cinq définitions du sophiste comme « acquéreur » culmiment sur celle qui en fait un combattant au moyen du logos utilisé comme « arme » d'acquisition (de la fortune), sur une tétralogie centrée sur le logos, qui s'achève par une merveilleux exemple, le Ménéxène, de ce qu'est un discours politique produit par qui n'a pas encore entrepris la phase « critique », celle du discernement, qui doit nous permettre de comprendre comment fonctionne le logos et quel lien il entretient avec ce qui n'est pas lui, et donc nous rendre capable de produire un logos politique sensé et « bon (agathos) » pour la cité à laquelle il s'adresse parce que bon pour tous ses citoyens, dont un exemple nous est donné dans les Lois. Et selon le même schéma, le Théétète, qui regroupe les cinq premières étapes, propédeutiques, de la tétralogie critique pour préparer à la sixième, celle du Sophiste justement, s'achève aussi sur une tentative, infructueuse pour des raisons qu'il nous appartient de mettre à jour, justement en exerçant notre esprit critique, de définir le « savoir (epistèmè) » par un logos faisant intervenir le logos dans sa formulation avant d'avoir pris la peine d'investiguer le logos pour voir s'il peut nous donner accès à autre chose qu'à lui-même et à de simples mots qu'on peut tordre à sa guise, comme le font ceux qui pensent que la cité peut définir à sa guise le juste et l'injuste à travers ses lois et en changer la définition à sa convenance. (5) Si l'on essaye de résumer le cheminement de ces cinq étapes propédeutiques, on peut le faire ainsi :

  1. Poser clairement le problème
  2. Percer à jour grâce au dialogue les illusions qui obscurcicent notre jugement
  3. Prendre appui sur l'expérience concrète partagée
  4. Ne pas perdre de vue que l'homme est plus que son corps matériel et qu'il a, ou plutôt qu'il est, une âme...
  5. ...Et que ce qui fait la spécificité de cette âme humaine, c'est le logos

C'est donc bien le logos qui est la clé de tout pour l'homme et ce n'est que lorsqu'on en aura compris, dans l'étape « critique », les mécanismes, les règles et les limites, que l'on pourra avec quelque chance de succès tenter de produire un logos politique bénéfique pour tous.

La septième définition, celle du sophiste comme producteur, occupe à elle seule plus de la moitié du dialogue (on juge l'arbre à ses fruits). Mais en fait, elle inclut une énorme « parenthèse » (237a3-264b10) sur la possibilité du discours faux, qui est en fait le plat de résistance du dialogue et donne l’occasion à l’étranger de commettre le « parricide » envers son concitoyen Parménide, encadrée par deux sections de longueur sensiblement égale (232b12-237a2 et 264b11-268d5 : 136,5 lignes et 134 lignes respectivement) qui, rapprochées en laissant de côté la « parenthèse », constituent à proprement parler la définition du sophiste comme producteur de phantasmes. On se retrouve alors avec deux parties sensiblement égales : les sept définitions d’une part (745 lignes), la « parenthèse » sur le discours faux d’autre part (838 lignes), objet premier du dialogue, insérée au milieu de la septième définition.

Ce qui constitue donc le moment critique (sixième définition) du dialogue critique (sixième étape de la trilogie Théétète, Sophiste, Politique dans laquelle le Théétète développe les cinq premières étapes, préparatoires) de la trilogie critique (la trilogie de la sixième tétralogie), c’est bien la définition, proposée non sans hésitations, du sophiste comme purificateur des âmes par un enseignement fondé sur la réfutation (elegchos, 230d1) que l’étranger décrit d’une manière qui ne laisse aucun doute sur le fait que ce qu’il a en tête est la méthode utilisée par Socrate et non celle des sophistes (230b4-d4), même si, comme le montre l’Euthydème, les deux méthodes, celle de Socrate et celle des sophistes, de certains d’entre eux du moins, peuvent se ressembler aux yeux des profanes « comme un chien à un loup » (231a6).

Examinons maintenant plus en détails la septième définition du sophiste, la plus longue et celle qui met en évidence le caractère factice de ses productions pour voir avec quelle rigueur elle est construite. Son plan met en évidence la structure en poupées russes de cette partie du dialogue : la section A2 répond à la section A1 et, comme je l’ai dit plus haut, elles forment ensemble la septième définition du sophiste comme fabriquant d’illusions. La longue parenthèse qui s’ouvre en 237a3 pose le problème de la possibilité du pseudès logos (« faux logos ») et de son lien avec to mè on (« le n’étant pas ») : la question est posée dans la section B1 et trouve sa réponse dans la section B2, là encore de tailles pratiquement identiques. La question du mè on ouvre avec C1 une nouvelle parenthèse sur les multiples conceptions de to on (« l’étant ») qui ont eu cours jusqu’alors, à partir de 241d5, juste après la mention par l’étranger du parricide (patroloian, 241d3) qu’il va devoir commettre envers son compatriote Parménide, parricide qui est consommé avec l’élucidation du sens des mots mè on (« pas étant/n’étant pas ») à la fin de la section C2, où l'étranger le mentionne à nouveau en 258c7 au début de la conclusion de toute cette parenthèse dans la parenthèse. Au centre de cet ensemble (274,5 lignes avant, 276,5 lignes après), on trouve une courte section, F dans le plan ci-dessus, dans laquelle l’étranger constate que l’aporia (« impasse ») est la même sur to on (« l’étant ») et sur to mè on (« le n’étant pas ») et que, dans ces conditions, clarifier le sens de l’une devrait aussi clarifier le sens de l’autre. Comme la clarification portera sur le sens de mè on (« n’étant pas »), il nous revient d’en tirer les conséquences sur le sens de on (« étant »). Mais avant d’en arriver là dans la seconde partie de cet ensemble qui consomme le parricide, il introduit celle-ci comme une tentative de « fray[er] un chemin au logon (ton logon... diôsometha, 251a2-3) » le plus convenablement possible par rapport aux deux à la fois (to on et to mè on), montrant que son souci est bien de déterminer quel logos est convenable (euprepès, 251a1) aussi bien relativement à to on (« l’étant ») qu’à to mè on (« le n’étant pas »). La première partie du « parricide » (sections C1, D1 et E1) prépare le terrain en proposant une revue des différents discours antérieurs sur le sujet, classés en deux grandes catégories, ceux des « fils de la terre » et ceux des « amis des eidè (« formes, idées ») » (parmi lesquels ce serait une erreur de compter Platon, dont la sympathie va ici aux discours de l’étranger qui renvoie dos à dos ces deux engeances). C’est cette revue qui aboutit à la conclusion que les uns comme les autres, aussi bien sur to on (« l’étant ») que sur to mè on (« le n’étant pas »), arrivent à des absurdités. Le chemin que va frayer au logos l’étranger est celui qui s’appuie, non plus sur une quelconque ontologie, mais sur ce que j’appelle le principe d’associations sélectives, qui dit que nous ne sommes ni dans un « tout » indifférencié dans lequel tout se confond avec tout (ce vers quoi pourrait tendre l'éléatisme poussé à la limite), ni dans le règne de l'incommunicabilité totale entre « monades » sans aucune relations de quelque nature que ce soit les unes avec les autres (ce vers quoi pourrait tendre le mobilisme héraclitéen poussé dans ses derniers retranchements), mais dans un « monde » intermédiaire où certaines relations / associations / interactions /... sont possibles entre éléménts / composants /entités /..., (6) mais pas n'importe lesquelles, énoncé dans un premier temps de manière générale, puis appliqué ensuite sur les megista genè (« très grandes familles ») (7) pour en arriver à la compréhension de mè on, non pas comme « non-être », mais comme simple forme verbale signifiant « n’étant pas (ci, ci ou ça)  », c’est-à-dire « étant autre », autre que quelque chose à préciser par l’attribut qu’appelle la formule, puisque, comme l’a précisé l’étranger auparavant, « autre » est un relatif qui implique un « autre » par rapport auquel on est « autre », ce qui, transposé sur mè on (« n'étant pas »), implique que cette expression appelle un on (« étant ») identifié par l’attribut, par rapport auquel le on qui mè esti (le sujet de l’expression dans laquelle apparaît mè esti) « n’est pas » ça. Mais si mè einai (« ne pas être ») impose un attribut, alors einai (« être ») en impose un aussi, même si, dans ce cas, ce peut être le sujet lui-même, dans une affirmation d’identité tautologique qui ne nous apprend rien sur lui.

J’ai isolé dans ce plan deux courtes sections qui se répondent symétriquement par rapport au centre de cet ensemble, du fait de leur importance : la définition de einai (« être ») en 247d8-e4, (8) qui marque l’articulation entre la critique des fils de la terre et celle des amis des formes (eidè), et celle de la dialektikè epistèmè (« savoir de l’art du dialogue ») en 253d5-e2, (9) qu’on peut élargir à 253b9-254b2, section dans laquelle l’étranger associe cette epistèmè au philosophein (253e4-5) et nous avertit, cette fois-ci explicitement, qu’on a peut-être mis la main sur le philosophe en cherchant le sophiste (on n’était déjà passé pas loin avec la description de l’elegchos (« réfutation ») socratique dans la présentation du sophiste comme diakritikos).

La prise en considération de ce plan permet de saisir dans sa globalité l’argumentaire de l’étranger et d’en mettre à jour les articulations. On y voit que tout ce qui vient avant la section centrale F n’est encore qu’examen des thèses en présence, examen qui se conclut par la constatation de l’aporia (« impasse ») aussi bien relativement à to on (« l’étant ») qu’à to mè on (« le n’étant pas ») dans cette section F et ne cherche pas à apporter de réponses, même partielles, à cette aporia ; que la réponse de l’étranger se développe dans les sections numérotées 2 dans le plan, à partir de la section centrale F et qu’elle ne s’appuie sur aucune « ontologie » préalable, pas même une éventuelle « théorie des idées », mais seulement sur un niveau minimal de compréhension de mots très généraux que tous les tenants des diverses thèses examinées dans la première partie sont obligés d’utiliser pour défendre leur thèse contre les opposants, sauf à renoncer à faire usage du logos (cf. 252c2-9) : le point de départ de son raisonnement, qui s’adresse à tous les interlocuteurs évoqués dans la première partie, quelles que soient leurs thèses (cf. 251c8-d3), est en effet que la simple discussion de ces thèses suppose un accord minimal sur le logos qui permette de distinguer des onta (« étants ») les uns des autres dans le langage et admette le principe d’associations sélectives (251d5-e2). Et peu importe à ce niveau que ces onta (« étants ») soient des idées abstraites ou des réalités matérielles, ou les mots eux-mêmes. Une fois admis ce principe, son application au cas des megista genè/eidè/phusei/ideai/ousiai (« très grandes familles/genres/espèces / apparences/sortes/formes/espèces / natures / apparences/idées / étances ») ne préjuge en rien de la nature des onta (« étants ») sur lesquels va travailler l’étranger, auquel il fait justement référence sous une multiplicité de noms pour accommoder tous les interlocuteurs potentiels, mais seulement qu’on accepte un sens minimal à stasis (« repos »), kinèsis (« mouvement »), einai (« être »), tauton (« même »), thateron (« autre »), quel qu’il soit, et qu’on admette que, quel que soit le sens qu’on donne à stasis (« repos ») et kinèsis (« mouvement »), l’un est différent de l’autre (« non miscibles l’un à l’autre (ameiktô pros allèlô) », 254d7-8), et donc qu’on donne un sens à esti (« est ») et à (« pas ») dans la phrase stasis mè esti kinèsis (« le repos n’est pas le mouvement »), ce qui implique les notions de (t)auton (« même ») et de heteron (« autre »). De même, lorsqu’à la fin de l’exercice, l’étranger fait intervenir les mots mega (« grand », 257b6), kalon (« beau », 257d7), dikaion (« juste », 258a4), il ne préjuge en rien du sens spécifique que chacun peut donner à ces mots ni de la nature « ontologique » de ce qu'ils recouvrent, il lui suffit seulement que l’interlocuteur admette que tout n’est pas grand ou beau ou juste, quoi que cela veuille dire, et qu’il puisse dire de certains onta (« étants ») qu’ils sont mè mega (« pas grand ») ou mè kalon (« pas beau »), ou mè dikaion (« pas juste »), quoi que cela veuille dire pour lui. Bref, les deux seuls présupposés de l’argumentation de l’étranger sont (1) que le dialogue (to dialegesthai) soit possible au travers d’une langue commune, même si les deux interlocuteurs sont « étrangers » l’un à l’autre et ne partagent donc pas la même éducation, les mêmes valeurs, les mêmes usages, les mêmes traditions, les mêmes références culturelles, et ne sont même pas sûrs de donner le même sens aux mots qu’ils emploient, et (2) qu’ils s’accordent sur le fait que certains assemblages de mots sont acceptables aux deux et d’autres pas, même s’ils ne sont pas sûrs de comprendre ceux sur lesquels ils s’accordent exactement de la même manière.

C’est cette même possibilité d’accord dans l’échange que constitue le dialegesthai qui est à la base des développements sur le logos proprement dit : si les exemples pris par l’étranger, Theaitètos kathètai (« Théétète reste_assis », 263a2) et Theaitètos, hôi nun ego dialegomai, petetai (« Théétète, avec qui, en ce moment, moi, je dialogue, vole », 263a9), ont tous deux Théétète pour sujet, et que le second explicite le fait du dialegesthai, c’est pour mettre en évidence que l’accord entre les deux interlocuteurs qui dialoguent entre eux est rendu possible dans le cas présent par le fait que Théétète est le mieux placé pour savoir si ce que l’étranger dit de lui est vrai ou pas, par rapport à des faits (pragmata) de la vie courante, sans enjeux égotiques, éthiques ou métaphysiques qui pourraient interférer avec la sincérité de la réponse, ce qui ne serait pas le cas si l’étranger avait dit par exemple « Théétète est laid » ou « Théétète est stupide » ou « Théétète est injuste » ou « Théétète est un éléate ». Car ce qui est fondamental, ce n’est pas que l’accord soit toujours possible, mais qu’il le soit dans certains cas, sans ambiguïté possible et sur des « faits » sur lesquels la vérification expérimentale est possible. Dans le cas présent, Théétète sait qu’il est assis et Théodore et les deux Socrate, le vieux et le jeune, peuvent s’en assurer de leurs propres yeux, même si nous, lecteurs, n’en avons aucune preuve et l’apprenons à cette occasion. Mais, pour nous, le fait qu’il soit assis au moment où parle l’étranger n’est pas impossible, alors que nous savons tous qu’il lui est impossible de voler sans avoir besoin d’être présents à l’entretien. Et d’ailleurs, comme cet entretien n’a jamais eu lieu que dans l’imagination de Platon, pour nous, c’est la capacité à comprendre ce qu’a écrit Platon et à admettre avec lui qu’une de ces deux propositions peut être vraie et que l’autre ne le peut pas qui est probante.

(retour à la page d'introduction du Sophiste ou continuer avec : sens de la mise en scène du Sophiste - traduction)


(1) Je vois la séparation entre les sections D2 et C2, dont la continuité est plus évidente encore que celle qui existe entre les sections symétriques C1 et D1 où la distinction des doctrines examinées marque mieux les divisions, au moment où l’on a fait un sort aux quatre premières familles (genè) pour se concentrer sur la cinquième, thateron (« l’autre »), déjà introduite quelques lignes plus haut, mais sur laquelle va désormais se concentrer l’attention, puisque c’est elle qui est la clé du problème du mè on (« n’étant pas »). La réplique qui marque cette articulation est 255c9-10 où, après avoir constaté en 255c6-7 qu’on avait à ce point identifié quatre familles (genè : « mouvement », « repos », « étant », « même »), l’étranger pose la question de savoir s’il faut compter « autre » comme une cinquième, question qui va occuper toute la suite de la discussion jusqu’en 259d8. J’avais identifié cette division en deux parties avant de constater que la définition de la « dialectique » tombait exactement au milieu de la partie D2 ainsi délimitée. Cette constatation n’a fait que renforcer ma conviction qu’il y avait bien là une articulation importante de la discussion. (<==)

(2) Comme dans ma présentation des plans du Théétète (voir la note 1 de cette présentation), je ne traduis pas le mot logos (pour la multiplicité des sens de ce mot, voir la page qui lui est consacrée dans la section « vocabulaire » de ce site), car toute traduction, en obligeant à choisir dans chaque cas en fonction du contexte et de la plus ou moins bonne compréhension de la pensée de Platon par le traducteur, l'un des sens possibles de ce mot grec pour choisir le mot français qui lui correspond, fait perdre une partie plus ou moins importante de la multiplicité des sens que peut avoir ce mot en grec, dont justement le Sophiste cherche à mettre à jour les mécanismes. (<==)

(3) Cf. Protagoras, 313a-314b où Socrate met en garde Hippocrate sur le fait qu’en écoutant les sophistes, on ne peut empêcher les « marchandises » dont ils font commerce d’entre dans son âme avant qu’on ait pu en vérifier l’état et la valeur.(<==)

(4) Cf. Alcibiade, 105a7-b4, où Socrate justifie son intervention auprès du jeune Alcibiade par le fait qu'il a l'intention de prendre prochainement pour la première fois la parole devant l'assemblée du peuple d'Athènes. Socrate veut savoir sur quels sujets il compte prendre la parole et ce qu'il pense qui l'habilite à donner son avis sur ces questions. (<==)

(5) Cf. Théétète, 172a et 177c6-d7. (<==)

(6) Je fais exprès, comme le fait Platon dans ces pages du Sophiste, d'utiliser des listes ouvertes de mots (lui le fait en changeant délibérément noms et verbes d'une réplique à l'autre, comme je le montre dans l'annexe 3.1. « le principe d'associations sélectives » de mon Platon : mode d'emploi, pages 175-177) pour désigner ce dont il est ici question, car justement, ce principe est complètement ouvert et ne préjuge pas de mots spécifiques renvoyant à des « parties » seulement du tout qui s'offre à notre appréhension. C'est la force de cette argumentation que de ne pas reposer sur un sens particulier de noms particuliers tant que nous n'avons pas éclairci les mécanismes du logos qu'on est pourtant obligé d'utiliser pour la développer et c'est ainsi qu'elle évite le piège sophistique qui ruine toute ontologie. Le fondement n'est plus ici un logos sur « être » sous diverses formes (einai (« être »), to on (« l'étant »)/ta onta (« les étants »), ousia (« étance »)) comme verbe ou comme substantif, qui ne peut fonder le logos sans pétition de principe (on ne peut en parler, pour le définir ou pour le nier, sans l'utiliser à la fois comme sujet du discours et comme outil linguistique incontournable pour tenir un discours, cf. Sophiste, 252c2-9), mais un appel à l'expérience commune : on ne peut pas dire n'importe quoi, n'en déplaise à Euthydème et Dionysodore, et il y a certains cas ou, sauf mauvaise foi de la part d'un des interlocuteurs, l'accord est possible sur le fait que tel groupe de mots est « vrai » ou « faux » (voir les deux exemples élémentaires pris par l'étranger en 263a), ce qui implique qu'il existe des « référents » derrière les mots, perceptibles par nous, mais extérieurs aux uns et aux autres, qui imposent leur loi au logos sensé. La question est alors pour nous de chercher dans chaque cas l'accord (homologia) le plus acceptable (facile quand il est questions de « réalités » concrètes et perceptibles par les sens, mais d'autant plus difficile que l'objet du logos devient plus abstrait) au moyen du dialegesthai (« dialoguer »), en prenant appui sur l'expérience partagée. (<==)

(7) Je retiens ici le mot genos (traduit par « famille » en français) pour désigner ce dont parle l’étranger, parce que c’est le premier mot qu’il utilise en 254b8 pour désigner ce qu’il a en tête, et celui qui revient le plus souvent. Mais ce mot n’est que l’un des multiples mots qu’il va alternativement utiliser dans toute cette discussion, par un choix délibéré de ne pas spécialiser son vocabulaire et de donner à son raisonnement un caractère aussi général que possible (voir note précédente). (<==)

(8) « Je dis donc ce qui possède la moindre puissance, ou pour agir sur une quelconque autre créature, ou pour subir le plus minime [effet] de la part de la plus insignifiante, et même seulement pour une seule fois, tout cela [je le dis] être réellement (legô dè to kai hopoianoun tina kektèmenon dunamin eit’ eis to poiein heteron hotioun pephukos eit’ eis to pathein kai smikrotaton hupo tou phaulotaton, kan ei monon eis hapax, pan touto ontôs einai) », que l'étranger résume sous la forme « car je pose comme définition de définir ta onta (les étants, c’est-à-dire les « sujets » d’une phrase de type « x est a ») par le fait qu’ils ne sont pas autre chose de plus que puissance (tithemai gar horon horizein ta onta hôs estin ouk allo ti plèn dunamis) ». (<==)

(9) Le début de cette définition marque l'exact milieu de la section D2, qui fait 113 lignes et 5.501 lettres dans mon système de mesure : il y a 56,5 lignes et 2.769 lettres avant, 56,5 lignes et 2.732 lettres du début de la définition (253d5) à la fin. (<==)


Platon et ses dialogues : Page d'accueil - Biographie - Œuvres et liens vers elles - Histoire de l'interprétation - Nouvelles hypothèses - Plan d'ensemble des dialogues. Outils : Index des personnes et des lieux - Chronologie détaillée et synoptique - Cartes du monde grec ancien. Informations sur le site : À propos de l'auteur
Tétralogies : Page d'accueil du Sophiste - Page d'accueil de la 6ème tétralogie - Texte du dialogue en grec ou en anglais à Perseus

Première publication le 21 novembre 2016 ; dernière mise à jour le 26 avril 2020
© 2016 Bernard SUZANNE (cliquez sur le nom pour envoyer vos commentaires par courrier électronique)
Toute citation de ces pages doit inclure le nom de l'auteur et l'origine de la citation (y compris la date de dernière mise à jour). Toute copie de ces pages doit conserver le texte intact et laisser visible en totalité ce copyright.