© 2017 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 26 avril 2019
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Le Sophiste
(6ème tétralogie : La dialectique - 2ème dialogue de la trilogie)

Le sophiste, mime du savoir
(Sophiste, 231c9-237a2)
 (1)
(Traduction Bernard SUZANNE, © 2017)

[231c] [...]

L'ÉTRANGER.-- Alors, prenant d'abord un moment de repos (2) pour que nous reprenions complètement haleine et [231d] en fassions pour nous le compte en nous reposant en même temps, voyons sous combien [d'aspects] le sophiste s'est montré. Je pense en effet qu'on l'a trouvé premièrement chasseur moyennant salaire de jeunes et riches [personnes].

THÉÉTÈTE.-- Oui.

L'ÉTRANGER.-- D'autre part le second [aspect, c'est] une sorte de colporteur de matières d'études pour l'âme.

THÉÉTÈTE.-- Tout à fait.

L'ÉTRANGER.-- Troisièmement, n'est-il pas réapparu comme détaillant local de ces mêmes [marchandises] ?

THÉÉTÈTE.-- Oui, et quatrièmement artisan-commerçant de matières d'études pour nous. (3)

L'ÉTRANGER.-- Tu te rappelles correctement. Mais le cinquième [aspect], je vais moi-même essayer [231e] de me le rappeler : de [l'art de] la lutte autour des logoi (paroles/discours/raisonnements), (4) en effet, il était une sorte d'athlète ayant mis de côté pour lui la technique éristique.

THÉÉTÈTE.-- Il [l']était bien en effet.

L'ÉTRANGER.-- Quant au sixième, [il était] pour le moins contestable, mais néanmoins, nous sommes tombés d'accord à son sujet pour poser qu'il était purificateur en ce qui concerne les âmes des opinions faisant obstacle aux études.

THÉÉTÈTE.-- Tout à fait.

L'ÉTRANGER.-- [232a] Ne te fais-tu donc pas cette réflexion que, quand quelqu'un paraît savant en beaucoup [de choses] mais est désigné par le nom d'une unique technique, cette apparence n'est pas saine mais [qu'il est] clair que celui qui éprouve ça vis à vis d'une technique, n'est pas capable de distinguer clairement relativement à elle ce vers quoi toutes ces études regardent, et c'est pourquoi il désigne par de multiples noms plutôt qu'un seul celui qui les possède ? (5)

THÉÉTÈTE.-- Il y a de fortes chances pour que ça se passe à peu près ainsi.

L'ÉTRANGER.-- [232b] Donc n'éprouvons pas ça (6) par nous-même dans notre investigation par paresse, mais reprenons tout d'abord ce que nous avons dit à propos du sophiste. L'un [de ces propos] en effet l'a montré clairement pour moi se démasquant au mieux.

THÉÉTÈTE.-- Lequel ?

L'ÉTRANGER.-- Controversiste (antilogikon), (7)[c'est] en quelque sorte [ce que] nous avons dit qu'il était.

THÉÉTÈTE.-- Oui.

L'ÉTRANGER.-- Mais quoi ? Ne devient-il pas aussi enseignant de cela-même aux autres ? (8)

THÉÉTÈTE.-- Bien sûr !

L'ÉTRANGER.-- Eh bien examinons à propos de quoi donc encore de tels [gens] disent qu'ils produisent des controversistes. (9)

Et notre examen à partir du début sera plus ou moins [232c] celui-ci : voyons, à propos des [choses] divines qui sont invisibles au plus grand nombre, est-ce qu'ils font devenir compétents là-dessus ?

THÉÉTÈTE.-- On dit en tout cas bel et bien ça d'eux.

L'ÉTRANGER.-- Et quoi de celles qui sont visibles sur terre et au ciel et de ce [qui est] alentour de telles [choses] ?

THÉÉTÈTE.-- Evidemement !

L'ÉTRANGER.-- Mais pour sûr, dans les réunions privées, quand à l'occasion quelque chose est dit à propos d'origine/naissance/génération/production/devenir et d'étance (10) relativement à n'importe quoi, nous savons l'un et l'autre qu'en tant qu'eux-mêmes redoutables pour contredire les autres, ils [en] rendent les autres capables comme eux.

THÉÉTÈTE.-- Tout à fait en effet.

L'ÉTRANGER.-- [232d] Mais quoi encore à propos des lois et de tout ce qui a trait aux affaires de la cité : est-ce qu'ils ne se font pas forts de former [des gens] aptes à la contestation [là-dessus] ?

THÉÉTÈTE.-- Personne en effet ne discuterait/dialoguerait (11) avec eux, on peut le dire, s'ils ne se faisaient forts de cela.

L'ÉTRANGER.-- Et bien sûr, ce qu'à propos de tous les arts et concernant chacun en particulier, il faut dire en réponse à chaque artisan en personne a été couché par écrit quelque part et publié pour qui veut l'apprendre.

THÉÉTÈTE.-- [C'est] des [écrits] de Protagoras sur la lutte et [232e] les autres arts [que] tu me sembles parler. (12)

L'ÉTRANGER.-- Et aussi de beaucoup d'autres, bienheureux [enfant]. Mais en fait, le [propre] de la technique controversiste (antilogikès technès) ne semble-t-il pas être principalement un certain pouvoir suffisant pour la contestation (amphisbètèsin) en tous [domaines] ?

THÉÉTÈTE.-- En tout cas, il semble bien ne presque rien laisser de côté.

L'ÉTRANGER.-- Mais toi, par les dieux, mon garçon, penses-tu cela possible ? Car il est bien possible que vous les jeunes ayez sur cela un regard plus perçant et nous plus émoussé.

THÉÉTÈTE.-- [233a] Quoi donc ? Et de quoi diable parles-tu ? Car, en quelque sorte, je ne comprends pas très bien ce que tu demandes là.

L'ÉTRANGER.-- S'il est possible qu'un homme sache tout.

THÉÉTÈTE.-- Heureuse assurément, étranger, serait [en ce cas] notre espèce.

L'ÉTRANGER.-- Comment donc quelqu'un, face à celui qui sait effectivement, lui étant dépourvu de savoir, pourrait-il jamais contredire en disant quelque chose de sensé ?

THÉÉTÈTE.-- En aucune manière.

L'ÉTRANGER.-- Quel pourrait donc bien être l'objet d'admiration dans le pouvoir de la sophistique ?

THÉÉTÈTE.-- Mais à quoi [penses-tu] ?

L'ÉTRANGER.-- [233b] Le moyen par lequel ils sont en quelque sorte capables de développer chez les jeunes l'opinion qu'ils sont, sur tout, d'entre tous, eux, les plus sages. Car [il est] clair que s'ils ne contredisaient pas correctement ou ne leur semblaient [le faire] et, [le] semblant, s'ils ne donnaient pas encore plus l'impression, dans le cours de la controverse, d'être sensés, (13) eh bien, comme tu viens de le dire, jamais de son plein gré quelqu'un ne désirerait leur donner de l'argent dans l'espoir de devenir leurs élèves en ces [matières].

THÉÉTÈTE.-- Jamais en effet [il ne le ferait] de son plein gré.

L'ÉTRANGER.-- Maintenant, pourtant, ils [le] desirent assurément ?

THÉÉTÈTE.-- Et comment !

L'ÉTRANGER.-- [233c] Car ils donnent l'impression, je suppose, d'être savants eux-mêmes sur ces [questions] sur lesquelles ils contredisent.

THÉÉTÈTE.-- Comment en effet [ne le sembleraient-ils] pas !

L'ÉTRANGER.-- Mais ils font effectivement cela sur tous [les sujets], disons-nous.

THÉÉTÈTE.-- Oui.

L'ÉTRANGER.-- En toutes [choses], ils paraissent donc sages à leurs élèves...

THÉÉTÈTE.-- Quoi donc ?

L'ÉTRANGER.-- ...ne l'étant pas en fait car cela [nous] a en effet semblé impossible.

THÉÉTÈTE.-- Comment en effet [ne serait-ce] pas impossible

L'ÉTRANGER.-- Le sophiste s'est donc montré à nous comme possédant sur toutes [choses] un certain savoir opinionesque, (14) pas la vérité.

THÉÉTÈTE.-- [233d] Tout à fait en effet, et il se pourrait bien que ce qui vient d'être dit dise les [choses] les plus juste sur eux.

L'ÉTRANGER.-- Prenons maintenant un exemple plus clair à leur propos.

THÉÉTÈTE.-- Eh bien lequel ?

L'ÉTRANGER.-- Celui-ci ; et essaye moi d'appliquer ton esprit pour répondre du mieux possible.

THÉÉTÈTE.-- À quelle [question] ?

L'ÉTRANGER.-- Si quelqu'un prétendait savoir, non pas dire ou contredire, mais produire et accomplir par une seule technique toutes choses en même temps... (15)

THÉÉTÈTE.-- [233e] Que veux-tu dire par « toutes » ?

L'ÉTRANGER.-- Toi, pour sûr, tu ignores purement et simplement le début de ce qui nous a été dit, car, à l'air que tu as, tu ne remarques pas le « toutes ensemble » ! (16)

THÉÉTÈTE.-- Eh bien non, en effet !

L'ÉTRANGER.-- Eh bien je veux dire toi et moi parmi les « toutes » et, à côté de nous, les autres animaux et les arbres.

THÉÉTÈTE.-- Que veux-tu dire ?

L'ÉTRANGER.-- Si quelqu'un disait qu'il pourrait produire toi et moi et toutes les autres créatures qui croissent...

THÉÉTÈTE.-- [234a] En parlant là de quelle production ? Car tu ne parles pas là de quelque cultivateur, puisque tu dis celui-ci aussi producteur d'animaux.

L'ÉTRANGER.-- Je [le] dis, et en outre de la mer et de la terre et du ciel et des dieux et de tout le reste ensemble ; (17) et en plus, produisant chacune de ces [choses] promptement, il les livre pour une toute petite somme de monnaie.

THÉÉTÈTE.-- Tu parles d'un jeu !

L'ÉTRANGER.-- Mais quoi ? Celle de celui qui dit qu'il sait tout et enseignerait cela à quelqu'un d'autre pour peu et en peu de temps, est-ce qu'il ne faut pas [la] tenir pour un jeu ?

THÉÉTÈTE.-- Très probablement.

L'ÉTRANGER.-- [234b] Mais connais-tu un genre de jeu demandant plus d'habileté ou plus plaisant que l'imitatif ? (18)

THÉÉTÈTE.-- Nullement ; tu as désigné en effet, en rasssemblant tout en un, un genre très vaste et probablement le plus varié.

L'ÉTRANGER.-- Donc celui qui se fait effectivement fort d'être capable, au moyen d'une seule technique, de tout produire, nous savons plus ou moins ceci : en réalisant des imitations et des « homonymes » des [choses] qui sont au moyen de l'art graphique/pictural, il sera capable, en montrant de loin ses productions graphiques/picturales, de laisser les ignorants parmi les jeunes enfants dans le flou sur le fait que, quoi qu'il veuille faire, il serait le plus apte à le mener à son terme en acte. (19)

THÉÉTÈTE.-- Comment en effet [ne le pourait-il] pas !

L'ÉTRANGER.-- [234c] Mais alors quoi ? Concernant les logoi (discours/paroles/...), ne devons-nous pas nous attendre à ce qu'il y ait une autre technique... ou bien [n'est-il] pas possible (20) cette fois de réussir aussi à ensorceler/enchanter les jeunes qui se tiennent encore bien loin de la vérité sur les faits/choses (21) par des logoi (propos/discours/paroles/...) [introduits] à travers leurs oreilles, en leur montrant des images parlées sur tout (22) de manière à faire croire vrai ce qui est dit et aussi que celui qui [le] dit est le plus sage/savant de tous sur tout ?

THÉÉTÈTE.-- [234d] Pourquoi donc n'y aurait-il pas une autre technique de ce genre ?

L'ÉTRANGER.-- Eh bien, pour la plupart de ceux qui ont entendu [ça] autrefois, Théétète, n'est-il pas nécessaire qu'un temps suffisant s'étant écoulé pour eux et l'âge augmentant, confrontés de près aux réalités (mot à mot : aux étants) et contraints par ce qui les affecte d'appréhender clairement les réalités (mot à mot : les étants), ils tournent le dos aux opinions nées autrefois, de sorte que les grandes [choses d'alors leur] semblent petites, difficile les faciles, et que [234e] soient totalement chamboulées toutes les illusions [contenues] dans les logoi (paroles/discours/...) sous l'effet des faits survenant dans les activités ? (23)

THÉÉTÈTE.-- Autant du moins que je puisse en juger à mon âge, mais je pense aussi être, moi, de ceux qui se tiennent encore bien loin [de ça].

L'ÉTRANGER.-- C'est donc pourquoi nous tous ici présents essayerons, et essayons en ce moment, de t'[en] approcher le plus près possible sans les affections [que cela suppose]. (24) Mais alors, concernant le sophiste, dis-moi : cela [est-il] maintenant [235a] clair, qu'il est au nombre des enchanteurs, étant un imitateur des réalités (mot à mot : des étants) ou avons-nous encore des doutes sur le fait que, sur la multitude des [sujets] sur lesquels il paraît être capable de contredire, il n'y a aucune chance qu'il ait aussi véritablement les savoirs là-dessus ?

THÉÉTÈTE.-- Et comment douter, étranger ? Mais il est désormais assez clair, d'après ce qui a été dit, qu'il est quelqu'un [à situer] dans les parties de ceux qui ont quelque chose à voir avec le jeu. (25)

L'ÉTRANGER.-- Eh bien alors, il faut donc le poser comme un enchanteur et un imitateur.

THÉÉTÈTE.-- Comment en effet ne devrait-il pas être posé [comme tel] ?

L'ÉTRANGER.-- Eh bien, allons-y ! Notre travail maintenant [est que] la bête [235b] ne nous échappe plus, car nous l'avons à peu près encerclée dans une sorte de filet [fait] des outils (26) [disponibles] dans les logoi (langage/raisonnements/discours/...) pour de telles [choses] si bien qu'il n'échappera certainement plus à ça.

THÉÉTÈTE.-- À quoi ?

L'ÉTRANGER.-- Au fait de ne pas [pouvoir] ne pas être (27) l'un de ceux [qui font partie] de l'espèce des faiseurs de prodiges. (28)

THÉÉTÈTE.-- Et moi du moins, je pense comme toi [qu'il en va] ainsi à son sujet.

L'ÉTRANGER.-- C'est donc notre opinion qu['il faut] le plus vite possible diviser la technique imagofactique (29) et, en descendant dans [les divisions de] celle-ci, si d'une part le sophiste nous attend tout de suite, (30) le saisir selon les [235c] ordres donnés par le logos (édit/ordre/raison/...) souverain/royal et, en le livrant, exposer notre tableau de chasse, (31) mais si au contraire, dans les parties de l'imitatique, (32) il s'enfonce d'une manière ou d'une autre, le suivre tous ensemble en distinguant toujours la partie qui l'héberge, jusqu'à ce qu'enfin il soit saisi. De toutes façons, ni celui-ci ni aucune autre espèce ne pourra jamais se vanter d'échapper au cheminement (33) de ceux qui sont capables de parcourir chacune d'entre elles et elles toutes.

THÉÉTÈTE.-- Tu parles bien et il faut faire ça de cette manière.

L'ÉTRANGER.-- Eh bien, selon le mode de division suivi [auparavant], [235d] moi du moins, en ce qui me concerne, je semble voir deux genres de l'imitatique ; mais la figure (34) que nous cherchons, dans laquelle des deux elle pourrait avoir chance d'être, je pense pour ma part de ne pas être encore capable en ce moment de le percevoir clairement.

THÉÉTÈTE.-- Mais toi, nomme d'abord et distingue pour nous les deux dont tu parles.

L'ÉTRANGER.-- En voyant en elle la technique reproductique (35) comme l'une [des deux]. C'est elle principalement [qui est en jeu] quand quelqu'un, selon les proportions du modèle en longueur, largeur et profondeur et en plus de ça [235e] en donnant en outre les couleurs qui conviennent à chacune [des parties], réalise la production de l'imitation. (36)

THÉÉTÈTE.-- Mais quoi ? Tous ceux qui imitent quelque chose n'essayent-ils pas de faire ça ?

L'ÉTRANGER.-- Pas du moins pour autant qu'ils modèlent ou dessinent quelque œuvre de grande taille, car, s'ils reproduisaient la véritable proportion des belles [choses], tu sais bien que les [parties] du haut nous sembleraient plus petite qu'il ne se [236a] doit, et plus grandes celles du bas, du fait que les unes seraient vues par nous de loin et les autres de près.

THÉÉTÈTE.-- Tout à fait en effet.

L'ÉTRANGER.-- Donc, laissant le vrai prendre congé (ou cessant de prendre plaisir au vrai), (37) les artistes, à présent, ne produisent-ils pas dans leurs images, (38) non pas les proportions qui sont, mais celles qui paraîtront être, belles ? (39)

THÉÉTÈTE.-- Tout à fait en effet.

L'ÉTRANGER.-- Eh bien donc le premier [résultat, n'est-il] pas juste, puisqu'il reproduit effectivement fidèlement, de l'appeler « reproduction » ? (40)

THÉÉTÈTE.-- Si.

L'ÉTRANGER.-- [236b] Et il faut bien sûr appeler la partie de l'imitatique [qui porte] là-dessus, comme nous l'avons dit dans ce qui a précédé, « reproductique ».

THÉÉTÈTE.-- Il faut l'appeler [ainsi].

L'ÉTRANGER.-- Mais quoi ? Le [résultat] semblant reproduire le beau du fait d'une observation [faite] d'une [place] pas belle, si quelqu'un possédait le pouvoir de voir adéquatement ces si grandes [choses], [ce résultat] ne reproduisant pas ce qu'il prétend reproduire, comment l'appellerons-nous ? Pourquoi pas, puisqu'aussi bien il semble/simule, mais ne reproduit pas, « simulacre » ? (41)

THÉÉTÈTE.-- Quoi [d'autre] en effet ?

L'ÉTRANGER.-- Et n'est-elle pas très vaste, cette [236c] partie de la peinture, (42) et de toute l'imitatique dans son ensemble ?

THÉÉTÈTE.-- Et comment [ne le serait-elle] pas !

L'ÉTRANGER.-- Mais la technique réalisant un simulacre et non pas une reproduction, ne pourrions-nous très correctement [l']appeler « simulatique » ?

THÉÉTÈTE.-- Tout à fait en effet.

L'ÉTRANGER.-- Ces deux-là [sont] donc les deux genres d'imagofactique [dont] j'ai parlé : reproductique et simulatique.

THÉÉTÈTE.-- Correct.

L'ÉTRANGER.-- Mais ce en tout cas sur quoi j'étais hésitant tout à l'heure, dans lequel des deux placer le sophiste, je ne peux pas maintenant encore [le] voir clairement, [236d] mais quel homme réellement étonnant et tout à fait difficile à voir distinctement, puisque encore maintenant, il a très bien et habilement trouvé refuge dans un genre dont il est pratiquement impossible d'explorer tous les recoins ! (43)

THÉÉTÈTE.-- Il semble.

L'ÉTRANGER.-- Est-ce que tu es d'accord en toute connaissance de cause ou bien comme une sorte de force impétueuse, habitué [que tu es] sous l'effet du logos (discussion/raisonnement/...), t'a amené à être rapidement d'accord ? (44)

THÉÉTÈTE.-- Pourquoi et à quel propos as-tu dit ça ?

L'ÉTRANGER.-- En réalité, bienheureux [enfant], nous sommes dans une investigation tout à fait difficile. [236e] Car ce « sembler », et le « paraître », mais pas « être », et le « dire certaines [chose], mais pas vraies », toutes ces [expressions, c']est toujours plein de difficulté, dans le passé comme aujourd'hui. Comment en effet, ayant affirmé qu'il faut dire ou avoir pour opinion que des [choses] fausses « sont » réellement [fausses] et prononcé ce [mot], ne pas se trouver pris dans la contradiction, [237a] [c'est,] Théétète, extrêmement difficile. (45)

THÉÉTÈTE.-- Pourquoi donc ?

(vers la section suivante)


(1) J'intègre dans cette traduction la section de transition 231c9-232b12, dans laquelle l'étranger récapitule les six premières caractérisations du sophiste mises à jour dans la première partie du dialogue et introduit la septième à partir d'un mot emprunté à la cinquième. (<==)

(2) Je traduis le mot grec stantes, participe présent aoriste actif du verbe histanai, « placer, arrêter » et aussi « se tenir immobile, s'arrêter, rester en repos » par « prenant un moment de repos » pour faire apparaître le mot « repos » dans la traduction. En effet, histanai est la racine du substantif stasis, « repos », qui, opposé à kinèsis, « mouvement », va jouer un grand rôle dans la seconde partie du dialogue. C'est là la première apparition de ce verbe dans le Sophiste et cette idée de repos dans la pensée à ce tournant du dialogue n'est sans doute pas fortuite. Platon suggère ici par la voix de l'étranger, à l'aide de ce simple mot, que la pensée est une forme de mouvement (ce sera la base de son argumentation contre les « amis des eidè ») qui justifie des moments de repos, mais qu'elle suppose aussi une certaine stabilité. Si son objet, ici le sophiste, passe son temps à changer, s'il se montre sous une apparence différente dès qu'on change de point de vue, peut-il encore être objet de connaissance ? Est-ce à chaque fois la même chose dont on parle avec des mots différents ? Est-il possible de l'enfermer dans une seule définition ? C'est précisément la question que se posait Théétète juste avant cette réplique de l'étranger: « Je suis dans l'embarras du fait des multiples [aspects] sous lesquels il est apparu, [me demandant] ce qu'il faut, maintenant ou plus tard, dire qu'est réellement le sophiste pour parler vrai et pouvoir le soutenir avec force » (231b9-c2). (<==)

(3) Ces trois caractérisations du sophiste (seconde, troisième et quatrième) ont en commun de le considerer comme pratiquant un « commerce » et plus spécifiquement un commerce de mathèmata. Mathèma, dont mathèmata est le pluriel, est dérivé du verbe manthanein, « apprendre », via l'aoriste mathein. Il peut se traduire par « connaissance » (Chambry, Cordero) ou par « science » (Diès), mais ces mots mettent l'accent sur le résultat alors que le mot grec met l'accent sur le processus conduisant à ce résultat, le fait d'« étudier », d'« apprendre », qui est important dans le cas des sophistes, qui se posent justement en « professeurs » et se font rémunérer comme tels, au contraire de Socrate. Mais on ne peut pas non plus traduire par « enseignement », car ce mot met l'accent sur la fonction du maître qui « enseigne », alors que mathèma met l'accent sur l'objet de l'activité de l'élève (mathètès) qui apprend. Non pas même sur cette activité, l'« apprentissage » (mathèsis), mais sur ce sur quoi elle porte. Le mot « matières » a en français ce sens dans le contexte d'un emploi du temps scolaires, mais, hors contexte, il ne suffit pas à évoquer cette idée. C'est pourquoi j'ai précisé « matières d'études ». « Matières » a de plus l'avantage ici de donner une dimension « matérielle » à ce qui est objet du « commerce » des sophistes, qui en fait, ne se traduit que par des échanges de paroles. Associer en grec le mot mathèmata à des termes évoquant le commerce, c'est en quelque sorte assimiler le traffic des sophistes à une sorte de « gavage » par lequel ceux-ci « rempliraient » l'âme (psuchè) de leurs « clients » de leurs « marchandises », des « savoirs » prédigérés composés de mots qu'il suffirait d'apprendre (mathein) par cœur pour devenir à son tout savant.
Pour bien comprendre les distinctions que fait l'étranger entre trois types de « commerce », qu'il introduit avant de faire les distinctions entre les « marchandises » objet du commerce, qui, ici, seront les mêmes dans les trois cas, il faut revenir à ce qu'il dit en 223d2-11, ou deux aspects de ce commerce sont déterminants : le vendeur vend-il sa propre production (autourgon, 223d2) ou vend-il des marchandises achetées à d'autres (allotria erga, 223d3) et, dans le second cas, les vend-il dans sa propre cité ou dans une autre cité (ex allès eis allèn polin, 223d10). Cette catégorisation exclut que le « fabriquant », c'est-à-dire au temps de Platon l'artisan, puisse vendre sa propre production, le produit de son travail (ergon), ailleurs que dans la cité où il réside et travaille, et donc où il a ses outils de production. Cette contrainte n'est plus pertinente dès lors que le « produit » vendu n'est rien d'autre que des paroles, des discours, des logoi, que l'on peut produire n'importe où. Mais ce découpage a permis d'introduire le mot ergon dans l'opposition entre autourgon (« son propre travail ») et ta allotria erga (« les travaux/productions des autres »), qui nous renvoie à l'opposition entre logoi et erga, les paroles et les actes. Et c'est dans cette perspective que, dans le cas du sophiste, vendeur de logoi, de « paroles », il faut interpréter le second critère de distinction, celui faisant référence aux « cités » (polis). Le sophiste qui vend ses logoi dans sa propre cité a pour clients potentiels des personnes qui le connaissent et peuvent le juger sur ses actes (erga) et donc mettre à l'épreuve la cohérence entre ses paroles et ses actes, alors que ce n'est plus possible si ses « clients » sont les habitants d'autres cités où il ne fait que passer. En fin de compte, l'étranger s'intéresse à ces différents types de commerce dans l'ordre inverse de celui dans lequel il les a introduits, allant du moins risqué pour le vendeur au plus risqué. Il commence par le sophiste vu comme un marchand ambulant (emporos, mot construit sur poros, « passage, chemin, voie », qui signifie d'une manière générale « voyageur » avant de se spécialiser pour désigner des marchands ambulants), qui vend donc des discours dont il n'est pas l'auteur à des gens qui ne sont pas en mesure de les confronter à ses actes, puis passe à celui qui vend ces discours produits par d'autres à ses concitoyens, qui sont en mesure de les mettre en regard de ses actes, et termine par celui qui est lui-même producteur des discours qu'il vend à ses concitoyens et qui donc expose son âme, productrice de ses discours, en plus de ses actes, à ses concitoyens. À ce niveau, on n'est plus très loin de Socrate et c'est bien la plus ou moins grande cohérence entre les discours et les actes qui permettra de faire la différence entre le sophiste et le philosophe. (<==)

(4) Sur le mot logos, dont logoi est le pluriel, voir la page de ce site qui lui est consacrée dans la section « vocabulaire », qui permettra de prendre conscience de la richesse de sens de ce mot. Aucun mot français ne peut seul restituer toute cette richesse et, avec Platon, il est toujours dangereux de perdre certaines résonnaces d'un mot tant il est habile à en jouer pour mieux faire comprendre ce qu'il cherche à nous faire comprendre en essayant de nous apprendre à ne pas nous laisser piéger par les mots. Dans ces conditions, je prends le parti, dans cette traduction du Sophiste, de laisser le mot logos non traduit, en gardant dans la traduction la forme logos quand le mot est au singulier dans le texte, et logoi quand il est au pluriel, quel que soit son cas, et de simplement ajouter après lui, entre parenthèses un ou plusieurs mots français qui pourraient convenir pour le traduire à cet endroit, mais en demandant au lecteur de bien garder en mémoire que cette traduction possible ne restitue qu'une partie des sens du mot, qui peut en avoir d'autres, même dans ce contexte. Ainsi par exemple, lorsque l'étranger présente le sophiste, dans sa cinquième investigation, celle qu'il rappelle ici, comme un lutteur dont l'arme est les logoi, faut-il comprendre que son arme est les « discours », ce qui en fait un maître de rhéorique comme Gorgias, ou les « raisonnements », comme c'était par exemple le cas avec Zénon d'Élée et ses paradoxes, ou le « langage », comme Cratyle se posant la question de l'origine des mots ou Prodicos cherchant la définition la plus exacte possible de chaque mot, ou... (tous les sens listés ici sont des sens possibles de logos).
Un bon exemple des difficultés que posait la multiplicité des sens de logos est donné par la fin du Théétète, le dialogue qui précède immédiatement le Sophiste. Il relate une discussion entre Socrate et Théétète dans laquelle Socrate cherche avec son jeune interlocuteur (celui qui discute ici avec l'étranger le lendemain du dialogue relaté dans le Théétète) ce qu'est la savoir (epistèmè). Après l'avoir cherché en vain du côté des impressions sensibles (aisthèsis), Théétète propose de le chercher du côté de l'opinion vraie (alèthès doxa), puis, en fin de compte, après un nouvel échec, du côté de l'opinion vraie accompagnée de logos, ce qui conduit Socrate à lui demander quel sens il faut donner à logos dans cette expression et l'amènera à proposer trois sens possibles de ce mot. Mais ce dont ne se rend même pas compte Théétète, avant même d'aller plus loin, c'est que, lorsqu'il a introduit l'idée de chercher le savoir du côté de la doxa (« opinion »), Socrate lui a fait admettre que la doxa était une forme de logos (Théétète, 190a5), si bien que sa nouvelle proposition de définition du savoir se reformule sous la forme « un logos vrai accompagné de logos » ! Et lorsque Socrate propose une première définition du logos comme moyen de « rendre manifeste sa propre pensée (dianoia) au moyen de sons à l'aide d'expressions verbales et de mots » (Théétète, 206d1-2), Théétète ne se souvient pas que, peu avant, Socrate avait défini to dianoeisthai (« le fait de penser ») comme « un discours (logon) que l’âme elle-même mène de bout en bout avec elle-même sur ce qu’elle examine » (Théétète, 189e6-7) ; bref, penser, c'est se tenir à soi-même un logos silencieux, et le logos c'est la pensée exprimée vocalement ! Là encore, on boucle (on verra plus loin dans le Sophiste comment l'étranger évite cette boucle). En fin de compte, si le Théétète échoue, c'est qu'il a pris les problèmes à l'envers : ce n'est pas à la fin du dialogue, en désespoir de cause, qu'il faut se poser la question du logos comme quelque chose (description, définition, raison, justification ou autre) qui viendrait s'ajouter à autre chose pour en faire un savoir, alors que, depuis le début, on ne produit que des logoi, et que Socrate a clairement expliqué au début du dialogue qu'il se proposait d'« accoucher » Théétète d'un logos et d'en apprécier la valeur. Puisque le logos est le seul outil dont on dispose pour mener la recherche (qu'on soit sophiste ou qu'on soit philosophe), et que l'objectif est de décrire le savoir avec des logoi, la première question qu'il fallait se poser c'était celle du logos : que peut-il ? Quelles sont ses règles et ses limites ? Peut-il nous donner accès à autre chose qu'à des mots ? Et si oui, à quoi ? Et tout cela avec comme seul outil le logos objet de la recherche et bien sûr, sans poser en préalable quelque hypothèse « ontologique » que ce soit, qui serait un logos sur « être » et « ne pas être » avant qu'on ait pu déterminer si le logos nous donne accès à autre chose qu'à des mots.
C'est tout ce travail que n'a pas su faire Théétète que l'étranger va entreprendre avec lui dans le Sophiste. C'est dire le rôle central du logos dans ce dialogue et le risque que l'on prend à traduire ce mot sans permettre au lecteur de savoir que, derrière des traductions différentes selon les contextes, c'est toujours le même mot grec qui figure dans le texte de Platon, avec tout ce que cela implique. D'où mon choix de non traduction.
Pour les mêmes raisons, je ne traduirai pas le verbe dialegesthai (« dialoguer »), au moins lorsqu'il est substantivé sous la forme to dialegesthai (« le [fait de] dialoguer », et surtout pas « la dialectique ») et les mots qui en dérivent, dont l'adjectif dialektikos (« apte au dialogue »), ne serait-ce que parce que « dialectique », qui en est le décalque en français, chargé de vingt-cinq siècles de philosophie et après Hégel, n'a plus grand chose voir avec ce que Platon mettait sous cet adjectif et ne peut que compliquer la compréhension de ses propos, en particulier sur ce qui distingue le philosophe du sophiste, qui est justement la bonne utlisiation de hè tou dialegesthai dunamis (« le pouvoir du dialoguer »). (<==)

(5) Cette réplique de l'étranger pose quelques problèmes de compréhension plus que de traduction. Elle commence sur le cas d'une personne qu'on désigne par un nom unique alors qu'elle paraît (phainetai) posséder de multiples savoirs pour se terminer sur le fait que quelqu'un donne plusieurs noms plutôt qu'un seul à une telle personne, sans qu'on voit trop, à première lecture, l'enchaînement des idées qui fait passer de l'un à l'autre. Pour bien comprendre le propos de l'étranger, il faut, comme souvent chez Platon, être très attentif au texte grec et au choix des mots. Le texte grec de cette réplique de l'étranger est le suivant : ar' oun ennoeis, hotan epistèmôn tis pollôn phainètai, mias de technès onomati prosagoreuètai, to phantasma touto hôs ouk esth' hugies, alla dèlon hôs ho paschôn auto pros tina technèn ou dunatai katidein ekeino autès eis ho panta ta mathèmata tauta blepei, dio kai pollois onomasin anth' henos ton echonta auta prosagoreuei; (mot à mot « est-ce_que_pas donc tu_te_mets_dans_l'esprit, quand sachant quelqu'un beaucoup semble, d'une mais technique est_donné_le_nom, la apparence cette comme pas est saine, mais clair que le éprouvant ça devant une_certaine technique pas est_capable_de voir_clairement cela d'elle vers quoi toutes les études ces regarde, par_quoi aussi par_de_nombreux noms plutôt_que un le possédant celles-ci il_nomme »). Avant d'aller plus loin, voyons les traductions qui en sont proposés par quelques uns de mes prédécesseurs.
- Cousin : « Ne remarques-tu pas que, quand un homme, qu'on ne désigne que par le nom d'un seul art, paraît en posséder plusieurs, cette apparence ne saurait qu'être trompeuse ? N'est-il pas clair que celui qui juge ainsi ne sait pas découvrir par où ces différentes connaissances se rapportent au même art, et que c'est précisément pour cela qu'il donne à celui qui les possède plusieurs noms au lieu d'un seul ? »
- Diès : « Ne fais-tu pas cette réflexion, quand un homme nous apparaît doué de multiples savoirs, bien que le nom d'un seul art nous serve à le désigner, que c'est là une apparence où il n'y a rien de sain, et qu'elle ne s'impose, évidemment, à propos d'un art donné, que parce qu'on ne sait y trouver le centre où viennent s'unifier tous ces savoirs, et qu'on est ainsi réduit à mettre, sur qui les possède, plusieurs noms au lieu d'un seul ? »
- Robin : « Mais ne réfléchis-tu pas que, dans le cas où un homme apparaît l'homme d'une multiplicité de connaissances et qu'on le qualifie cependant par le nom d'une spécialité unique, il est impossible à cette apparence d'être de bon aloi, et manifeste, au contraire, que la victime de cette apparence illusoire est incapable d'apercevoir par rapport à telle ou telle spécialité ce qui en celle-ci est le point où visent tous ces savoirs ? que là est aussi la raison pour laquelle il qualifie celui qui les possède d'une multiplicité de noms, au lieu d'un seul ? »
- Chambry : « Maintenant n'as-tu pas remarqué que, lorsqu'un homme paraît posséder plusieurs sciences, et que cependant il est désigné par le nom d'un seul art, l'idée qu'on se fait de lui n'est pas saine, et n'est-il pas clair que celui qui se fait une telle idée à propos d'un art est incapable d'y reconnaître le centre où convergent toutes ces connaissances, et que c'est la raison pour laquelle on donne à celui qui les possède plusieurs noms au lieu d'un seul ? »
- Cordero : « N'as-tu pas remarqué que lorsque quelqu'un, qui semble maîtriser plusieurs connaissances, n'est nommé que par le nom d'une seule technique, cela signifie que l'apparence qu'il a ne se porte pas bien, ce qui nous montre que, par rapport à n'importe quelle technique, il ne voit pas quel est le but de toutes ses connaissances, et c'est pour cela que l'on donne à celui qui possède ces connaissances, plusieurs noms au lieu d'un seul ? ».
- Mouze : «  À ton avis, quand quelqu'un apparaît comme possédant de multiples savoirs, mais qu'on le désigne par le nom d'un seul art, n'est-ce pas que cette apparence n'a rien de sain ? N'est-il pas évident que celui qui fait cette expérience au sujet d'un art particulier n'est en fait pas capable de discerner le point de cet art vers lequel toutes ces sciences convergent, et que c'est la raison pour laquelle il donne à celui qui les possède de nombreux noms au lieu d'un seul ? »
L'erreur commune de tous ces traductions est que, trompés par les mots ho paschôn auto (« celui qui éprouve ça ») venant après alla dèlon hôs (« mais il est clair que »), dans lequel le auto (« ça ») renvoie à quelque chose de ce qui a précédé, ils n'ont pas vu que le alla (« mais ») séparait deux cas complètement distincts et que donc la seconde partie de la phrase, après alla, n'était pas la continuation du cas envisagé dans la première partie. Le « ça » qui est donc commun aux deux parties de la phrase, c'est le phantasma éprouvé vis à vis de quelqu'un qui epistèmôn pollôn phainetai (« paraît savant en beaucoup [de choses] », le mot phantasma utilisé ici étant appelé par le verbe phainetai précédemment utilisé, dont il dérive : le « phantasme » en cause, c'est celui de croire quelqu'un savant en beaucoup de domaines, et il n'est « pas sain » (ouk hugies), c'est-à-dire qu'il est le produit d'une raison qui n'est pas « saine », qu'il est dénué de raison, de bon sens. Mais cela peut se passer selon deux démarches opposées, qui sont successivement envisagées par l'étranger de part et d'autre du alla : dans le premier cas, on part de la personne (tis, « quelqu'un ») semblant avoir de multiples connaissances (epistèmè) et on tente d'unifier son « art » (technè) sous un nom unique, allant donc du multiple à l'un, alors que, dans le second cas, on part d'un « art » (technè) unique (pros tina technèn, « vis à vis d'une technique », le tina faisant écho au tis de la première partie) qui semble toucher à tout ou, sinon à tout, à beaucoup de domaines de connaissances, mais on ne parvient justement pas à ramener cette multiplicité à l'unité et à comprendre pourquoi elle constitue une unique technè, si bien qu'on lui donne des noms multiples selon le domaine de connaissance auquel elle touche, allant donc de l'un au multiple. Pour comprendre ce qu'a en tête l'étranger, et, derrière lui, Platon, il est important d'être attentif au vocabulaire : dans cette seconde partie, il n'est plus question de savoirs (epistèmai, impliqués par epistèmôn, « savant »), mais d'études (mathèmata, cf. note 3), d'apprentissages. Ce que n'est pas capable de « distinguer clairement » (katidein) celui qui ne perçoit pas l'unité de la technique (technè) en cause, c'est l'objectif commun que visent (blepei) toutes les « études » impliquées par cette technè (panta ta mathèmata tauta), qui justifie qu'on lui donne un nom unique et qu'on donne par contagion le nom unique à celui qui la pratique. Et cela nous renvoie à République VII, 531c9, sq., où Socrate conclut la description du programme de formation des futurs philosophes destinés à gouverner, commencée en 521c1 par la recherche des mathèmata (cf. 521c10, 521d3) propres à faire de lui ce qu'il appellera au terme du programme un dialektikon (534b3) en commençant par ces mots : « En tout cas, je crois bien que si ce cheminement parmi toutes celles que nous avons parcourues (les mathèmata qui viennent d'être passées en revue : arithmétique, géométrie, astronomie, harmonie) parvient d'une part jusqu'à ce qu'elles ont de commun les unes avec les autres et à leur parenté, et rassemble les raison en quoi elles partagent entre elles une même demeure, leur pratique conduira en quelque sorte à ce que nous voulons et ce ne sera pas se donner de la peine sans profit, sinon, ce sera sans profit » (République VII, 531c9-d4). La technè une qu'a en tête l'étranger mis en scène par Platon, dont les gens ont du mal à percevoir l'unité, est la dialektikè technè (cf. Phèdre, 276e5-6 pour l'association de ces deux mots) qui est la « technique » caractéristique du philosophe et s'oppose à l'eristikèn technèn dont il vient d'être question dans le rappel de la cinquième caractérisation du sophiste.
La réplique de l'étranger oppose donc le sophiste, qui donne l'impression de tout savoir grâce à une unique technique de discussion, l'éristique, qui conçoit le dialogue comme un combat (eris) duquel il faut sortir vainqueur à tout prix, même si cela implique d'en prendre à l'aise avec la vérité, ce qui lui vaut ce nom unique de « sophiste », au philosophe, pratiquant d'une unique technè, l'art du dialegesthai, du dialogue conçu comme le moyen de progresser ensemble vers la vérité, dont la plupart des gens ne saisissent pas l'unité profonde et la finalité, si bien qu'ils la morcellent en une multitude de savoirs en fonction du sujet traité et refusent de donner à ceux qui la pratique le nom unique de « philosophes ». Le premier vit dans l'illusion (phantasma) d'être un « savant » (epistèmôn) universel, le second sait qu'il n'aura jamais fini d'approfondir tous les sujets d'études (mathèmata) qui s'offrent à lui et qu'il ne sera donc jamais un « sage » (sophos) ni un « savant ». (<==)

(6) « N'éprouvons pa ça » traduit le grec mè... auto... paschômen, qui reprend le ho paschôn auto (« celui qui éprouve ça ») de la réplique précédente, dont on a vu qu'il renvoyait au fantasme (phantasma) du savoir universel. Le fait que l'objet de la conversation soit le sophiste, donc une personne caractérisée par un nom unique, implique que le risque est celui décrit dans la première partie de la réplique précédente de l'étranger : être victime de l'illusion qu'il est savant en toutes choses. (<==)

(7) Le mot grec que je traduis par « controversiste » est antilogikon, formé par adjonction du préfixe anti-, signifiant « en face de, en opposition à », à logikos, qui signifie « relatif au logos ». Ce mot, qui peut aussi se traduire par « contradicteur », évoque l'idée de logos opposé à d'autres logoi et a été introduit par l'étranger en 225b11, dans le cadre d'une approche du sophiste comme pratiquant une forme d'acquisition par combat (machè) opposant logoi à logoi, dénommée amphisbètèsis (« contestation, controverse », 225b1, b3), dont la variante qualifiée d'antilogikon est celle pratiquée non devant des tribunaux, mais dans des discussion privées « morcelées en questions et réponses » (katakekermatismenon erôtèsesi pros apokriseis, 225b9-10), qui devient eristikon quand elle est pratiquée « avec art/selon une techique spécifique » (entechnon, 225c7), et finalement caractérise le sophiste lorsqu'elle est pratiquée contre rémunération comme une forme de spectacle ou un enseignement. La caractérisation d'un discussion antilogikon comme « morcelées en questions et réponses » en fait quelque chose de très ressemblant au dialegesthai et à la dialektikè telle que pratiquée par Socrate, au point que le Bailly donne comme traduction possible de antilogikos « dialectique » en citant comme seul exemple de ce sens justement ce passage du Sophiste. En fin de compte, la différence entre les deux est à chercher dans les nuances différentes introduites par les préfixes anti- et dia- associés dans les deux cas à des mots de la famille de legein/logos, le premier évoquant plutôt l'idée d'opposition et de conflit, comme le préfixe qui en dérive en français (anti-), le second évoquant plutôt l'idée de coopération et de progression jusqu'à un achèvement. C'est toute la différence entre le sophiste, qui est dans une logique de « combat » verbal avec le seul objectif de triompher et de monnayer son succès ou l'enseignement de sa technique, et le philosophe, qui est dans une logique de progression en commun vers la vérité pour le plus grand bien de tous. De toutes les étapes qui ont conduit à cette cinquième caractérisation du sophiste, l'étranger retient donc celle où il est le plus proche du philosophe, les étapes antérieures ayant insisté sur l'idée de combat et les étapes postérieures sur la mise en œuvre d'une technique utilisée à des fins mercantiles. (<==)

(8) Il n'a pas été question d'enseignement dans la cinquième caractérisation du sophiste, mais seulement du fait qu'il monnayait son art du combat éristique, sans préciser comment. Ce n'est que dans la caractérisation suivante qu'il est question d'enseignement par référence à une technique didaskalikèn (« visant à l'enseignement ») en 229a10, qui est ensuite plus précisément qualifiée comme reposant sur le questionnement incessant (dierôtôsin, 230b4) selon la technique purgative de l'elegchos (« réfutation », 230d8). Mais s'il s'agit là d'un enseignement, ce n'est qu'un enseignement par l'exemple, car, dans la méthode décrite par l'étranger, qui n'est autre que celle pratiquée par Socrate dans les dialogues, ce qui est proprement « enseigné » à celui qu'on pourrait qualifier d'« élève », c'est la vacuité de son prétendu savoir. Dans aucune des six caractérisations résumées ici, le sophiste n'est explicitement présenté comme enseignant sa propre technique de conduite de discussion (éristique) ou de composition de discours (rhétorique). (<==)

(9) C'est ici que, dans mon plan du Sophiste, je place la fin de la transition entre les six premières caractérisations du sophiste et la septième. Elle commence en 231c9 par l'annone d'une pause dans la discussion et se conclut ici juste avant l’annonce d’une reprise ex archès (« à partir du début ») de l’examen du sophiste (hè skepsis), et elle se divise en deux parties égales (11,5 lignes chacune selon le décompte de lignes que je décris dans la note introductive à mon plan du Sophiste), la première résumant les six premières caractérisations (231c9-e7) et la seconde introduisant, à partir d'un qualificatif emprunté à la cinquième, le nouvel examen qui va être nécessaire (232a1-b12).(<==)

(10) On trouve ici rapprochés deux mots qui vont jouer un rôle central dans le Sophiste, en particulier dans la section 245e8-249d5 où l'étranger va s'intéresser aux doctrines opposées de ceux qu'il appellera du côté « fils de la terre » (en termes modernes, les matérialistes) et de l'autre « amis des eidè » (en termes modernes, les idéalistes), les mots genesis, que je traduis par « origine/naissance/génération/production/devenir », et ousia, que je traduis par « étance », pour des raisons que je vais maintenant expliquer.
Genesis, dont vient le français « génèse », est le substantif d'action dérivé du verbe gignesthai (genesthai à l'aoriste), qui a deux registres de sens, d'une part celui de « naître », son sens originel, et d'autre part celui de « devenir ». Le sens premier de genesis est « origine/naissance », pas nécessairement d'un être vivant, ce qui peut conduire au sens de « production », qui convient en particulier pour la seconde occurrence de ce mot dans le Sophiste, plus loin dans cette section, en 235e2, où ce dont il est question est la « production/création » d'une œuvre d'imitation (peinture, sculpture, etc.). Lorsque le verbe gignesthai est opposé au verbe einai (« être ») chez Platon, il est classique de le traduire par « devenir », et, par contagion, lorsque, comme ici, genesis est opposé à ousia, substantif dérivé de einai (« être », voir plus loin dans cette note), de le traduire par « devenir » et de traduire ousia par « être », comme le font ici Diès et Mouze (cette dernière avec une note précisant les termes grecs traduits). Mais cette traduction a le défaut de faire perdre de vue ce qui est premier dans le mot genesis, l'idée d'un processus de production de quelque chose, être vivant ou tout autre production de la nature ou de l'homme, c'est-à-dire de quelque chose qui a un commencement, mais aussi une réalité propre qui permet de le distinguer de tout le reste. Dans cette perspective, la notion de « devenir » est trop vague et évoque un changement perpétuel d'on ne sait trop quoi, et l'on perd de vue que ce processus de changement concerne quelque chose qui a son individualité propre au-delà des changements qu'il subit. Une naissance ou une création suppose un processus préalable, mais aussi un commencement pour ce qui naît ou est créé, qui, ensuite « vivra » sa « vie » propre (au sens le plus général de « vie », applicable à des objets aussi bien qu'à des êtres vivants au sens usuel, comme lorsqu'on parle par exemple de la « durée de vie » d'un appareil ménager). Ce qui importe ici, plus que le changement perpétuel qu'implique « devenir », c'est l'idée de quelque chose qui a un commencement, et donc probablement une fin, qui n'a donc pas toujours été là, quoi qui se passe entre ce commencement et cette fin, mais de quelque chose que l'on peut identifier et individualiser dès l'instant de cette « naissance/création/production », qui constitue son « origine ». Comme aucun mot français à lui tout seul ne permet de rendre toutes ces nuances de sens, je préfère proposer ici plusieurs traductions possibles de ce mot.
Ousia, que je traduis par « étance », est, comme je l'ai dit plus haut, un substantif dérivé du verbe einai via le féminin ousa de son particpe présent. Le suffixe -ia peut se comprendre soit comme indiquant la qualité (comme dans alètheia, « vérité », dérivé d'alèthès, « vrai »), soit comme indiquant l'activité (comme dans dianoia, « pensée », dérivé du verbe dianoein, « penser »). Dans le cas d'ousia, le sens usuel du mot au temps de Platon était celui de « bien (principalement foncier), fortune », c'est-à-dire connotait une notion de « valeur » matérielle par assimilation de l'être à l'avoir (« je suis ce que je possède »). Mais chez Platon, sans qu'on sache vraiment si c'est lui ou un des penseurs antérieurs qui a été à l'origine de ce retour aux sources du sens du mot, il prend des sens qui, sans perdre de vue la notion de « valeur » que tirait avec lui ce mot, revenaient vers l'idée de « ce que c'est » (Aristote établira une équivalence entre l'ousia en ce sens et to ti esti, « le ce que c'est »). De nombreux traducteurs et commentateurs ne font pas trop la différence entre to on (mot à mot « le étant », c'est-à-dire « ce qui est »), to einai (mot à mot « le être », c'est-à-dire « le fait d'être ») et hè ousia, et traduisent à l'occasion chacune de ces trois expressions par « l'être » (c'est le cas ici pour Diès, Robin, Chambry et Mouze, qui traduisent ousia par « être »). Mais, si l'on veut comprendre Platon, en particulier dans ce dialogue, il est indispensable de ne pas créér de confusion par des traductions approximatives, voire tout simplement fautives, de ces différentes expressions. Hè ousia, ce n'est pas plus « l'être », qui serait to einai, que to on (« l'étant/ ce qui est »). Si l'on suppose une phrase de type s esti a (« s est a »), to on, c'est ce dont on dit que c'est (a), l'« étant (a) », le s, c'est-à-dire le sujet au sens grammatical, et hè ousia, c'est ce qu'on dit que c'est, le « quoi c'est » (to ti esti), le a, c'est-à-dire l'attribut au sens grammatical. C'est ce que j'essaye de rendre par la traduction « étance », formée, comme le grec ousia, sur le participe présent « étant » de « être », l'équivalent français de einai. Toute la question autour de laquelle tourne le Sophiste est celle de savoir si, lorsque einai (« être ») est utilisé sans attribut explicite, il en implique un, toujours le même pour tous, ou s'il n'a pas de sens par lui-même et n'a d'autre rôle que de lier un sujet et un attribut, un « étant » (on) et une « étance » (ousia), explicite ou implicitement déductible du contexte de manière la moins ambiguë possible.
Ceci étant, le sens usuel d'ousia au temps de Platon, qui était, comme je l'ai dit plus haut, « bien (principalement foncier), fortune », c'est-à-dire connotait une notion de « valeur » matérielle, permet de comprendre ousia, même dans le sens plus « métaphysique » qu'il a dans le Sophiste, en lien avec la problématique de l'« être », dans la continuité de ce qui vient d'être dit, comme susceptible de désigner, non pas un « attribut » particulier affecté à un sujet, mais l'ensemble des « attributs », c'est-à-dire des caractéristiques, des propriétés, qui constituent la « richesse », font la « valeur », de ce dont c'est l'ousia, son « étance » appréhendée dans sa globalité, et non pas le seul fait d'« être » on ne sait trop quoi, ni même son « essence », résultat d'une « distillation » qui le priverait justement d'une partie de ce qui le constitue et le spécifie.
On notera que l'étranger présente ces thèmes de discussion comme des sujets de conversations privées (idiais), de discussions de salon, par opposition aux questions « politiques » (« tout ce qui a trait aux affaires de la cité » (sumpantôn tôn politikôn), dont il va être question dans sa réplique suivante. C'est un des principaux objectifs de Platon à travers l'ensemble de ses dialogues que de montrer que les hommes « politiques » ne peuvent pas faire l'économie d'une réflexion sur les questions « d'origine/naissance/génération/production/devenir et d'étance » (geneseôs te kai ousias peri), ne serait-ce que pour ne pas se laisser piéger par les mots et impressionner par les sophistes et devenir dialektikoi (« aptes à la pratique du dialogue »). (<==)

(11) Le verbe utilisé ici par Théétète est le verbe dialegesthai (« dialoguer »). (<==)

(12) Diogène Laërce, au livre IX de ses Vies et doctrines des philosophes illustres, mentionne dans sa liste des ouvrages de Protagoras, un Sur la lutte (Peri palès), après un autre ouvrage intitulé Technique des éristiques (Techè etistikôn) (DL, IX, 55). (<==)

(13) Dans la première version de cette page, j'avais traduit les mots ei mète antelegon orthôs mète ekeinois ephainonto, phainomenoi te ei mèden au mallon edokoun dia tèn amphisbètèsin einai phronimoi (mot à mot « si ni ils_contredisaient correctement, ni à_ceux-là ils_semblaient, semblant (pluriel) aussi si en_rien par_ailleurs plus ils_donnaient_l'impression au_cours_de la controverse être sensés ») par « s'ils ne contredisaient pas correctement ou ne leur semblaient [le faire], et semblant sensés si rien par ailleurs ne donnait l'impression d[e l]'être plus au cours de la controverse »), mais cette traduction est fautive en ce qu'elle ignore le pluriel dans la forme edokoun (« [ils] donnaient l'impression », troisième personne du pluriel de l'impartait de l'indicatif actif de dokein). L'étranger évoque ici, dans des formulations négatives, deux raisons susceptibles d'expliquer le succès des sophistes, introduites par les deux mète (« ni..., ni... »). La première, très courte (deux mots), est celle où ce succès serait justifié : « ils contredisent correctement » ; la seconde, qui occupe toute la fin de la phrase, est fondées sur l'apparaître (phainesthai, dont ephainonto et phainomenoi sont des formes) et la simple opinion (dokein, « sembler, donner l'impression », dont edokoun est une forme), et cette raison est la combinaison de deux choses : il paraissent (mais paraissent seulement) contredire correctement, et, grâce à la manière dont ils s'y prennent pour cela dans le cours de la controverse, ils donnent l'impression (impression non justifiée) d'être sensés (phronimoi). (<==)

(14) « Un savoir opinionesque » traduit le grec doxastikèn epistèmèn, qui associe deux termes qui sont le plus souvent opposés l'un à l'autre : doxa, l'« opinion », à la racine de l'adjectif doxastikos, et epistèmè, le « savoir ». Pour Platon, l'opinion n'est pas nécessairement fausse, comme son Socrate le montre à Ménon à la fin du dialogue éponyme, mais elle se différencie du savoir (epistèmè) par le fait qu'elle n'est pas inébranlable, étayée par un raisonnement qui s'impose à tous, comme c'est le cas par exemple d'un théorème de géométrie comme celui qu'il a utilisé plus tôt dans le même dialogue dans l'expérience avec le petit esclave. Doxastikos, sans être nécessairement un néologisme formé par Platon, n'en est pas moins un mot rare, dont on ne trouve que six occurrences dans l'ensemble des classiques grecs disponibles sur le site Perseus : 3 chez Platon (en plus de celle qui nous occupe ici, Théétète, 207c2, où, dans la proposition de définition du sens de logos comme énumération des parties dans la dernière tentative de définition de l'epistèmè (« savoir »), celle qui en fait l'opinion vraie (alèthès doxa) accompagnée de logos, doxastikon s'oppose à technikon kai epistèmona pour qualifier le logon que tient sur le chariot celui qui ne peut en énumérer tous les composants, et Sophiste, 268c9, dans la dernière réplique de l'étranger résumant la dernière caractérisation du sophiste, où il fait de la doxastikè le domaine général qu'il va ensuite subdiviser, domaine donc de la production d'opinions), 1 chez Isocrate (Contre les sophistes, 17, où Isocrate fait de doxastikès (traduit, dans ce texte cité en exemple par le LSJ, par « original, full of ideas »), associé à andrikès (« viril »), les qualités de l'âme nécessaires pour devenir un bon orateur) et deux chez Aristote (Éthique à Nicomaque, VI, 1140b26 et 1144b14, où doxastikon qualifie l'une des deux parties de l'âme douée de logos, celle qui n'est capable que d'opinions justement, par opposition à celle capable d'epistèmè). Seule l'occurrence chez Isocrate pourrait être antérieure à celles qu'on trouve chez Platon, mais il est clair que ce dernier prend le mot dans un autre sens que ne le fait Isocrate, qui, lui, lui donne une connotation favorable. Dans l'utilisation du mot qui nous intéresse ici, la référence à l'opinion peut se comprendre dans deux sens qui ne sont pas mutuellement exclusifs : soit pour caractériser par oxymore la prétendue « science/savoir » des sophistes, qui n'en a que le nom et est en fait un ramassis d'opinions, soit pour pointer sur le fait qu'ils n'ont que l'apparence du savoir et qu'ils produisent dans leurs auditeurs l'opinion, mais l'opinion seulement, qu'ils sont sages et savants. Le néologisme « opinionesque » que j'utilise pour le traduire incorpore le mot « opinion » comme doxastikon en grec incorpore le mot doxa et laisse le lecteur libre de préciser pour lui-même le(s) lien(s) que l'étranger établit ainsi entre savoir et opinion à partir de ce qui a précédé. Des traductions que j'ai consultées, seul Robin (« une connaissance par l'opinion ») conserve la référence explicite à l'opinion, tous les autres contournant la difficulté en explicitant ce qu'ils comprennent de l'intention de Platon sans garder la référence explicite à l'opinion (Cousin : « une science apparente » ; Diès : « un faux-semblant de science » ; Chambry : « un semblant de science » ; Cordero : « une sorte de science de l'apparence » ; Mouze : « un savoir apparent » ; Cordero et Mouze complétent toutefois leur traduction par une note où ils donnent le texte grec et en expliquent le caractère « provoquant » (pour Cordero) ou « paradoxal » (pour Mouze)). (<==)

(15) Si je ne mets pas le mot « choses » entre crochets ici, contrairement à ce que j'ai fait jusqu'ici, où, sauf dans le cas de ti traduit par « quelque chose », je l'ai toujours mis entre crochets pour montrer qu'il n'était pas dans le texte grec, où ne figurait qu'un adjectif au neutre pluriel (par exemple polla, « beaucoup », ou panta , « toutes »), c'est qu'ici, le mot « choses » traduit un mot du texte grec, le mot pragma, dans l'expression sunapanta pragmata (« toutes choses en même temps »). Il vaut la peine de s'arrêter un moment sur ce mot, dont la traduction par « chose » fait perdre toute la richesse dans les dialogues de Platon. C'est ici la seconde occurrence de ce mot et sa première occurrence, au début du dialogue, va nous aider à en comprendre la portée. Elle se trouve en 218c4, dans une des premières interventions de l'étranger : celui-ci, en réponse à la question de Socrate sur le sens que ses concitoyens donnent aux mots « sophiste », « politique » et « philosophe », propose de commencer, dans un dialogue avec Théétète, par le cas du sophiste et ajoute, à l'intention de Théétète « car pour l'instant en effet toi et moi, à son sujet (le sophiste), nous avons seulement le nom en commun, mais l'activité (ergon) du fait de laquelle chacun de nous deux, nous l'appelons [ainsi], peut-être en avons-nous en nous-même une [conception] personnelle ; mais il faut toujours à propos de tout se mettre d'accord ensemble sur le pragma lui-même par le moyen des logoi (dia logôn) plutôt que sur le nom seulement sans logos. » (Sophiste, 218c1-5). Ici, le pragma est mis en regard du nom (onoma), comme ce à quoi un nom est donné. Mais, avant de traduire ce mot, il faut remarquer que ce qui était mis en regard du nom au début de la phrase, c'était l'ergon (« activité, action, œuvre, travail, affaire ») et se souvenir que pragma est dérivé du verbe prattein, qui signifie « agir, faire », par opposition à paschein, qui, lui, signifie « subir, éprouver, être affecté », et a un registre de sens qui recouvre en grande partie celui d'ergon. Le pragma, ce n'est pas tant la « chose » que le « fait », l'« activité », l'« action », en tant qu'une occurrence particulière du fait de prattein (« agir, faire »), par opposition à praxis, autre substantif dérivé du même verbe, qui signifie l'« action » en tant que telle, sans référence à une action particulière. Pragma s'oppose donc au dérivé de même forme issu du verbe paschein (« subir, éprouver, être affecté »), qui est pathèma, qu'on pourrait traduire par « affection », au sens général de « fait d'être affecté par quelque chose ». Or il se trouve que ce mot est le mot choisi par Socrate dans l'analogie de la ligne, au livre VI de la République, pour qualifier de manière générique ce qu'à la fin de l'analogie, il associe avec chacun des quatre segments (cf. République VI, 511d6-e2). Et ces quatre pathèmata (« affections »), il les situe dans l'âme. En d'autres termes, ce qu'il décrit dans l'analogie de la ligne, ce ne sont pas tant les différentes catégories de « réalités » qui sont susceptibles d'affecter nos sens et notre esprit que les différentes manières dont est affectée l'âme (psuchè) par ce qui est susceptible de l'affecter, aussi bien à travers les sens (le « visible » de l'analogie pris comme archétype du sensible) qu'à travers l'intelligence (nous) directement (l'« intelligible » de l'analogie). Mais ce qu'il faut bien voir, c'est que, si notre âme est « affectée », que ce soit par la médiation des sens ou directement, c'est qu'il y a « quelque chose » qui l'affecte ; pour que l'on puisse paschein (« subir »), il faut quelqu'un ou quelque chose pour prattein (« agir ») comme cause de ce que nous subissons. En d'autres termes, un pathèma suppose un pragma. Et quand on en vient à la problématique du logos, suscité par les pathèmata que subit notre âme, dont il cherche à rendre compte, il en résulte que c'est aux pragmata que nous supposons derrière les pathèmata que nous éprouvons et dont nous cherchons à parler que nous donnons des noms. Mais il faut prendre ici onoma (« nom/mot ») dans son sens le plus large, non restreint à la catégorie grammaticale que nous appelons « nom », mais plus proche de « mot ». Et il faut donc prendre pragma dans un sens plus large que simplement « chose », puisque les mots servent aussi à nommer des « actions » et des « affections » (pour une étude plus poussée du mot pragma, on pourra se reporter à l'annexe 2.3., pragma, praxis de mon étude Platon : mode d'emploi, où l'on trouvera aussi une analyse détaillée de l'analogie de la ligne et du rôle qu'y joue le mot pathèma).
En fait, le couple pathèma - pragma, et non pas l'« être » ou les eidè (« formes »), est le point de départ de toute la philosophie de Platon : nous voyons, nous entendons, nous pensons, et, dans la plupart des cas, nous ne sommes pas maîtres de ce que nous voyons ou entendons et bien souvent de ce que nous pensons. Bref, nous « subissons » ces pathèmata dont nous ne sommes pas la cause, mais auxquels il nous faut bien supposer des causes, des « acteurs/agents » qui sont « activateurs » de nos sens et de notre esprit, bref, des pragmata. De ces pragmata, nos organes des sens et notre intelligence ne perçoivent que des eidè (« apparences ») conditionnées par les contraintes de chacun de ces organes (intelligence aussi bien qu'organes des sens) en tant que tels et restreintes par les défauts particuliers des organes de chacun, différents de l'un à l'autre. Toute la question est de savoir quelle confiance nous pouvons accorder à ces pathèmata et aux eidè auxquels ils nous donnent accès pour « bien » vivre notre vie d'hommes. Et ce qui nous importe de ce point de vue, ce sont les actes (erga, pluriel de ergon), pas les paroles (logoi), ce qui conduit au problème de l'adéquation entre la manière dont nous rendons compte de ces pragmata dans nos logoi et la « réalité » de ces pragmata, c'est-à-dire à la question de l'alètheia (« vérité »), de la manière plus ou moins complète dont nos logoi nous « dévoilent » (« dévoilement » est le sens étymologique de alètheia) les pragmata autour de nous qui nous affectent pour nous permettre d'agir de manière pertinente dans le monde. La suite nous montrera que le logos ne nous donne pas accès à la connaissance des « choses » en elles-mêmes, mais à celle des relations entre ces « choses », la première de ces relations étant celle qui extiste entre l'acteur et celui qui subit son action (entre la cause du pragma et le sujet du pathèma). On comprend dans cette perspective combien la traduction de pragma par « chose » est réductrice.
Si l'étranger éprouve ici le besoin d'expliciter ce à quoi il rapporte panta (« tous ») lorsqu'il parle de quelqu'un qui prétendrait être capable de « tout » faire au moyen d'une unique technique, c'est pour nous rappeler discrètement que les mots ne sont pas que cela, des mots, mais qu'ils font référence à « quelque chose » qui leur impose sa « loi ». Les logoi rendent compte, ou devraient rendre compte, de pragmata, de « faits », qui sont ce qu'ils sont et à propos desquels on ne peut pas dire ce qu'on veut. Et les « choses », au sens usuel qui renvoie à des « objets » matériels, ne sont qu'une des catégories d'éléments intervenant dans les « faits », les « acteurs », au moins des « affections » (pathèmata) qu'éprouve notre âme de leur part (on pourrait alors parler d'« activateurs », plutôt que d'« acteurs », certains pouvant être, dans les « faits » observés, passifs par rapport à d'autres « acteurs »). (<==)

(16) Je ne crois pas qu'il faille donner au mot archè utilisé ici par l'étranger, que j'ai traduit par « le début », un sens trop « lourd », comme le font Diès, Cordero et Mouze en traduisant par « principe ». Je comprends archè comme faisant référence, non pas au « premier mot » (traduction de Cousin et Chambry), mais au début d'un mot. Pour bien comprendre cet échange, il faut en effet revenir au grec et remarquer que l'étranger commence par parler de sunapanta pragmata, que Théétète l'interromp pour lui demander ce qu'il veut dire par panta, et que l'étranger l'accuse alors de ne pas avoir compris son sumpanta, utilisant un mot différent, même s'il est de sens très voisin, à la fois de celui qu'il avait utilisé la première fois et de celui sur lequel l'interroge Théétète. Les deux mots utilisés par l'étranger, qu'il est impossible de rendre en français par un seul mot à chaque fois, et en plus un mot différent dans chaque réplique, ajoutent tous deux à l'idée de totalité induite par panta (ou par apanta, composé lui-même dérivé de pas, dont panta est le nominatif/accusatif neutre pluriel, et de même signification), l'idée de simultanéité ou de communauté induite par l'ajout du préfixe sun- (« ensemble, avec »). Mais c'est justement cette idée nouvelle (jusque là, l'étranger s'était contenté d'utiliser panta non préfixé lorsqu'il parlait du sophiste comme savant en « toutes » choses) que Théétète laisse de côté dans sa demande d'explication ! L'archèn tou rhèthentos (« le début de ce qui a été dit ») peut donc se comprendre tout simplement en donnant à archè son sens premier de « commencement, début », et en l'appliquant au mot « sunapanta » employé par l'étranger, dont Théétète ne semble avoir retenu que la fin. Au moment même où Théétète semble mettre en pratique la demande de l'étranger d'être attentif à ses propos et ne perd pas de temps pour demander des précisions, il montre qu'en fait, il reste superficiel et ne fait pas vraiment attention aux mots employés par l'étranger. Car ce qui demandait effectivement une explication, ce n'était pas le panta (« toutes »), que l'étranger a déjà utilisé plusieurs fois auparavant pour parler du sophiste qui paraissait savant en toutes choses (panta) sans que cela pose de problème à Théétète, mais bien le sun- de sunapanta, qui ajoutait une idée nouvelle à celle de totalité, susceptible de se comprendre en plusieurs sens, soit comme un simple renforcement de l'idée de totalité (cf. le « toutes absolument » de Diès ou le « toutes sans exception » de Robin), soit comme ajoutant une idée de simultanéité qui restait à préciser. C'est donc bien le début (archè) du mot employé par l'étranger, le sun-, que Théétète semble ne pas avoir remarqué (l'un des sens possible du verbe manthanein qu'utilise l'étranger à la fin de sa réponse en disant : ou manthaneis), qu'il « ignore purement et simplement » (euthus agnoeis). Bref, l'étranger ne reproche pas à Théétète de ne pas avoir compris ce dont il voulait parler en employant le mot sunapanta (Cousin : « car il parait que tu ne comprends pas ce "toutes choses" ? » ; Diès : « à mon "toutes choses absolument", tu as l'air de ne rien comprendre » ; Robin : « tu as l'air en effet de ne pas comprendre ce que veut dire "toutes sans exception" » ; Chambry : « tu m'as l'air de ne pas comprendre ce "toutes choses" » ; Cordero : « tu ne comprends pas en effet le sens de la totalité » ; Mouze : « tu n'as pas l'air en effet de comprendre "toutes choses" »), mais de ne pas avoit fait suffisamment attention aux mots employés, de ne pas avoir remarqué qu'il utilisait un mot nouveau, sunapanta, qui méritait explication sur son début (archè). Et si l'étranger change de mot dans sa réponse, remplaçant sunapanta par sumpanta, dans lequel le nu de sun devient mu devant le pi de panta, c'est pour mieux faire sonner l'élément nouveau qu'il a introduit, le sun, en éliminant le alpha intercalaire qui figurait dans sunapanta, c'est-à-dire en revenant sur la seconde partie du mot à la racine pas plutôt qu'au dérivé composé apas, pour mieux focaliser l'attention de Théétète (et du lecteur du texte grec) sur le sun-. Et l'on peut penser que l'étranger, en prononçant le mot sumpanta dans sa réponse, fait sonner le sum et retomber la voix sur le panta. Bref, Théétète montre ici qu'il est capable de se détacher de la littéralité des mots puisqu'il assimile sunapanta à panta, mais pêche par excès de simplification dans son passage des mots aux « idées » vers lesquelles ils pointent en ignorant certaines nuances de sens. Au lecteur d'essayer d'éviter le même travers.
C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre le hèmin (« à/par nous ») de tou rhètentos... hèmin (mot à mot « du ayant_été_ dit...à/par_nous ». Non pas « ce qui a été dit par nous » renversé du passif à l'actif en « ce que nous avons dit », qui suggèrerait une référence à toute la conversation en cours et non plus aux quelques mots que vient de prononcer l'étranger, mais « ce qui a été dit à nous/ce qui nous a été dit », l'idée étant d'une part d'associer les auditeurs muets présents (les deux Socrate et Théodore), ce qui justifie le pluriel, mais aussi de faire comprendre que les propos tenus par l'un ou l'autre des interlocuteurs, ici l'étranger, ne sont pas dit à l'intention exclusive des autres participants à la discussion, mais proposés pour un examen conjoint de leur pertinence par tous, y compris celui qui les prononce, d'où le « nous » plutôt que « vous ». Cette manière de comprendre une discussion se distingue justement sur ce dernier point de la manière des sophistes, qui ne cherchent pas à valider leurs propos par le partage d'expériences dans le dialogue, mais à convaincre leurs interlocuteurs sans souci de la vérité de leurs propos.
Si maintenant l'on cherche à comprendre ce qui a pu provoquer la réaction de Théétète, c'est sans doute le passage du legein (« dire ») au poiein kai dran (« produire et accomplir »), c'est à dire des paroles aux actes : tant qu'il était question de personnes capables de parler de tout, cela ne posait pas de question à Théétète ; mais il est maintenant question de personnes capables de tout « faire/fabriquer/produire/accomplir », qui plus est, avec une même technique (miai technèi, « par une seule technique »), et c'est ce fait nouveau qui a occulté pour Théétète le glissement de vocabulaire de l'étranger passant de panta à sunapanta dans les mots qui suivent poiein kai dran miai technèi (« produire et accomplir par une seule technique ») : tout faire et non plus seulement dire, au moyen de la même technique est suffisamment intriguant pour que Théétète ne remarque pas le « ensemble » ajouté par le sun- de sunapanta, et c'est pourquoi sa question occulte cet élément supplémentaire et se concentre sur le panta (« tout »). Mais l'étranger, qui est parfaitement conscient de ce que sa proposition a de surprenant, s'amuse à faire semblant de n'avoir pas compris l'étonnement de Théétète en « pinaillant » sur un mot. Ce qui n'empêche que ce pinaillage a aussi son importance, car il porte sur le mot qui pourrait justement être un indice pour orienter Théétète vers ce que l'étranger a en tête : non pas « faire » au sens de « fabriquer/créer » matériellement, l'un des sens possibles de poiein, mais « produire » (autre sens possible de poiein) une simple image de n'importe quoi, ce qui revient à passer d'une « représentation » vocale par des mots à une « représentation » picturale par des images. (<==)

(17) L'exemple qu'utilise l'étranger rappelle République X, 596b12-e11, où, dans la section consacrée aux trois sortes de lits, Socrate fait référence dans des termes très voisins aux images produites par un miroir avant d'en venir à parler des images produites par un peintre, provoquant l'étonnement de Glaucon comme l'étranger provoque ici l'étonnement de Théétète. L'énumération que fait ici l'étranger des productions de celui qui est capable de « produire et accomplir par une seule technique toutes choses en même temps », c'est-à-dire de produire « toi et moi et toutes les autres créatures qui croissent » et qui est aussi producteur « de la mer et de la terre et du ciel et des dieux et de tout le reste ensemble », reprend presque mot pour mot celle que fait Socrate en République X, 596c2-9 de la production d'un artisan (dèmiourgos) qui est capable de tout produire (panta poiei, 596c2), non seulement « tout ce qui pousse de la terre et [...] tous les êtres vivants, les autres et aussi lui-même » (596c6-7), mais encore « la terre et le ciel et les dieux et tout ce qui est dans le ciel et tout ce qui est dans l'Hadès sous la terre » (596c7-9). (<==)

(18) Pour qualifier ce qu'il regroupe sous l'appellation to mimètikon (sous-entendu eidos, « genre », neutre) qui renvoie à l'imitation (mimèsis) sous toutes ses formes, Platon utilise deux adjectifs.
Le premier de ces adjectifs, que je rend par « demandant de l'habileté », est technikos. Il renvoie à la technè, mot qui évoque la compétence pratique par opposition au savoir théorique. Ici l'adjectif s'applique à une activité, pas à une personne. Ce que veut dire ici Platon, c'est que l'imitation ne nécessite pas de connaître ce que l'on imite de façon exhaustive, mais seulement d'en percevoir l'apparence que l'on veut imiter : pour peindre un outil, par exemple, il n'est pas nécessaire de savoir à quoi il sert ni en quelles matières il est fabriqué, il suffit de le regarder (cf. République, X, 597e10-598d6 et 602a3-b10). Pour sculpter un homme, il n'est pas nécessaire de connaître toute son anatomie et les organes qui le composent, etc. Un art d'imitation (« art » est une des traductions possibles de technè) nécessite donc certes de l'habileté, voire de la technicité dans le domaine de la « technique » d'imitation utilisée (peinture, sculpture, etc.), mais pas un savoir, une epistèmè, sur ce qu'on se propose d'imiter.
Le second adjectif est charieis, dérivé de charis, « ce qui réjouit », c'est-à-dire « grâce, charme, plaisir ». Charieis a donc le sens de « gracieux, aimable, plaisant », mais aussi « de bon goût, de bon ton » et de là « qui a bonne grâce à faire quelque chose », et donc « habile », sens dans lequel il rejoint le sens de technikos, mais à partir d'une autre idée de départ, celle du plaisir. Par ce qualificatif, Platon veut dire que l'imitation ne cherche pas à instruire sur ce qu'elle imite, mais à plaire. On trouvait déjà l'adjetif charieis à propos du peintre (zôgraphos) en tant qu'imitateur (mimètès) dans le passage de la République mentionné plus haut (cf. République, X, 602a11). (<==)

(19) L'étranger fait ici un détour par la peinture, désignée par un terme, graphikè technè (« art graphique/pictural »), qui, comme le verbe graphein dont dérive graphikè, évoque aussi bien la peinture (graphein dans le sens de « dessiner ») que l'écriture (graphein dans le sens d'« écrire »), qui n'est en fin de compte qu'une forme de « dessin ». Pour bien comprendre cette remarque de l'étranger, il faut avoir présent à l'esprit ce que dit Socrate dans les passages de la République cités dans la note précédente, extraits des considérations sur les trois sortes de lits, où l'on trouvait déjà la référence au peintre capable de tromper les enfants par sa peinture en trompe l'œil vue de loin (cf. République, X, 598b8-c4). Ainsi, lorsque l'étranger parle d'un homme qui, par son « art graphique », produit des homônuma, il faut bien comprendre de quels « homonymes » il parle à partir de l'anayse des trois sortes de lits : ce qu'il veut dire c'est que le fait de donner à une image de quoi que ce soit le même nom (homon onoma) qu'à ce dont c'est une image conduit à donner le même nom à deux choses complètement différentes, qui n'ont de commun que l'apparence sous un certain angle, et donc conduit à une « homonymie », mot qui veut justement dire étymologiquement « qui ont le même (homon) nom (onoma) ». L'image d'un lit n'est pas à proprement parler un lit, puisqu'on ne peut se coucher dessus pour dormir.
Si le sens général de la seconde partie de la phrase n'est pas douteux (le peintre parvient à faire croire aux jeunes naïfs qu'il est capable de tout faire en vrai), la formulation utilisée par Platon pour le faire comprendre est pour le moins éliptique. Le texte grec est : dunatos estai tous anoètous tôn neôn paidôn [...] lanthanein hôs hotiper an boulèthèi dran... Ce dont sera capable (dunatos estai) le peintre dont il est ici question est exprimé par le verbe lanthanein, dont le sens est « être caché/ignoré, passer inaperçu » ou encore « faire oublier ». Les cibles de cette activité de « masquage » sont ceux qui sont ignorants parmi les jeunes enfants (tous anoètous tôn neôn paidôn), mais ce qui leur est « caché », ce n'est pas directement ce qui est exprimé sous forme conditionnelle (le fait qu'il serait le plus apte à faire effectivement tout ce qu'il veut), mais ce qu'il faut penser de cette assertion, la réponse à la question de savoir si elle est vraie ou pas. Et c'est là que le choix du verbe lanthanein par Platon se révèle intéressant, car « vrai » se dit en grec alèthès, mot justement dérivé de lanthanein via l'aoriste lathein, et qui signifie étymologiquement « non caché ». Ce qu'évoque lanthanein, c'est donc le contraire de la vérité (alètheia), comprise comme « dévoilement ». Le peintre cache la vérité à ceux qui sont trop ignorants (anoètous) pour le démasquer et dévoiler l'absurdité de ses prétentions à tout faire en réalité alors qu'il ne produit que des images.
Le mot qui termine la phrase, que j'ai traduit par « en acte », est ergôi, datif singulier de ergon, qui signifie « acte, action, ouvrage, travail ». Ergon s'emploie souvent dans l'opposition entre les paroles (logoi) et les actes (erga). Le cas du peintre est intéressant dans cette perspective, et se distingue de celui du sophiste, car l'image que produit le peintre est aussi le résultat d'un travail, produisant quelque chose de concret, et pas seulement des mots. Et pourtant, elle n'est pas ce qu'elle paraît être, ce dont on lui donne pourtant bien souvent le nom. (<==)

(20) Je traduis le texte grec suivant : hè ou dunaton au tugchanein... (mot à mot « ou pas possible à_nouveau réussir_à... ») donné par les manuscrits B, T, W et Y, mais contesté par de nombreux éditeurs récents. Les variantes portent sur les points suivants :
- faut-il conserver le (esprit doux, sens « ou ») des manuscrits ou lire hèi (esprit rude et iota souscrit, sens « par laquelle », datif féminin singulier du relatif hos, renvoyant à la technè, féminin, mentionnée par les mots qui précèdent), comme le font Schleiermacher, Burnet, Diès et Duke et al. (OCT, 1995) ?
- faut-il conserver le ou (« pas ») après hè(i) des manuscrits, le supprimer purement et simplement comme le font Heindorf, Schleiermacher et Duke et al., le remplacer par au (« à nouveau ») comme le fait Burnet (ce qui pose le problème du au qui suit dunaton, qui devient redondant) ou le remplacer par pou (« en quelque sorte, probablement, je pense ») comme le fait Diès ?
- faut-il lire au (« à nouveau ») après dunaton ou, comme le fait Burnet, qui lit au à la place de ou avant dunaton, le remplacer par on (« étant ») (ou faire précéder le second au par on, Burnet conservant les deux options) ?
- faut-il lire tugchanein (infinitif présent actif) selon les manuscrits, ou tugchanei (3ème personne du singulier de l'indicatif présent actif), comme le font Heindorf, Burnet, Diès et Duke et al. ?
Comme le fait remarquer Cordero dans la note sur sa traduction dans laquelle il justifie son choix d'en rester au texte des manuscrits (à ceci près qu'il conserve le tugchanei de Diès), l'embarras des éditeurs modernes devant le texte des manuscrits vient du fait que le (« ou ») des manuscrits introduit une alternative dont ils ne voient pas à quoi elle s'oppose puisque justement ce qui est décrit après ce « ou » est ce que devrait faire la « technique » que suppose le début de la phrase, d'où la tentation de corriger le (« ou ») par hèi (« par laquelle »), qui pose alors le problème de la négation ou qui suit devant dunaton, faisant de ce qui est décrit quelque chose de « pas possible » !
En fait le problème n'est pas un problème de mots, mais de ponctuation, résultant du fait que la ponctuation n'existait pas du temps de Platon. Voyons donc l'enchaînement des idées : l'étranger vient de parler, dans sa précédente réplique, d'une technè (« technique/art »), celle du peintre, qui permet de créer des illusions visuelles ; il en vient maintenant au cas du logos et commence sa phrase en suggérant qu'il faut s'attendre à ce qu'il y ait une technè similaire dans ce cas (prosdokômen einai tina allèn technèn), mais, en même temps qu'il parle, il se rend compte qu'il brûle les étapes et qu'avant de se demander s'il existe une technique pour faire quelque chose, il conviendrait de se demander si ce quelque chose est possible, si bien qu'après un instant d'hésitation et un bref silence, il ajuste la suite de sa phrase pour qu'elle se présente comme une question sur la possibilité de faire dans l'ordre du logos, ce qui vient d'être décrit dans l'ordre du dessin, savoir, tromper les auditeurs avec des mots, c'est-à-dire en fin de compte dire quelque chose de faux, et il présente sa question sous forme négative : est-ce que ce qui était possible avec le dessin ne serait pas possible avec les mots ? L'alternative n'est donc pas entre la première et la seconde partie de la phrase, mais entre ce qui n'est qu'implicite dans la première partie (s'il y a une technique pour le faire, c'est que c'est possible) et l'option explicitée dans la seconde partie, l'impossibilité de faire ce qui est décrit ensuite et pour lequel, si, et seulement si, c'est possible, on cherchera dans un second temps la technique adéquate. Mais ce qu'il décrit ensuite, pour se demander si, dans ce cas, ce serait impossible, c'est bel et bien la transposition dans le registre du logos de l'illusion produite par les trompe d'œil dans le registre de la peinture, simplement reformulée avec des mots différents : l'étranger ne parle plus de « cacher » (lanthanein), qui évoque le registre visuel, mais d'« ensorceler/enchanter » (goèteuein), en utilisant un mot qui fait référence au registre sonore et non plus visuel, puisqu'il est dérivé de goan, « pousser des cris de douleur, des lamentations », via le nom goès, goètos, qui désigne un « enchanteur », c'est-à-dire un magicien qui procède par cris et incantations, et il insiste bien sur le rôle des oreilles. C'est ce revirement dans la teneur de la question (non plus « existe-t-il une technique pour faire... », mais « est-il possible de faire... », devenant sous forme négative « serait-ce qu'il n'est pas possible de faire... ») et le moment de pause qu'il implique que je traduis par des points de suspension après « une autre technique », utilisant une option de ponctuation qui n'était pas accessible à Platon.
Par ce moyen qui crée une rupture dans le déroulement normal de la pensée (que les éditeurs modernes ont bien sentie, mais qu'ils ont préféré gommer en changeant le texte des manuscrits), Platon attire l'attention sur la seconde partie de la question de l'étranger, qui est une première manière de poser discrètement le problème qui va être au centre de la longue digression qui occupe le plus gros de cette septième caractérisation du sophiste et qui est le plat de résitence du dialogue, la question de la possibilité du pseudès logos, du « discours faux/trompeur », c'est-à-dire la question posée par la doctrine de Parménide selon laquelle il n'est pas possible de dire ce qui n'est pas. (<==)

(21) Revoilà les pragmata (cf. note 15), ici invoquées comme critère de la vérité dans l'expression tôn pragmatôn hè alètheia (« la vérité des faits/choses »), pour suggérer que c'est quand on se tient encore loin de cette vérité qu'on peut se laisser ensorceler par les paroles des sophistes. C'est suggérer que le critère de la vérité des logoi est dans leur adéquation avec les pragmata qu'ils prétendent décrire. Plus encore ici qu'en 233d10, on voit combien la traduction de pragmata par « choses » est réductrice et combien la traduction par « faits » est préférable. (<==)

(22) « Images parlées » traduit le grec eidôla legomena, dans lequel legomena est le participe présent passif à l'accusatif neutre pluriel du verbe legein (« parler« ), dont dérive logos. Eidôlos, dont eidôla est l'accusatif neutre pluriel, est dérivé de eidos (« apparence, aspect, forme »), issu d'une racine signifiant « voir », qu'on retrouve dans idein (« voir ») et idea, de signification voisine d'eidos. Eidôlos, dont dérive le français « idole », signifie « image » avec une nuance d'irréalité. Dans une note à sa traduction du Sophiste, Cordero voit dans cette formule une « très belle définition du mot ». Je pense qu'il a une compréhension restrictive, pour ne pas dire fausse, de ce que Platon a en tête. Fausse, parce que, si Platon emploie effectivement, non pas le mot eidôlon, mais le mot eikôn, de sens voisin, dans le Cratyle à propos des mots dans leur rapport à ce qu'ils désignent (les pragmata, justement, mot utilisé pas moins de 72 fois dans ce dialogue), c'est pour mieux tordre le cou à cette idée que les mots sont de « images » de ce qu'ils nomment (voir sur ce sujet la section sur le Cratyle dans mon étude Platon : mode d'emploi, reproduite en guise d'introduction au Cratyle sous forme de page web sur ce site). Les mots n'ont aucune ressemblance de quelque nature que ce soit avec ce qu'ils nomment (sauf rares exceptions dans le cas des onomatopées) et ne sont finalement que des dèlômata, des « moyens de rendre clair, de faire voir/comprendre » ce dont on veut parler, arbitrairement choisis, mais ne fonctionnant dans le dialegesthai (« dialoguer ») que par une convention partagée. Dèlôma, mot rare dans les dialogues, où l'on n'en trouve que 11 occurrences, dont 8 dans le Cratyle pour parler de la relations des mots aux pragmata qu'ils nomment, est justement le mot qu'utilisera l'étranger en 261e5 et 262a3 pour décrire les composants élémentaires qu'il faut combiner pour obtenir un logos signifiant, le nom et le verbe.
Lorsque l'étranger parle ici d'« images parlées » après avoir, dans sa réplique précédente, évoqué les images produites par le peintre, ce n'est pas aux mots pris individuellement qu'il pense, mais aux compositions littéraires qui « donnent à voir » ce dont elles parlent, par exemple sous forme de descriptions avec des mots, et non plus des traits et des couleurs, comme on en trouve déjà dans les ouvrages d'Homère, ou sous forme de fictions assumées, comme l'allégorie de la caverne au livre VII de la République. Et si l'étranger fait référence aux oreilles, c'est pour rappeler que le logos est d'abord un phénomène physique sonore et que, de même que les yeux peuvent nous tromper, les oreilles le peuvent aussi. Ainsi, de même qu'un peintre peut reproduire un monument ou une statue qui sera plus ou moins ressemblante selon la compétence du peintre, un auteur de guide touristique ou un ami peut utiliser des mots pour décrire ce même monument ou cette même statue et, là encore, le faire de manière plus ou moins « ressemblante ». Et, dans de tels cas, qu'il s'agisse d'une image peinte ou d'une description verbale, si nous avons l'opportunité de voir ce dont nous n'avions jusque là vu que l'image peinte ou entendu une simple description verbale, nous serons en mesure de confronter l'image (peinte ou parlée) avec le pragma qu'il prétendait représenter et de juger de la qualité de l'« image ». Et c'est bien cela, plus que de fumeuses considérations métaphysiques, qui devrait nous permettre de comprendre que des mots ne disent pas toujours la vérité et qu'un discours, parlé ou écrit peut être trompeur. Si quelqu'un me décrit une personne en me disant qu'elle est plus grande que moi et qu'elle a les yeux bleus et que je la vois quelques instants plus tard et constate qu'elle est plus petite que moi et a les yeux marron, je sais que le discours faux est possible sans avoir besoin de chercher plus loin. Et si c'est possible dans l'ordre du sensible, c'est encore plus possible dans l'ordre de l'intelligible où la vérification par l'expérience est plus difficile. (<==)

(23) Cette réplique de l'étranger et le début de la suivante expriment ce que j'appelle le principe de validation par l'expérience partagée dans le dialogue (ici le principe de validation par l'expérience, dans la réplique suivante, le partage dans le dialogue), qui, avec le principe d'associations sélective qui sera présenté plus loin dans le Sophiste par l'étranger (principe qui dit, dans le cas particulier du logos, qu'on ne peut pas associer les mots n'importe comment pour dire ce qui est, c'est-à-dire le vrai), constituent les deux fondements de la philosophe selon Platon, permettant de fixer les règles du logos vrai avant toute tentative de tenir un logos sur l'être, c'est-à-dire de développer une ontologie.
Certes, il est question de to on (« l'étant, ce qui est »), ou plutôt de ta onta (pluriel, « les étants, les [choses] qui sont »), dans cette réplique, par deux fois, en 234d4, dans l'expression tois ousi prospiptontas egguten (« confrontés de près aux étants »), et en 234d6, dans l'expression dia pathèmatôn anagkazomenous enargôs ephaptesthai tôn ontôn (« contraints par ce qui les affecte d'appréhender clairement les étants »), mais ce mot doit se comprendre, dans ce contexte, comme désignant simplement les « réalités » (la traduction que j'en ai proposée), c'est-à-dire tout ce qui n'est pas les mots formant les logoi et qui impose sa « loi » au discours vrai, sans préjuger de la nature de ces « étants ». Les verbes utilisés par l'étranger dans les deux cas sont très concrets : prospiptein, dont prospiptontas est le participe présent actif à l'accusatif masculin pluriel, est construit sur le verbe piptein, qui signifie au sens premier « tomber », par adjonction du préfixe pros- (« contre »), et signifie « tomber sur, rencontrer » ; ephaptesthai, quant à lui, est dérivé du verbe aptein, qui signifie « toucher » (aptos, qui en dérive, signifie « tangible »), par adjonction du préfixe ep(i)- (« sur »), et signifie « mettre la main sur, saisir, appréhender ». Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit donc d'une rencontre quasi physique avec quelque chose qui s'impose à nous, comme le soulignent à la fois le anagkazomenous (« contraints de »), verbe dérivé d'anagkè, « nessecité », et la référence aux pathèmatôn, c'est-à-dire à quelque chose que nous subissons (paschein, « subir », dont dérive pathèma via l'aoriste pathein). Comme je l'explique dans la note 15 ci-dessus, ce mot pathèma (« affection » au sens large) implique un pragma, un « acteur/activateur » qui « agit » (prattein, verbe symétrique de paschein dans la relation agir-pâtir). Et ce sont ces pragmata, quels qu'ils soient et de quelque nature qu'ils soient, sensibles ou intelligibles, que Platon a en vue quand il parle de ta onta. C'est ce que nous supposons derrière les mots et à quoi nous donnons des noms. Et, comme je l'ai expliqué dans la note 15, il ne faut pas limiter ces pragmata aux « choses », mais y voir plus largement les « faits », des « objets » (nommés par des noms) aussi bien que des « agissements » (nommés par des verbes). Cette notion d'« action/activité » est au centre de la seconde partie de la phrase (panta pantèi anatetraphthai ta en tois logois phantasmata hupo tôn en tais praxesin ergôn paragenomenôn, « que soient totalement chamboulées toutes les illusions [contenues] dans les logoi sous l'effet des faits survenant dans les activités »), où elle s'oppose aux logoi, aux simples discours, pour en mettre bas, en renverser (anatrepesthai), les phantasmata (« illusions, fantômes »). On y trouve en effet à la fois le mot ergon (« acte, action »), qui s'oppose justement à logoi dans le couple « en paroles »/« en actes » (voir le dernier paragraphe de la note 19), et le mot praxis, dérivé, comme pragma, de prattein (« agir »), de sens voisin de celui d'ergon, dans l'expression hupo tôn en tais praxesin ergôn paragenomenôn (« sous l'effet des faits survenant dans les activités ») qui décrit ce qui démasque les illusions produites par certains discours : l'épreuve des faits. Si l'on veut établir une distinction plus précise entre ergon et praxis, on peut dire qu'ergon vise plus spécifiquement le produit, le résultat, de l'action, alors que praxis renvoie plutôt au simple fait d'agir (et pragma à une action particulière), ce qui est cohérent avec l'emploi que fait l'étranger de ces mots, puisqu'il parle d'erga résultant (paragenomenôn) des praxeis. On notera là encore que l'étranger reste très général : il ne se limite pas aux activités dont la personne dont les opinions changent serait l'auteur et aux résultats attendus de ces activités, mais de tout ce qui peut « se produire à côté » (sens littéral de paragignesthai) des activités dont cette personne serait acteur ou simple témoin, produits directs aussi bien qu'effets secondaires, voulus ou pas, bref, de son expérience au sens le plus large, résultant des hasards de la vie.
En un mot, ce sont les faits qui imposent leur loi aux discours et pas le contraire. (<==)

(24) Après avoir énoncé que ce sont les faits dont nous faisons l'expérience à travers ce qui nous affecte, les pathèmata (« affections ») que nous subissons, qui nous permettent de mettre à l'épreuve nos opinions et nos logoi et de les débarasser des phantasmata (« illusions ») qui les encombrent, l'étranger suggère que l'expérience des autres, partagée dans le dialogue, peut permettre de progresser (prosagein) sans avoir besoin de faire soi-même l'épreuve de tout, sans passer soi-même par l'expérience de tous les pathèmata. Il n'est pas nécessaire de donner ici un sens négatif à pathèmata, d'y voir seulement des expériences pénibles, des souffrances, que l'étranger voudrait épargner à Théétète. Il faut comprendre le mot sur la base du sens le plus général du verbe paschein, celui de « subir, éprouver » n'importe quoi de bon ou de mauvais. Les pathèmata dont parle l'étranger, ce sont toutes les expériences personnelles qu'est susceptible de faire Théétète et ce qu'il lui propose, c'est de lui faire partager par le dialogue les expériences que des personnes plus âgées, lui, Socrate, Théodore, ont faites dans leurs plus longues vies pour enrichir sa propre expérience, chacun n'étant de toutes façons pas capable, même dans une longue vie, d'expérimenter/éprouver (paschein) personnellement tout ce qu'il peut y avoir de bon aussi bien que de mauvais dans le monde. Le verbe qu'utilise par deux fois l'étranger, au futur et au présent, peirasthai, que, dans le contexte, je traduis par « essayer », est dérivé du mot peira, qui signifie « essai, expérience, tentative », dont dérive aussi le substantif empeira, qui signifie « expérience » au sens d'une qualité acquise (le sens qu'a ce mot lorsqu'on parle d'un homme d'expérience) et non plus d'activités individuelles, et dont dérive le mot français « empirisme ». Les « expériences » que l'étranger propose de faire avec Théétète, c'est le partage des expériences de chacun par le biais du logos, c'est-à-dire du dialogos, c'est faire en sorte que les pathèmata de chacun, ce que chacun a éprouvé personnellement, en bien ou en mal, puisse profiter à d'autres.
Mais il faut bien voir ce qu'il s'agit de « partager ». Chaque pathèma (« affection ») éprouvé par quelqu'un est individuel et unique, mais, comme le dit Socrate à Calliclès au début de leur conversation dans le Gorgias, « si quelque chose de ce qu’éprouvent les hommes, autre pour les uns, autre pour les autres, n'était pas le même, mais si l’un d’entre nous éprouvait quelque chose qui lui serait propre différent de ce qu’éprouvent les autres, il ne serait pas facile de faire connaître à autrui sa propre affection (ei mè ti èn tois anthrôpois pathos, tois men allo ti, tois de allo ti, to auto, alla tis hèmôn idion ti epaschen pathos è hoi alloi, ouk an èn rhaidion endeixasthai tôi heterôi to heautou pathèma) » (Gorgias, 481c5-d1). Ce « même » (to auto) entre de multiples pathèmata (« affections ») est ce qui fonde la possibilité du logos et le partage dont parle l'étranger ici ne vise pas à faire éprouver par l'un ce que l'autre a éprouvé, ce qui est impossible, mais à améliorer l'usage du logos, qui est l'outil mis à la disposition des hommes pour leur permettre de mieux vivre en société et de chercher ensemble ce qui est bon pour eux (to agathon), en l'épurant des fantasmes et illusions qu'y sèment les sophistes et leurs pareils. La pratique du dialogue, le dialegesthai, est le seul outil dont nous disposons pour améliorer l'efficacité du dialogue qui nous permet de vivre ensemble, à condition que cette pratique, qui permet de faire partager les expériences individuelles, soit menée dans un souci de progrès commun entre personnes qui cherchent toutes à progresser ensemble vers une meilleure appréhension du réel et non pas de combat entre personnes qui cherchent à l'emporter sur les autres, à toujours avoir « le dernier mot », comme le font les sophistes. C'est très précisément ce qui distingue le philosophe du sophiste et la raison pour laquelle ce qui caractérise le philosophe est son art du dialogue bien mené en vue du vrai, c'est-à-dire sa capacité dialektikè. (<==)

(25) « Qui ont quelque chose à voir avec » traduit le grec metechontôn, génitif masculin pluriel du participe présent actif du verbe metechein, signifiant étymologiquement « avoir en commun avec », c'est-à-dire « partager, participer à ». C'est l'un des verbes que Platon utilise pour parler des relations entre eidè (« apparences, formes ») et ce dont elles sont « apparences ».
Le texte de la fin de cette réplique est douteux. Je traduit le grec tôn tès paidias metechontôn esti tis merôn heis, mot à mot « des du jeux participants il_est quelque des_parties un », en faisant de heis la fin de la réplique de Théétète et en faisaint commencer la réplique suivante de l'étranger sur le mot goèta (accusatif singulier du mot masculin goès, « enchanteur, magicien, charlatan »). Les incertitudes portent sur trois points :
- faut-il lire heis (avec esprit rude, « un » en tant que nombre au nominatif masculin singulier), donné par le manuscrit W et repris par les éditeurs modernes, ou eis (esprit doux, « vers », préposition) donné par les autres manuscrits (il faut se rappeler qu'au temps de Platon, les esprits et accents n'existaient pas) ?
- faut-il placer la séparation entre la fin de la réplique de Théétète et le début de la réplique de l'étranger avant (h)eis, lu alors eis (esprit doux), qui devient le premier mot de la réplique de l'étranger, comme le font les manuscrits T et Y, entre (h)eis et goèta, le mot qui suit et qui, dans ce cas, est le premier mot de la réplique de l'étranger, comme le font les éditeurs modernes, ou après goèta, considéré alors comme le dernier mot de la réplique de Théétète, comme le font les manuscrits B et W (il faut ici se rappeler qu'au temps de Platon, un texte était une suite ininterrompue de lettres, sans espaces entre les mots et sans ponctuation et qu'on ne mettait pas le nom des personnages devant les mots qui leur étaient attribués) ?
- faut-il conserver le mot merôn (génitif pluriel du mot neutre meros, « partie, part, portion »), que donnent tous les manuscrits, le supprimer, comme le font Heusde, Burnet et Diès, ou le remplacer par muriôn (« des multitudes »), comme le font Apelt et Duke et al., sans doute pour faire écho au pampolu du même Théétète en 234b3, lorsqu'il qualifie le jeu fondé sur l'imitation d'espèce « tout à fait abondante » ?
Pour ma part, je ne vois pas trop ce que viendrait faire le mot goèta à la fin de la réplique de Théétète, ni pourquoi il faudrait lire eis (« vers », esprit doux) plutôt que heis (« un », esprit rude), sinon parce qu'on veut l'associer à goèta, que les deux mots soient attribués à Théétète ou à l'étranger, ce d'autant plus qu'on retrouve l'expression tis heis quelques lignes plus loin, en 235b6, dans la bouche de l'étranger cette fois. Quant au mot merôn donné par tous les manuscrits, je ne vois pas de raison de le rejeter ou de le corriger. Meros (« part, portion, partie ») est un des mots qu'a utilisé l'étranger à propos du résultat des divisions pratiquées dans la première partie du dialogue, et l'on peut penser qu'au moment où l'étranger réoriente la conversation vers le cas spécifique du sophiste, Théétète l'invite, en utilisant ce mot, à revenir à la méthode par dichotomies utilisée dans les classifications précédentes, en partant de la catégorie de « ceux qui ont à voir avec le jeu », qu'il faut maintenant diviser en « parties » (mèrè). La difficulté qu'éprouvent ceux qui sont favorables à la suprpession ou à la correction viennent sans doute du fait que eis... tis est au masculin alors que merôn est un nom neutre (muriôn, que proposent certains en remplacement, est le genitif pluriel d'un adjectif et peut donc être indifféremment compris comme masculin ou neutre), ce qui exclut la traduction par « quelqu'une des parties ». Mais cela veut simplement dire que Théétète pense « sophiste » non pas comme une « espèce », mais comme une personne à chercher dans les différentes parties (merôn) de ceux qui ont quelque chose à voir avec le jeu (paidia), parties considérées elles-mêmes comme des collections de personnes à répartir en groupes. Une traduction plus fluide de la fin de la phrase serait « il fait partie de ceux qui ont quelque chose à voir avec le jeu », mais cette traduction atténuerait le poids du mot « partie » traduisant merôn, qui me semble au contraire devoir être mis en valeur. (<==)

(26) « Des outils » traduit le grec organôn, génitif pluriel du mot organon, dont le sens général est « instrument » (instrument de travail, c'est-à-dire « outil », aussi bien qu'instrument de musique ou machine de guerre), et aussi « organe » (du corps), mot qui en dérive en français. Mais le mot peut aussi désigner par analogie les « outils » utilisés dans le discours pour transmettre sa pensée et conduire des raisonnements. Ainsi, on peut considérer que les mythes, les allégories ou les analogies sont des « outils » (organa) qu'utilise Platon pour se faire comprendre, comme aussi dans le Sophiste, la méthode par divisions successives. On peut encore noter qu'Organon est le titre qui a été donné au groupe d'ouvrages d'Aristote qui exposent sa logique, comme pour faire de cette logique l'outil universel du raisonnement juste. Platon, lui, utilise ici ce mot au pluriel et toute sa pratique dans les dialogues montre qu'il n'y a pas pour lui un seul « outil » (organon) garantissant la justesse des raisonnements, pas plus la logikè (« logique ») qu'autre chose. Ce qui, pour lui, est premier, avant tous les « outils » qu'on peut mettre en œuvre avec le logos, c'est l'attitude vis à vis de mots qui le composent et une bonne compréhension de ce que le logos nous permet d'atteindre au-delà des mots, de son pouvoir et de ses limites. Et ce qui valide en fin de compte la justesse d'un raisonnement, ce n'est pas le respect de quelques règles que ce soient, logiques ou autres, mais la conformité de ce résultat aux données de l'expérience, quand elles sont accessibles. Et c'est justement de cela qu'il est question dans le Sophiste. (<==)

(27) Le texte grec de cette réplique commence par une double négation (mè ou), dans une phrase qui est une proposition infinitive substativée par un to initial (« le [fait de] »), qui est la continuation de la réplique précédente de l'étranger, explicitant le tode « ça ») sur lequel elle se termine qui provoque la question de Théétète : to mè ou tou genous einai... Au-delà de la littéralité du texte, il ne fait pas de doute que, du point de vue du sens, pour l'étranger, ce à quoi ne peut échapper le sophiste, c'est à être considéré comme un charlatan, un imitateur, un homme dont les beaux discours ne sont qu'un jeu (paidia). Mais il se place ici du point de vue de la bête traquée qu'est le sophiste qui, elle, veut ne pas être considérée comme un charlatan, et il estime que les développements antérieurs entre lui et Théétète font qu'il ne peut pas ne pas être considéré ainsi. Il dit donc qu'il ne peut pas échapper au fait de ne pas [pouvoir] ne pas être considéré ainsi. Les deux négations s'annulent. (<==)

(28) « Faiseurs de prodiges » traduit le mot grec thaumatopoiôn (génitif pluriel de thaumatopoios) en en explicitant l'étymologie : le mot est formé sur thauma (thaumatos au génitif), qui signifie « objet d'étonnement ou d'admiration », par adjonction d'un suffixe poios dérivé du verbe poiein (« faire, produire, fabriquer »). C'est le mot utilisé par Socrate dans l'allégorie de la caverne (République, VII, 514b5) pour faire comprendre par analogie à quoi ressemble le « théâtre d'ombres » qu'il met en place : le mur le long de la route derrière lequel défilent des hommes (anthrôpoi) qu'on ne voit pas est « semblable aux palissades placées devant les hommes par les faiseurs de prodiges (thaumatopoiois), par dessus lesquels ils font voir leurs prodiges » (République VII, 514b5-6), et ce sont là les deux seules occurrences de ce mot dans tous les dialogues. Il est important de noter qu'ici, comme dans l'allégorie de la caverne, ce mot n'est sans doute pas choisi au hasard mais du fait de son ambivalence. En effet, en Théétète, 155d2-4, Socrate fait du thaumazein (verbe dérivé de thauma), du fait de s'étonner, l'origine de la philosophie. Utiliser ici thamatopoios à propos du sophiste, c'est donc suggérer qu'il peut être un objet d'étonnement propice au développement de la philosophie, non pas par la valeur de ses propos, mais justement par leur caractère surprenant, si l'on sait aller plus loin que la première impression d'« enchantement ».
On peut d'ailleurs noter à cette occasion que l'étranger reste ici très fluide dans l'emploi du vocabulaire pour parler du sophiste : en quelques lignes, il la qualifie successivement de goès (« enchanteur, magicien, charlatan... »), de mimètès (« imitateur, acteur, comédien, charlatan... »), et maintenant de thaumatopoios (« marionettiste, jongleur, charlatan... »), tout en ajoutant qu'il rentre dans la catégorie de ceux qui ont à voir avec la paidia (« jeu d'enfant, jeu, amusement, plaisanterie, badinage... »). Ces variations, qui ne semblent pas troubler Théétète outre mesure, sont délibérées et visent à nous détacher des mots pour atteindre les « idées » que recouvrent ces mots. C'est pourquoi il est inutile que le traducteur s'évertue à chercher pour chaque mot la traduction juste dans le contexte et c'est aussi pourquoi j'ai fait exprès dans ce qui précède de donner pour chacun de ces mots plusieurs traductions (la plupart de celles que donne le Bailly), puisque ce qui compte pour Platon ce n'est pas le mot spécifique utilisé à un moment donné, mais l'idée, l'eidos, derrière le mot, qui ne peut que s'enrichir par la multiplication des angles d'approche et donc des mots successivement utilisés. Et donc, dans le choix de traduction, il est plus important de chercher l'idée spécifique que peut tirer avec elle le choix de tel ou tel mot pour ajouter quelque chose à ce que les autres mots tirent avec eux que de chercher quel est, dans l'absolu, le sens le plus probable, ou le plus fréquent, du mot par rapport à ses différents emplois. Ainsi, si j'ai traduit goès par « enchanteur » plutôt que par « magicien » ou « sorcier », c'est parce que « enchanteur » est construit sur la racine « chant » qui renvoie à un phénomène sonore et que, comme je l'ai montré dans la note 20, la référence aux sons est déterminante à ce moment (par contre, « enchanter » pour traduire goèteuein est trop ambigu en français, et c'est pourquoi je l'ai associé à « ensorceler »). (<==)

(29) Le mot grec que je remplace par « imagofactique » en français est eidôlopoiikèn, accusatif féminin (pour l'accord avec technè, qui est féminin) singulier de eidôlopoiikos, qui est très probablement un néologisme forgé par Platon pour les besoins de la cause à partir d'eidôlon (« image », cf. note 22), du verbe poiein (« faire, fabriquer, produire ») et de la terminaison -ikos, qui indique l'aptitude (comme dans dialektikos, « apte à dialoguer », ou mimètikos, « apte à imiter », qu'on a rencontré en 234b2), selon l'assemblage eidôlo-poi-ikos, comme le suggère le fait que les seules occurrences de ce mot dans tout les classiques grecs disponibles sur le site Perseus, se trouvent dans le Sophiste, où l'on en compte 7 (celle-ci, 236c6-7, 260d8-9, 264c4, 266a10, 266d4 et 268d1). Plutôt que de tenter de « traduire » ce mot par une périphrase l'explicitant, comme le font Cousin (« l'art de faire des simulacres »), Diès (« l'art qui fabrique les images »), Robin (« l'art de fabriquer des simulacres »), Chambry (« l'art de faire des images »), Cordero (« la technique de la production d'images ») et Mouze (« l'art producteur d'images »), qui montrent par là qu'ils n'ont pas compris ce que Platon cherchait à faire ici, j'ai préféré faire en français ce qu'avait fait Platon en grec et forger, moi aussi, un néologisme. J'aurais pu le faire à partir du grec en transcrivant en français le néologisme de Platon et en parlant de l'art eidolopoiïque ou eidolopoiétique, mais cela n'aurait pas atteint le but recherché par Platon, qu'il atteignait parfaitement en grec pour les lecteurs de son temps. Car ce n'est pas par pédanterie que Platon a créé ce néologisme, comme d'ailleurs la multitude de néologismes dont le Sophiste est truffé (on en compte au moins 10 rien que dans l'exemple initial du pêcheur à la ligne ; pour leur inventaire, voir la page de ce site intitulée Le sens de la mise en scène du Sophiste), mais pour faire comprendre par l'exemple (sans le dire explicitement, comme à son habitude, pour laisser au lecteur le soin de le comprendre par son travail personnel) que ce ne sont pas les mots qui nous apprennent quelque chose sur ce qu'ils désignent, mais le fait de comprendre, ou simplement de mettre en évidence, un « concept », un eidos, qui nous permet de lui donner un nom. Tous les néologismes que Platon fabrique au fil des divisions qui occupent la première partie du Sophiste, et dans une moindre mesure la seconde, (au moins dans la section initiale, celle ici traduite, et la section finale (264b11-268d5), qui, réunies en faisant abstraction de la longue « digression » qui vient s'insérer entre les deux, continuent la méthode de la première partie) étaient parfaitement compréhensibles pour ses contemporains et le sont encore aujourd'hui pour les hellénistes, principalement grâce aux explications qui ont aboutit à l'apparition du mot inventé. En fait, on peut penser que la méthode par divisions successives utilisée par Platon dans le Sophiste a été choisie par lui en grande partie pour offrir cette possibilité de créer des néologismes (et donc pour répondre implicitement aux interrogations du Cratyle sur l'origine des mots : la question important n'est pas de regarder vers le passé pour essayer de découvrir comment les mots « primitifs » que nous utilisons aujourd'hui ont été « créés », ce qui ne nous sera d'aucune utilité pour vivre au mieux le temps qui nous reste à vivre et que de toutes façons nous ne pourrons jamais savoir, mais de chercher à nous comprendre les uns les autres ici et maintenant à l'aide d'une langue vivante que nous sommes parfaitement en droit d'adapter à nos besoins en créant des mots nouveaux). Et si ces divisions semblent parfois, à juste titre, arbitraires, ridicules, voire simplement stupides, c'est le résultat d'un choix délibéré de la part de Platon, justement pour multiplier les occasions de devoir créer des néologismes ! Si donc j'ai préféré forger ici un néologisme sur des racines latines plutôt que sur les racines grecques utilisées par Platon, ce qui aurait été plus simple à partir du néologisme utilisé par Platon, c'est tout simplement parce que le néologisme résultant, utilisant des racines plus courantes en français, me semble avoir plus de chance d'être compréhensible par un lecteur français d'aujourd'hui que le mot formé sur les racines grecques, et donc plus à même de produire le résultat que recherchait Platon, montrer qu'on peut facilement inventer des mots qui sont immédiatement compréhensibles par ceux qui les entendent ou les lisent à partir du dialogue qui a précédé leur apparition et que donc ce n'est pas le mot qui nous apprend quoi que ce soit sur ce qu'il désigne, mais le contexte dans lequel il est utilisé et le dialogue qui explicite ce à quoi il est attribué. (<==)

(30) Dans la première version de cette page, j'avais traduit les mots ean mèn hèmas euthus ho sophistès hupomeinèi (mot à mot « si d'une_part nous (accusatif pluriel) tout_de_suite/tout_d'abord le sophiste soutenait_le_choc_de/se_soumettait_à/attendait) par « pour peu que le sophiste tienne bon tout d'abord sous nos [assauts] », influencé par les traductions concordantes de Cousin (« si le sophiste voulait faire résistance », de Diès (« si, dès l'abord, le sophiste nous fait tête »), Robin (« s'il nous arrive de rencontrer tout aussitôt la résistance du Sophiste », Chambry (« si le sophiste nous fait tête d'abord ») et Cordero (« jusqu'à ce que le sophiste nous fasse front »). La lecture de la traduction de Létitia Mouze, qui traduit par « si le sophiste nous laisse tout de suite l'approcher », m'a permis de prendre conscience de l'ambiguïté du verbe hupomenein, dont hupomeinèi est la troisième personne du singulier du subjonctif aoriste actif. Ce verbe est construit par adjonction du préfixe hupo, impliquant soit l'idée de « être sous » au sens spatial, avec ou sans mouvement, soit une idée de subordination, soit l'idée de « agir en dessous », soit encore l'idée d'« approcher de », ou d'« être voisin de », au verbe menein, qui signifie « demeurer, rester, attendre ». De là des sens comme « attendre, demeurer, supporter » dans lesquels le préfixe hupo- n'ajoute pas grand chose au sens premier de menein, mais aussi des sens issu du sens « rester dans le voisinage de » dans lesquels la cause de cette immobilité peut s'interpréter de manière diamétralement opposée, selon qu'on y voit une soumission ou au contraire une marque de fermeté (sens « tenir ferme, tenir bon, soutenir le choc », à l'opposé de « se soumettre », ou encore « laisser s'apporcher de soi », en parlant d'animaux, autres sens possibles). L'idée de « rester » induite par ce verbe s'oppose à l'idée de « s'enfoncer, se plonger dans » induite par le verbe duein qui lui fait pendant dans la seconde partie de la phrase. Il est alors plus logique, puisque Socrate oppose par ean mèn..., ean de... (« si d'une part..., si d'autre part... ») deux attitudes possibles du sophiste assimilé à une bête sauvage que l'on chasse (voir note suivante), d'y voir, comme le fait Létitia Mouze, non pas deux manières pour lui d'échapper à la capture par les chasseurs, soit par la résistance, soit par la fuite, mais plutôt deux situations opposées, celle où il n'offre pas de résitance et se laisse capturer facilement (c'est-à-dire sans qu'il soit nécessaire de multiplier à l'infini les divisions successives pour arriver à lui), et celle où, au contraire, il fuit et chercher toutes les cachettes possibles pour tenter d'échapper aux chasseurs, et donc d'interpréter le premier verbe comme impliquant, non pas une résistance (« tenir bon », comme je l'avais fait dans la première version de cette page à la suite de tous les traducteurs antérieurs que j'avais consultés), mais une soumission, c'est-à-dire la facilité dans la capture de la bête chassée, la seconde partie traitant du cas où cette capture n'est pas aisée, non pas parce que l'animal tient ferme face aux chasseurs, mais parce qu'il prend la fuite et s'enfonce dans des recoins dont il sera difficile de le déloger.(<==)

(31) Le langage utilisé dans cette phrase par l'étranger joue sur plusieurs registres. Il a en toile de fond l'image de la chasse, introduite par le mot thèr utilisé quelques lignes plus haut (thèra, 235a10, accusatif singulier), qui signifie « bête féroce, bête sauvage » et par extension « bête » en général, et reprise à la fin de notre phrase par le mot agra, qui signifie à la fois « chasse » et « gibier ». Sur fond de cette image, les verbes utilisés peuvent se comprendre dans le sens d'une traque, d'une poursuite et d'une capture plus ou moins facile de gibier. Mais à cela vient s'ajouter, par l'emploi de l'adjectif basilikos (« royal », dérivé de basileus, « roi ») dans l'expression hupo tou basilikou logou (« sous l'effet du logos royal »), une référence à la royauté qui peut se comprendre dans deux registres, non mutuellement exclusifs, car l'expression est ambiguë et peut se comprendre au moins de deux manières : « sous l'effet du décret royal » (Cousin : « selon l'ordre du roi » ; Diès : « conformément à l'édit royal » ; Robin : « conformément à ce qu'a commandé l'Édit du Roi », avec une note ajoutant « Peut-être y a-t-il ici une arrière-pensée : "l'Édit royal de la raison" ou "de notre argumentation", personnifiée ici comme souvent » ; Cordero : « conformément à l'édit du Roi » ; Mouze : « selon les ordres de l'édit royal », avec une note qui souligne l'ambiguïté de l'expression, qui, dit-elle, « signifie littéralement "le discours souverain" ») ou « sous l'effet de la raison souveraine » (Chambry : « sur l'ordre de la raison, notre roi » ; Mouze dans la note ad loc précitée). Dans la première interprétation (référence à un roi humain et non allégorique), la « chasse » redevient une traque humaine et certains traducteurs (Robin dans la première partie de la note dont j'ai cité la fin, et Cordero) renvoient à Ménéxène, 240b-c, qui raconte (dans un résumé de l'histoire d'Athènes à la gloire de celle-ci) comment les soldats de Darius, roi de Perse, auraient pratiqué un ratissage systématique de la citée d'Érétrie, dans l'île d'Eubée, en se donnant la main d'un bout de la cité à l'autre pour ne laisser échapper personne après avoir reçu l'ordre du Grand Roi (ho megas basileus) de faire prisonniers tous les habitants de la ville sans exception, à défaut de quoi leur général, Datis, peu après vaincu par les Athéniens à Marathon, serait décapité. Mais, à l'appui de l'autre lecture, celle qui comprend logos au sens de « raison », on peut renvoyer à République VI, 509d1-4, où, en prélude à l'analogie de la ligne, Socrate évoque deux souverains, régnant (basileuein, 509d2) l'un, l'idée du bon (hè tou agathou idea), sur le « peuple » (genos) et le « pays » (topos) intelligible (noèton), et l'autre, le soleil, sur le « peuple » (genos) et le « pays » (topos) visible (horaton) (sur le sens plus spécialisé que peuvent prendre les deux mots topos (« lieu ») et genos (« famille, espèce ») dans le contexte de l'image de la royauté, voir la note 3 à ma traduction de l'analogie de la ligne). Le logos qui serait ici qualifié de basilikos (« royal/souverain ») serait alors celui que « dirige et « éclaire » la « lumière » du souverain (basileus) de l'ordre intelligible, l'idée du bon. Dans ce registre, on peut noter que le verbe que j'ai traduit par « saisir », sullambanein, ici à l'infinitif aoriste actif sullabein, signifie au sens premier « prendre ensemble », et peut se comprendre à la fois au sens propre de « attraper, capturer » qui convient à l'image de la chasse et au sens figuré de « comprendre » (par l'intelligence). Le verbe « saisir » par lequel je l'ai traduit joue comme lui dans ces deux registres. (<==)

(32) L'étranger parle ici de mimètikè, sous-entedu technè. Mimètikos, adjectif signifiant « qui imite » ou « qui a rapport avec l'imitation », dont mimètikè est le féminin ici substantivé, sans être à coup sûr un néologisme forgé par Platon, et en tout cas pas pour les besoins du Sophiste, puisqu'on le trouve déjà dans la République, n'en reste pas moins un mot rare et sans doute récent du temps de Platon s'il n'en est pas le créateur, puisque, sur les 37 occurrences de ce mot recensées par Perseus, 29 sont dans les dialogues de Platon, 6 dans des textes d'Aristote, et les deux dernières dans des auteurs tardifs (Plutarque et Diodore de Sicile), et qu'aucun des exemples d'utilisation donnés par le Bailly et le LSJ n'est antérieur à Platon. Les 29 occurrences dans les dialogues se ramènent en fait à 27 si l'on en élimine deux qui sont dans l'Epinomis, dialogue probablement apocryphe, soit :
- 14 dans la République, dont 12 dans la première partie du livre X, entre 595a5 et 605b7, dans la section où Socrate, à partir de considérations sur les trois sortes de lits, examine les arts d'imitation pour en tirer ensuite les conséquences sur la conduite à tenir envers les poètes (la première occurrence dans les dialogues de l'adjectif substantivé sous la forme hè mimètikè en tant que nom d'une technè est en 598b6), les deux premières étant au livre III, en 394e1 et 395a2, où Socrate explique pourquoi les gardiens doivent se garder de l'imitation et donc ne pas être mimètikoi ;
- 9 dans le Sophiste, en 219b1, 234b2, 235c3 (ici), 235d1, 236b1, 236c1, 265a10, 267a10 et 268c9 ;
Politique, 299d4, dans une énumération par l'étranger d'une multitude de technai (« techniques »), la mimètikè y étant mentionnée juste après la peinture ;
Timée, 19d6, où Socrate, dans le prélude du dialogue, parle des poètes comme faisant partie de to mimètikon ethnos (« la race/tribu des imitateurs ») ;
Lois, II, 668a7 (à propos de la musique qui est toujours eikastikè kai mimètikè, « représentative/productrice d'images et imitative ») et VI, 764d7 (où l'Athénien distingue la musique « monodique » (monôidia), c'est-à-dire jouée par des instruments solistes, de celle qui est mimètikè, lorsqu'elle est interprétée par des chœurs (chorôidia) mimant l'action que suggèrent les paroles).
La première occurrence dans le Sophiste, en 219b1, intervient dans la catégorisation très générale que fait des technai (« techniques ») l'étranger, avant de commencer les utilisations successives de la technique par dichotomie avec l'exemple du pêcheur à la ligne, en les divisant en arts de production (poiètikè) et arts d'acquisition (ktètikè), et en donnant comme grandes catégories des arts de production « l'agriculture et tout ce qui a trait au soin des corps mortels, puis ce qui a trait à l'assemblage et au modelage de ce que nous appelons skeuos (« objet d'équipement », comme meuble, outil, instrument, arme, etc.), puis la mimètikè (c'est-à-dire tout ce qui est produit par imitation sous une forme ou sous une autre) ».
Dans la mesure où j'ai pris le parti d'imiter Platon en essayant de créer des néologismes ou presque néologismes pour traduire par un seul mot ses probables néologismes plutôt que de les expliquer par un groupe de mots (cf. note 29), je traduis ici, et continuerai à traduire, mimètikè quand il est substantivé par « imitatique », plutôt que par « mimétique » (qui, lui, n'est pas un néologisme), de manière à pouvoir utiliser les mots de même racine, « imiter » comme verbe (« mimer est trop restrictif en français), « imitation » pour le produit de l'art (là encore, « mime » en français ne conviendrait pas), en particulier lorsque l'étranger rapproche dans la même phrase des mots grecs de même racine que mimèsis (« imitation »). Ce mot a la même terminaison, francisée, que le mot grec en -ikos, -ikè, et se rapproche de multiple mots français récents comme « informatique », « productique », « robotique », etc., ou encore comme « mimétique » qui lui fait concurrence, ce qui contribue à rendre ce néologisme compréhensible en français, comme c'était le cas en grec au temps de Platon pour tout nom en -ikos.
Si, en 234b2, je n'ai pas traduit ainsi mimètikon, dont c'était la première occurrence dans notre section, mais que j'ai utilisé « imitatif », c'est parce que là, l'adjectif est utilisé comme adjectif et non pas substantivé, se rapportant au mot eidos (neutre), qui le précère, même si la tournure de la phrase (« connais-tu un genre (eidos) de jeu demandant plus d'habileté ou plus plaisant que l'imitatif (mimètikon) ? ») n'en fait pas à proprement parler un épithète. (<==)

(33) Le mot que je traduis par « cheminement » est methodos, dont vient le français « méthode », et qui est forme sur hodos (« route, chemin ») par adjonction du préfixe meta, qui signifie « au mileur de, parmi ». Avant d'évoquer l'idée d'une démarche structurée et « méthodique », selon le sens que ce mot a pris en français, methodos évoque simplement un cheminement qui permet de parcourir aussi bien un territoire (sens propre) qu'un domaine de recherche (sens analogique). Ici, ce « cheminement », cette « progression », selon la « méthode » des dichotomies successives proposée initialement par l'étranger, est effectivement systématique, puisqu'à chaque division successive, elle utilise un nouveau critère qui garantit que l'objet recherché sera dans un seul des segments résultants et que tous les éléments de l'ensemble à découper se retrouveront dans l'un ou l'autre de ces segments résultants. Mais ce que montre aussi le Sophiste, c'est qu'il y a une multitude de manières de procéder à un tel cheminement pour un même objet (le dialogue en explore sept sur le cas du sophiste), dont aucune n'épuise le sujet d'examen : chaque plongée à la recherche du sophiste nous en révèle un aspect, mais un aspect seulement, qui ne nous dit pas tout de lui. Il y a donc une large part d'arbitraire dans la manière de conduire cette recherche, à la fois dans le choix du point de départ et dans la manière d'effecture les divisions successive, dont Platon est parfaitement conscient, comme le montre la multiplication des « plongées », et son objectif n'est certainement pas d'absolutiser cette « méthode » pour en faire la méthode par excellence du dialektikos, mais d'y voir tout au plus l'un des multiples organa (« outils », cf. 235b2 et note 26) à la disposition du logos pour aborder certains sujets, non pas pour arriver à une unique définition de ce à quoi on s'intéresse, mais au contraire pour en éclairer les multiples facettes. (<==)

(34) Le mot que j'ai traduit par « genres » dans la première partie de cette réplique de l'étranger est eidè (pluriel de eidos) et celui que je traduis ici par « figure » est idea. Ces deux mots sont lourdement connotés sous la plume de Platon et sont deux des mots centraux dans la supposée « théorie des formes/idées » qu'on lui attribue. Ce qui est intéressant ici, et dont on trouvera de multiples exemples dans la suite, avec ces deux mots et d'autres, c'est justement que l'étranger passe son temps à changer son vocabulaire. Ici, dans la même réplique et à quelques mots d'intervalle, il passe de l'un à l'autre pour parler de la même chose, ou presque, et à la fin de sa réplique précédente, il avait utilisé le mot genos (« espèce, famille »). Son objectif, et celui de Platon qui tient la plume, ce faisant, est précisément de ne pas créer un vocabulaire « technique », puisque son objectif est d'atteindre à ce qui est-delà des mots sans se laisser piéger par eux, ce qui exclut toute spécialisation excessive des mots, sans pour autant interdire la rigueur dans le choix des mots (mais rigueur ne veut pas dire uniformité et quand c'est nécessaire, Platon sait être très précis derrière une apparente insouciance dans le choix de ses mots). (<==)

(35) Nouveau probable néologisme forgé par Platon : eikastikè (technè). On n'en trouve, dans tous les classiques grecs disponibles à Perseus, que 7 occurrences, toutes chez Platon, 5 dans le Sophiste (celle-ci, 236b2, 236c7, 264c5 et 266d10) et 2 dans les Lois (II, 667c9-d1 et 668a6), et les quelques exemples supplémentaires donnés par le Bailly et le LSJ sont tous d'auteurs beaucoup plus tardifs que Platon. Le mot est formé à partir du verbe eikazein (« représenter par une image »), lui-même derivé de eoikenai (« ressembler à »). C'est donc l'idée de ressemblance, pas nécessairement visuelle, qui domine dans ces mots, par rapport à des mots comme eidôlon, celui qui avait servi à fabriquer le néologisme eidôlopoiikos (cf. 235b8-9 et note 29), formé sur une racine signifiant « voir ». Pour les mêmes raisons que pour eidôlopoiikos (cf. note 29) et mimètikè (cf. note 32), je traduis ce néologisme, sinon par un néologisme, du moins par un mot de formation récente et peu usité en français, « reproductique » (encore un mot en -ique), dont le sens dans lequel il faut le prendre ici se précisera dans ce qui suit. Ici en effet, contrairement à ce qui était le cas précédemment, l'étranger commence par sortir de son chapeau un mot de sa fabrication dont il va ensuite préciser le sens exact qu'il lui donne, justement en l'opposant à un autre probable néologisme de son cru, phantastikè (technè) (9 occurrences dans tous les classiques grecs à Perseus, toutes dans le Sophiste), issu, lui, de la racine du verbe phainesthai (« paraître, sembler »), qui évoque donc, non plus la ressemblance, mais l'apparence potentiellement trompeuse, et que je traduis par le néologisme « simulatique ». Les deux mots grecs eikastikè et phantastikè ne devaient pas être totalement incompréhensibles aux Grecs contemporains de Platon, mais justement, dans ce cas, toute la question était de bien voir les nuances que Platon/l'étranger faisaient entre ces deux mots à première vue de sens très voisin. C'est donc à une nouvelle démonstration par l'exemple que nous invite ici Platon : les mots ne se comprennent pas isolément, mais dans leurs relations les uns par rapport aux autres. La démonstration s'ouvre ici par l'apparition inattendue et surprenante du néologisme eikastikè et se terminera en 236c7 après l'introduction du néologisme phantastikè en 236c4, qui, lui, arrivant en conclusion, ne surprendra pas, car, entre les deux, le dialogue nous aura fait comprendre le sens que l'étranger entend donner à l'un et à l'autre en en explicitant les différences. Comme on le voit, la méthode par dichotomies successives n'est pas destinée qu'à permettre la création de néologismes, mais nous fait aussi toucher du doigt concrètement un certain nombre des mécanismes qui permettent de faire fonctionner efficacement le logos, de la création des mots à leur utilisation correcte. (<==)

(36) Les mots grecs traduits par « réalise la production de l'imitation » sont tèn tou mimèmatos genesin apergazètai (mot à mot « la de_la imitation production réalise »). La technique décrite est appelée eikastikè, mais maintenant, le produit de cette technique est qualifié de mimèma (dont mimèmatos est le génitif singulier ; « imitation » en tant que résultat), nom de la même famille que le qualificatif utilisé à propos de la technique qu'il s'agit maintenant de diviser, mimètikè (« imitation » en tant que technique). Le mot que je traduis ici par « production » est genesin, accusatif singulier de genesis. Sur ce mot, voir la note 10 ci-dessus. Cette production se fait au moyen d'un travail, ergon, le mot qui est à la racine du verbe apergazesthai, dont elle constitue l'accomplissement (sens du préfixe ap(o)- de apergazesthai : ergazesthai, c'est « travailler », et apergazesthai, c'est « achever un travail », le mener à son terme). (<==)

(37) Le texte grec de ce membre de phrase est chairein to alèthes easantes et il peut se comprendre de deux manières selon le sens qu'on donne à easantes, participe aoriste actif au nominatif masculin pluriel du verbe ean, qui signifie « laisser », soit dans le sens de « permettre », soit dans le sens de « cesser de », et à chairein, dont le sens premier est « se réjouir », mais qui peut signifier par antiphrase « congédier, envoyer promener », à partir du sens de la formule de salutation chaire (impératif) qui signifie quelque chose comme « Réjouis-toi ! », « Que la vie te soit plaisante ! », mais peut aussi être utilisée en mauvaise part dans le sens de « Va au diable ! ». Easantes, au nominatif masculin pluriel, est en apposition à hoi dèmiourgoi qui le suit immédiatement et introduit une proposition infinitive chairein to alethes, dans laquelle on peut considérer to alèthès soit comme sujet, soit comme complément de chairein. Dans le premier cas, le sens est « laissant le vrai prendre congé », et dans le second cas, il est « cessant de prendre plaisir au vrai », le sens à donner à easantes découlant du sens qu'on donne à ce qu'il introduit. Dans la seconde manière de comprendre ce membre de phrase, il suggère implicitement que la vérité peut être source de plaisir, et le chairein fait écho au chariesteron (« plus plaisant ») de 234b1-2, l'un des adjectifs utilisés par l'étranger pour qualifier le jeu à caractère imitatif (cf. note 18). (<==)

(38) Retour à eidôlon, le mot qui avait été utilisé en 234c5 pour parler de celui qui produit des « images parlées » (eidôla legomena) et qui avait servi à forger le néologisme eidôlopoiikè utilisé en 235b8-9 comme synonyme de mimètikè (qui reprend sa place en 235c3). (<==)

(39) Le texte grec est ou tas ousas summetrias alla tas doxousas einai kalas (mot à mot « pas les étant proportions mais les paraissant être belles »). Pour bien comprendre ces mots, et ne pas se précipiter trop vite à comprendre tas ousas summetrias comme voulant dire « [l]es proportions naturelles » (Cousin), « les proportions exactes » (Diès), « [l]es proportions réelles » (Robin, Chambry, Cordero, Mouze), c'est-à-dire à comprendre ousas, participe présent féminin pluriel pour l'accord avec summetrias (« proportions ») de einai (« être »), dans un sens absolu et « existentiel » ne supposant pas d'attribut, il faut la lire à la lumière de la réplique précédente de l'étranger en étant très attentif aux mots employés, et bien comprendre le problème qu'a en vue l'étranger de Platon dans ces propos. En République, X, 602c7-d4, auquel renvoient en note Diès et Chambry, il est question de la grandeur (megethos) d'un objet qui semble (phainetai) différente à la vue selon la distance entre l'objet et l'observateur, plus grande de près, plus petite de loin, et aussi de déformations produites par une « errance de la vue » (planèn tès opseôs), c'est-à-dire des illusions d'optique, liées aux couleurs ou à l'influence du milieu (bâton droit semblant brisé lorsqu'il est regardé plongé en partie dans l'eau, par exemple). Ici, l'étranger ne parle plus de taille, mais de summetriai, c'est-à-dire de mesures (metron) prises ensemble (sun) les unes par rapport aux autres, c'est-à-dire dans leurs rapports les unes avec les autres, bref de « proportions ». Le problème auquel il fait allusion n'est donc plus celui de la différence de taille en fonction de la distance, mais celui du rapport d'homothétie entre le modèle et la copie lorsqu'on reproduit un unique objet, par exemple un homme ou une femme en statue sans respecter les dimensions originales, c'est-à-dire soit en modèle réduit, soit au contraire en agrandissement. Et c'est dans ce dernier cas que se pose le problème qu'il évoque. Si un scultpeur veux faire une statue d'homme dix fois plus grande que son modèle en reproduisant exactement ses dimensions multipliées par dix, les gens qui regarderont ensuite la statue de près du sol auront l'impression que sa tête est trop petite par rapport à l'ensemble en la voyant de loin alors qu'ils voient de plus près certaines autres partie. Or les proportions jouent un rôle majeur dans l'appréciation de la plus ou moins grande beauté de ce que nous voyons, original ou œuvre d'art. Mais si le respect des proportions dans une mise à l'échelle peut changer la perception de beauté que nous avons d'une copie par rapport à son original du fait que le rapport entre la taille de l'observateur et celle de la copie est différent de celui entre la taille de l'observateur et celle de l'original, c'est que le point de vue de l'observateur participe à la perception de la beauté et la question se pose alors de savoir s'il y a encore une « objectivité » de la beauté.
Si l'on revient à notre texte, deux choses sont à remarquer dans la réplique précédente de l'étranger : d'une part qu'il n'y parle pas de proportions « réelles » en utilisant une forme dérivée de einai, comme ousa dans la réplique qui nous intéresse, mais de proportions « véritables » (alèthinèn summetrian, 235e7), utilisant un mot du registre de la vérité, pas de l'être, de cette vérité qui est justement ce que l'artiste va congédier pour réaliser sa copie, selon le début de la réplique qui nous occupe (to alèthes, 236a4), et que d'autre part, il évoque comme modèles les belles choses : tèn tôn kalôn alèthinèn summetrian (« la véritable proportion des belles [choses] ». En d'autres termes, il suppose par hypothèse que l'artiste cherche à reproduire ce qui est beau, le seul adjectif kalos substantivé suffisant à le désigner. À la lumière de ces éléments, il faut donc comprendre ou tas ousas summetrias alla tas doxousas einai kalas en considérant que, de même que summetrias (« proportions ») est explicite dans le premier membre de l'opposition et implicite dans le second (tas doxousas einai kalas (summetrias), « les (proportions) qui paraîtront être belle »), ce qui est évident pour tous, kalas est explicite dans le second membre de l'opposition et implicite dans le premier (tas ousas (kalas) summetrias, « les proportions qui sont (belles) »), ce que personne n'a compris, tant les traducteurs et commentateurs sont fascinés et perdent tous leurs moyens dès qu'ils trouvent dans le texte de Platon un dérivé d'einai (« être »), surtout dans un dialogue comme le Sophiste.
C'est cette manière de comprendre ce membre de phrase que je cherche à rendre plus sensible en mettant une virgule entre « paraîtront être » et « belles », qui cherche à traduire la manière dont ces mots seraient prononcés à l'oral : « non pas les proportions qui sont (avec la voix qui appuie sur « sont »), mais celles qui paraîtront être (avec à nouveau la voix qui appuie sur « paraîtront être », puis une pause)... belles (ce dernier mot mis en valeur par la pause qui l'a précédé pour faire sentir qu'il ne s'applique pas qu'au « paraîtront être » qui le précède en l'en déliant) ».
La question que pose ce membre de phrase ainsi compris est celle de savoir en quoi ces proportions « véritables » sont belles si, quand on les regarde, reproduites à très grande échelle dans une copie monumentale, elles ne nous paraissent plus belles. Et c'est là que les développements qui suivent le passage du livre X de la République référencé plus haut, à partir de 602d6 peuvent nous aider. Ce qui en nous peut juger de ce qui est beau ou pas, c'est la partie de l'âme capable de « mesurer, compter et peser », et plus généralement de raisonner, le logistikon (République, X, 602e1), qui est donc capable de dépasser les simples perceptions conditionnées par l'habitude pour découvrir les raisons (logoi) derrière les proportions, les « convenances » qui les rendent, ou devraient les rendres belles, sinon à nos yeux, du moins à notre esprit. Cette notion de « convenance » dans le cas du beau est l'objet d'une partie des échanges entre Socrate et Hippias dans l'Hippias majeur (Hippias Majeur, 293d6-296e6), qui nous fait progresser d'une convenance de pure convention (to prepon, « le convenable ») à une vision plus utilitaire (to chrèsimon, « le profitable ») pour finir sur une mise en relation du beau avec le bon avec la notion de « bénéfique » (to ôphelimon), défini comme « l'utile et le capable pour faire quelque chose en vue du bon (to chrèsimon te kai to dunaton epi to agathon ti poièsai) » (296d8-9), ou encore « ce qui produit du bon (to poioun agathon) » (296e7) (sur cette discussion, voir la note 13 à ma traduction de Ménon, 77a5-80d1 sous le titre La soif de l'or).
Ce qui est en jeu dans ces quelques mots de l'étranger, c'est donc bien plus que le simple problème du caractère potentiellement trompeur des perceptions visuelles, c'est le problème du rapport entre ces perceptions et l'intelligible, entre les sens et la raison, le logos. Et c'est dans cette perspective que l'exemple de la peinture ou de la sculpture doit se transposer au cas des sophistes et du logos. Si l'étranger s'est focalisé ici sur les proportions, c'est parce que celles-ci sont des relations et que la suite du Sophiste nous montrera que le logos ne nous permet d'exprimer que des relations et que le problème de la « vérité », c'est justement celui de l'adéquation entre les relations exprimées par le logos et les relations existantes entre les pragmata (« choses/faits ») dont ce logos prétend donner une image. Vouloir rendre compte de la réalité des choses par le logos, ce n'est pas aménager l'« image » à notre convenance, en rester à notre point de vue (de petite créature face à une statue monumentale qui fait de nous un nain), mais chercher ensemble la vérité, ou au moins ce que nous pouvons en dévoiler avec des mots. Et cela suppose que nous commençions par prendre conscience du fait que les mots ne sont pas les pragmata (« choses/faits ») qu'ils décrivent et que nous prenions le temps de comprendre leur nature et les règles de leur utilisation (ce que se propose de nous aider à faire l'étranger dans le Sophiste) pour que leur usage bien compris dans le dialegesthai (« le dialoguer ») nous « dévoile » plus de choses sur le monde qui nous entoure que la seule vue, et en particulier les convenances, la « beauté », des proportions « véritables » et non plus simplement perçues par la vue, de ce qui nous entoure, comme le fait par exemple Timée dans le dialogue éponyme en montrant qu'il n'est pas dupe des mots qu'il emploie en qualifiant d'entrée son discours de « mythe vraisemblable » (eikota muthon, Timée, 29d2). (<==)

(40) Dans le grec, l'étranger utilise des mots de même racine : ou dikaion, eikos ge on, eikona kalein (mot à mot : « pas juste, semblable en_effet étant, similitude appeler »). En général, le mot eikos se traduit par « semblable » (il peut aussi signifier « convenable » ou « vraisemblable, probable », mais ce n'est clairement pas le cas ici) et le mot eikôn, dont eikona est l'accusatif singulier et dont dérive le français « icône », se traduit par « image », soit ici : « [n'est-il] pas juste, étant en effet semblable, qu'on l'appelle image », où l'évidence qui fait passer d'un mot à l'autre, sensible dans le grec, est complètement perdue. Il est difficile de transposer en français la similitude de racine des deux mots grecs eikos et eikona, qui plus et avec une racine qui puisse aussi servir à traduire eikastikè. Comme j'ai pris le parti de traduire ce dernier mot par reproductique, j'ai un peu modifié la tournure de la phrase grecque pour rester dans le registre de la reproduction. (<==)

(41) Ici encore, j'ajuste, chaque fois que c'est possible sans trop de lourdeur, les formulations du grec pour pouvoir utiliser des mots de la famille de « reproduire » en français pour traduire les mots grecs de la famille de eoikenai, et par des mots de la famille de « simuler » pour les mots de la famille de phainesthai (« sembler, paraître »), dont phantasma, le mot qui s'oppose ici à eikôn pour désigner le second type de productions, que je traduis par « simulacre ». Ainsi mèd' eikos hôi phèsin eoikenai, dont la traduction naturelle serait « pas semblable à ce à quoi il dit/prétend ressembler » devient « ne reproduisant pas ce qu'il prétend reproduire » et epeiper phainetai men, eoike de ou, phantasma, dont la traduction naturelle serait « puisqu'aussi bien il paraît, mais ne ressemble pas, "simulacre" », devient « puisqu'aussi bien il semble/simule, mais ne reproduit pas, "simulacre" ». Par contre, dans le début de la réplique, où l'on trouve les mots to phainomenon... eoikenai, dont la traduction naturelle est « ce qui paraît... ressembler » (phainomenon est le participe présent nominatif/accusatif neutre de phainesthai), je n'ai qu'à moitié respecté cette règle en traduisant « le [résultat] semblant reproduire », la traduction par « le [résultat] simulant la reproduction », qui l'aurait complètement respectée, m'ayant paru trop alambiquée dans un contexte où il n'y avait pas de résonnance proche avec d'autres mots de la même famille. Et c'est pour rendre perceptibe la communauté d'origine entre ce phainomenon et le phainetai qui conduit au phantasma que je traduis phainetai par « semble/simule ».
Je continuerai à respecter autant que possible cette règle dans la suite du texte. (<==)

(42) Le mot grec ici traduire par « peinture » est zôgraphia, dont le sens premier est « dessin (graphein) d'êtres vivants (zôia) », principalement hommes et animaux, et par extension, dessin de n'importe quoi. La peinture dont parle l'étranger est donc bien une peinture qui prend ses modèles dans le monde qui nous entoure et se veut figurative, par opposition par exemple aux dessins géométriques qu'on trouve sur les poteries de l'époque. (<==)

(43) « Un genre dont il est pratiquement impossible d'explorer tous les recoins » : le grec de Platon est beaucoup plus concis : aporon eidos dieneurèsasthai. Aporon est l'accusatif neutre de l'adjectif aporos, qui signifie étymologiquement « sans (alpha privatif) chemin/passage (poros) », c'est-à-dire « dans l'impasse, impraticable, embarassant », souvent utilisé pour qualifier la situation de Socrate et des interlocuteurs à la fin d'un dialogue, en particulier lorsqu'ils donnent l'impression de n'avoir pas trouvé une définition pour le concept objet du dialogue (on parle alors d'« aporie » en français, et de dialogue « aporétique »). Ce qui est impossible, difficile, qui mène à une impasse dans le cas de l'eidos (« genre ») dans lequel le sophiste a trouvé refuge, c'est ce qui est décrit par l'infinitif aoriste moyen dieneurèsasthai du verbe diereunasthai, formé à partir du verbe ereunan, qui signifie « rechercher, chercher », par adjonction du préfixe di(a)- qui ajoute une idée d'exhaustivité, de parcours « au milieu de », « à travers » tout le domaine à explorer pour la recherche. (<==)

(44) Dans les deux lignes de cette réplique de l'étranger, Platon trouve le moyen d'aligner quatre occurrences de verbes commençant par le préfixe sun- (« avec, ensemble »), dont deux (les deux derniers dans la liste ci-dessous) sont des verbes rares (5 occurrences chacun dans les dialogues) :
- deux fois, une fois au début et une fois à la fin de la réplique, le verbe sumphanai, formé sur phanai (« dire »), qui signifie « dire ensemble », c'est-à-dire « dire la même chose, acquiescer » ;
- une fois le verbe sunethizein, construit sur ethizein (« accoutumer, habituer », issu de la racine ethos, « coutume, usage, habitude »), auquel le préfixe sun- ajoute l'idée que l'habitude se fait entre deux personnes ou une personne et une chose, qui se retrouvent « ensemble » ;
sunepispan, formé sur epispan, « tirer sur, attirer », qui signifie « attirer ensemble vers » et par analogie « amener quelqu'un à quelque chose », ici par exemple, à être du même avis que soi.
Ce martellement vocal qui rythme la phrase vise sans doute à mettre en évidence l'aspect collectif de l'investigation, pour le meilleur et pour le pire : le meilleur, c'est lorsqu'elle reflète le partage d'expériences, de connaissances réelles de chacun (première hypothèse envisagée par l'étranger, Théétète est gignôskôn, « connaissant »), le pire, c'est lorsqu'elle n'est que manipulation des auditeurs par un orateur qui les ensorcelle (le cas des sophistes) ou plus simplement conversation dans laquelle certains au moins des interlocuteurs ne s'impliquent pas vraiment personnellement et se contentent d'acquieser par paresse d'esprit, pour faire plaisir à celui qui parle, pour éviter de faire durer la conversation ou pour tout autre raison de convenance (seconde hypothèse envisagée par l'étranger concernant Théétète : il se laisse emporter par le logos sans vraiment réfléchir à ce à quoi il donne son assentiment et sans faire l'effort de le comprendre ou de demander des précisions s'il ne comprend pas).
D'un point de vue littéraire, c'est une manière pour Platon d'éveiller l'attention du lecteur, à qui la question s'adresse tout autant qu'à Théétète, et de mettre en valeur ce qui va suivre en interrompant le flot (rhumè, « mouvement impétueux, élan, vitesse ») du raisonnement. Ces quatre sun... sun... sun... sun... sonnent un peu comme les quatre pom... pom... pom... pom... qui ouvrent la cinquième symphonie de Beethoven et annoncent l'entrée du « personnage » principal, la question qui va occuper presque tout le reste du dialogue et qui en est la motivation profonde, celle de la possibilité du pseudè legein, « dire le faux », dire ce qui « n'est pas » (mè esti), ou encore « le n'étant pas » (to mè on). (<==)

(45) Si j'ai mis entre guillemets, dans cette réplique, les verbe « sembler » (phainestai), « paraître » (dokein) et « être » (einai), c'est pour rendre sensible le fait que l'étranger s'intéresse ici à des mots et à leur emploi, à partir de l'usage qui en est fait habituellement, et avec en toile de fond le principe d'associations sélectives qu'il introduira plus tard dans la discussion (tous les mots ne peuvent être associés à n'importe quels autres mots) : concernant ces trois mots, tout le monde sait que les deux premiers, « sembler » (phainestai) et « paraître » (dokein), sont à peu près interchangeables dans la plupart des contextes où ils sont utilisés, mais ne le sont pas toujours avec le troisième, « être » (einai). Ainsi, si je dis que le bâton plongé dans la rivière « semble » brisé, je peux remplacer « semble » par « paraît », mais pas par « est ». Platon ne pouvait comme moi utiliser des guillemets puisque la ponctuation n'existait pas de son temps, mais il fait sentir cela dans sa formulation en écrivant to phainestai touto kai to dokein (« ce "sembler", et le "paraître" »), et il faut comprendre le einai (« être ») qui suit de la même manière (une autre manière de comprendre to phainestai touto est « le "sembler" ça », touto (« ça ») désignant alors n'importe quoi de spécifique qui pourrait venir après le verbe « sembler », comme on pourrait dire en français « "sembler" çi ou ça », et qu'il faut considérer comme sous-entendu après dokein et einai, mais cette manière de comprendre ne remet pas en cause la compréhension d'ensemble et le fait que l'étranger s'intéresse aux mots et à leur interchangeabilité).
Dans la seconde partie de cette phrase, l'étranger passe des mots, domaine dans lequel einai (« être ») est un mot parmi d'autres, aux expressions signifiantes (le legein, « dire », dans le sens d'exprimer un logos porteur de sens) et là, il n'est plus question d'« être », mais de « vrai » (alèthès), dont l'étranger nous fera comprendre dans la suite du dialogue que ça renvoie à l'adéquation entre les relations établies entre mots dans une phrase et les « faits » (pragmata) dont prétend rendre compte la phrase. Et il ne parle pas non plus de « la vérité » (alètheia), ou du « vrai » (to alèthes), c'est-à-dire de concepts, d'abstractions, mais de multiples choses dites (atta, « certaines [choses] », neutre pluriel) qui, individuellement, peuvent ne pas être vraies (alèthè, neutre pluriel), prenant justement bien garde de ne pas faire comme moi ici et de ne pas utiliser le verbe einai (« être »), en ajoutant, après legein atta (« dire certaines [choses] »), les mots alèthè de mè (« mais pas vraies »).
C'est dans la continuité de cette lecture que je continue à mettre « être », qui traduit le verbe einai, entre guillemets dans la phrase suivante, dans laquelle l'étranger réunit les deux problématiques, celle des mots et celle des phrases, pour évoquer la difficulté d'employer justement le verbe einai (« être ») à propos de choses qu'on dit « fausses » (pseudè, neutre pluriel, qui prend ici la place de alèthè mè). Dans cette dernière phrase, l'étranger revendique le droit de dire (legein) ou penser (doxazein, « avoir une opinion ») que certaines propositions sont fausses en utilisant pour le dire le verbe einai pour introduire l'adjectif pseudes, en insistant sur la « réalité » de cette fausseté à l'aide de l'adverbe ontôs, dérivé du participe present du verbe einai.
Dans cette dernière phrase, l'étranger utilise trois mots différents de signification voisine (« dire ») : eiponta, participe aoriste de eipein à l'accusatif masculin singulier (que j'ai traduit par « ayant affirmé ») ; legein, associé à doxazein, « avoir pour opinion », c'est-à-dire « penser que »), et finalement phthegxamenon, participe aoriste du verbe phtheggesthai à l'accusatif masculin singulier. Ce dernier verbe, qui peut vouloir dire « parler » dans certains contextes, quand le sujet est un être humain, a le sens beaucoup plus général de « faire du bruit, produire des sons », aussi bien pour des hommes que des animaux ou des choses, et Platon l'utilise en général pour faire référence à la parole comme phénomène physique par opposition à legein qui désigne le fait de prononcer des paroles porteuses de sens (sur la manière dont Platon utilise ces deux verbes, ou plus précisément le verbe phtheggesthai et le verbe dialegesthai, dérivé de legein, dans l'allégorie de la caverne, voir les notes 13 et 16 à ma traduction de l'allégorie). Ici, l'emploi de ce verbe dans la dernière partie de la phrase vise à faire comprendre que ce qui est en cause c'est le fait de « prononcer » le mot einai (« être ») en association avec le mot pseudes (« faux »), dont il reste à justifier la compatibilité avec le premier. Le verbe legein est réservé à la partie de la phrase qui énonce un droit (chrè, « il faut »), celui de legein è doxazein (« dire ou avoir pour opinion ») que certaines associations de mots qui se veulent porteuses de sens doivent pouvoir être qualifiées de pseudè (« fausses ») en utilisant pour ça le verbe einai (« être »), et la seconde partie de la phrase évoque les contradictions (enantiologia, c'est-à-dire le fait pour un logos de dire des choses contraires (enatios) les unes aux autres ) qui résultent de l'exercice de ce droit dans des cas particuliers, c'est-à-dire lorsqu'on prononce (phtheggesthai) ensemble ces mots dans la même phrase.
Bref, les problèmes posés ici ne sont pas des problèmes « existentiels », mais des problèmes de langage (logos), d'utilisation adéquate de mots, dont le verbe einai (« être »), et de compatibilité des mots les uns avec les autres. (<==)


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Première publication le 28 août 2017 ; dernière mise à jour le 26 avril 2019
© 2017 Bernard SUZANNE (cliquez sur le nom pour envoyer vos commentaires par courrier électronique)
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