© 2017 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 18 avril 2020
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Le Sophiste
(6ème tétralogie : La dialectique - 2ème dialogue de la trilogie)

Relation entre faux et mè on (« n'étant pas »)
(Sophiste, 237a3-241d4)

(Traduction Bernard SUZANNE, © 2017)

(vers la section précédente)

[237a] [...]

L'ÉTRANGER.-- Ce logos (assertion/propos/...) a l'audace de supposer être le n'étant pas, car un mensonge ne pourrait autrement advenir [comme] « étant ». (1) Mais le grand Parménide, mon enfant, nous-mêmes étant enfants, du début et jusqu'à la fin a rendu témoignage là-dessus, parlant ainsi en prose et en vers :

« car jamais ceci ne sera dompté », dit-il, « [le fait d']être [pour] des n'étant pas ;
mais toi, de cette voie, lorsque tu cherches à comprendre, écarte la pensée
 ». (2)

[237b] Par lui donc est rendu témoignage et plus encore que tout ça, en fait, le logos (assertion/raisonnement/...) (3) lui-même [le] rendrait clair en étant soumis à la question par les moyens appropriés. (4) C'est donc cela même que nous allons en premier examiner, s'il n'y a pas de désaccord de ta part.

THÉÉTÈTE.-- En ce qui me concerne, fais comme tu veux ; quant au logos (argument/raisonnement/...), en ayant pour objectif la meilleure manière pour qu'il aille jusqu'à son terme, avance toi-même et, sur ce même chemin, guide-moi.

L'ÉTRANGER.-- Eh bien il faut faire ainsi. Et dis-moi : le « n'étant pas du tout », oserons-nous [le] prononcer d'une manière ou d'une autre ? (5)

THÉÉTÈTE.-- Pourquoi pas, en effet ?

L'ÉTRANGER.-- Donc, non pas dans une perspective de querelle ou de jeu, mais s'il [237c] fallait que l'un de ceux ayant entendu, ayant sérieusement réfléchi [là-dessus], fasse connaître où il faut appliquer le nom de « n'étant pas », que pensons-nous [de ce] en vue de quoi et [de la nature de ce] sur quoi celui-ci [en] ferait usage et [de ce qu']il montrerait à celui qui cherche à savoir ? (6)

THÉÉTÈTE.-- Tu poses une question difficile et pour ainsi dire, pour quelqu'un comme moi du moins, tout à fait inextricable. (7)

L'ÉTRANGER.-- Mais sans doute ceci au moins [est] évident : à l'un quelconque (ti) des « étant », il ne faut pas appliquer le « n'étant pas » ? (8)

THÉÉTÈTE.--  Comment en effet [serait-ce] possible ?!

L'ÉTRANGER.-- Donc si pas à l'« étant », en l'appliquant au « ti » (un quelconque/quelque chose), quelqu'un l'appliquerait-il pas correctement non plus ? (9)

THÉÉTÈTE.-- Mais pourquoi ?

L'ÉTRANGER.-- [237d] Et cela [est] probablement clair pour nous, (10) que le quelque chose (ti), cette expression, [c'est] à propos d'étant quelque chose (ti) [que] nous [la] disons dans chaque cas ; (11) car dire ça tout seul, comme nu et complètement isolé à l'écart de tous les « étant », impossible, non ? (12)

THÉÉTÈTE.-- Impossible.

L'ÉTRANGER.-- Donc, en examinant [la question] ainsi, diras-tu avec moi que, nécessairement, celui qui dit  quelque chose (ti), dit bel et bien un (hen, le nombre 1) quelque chose (ti) ?

THÉÉTÈTE.-- [C'est] ainsi.

L'ÉTRANGER.-- Car d'un (hen) en effet, le « quelque chose » (ti, singulier), tu [le] diras évidemment être signe, le « deux choses » (tine, dual) par contre, de deux, et le « plusieurs choses » (tines, pluriel), de plusieurs. (13)

THÉÉTÈTE.--  Comment en effet ne pas [le dire] ?

L'ÉTRANGER.-- [237e] Mais alors celui qui [ne] dit pas quelque chose (mè ti), très nécessairement, à ce qu'il semble, [ne] dit absolument rien du tout (mèden).

THÉÉTÈTE.-- Très nécessairement en effet.

L'ÉTRANGER.-- Ne faut-il pas en réalité ne pas même admettre cela, le « celui qui, de cette manière, dit pas quelque chose (mè ti), dit assurément rien (mèden) », mais dire qu'il ne parle (legein) même pas, celui qui entreprendrait en effet de prononcer les mot « n'étant pas » (mè on) ? (14)

THÉÉTÈTE.-- Ce logos (propos/argument/...) mettrait en tout cas fin à la difficulté. (15)

L'ÉTRANGER.-- [238a] Ne [le] dis pas encore [trop] fort, car, bienheureux [enfant], elle est encore [là] et en outre, [c'est] assurément, d'entre les difficultés, la plus grande et la première, car elle se trouve être relative au point de départ de [tout] ça lui-même. (16)

THÉÉTÈTE.-- Que veux-tu dire ? Parle et n'hésite en rien.

L'ÉTRANGER.-- À côté de l'étant, en quelque sorte, pourrait s'ajouter quelque chose d'autre d'entre les étant. (17)

THÉÉTÈTE.--  Comment en effet ne [serait-ce] pas [le cas] ?

L'ÉTRANGER.-- Mais à côté du n'étant pas, que quelque chose d'entre les étant s'ajoute un jour, est-ce que nous dirons que c'est possible ?

THÉÉTÈTE.-- Et comment [serait-ce possible] ?

L'ÉTRANGER.-- Eh bien le nombre dans son ensemble, nous [le] posons parmi les étants. 

THÉÉTÈTE.-- [238b] Si du moins il faut encore poser quelque chose d'autre comme étant ! (18)

L'ÉTRANGER.-- N'essayons donc même pas de transporter ni pluralité ni unité du nombre à côté du n'étant pas.

THÉÉTÈTE.--  Ce ne serait en effet pas à bon droit du tout, à ce qu'il semble, que nous essayerions, d'après ce que dit le logos (argument/raisonnement/...).

L'ÉTRANGER.-- Comment donc quiconque pourrait-il, soit prononcer par la bouche, soit encore saisir complètement par la pensée les n'étant pas ou le n'étant pas en faisant abstraction du nombre ?

THÉÉTÈTE.-- Dis comment. 

L'ÉTRANGER.-- Quand nous disons « n'étant pas » (mè onta, pluriel), est-ce que nous [238c] n'essayons pas de poser à côté la pluralité du nombre ?

THÉÉTÈTE.-- Quoi [d'autre] en effet ?

L'ÉTRANGER.-- Mais « n'étant pas » (mè on, singulier), n'est-ce pas cette fois l'unité ? (19)

THÉÉTÈTE.-- Très clairement, en effet.

L'ÉTRANGER.-- Et nous disons qu'il n'est en fait ni juste, ni correct d'esssayer d'ajuster « étant » à côté de « n'étant pas ». (20)

THÉÉTÈTE.-- Tu dis [des choses] très vraies.

L'ÉTRANGER.-- Comprends-tu donc qu['il n'est] pas possible de prononcer à bon droit, ni de dire, ni de penser le « n'étant pas » lui-même par lui-même, mais qu'il est impensable et indicible et imprononçable et dépourvu de sens. (21)

THÉÉTÈTE.-- Tout à fait en effet.

L'ÉTRANGER.-- [238d] Eh bien alors, ai-je menti tout à l'heure en disant que j'allais exposer la plus grande difficulté à son sujet ? Mais ça, avons-nous à dire [que c'en est] une autre encore plus grande ? (22)

THÉÉTÈTE.-- Mais quoi ?

L'ÉTRANGER.-- Étonnant [garçon], ne vois-tu pas dans les mots prononcés eux-mêmes que ça place devant une impasse (23) aussi celui qui réfute ainsi le n'étant pas, au point, pour peu que quelqu'un entreprenne de le réfuter, d'être contraint de parler lui-même contre lui-même à son sujet.

THÉÉTÈTE.-- Que veux-tu dire ? Parle encore plus clairement.

L'ÉTRANGER.-- Il ne faut pas, ce « plus clairement », l'observer chez moi, car en effet, moi, [238e] ayant posé comme base [du raisonnement] que ni à l'unité, ni à la multiplicité, le n'étant pas ne doit avoir part, tout à l'heure et encore maintenant, je l'ai dit un, car j'ai dit le n'étant pas. Tu te lances avec moi, j'en suis sûr !

THÉÉTÈTE.-- Oui.

L'ÉTRANGER.-- Et puis en plus, peu avant, je l' ai dit être imprononçable et indicible et dépourvu de sens. Tu suis ?

THÉÉTÈTE.-- Je suis. Comment en effet ne pas [suivre] ?!

L'ÉTRANGER.-- Donc en essayant de [lui] adjoindre le « être », [239a] j'ai tenu des propos contraires à ceux d'avant.

THÉÉTÈTE.-- Tu sembles.

L'ÉTRANGER.-- Mais quoi ? En [lui] adjoignant ça, n'ai-je pas parlé [de lui] comme un ?

THÉÉTÈTE.-- Si.

L'ÉTRANGER.-- Et puis en [le] disant effectivement dépourvu de sens et indicible et imprononçable, j'ai fait ce logos (discours/raisonnement/...) comme relatif à [quelque chose d']un.

THÉÉTÈTE.-- Et comment [ne serait-ce] pas [le cas] !

L'ÉTRANGER.-- Mais en fait nous disons qu'il ne faut, si l'on veut parler correctement, définir ça ni comme un, ni comme multiple, ni même le moins du monde employer le mot « ça », car [c'est] à une sorte d'un [que], selon une telle formulation, on [l']assignerait.

THÉÉTÈTE.--  Tout à fait

L'ÉTRANGER.-- [239b] Eh bien alors, quelqu'un dirait-il encore [que] ma [modeste] personne au moins [est/vaut] quelque chose (ti) ? (24) Car aussi bien il [me] trouverait, précédemment tout comme maintenant, vaincu à propos de la réfutation du n'étant pas. Dans ces conditions, dans ce que, moi du moins, je raconte, comme j'ai dit, n'observons pas la manière correcte de parler du n'étant pas, (25) mais allons donc ! Observons[-la] maintenant en toi !

THÉÉTÈTE.-- Que veux-tu dire ?

L'ÉTRANGER.-- Vas-y bravement et généreusement pour nous, attendu que tu es jeune : en déployant tous les efforts que tu peux, sois mis au défi, ne posant à côté du n'étant pas ni étance, (26) ni l'unité ni la pluralité du nombre, (27) de prononcer de manière correcte quelque chose sur ça. 

THÉÉTÈTE.-- [239c] Grande assurément et déplacée serait l'audace de ma tentative si, voyant ce que toi, tu as subi, moi-même j'essayais !

L'ÉTRANGER.-- Eh bien si tu penses [ainsi], envoyons promener toi et moi ; mais jusqu'à ce que nous tombions sur quelqu'un capable de faire ça, disons jusque là que, le plus habilement du monde, le sophiste s'est caché dans un lieu inaccessible. (28)

THÉÉTÈTE.--  Et il semble bien, en effet.

L'ÉTRANGER.-- Voilà donc pourquoi, si nous disons qu'il possède une certaine [239d] technique simulatique, (29) facilement, à partir de cette utilisation des logoi (mots/langage/...), s'attaquant à nous, il retournera ces logoi (mots/langage/...) contre nous, quand nous l'appellerons imagofacteur, (30) en nous demandant ce que nous pouvons bien vouloir dire par « image ». Il faut donc examiner, Théétète, ce qu'on doit répondre à cette forte-tête vis-à-vis de ce qui est demandé.

THÉÉTÈTE.-- [Il est] clair que nous mentionnerons les images dans les eaux et dans les miroirs, et encore celles dessinées et celles façonnées et les autres qui sont d'une manière ou d'une autre du même genre que celles-là. 

L'ÉTRANGER.-- [239e] [C'est] évident, Théétète, tu es [quelqu'un] n'ayant pas vu un sophiste !

THÉÉTÈTE.-- Pourquoi donc ?

L'ÉTRANGER.-- Il te semblera fermer les yeux ou ne pas avoir d'yeux du tout.

THÉÉTÈTE.-- Comment ?

L'ÉTRANGER.-- Quand tu lui donnera ainsi la réponse, si tu parles de quelque chose dans des miroirs ou d'ouvrages façonnés, il rira bien de tes logoi (paroles/propos/...), quand tu lui parle comme à quelqu'un qui voit, faisant semblant [240a] de ne connaître ni miroirs, ni eaux, ni même la vue en général, mais il te demandera seulement ce [qui provient/découle/...] des logoi (paroles/propos/arguments/discours/...). (31)

THÉÉTÈTE.-- Quoi ?

L'ÉTRANGER.-- Ce qui est parmi toutes ces [choses] que, [les] disant multiples, tu a jugé convenable d'appeler d'un [même] nom en prononçant « image » à propos de toutes comme d'une [seule]. (32) Parle donc et repousse l'homme sans rien céder.

THÉÉTÈTE.-- Quoi donc alors, étranger, pourrions-nous dire qu'est « image », sinon l'autre [chose] du même [genre] rendue semblable à la véritable ? (33) 

L'ÉTRANGER.-- Mais « autre [chose] du même [genre] », tu [le] dis véritable, ou sur quoi, ce [240b] « même », [le] dis-tu ? (34)

THÉÉTÈTE.--  Absolument pas véritable, certes, mais néanmoins ressemblant. (35)

L'ÉTRANGER.-- Donc en disant le « véritable » réellement étant  ? (36)

THÉÉTÈTE.-- Ainsi.

L'ÉTRANGER.-- Mais quoi ? Le « pas véritable », donc, contraire de vrai ? (37)

THÉÉTÈTE.-- Quoi donc ?

L'ÉTRANGER.-- [En disant] « pas réellement », dis-tu donc le ressemblant n'étant pas, si du moins tu le qualifies effectivement de « pas véritable » ? (38)

THÉÉTÈTE.-- Mais il est assurément, en tout cas d'une certaine manière. (39)

L'ÉTRANGER.-- Donc pas véritablement du moins, dis-tu.

THÉÉTÈTE.--  Non en effet, sinon bien sûr réellement reproduction. (40)

L'ÉTRANGER.-- N'étant pas donc, pas réellement, est réellement ce que nous appelons reproduction ! (41)

THÉÉTÈTE.-- [240c] Cette combinaison-là risque bien d'avoir combiné le « n'étant pas » au « étant », et [c'est] tout à fait insolite. (42)

L'ÉTRANGER.-- Comment en effet [ne serait-ce] pas insolite ? Tu vois bien que maintenant encore, à travers cet échange, (43) le sophiste aux multiple têtes (44) nous a contraint à convenir, bien malgré nous, que le n'étant pas est d'une certaine manière. (45) 

THÉÉTÈTE.-- Je ne le vois que trop ! 

L'ÉTRANGER.-- Mais quoi encore ? Distinguer sa technique propre en restant en accord avec nous-mêmes, [en] serons-nous capables ?

THÉÉTÈTE.--  [Pour en venir] où et en craignant quoi parles-tu ainsi ?

L'ÉTRANGER.-- [240d] Quand, [parlant] à son sujet de simulacre, nous disons qu'il trompe et que sa technique est une sorte de trompatique, (46) dirons-nous alors que notre âme se forme des opinions fausses (47) sous l'effet de sa technique, ou que pourrons-nous bien dire ?

THÉÉTÈTE.-- Ça, car que pourrions-nous dire d'autre ?

L'ÉTRANGER.-- Mais alors, l'opinion/croyance fausse sera celle croyant les [choses] contraires à celles qui sont, ou quoi ? (48)

THÉÉTÈTE.-- Les [choses] contraires.

L'ÉTRANGER.-- Tu dis donc que l'opinion/croyance fausse croit les [choses] n'étant pas ? (49)

THÉÉTÈTE.-- Nécessairement.

L'ÉTRANGER.-- [240e] En croyant ne pas être les [choses] n'étant pas, ou être d'une certaine manière les [choses] n'étant pas du tout ? (50)

THÉÉTÈTE.-- Être d'une certaine manière les [choses] n'étant pas du tout, il [le] faut bien, si tant est qu'on puisse dire quelque chose de faux si peu que ce soit. (51) 

L'ÉTRANGER.-- Mais quoi ? Ne croit-on pas aussi ne pas être du tout les [choses] étant tout à fait ? (52)

THÉÉTÈTE.-- Si. 

L'ÉTRANGER.-- Cela aussi bien sûr [est] faux ? 

THÉÉTÈTE.-- Cela aussi. 

L'ÉTRANGER.-- Et le logos (discours/...), je suppose, sera ainsi estimé faux selon ces mêmes [principes] : [241a] disant les étant ne pas être et les n'étant pas être. (53)

THÉÉTÈTE.-- Comment en effet cela se produirait-il autrement que comme ça ? 

L'ÉTRANGER.-- Peut-être d'aucune [autre] manière. (54) Mais le sophiste ne dira pas ces [mots-]là. Ou quel artifice [utiliser] pour que soit d'accord quelqu'un dans son bon sens quand les conventions passées avant ces [propos-]ci avaient antérieurement convenu [qu'ils sont] imprononçables et indicibles et dépourvus de sens et impensables ? Comprenons-nous, Théétète, ce qu'il dit ?

THÉÉTÈTE.-- Comment en effet ne comprendrions-nous pas qu'il dit que nous tenons des propos contraires à ceux de tout à l'heure, osant dire que le faux [241b] est dans des opinions et au fil des logoi (paroles/discours/raisonnements/...) ? Car cela nous contraint de multiples fois à adjoindre au n'étant pas l'étant, [nous] ayant tout à l'heure convenu que cela est tout à fait impossible à tous points de vue.

L'ÉTRANGER.-- Tu te souviens correctement. Mais [c'est] maintenant l'heure de décider de ce qu'il faut faire à propos du sophiste, car les contradictions et les difficultés/impasses (55) si nous le cherchons avec soin en le posant parmi [ceux qui pratiquent] la technique des falsificateurs et des enchanteurs, (56) tu vois combien [elles sont] d'accès facile et nombreuses. (57)

THÉÉTÈTE.-- Et comment !

L'ÉTRANGER.-- Nous avons parcouru une petite partie de celles-ci, qui sont, [241c] pour le dire en un mot, illimitées.

THÉÉTÈTE.-- Il serait donc impossible, à ce qu'il semble, de mettre la main sur le sophiste, s'il en va ansi.

L'ÉTRANGER.-- Quoi donc ? Allons-nous ainsi nous dérober maintenant en faisant preuve de faiblesse ?

THÉÉTÈTE.-- Eh bien moi, je ne dis pas qu'il [le] faille, si nous sommes le moins du monde capables de mettre d'une manière ou d'une autre la main sur l'homme.

L'ÉTRANGER.-- Tu auras donc de l'indulgence et, d'après ce que tu dis à présent, tu seras satisfait si, d'une manière ou d'une autre, et aussi peu que ce soit, nous nous extrayons de ce si vigoureux logos (argument/raisonnement/discours/...) ?

THÉÉTÈTE.-- Comment donc n'en aurais-je pas ?

L'ÉTRANGER.-- [241d] Eh bien, je te demande encore ceci en plus.

THÉÉTÈTE.-- Quoi ? 

L'ÉTRANGER.-- Que tu ne me considères pas comme devenant une sorte de parricide. 

THÉÉTÈTE.--   Pourquoi donc ?

(vers la section suivante)


(1) L'étranger rapproche ici deux mots que Platon a plutôt l'habitude d'opposer, einai (« être ») et gignesthai (« devenir »), dans la formule pseudos... egigneto on (mot à mot « un_mensonge... devient étant »). Comment en effet peut-on dire « c'est un mensonge » de quelque chose dont on dit que « ce n'est pas vrai ». Toute la question est d'arriver à faire la distinction entre le plan des pragmata (« faits/choses ») et celui des logoi (« paroles/discours/raisonnements/... ») qui cherchent à en rendre compte. Les mots « vrai », « faux », « mensonge », sont des qualificatifs appliqués aux logoi (« paroles/discours/raisonnements/... ») et pas aux pragmata (« faits/choses ») dont ils parlent et c'est justement parce que ce ne sont pas les logoi (« paroles/discours/raisonnements/... ») qui imposent leur loi, leur « réalité », aux pragmata (« faits/choses »), mais au contraire les pragmata (« faits/choses ») qui déterminent la vérité ou la fausseté des logoi (« paroles/discours/raisonnements/... »), et parce qu'il y a bien deux ordres distincts mais interdépendants, celui des pragmata (« faits/choses ») et celui des logoi (« paroles/discours/raisonnements/... »), que ces termes, qui concernent justement le rapport entre ces deux ordres, ont un sens, mais qui ne rejaillit pas sur les pragmata (« faits/choses »). Ce qui « est » un mensonge, c'est le logos (« parole/discours/raisonnement/... ») produit, donc sujet au devenir (gignesthai) en tant que phénomène physique, sonore ou graphique, qui « se produit » dans le temps, et le fait que ce logos (« parole/discours/raisonnement/... ») « est » un mensonge ne fait pas « être » ce dont il parle (à tort justement). Tous les problèmes évoqués dans le Sophiste se posent à ceux qui ne parviennent pas à distinguer ces deux plans et prennent les mots pour les choses comme, dans le registre sensible, ils prennent ce qu'ils voient pour ce qui « est ». C'est tout le problème du découpage des deux segments de la ligne de République VI en deux sous-segments, celui des « images » et celui de ce dont les « images » sont « images », et des pathèmata (« affections » (de l'âme/esprit)) correspondants, dans le sensible comme dans l'intelligible, selon qu'on prend les « images » pour les « ça même » ou qu'on a pris conscence du fait qu'elles ne sont que des « images » d'autre chose. Le verbe einai (« être ») ne fait pas « être » les « choses », il n'est qu'un outil linguistique qui permet d'attribuer, aux pragmata aussi bien qu'aux logoi (« parole/discours/raisonnement/... ») des « attributs » les qualifiant. (<==)

(2) Ces deux vers constituent les deux premiers vers du fragment VII de Parménide. Le texte grec de la citation qu'en fait Platon est :

ou gar mè pote touto damèi einai mè eonta
alla su tèsd' aph' hodou dizèmenos eirge noèma

Dans la traduction de ces vers, comme partout ailleurs dans cette traduction du Sophiste, j'ai cherché à respecter les temps des formes d'einai (« être ») utilisées : einai, infinitif, et eonta, forme épique ionienne de onta, participe présent nominatif/accusatif pluriel neutre, tant il me semble que de nombreux malentendus dans la compréhension de Platon viennent de confusions entre ces différentes formes. Au début de sa réplique, l'étranger a dit que ses propositions antérieures supposaient to mè on einai (dans l'ordre du grec : « le pas étant être » ; dans ma traduction « être le n'étant pas », c'est-à-dire « ce qui n'est pas »). L'étranger a donc modifié le texte de Parménide, en dehors du fait qu'il inverse l'ordre des mots, en passant du pluriel sans article eonta (« des étant ») au singulier substantivé par l'article to on (« l'étant »), ce qui n'est pas neutre lorsqu'on introduit la négation qui, dans la formulation de l'étranger, vient s'insérer entre l'article et le participe, ce qui donne l'envie de substantiver le groupe de mots mè on comme un tout et donne naissance à la fiction du « non-être ». En effet, la formulation de Parménide, mot à mot « être [des] pas étant », se comprend naturellement comme signifiant en bon français « être des choses qui ne sont pas », alors que la formulation de l'étranger, mot à mot « le pas étant être », peut se comprendre soit comme « être ce qui n'est pas », qui dit pratiquement la même chose que le vers de Parménide, soit, en prenant mè on comme une expression désignant une seule chose (ce qu'on rend en français par un trait d'union) et en traduisant (mal) on par « être », « être le non-être ». Et voilà le monstre laché ! En ayant reformulé ainsi le propos de Parménide, l'étranger a voulu enfoncer le clou en rendant plus perceptible le risque de mauvaise compréhension des mots de Parménide qui était à l'origine de tous les sophismes dont Platon donne un brillant exemple dans le Parménide.
Damèi est la troisième personnne du singulier du subjonctif aoriste passif de damazein, verbe dont le sens premier est « dompter » (dans la première version de cette page, j'avais retenu une autre option fournie par l'analyseur morphologique de Perseus, selon laquelle damèi peut aussi être la deuxième personne du singulier de l'indicatif futur moyen de damazein, et j'avais traduit par « car jamais tu ne rendras ceci acceptable » ; la lecture de l'appendice I au chapitre VI, Platon et le logos de Parménide (Sophiste, 241d-245e), de l'ouvrage de Monique Dixsaut Platon et la question de la pensée, Études platoniciennes I, Vrin, Paris, 2000, pp. 213-215, où elle examine justement les différentes options de traduction de ce verbe, m'a convaincu de me ranger à ce choix). Que s'agit-il ici de « dompter » ? L'assemblage de mots qui suit pour en faire un logos, c'est-à-dire leur donner un sens, ou des pensées (noèma) associées à ces mots pour leur donner de la cohérence, ou la « réalité » dont on essaye de rendre compte ? C'est tout le problème.
Sur le mot noèma (« pensée »), rare dans les dialogues, le plus souvent utilisé dans un contexte lié à Parménide (citations de lui, comme ici, ou discussion avec lui dans le Parménide), et une seule fois dans la bouche de Socrate, justement dans sa discussion avec Parménide, on pourra se reporter à la note 63 sur ma traduction de la première partie du dialogue entre Socrate et Parménide dans le Parménide. (<==)

(3) De quel logos s'agit-il ici ? Des deux vers de Parménide que vient de citer l'étranger, d'un commentaire de texte sur ces deux vers ou d'un raisonnement, voire de simples propos, qu'on pourrait tenir sur la question du mè on (« n'étant pas ») avec ou sans référence aux vers de Parménide ? Dans la mesure où l'étranger semble faire du témoignage de Parménide et de ce logos deux choses distinctes, et où la suite de la discussion, que Théétète qualifie de logon dans sa réponse, ne fait plus référence à ces vers, sinon pour en extraire les mots mè onta, qu'il distinguera d'ailleurs de son mè on, j'aurais plutôt tendance à pencher pour la troisième option : un raisonnement sur les mots mè on eux-mêmes pour lesquels les vers de Parménide n'ont servi que de prétexte.
On a là un bon exemple de la manière dont une traduction de logos en français peut fermer des options laissées ouvertes par le grec : lorsque Cousin traduit « Outre ce témoignage, nous pouvons décider la question par le raisonnement », il prend clairement position pour cette troisième option en masquant le fait que d'autres sont possibles ; par contre, lorsque Diès traduit par « Mais l'aveu le plus clair en sera livré par l'assertion elle-même, si peu qu'on la mît à l'épreuve », que Robin reformule et développe par « sans compter que, plus que n'importe quoi, le propos dont il s'agit, une fois mis convenablement à la question, de lui-même manifeste la véracité de ce témoignage », ou que Chambry « traduit » par « Mais le meilleur moyen d'obtenir une confession de la vérité, ce serait de soumettre l'assertion elle-même à une torture modérée », ils optent pour la première compréhension (le logos est celui qui vient d'être cité) et masquent les autres possibilités de compréhension. La traduction de Cordero par « mais le témoignage principal sera montré par l'argument lui-même, s'il est mis convenablement à l'épreuve » laisse entrouverte la pluralité des options, « argument » pouvant à la rigueur renvoyer aux vers de Parménide supposés constituer un « argument » (alors qu'il ne sont qu'une assertion, voire un ordre) plutôt qu'à la discussion qui va suivre. Mais c'est Létitia Mouze qui va le plus loin dans l'ouverture du sens de logos dans cette phrase en traduisant par « mais c'est surtout le discours lui-même qui la révèlerait (la « difficulté » dont il est question dans sa traduction avant la citation de Parménide, mot par lequel elle traduit un simple touto (« cela », que je traduis par « là-dessus ») du grec), si on le mettait à l'épreuve comme il faut », et surtout en précisant dans une note sur ces mots, que « ce n'est pas seulement Parménide, la doctrine parménidienne, qui interdit de dire que ce qui est n'est pas :  c'est l'examen même de la parole, de nos énoncés, discours [qui] l'atteste, car, dès lors qu'on essaie de tenir un discours qui dise que ce qui est n'est pas, on s'empêtre dans des contradictions », ajoutant qu'« il est important ici de voir que le terme logos... est opposé à un contenu doctrinal , et ne signifie donc pas "thèse", ni même "argument" ». (<==)

(4) « En étant soumis à la question par les moyens appropriés » traduit le grec metria basanistheis dans lequel metria est le neutre pluriel utilisé adverbialement de metrios, adjectif dérivé de metron (« mesure » aussi bien au sens propre d'instrument servant à mesurer ou de résultat de cette opération, qu'au sens figuré de « (juste) mesure », tenant le milieu entre le défaut et l'excès), qui signifie donc « modéré, moyen », et basanistheis le participe aoriste passif au nominatif masculin singulier (pour l'accord avec logos, masculin) du verbe basanizein, dérivé de basanos (« pierre de touche », et par extension « moyen de mise à l'épreuve, épreuve » et finalement « mise à la question, torture »), et signifiant « éprouver, soumettre à un test » et aussi « mettre à la question, torturer ». Comme on pourra le voir dans les traductions de ces mots reproduites dans la note précédente, Chambry opte clairement pour « torture », Diès, en employant le mot « aveu » et en ajoutant une note expliquant le sens judiciaire de basanizein (« il s'agit ici de l'épreuve judiciaire ou de la question : l'assertion ou thèse à examiner est traitée comme un accusé ») est aussi dans cette ligne, que conteste Cordero dans une note à sa traduction en disant que « Le verbe basanizô, que nous avons traduit par "mettre à l'épreuve", dérive de basanos, "pierre de touche" (cf. Aristote, De color., 793b). Ce n'est que sa "mise à l'épreuve" qui montrera si l'argument est authentique ou s'il y a de la "paille" ou des scories chez lui. Cf. Lois, 648b. Il n'y a ici aucune allusion aux preuves judiciaires (Diès, p. 336) et, moins encore, à l'éventuelle "torture" de quelque propriété appartenant à notre adversaire (un esclave, par exemple : cf. Cornford, p. 200, n. 3) ». Il me semble que Cordero va trop loin dans le sens de la suppression des résonnances du verbe basanizein. Même si ce n'est pas le sens premier que Platon avait en tête en choisissant ce verbe, il ne pouvait ignorer qu'il avait aussi ce sens et je ne vois aucune raison de refuser une traduction française de lui qui resterait ouverte sur ce sens.
Concernant metria, la question qui se pose est de savoir si le mot doit se comprendre dans le sens d'une modération qui voudrait dire qu'il n'y a pas besoin de pousser bien loin le raisonnement pour se rendre compte des absurdités auxquelles conduit la conception du mè on (« n'étant pas ») comme un on (« étant »), c'est-à-dire des deux mots comme formant le nom d'une unique « chose » (« non-être » avec trait d'union en français), ou comme suggérant une idée de « mesure » au sens de « convenance », non plus comme un examen qui n'a pas besoin d'aller bien loin pour être probant, mais un examen qu'il faut mener en posant les bonnes questions, les questions appropriées. Et là encore, on peut laisser ouvertes les deux options. Si j'ai retenu la traduction par « par les moyens appropriés » plutôt que par le « convenablement » de Cordero et de Robin, c'est pour rendre perceptible le fait que metria est un pluriel. Car, si Platon l'a retenu plutôt que le singulier metrion, qui peut aussi être employé adverbialement, ou tout simplement que metriôs, qui est l'adverbe dérivé de l'adjectif metrios, c'est sans doute qu'il avait ses raisons, sans doute que l'examen nécessitait, non pas une seule série de questions, mais un examen sous plusieurs angles d'attaque (ce qui, incidemment, plaide en faveur d'une compréhesion de metria plutôt comme « convenablement » que comme « modérément »). (<==)

(5) « Le "n'étant pas du tout" » traduit le grec to mèdamôs on, dans lequel (« pas ») a été remplacé par mèdamôs, un adverbe qui renforce la négation, comme « pas du tout » en français. Ce que veut dire ici l'étranger, c'est qu'il va s'intéresser à l'expression mè on prise toute seule, sans aucun attribut, c'est-à-dire chercher quel sens peut avoir on (« étant »), et donc einai (« être ») par lui-même (le supposé sens « existentiel ») par complémentarité, en d'autres termes, en cherchant ce qui pourrait être nié par mè on (« pas étant/n'étant pas ») : de quoi prive-t-on le sujet en le disant mè on (« pas étant/n'étant pas ») sans autres précisions ? Mais il ne précise cela qu'une fois au début, revenant ensuite à l'expression mè on (« n'étant pas »), qui est celle de l'usage courant, puisque justement, ainsi utilisée, elle n'a pas d'attribut et qu'il a précisé une fois pour toute que c'est bien ainsi qu'il faut chercher à la comprendre. Notons que cette expression, s'il la conservait dans la suite, rendrait plus difficile, sinon impossible, de considérer mèdamôs on comme un tout servant de nom à quelque chose, comme le montre le fait que, dans ce cas, aucun traducteur ne se risque à traduire par « le pas-du-tout-être », mais qu'ils traduisent par « ce qui n'est en aucune manière » (Cousin), « ce qui absolument n'est point » (Diès), « ce qui absolument n'est pas » (Robin), « ce qui n'existe en aucune manière » (Chambry, avec insistance sur le sens existentiel d'einai), « ce qui n'est absolument pas » (Cordero, Mouze, qui, elle, met l'expression entre guillemets). Or c'est justement la manière de parler qui invite à considérer mè on (« pas étant/n'étant pas ») comme le nom de « quelque chose » qu'il entend critiquer pour faire un sort au sens « existentiel » de on (« étant »)/einai (« être ») : s'il ne reste rien à dire sur mè on (« pas étant/n'étant pas »), c'est que on (« étant »)/einai (« être ») ne dit rien par lui-même puisque mè on (« pas étant/n'étant pas ») nie tout.
Le verbe que j'ai traduit par « prononcer » est phtheggesthai qui, chez Platon, comme je l'ai dit dans la fin de la note 45 à ma traduction de la section précédente, renvoie à la parole comme phénomène physique sonore sans préjuger du fait qu'elle est une parole sensée, un logos, pour lequel il utilise le verbe legein (même si legein n'insiste pas toujours sur le caractère sensé de ce qui est dit et peut souvent être utilisé dans le sens neutre de « dire, parler » quand il est utilisé dans un contexte ou l'enjeu n'est pas le caractère sensé ou pas des propos tenus). En utilisant ce verbe, l'étranger veut nous inciter à faire la distinction entre prononcer des mots comme mè on, mèdamôs on, et supposer un sens à ces mots. La réponse à la question ainsi posée est contenue dans la question : l'étranger est en train de faire ce qu'il demande si l'on osera le faire, et le fait déjà depuis plusieurs répliques. Il n'y a pas en français de manière simple de rendre phtheggesthai et legein par des verbes différents faisant sentir la différence entre la parole comme bruit et la parole comme porteuse de sens, et c'est bien regrettable car d'une certaine manière, c'est là que tout se joue dans le Sophiste, qui s'intéresse à la question de la vérité et de l'erreur, c'est-à-dire à la manière dont des expressions vocales, qui ne sont dans un premier temps que des phénomènes sonores, peuvent être porteuses de sens et devenir des logoi, comme préalable à la question de savoir quel rôle le verbe einai (« être ») joue dans ces mécanismes (ce que justement ne font pas les sophistes). Je retiens le verbe « prononcer » pour traduire phtheggesthai chaque fois que c'est possible et signalerai son emploi en note quand ce n'est pas possible. De la même manière, je soulignerai en note les cas où l'utilisation du verbe legein vise à souligner le caractère de paroles sensées de ce qui est dit, car, pour tout arranger, il n'y a pas en grec que les verbes phtheggesthai et legein qui peuvent se traduire par « dire » ou « parler », si bien que l'absence d'une note signalant l'usage de phtheggesthai derrière un verbe traduit par « dire », « parler » ou un mot de sens équivalent, ne veut pas dire que le verbe grec utilisé est legein. Ainsi, la note 45 précitée mentionne un troisième verbe de même sens, eipein. Mais il en existe d'autres encore, comme phanai, pour n'en citer qu'un.
Ce qu'il faut retenir ici c'est que l'examen de la question du (damos) on (« pas (du tout) étant ») convenablement (metria, cf. note précédente) mené commence au niveau zéro du langage, celui des bruits constituant la parole, dont on ne sait pas encore s'ils sont porteurs de sens et adéquats à ce dont ils prétendent parler. (<==)

(6) Le début de la phrase indique que l'étranger est parfaitement sérieux et, bien que venant d'Élée, ne cherche pas à imiter les sophistes sur un de leurs thèmes de prédilection : le mot que j'ai traduit par « querelle » est eris (« querelle, lutte, combat »), qui est à la racine d'eristikè (« éristique »), l'un des qualificatifs utilisés peu avant pour qualifier les sophistes (cf. 231e2, dans la section précédente), et le mot traduit par « jeu » est paidia, lui aussi utilisé dans la section précédente à propos du sophiste (cf. 234a7, 10). À ces deux mots s'oppose spoudèi sunnoèsanta (« ayant sérieusement réfléchi »), qui qualifie l'état d'esprit de celui qui aurait à répondre aux interrogations formulées par l'étranger, imaginé comme tina tôn akroatôn (« l'un des auditeurs »), c'est-à-dire l'un de ceux ayant entendu celui ou celle qui prononcerait (phtheggesthai) les mots mè on (« n'étant pas ») ou mèdamôs on (« n'étant pas du tout »).
On est ici à la seconde étape : passer de sons émis au sens que peuvent avoir les mots correspondant à ces sons (en fait, pour être parfaitement rigoureux, il faudrait parler de troisième étape et non pas de seconde : la première étape, c'est de percevoir les bruits produit par celui qui parle ; la seconde étape c'est d'analyser ces bruits pour y distinguer des mots ; la troisième étape, c'est de chercher un sens à ces mots). Cette étape est placée par l'étranger dans le cadre d'un « dialogue » impliquant une personne prononçant les mots (damos) (« pas (du tout) ») et on (« étant »), une autre qui entend ces sons, y reconnait des mots et « réfléchit sérieusement » (spoudèi sunnoèsanta) au sens dont ils peuvent être porteurs et une ou plusieurs autres lui demandant d'expliquer, de montrer, de faire comprendre (deiknunai), ce que ces mots signifient pour elle, c'est-à-dire d'utiliser d'autres mots pour en traduire sa compréhension, de produire un logos explicatif des mots. Ce qui sous-tend implicitement cette manière de formuler la question est que le logos (parole/discours/...) ne prend sens que dans le dialogos (dialogue) qui permet de le mettre à l'épreuve des autres et de leur propre appréhension du réel : si une personne n'arrive pas à se faire comprendre d'autres personnes, c'est qu'il y a un problème qu'il faut tenter d'identifier : vient-il des limites intellectuelles des interlocuteurs, de leur manque d'expérience ou de maturité, des mots utilisés, qui ne sont pas les bons ou qui sont mal compris par certains ou pas compris de la même manière par tous, d'une mauvaise perception du réel par les uns ou les autres, ou d'autre chose encore ?
L'opération qui permet de passer des sons au sens est décrite par le verbe sunnoein, dont sunnoèsanta est le participe aoriste actif à l'accusatif masculin singulier. Sunnoein est formé sur le verbe noein, dont le sens général est « faire usage de son nous (« esprit, intelligence ») », c'est-à-dire, « se mettre dans l'esprit, penser, réfléchir, comprendre », par adjonction du préfixe sun- (« avec, ensemble »). L'idée ajoutée par sun- dans ce verbe est celle d'une compréhension d'ensemble : il ne s'agit pas de comprendre les mots isolément, mais dans leurs relations les uns avec les autres, car un mot en lui-même n'a aucune signification, il n'est qu'une modulation de sons conventionnellement choisie pour faire référence à autre chose, à un ti (« quelque chose »), et c'est dans les relations entre mots, pour autant qu'elles reflètent adéquatement les relations entre ce que les mots prétendent désigner, et dans une bonne identification du rôle de chaque mot dans la phrase, qu'on peut apporter du sens. Ici donc, il s'agit de comprendre ce que signifie la combinaison des mots (« pas ») et on (« étant »), quel rôle joue chacun d'eux dans une phrase utilisant cette expression et à quoi elle peut éventuellement renvoyer hors du logos (langage/discours/...).
Dans la réplique qui nous intéresse ici, Platon essaye de faire exprimer tout cela par l'étranger avec des mots aussi neutres que possible et en s'astreignant à ne pas utiliser le verbe einai (« être ») ailleurs que dans l'expression mè on (« n'étant pas »), puisque justement c'est le sens de ce verbe qui est une partie du problème à travers le on (« étant ») de l'expression en cause, qui en est le participe présent neutre, ce qui lui interdit de poser la question sous la forme simple ti esti to mè on (mot à mot « quoi est le pas étant ? », c'est-à-dire « c'est quoi, le "n'étant pas" ? »), qui suppose résolu le problème posé par la question, celui du sens de einai (« être »), utilisé dans l'expression mè on (« n'étant pas ») sur laquelle elle porte, pour comprendre la question. Et il subit en tout cela les contraintes de la langue grecque et des modalités de l'écriture de son temps (absence de ponctuation, pas de séparation entre les mots, etc.). Car c'est une chose de prendre conscience du fait que les mots ne sont pas les pragmata (« faits/choses ») auxquels ils prétendent faire référence, c'en est une autre de pouvoir parler du langage en tant qu'objet avec le langage et d'avoir pour ce faire des mots qui parlent des mots en tant qu'objets abstraction faite de ce qu'ils signifient (ce qu'on appelle un « métalangage »). Le grec d'alors n'avait pas de mots pour décrire les différentes catégories de mots de la langue, noms (au sens grammatical), adjectifs, verbes, pronoms, conjonctions, etc., ni les fonctions que ces mots pouvaient occuper dans la phrase (sujet, épithète, attribut, complément, etc.). On verra plus loin l'étranger introduire la distinction entre « nom » (onoma) et « verbe » (rhèma) comme une probable nouveauté encore ignorée de Théétète (261e4-262a8). Mais ici, on n'en est pas encore là. Pour tout arranger, la langue grecque disposait de l'article défini (ho au singulier, hè au féminin, to au neutre) et en usait abondamment, en particulier au neutre, devant toutes les catégories de mots, voire devant des propositions entières, et pas seulement devant ce que nous appelons aujourd'hui des « noms » au sens grammatical, ce qui permettait la « substantivation » et gommait la différence déjà pas clairement faite entre noms, adjectifs, participes, etc. On en a un exemple ici qui est à la source de toute la sophistique et pollue la philosophie depuis vingt-cinq siècles avec to mè on, « le n'étant pas ». Mais le problème est le même avec to on, « l'étant », substantivation d'un participe présent. De manière générale, lorsqu'on passe du verbe conjugué au participe présent substantivé à l'aide de l'article, par exemple de legei (« (il) parle ») à hô legôn (« le parlant/celui qui parle »), on déplace l'attention de l'« activité » (pragma) au sens large (qui peut être le fait, non seulement d'agir, mais aussi de subir) décrite par le verbe à celui, celle ou ce qui agit ou subit ce qu'implique le verbe, c'est-à-dire, le « sujet » (au sens grammatical) du verbe, sujet qui est ainsi décrit par sa participation dans le temps et l'espace à un fait (un des sens possibles de pragma) qui ne dit pas tout sur lui, mais le rend identifiable à un moment donné dans un contexte donné. Le verbe einai (« être ») ne fait pas exception à cette règle et donc parler de to on, c'est fixer l'attention sur le sujet dont on dit qu'il esti (« est »). Mais toute la question est alors de savoir « quoi » (ti) il « est », en d'autres termes de déterminer quel « fait » (pragma) spécifique implique le verbe einai (« être ») utilisé seul, et en fin de compte s'il en implique un ou pas. Il est intéressant de ce point de vue de remarquer le fait suivant : en grec ancien, le participe présent du verbe einai (« être »), ôn au masculin, ousa au féminin, on au neutre, n'est en fait, à tous les cas (nominatif, vocatif, accusatif, génitif et datif), à tous les genres (masculin, féminin et neutre) et à tous les nombres (singulier, dual (un nombre spécifique au cas de deux) et pluriel), que la terminaison qui s'ajoute au radical des autres verbes pour en faire le participe présent actif, ce qui signifie que dans le participe présent de einai, il n'y a même pas la racine du verbe (es-), mais seulement ce qui, ajouté à la racine de n'importe quel verbe, en fait un participe présent actif. C'est comme si, en français, le participe présent de « être » était tout simplement « ant » et non pas « étant ». Donc to on (neutre pour rester le plus général possible), le « ant », c'est celui, celle ou ce qui peut être parl-ant (leg-ôn), march-ant (badiz-ousa), pêch-ant (alieu-ôn), port-ant (pher-ôn), roul-ant (kulidn-on) ou ce que vous voudrez d'autre, bref, celui, celle ou ce qui peut faire (prattein, poiein) ou subir (paschein) n'importe quoi, selon le radical qu'on met devant, mais dont justement le ôn/ousa/on tout seul ne dit pas quoi (et surtout pas « exister » !) (il faudra se souvenir de ça quand l'étranger, en 247d8-e4, proposera une définition de einai/on, et il faut aussi replacer ça dans le contexte d'une époque où l'on ne séparait pas les mots en écrivant et où apprendre à lire consistait donc à apprendre à reconnaître et isoler des groupes de lettres constituant des mots dans une suite continue de lettres). Et d'ailleurs, la forme esti (« il/elle/c'est ») appelle le plus souvent une suite, un « attribut », dont le rôle est justement de dire ce que ne dit pas esti, un ti esti, un quoi c'est. Toute la question est donc de savoir si, quand einai (« être ») est employé seul, le verbe à lui seul implique un ou des attributs spécifiques, toujours les mêmes et les mêmes pour tout le monde, où s'il faut toujours déduire du contexte ce que ne dit jamais le verbe einai (« être ») seul. C'est évident dans le cas ou esti est employé seul dans une réponse, dans le sens de « c'est (ça) », c'est-à-dire « oui », le « ça » renvoyant à ce qui a été dit précédemment, et il reste à déterminer si c'est toujours le cas. Et cette question est déterminante pour le sens de to mè on (« le n'étant pas »), car la signification d'une expression négative ne peut se comprendre que par référence à la signification de l'expression positive correspondante : on ne peut comprendre ce que signifie « le pas parlant » (hô mè legôn), c'est-à-dire « celui ou celle qui ne parle pas » que si l'on sait ce que signifie « le parlant » (hô legôn), c'est-à-dire « celui ou celle qui parle ». Et, dès lors que le verbe employé au participe présent a une signification par lui-même, ces deux expressions, « le quelque chose-ant » (hô tis-ôn/hè tis-ousa/to ti-on) et « le pas quelque chose-ant » (hô mè tis-ôn/hè mè tis-ousa/to mè ti-on), sont mutuellement exclusives : on n'est pas en même temps le parlant (hô legôn) et le pas parlant (hô mè legôn). Mais cela reste-t-il vrai si le verbe n'a pas de sens par lui-même ? Ne peut-on être en même temps (march-)ant ((badiz-)ôn) est non (dorm-)ant ( (hupn-)ôn), ou encore étant noir (melan on) et n'étant pas blanc ( leukon on) ? C'est toute la question !
À ce point de la discussion, l'étranger n'en est encore qu'à parler des mots et on utilisés conjointement, en tant que mots et sans préjuger de leur sens, et du rôle qu'ils peuvent jouer dans une phrase et, pour ce faire, il a recours à l'article neutre to et n'a pas à sa disposition de mots qui permette de faire la distinction entre « mot » en tant que composant d'un logos ne désignant pas nécessairement un pragma (« fait/chose ») (ce qui est clairement le cas de la négation ) et « nom » en tant que renvoyant, ou étant censé renvoyer, nécessairement à un pragma (« fait/chose »). Et il n'a à sa disposition pour parler du groupe de mots mè on (« n'étant pas ») que les mots onoma (« mot, nom ») et rhèma (« expression verbale ») dont le sens n'était pas encore fixé puisque, comme je l'ai déjà signalé plus haut, il donnera plus loin à rhèma le sens de « verbe » au sens grammatical. Mais le choix de désigner l'expression mè on (« n'étant pas ») par le mot onoma, comme il le fait ici, n'est pas neutre, car il invite à voir dans les deux mots mè on (qui rappelons-le, n'étaient séparés l'un de l'autre ni à l'oral, ni à l'écrit) un unique nom renvoyant donc potentiellement à un unique pragma (« fait/chose »). Et voilà comment les mots mè on deviennent le nom de « quelque chose » ! Ce choix dangereux n'est sans doute pas innocent de la part de l'étranger, car il sait qu'il mène à une impasse (dont profitaient les sophistes) et il veut explorer cette voie sans issue de manière aussi sérieuse que possible et en évitant autant que faire se peut les sophismes trop faciles avant de mettre en évidence ce qui conduit à l'impasse (aporia) et d'offrir sa solution.
Voyons maintenant plus précisément comment, avec toutes ces contraintes, Platon fait formuler par l'étranger les questions auxquelles devrait répondre celui qui a sérieusement réfléchi après avoir entendu les mots mè on (« n'étant pas »).
- Poi chrè tounom' epipherein : mot à mot « où faut-il le_nom porter (sur) ? » (tounom' est la contraction de to onoma dont le alpha final s'élide devant la voyelle initiale de epipherein). Epipherein est formé sur le verbe pherein, qui signifie « porter », par adjonction du préfixe epi, qui signifie « sur », d'où ma traduction par « appliquer », et poi est un adverbe interrogatif de lieu signifiant « où ? » avec idée de déplacement. L'étranger ne peut échapper à la connotation spatiale de la plupart des prépositions, adverbes et verbes qui pourraient convenir ici pour exprimer ce qu'il veut dire, mais finalement, cette connotation spatiale, si elle est prise de manière figurée, permet justement d'insister sur la distinction nécessaire entre le plan du logos (langage/discours/...) et celui des pragmata (faits/choses) dont le langage prétend rendre compte. Il s'agit de prendre conscience du fait que les mots « portent sur » (epipherein) quelque chose (ti) qui n'est pas eux.
eis ti : « dans/vers quoi ? » avec idée de mouvement. Cette question, comme la suivante, est associée au verbe katachresthai, formé sur chresthai, « user, utiliser, se servir de », auquel le préfixe kata ajoute une idée de complétude qui peut conduire jusqu'au sens d'« abuser ». Ce verbe suggère l'idée que les mots ne sont que des outils que nous utilisons pour rendre compte du réel qui nous entoure en vue d'agir sur lui quand ils sont utilisés dans le dialogue permettant la coordination des action (si je travaille seul, je nai pas besoin de me parler). L'un des sens possibles de eis est « en vue de ». Eis ti peut donc se traduire par « en vue de quoi », c'est à dire « à quelle fin ». Dans cette compréhension, qui est cohérente avec l'idée d'utilisation induite par le verbe katachresthai, le ti (« quoi ») employé ici ne renverrait pas à ce sur quoi on applique le nom, déjà évoqué précédement par le poi chrè tounom' epipherein (« où faut-il appliquer le nom »), mais à l'intention de celui qui l'utilise : en utilisant ce nom, qu'a-t-il en vue, que veut-il accomplir ? Comme je viens de le dire, les mots n'ont d'utilité que dans le dialogue en vue de l'action. Dans quel contexte et dans quel but, les mots mè on (« pas étant ») utilisés en tant que nom de « quelque chose » (ti, mais pas le même ti que celui de eis ti) peuvent-il être utiles?
epi poion : mot à mot « sur quoi », avec poion (« quoi ») interrogeant plus spécifiquement sur la nature, la qualité, de ce qui est en question, par opposition à la quantité, qui serait poson (to poion (mot à mot « le quoi ») et to poson (mot à mot « le combien ») sont les noms qu'Aristote donne aux « categories » qu'on appelle généralement dans les traduction respectivement « qualité » et « quantité », cf. par exemple Métaphysique, Delta, 1017a22-27). Le epi (« sur ») fait écho au epi de epipherein (« appliquer sur »). La question porte donc sur la « nature/qualité » de ce « sur » quoi on applique le nom dont on se sert, ici mè on (« n'étant pas »), mais la généralité du terme ne permet pas de savoir exactement ce que l'étranger, et Platon derrière lui, a en tête en imaginant cette question. S'agit-il de savoir si le sophiste applique mè on (« n'étant pas ») à des « réalités » sensibles (comme ceux que l'étranger appellera les amis des eidè) ou intelligibles (comme ceux qu'il appellera les fils de la terre), ou à des « images » par rapport à ce dont elles sont images (comme pourrait le suggérer sa question en 240a9-b1, où il emploie l'expression epi tini, « sur quoi »), ou autre chose encore ? Difficile de le dire. Se pose aussi la question de la « nature » des mots du langage qui ne sont que des outils linguistiques, comme les articles, les conjonctions ou les négations, dont (« pas ») fait justement partie, ce que l'on appelle aujourd'hui des mots-outils (on rejoint ici l'idée de katachresthai, « utiliser »). On verra dans la suite, en 253b9-c3, que l'étranger explicitera à sa manière cette notion, non pas spécifiquement à propos des mots, mais dans des considérations générales qui sont applicables aussi aux mots. En d'autres termes, si les mots sont des outils dont nous nous servons (katachresthai), ils n'ont sans doute pas tous le même usage dans le logos (parole/discours/raisonnement/...) et il convient donc à chaque fois de préciser la fonction de chacun de ces « outils ». La question serait alors : est-ce que mè on fait référence à un pragma (« fait/chose ») ou ne sert qu'à traduire dans le logos des absences de liens entre pragmata ?
Notons d'ailleurs, à propos de ce mot, pragma (« fait/chose »), que l'étranger l'évite consciencieusement ici, alors qu'il est pourtant celui qu'utilise en général Platon pour parler de ce à quoi renvoient les mots (dans le Cratyle en particulier, où l'on n'en compte pas moins de 72 occurrences), et qui n'est pas étranger à son vocabulaire, puisqu'il l'a en particulier utilisé en 234c4, lorsqu'il parlait des sophistes, capables d'« ensorceler/enchanter les jeunes qui se tiennent encore bien loin de la vérité sur les pragmata (faits/choses) par des logoi », donc dans un contexte où justement les pragmata (« faits/choses ») s'opposaient aux logoi (« paroles/discours/... »). C'est qu'en effet, ici, on en est à un tel niveau de généralité que même un mot comme pragma (« fait/chose ») serait problématique et nécessiterait des explications. Et en plus, il risquerait d'être restrictif car, parmi les ti (« quelque chose »), il y a les mots eux-mêmes, au moins en tant que phénomènes sonores ou graphiques (ce qui n'est pas fait pour simplifier le problème !...).
Mais ce qui est important ici, c'est la claire distinction entre deux plans, celui des mots (en tant que « signes » d'autre choses) et celui de ce sur (epi) quoi on les applique, impliquée par la connotation spatiale des prépositions et préfixes utilisés (eis, epi, epipherein). C'est cette même préposition epi qu'utilisait Socrate en République V, 477c-d pour définir ce qu'il appelait une dunamis (« pouvoir, capacité ») en disant qu'il distinguait les différentes dunameis selon « ce sur quoi c’est et ce que ça accomplit » (eph' hôi te esti kai ho apergazetai) (477d1), donnant comme exemples de dunameis la vue et l'ouïe. Dans cette caractérisation des dunameis appliquée à la vue, la préposition epi (devenue dans les propos de Socrate eph' devant le omicron avec esprit rude, traduit par un "h" dans la transcription en alphabet latin, de hôi) traduisait la relation entre l'image vue et ce qui la produisait (les couleurs visibles de l'objet vu), ici elle traduit la relation entre les mots et ce sur quoi ils portent. En rapprochant ces deux usages de epi, on retrouve les deux segments de la ligne de République VI et ce qui sert de critère de découpage de chacun d'eux : avoir ou pas conscience de cette distinction entre deux plans, celui de l'image visible ou du mot et celui de ce que ça représente, les ti (« quelque chose »), les pragmata (« faits/choses »). Dans la suite de la discussion, cette préposition epi ca devenir à elle toute seule le moyen de rappeler la distinction entre ces deux plans. (<==)

(7) « Inextricable » traduit ici le grec aporon. Sur ce mot, voir la note 43 à la section précédente. (<==)

(8) La première chose importante qu'il faut dire à propos de cette réplique de l'étranger, c'est que, contrairement à ce qu'indique la ponctuation retenue par les editeurs et les traducteurs que j'ai consultés (qui, rappelons-le, n'est pas de Platon, puisque la ponctuation n'existait pas de son temps), il ne faut pas comprendre cette réplique comme une affirmation, mais comme une question posée sur un mode affirmatif modulé par les restrictions induites par les conjonctions et particules all' oun...ge par lesquelles commence la phrase, que je traduis par « mais sans doute... au moins », le sens restrictif de oun et de ge dans cette accumulation de particules se renforçant l'un l'autre. Et la raison de ce choix est simple, c'est que la suite du dialogue montre clairement que ce que dit ici l'étranger en demandant si c'est évident (dèlon) est tout sauf évident pour lui ! Il montre même clairement à la fin du dialogue que c'est faux pour lui et que c'est en fait l'erreur initiale qui vicie toute la suite des raisonnements (sophistiques) qu'on en tire. Pour lui, mè on n'a de sens que complété par quelque chose, par exemple kalon on (« n'étant pas beau »), et signifie étant autre (chose) (heteron) que beau et n'est donc pas incompatible avec une multitude de on (« étant ») complétés par autre chose que kalon (« beau »), par exemple megalon on (« étant grand »), si bien qu'on peut parfaitement être à la fois un (megalon) on (« étant (grand) ») et un (kalon) on (« n'étant pas (beau) »). La moindre des choses est donc de prêter une certaine cohérence aux propos de l'étranger et de ne pas le supposer affirmant au début du dialogue quelque chose qu'il niera à la fin !
S'il présente ici quelque chose qu'il sait faux comme une quasi-affirmation, c'est parce qu'il sait qu'un adolescent comme Théétète, qui est un de ces « jeunes qui se tiennent encore bien loin de la vérité sur les faits/choses » (234c3-4) et est donc susceptible d'avoir été « ensorcelé » (goèteuein, 234c5) par les discours des sophistes ou ce qui en transpirait dans les propos des Athéniens, ou simplement à défaut d'avoir « sérieusement réfléchi » (spoudèi sunnoèsanta, 237c1) dessus, va effectivent la trouver évidente dans la forme dépouillée dans laquelle il l'énonce et que, pour l'« approcher le plus près possible » de cette vérité sur les faits/choses « sans les affections [que cela suppose] » (234e6-7), comme il vient de le lui promettre (234e5-7), il veut lui faire toucher du doigt les contradictions et absurdités qui résultent de cette affirmation pour le rendre ainsi plus sensible aux réponses qu'il y apportera ensuite, mais il veut le faire à sa manière, c'est-à-dire « pas dans une perspective de querelle ou de jeu » (237b10) et avec l'idée de ne pas le laisser longtemps dans l'illusion et la perplexité (lui épargner les « affections » (pathèmata) qui en résulteraient), mais de lui enseigner, aussitôt après lui avoir fait toucher du doigt les conséquences de cette approbation un peu trop hâtive, « la manière correcte d’user du logos à propos du "n’étant pas" » (tèn orthologian peri to mè on, 239b4).
Ceci étant dit, venons-en au texte de la réplique. Les éditeurs récents (Burnet, Diès, Duke et al.) donnent le texte suivant : all' oun touto ge dèlon, hoti tôn ontôn epi <ti> to mè on ouk oisteon (mot à mot « mais sans_doute ceci du_moins évident, que des étants sur <un_quelconque> le pas étant pas il_faut_porter », avec le complément au génitif partitif de ti, tôn ontôn, précédant le epi ti qu'il complémente, tournure fréquente en grec), en précisant dans l'apparat critique que le ti (« un quelconque ») mis entre crochets ne figure pas dans les manuscrits, mais est une correction ajoutée par un copiste sur le codex Parisinus 1808 (codex datant du datant du XIIIème siècle). Cousin («  le non-être ne doit être attribué à aucun être »), Diès (« à quelque être que ce soit, le non-être ne se peut attribuer »), Robin (« il ne faut pas rapporter le vocable "non-existant" à quoi que ce soit qui existe ! ») et Chambry (« le non-être ne peut être attribué à quelque être que ce soit ») acceptent cette addition. Par contre, Cordero, qui traduit par « il ne faut pas porter le non-être sur des êtres », suivi par Mouze (« ce n'est pas à des choses qui sont qu'il faut rapporter l'expression "n'est pas" »), explique, dans une note ad loc. (à laquelle renvoie Mouze pour justifier son choix), pourquoi il rejette le ti (« un quelconque »), en disant : « cette conjecture va à l'encontre de la démarche de l'Etranger, qui commence par le candidat le plus "général", "les êtres", et n'en arrive au ti qu'à l'étape suivante », en traduisant d'ailleurs le ti de la réplique suivante de manière erronée par « une chose déterminée » (c'est moi qui mets en gras), alors justement que ti est un pronom indéfini. Mais supposer que « les êtres » est « le candidat le plus "général" », c'est supposer justement résolu le problème qu'on est en train de chercher à résoudre, celui du sens de mè on (« n'étant pas »), qui n'est que le revers du problème du sens de on (« étant »). Pour que la question ait un sens, il faut accepter comme une possibilité qu'il y ait au moins un ou des ti (« un quelconque ») sur lesquels on puisse appliquer mè on (« n'étant pas ») tant qu'on n'a pas montré que c'est impossible. Il faut donc que l'étranger utilise un mot pour parler de « choses » auxquelles pourraient s'appliquer les mots mè on, et ce mot ne peut justement pas être on/onta (« étant » au singulier ou au pluriel) ! Ce mot, c'est justement ti (« un quelconque »), auquel, pour les besoins du raisonnement, il faut, au moins dans un premier temps, supposer une extension plus grande, qu'il faut considérer comme un candidat plus général, pour reprendre les termes de Cordero, que on (« étant »), tant qu'on n'a pas démontré qu'ils ont la même extension. Et de fait, supposer que des tina (des « quelque chose » au pluriel) pouvaient ne pas faire partie des ontôn (« étants »), c'était très exactement ce que faisaient tous les penseurs que va bientôt critiquer l'étranger en les regroupant en deux catégories opposées, les « fils de la terre »  (tous gègeneis, 248c1-2) et les « amis des eidè (« formes/idées ») » (tous tôn eidôn philous, 248a4-5), ceux qui ne croient qu'au tangible et ceux qui ne jurent que par les « idées ». Donc, l'étranger introduit ici ti (« un quelconque ») comme une catégorie potentiellement plus vaste que on (« étant ») et suggère qu'à n'importe quel ti (« un quelconque ») auquel on applique on (« étant »), c'est-à-dire à ti tôn ontôn (« l'un quelconque des étants »), on ne peut pas applique mè on (« n'étant pas »), ce qui, dit comme ça, semble effectivement une évidence, mais qui, quand on y réfléchit sérieusement (spoudèi sunnoèsanta, 237c1), n'en est plus une et se révèle même faux.
Mais pour qu'on puisse voir ça, encore faut-il que la traduction ne ferme pas la porte laissée entrouverte par le grec avec les expression on (« étant ») et mè on (« pas étant/n'étant pas ») en laissant ouverte l'option de les considérer comme des expressions incomplètes. Or, si l'on regarde les traductions déjà citées que j'ai consultées, que je rappelle ici, on voit bien que ce n'est pas le cas :
- Cousin : « le non-être ne doit être attribué à aucun être »
- Diès : « à quelque être que ce soit, le non-être ne se peut attribuer »
- Robin : « il ne faut pas rapporter le vocable "non-existant" à quoi que ce soit qui existe ! »
- Chambry : « le non-être ne peut être attribué à quelque être que ce soit »
- Cordero : « il ne faut pas porter le non-être sur des êtres ».
Quels que soient les choix de formulation dans le détail, le fait de parler de « non-être » et d'« êtres », en faisant de « êtres » au pluriel, et surtout de « non-être » avec un trait d'union, des noms et non pas des formes verbales, qui plus est formées sur l'infinitf et non pas le participe présent, ou, pire, de parler d'« existence » comme le fait Robin, donne à cette affirmation un caractère d'évidence encore plus affirmé que celui qu'elle a en grec et ferme quasiment la porte à toute contradiction. Si encore, au lieu de non-être, ils opposaient le « être » (sans faire l'élision et en mettant entre guillemets) au « ne pas être » (solution qui ne marche pas en français au pluriel), la porte resterait entrebaillée, mais ce n'est le cas pour aucun d'eux tant la traduction de mè on par « non-être » est devenue (à tort) une évidence pour tous après vingt-cinq siècles de Platon mal digéré.
Seule Mouze, en traduisant par « ce n'est pas à des choses qui sont qu'il faut rapporter l'expression "n'est pas" », et donc en insistant, par sa traduction de to mè on par « l'expression "n'est pas" » avec « n'est pas » entre guillemets (et une anticipation, dans l'ajout du mot « expression », du rhèma de 237d2), sur le fait qu'on est au niveau des mots, dont on ne sait justement pas encore s'ils portent sur quelque chose, laisse ouverte la possibilité que ces mots (« n'est pas »), puisqu'il ne s'agit encore que de mots, puissent être complétés par d'autres (on notera en passant qu'il est amusant qu'elle, qui refuse le ti (« un quelconque, quelque chose »), introduise le mot « choses » en traduisant tôn ontôn par « des choses qui sont »). Robin avait fait un pas dans cette direction, mais sa traduction de mè on par « non-existant » avec un trait d'union et son emploi du mot « vocable » au lieu d'« expression » fermait la porte à l'idée qu'il puisse s'agir d'une expression incomplète (« non étant/n'étant pas... ci ou ça »).
Il faut encore noter qu'on est bien ici dans la continuité du epipherein (« porter sur/appliquer à ») de la réplique précédente, c'est-à-dire dans une problématique de mise en relation de mots et d'expressions verbales avec les ti auxquels elles s'appliquent (comme le font bien sentir Robin et Mouze dans leur traduction), à ceci prêt que le epipherein a été « éclaté » et décomposé en ses constituants de base : on retrouve sans difficulté le epi (« sur »), qui précède le ti (« un quelconque ») justement, mais, pour retrouver le pherein (« porter »), il faut savoir que oisteon, le mot qui termine la phrase, qui signifie « il faut porter » (ici employé dans une tournure négative), est l'adjectif verbal d'obligation formé sur le futur oisein du verbe pherein. (<==)

(9) Dans la question précédente, l'étranger voulait savoir si Théétète était prêt à appliquer les mots mè on (« n'étant pas ») à ti tôn ontôn (« l'un quelconque des étants »). Pour Théétète comme pour tout le monde, cette formulation opposant on (« étant », au génitif pluriel ontôn) à mè on (« n'étant pas ») portait évidemment sur les mots tôn ontôn (« des étants ») de l'expression ti tôn ontôn (« l'un quelconque des étants »). Reste le ti (« un quelconque »), et c'est à lui que s'intéresse maintenant l'étranger (ce qu'il ne pourrait faire s'il n'avait pas utilisé ce ti dans la réplique précédente, sauf à le sortir de son chapeau on ne voit pas trop pourquoi).
« Appliquer » (pherein... epi) mè on (« n'étant pas ») au ti (« un quelconque ») ne veut pas dire faire de mè on (« n'étant pas ») un synonyme de ti, mais dire que mè on (« n'étant pas ») est un qualificatif applicable à certains au moins des quoi que ce soit qu'on peut désigner par ti (« un quelconque ») dans quelque phrase que ce soit. C'est, pour reprendre les formulations de la note précédente, admettre que ti (« un quelconque ») a une plus grande extension que on (« étant »).
Ici encore, comme avec la réplique précédente de l'étranger, il ne faut pas voir une affirmation, mais une question. L'adverbe oukoun qui commence la réplique peut avoir un sens interrogatif, dans une question posée sous forme négative qui appelle une réponse posititve. Ici, la négation oud(e) qui ouvre la seconde partie de la phrase porte sur l'adverbe orthôs (« correctement ») : si ce n'est pas correct d'appliquer mè on (« n'étant pas ») à des onta (« étants ») quels qu'ils soient, est-ce que c'est de manière pas correcte non plus (oud'... orthôs) que quelqu'un l'appliquerait à ti (« un quelconque ») ? Réponse attendue : « oui, ce serait de manière pas correcte non plus ». Mais là, justement, où l'étranger formule sa question en attendant une approbation, Théétète tique et, à chaud, ne voit pas tout de suite pourquoi il en serait ainsi (réponse pôs dè, « mais pourquoi ? »).
Ici encore, Platon a pris bien garde de ne pas utiliser le verbe einai (« être »), sous quelque forme que ce soit en dehors du on (« étant ») de epi to on (« sur l'étant »). Et de manière générale, dans cette discussion, il choisit ses mots avec beaucoup d'attention et en particulier fait très attention de ne pas utiliser le verbe einai (« être ») là où il n'est pas strictement nécessaire (ce qui est plus facile à faire en grec qu'en français, car le grec accepte facilement qu'einai soit sous-entendu, ce qui n'est pas le cas avec le français ; dans ma traduction, tous les emplois du verbe « être » qui ne correspondent pas à un emploi de einai en grec sont entre crochets). (<==)

(10) Au début de ce raisonnement, dans la première question qu'il a posée à Théétète, l'étranger a simplement dit all' oun touto ge dèlon (« mais sans doute ceci au moins [est] évident »), sans préciser pour qui, pour des raisons que j'ai expliquées au début de la note 8 ci-dessus. Ici, il dit touto hèmin pou phaneron (« cela [est] probablement clair pour nous »), en s'associant à Théétète pour trouver clair ce qui suit. C'est qu'à partir de maintenant, il n'a aucune raison de ne pas être d'accord avec ce qu'il énonce. C'est l'hypothèse de départ, qu'on ne peut pas à la fois être un « étant » (on) et un « n'étant pas » (mè on), et elle seule, qu'il récuse, car pour lui, c'est tout à fait possible, vis à vis de qualifications différentes, et einai n'implique aucune qualification par lui-même (aucun sens « existentiel ») et n'a donc de sens que complété (explicitement ou implicitement) par une qualification ou une autre. (<==)

(11) Je traduis le texte suivant, qui est celui du manuscrit Y : to ti, touto to rhèma, ep' on ti legomen hekastote, mot à mot « le quelque_chose, cette l'expression, sur étant quelque_chose (nous) disons à_chaque_fois ». Les variantes portent sur touto to rhèma (« cette l'expression »), on ti (« étant quelque chose ») et la ponctuation :
Touto to rhèma : le manuscrit T donne touto rhèma (« cette expression »), le manuscrit W donne rhèma tout seul, c'est-à-dire en contexte, to ti rhèma (« l'expression ti (« quelque chose ») »), et le manuscrit B donne tou rhèmatos, c'est-à-dire en contexte, to ti tou rhèmatos (« le ti (« quelque chose ») de l'expression ») ; touto to, c'est-à-dire le renforcement du démonstratif outos (« celui-ci »), dont touto est le neutre (« ce »), par l'article inséré entre lui et le nom qui suit, est une forme usuelle en grec ; l'absence de l'article (manuscrit T) ne change pas le sens.
On ti : c'est, selon Diès, la lecture proposée par les manuscrits Y et W, mais il semble y avoir désaccord sur les différentes lectures de ces mots entre l'apparat critique de Diès et celui de Duke et al., qui ne prend pas en compte le manuscrit Y ; les éditeurs modernes proposent onti en un seul mot, qui est le datif de on (« étant ») ; dans la lecture on ti (« étant quelque chose »), on (« étant ») est à l'accusatif, commandé par la préposition epi (« sur ») qui le précède, mais epi peut aussi appeler le datif, ce qui permet la lecture onti.
- Ponctuation : indépendamment de leur lecture des autres mots de ce membre de phrase, les éditeurs modernes mettent le ti (« quelque chose ») entre guillemets et les traducteurs que j'ai consultés comprennent que le rhèma dont il est ici question est le mot ti lui-même :
- Cousin : « ce mot quelque chose, nous le disons toujours d'un être »
- Diès : « ce vocable "quelque", c'est à de l'être que toutes nos expressions l'appliquent »
- Robin : « l'expression "tel ou tel", c'est une expression dont notre langage se sert chaque fois pour de l'existant »
- Chambry : « chaque fois que nous employons ce terme, "quelque chose", nous l'appliquons à un être »
- Cordero : « l'expression "chose déterminée" s'enonce toujours par rapport à l'être »
- Mouze : « ce terme, "quelque chose", nous le disons à chaque fois en référence à quelque chose qui est ».
Rhèma, que je traduis par « expression », comme Robin et Cordero, et que les autres traducteurs cités ci-dessus rendent par « mot » (Cousin), « vocable » (Diès) ou « terme » (Chambry, Mouze), est un mot dérivé du verbe eirein (« dire ») qui peut désigner toute forme d'expression verbale composée d'un ou plusieurs mots. C'est de ce même verbe eirein que vient le nom rhètor (« rhéteur »), et donc « rhétorique ». Un rhèma, c'est donc au sens étymologique ce que produit un rhètor, un « parleur ». On peut voir ce mot comme désignant un state intermédiaire entre la parole considérée comme bruit (le phtheggesthai) et le logos porteur de sens, résultat d'un legein. C'est le stade où les bruits sont reconnus comme des mots, mais sans qu'il y ait une garantie que ces mots aient du sens. Plus tard dans le dialogue, comme je l'ai déjà signalé dans la note 6, l'étranger spécialisera ce mot dans le sens de « verbe » (au sens grammatical), par un processus similaire à celui qui a conduit à spécialiser en français le mot « verbe », dérivé du latin verbum, qui est l'équivalent latin du logos grec, et qui donc au sens premier signifie « parole » (sens qu'a encore parfois aujourd'hui le mot « verbe » en français, par exemple dans l'expression « il a le verbe haut »), pour en faire le « verbe » au sens grammatical, sans doute avec l'idée que ce qui est premier dans un logos, c'est l'action qui est décrite par le verbe, dont tout le reste ne fait que préciser les modalités (par qui, envers qui, où, quand, avec quel résultat, etc.). Ici, à l'évidence, rhèma n'a pas ce sens technique spécialisé, que Théétète ne comprendrait pas puisque, quand l'étranger utilisera rhèma dans ce sens, plus loin dans le dialogue, il lui faudra préciser ce qu'il entend par là.
Pour mieux comprendre ce que dit l'étranger dans une formulation on ne peut plus générale, il n'est pas inutile de rappeler où nous en sommes dans le raisonnement : on cherche à savoir quel sens pourrait avoir les mots mè on (« n'étant pas »), de quoi ce pourrait être le « nom » (onoma, 237c2). L'étranger commence par mettre en place le cadre de cette réflexion, qui est celui du logos (« parole/discours/... »), en suggérant que celui-ci implique deux plans distincts, celui des noms (onomata) et celui de ce à quoi on prétend appliquer ces noms dans le logos, qu'il désigne par le mot le plus neutre qui se puisse trouver, ti (« quelque chose »). Il est fondamental ici de bien réaliser que l'étranger, et derrière lui Platon qui écrit, ne cherchent pas à faire comme si l'on pouvait raisonner sur ces ti (« quelque chose ») supposés extérieurs au langage en faisant abstraction du langage. Il ne s'intéresse qu'à des faits de langue, à des utilisations du logos (« parole/discours/... »), à des « dire » (legein) et à ce qu'ils impliquent dans la pensée de celui qui parle et de ceux qui écoutent. Et la première chose que dire quelque chose, quoi que ce soit, implique, c'est la distinction entre les mots prononcés et des ti (« quelque chose »), distincts des mots utilisés, auxquels celui qui prononce ces mots les applique par la pensée. La question n'est pas pour l'instant de savoir si nous avons raison ou tort de penser ça, mais de constater que c'est toujours le cas. Ce n'est que quand nous aurons progressé dans la compréhension des mécanismes du logos (« parole/discours/... ») et des moyens dont nous disposons pour en apprécier le pouvoir performatif sur ce qui n'est pas lui que nous pourrons répondre à cette question. Pour l'instant, on n'en est encore qu'au début de la démarche. Dans la mesure où ce qui est en cause à ce point est exprimé au moyen d'un mot particulièrement général, on (« étant »), participe présent du verbe einai (« être »), et que donc ce qui est en jeu c'est le sens de ce verbe, qui doit être le même quand on l'affirme et quand on le nie, l'étranger s'interdit de l'utiliser autrement que sous la forme de ce participe présent aux différents cas et nombres qu'il offre, précédé ou pas de la négation (« pas »). Après avoir introduit la distinction entre les mots et les ti (« quelque chose ») sur (epi) lesquels ils portent (pherein), il constate que Théétète admet (à tort, mais sans surprise pour lui) que le nom mè on (« n'étant pas ») ne peut pas porter sur un ti que l'on dit par ailleurs on (« étant »), sur n'importe quel ti choisi parmi les « étants » (ti tôn ontôn). Reste donc à chercher un ou des ti (« quelque chose ») qui ne feraient pas partie des « étants ». Pour parler (legein) d'un tel ti (« quelque chose »), il faut un ou plusieurs mots, qui constituent un rhèma (« expression vocale »), et l'étranger va donc maintenant se demander ce que, dans le logos (langage/discours/...), quand nous parlons (legomen ; on notera l'emploi du pluriel, qui implique un dialogue, seul contexte dans lequel les mots peuvent prendre sens), nous supposons toujours (ekastote) en utilisant un rhèma (« expression vocale ») à propos d'un ti (« quelque chose »). Et la première chose qu'il suggère ici que nous supposons à propos de n'importe quel ti (« quelque chose ») auquel nous appliquons un rhèma (« expression vocale »), c'est que nous le supposons on ti, « étant quelque chose », étant ce que dit le rhèma. Prenons des exemples pour rendre tout cela plus concret : un rhèma, ce peut être par exemple « olivier », « le jeune homme qui parle à la tribune », « en train de faire sa toilette », et le ti auquel quelqu'un pourrait affecter l'une de ces expressions, un arbre, une personne ou une activité dont il est en train de parler avec un ami. Ce que dit l'étranger, c'est que, lorsqu'il applique le rhèma « olivier » au ti que constitue pour lui l'arbre que lui montre son ami, il pense ce ti comme étant quelque chose (ti), en l'occurence, un olivier ; lorsqu'il applique le rhèma « le jeune homme qui parle à la tribune » au ti qu'il voit à quelque distance de lui et montre à son ami lui demandant qui est Alcibiade, il pense ce ti comme étant  quelque chose (ti), en l'occurence, le jeune homme qui parle à la tribune dénommé Alcibiade ; et lorsqu'il applique le rhèma « en train de faire sa toilette » au ti que constitue l'activité à laquelle s'adonne son fils, pour répondre à son ami lui demandant où est son fils, il pense ce ti (ici une activité et non plus une « chose », mais toujours quelque chose qui peut être désigné en grec par le mot pragma) comme étant quelque chose (ti), en l'occurence « faire sa toilette » (la réponse serait : « il est en train de faire sa toilette », forme équivalente à la forme progressive de l'anglais, qui permet de montrer comment toute activité exprimée par un verbe conjugué, dans l'exemple, « il fait sa toilette », peut être exprimée par une formule utilisant le verbe « être »). La difficulté à laquelle se heurte l'étranger est qu'en en restant à des termes généraux sans donner d'exemples, il se heurte aux limites du langage et au fait que c'est le même mot, ti (« quelque chose »), dont il a besoin des deux côté du on (« étant »), d'un côté pour désigner en termes généraux ce à quoi les mots sont appliqués, considéré dans un premier temps comme indéterminé, de l'autre pour désigner la détermination particulière qu'en fait le rhèma (« expression ») utilisé, mais de manière générale, sans particulariser une détermination plutôt qu'une autre. Et d'ailleurs, le grec on ti ne permet pas de savoir s'il faut considérer ti comme sujet (« quelque chose étant ») ou comme attribut (« étant quelque chose ») de on (« étant », la seule forme du verbe einai que l'étranger s'autorise à utiliser). Mais cela n'a pas d'importance, car ce que veut justement nous faire comprendre l'étranger, c'est que ces deux mots sont équivalents, ont la même extension et ne nous en apprennent pas plus l'un que l'autre sur ce à quoi on les applique. Un ti (« quelque chose ») ou un on (« étant »), c'est la même chose, et un on, un « étant », c'est nécessairement un on ti, un « étant quelque chose ». Ils sont l'un comme l'autre des moyens de faire référence de manière générale à n'importe quel « objet » de logos (« discours/parole/... »). La seule différence est que, comme on (« étant ») est une forme verbale, le verbe dont elle provient, einai (« être »), peut servir à interroger sur le ti dans la question ti esti; (« c'est quoi ? ») et à introduire la réponse sous la forme esti ti (« c'est quelque chose ») dans laquelle ti (« quelque chose ») doit être remplacé par d'autres mots pour nous apprendre quelque chose sur ce ti dont on parle, ni ti (« quelque chose »), ni esti (« est »), ni on (« étant ») ou toute autre forme du verbe einai (« être ») ne nous apprenant rien dessus. Le verbe einai (« être ») n'est qu'un outil pour faire le lien, dans le logos, entre un ti (« quelque chose ») perçu par celui qui parle et un rhèma (« expression vocale ») qui s'applique à lui, rien de plus, et, par lui-même, il n'apprend rien sur ce ti, sinon qu'il « est » objet d'un logos.
Dans la phrase qui nous occupe, to ti ne veut donc pas dire « le (mot) "ti"  », mais, « le quelque chose » auquel sont appliqués les mots qui constituent un rhèma (expression vocale) énoncés dans un logos, quel qu'il soit, par exemple, un rhèma qui prétendrait décrire un ti candidat au nom (onoma) de mè on (« n'étant pas »). Ti a donc bien ici sa fonction de pronom indéfini, exactement comme dans le français « le quelque chose » sans guillemets autour de « quelque chose ». L'étranger n'a que faire du mot spécifique ti en tant que mot, puisque, dans chaque logos (« parole/discours/... ») particulier il est remplacé par autre chose, par un rhèma (« expression vocale ») spécifique, autre que ti (« quelque chose »), et que donc le fait que le mot ti (« quelque chose ») s'applique à un on (« étant ») ne prouve pas que c'est encore vrai si l'on remplace ti par d'autres mots. (<==)

(12) Dans cette seconde partie de la phrase, l'étranger argumente ce qu'il a affirmé dans la première partie, toujours à propos de n'importe quel rhèma (« expression vocale »). Il y est question de legein, c'est-à-dire de produire un logos, des paroles porteuses de sens, et ce qu'il dit impossible (anudaton), c'est de considérer comme un logos le simple fait de prononcer un rhèma (« expression faite de un ou plusieurs mots ») sans le considérer comme s'appliquant à un ti (« quelque chose ») que celui qui parle suppose (à tort ou à raison, là n'est pas la question pour l'instant) étant (on) ce que dit ce rhèma (dans les exemples pris dans la note précédente, « un olivier » ou « le jeune homme qui parle à la tribune », ou « en train de faire sa toilette »). Pour que des mots soient porteurs de sens, et donc constituent un logos (« discours/parole sensée/... »), il faut que dans l'esprit de celui qui parle, ils renvoient à autre chose qu'eux, à quelque chose (ti) qui est, au moins pour celui qui parle, ce que décrivent les mots du rhèma. Des mots qui prétedent ne renvoyer à rien, qui sont prononcés et pensés « nus et complètement isolés » de quoi que ce soit qui pourrait être ce que désignent ces mots ou être en relation avec ces mots, n'ont pas de sens et ne constituent donc pas un logos, et les dire ne constitue pas un legein et ne dépasse pas le stade du phtheggesthai (« faire du bruit »), même si ces sons sont reconnus comme des mots. Sans cette relation, il est impossible de soumettre à l'épreuve de l'expérience partagée les propos proférés et donc de savoir si le ti supposé a une réalité ou pas hors du logos.
Le verbe que j'ai traduit par « complètement isolé » est apèrèmômenon, participe passé passif du verbe aperèmoun, formé sur le verbe erèmoun, « dépeupler, rendre désert » et, au passif, « être désert », lui-même dérivé de erèmos, « désert », dont vient le mot français « ermite ». On y trouve le préfixe ap(o) (« loin de ») qui est répété dans l'expression qui suit, apo tôn ontôn apantôn (« à l'écart de tous les "étant" »), mais qui peut aussi introduire en composition l'idée d'achèvement, que j'ai rendue ici par l'adverbe « complètement ». Dans cette expression, apèrèmômenon apo tôn ontôn apantôn (« complètement isolé à l'écart de tous les "étant" »), l'étranger s'amuse à rythmer sa phrase par cette répétition de ap- par trois fois comme pour insister sur cette idée d'isolement. (<==)

(13) Le grec a trois nombres (au sens grammatical), le singulier, le dual pour deux et le pluriel pour plus de deux. Dans le cas de ti (neutre de tis), ti est le singulier, tine est le dual et tines est le pluriel. Dans cette réplique, l'étranger fait apparaître successivement les trois formes, c'est-à-dire le cas de un, le cas de deux et le cas de plus de deux. Il explicite ainsi la manière dont, dans la réplique précédente, il est passé de ti (équivalent de « un » article indéfini) à hen ti (« un » en tant que nombre) : en s'appuyant sur le fait que ti est singulier. Ici encore, c'est l'analyse du logos (« langage/discours/expression/... ») qui guide l'argument et qui permet à l'étranger d'introduire un mot nouveau important à propos de la relation entre le logos (« langage/discours/expression/... ») et ce à quoi il prétend s'appliquer, le mot sèmeion (« signe ») qu'il utilise pour dire que le fait d'utiliser ti (« quelque chose ») au singulier, plutôt qu'au dual ou au pluriel hènos sèmeion einai (« est signe d'un »). Sèmeion est dérivé de la racine sèma, « signe, signal, signe de reconnaissance », de quoi que ce soit et de quelque nature que ce soit, d'où le sens de « tombeau » en tant que « signe » de la présence d'un mort. Il prend toutes les significations de sèma sauf celle de tombeau. Séma, par le biais du verbe dérivé semainein (« signifier »), est à la racine du français « sémantique » et sèmeion à la racine de « sémiotique ». Il faut noter que ce n'est pas à propos d'un mot que l'étranger introduit cette idée de « signe », mais à l'occasion de la mise en évidence d'un phénomène grammatical, qui permet au même mot, dans notre cas, ti (mais ce serait vrai de n'importe quelle expression qu'on substituerait à ti), de prendre plusieurs formes en fonction de ce que nous appelons de nos jours le « nombre » au sens grammatical, lui donnant des significations (mot français construit sur la racine « signe ») différentes : ti pour parler d'une chose, tine pour parler de deux choses, tines pour parler de plus de deux choses. Ce n'est pas le mot qui est sèmeion (« signe »), mais chaque forme particulière qu'il peut prendre du fait de déclinaisons, d'accords ou de conjugaisons qui constitue un « signe » distinct. Mais Platon ne disposait pas dans le grec de son temps de mots pour parler du « nombre, du « cas », du « temps », du « singulier », du « dual », du « pluriel », du « masculin », du « féminin », du « neutre » et autres notions grammaticales qui nous sont familières aujourd'hui et devait donc à chaque fois travailler sur des exemples, comme il le fait ici avec ti (« quelque(s) chose(s) »), en utilisant la forme au neutre, plutôt que tis, masculin ou féminin, justement pour rester plus « neutre », et donc plus général, puisque tis (« quelqu'un » ou « quelqu'une ») restreindrait le propos à des personnes.
Revenons-en maintenant à cette idée de hen (« un » comme nombre). Après avoir établi l'équivalence entre ti (« quelque chose ») et on (« étant »), l'étranger établit ici l'équivalence entre ti (« quelque chose ») et hen (« un » comme nombre). Penser quoi que ce soit c'est le penser comme étant un quelque chose (on hen ti) : c'est la pensée qui, pour quelque raison que ce soit, considère comme unité ce à quoi elle donne un nom. Cette unité peut être évidente pour tous, comme lorsqu'on parle du « corps » d'un homme ou d'un animal, dont les limites sont claires et visibles pour tous de la même manière, mais ne plus l'être autant lorsqu'on parle de « bras » ou de « main », ou de « coude », dont les limites précises ne sont pas visibles sur la peau. Et quand on en vient à parler de « troupeau », ou d'« armée », les choses sont encore moins claires (voir à ce sujet la page de ce site commentant une courte section du Théétète sous le titre Adieu Pythagore !). Et une pluralité de deux ou plusieurs suppose en préalable qu'on ait identifié des « unités » que l'on puisse nombrer. C'est cette identité entre ti (« quelque chose ») et hen (« un » en tant que nombre), qui se traduit en français par l'identité entre l'article indéfini « un » et le nombre « un ». Ti est en grec de sens très proche de l'article « un » en français, la principale différence étant qu'en français l'article, défini ou indéfini, est obligatoire, alors qu'en grec, on peut omettre l'article lorsqu'il serait indéfini. Mais on trouve, chez Platon en particulier, l'expression eis tis au masculin ou hen ti au neutre (« un certain »), qui combine les deux, pour souligner le fait que ce qu'on a en tête est indéterminé, mais qu'il s'agit d'un seul, lorsqu'on pense que le fait que ti(s) soit au singulier ne suffit pas pour le rendre clair et que cette unité est importante. Une traduction de cette expression pourrait être « un seul », ou « un unique », dans laquelle ce serait « un », article, qui traduirait le ti.
Si on (« étant ») et hen (« un » en tant que nombre) sont tous deux pratiquement équivalents à ti (« quelque chose/un certain »), cela veut dire qu'elles sont équivalentes entre elles : tout ce qui devient objet de langage et reçoit un nom est pensé à la fois comme on (« étant ») et comme hen (« un »), et aucune de ces deux propriétés ne nous apprend rien sur ce à quoi on l'attribue, puisqu'elle y est introduite par celui qui pense et parle pour les besoin de son logos (parole/discours/...). C'est pourquoi le hen esti de Parménide ne peut mener qu'à des raisonnements sophistiques : tout ce qu'on pense est pensé comme « étant un » et cela ne nous apprend rien sur quoi que ce soit, si bien que vouloir déduire de hen esti (« un est ») quoi que ce soit est illusoire. C'est en ce sens et en ce sens seulement qu'on peut donner sens à l'affirmation de Parménide que « le même en effet est penser et être » (to gar auto noein estin te kai einai) (fragment III) : non pas en partant de « être » (einai) supposé avoir un sens en dehors du logos pour en arriver à « penser » (noein) et en déduire qu'on ne peut penser que ce qui « est » (ce qui est aller dans le sens contraire de celui des mots de Parménide), mais en prenant acte du fait que tout ce que l'on pense « est », ne serait-ce qu'une pensée, dont il reste justement à déterminer si elle est plus que ça et si elle est adéquate à ce qui me l'a inspiré, au pragma (« fait/chose ») qui a provoqué le pathèma (« affection ») de mon esprit pensant (la question n'est pas ici de savoir si c'est ainsi que Parménide comprenait son propos, ce qui est peu probable, mais de suggérer une piste de réflexion qui a pu inspirer Platon dans ses efforts pour essayer de venir à bout des sophismes de Parménide). (<==)

(14) Le texte de la première partie de cette phrase est douteux. Le texte donné par Burnet et Diès est :
ar' oun oude touto sugchôrèteon, to ton toiouton legein men [ti], legein mentoi mèden
(mot à mot : « est-ce_que_ne_pas en_réalité pas_même cela il_faut_admettre, le (neutre) le (accusatif masculin singulier) tel dire vraiment [quelque_chose], dire assurément rien »)
Duke et al., dans la nouvelle édition de l'OCT, supprime purement et simplement le ti entre crochets, qui figure pourtant dans les manuscrits B, T et W (sans le men qui précède, dans B et W), et dont la suppression avait été proposée par Schleiermacher.
Cousin traduit : « Mais alors il ne faut pas accorder que cet homme, qui entreprend d'énoncer le non-être, parle en effet tout en ne disant rien » (les mots « qui entreprend d'énoncer le non-être » ramènent en ce début de phrase les mots qui la terminent en grec) ;
Diès traduit : « Ne faut-il pas retirer même cette concession, que ce soit là dire, à savoir rien dire ? » ;
Robin traduit : « Mais ne doit-on pas refuser de convenir qu'il parle, l'homme qui est dans ce cas, tout en ne parlant, à vrai dire, d'aucune chose individuellement ? » ;
Chambry traduit : « Dès lors, il ne faut même pas concéder que cet homme parle, il est vrai, mais ne dit rien » ;
Cordero traduit : «  Ne faut-il pas ne pas admettre même ceci : que celui qui énonce quelque chose, n'énonce pourtant rien » ;
Mouze traduit : « Mais ne faut-il pas même refuser d'admettre qu'un tel homme dit quelque chose tout en disant "rien" ».
Je propose de lire le texte suivant, bien qu'il ne figure dans aucun manuscrit :
ar' oun oude touto sugchôrèteon, to « ton toiouton legein mè ti, legein mentoi mèden
 », en considérant que ce qui suit le to est une citation quasi textuelle de la réplique précédente réduite à son noyau dur, qui était :
ton de dè mè ti legonta anagkaiotaton, hôs eoike, pantapasi mèden legein
(mot à mot : « le mais alors pas quelque_chose disant très_nécessairement, comme il_semble, tout_à_fait rien dire »).
La reformulation du mè ti legonta (« pas quelque chose disant ») en legein mè ti (« dire pas quelque chose ») ayant pour but de donner une structure identique aux deux formules legein mè ti (« dire pas quelque chose ») et legein mèden (« dire rien »), constituées toutes deux autout du verbe legein (« dire ») sous forme affirmative et non pas négative, puisque la suite veut faire comprendre que ce n'est pas « dire » (legein), c'est-à-dire énoncer un logos sensé, que de dire pas quelque chose (mè ti), la formule mè ti étant modelée sur le même format que mè on, par remplacement du on (« étant ») par ti (« quelque chose ») après que l'étranger ait montré qu'ils étaient interchangeables. Bref, il s'agit de bien faire comprendre que l'expression mè ti legonta (« pas quelque chose disant ») ne doit pas se comprendre comme niant ti légonta (« disant quelque chose »), c'est-à-dire comme « ne disant rien » au sens de « se taisant », ce qui n'est pas le cas puisque celui dont il est question émet des sons et prononce des mots, mais comme disant (legonta/legein) une expression vocale qui n'est pas un ti, un « quelque chose », comme on vient de le montrer, en d'autres termes, que c'est bien sur ti (« quelque chose ») et non pas sur legonta (« disant ») que porte la négation (« pas »). Dans la seconde partie, legein mèden (« dire rien »), le problème ne se pose pas dès lors que mèden (« rien ») est rejeté après legein (« dire »), puisque l'expression commence par un legein affirmatif et non négatif. Le problème n'est pas de changer mè ti (« pas quelque chose ») en mèden (« rien ») en considérant qu'on est en présence d'un legein (« dire »), mais de bien comprendre que les sons émis, le phtheggesthai dont il est question dans la seconde partie (c'est le dernier mot de la phrase, qui se termine sur mè on phtheggesthai, « n'étant pas proférer »), ne constituent pas un legein, un discours sensé, bref, de faire clairement la distinction entre phthèggesthai (« émettre des sons »), même quand ces sons peuvent s'analyser en mots (comme et on), et legein, dire des paroles sensées, un logos. Il est impossible de rendre ça dans la traduction française où d'une part, on est amené à traduire legein tantôt par « dire » (lorsqu'il est suivi de quelque chose qu'on dit), tantôt par « parler » (lorsqu'il n'a pas de complément), et d'autre part, on n'a pas de verbes distincts pour marquer la différence entre phtheggesthai (« émettre des sons, faire du bruit ») utilisé dans le sens de « dire, parler », sans préjuger du fait que ce qu'on dit a un sens, et legein mettant l'accent sur le fait qu'il s'agit d'un discours (logos) porteur de sens.
Si c'est bien là le texte original de Platon, les erreurs successives des copistes peuvent s'expliquer par le caractère insolite de l'expression legein mè ti (« dire pas quelque chose ») faisant porter la négation sur ti (« quelque chose ») et non pas sur legein (« dire »). Un premier correcteur aurait transformé le (« pas ») en men (« vraiment, certainement » lorsqu'il n'est pas en corélation avec un de (« mais, d'autre part ») ultérieur, ce qui est le cas ici), inversant le sens de ce membre de phrase (« dire vraiment quelque chose » au lieu de « dire pas quelque chose ») et des copistes ultérieurs, en l'absence d'un de (« mais, d'autre part ») répondant au men (dans ce cas signifiant « d'une part ») et en présence au contraire d'un mentoi (« assurément », qui est un men renforcé), auraient purement et simplement supprimé ce men, jusqu'à ce que Schleiermacher propose, lui, de supprimer le ti (« quelque chose »), pour faire du premier legein un verbe sans complément d'objet (sens « parler » plutôt que « dire (quelque chose à préciser) ») et arriver au sens « parler en effet, (pour) ne rien dire assurément ». (<==)

(15) « Difficulté » traduit le mot aporia, qui fait écho au aporon de 237c6, que j'avais traduit par « inextricable », par lequel Théétète qualifiait la question initiale de l'étranger (cf. note 7). On peut noter qu'à partir du sens premier de telos, qui est « achèvement, accomplissement », et qui peut évoluer soit vers le sens de « fin, terme », soit vers celui de « point culminant, plein développement, plénitude », les traducteurs arrivent à des sens diamétralement opposés pour cette réponse de Théétète : Robin traduit (ou plutôt réécrit) en effet : « Au moins la thèse de l'existence du Non-être connaîtrait-elle ainsi le suprême degré de l'inextricabilité », Cordero traduit : « Le raisonnement atteindrait ainsi le sommet de sa difficulté » et Mouze traduit « en tout cas, son discours se trouverait au fin fond d'une impasse », alors que Cousin traduit : « De cette manière, toute difficulté serait levée » et que Diès et Chambry traduisent : « Voilà au moins qui mettrait fin aux difficultés de la question ». Je me rallie à ce second groupe, considérant que, pour un adolescent comme Théétète, le fait de dire que prononcer les mots mè on (« n'étant pas »), c'est produire des sons, mais pas du sens, est plutôt un argument de bon sens qui résoud la difficulté qu'une complication nouvelle plus inextricable encore que ce qui a précédé. Après tout, lorsqu'au début de cette discussion, l'étranger lui a demandé : «  le pas du tout étant (to mèdamôs on), oserons-nous en parler (phtheggesthai) d'une manière ou d'une autre ? », sa réponse a été : « Pourquoi pas, en effet ? ». Certes, il n'avait peut-être pas encore vu la subtile nuance que faisait l'étranger entre phtheggesthai (« parler » au sens de « faire du bruit ») et legein (« parler » au sens de « dire quelque chose de sensé »), mais il admettait qu'on puisse prononcer les mots mèdamôs on (« pas du tout étant ») et c'est la question suivante de l'étranger qui l'a jeté dans la perplexité. Si maintenant l'étranger lui montre que phtheggesthai et legein, ce n'est pas la même chose et qu'on peut phtheggesthai quelque chose qui n'a aucun sens, il n'y a plus de problèmes pour lui. Après tout, les enfants qui apprennent à parler imitent souvent les grands en produisant des semblant de paroles qui ne veulent rien dire et, quand ils grandissent, cela peut même devenir un jeu et même un enfant peut se rendre compte que ce n'est pas parce qu'on met bout à bout des mots qui, pris un à un, non pas ont un sens, puisqu'un mot seul en constitue pas un logos sensé, mais peuvent participer à des phrases ayant un sens, que cet assemblage particulier a un sens. (<==)

(16) Les traducteurs hésitent sur le sens qu'il faut donner à archè dans cette réplique, et Platon ne les aide pas en le qualifiant d'archè autou, « de ça », en se contentant d'un pronom démonstratif neutre dont il nous laisse le soin de déterminer à quoi il renvoie, au contraire de la plupart des traducteurs, qui explicitent, chacun à sa manière, ce que Platon a laissé au lecteur le soin de déterminer (dans les citations qui suivent, le mot retenu pour traduire archè est en gras, et le mots choisi pour expliciter autou est souligné) :
- Cousin : « voici la première et la plus grande de toutes les difficultés et qui touche au fond même de la question »
- Diès : « la difficulté qui reste est la première et la plus grande de toutes. C'est, en effet, dans le principe même qu'elle réside » (Diès ne traduit pas autou, ce qui est un moindre mal, puisque ça laisse au lecteur le soin de déterminer de quoi le « principe » est principe)
- Robin : « c'est même en cela que réside la plus grande et la première des impasses : elle est en effet relative à ce qui est précisément le point de départ de la thèse dont il s'agit »
- Chambry : « c'est de toutes (les difficultés) la plus grande et la première ; car elle se rapporte au commencement même du sujet »
- Cordero : « il reste encore la principale et la première des difficultés. Elle concerne justement le principe même du raisonnement »
- Mouze : « des impasses, il y en a encore, et même, parmi elles, la première et la plus grande de toutes, car elle touche au principe même du discours ».
La suite de la discussion va montrer que ce que remet en cause l'étranger, c'est la possibilité même de phtheggesthai, de prononcer, des mots faisant référence au mè on (« n'étant pas ») si l'on veut leur donner le sens intuitif qu'ils ont ainsi pris isolément. Il en revient donc bien à la première question qui a lancé toute cette discussion : «  le pas du tout étant (to mèdamôs on), oserons-nous en parler (phtheggesthai) d'une manière ou d'une autre ? », à son « point de départ » (archè). Il a montré qu'on ne peut pas en parler de manière sensée (legein), il va maintenant montrer qu'on ne peut même pas en parler tout court (phtheggesthai), pour en arriver aux contradictions que cela implique puisque, pour dire qu'on ne peut pas en parler, on en parle ! (<==)

(17) Il ne faut pas perdre de vue dans toute cette discussion que l'étranger se situe toujours dans le plan du logos, de mots assemblés dont on cherche à déterminer s'ils sont porteurs de sens et, si c'est le cas, quel est ce sens. Il ne parle donc pas de « l'être » comme si l'on pouvait faire abstraction du discours qui en parle. « Être » sous une forme grammaticale ou sous une autre, affirmé ou nié, substantivé ou pas, ce ne sont pour lui dans un premier temps que des mots dont il convient de préciser le sens et les règles d'usage pour tenir un discours cohérent. On vient de voir que to on (« l'étant ») et to ti (« le quelque chose ») étaient interchangeables pour désigner ce à quoi on pense en parlant. Ce que dit ici l'étranger, c'est que, lorsqu'on parle, cet « étant/quelque chose » dont on parle, c'est en général pour le mettre en relation avec d'autres ti/on (« quelque chose/étant »). Le terme qu'il utilise pour parler de cette mise en relation est le verbe prosgignesthai, formé sur le verbe gignesthai (« naître, devenir ») par adjonction du préfixe pros-, qui signifie « à côté de, en outre, encore » avec une idée d'addition ou de connexion, conduisant au sens « ajouter ». C'est par exemple le verbe qu'utilise Socrate dans le Théétète pour parler, à propos de la troisième tentative de définition de l'epistèmè (« savoir »), comme opinion vraie accompagnée de logos, de ce logos qui serait « ajouté » (prosgenomenon) à l'opinion vraie pour en faire l'epistèmè (« savoir ») (Théétète, 206c4 ; 210b2). Parler, c'est ajouter (prosgignesthai) des mots les uns à la suite des autres, chaque mot ou groupe de mots « naissant » (gignesthai) dans la bouche de celui qui parle à la suite (pros) de ceux qui ont précédé renvoyant à un ti/on (« quelque chose/étant ») distinct, supposé entretenir des relations avec d'autres ti/on (« quelque chose/étant ») mentionnés dans ce qui est dit, que celui qui parle essaye justement de traduire dans ses mots. (<==)

(18) Au sens littéral, cette formulation peut se comprendre comme émettant un doute sur la pluralité des « étants ». Quand on sait que le nombre, pour les grecs d'alors, commençait à deux, un n'étant pas un nombre, mais le principe des nombres, on peut la comprendre comme disant que, oui, dès lors qu'on admet au moins deux « étant » (allo ti hôs on, « quelque chose d'autre comme étant », c'est-à-dire plus d'un), alors il faut admettre le nombre parmi les « étant », avec peut-être dans un coin de sa tête le souvenir des propos de Parménide, concitoyen de l'étranger, disant que seul l'un est. La plupart des traducteurs la comprennent comme voulant dire que, s'il y a bien quelque chose qui a sa place parmi les « étant », c'est le nombre. Il n'en reste pas moins que, si l'on laisse de côté l'envie du jeune Théétète de briller devant son prof. de maths, Théodore, qui assiste en auditeur muet à la discussion, dans la perspective « ontologique » qui est celle de ceux que critique l'étranger, le statut des nombres est loin d'être évident. (<==)

(19) Même ceux qui veulent voir de l'« ontologie » dans cette discussion ne peuvent échapper au fait qu'il est à l'évidence question ici de manières de parler et de grammaire et de nombre au sens grammatical, dans un vocabulaire qui se cherche encore et qui ne semble pas familier au jeune Théétète, qui en bon « matheux » hier encore en cours de maths (voir le prologue du Théétète) et en présence de son professeur, comprend « nombre » au sens arithmétique. C'est pourquoi j'ai traduit mè onta epeidan legomen par « quand nous disons "n'étant pas" » (en précisant entre parenthèses qu'il s'agit d'un pluriel, difficile à rendre en français dès lors que j'ai pris l'option de traduire mè on par « n'étant pas » plutôt que par « pas étant » ou « non étant » pour éviter la tentation d'y adjoindre, même seulement par la pensée, un trait d'union et d'en faire un seul mot) plutôt que par « quand nous parlons des n'étant pas » (comme le font, avec « non-êtres » (Diès, Chambry, Cordero), « non-existants » (Robin) ou « non-existences » (Cousin) au lieu de « n'étant pas », tous les traducteurs que j'ai consultés sauf Mouze), pour bien montrer que ce sont les mots qui sont en cause et leur accord au singulier ou au pluriel, puisque préalablement, on a convenu qu'il n'y avait pas de ti (« quelque chose ») associé au nom mè on (Mouze fait de même en traduisant « quand nous disons "non-étants" », en mettant « non-étants » entre guillemets ; son seul tort est de mettre un trait d'union entre « non » et « étants » pour en faire un mot unique alors qu'en grec, il s'agit de deux mots distincts, et onta). Au point où l'on en est dans le raisonnement, il ne reste en effet que mè on comme mots que l'on peut peut-être prononcer (phtheggesthai), au singulier ou au pluriel, pourquoi pas, puisque les mots le permettent, sans aucun ti (« quelque chose ») associés à eux dans la pensée de celui qui parle. Certes, l'étranger est revenu au verbe legein (legomen, « nous parlons/disons »), alors que peu avant il avait exclu qu'on puisse legein du n'étant pas (mè on), mais ce n'est pas une raison pour remettre en cause tout ce qui a été acquis précédemment. (<==)

(20) « Ajuster à côté de » traduit le verbe grec prosarmottein, dans lequel on retrouve le même préfixe pros- que dans prosgignesthai (« ajouter à côté de »), utilisé en 238a5 et 238a8, prospherein (« transporter à côté de »), utilisé en 238b3, et prostithenai (« poser à côté de »), utilisé en 238c1, mais associé cette fois-ci à harmottein, « ajuster, adapter, unir, accorder », dont dérive harmonia et à travers lui le français « harmonie ». Ce qui est important ici, plus que les mots spécifiques, c'est le procédé, qu'on retrouvera dans la suite, en particulier à des moments clé de la discussion : l'étranger, pour parler de notions très abstraites, refuse de se laisser enfermer dans un vocabulaire technique et de spécialiser des mots ; au contraire, il fait exprès de varier son vocabulaire pour qu'on ne s'attache pas à l'image qu'un seul de ces mots véhicule, mais qu'on enrichisse la compréhension de ce dont il est question en combinant les images multiples que chaque mot différent ajoute au tableau. Ici, le pros- évoque une relation entre deux termes, sans qu'il soit nécessaire de préciser laquelle, puisque justement le verbe que préfixe pros change à chaque fois et que chacun importe une nouvelle image : « naître » (gignesthai), « porter » (pherein, qui avait été auparavant utilisé avec le préfixe epi, pour parler de ce à quoi on appliquait les mots), « poser » (tithenai), « ajuster/accorder » (harmottein), tout ça pour évoquer des relations entre mots dans un rhèma (« expression vocale, assemblage de mots prononcés »), dont on n'est pas sûr qu'il constitue un logos sensé. De ce point de vue, ce dernier verbe ajoute aux trois précédents (« ajouter », « porter sur », « poser sur »), qui sont des termes neutres évoquant simplement des assemblages sans idée de valeur, une idée d'« accord » qui, elle, suggère que n'importe quel mot ne « s'accorde » pas nécessairement avec n'importe quel autre. Cette idée va être l'un des piliers de la solution qu'apportera l'étranger au problème posé dans le Sophiste. Pour essayer de rendre en français cette accumulation de pros préfixant des verbes différents, j'ai utilisé à chaque fois la préposition « à côté de », qui est un des sens possibles de pros, pour introduire le complément du verbe commençant pas pros, ce qui m'a amené à préférer pour prosarmottein la traduction par « ajuster » à celle par « accorder (à ou avec) » qui, dans l'absolu, aurait mieux convenu. On notera que la préposition/préfixe pros (« à côté de ») est utilisée pour traduire la juxtaposition des mots les uns par rapport aux autres dans le même plan, celui du logos (langage/discours/...), alors que la préposition/préfixe epi (« sur ») était utilisée au début de cette discussion pour parler de la relation entre les mots et ce à quoi ils prétendent s'appliquer, les ti (« quelque chose »), qui sont dans deux plans différents, et que le verbe pherein (« porter ») est utilisé dans les deux cas. (<==)

(21) L'étranger utilise ici quatre adjectifs pour qualifier le « n'étant pas » (mè on) considéré auto kath' hauto (« lui-même par lui-même »), c'est-à-dire pris isolément, abstraction faite de tout complément qui pourrait venir s'y ajouter. Ces adjectifs, dont les trois premiers font écho, dans l'ordre inverse, aux trois verbes à l'infinitif aoriste de la première partie de la réplique, sont :
adianoèton, formé sur l'adjectif verbal de possibilité du verbe dianoeisthai (« penser, se mettre dans l'esprit ») par adjonction au début d'un alpha privatif. Dianoeisthai est lui-même formé sur le verbe noein au moyen noeisthai, dont le sens général est « faire usage de son nous (« esprit, intelligence ») » en tant qu'« organe » nous permettant de penser, de réfléchir, de faire preuve de plus ou moins d'intelligence. Noèton (« intelligible ») est l'adjectif qu'utilise le Socrate de Platon dans la République pour qualifier ce qu'il oppose, dans l'analogie de la ligne, à l'horaton (« visible »), pour en faire deux segments distincts, et dianoia est le nom qu'il donne au pathèma (« affection ») de notre psuchè (« âme ») qu'il associe avec le premier sous-segment de l'intelligible (noèton), celui dans lequel on reste prisonnier des mots, par opposition au « savoir » (noèsis/epistèmè). Dianoeisthai, sous la forme de l'infinitif aoriste dianoèthènai, est le troisième verbe de la liste de verbes énoncés dans la première partie de la réplique.
arrèton (« indicible ») est construit de la même manière sur l'adjectif rhètos dérivé du verbe eirein, dont on a vu (cf. note 11) que venait rhèma (« expression vocale ») et rhètor (« orateur »). Il répond au verbe eipein (« dire »), le verbe médiant à l'aoriste de la liste de verbe. Si, ici, l'adjectif et le verbe ne sont pas issus de la même racine, c'est parce qu'en grec, il existe plusieurs verbes de sens voisin signifiant « dire », qui sont pour la plupart des verbes défectifs, se complétant les uns les autres pour les temps et modes qui manquent à l'un ou l'autre. Et justement eipein est un verbe qui ne s'emploie en pratique qu'à l'aoriste. Dans la perspective qui est celle de l'étranger ici, on peut considérer que eipein, aussi bien que eirein (dont dérive arrèton) ou phanai (autre verbe signifiant « dire ») désignent le « dire/parler » à un niveau intermédiaire entre le phtheggesthai, qui ne considère les paroles que comme des bruits, et le legein, qui considère les paroles comme porteuses de sens. À ce niveau intermédiaire, les sons émis sont reconnus individuellement comme des mots, mais sans préjuger du fait que, assemblés comme ils le sont, ils ont un sens.
aphthegton est construit, lui, sur l'adjectif verbal de possibilité du verbe phtheggesthai, qui, comme je viens de le rappeler, décrit le niveau zéro de la parole, celui où elle n'est encore considérée que comme du bruit, des sons. Ce verbe, à l'aoriste phthegxasthai, ouvre la liste de verbes de la première partie de la réplique. « Imprononçable », que j'utilise pour le traduire pour rester cohérent avec la traduction de phtheggesthai par « prononcer », ne doit pas être compris comme suggérant une difficulté particulière à produire les sons correspondant aux mots, mais comme formulant une interdiction.
alogon, que j'ai traduit par « dépourvu de sens », signifie « privé de logos » et se traduit dans d'autres contextes par « irrationnel », traduction qui ne convient évidemment pas ici où l'adjectif s'applique à des mots. Si l'étranger n'a pas mentionné le verbe legein (qui serai lexai à l'infinitif aoriste) dans la première partie de la réplique, c'est parce qu'il a déjà dit précédemment qu'il n'était pas possible de legein (« dire (de manière sensée) ») le mè on (« n'étant pas ») (cf. 237e4-6). Mais il le reprend dans la liste des qualificatifs, en respectant toujours l'ordre inverse de l'ordre dans lequel les verbes ont été introduits, puisque l'impossibilité du legein avait été mentionnée avant même cette réplique-ci, parce que c'est en fin de compte le plus important dans sa perspective, qui est celle du logos (« discours/parole sensée/raisonnement/... »), et que cet adjectif constitue la conclusion adaptée à cette nouvelle étape du raisonnement.
Mais il convient maintenant de bien tirer toutes les conséquences de cette affirmation que le mè on auto kath' hauto (« le "n'étant pas" lui-même par lui-même) est alogon, dépourvu de sens. Or, si mè on (« n'étant pas ») utilisé tout seul n'a pas de sens, c'est que « étant » utilisé tout seul (to on auto kath' hauto) n'a pas de sens non plus ! Car, comme je l'ai déjà dit dans des notes précédentes, le sens d'un verbe n'est pas changé par la négation. Si « ne schtrucdant pas » (ne cherchez pas ce verbe dans un dictionnaire, je l'ai inventé pour les besoins de la cause) n'a pas de sens, c'est parce que « schtrucdant » n'en a pas. Comment faut-il comprendre ça dans le cas de « étant » ? Tout est dans le auto kath' hauto (« lui-même par lui-même »), c'est-à-dire dans le fait qu'on considère le verbe lui-même, isolé de tout contexte, dans ce qu'il pourrait vouloir dire seul. Tout ce qu'a cherché à nous démontrer le raisonnement jusqu'ici est que « étant » pris isolément, c'est-à-dire sans « attribut » associé, a un registre d'emploi tellement large qu'il ne laisse rien en dehors, qu'il ne laisse aucune place pour un « n'étant pas », ce qui revient à dire qu'il n'apporte rien par lui-même et donc qu'effectivement, seul, il n'a pas de sens. Il n'est qu'un outil linguistique au même titre que, par exemple, (« pas ») qui ne prend de sens qu'associé à quelque chose qu'il sert à nier. D'une certaine manière, esti (« est ») est le contraire de (« pas »), ce qui permet d'affirmer ce qu'il introduit en l'absence justement d'un (« pas »). Le couple esti/mè esti (« est/n'est pas »), c'est-à-dire to on/to mè on (« l'"étant"/le "n'étant pas" ») n'est rien d'autre que l'outil universel pour affirmer et nier dans le logos (« discours/parole sensée/raisonnement/... »). Et de ce fait, effectivement, ni l'un, ni l'autre, n'a de sens pris en lui-même, isolément. Et pour aller encore plus loin, même une négation est l'affirmation d'une disjonction entre un sujet et un attribut, non pas « n'étant pas (ci ou ça) », mais « étant (pas ci ou ça) ». La négation ne porte pas sur « étant », mais sur l'attribut. (<==)

(22) Les éditeurs et les manuscrits sont partagés sur l'attribution de cette seconde question et sur les mots qui l'ouvrent : les manuscrits B, T et Y donnent le texte tode eti meizô tina legein allèn echomen (mot à mot « ça (neutre) encore plus_grande (féminin comme aporia, (« difficulté ») de la phrase précédente) une_certaine dire autre (féminin) nous_avons »), mais en attribuant ces mots à Théétète et en faisant des mots ti de (« quoi d'autre part/mais quoi ») qui suivent immédiatement le début de la réplique suivante de l'étranger. Diès, s'appuyant sur une note marginale du codex Parisinus 1811, conserve l'attribution à Théétète en remplaçant le tode initial (donné comme to de dans le manuscrit W) par ti de; (« mais quoi ? ») et fait du ti de qui suit le début de la réplique suivante de l'étranger. Burnet et Duke et al. conservent l'attribution à l'étranger, en optant pour to de (« mais le/ce ») plutôt que tode (« ça », renvoyant à ce qui va suivre) au début et en en faisant la suite de la réplique, séparé de ce qui précède par une simple virgule, et ils remplacent le ti de; (« mais quoi ? ») qui suit, dont ils font la réponse de Théétète, par tina dè, qui ne figure dans aucun manuscrit. Pour ma part, je traduis le texte des manuscrits B, T et Y en en faisant la suite de la réplique de l'étranger, mais le considérant comme une question distincte de ce qui a précédé : la première partie de la réplique conclut ce qui a précédé par une question dont l'étranger connaît d'avance la réponse et la seconde partie, celle ici en cause, est une nouvelle question, posée sans attendre de réponse à la première, annonçant ce qui va suivre par le tode (« ça »). Et je conserve le ti de; (« mais quoi ? ») qui suit comme réponse, sous forme de question, de Théétète : le ti (« quoi ») neutre renvoyant à tode (« ça »), neutre aussi, il est inutile de le changer en tina pour l'accorder avec aporia (féminin), comme le font Burnet et Duke et al. Avec cette lecture, je serais même tenté d'ajouter un de (« mais ») après tode (« ça »), dont la disparition pourrait s'expliquer par la répétition que constitue de (« ça ») accolé à tode (« mais »), et dont la lecture to de du manuscrit W pourrait être un témoin résultant d'une résolution différente de la redondance de de. On peut aussi noter que le démonstratif hode, dont tode est le neutre, résulte de la juxtaposition de l'article ho (« le »), qui était lui-même à l'origine un démonstratif (« ce ») dont le sens démonstratif s'est affaibli à l'usage, mais n'a pas complètement disparu, et de la particule de (« mais »), et comprendre tode à lui seul comme signifiant « mais ça ». C'est ce que je fais dans ma traduction pour rendre plus sensible le découpage en deux questions.
Ceci étant dit, les enjeux ne sont pas bien grands. Savoir si c'est l'étranger lui-même qui annonce une difficulté encore plus grande ou Théétète qui, échaudé par la réplique de l'étranger lorsqu'en 237e7, il avait cru le problème résolu, se montre cette fois plus circonspect et, quand l'étranger lui demande ici de confirmer qu'il n'avait pas menti en annonçant une plus grande difficulté en introduction à la discussion qui vient de prendre fin, lui demande en réponse s'il en a encore une plus grande dans sa besace, ne change pas grand chose à la compréhension du dialogue. Dans un cas comme dans l'autre, on est en présence d'une transition entre deux phases de raisonnement, celle qui vient d'aboutir au fait que le mè on (« n'étant pas ») est indicible, et celle qui va faire remarquer que, pour dire ça, il faut justement dire mè on (« n'étant pas ») ! (<==)

(23) Le mot que je traduis ici par « impasse » est le même mot, aporia, que j'ai traduit dans la précédente réplique de l'étranger par « difficulté ». « Impasse » est le sens étymologie d'aporia, substantif dérivé d'aporos, qui signifie étymologiquement « sans (a-, alpha privatif) chemin/route/voie (poros) ». Il me semble que, dans cette réplique, ce sens étymologique reflète mieux le style de « difficulté » auquel fait allusion l'étranger : pour dire qu'on ne peut pas même dire mè on (« n'étant pas »), il faut le dire ! On est bien dans une voie sans issue. (<==)

(24) « Eh bien alors, quelqu'un dirait-il encore [que] ma [modeste] personne au moins [est/vaut] quelque chose ? » traduit le grec ton men toinun eme ge eti ti tis an legoi; (mot à mot « le alors eh_bien moi du_moins encore quelque_chose quelqu'un peut-être dirait ? »). Les mots en gras sont douteux. Diès donne, à la suite d'Hermann, eme g' eti tis, corrigeant marginalement la leçon des manuscrits T et Y, qui donnent eme ge eti tis, sans élision du ge, et traduit par « À quoi bon, alors, parler de moi plus longtemps ? ». Burnet donne la leçon eme ge ti tis, conservée par Duke et al. dans leur nouvelle édition pour les OCT. Le manuscrit B donne la leçon eme te ti tis, et le manuscrit W la leçon eme eti ti tis. La leçon que j'ai retenue, eme ge eti ti tis, est donnée par Diès comme figurant dans d'anciennes éditons basées sur les manuscrits Ven. 8 et Ven. 184.. Du côté des traducteurs, Cousin, sans qu'on sache quelle variante du grec il a adopté, traduit par « S'il en est ainsi, que va-t-on dire de moi? ». Robin, sans préciser non plus la leçon qu'il adopte, traduit par « De moi, pour conclure, qui personnellement parlerait encore ? ». Chambry traduit, sans préciser lui non plus quelle variante il retient : « Dès lors, à quoi bon parler encore de moi ? ». Cordero, qui retient la leçon adoptée par Diès (eme g' eti tis), traduit : « Qui voudrait maintenant encore m'adresser la parole ? ». Dans la première version de cette page, j'avais traduit le texte donné par Diès par « Eh bien alors, quelqu'un parlerait-il encore de moi ? », sans remarquer qu'il était douteux. C'est en confrontant ma traduction avec celle, sortie après la mienne, de Létitia Mouze, qui retient la leçon du manuscrit W (eme eti ti tis) et traduit par « Pourquoi alors parlerait-on encore avec moi ? », que, cherchant à comprendre ce qui pouvait expliquer la différence entre « parler de moi » et « parler avec moi », j'ai découvert la multiplicité des leçons.
Ceci étant, les enjeux des différentes variations ne sont pas de même importance : la présence ou l'absence du ge (« du moins ») et du eti (« encore »), qui n'apportent que des nuances au texte, ont moins de portée que la présence ou l'absence du ti (« quelque chose »). Le noyau dur de cette phrase telle que je la comprends en conservant le ti (« quelque chose »), mot qui devrait retenir l'attention dans le contexte de la discussion en cours où il tient une place de choix (cf. 237c10, sq.), est ton eme ti tis an legoi, dans laquelle je comprends ton eme ti comme une infinitive complément d'objet direct du verbe an legoi (« dirait », forme hypothétique avec an et l'optatif) dans laquelle le verbe einai (« être ») est sous-entendu, signifiant donc « le moi (= ma personne) [être] quelque chose », c'est-à-dire « que ce moi [est] quelque chose », ou encore « que ma personne est (au sens de "vaut") quelque chose », soit pour l'ensemble « quelqu'un (tis, sujet) dirait-il que ma personne [est/vaut] quelque chose ». Et ce ti (« quelque chose ») appliqué à l'étranger prend toute sa saveur quand on remarque qu'il résonne avec le même ti utilisé peu avant pour se demander si le mè on (« n'étant pas ») était justement un ti, un « quelque chose », et qu'à défaut, il fallait le considérer comme indicible. Et l'absence du einai (« être »), usuelle en grec dans une telle construction, se justifie tout particulièrement ici où, justement, à propos du mè on (le « n'étant pas »), on se demandait si l'on pouvait le dire un ti (« quelque chose ») après avoir admis qu'on ne pouvait le supposer on (« étant »). En prétendant se refuser le ti (« quelque chose ») appliqué à lui-même, l'étranger se refuse a fortiori le statut d'« étant » (on) et ne peut donc expliciter le einai (« être ») à côté du ti (« quelque chose »). Cette analyse justifie la présence de deux accusatifs, ton eme (« le moi ») et ti (« quelque chose »), côte à côte comme compléments du verbe legein (« dire, parler ») et évite de traduire ton eme (« le moi ») comme si c'était un datif (« à moi »). Notons encore que ce ti (« quelque chose ») appliqué à l'étranger par lui-même est encore plus savoureux du fait qu'il est juxtaposé à un tis (« quelqu'un ») sujet de la phrase (« quelqu'un dirait... ») : face à un « quelqu'un » quelconque, l'étranger se rabaisse à n'être pas même un ti (« quelque chose »), loin donc d'être un « quelqu'un » (tis) !
Par rapport à ce noyau dur, reste à placer les mots supplémentaires. Men toinun (« Eh bien alors ») ne fait pas partie des mots douteux et ne fait que servir de liaison avec ce qui a précédé, dont on tire une conséquence. Eti (« encore ») suggère que l'étranger a bien compris qu'auparavant certaines personnes, dont sans doute Théétète, avaient une certaine estime pour lui et considéraient que ses propos avaient une certaine valeur, que donc il était « quelque chose » (ti), mais son absence ne changerait pas grand chose au sens général de la phrase. Quant au ge (« du moins »), qui porte sur ce qui le précède, c'est-à-dire ton eme (« le moi/ce moi/ma personne »), on peut le comprendre comme introduisant une idée de restriction (« du moins ») ou comme renforçant une affirmation (« certes, en vérité »). Je le comprends dans son sens restrictif comme introduisant une nuance déprécative dans la formule ton eme ge dans une phrase où l'étranger se déprécie délibérément pour éviter que Théétète en particulier le prenne pour un dieu (voir la première réplique de Socrate au début du dialogue, en 216a5-6), que l'on peut rendre en traduisant ton eme ge par « ma modeste personne » ou « ma petite personne ». Mais, là encore, son absence (la leçon du manuscrit W) ne changerait pas fondamentalement le sens. Dans cette même perspective déprécative, le eti (« encore »), qui laisse entendre que, jusqu'à présent, les interlocuteurs, certains d'entre eux du moins, étaient en admiration devant lui et qu'il essaye ici de freiner leurs ardeurs à son égard, se justifie tout à fait. C'est pourquoi j'ai conservé les deux, le ge et le eti, même si l'absence de l'un ou l'autre ne change pas fondamentalement le sens, dès lors qu'on conserve le ti (« quelque chose ») et qu'on le comprend comme je l'ai suggéré, ce qu'implique le fait que ton eme (« le/ce moi ») est un accusatif et non pas un datif, ce qui exclut la traduction par « me dire quelque chose », dans laquelle « me » est pour « à moi », et traduirait donc un datif en grec.
Cette interprétation de la phrase est cohérence avec ce qui suit immédiatement, où l'étranger continue à se déprécier en précisant pourquoi il faut le compter pour rien après ce qu'il vient de dire. Certes, l'idée que l'étranger n'est/ne vaut pas grand chose est, sinon explicitée, du moins induite par les traductions passées en revue, qu'elles tournent autour du fait de parler de l'étranger ou du fait de parler à l'étranger. Dans le premier cas, il attire la critique ou ne mérite que le silence, dans le second cas, il n'est pas un interlocuteur digne qu'on s'adresse à lui. Mais toutes ignorent le poids du ti (« quelque chose ») dans le contexte de cette discussion en le gommant purement et simplement de leurs traductions quand ils le gardent (en traduisant ti legein, « dire quelque chose », par « parler »), et font ainsi perdre les résonnances entre la manière dont l'étranger parle de lui et celle dont il parle du mè on (le « n'étant pas »). (<==)

(25) « La manière correcte de parler du n'étant pas » traduit en en explicitant l'étymologie le grec tèn orthologian peri to mè on. Elle résume en quelque sorte tout l'objet du Sophiste à l'aide d'un mot, orthologia, qui est très probablement un néologisme forgé par Platon pour l'occasion, car c'est la seule occurrence de ce mot dans tous les dialogues, et même dans tous les classiques grecs disponibles sur le site Internet Perseus et le seul exemple d'utilisation qu'en donnent aussi bien le Bailly que le LSJ. Ce mot est formé par la combinaisons de orthos et de logos. Orthos, à l'origine du préfixe ortho- qu'on trouve dans des mots comme « orthophoniste » ou « orthopédiste », signifie « droit » dans tous les sens, propre et figurés, qu'a ce mot en français, c'est-à-dire aussi bien pour une ligne que pour une conduite, un caractère, une expression, une manière de parler, etc. C'est l'adjectif qu'a utilisé l'étranger, associé à dikaion (« juste »), en 238c5, pour dire qu'« il n'est en fait ni juste, ni correct d'esssayer d'ajuster « étant » à côté de « n'étant pas », où je l'ai traduit par « correct ». Sous la forme adverbiale orthôs, que j'ai traduit selon les cas par « correctement » ou par « à bon droit », il a été utilisé plusieurs fois dans les pages qui précèdent aussi bien par l'étranger (en me limitant aux pages ici traduites : 231d12, 233b3, 237c11, 238c8, 239a8) que par Théétète (236c8, 238b4) et le sera encore dans la suite (27 occurrences au total dans tout le dialogue). En transposant ce néologisme en français, on pourrait dire que tout l'effort de Platon, non seulement dans le Sophiste, mais à travers tous les dialogues, visait à remplacer l'ontologie comme fondement de la philosophie par l'orthologie, c'est-à-dire la manière correcte de faire usage du logos (« langage/parole/discours sensé/raisonnement/... ») qui nous distingue de tous les autres animaux en tant qu'êtres humains en faisant de nous des animaux logikoi (« doués de logos »), pour le rendre efficace dans l'appréhension du monde qui nous entoure et dans les interactions avec nos semblables dans notre vie d'animaux « politiques » en vue d'une vie aussi bonne (agathon) que possible pour tous. Plutôt que de chercher (vainement) ce qui « est/existe » et ce qui « n'est pas/n'existe pas », ce qui ne veut rien dire, comme on vient de le voir, en cherchant à remonter vers une « origine » que nous ne connaîtrons jamais et qui, même si nous parvenions à la connaître, ne nous dirait pas comment mener notre vie, cherchons à faire fonctionner le logos (« langage/parole/discours sensé/raisonnement/... ») pour notre plus grand bien en regardant vers le futur qui reste à construire ensemble. Mais cette « orthologie », cette manière correcte de faire usage du logos, qui intéresse Platon n'est pas simplement la grammaire, ou la précision dans le choix des mots, à la manière de Prodicos, dont se moque gentiment Socrate dans le Protagoras, mais la compréhension des liens entre le logos et ce dont il prétend parler, entre les mots et ce dont ils se veulent « signes », l'investigation de la manière dont le logos peut ou pas nous donner accès à un « savoir » et lequel, pour ne pas tomber dans l'impasse à laquelle aboutit le Théétète en cherchant une définition de l'epistèmè (« savoir »), parce qu'il ne s'intéresse au logos qu'à la fin du dialogue, après avoir échoué jusque-là, alors que c'est par là qu'il aurait fallu commencer puisque toute la recherche n'est qu'un long logos ; ou dans les sophismes du Parménide, qui parle de l'« être/étant » comme si tout le monde savait ce que c'était et sans prendre la peine d'en donner la moindre définition (contrairement à ce que fera l'étranger dans le Sophiste). (<==)

(26) Sur ma traduction d'ousia par « étance », voir la note 10 à ma traduction de la section précédente du Sophiste (231c9-237a2). L'étranger ne demande pas à Théétète de ne pas attribuer l'être (Cousin, Diès, Mouze) ou l'existence (Robin, Chambry) au « n'étant pas » (Cordero parle de « réalité existente »), mais de ne lui accoler aucun attribut quel qu'il soit, aucun ti esti (« quoi c'est »), rien qui conduirait à dire « c'est (esti) ci ou ça ». (<==)

(27) C'est-à-dire, d'après ce qu'on a vu plus haut (238b10-c4), n'en parler ni au singulier ni au pluriel (le cas particulier du dual (cf. note 13) peut être ignoré ici car, ou bien l'on pense le n'étant pas comme une « réalité » une, ou bien on pense une multitude de « n'étant pas », mais il n'y a aucune raison dans ce délire de penser qu'il n'y en a que deux). (<==)

(28) « Inaccessible » traduit ici le grec aporon, déjà utilisé par l'étranger en 236d2 pour qualifier l'eidos (« genre ») dans lequel avait trouvé refuge le sophiste (cf. note 43 à ma traduction de la section précédente du Sophiste (231c9-237a2)), et repris par Théétète en 237c6 pour qualifier la situation dans laquelle le mettait la question de l'étranger sur ce qu'il fallait associer au nom mè on (« n'étant pas »), où je l'avais traduit par « inextricable ». Il fait écho à aporia, mot de même racine, employé par l'étranger en 236e3 à propos des « difficultés » que pose le fait de dire que quelque chose « est » faux, et repris par Théétète en 237e7 (cf. note 15), quand il pensait la « difficulté » résolue, puis par l'étranger en 238a2, 238d2 et 238d6, toujours à propos des « difficultés » rencontrées dans la discussion.
À côté de ces mots, on trouve aussi le mot atopos, utilisé par Théétète dans la réplique précédente pour qualifier l'audace qui consisterait de sa part à vouloir essayer là où l'étranger a échoué. Là où aporos fait référence à l'absence de chemin, de passage (poros), atopos fait référence à l'absence de place, de lieu (topos) où se poser, ou au fait de n'être pas à sa place, d'où les sens de « étrange, insolite, extravagant, inconvenant ». Théétète ne serait peut-être pas à sa place en essayant de faire ce que lui demande l'étranger, mais celui-ci lui dit qu'il n'y a pas de chemin pour parvenir à cette place.
Au-delà de ces questions de vocabulaire, il peut être intéressant de faire un point d'étape à ce moment qui marque la transition entre deux approches différentes du problème du sophiste. Dans la section précédente (231c9-237a2), le sophiste a été décrit comme fabriquant d'images avec des mots, donnant ainsi l'impression de posséder un savoir qui n'était qu'une illusion, ce qui a introduit le problème de la différence entre « être » et « paraître ». Par un saut abrupt, après une remarque destinée à réveiller l'attention de Théétète (236d5-7), l'étranger a ramené ce problème au problème plus général, mais beaucoup plus abstrait, de l'être du mè on (« n'étant pas ») dans la première réplique de notre section (237a3-4), au motif que dire quelque chose de faux revient à dire ce qui n'est pas. Prenant pour point de départ une citation de Parménide, l'étranger montre que, si l'on prend comme hypothèse une disjonction totale entre on (« étant ») et mè on (« n'étant pas »), il est impossible de tenir un discours sensé sur le mè on (« n'étant pas ») et l'on arrive à une impasse (aporia). C'est à ce point de la discussion qu'on en est. Pour essayer de progresser, l'étranger va donc redescendre de ces hautes sphères de l'abstraction pour se rapprocher du problème initial en s'intéressant à la notion d'« image », puisqu'on a qualifié le sophiste de fabriquant d'images..(<==)

(29) Pour la traduction de phantastikè (technè) par « simulatique », voir la note 35 à ma traduction de la section précédente du Sophiste (231c9-237a2). (<==)

(30) Le probable néologisme eidôlopoios utilisé ici par l'étranger, dont c'est la seule occurence, non seulement dans le Sophiste, mais dans l'ensemble des dialogues et même dans tous les classiques grecs disponibles sur le site Internet Perseus et le seul exemple donné par le Bailly (le LSJ donne d'autres exemples, tous tirés de Jamblique, un Néoplatonicien de la fin du IIIème siècle de notre ère), fait écho au eidôlopoiikos, autre néologisme employé par l'étranger une première fois en 235b8 et repris en 236c6, que j'avais traduit par « imagofactique », pour des raisons que j'explique dans la note 29 à ma traduction de la section précédente du Sophiste (231c9-237a2). C'est pour les mêmes raisons, et en cohérence avec cette traduction de eidôlopoiikos, que je traduis ici eidôlopoios par « imagofacteur ». (<==)

(31) La formulation de l'étranger est pour le moins éliptique :« il te demandera seulement (erôtèsei se monon) to ek tôn logôn », mot à mot : le [venant] des logoi ». Pas de verbe, la préposition ek induisant un idée d'origine sans plus. Pas de précisions sur les logoi qui seraient cette origine : sont-ce ceux de Théétète dans sa réponse ou faut-il comprendre logoi dans un sens général, le sophiste demandant à son interlocuteur de s'en tenir au strict plan du logos, c'est-à-dire des mots et des discours en général, sans faire appel à l'expérience sensible ? Rappelons-nous que le sophiste a été décrit comme un combattant dont les armes sont les logoi (cf. 231d12-e2), et le texte dit les (tôn) logoi, pas tes (tôn sou) logoi, même si le contexte et les usages du grec peuvent laisser supposer que le sou (« de toi ») est sous-entendu derrière le se (« te ») de erôtèsei se (« te demandera »). Pas de précision non plus sur le sens exact qu'il faut donner à logoi : les propos tenus un instant auparavant par Théétète ? Les discours en général ? Les raisonnements ? Pas de précisions sur ce que sous-entend le to (« le », neutre singulier) ni sur la nature du lien de dépendance supposé par ek.
Mais la question la plus importante n'est pas là. Elle est celle de savoir quel sens peuvent prendre les logoi (« paroles, discours,... »), peu importe lesquels, si on les coupe de l'expérience sensible. Rappelons-nous que, dans l'allégorie de la caverne, ce sont les prisonniers encore enchaînés qui donnent des noms aux ombres qu'ils voient sur la paroi, c'est-à-dire à ce que leur offre la vue (cf. République VII, 515b4-5). C'est bien gentil au sophiste imaginé par l'étranger de chercher une définition générale du concept d'image (eidôlon) qui ne fasse pas appel à la vue (alors même que le mot est construit sur une racine signifiant « voir »), mais s'il se prétend non doué de la vue, et que probablement il refuserait de la même façon l'appel à un autre sens, comment pourrait-il se former la notion d'« image », ou même simplement de « ressemblance » uniquement à travers des mots (que d'ailleurs il ne pourrait ni lire, ni entendre !)? (<==)

(32) « Ce qui est », au début de la phrase, traduit le grec to... on (« le... étant ») qui, dans le texte original, sont les deux mots qui encadrent tout le reste de la phrase, to (« le ») en étant le premier mot et on (« étant ») le dernier. L'unicité de cet « étant » est indiquée par le singulier (to : « le ») et son rapport à ce qui décrit par le reste de la phrase est simplement suggéré par la préposition dia, dont le sens premier évoque la séparation (« à travers »), mais qui, à partir de ce sens, évolue vers le sens « au milieu de, parmi », et évoque aussi une idée de complétude (« à travers d'un bout à l'autre »). Par cette manière de construire sa phrase, l'étranger suggère implicitement que to on (« l'étant »), dont il a été longuement question dans ce qui a précédé, ne se comprend que par ce qu'on met « dedans », par ce qui lui donne une consistance spécifique dans chaque cas particulier. (<==)

(33) Le mot grec que je traduis ici par « véritable » est alèthinos, formé sur alèthès (« vrai ») par addition d'un suffixe, -inos, qui indique en général la matière (par exemple lithinos, « fait en pierre ») et dont Chantraine, dans son Dictionnaire étymologique de la langue grecque dit que « le choix se laisse mal justifier ». Le sens d'alèthinos est proche de celui d'alèthès, avec, toujours selon Chantraine, en attique, une insistance sur le caractère d'authenticité, par exemple pour parler de « vrais » amis. On peut pourtant trouver une justification à ce suffixe -inos : alèthès (« vrai ») se dit en priorité de paroles, et par extension de ceux qui les prononcent, et son contraire est « faux » au sens de « mensonger », alors qu'alèthinos s'applique principalement à des choses, pas nécessairement matérielles, comme dans le cas des amis que mentionne Chantraine, considérées dans leur « composition » (pour ne pas dire « matière »), abstraction faite de toute référence à des paroles, et son contraire est à rechercher du côté de « faux » au sens de « toc » (un faux diamant, un faux billet, une fausse sortie, etc.). Pour permettre dans la traduction de distinguer les emplois d'alèthinos de ceux d'alèthès, je traduis le premier par « véritable » et le second par « vrai » (et « vraiment » pour la forme averbiale alèthôs). (<==)

(34) « Sur quoi » traduit le grec epi tini, dans lequel on retrouve la préposition epi qui, en 237b10-c4, servait à traduire la relation entre les mots et les ti (« quelque chose ») sur quoi ils portent. La question de l'étranger vise donc la « nature » du ti que Théétète dit « même » (toiouton) que le « véritable » (alèthinon) auquel il a été rendu semblable (aphômoiômenon) : en 237c3, la question qui utilisait epi (« sur ») était epi poion, avec un pronom interrogatif poion portant sur la « nature » de ce sur quoi on interroge. (<==)

(35) « Ressemblant » traduit le grec eoikos, participe parfait neutre du verbe eoikenai, qui signifie « ressembler à, être semblable à », plus habituellement écrit eikos (eikôs au masculin), qui peut signifier, selon les contextes, « semblable », « convenable » ou « vraisemblable », et dans lequel on trouve la même racine que dans eikôn, autre mot signifiant « image », comme eidôlon utilisé auparavant par l'étranger. (<==)

(36) L'étranger assimile ici alèthinon (« véritable ») et ontôs on (« réellement étant »), dans lequel l'adverbe ontôs est formé sur ontos, génitif neutre du participe présent ôn de einai (« être »), dont on, est le nominatif/accusatif neutre. Transposé en français, ça donnerait « étantément étant » ! Ce ontôs (« réellement ») n'est pas à proprement parler un attribut, mais il joue un rôle similaire en qualifiant le on (« étant »), mais sans sortir du registre de l'« être ». Si l'on veut comprendre cette discussion, il faut prendre en considération ce que la suite du dialogue nous révélera sur le point de vue de l'étranger, et non pas s'imaginer qu'il est un Éléate disciple de Parménide parce qu'il est originaire l'Élée, alors que Théodore nous dit en le présentant qu'il est « autre/différent (heteron) des compagnons/disciples [gravitant] autour de Parménide et Zénon » (216a3 ; pour un argumentaire en faveur de la leçon heteron (« autre ») au lieu de hetairon (« compagnon »), que je retiens, on se reportera à l'annexe I de la traduction du Sophiste par Cordero), ou qu'il est le « porte-parole » d'un Platon mal compris, justement faute d'avoir compris le Sophiste, tenant d'une « théorie des idées/formes » qui n'a pas grand chose à voir avec le vrai Platon. L'étranger n'est ni un « fils de la terre »  (tous gègeneis, 248c1-2), ni un « amis des eidè (« formes/idées ») » (tous tôn eidôn philous, 248a4-5), qu'il renvoie dos à dos, c'est-à-dire l'une de ces personnes qui donnent à einai (« être ») une valeur « existentielle » et refusent d'accorder cette « existence » à une partie de ce que nous percevons par les sens et par l'esprit, soit, pour les premiers, à tout ce qui n'est pas matériel, soit au contraire, pour les seconds, à tout ce qui est matériel, et son souci n'est pas ce que nous appelons aujourd'hui l'« ontologie », mais le logos (« langage/discours/... »), l'orthologie (cf. 239b4 et note 25 ci-dessus), la manière dont nous parlons et dont ce logos peut nous donner accès à autre chose que des mots. Il développera à la fin du dialogue une définition du « vrai » en termes d'adéquation entre ce que disent les mots et ce dont ils prétendent rendre compte (cf. 263b2-12). Et tout le dialogue vise à nous faire comprendre que einai (« être ») n'a pas de sens « existentiel » et n'est qu'un mot-outil pour lier un sujet et un attribut (voir en particulier la « définition » qu'il en donne en 247d8-e4). La moindre des choses est de considérer qu'il ne change pas d'opinion au fil du dialogue et de tenir compte de ce que nous apprendra la suite pour interpréter de manière cohérente ses propos tout au long du dialogue.
L'étranger parle ici de la manière dont parlent la plupart des gens et en particulier les adolescents comme Théétète, qui n'ont pas encore « sérieusement réfléchi » (spoudèi sunnoèsanta, 237c1) au(x) sens/rôle(s) dans le logos (« langage/discours/... ») du verbe einai (« être ») et qui acceptent son sens « existentiel ». Pour lever l'ambiguïté sur « étant », on le redonde avec un adverbe de même racine, ontôs, qui ne dit en fait rien de plus si l'on y réfléchit, mais qui suggère implicitement qu'avec « être », on n'est finalement pas dans la logique binaire qui avait servi de base à tous les raisonnements antérieurs fondés sur l'admission par Théétète que «  à l'un quelconque des "étant", il ne faut pas appliquer le "n'étant pas" » (237c7-8), c'est-à-dire qu'on « est » (« étant, on) ou qu'on « n'est pas » (« n'étant pas », mè on), mais qu'il n'y a pas de place entre les deux pour des « choses » qui, à la fois seraient et ne seraient pas. Or, si l'on éprouve le besoin de préciser que quelque chose « est réellement » (ontôs on), c'est implictement qu'on admet qu'il pourrait « être » d'une certaine manière, mais pas « réellement » (ontôs). La question du sens se déplace de on (« étant ») à ontôs (« réellement »), mais comme les deux mots grecs dérivent de la même racine (la traduction en français par « réellement » fait perdre de vue ce fait), on n'a, à vrai dire, rien changé au problème : c'est dans les deux cas le sens de einai (« être ») sous toutes ses formes, y compris adverbiales, qui est en question. Et la suite de la discussion va tourner autour de la question de savoir quel est le contraire de ontôs on (« étant réellement »), c'est-à-dire de déterminer sur quoi porte la négations de cette formule : sur ontôs (« réellement ») seulement, impliquant que ce qui « n'est pas » ontôs (« réellement »), « est » quand même d'une certaine manière autre que ontôs (« réellement »), ou sur on (« étant »), impliquant que ce qui « n'est pas » ontôs (« réellement »), « n'est pas » du tout, auquel cas on ne voit pas l'intérêt d'avoir ajouté ontôs (« réellement »). Bref, ou bien ontôs (« réellement ») est superflu, ou bien on peut à la fois « être » (mais pas « réellement ») et « ne pas être » (réellement »).
Pour se convaincre que l'étranger s'intéresse bien à des manières de parler, et non pas à on ne sait trop quel « être » auquel on pourrait avoir accès à travers le langage en faisant comme si le langage était parfaitement transparent dans cette identification, il suffit de voir quels sont les verbes qu'il utilise dans ses répliques, à condition bien sûr que le traducteur ne se laisse pas piéger par les tournures usuelles de sa langue en ajoutant des formes du verbe « être » là où l'étranger fait bien attention de ne pas en utiliser : entre 239e5 et 240b12, c'est-à-dire sur 24 lignes, dont 8 pour Théétète et 16 pour lui, il utilise les verbes suivants relatifs à la parole :
apokrisin didonai (« donner une réponse ») : apokrisin didôis, 239e5 ;
legein (« parler/dire/... ») : legèis, 239e6, 239e7 ; lege, 240a6 ; legeis, 240a9 ; legôn, 240b3 ; legeis, 240b7 ; legomen, 240b12 (auquel on peut ajouter le substantif logos, utilisé sous la forme logôn, génitif pluriel, en 239e7 et 240a2) ;
erôtan (« demander, poser une question ») ; erôtèsei, 240a2 ;
eipein (« dire ») : eipôn, 240a4 ; eipes, 240b1 ;
proseipein (« appeler ») : 240a5 ;
phtheggesthai (« prononcer ») : phthegxamenos, 240a5) ;
phanai (« dire ») : phèis, 240b10, (aussi utilisé par Théétète : phaimen, 240a7) ;
eirein (« dire ») : ereis, 240b8 ;
soit 17 occurrences pour 16 lignes qui lui sont attribuées, plus d'une par ligne.
Par contraste, il n'utilise comme formes d'einai (« être ») que on (« étant », 240a6, 240b3, 240b7, 240b12) et une fois à la fin, esti(n) (« est »), en 240b12 (utilisé aussi par Théétète en 240b9, tout comme, l'infinitif einai en 240a7), plus l'adverbe dérivé ontôs (« réellement ») en 240b3, 240b7 et 240b12 deux fois (utilisé aussi par Théétète en 240b11), et presque toutes ces occurrences concernent la formule ontôs on (« réellement étant ») qui est l'objet de la seconde partie de la discussion. (<==)

(37) L'étranger, pour parler du contraire (enantion) de mè alèthinon (« pas véritable »), n'utilise pas le mot qu'on attendrait, alèthinon (« véritable »), mais alèthous (« vrai »). On peut penser que les deux mots sont équivalents et ont le même sens, et que Platon ne fait ça que pour éviter la monotonie, mais ce serait mal le connaître. Dans un échange aussi lourd d'implications que celui-ci sur un sujet aussi piégé, je pense que pas un seul mot n'est laissé au hasard et que, si Platon a ainsi déjoué nos attentes et évité la solution de facilité, c'est pour attirer notre attention et nous ouvrir des pistes de réflexion. Et je suggère, dans le prolongement de ce que j'ai dit en note 33 de la différence entre alèthinos (« véritable ») et alèthès (« vrai »), que cet « écart » de langage est précisément destiné à nous inviter à réfléchir sur la question de savoir si alèthès et alèthinos sont effectivement synonymes. Et l'on n'a pas de mal à voir, dans la continuité de la note précédente, où j'ai insité sur le fait que Platon, à travers l'étranger, avait ici en vue des questions de langage plus que d'« existence », que, si effectivement alèthès (« vrai ») est au sens premier une qualité du logos (« parole/discours/raisonnement/... ») alors qu'alèthinos (« véritable ») concerne en priorité la « matérialité », la « consistence », de ce qui est en cause, abstraction faite de tout logos (« parole/discours/raisonnement/... ») à son sujet, le choix entre l'un ou l'autre est loin d'être neutre. Derrière ce brusque changement de registre se cache la question de savoir si la question de la « réalité » d'une image est une question de « matérialité » ou une question de langage. Et cela nous renvoie à l'emploi par l'étranger du mot homônuma (« homonymes ») en 234b7 et à ce que je disais dans la note 19 à ma traduction de la section précédente du Sophiste (231c9-237a2) à propos de ce mot. Quand on parle de l'image d'un arbre reflétée par la surface d'un lac et qu'on dit qu'elle n'est pas « véritable », ce qu'on veut dire, c'est qu'elle n'est pas « véritablement » un arbre. Mais où est le problème ? Dans le fait que l'image n'« existe » pas, quoi que cela veuille dire, ou dans le fait qu'on a créé le problème en appelant l'image « arbre » par « homonymie » ? Certes, l'image n'a pas la consistence, la matérialité, d'un arbre, elle n'est pas faite de bois, de tissu végétal et autre, mais pourquoi se pose-t-on cette question sinon parce qu'on a décidé de l'appeler « arbre » parce qu'elle a l'apparence extérieure d'un arbre. Et si le fait que le reflet n'a aucune matérialité et n'est qu'un effet d'optique (ce qui ne l'empêche pas d'être un effet d'optique, d'être un reflet) vous gêne, supposons l'arbre sculpté ou peint. Là encore, on lui donnera le nom d'« arbre » par homonymie et on créera le problème de la différence de matière, de comportement (la peinture ou la sculpture ne poussent pas). Bref, le problème de la « réalité » de l'image n'est-il pas un faux problème posé par nos manières de parler et l'importance excessive que nous accordons à la vue pour déterminer les noms de ce que nous voyons ? Rappelons-nous une fois encore que, comme je l'ai déjà rappelé dans la note 31 ci-dessus, c'est à partir des ombres qu'ils voient sur la paroi de la caverne que les prisonniers encore enchaînés de l'allégorie de la caverne attribuent des noms (cf. République VII, 515b4-5). (<==)

(38) Le texte de cette réplique est douteux. La lecture ouk ontôs ouk on ara legeis to eoikos (mot à mot « pas réellement pas étant donc tu_dis le ressemblant »), que je retiens en mettant une virgule après ouk ontôs, est le texte donné par le manuscrit W et il est confirmé par les citations qu'en font Proclus (In Parm. 744, 34 ; 816, 19-21 ; 842) et Damascius (II 293, 18). Mais les manuscrits T et Y donnent seulement ouk on (« pas étant ») et le manuscrit B donne ouk ontôs oukon. On retrouve la même formule, avec les mêmes hésitations, deux répliques de l'étranger plus loin, en b12, qui commence, selon le texte du manuscrit W par ouk on ara ouk ontôs estin ontôs hèn legomen eikona (mot à mot « pas étant donc pas réellement est réellement ce_que nous_appelons image »), où l'on retrouve oukon à la place de ouk on dans le manuscrit B et oukoun dans le manuscrit T. Burnet donne le texte ouk ontôs [ouk] on ara legeis to eoikos, et en b12 ouk on ara [ouk] ontôs estin ontôs hèn legomen eikona ; Diès donne le texte ouk ontôs ouk on ara legeis to eoikos et en b12, ouk on ara ouk ontôs estin ontôs hèn legomen eikona ; Duke et al. donne le texte ouk ontôs on ara legeis to eoikos, et en b12 ouk on ara ontôs, estin ontôs hèn legomen eikona. Bref, toute cette séquence fait tourner la tête aux copistes et aux éditeurs, comme elle fait tourner la tête à Théétète lui-même, selon son propre aveu en 240c1-2.
Tout le problème vient de la formule que l'étranger a proposée à Théétète pour clarifier ce qu'il entendait par alèthinon (« véritable ») : ontôs on (« réellement étant »), dont il s'agit maintenant de formuler le contraire pour dire ce qu'on entend par « pas véritable/pas vrai ». Si l'on remplace ontôs par n'importe quel autre mot, par exemple kalon (« beau »), tout le monde comprendra l'expression ou kalon on (« pas beau étant ») comme niant « beau » d'un sujet dont on ne nie pas l'existence, au contraire, puisque pour qu'il soit « pas beau », il faut d'abord qu'il soit quelque chose dont on puisse évaluer les qualités et les défauts sur le plan esthétique. Donc, à première vue ouk ontôs on (« pas réellement étant »), qui est, sans qu'il soit besoin de le préciser, ce que devient mè alèthinon (« pas véritable ») si l'on remplace alèthinon (« véritable ») par ontôs on (« réellement étant »), au remplacement de la négation par la négation ou(k) près (justifiée par le passage du général au particulier), ne fait que nier le ontôs (« réellement ») de quelque chose qui reste un « étant ». Sauf que ontôs en tant qu'adverbe veut dire étymologiquement quelque chose comme « à la manière d'un étant », comme par exemple « paresseusement » veut dire « à la manière d'un paresseux », et que donc l'expression ouk ontôs on peut se reformuler « étant, mais pas à la manière d'un étant » ! Mais probablement les grecs eux-mêmes avaient perdu de vue cette étymologie, comme en français on ne fait plus attention au lien entre « vrai » et « vraiment » à chaque fois qu'on emploie l'adverbe « vraiment » (qui pourrait d'ailleurs être utilisé pour tradurie ontôs). Une autre manière de nier ontôs on (« réellement étant ») est ontôs ouk on (« réellement pas étant »), affirmation radicale de la non « existence » pour ceux qui pensent que le verbe einai (« être ») peut avoir un sens « existentiel », mais on retombe sur l'absurdité qu'il y a à dire « à la manière d'un étant pas étant ».
Donc, partant de l'idée que Théétète n'a pas besoin qu'on lui précise que mè alèthinon (« pas véritable ») devient ouk ontôs on (« pas réellement étant ») dès lors qu'on a admis qu'alèthinon (« véritable ») équivaut à ontôs on (« réellement étant »), l'étranger lui demande si, par ouk ontôs (« pas réellement »), il veut dire ouk on (« pas étant ») ou autre chose. Dans le grec, il faut supposer une virgule entre ouk ontôs (« pas réellement ») et ouk on (« pas étant ») et considérer que la particule interrogative ara (« est-ce donc que...? », dont je n'ai conservé dans ma traduction que le donc et le point d'interrogation final, pour ne pas introduire le « est » de « est-ce que » dans un contexte où tout tourne autour du verbe « être ») ne porte que sur ouk on legeis to eoikos (« pas étant tu-dis le ressemblant »). Une autre traduction possible serait : « [Par] "pas réellement", veux-tu donc dire "pas étant" le ressemblant ? ». (<==)

(39) Le texte grec de cette réplique est all' esti ge mèn pôs (mot à mot « mais (il) est du_moins assurément d'une_certaine_manière »). Les manuscrits limitent la réplique de Théétète au pôs final, qui devient un interrogatif (« comment ? »), et font des mots qui précèdent la fin de la réplique précédente de l'étranger. À la suite de Hermann et Schleiermacher, les éditeurs modernes (Burnet, Diès, Duke et al.) attribuent tous ces mots à Théétète. Cordero par contre, dans sa traduction, revient à l'attribution du seul pôs à Théétète. Au-delà de la difficulté de trouver une logique à l'enchaînement des questions et réponses si l'on limite les mots de Théétète au seul pôs (« comment ? »), une raison qui me fait accepter l'attribution de tous ces mots à Théétète est la présence du esti (« est ») que je ne vois pas dans la bouche de l'étranger à ce point. Il se le garde pour la chute en 240b12 et celle-ci perd tout son charme si c'est lui qui a précédemment utilisé esti ! (<==)

(40) Théétète remplace ici eidôla (« image ») par eikôn, mot de même racine que l'adjectif eoikos (« ressemblant »), qu'il vient d'utiliser pour décrire la relation entre original et « image » (cf. note 35 ci-dessus). Ce mot avait été utilisé par l'étranger en 236a8, pour parler de ce que produisent les artistes qui imitent fidèlement ce qu'ils reproduisent, et je l'avais traduit alors par « reproduction ». Je reste fidèle ici à cette traduction, en réservant « image » pour traduire eidôla. (<==)

(41) En conclusion de l'échange qui a précédé, l'étranger se contente de regrouper toutes les formes de einai (« être ») employées par Théétète ou auxquelles il a donné son assentiment. Le texte grec est ouk on ara ouk ontôs estin ontôs hèn legomen eikona (mot à mot « pas étant donc pas réellement est réellement ce_que nous_appelons image » ; sur les variantes de ce texte, voir la note 38 ci-dessus). Théétète a admis que le ressemblant (to eoikos) esti (« est », 240b9) d'une certaine manière (pôs) ontôs (« réellement », 240b11) une eikôn (« ressemblance », 240b11), tout en le reconnaissant ouk on (« pas étant »), du moins ouk ontôs (« pas réellement »), ce à quoi il est ressemblant, par sa réponse en 240b9 commençant par all(a) (« mais »), équivalente à un « oui, mais... ». On voit ici pourquoi l'étranger a utilisé des formules qui ont dérouté les copistes et éditeurs : il voulait arriver ici à combiner dans une seule phrase à propos du même « objet » (l'eikôn, « ressemblance, image »), la négation et l'affirmation des deux mots ontôs (« réellement ») et on (« étant »).
L'étranger a atteint son objectif, faire prendre conscience par l'exemple à Théétète que l'on peut être amené à dire (legein/eipein/phanai/...) de la même chose à la fois qu'elle « est » (esti) (une image) et qu'elle « n'est pas » (ouk esti) (ce dont elle est image), et cela « réellement » (ontôs) dans les deux cas, c'est-à-dire la traiter simultanément comme on (« étant ») et comme mè/ouk on (« n'étant pas ») quand on précise dans chaque cas un ti esti, un « quoi c'est », qui sera différent dans chaque cas (ici, une image dans le premier cas, l'original de l'image dans le second), et que, dès lors qu'on veut donner un sens à einai (« être »), on est contraint de le compléter par quelque chose, quitte à ce que ce quelque chose soit redondant avec le verbe, comme c'est le cas pour ontôs (« réellement », dérivé en grec de « étant »). Mais une fois encore, il ne s'agit ici que de constater des manière de parler, des contraintes du langage, dont il faut être bien conscients avant de faire comme si l'on pouvait parler d'« être » et de « ne pas être » abstraction faite de ces contraintes. (<==)

(42) Le mot que je traduis par « combinaison » est sumplokè, dont le sens premier est « entrelacement ». Ce mot est dérivé du verbe plekein (« tresser, entrelacer »), utilisé par Théétète dans la même phrase, via le composé sumplekein, dans lequel le préfixe sun- (« avec, ensemble ») renforce l'idée de combinaison « ensemble ». Ce mot est utilisé en particulier pour parler de l'assemblage de lettres dans un mot ou de mots dans une phrase. L'étranger l'utilise en 262c6 pour parler de la combinaison minimale de mots nécessaire pour faire une phrase porteuse de sens, un logos. Ce dont parle ici Théétète, c'est le la combinaison de mots qui forment la réplique précédente de l'étranger. Le qualificatif qu'il lui attribue à la fin de la phrase est atopon, « étrange, insolite, absurde, inconvenant », déjà utilisé par Théétète en 239c1 pour qualifier l'audace que ce serait de sa part de se risque à quelque chose sur lequel l'étranger a échoué (cf. note 28). (<==)

(43) Le mot que je traduis par « échange » est epallaxis, nom d'action dérive du verbe epallattein, qui signifie « faire alterner, alterner, entrecroiser », à partir de la racine allos (« autre »). C'est un mot rare, dont c'est la seule occurrence dans tous les dialogues de Platon (où l'on ne trouve aucune occurrence du verbe epallattein) et dont le sens précis ici n'est pas évident. Les sens donnés par le Bailly sont « échange, alternance, entrelacement, entrecroisement ». Les traducteurs y voient un synonyme du sumplokè (« combinaison ») qu'a utilisé Théétète et donc une autre manière de parler de l'« entrecroisement » des mots, ou plutôt, pour eux, des « concepts » dans la conclusion de l'étranger qui a laissé Théétète perplexe. Je préfère y voir une référence à l'« échange » de propos entre l'étranger et Théétète dans les répliques qui ont conduit à la conclusion « insolite », et qui ont en effet « contraint » les deux interlocuteur à « convenir » (homologein, étymologiquement « dire la même chose ») que le « n'étant pas » peut aussi « être » d'une certaine manière. Ce n'est en effet pas le sophiste qui a exercé une quelconque contrainte sur Théétète et l'étranger puisqu'aucun sophiste n'a pris part à la conversation, sauf à considérer l'étranger comme un sophiste, ou au moins comme « jouant » au sophiste. Le sophiste ayant servi de prétexte à l'étranger n'a été que l'initiateur du dialogue à travers la question initiale qu'il lui a fait poser sur la manière de définir l'« image ». Après, c'est la contrainte des mots et du logos qui, proprement orientée par l'étranger qui savait où il voulait en venir, a conduit les deux interlocuteurs à une conclusion qui s'imposait à eux, sauf à violer les mots et le sens commun. Voir donc dans l'entrecroisement des mots de la seule conclusion de l'échange une « contrainte » exercée par le sophiste sur l'étranger et Théétète est un peu hâtif. C'est bien l'ensemble de l'échange qui a conduit à la conclusion insolite et le dialogue qui a permis d'arriver à un homologein (« dire la même chose »). (<==)

(44) L'adjectif qu'utilise l'étranger à propos du sophiste est polukephalos, étymologiquement « doté de nombreuses (polus) têtes (kephalos) », qui est à l'origine du mot savant français « polycéphale ». On peut voir dans cet adjectif une allusion au fait que les sophistes étaient nombreux et n'avaient pas tous la même doctrine. Mais on peut aussi remarquer que le seul autre usage de cet adjectif dans les dialogues de Platon est pour qualifier l'une des parties de l'âme dans l'image qu'en donne Socrate au livre IX de la République, celle qui correspond à la partie epithumètikon, la partie qui regroupe une multiplicité de désirs, et qui est la plus envahissante de cette âme, associée à un lion occupant la place du thumos et un homme la place de la partie logistikon (« raisonnante »), chacune de ces composantes étant plus petite que la précédente (cf. République, IX, 588b10-e1 ; le mot polukephalos se trouve en 588c7 et est repris en 589b1 dans l'exploitation de l'image par Socrate). Cette manière de qualifier le sophiste peut être un moyen discret de suggérer que son âme est dominée par la bête aux multiples têtes, c'est-à-dire par ses désirs, en particulier d'argent, et non pas par sa raison. (<==)

(45) Fin de la seconde tentative visant à donner sens à la définition du sophiste comme fabriquant d'images de savoirs qui n'en sont pas, non plus en s'attaquant directement à la formule mè on (« n'étant pas »), mais en s'intéressant à la notion d'image (cf. note 28) et nouvel échec : si l'on tente de distinguer l'image de l'original en termes d'« étant » (on) et de « n'étant pas » (mè on), même en ajoutant un ontôs (« réellement »), comme on le fait dans le langage courant, il faut abandonner l'hypothèse de la disjonction totale entre on (« étant ») et mè on (« n'étant pas ») qui était l'hypothèse de départ. Théétète ne sait plus où il habite (atopon). Si l'étranger dit que c'est contre son gré qu'il a été conduit à accepter ces conclusions, c'est parce que, dans toute cette conversation, il a joué le jeu du sens « existentiel » d'einai (« être »), qu'il récuse, mais qu'il savait accepté par Théétète. Ce qu'il est « forcé » d'accepter contre son gré, c'est sa conclusion comprise en donnant à on (« étant ») un sens existentiel, c'est-à-dire comprise comme il sait que la comprend Théétète. Mais il ne l'accepte (provisoirement) que pour les besoins de la discussion et pour amener Théétète à aller jusqu'au bout des « sophismes » auxquels conduit cette option. Il « joue » peut-être au sophiste, mais en sachant où il va et comment échapper aux pièges avec lesquels jouent les sophistes sans les maîtriser, et donc en contrôlant parfaitement le « jeu » pour arriver à ses fins.
Puique ça ne marche pas plus en prenant le problème au niveau de l'image qu'en le prenant directement au niveau du mè on (« n'étant pas »), on remonte encore d'un cran, en abordant le problème au niveau des opinions induites par le sophiste et qu'on prétend fausses.(<==)

(46) « Trompatique » traduit par un néologisme formé sur « tromper » le mot grec apatètikè, adjectif au féminin (sous-entendu technè), dérivé du verbe apatan (« tromper ») utilisé juste avant et construit sur le même modèle que mimètikè (235c3, que j'ai traduit par « imitatique »), eikastikè (235d6, que j'ai traduit par « reproductique ») ou phantastikè (236c4, que j'ai traduit par « simulatique »). J'explique dans la note 29 à ma traduction de la section précédente du Sophiste (231c9-237a2), les raisons qui m'ont conduit à traduire ces mots, qui sont tous de probables néologismes forgés par Platon, par des néologismes en français. Si, dans le cas d'apatètikè, l'adjectif apatètikos n'est pas un néologisme forgé par Platon puisqu'on le trouve chez Xénophon, dans le sens de « trompeur », dans des textes contemporains de Platon (Hipparque, V, 5 ; V, 12 ; V, 15), son utilisation par Platon sous la forme d'un substantif au féminin, apatètikè qui sous-entend technè (« art/technique »), en tant que nom d'une technique s'apparente à un néologisme. Certes, on pourrait traduire par « nous disons qu'il trompe et que sa technique est d'une certaine manière trompeuse », mais quand on resitue cette expression dans un contexte où l'étranger passe son temps à forger des néologismes, en particulier à l'aide du suffixe -ikè, pour désigner des familles/genres d'activités, il est clair qu'ici aussi, il voulait que ce mot soit compris comme le nom d'une technè (« art/technique ») et non pas comme un simple qualificatif du technè qui est sujet de la proposition infinitive tèn technèn einai tina apatètikèn autou (mot à mot « la technique être une certaine apatètikè de_lui »), impression renforcée par le tina (« une certaine ») qui le précède et invite à le voir comme un substantif et non comme un adjectif attribut. (<==)

(47) « Se forme des opinions fausses » traduit le grec pseudè doxazein. Pseudè est l'accusatif neutre pluriel substabtivé de l'adjectif pseudès (« mensonger, trompeur, faux, erroné »), qui s'utilise dans des expressions comme pseudè legein, « dire des mensonges ». Ici le mot est associé au verbe doxazein, dérivé de doxa (« opinion »), qui signifie « avoir une opinion, croire, juger, penser ». En utilisant ce verbe, l'étranger suggère implicitement que le sophiste ne transmet pas des savoirs, mais instille dans l'esprit de ses auditeurs des opinions, fausses, qui plus est. Mais il veut aussi souligner que l'erreur n'est pas que dans les paroles prononcées. Le sophiste dit des choses fausses et l'auditeur qui les écoute ne parle pas nécessairement, il ne fait qu'enregistrer les paroles dans sa mémoire. Et cela crée en lui des opinions fausses, même s'il ne les reformule pas par des paroles venant de lui. En fait, lorsqu'on parle, on ne fait que formuler vocalement des « opinions » qui se sont d'abord formées dans notre esprit ou y ont été introduites par des propos tenus par d'autres et mémorisés. C'est ce que dira l'étranger en 263e3-8, lorsqu'il définira simultanément la dianoia (« pensée ») et le logos (« discours/parole/... ») comme se distinguant seulement l'un de l'autre par le fait que l'un, le logos, est exprimé vocalement et pas l'autre ; mais ce qu'implique cette similitude, dans laquelle la dianoia (« pensée ») est considérée comme un logos intérieur, c'est que cette dianoia est, elle aussi, structurée par les mots et les règles du langage. L'étranger va ici commencer par s'intéresser à l'opinion fausse, sans préjuger du fait qu'elle est exprimée vocalement ou pas, avant d'en venir vers la fin au cas où elle devient un logos exprimé. (<==)

(48) « À celles qui sont » traduit le grec tois ousi, mot à mot « des étant », avec ousi datif pluriel neutre du participe présent ôn (« étant », masculin) de einai (« être »), appelé par tanantia (« les [choses] contraires », contraction de ta enantia).
Le verbe que je traduis, ici et dans la suite de cette discussion, par« croire » est doxazein, le verbe de même racine que doxa (« opinion/croyance »). Si je traduis doxa par « opinion/croyance » en conservant les deux mots, c'est pour ne perdre ni la traduction usuelle de doxa par « opinion », par exemple quand, dans la République, l'opinion (doxa) est opposée au savoir (epistèmè), ni la communauté de racine entre le mot doxa et le verbe doxazein, dont la traduction par « opiner » ne convient pas si l'on prend le verbe dans son sens usuel, celui d'approuver, et qui, dans le sens qui conviendrait ici, est intransitif.
Pour l'instant, comme je l'ai dit dans la note précédente, l'étranger se concentre sur la doxa (« opinion/croyance ») en tant que simplement pensée, pas nécessairement formulée. Mais ce faisant, il reste dans la perspective du logos (« langage/discours/parole/... »), qu'il soit intérieur ou extériorisé vocalement, et donc des mots qui le composent.
La phrase commence avec le mot doxa, qui est le sujet des verbes qui suivent : le participe présent doxazousan (« croyant ») est au féminin, comme doxa et ne renvoie donc pas à celui ou celle qui a une opinion, mais à cette opinion elle-même, et il en va de même dans les répliques suivantes.
Le mot utilisé par l'étranger, que j'ai traduit par « contraires », est enantia. La première chose à noter est que ce mot est au pluriel, ce qui invite à passer de la doxa (« opinion/croyance ») en tant que telle, dans l'abstrait, à des opinions spécifiques, et invite donc à prendre des exemples. Mais avant de le faire, il faut aussi noter que le choix de ce mot n'est pas innocent et va faciliter la « chute » de Théétète suivant sa pente naturelle en le plaçant dans une logique binaire opposant « c'est » à « ce n'est pas ». Le « ou quoi » qui termine la phrase est là pour ouvrir une autre piste, que Théétète n'entrevoit même pas et qui sera celle que suivra l'étranger lorsqu'il apportera la solution aux difficultés rencontrées ici : employer hetera (« autres/différentes ») au lieu de enantia (« contraires »). Prenons maintenant un exemple pour faciliter la compréhension. Une personne voit un âne et pense que c'est un cheval. Elle a une opinion/croyance fausse parce que (1) « ce n'est pas un cheval », mais (2) « c'est un âne ». Si l'on en reste à (1), on est bien dans une logique binaire où l'on oppose « c'est » et « ce n'est pas », un « étant » (on) et un « n'étant pas » (mè on), qui sont bien contraires l'un de l'autre, alors que si l'on va jusqu'à (2) on oppose « c'est » à « c'est », un « étant » (on) à un « étant » (on). Mais il faut bien voir que, pour voir les choses ainsi, il faut faire la distinction entre le plan du discours, des mots, prononcés ou simplement pensés, et celui des pragmata (« faits/choses ») sur lequel il porte. Il n'y a devant la personne qui a une opinion fausse sur l'animal qu'elle voit qu'un seul animal, un âne. Il n'y a pas de cheval. Et c'est en ce sens qu'on peut dire que le cheval « n'est pas », alors que l'âne « est ». Mais si l'on en reste au plan des mots, celui qui se trompe pense ou dit « c'est un cheval ». Et l'erreur est dans l'inadéquation du « c'est » du discours (prononcé ou simplement pensé) au pragma (« fait/chose ») sur lequel il porte. Ce n'est pas le logos (« parole/discours/... ») qui fait « être » les pragmata (« faits/choses »), mais c'est la perception de pragmata (« faits/choses ») qui rend le logos (« parole/discours/... ») possible. Et le pragma que voit celui qui, en présence d'un âne, croit voir un cheval n'est ni « âne », ni « cheval », ni onos (« âne » en grec), ni hippos (« cheval » en grec), ni « donkey », ni « horse », mais un animal que les grecs du temps de Platon avaient convenu d'appeler onos, que nous, français, appelons « âne », que les anglais appellent « donkey » et que des gens parlant une autre langue appellent d'un nom différent encore. « Être » n'est rien de plus qu'un outil linguistique permettant d'associer un nom ou une description faite de plusieurs mots à un pragma (« fait/chose ») et la distinction des deux plans est ce qui rend possible l'erreur d'attribution. C'est tout cela auquel n'a pas encore suffisamment réfléchi le jeune Théétète, qui en reste donc aux manières « intuitives » de parler des prisonniers enchaînés au fond de la caverne. L'étranger, lui, est parfaitement conscient de tout cela et la solution qu'il proposera à la fin du dialogue est justement fondée sur l'emploi d'heteron (« autre ») pour explique « n'est pas ». Mais ici, il veut laisser Théétète parler comme les jeunes de son âge, et pas que les jeunes, qui sont encore prisonniers des chaînes des mots et n'entrent pas dans toutes ces subtilités. Car c'est en le laissant découvrir par lui-même, pourvu qu'il soit proprement guidé, les erreurs de raisonnement qu'il fait, qu'il y aura une chance de l'amener à se corriger (même chose pour le lecteur). (<==)

(49) On notera le « tu dis » (legeis) qui insiste à la fois sur le fait qu'il s'agit d'une manière de parler et que c'est celle de Théétète, pas nécessairement (en fait, pas) celle de l'étranger. Cette réplique de l'étranger confirme ce que je disais dans la note précédente : le mot enantion (« contraire ») porte sur « étant » (on) par opposition à « n'étant pas » (mè on). L'opinion de celui qui croit voir un cheval est que c'est un chevel alors que ce n'est pas un cheval. Il croit dont un « n'étant pas » (mè on). (<==)

(50) Mais il ne croit pas ce « n'étant pas » (un cheval) comme mè on (« n'étant pas »), mais comme « étant » (on) puisque, si on lui posait la question, il répondrait « c'est un cheval », alors qu'il est en présence d'un animal n'étant pas du tout (mèdamôs on) un cheval. (<==)

(51) En d'autres termes, la condition de possibilité de l'erreur est qu'on puisse dire « c'est » de quelque chose « n'étant pas » (ce qu'on prétend que c'est). (<==)

(52) En croyant que c'est un cheval, la personne prise en exemple croit donc, implicitement au moins, l'animal qu'il a sous les yeux « ne pas du tout être » (mèdamôs einai) un âne, alors que justement il voit un animal « étant tout à fait » (pantôs on) un âne. Il croit donc, en laissant tomber les particuliers de l'exemple, « ne pas du tout être » (mèdamôs einai) quelque chose « étant tout à fait » (pantôs on). (<==)

(53) Notre personne prise en exemple, si on l'interroge, dira ne pas être (mè einai) un âne l'animal étant (on) un âne et être (einai) un cheval l'animal n'étant pas (mè on) un cheval. Enlevez « âne », « cheval » et « animal », sans les remplacer par rien, et remplacez le singulier par le pluriel pour généraliser, et il reste exactement ce que propose l'étranger : on dit quelque chose de faux en disant ta te onta mè einai kai ta mè onta einai (« les étant ne pas être et les n'étant pas être »). On notera le « je suppose » (oimai) qu'utilise l'étranger au début de cette phrase, qui le distancie de cette affirmation : il parle comme il se doute que Théétète parlerait, pas comme lui parlera plus loin dans le dialogue, en distinguant clairement le plan des mots et le plan des pragmata (« faits/choses »). (<==)

(54) L'adverbe que j'ai traduit par « peut-être » est schedon, dont le sens premier évoque l'idée de proximité (« près, à peu près, presque »). Associé ici à la négation renforcée dans la forme adverbialle oudamôs de l'adjectif oudamos (« aucun, pas un seul »), il a plutôt le sens de « peut-être ». C'est une nouvelle manière pour l'étranger de prendre ses distances de ce que dit Théétète. Dans le cas présent, le problème n'est pas à proprement parler la formulation retenue par celui-ci, mais plutôt la manière de la comprendre. (<==)

(55) Le mot grec utilisé ici est aporia, que nous avons déja rencontré plusieurs fois et que j'ai traduit le plus souvent par « difficulté » (236e3, 237e7, 238a2, 238d2), sauf en 238d6, où je l'ai traduit par « impasse » (cf. note 23 ci-dessus). Ici, comme en 238d6, le sens étymologique d'« impasse » est plus acceptable que pour les occurrences précédentes et caractérise bien le genre de « difficulté » qui a été mis en évidence par les échanges qui ont précédé : on arrive dans le raisonnement à un point où il n'est plus possible d'avancer sans se mettre en contradiction avec soi-même. Au aporias (accusatif pluriel) de ce début de phrase fait écho euporoi à la fin, dans lequel le alpha privatif initial devant poros (« route, voie, chemin ») a été remplacé par le préfixe eu-, qui signifie « bien » et évoque l'idée de facilité, de succès : euporos veut donc dire « d'accès facile ».(<==)

(56) « Falsificateurs » traduit le grec pseudourgos par son décalque sur racines latines : étymologiquement, « fabriquant (-ourgos) de faux/mensonges (pseudos), dans lequel on retrouve le même suffixe-ourgos que dans dèmiourgos (« démiurge », étymologiquement « celui qui travaille pour le peuple (dèmos) », c'est-à-dire « artisan ») qui est l'un des noms donnés par Timée dans le dialogue éponyme à celui dont il fait le créateur du « Kosmos », de l'Univers en bon ordre dans lequel nous vivons. Traiter le sophiste de pseudourgos, c'est suggérer qu'il crée avec des mots un « Univers » de son cru qui n'a rien à voir avec le « Kosmos » créé par le Démiourgos. C'est la seule occurrence de ce mot dans tous les dialogues, et même dans tout le corpus grec disponible sur le site Perseus, et le seul exemple d'utilisation donné par le Bailly et le LSJ. C'est donc vraisemblablement encore un de ces néologismes parfaitement compréhensibles, parce que formés sur des mots connus par des procédés usuels en grec, dont Platon a parsemé le Sophiste.
« Enchanteur » traduit goètès, déjà utilisé par l'étranger en 235a1 pour qualifier le sophiste qui fait avec les mots ce que les peintres en trompe l'œil font avec leurs pinceaux. (<==)

(57) Fin du troisième et dernier essai (cf. notes 28 et 45), et nouvel échec. Après avoir, dans la section précédente, décrit le sophiste comme imitateur au moyen du logos (« paroles/discours/... ») produisant des images non conformes au modèle, c'est-à-dire des mensonges, l'étranger a affirmé qu'admettre le mensonge revient à admettre que puisse être le n'étant pas (237a2-3). Pour aller plus loin sur cette piste, l'étranger refait dans la section ici traduite le trajet en sens inverse : il commence par prendre le problème dans sa plus grande généralité et dans sa plus grande abstraction, sur la question du mè on (« n'étant pas »), à partir de l'hypothèse de départ, admise par Théétète comme évidente, qu'on ne peut considérer un même « quelque chose » (ti), quel qu'il soit, à la fois comme on (« étant ») et comme mè on (« n'étant pas ») (237c7-8), ce qui conduit à ne laisser aucune place pour un mè on (« n'étant pas ») ; réduisant le domaine d'investigation et le rendant plus concret, l'étranger fait une seconde tentative en se concentrant sur la notion d'« image », qui ne tarde pas à en revenir à la cohabitation du on (« étant ») et du mè on (« n'étant pas ») lorsque l'image est vue comme n'étant pas ce dont elle est image, mais étant néanmoins une image. Restreignant encore un peu plus le champ d'investigation, il se centre, dans la troisième investigation, sur la notion de « mensonge », de « faux », mais là encore, on en revient vite à la question du mè on (« n'étant pas »), puisque penser ou parler faux, c'est penser ou dire comme étant quelque chose n'étant pas. L'étranger a ainsi justifié le saut qu'il avait fait au début de cette section en disant qu'admettre le mensonge revient à admettre que puisse être le n'étant pas (237a2-3) en même temps qu'il montrait les contradictions que cela impliquait. Mais à aucun moment dans toute cette réflexion, il n'a pris la peine de définir ce qu'il entendait par einai (« être ») ou par on (« étant ») ; il s'est contenté de parler selon les formes usuelles et de s'appuyer sur des évidences apparentes au niveau des mots, en s'empressant de « substantiver » on (« étant ») et mè on (« n'étant pas ») en en faisant to on (« l'étant ») et to mè on (« le n'étant pas »), ou à la rigueur ta onta (« les étants ») et ta mè onta (« les n'étant pas »), mais en se débarassant, par souci de généralisation, de ce qui, dans chaque cas, devrait être associé à « étant » ou à « n'étant pas », le « étant » ou « n'étant pas » quoi, ce qui invite à supposer à einai (« être ») un sens propre, abstraction faite de tout « quoi », le fameux sens « existentiel », qu'il n'a jamais pris la peine de définir et qui semble intuitif, alors que justement il n'est pas le même pour tous dès qu'on commence à creuser (et qu'il n'existe tout simplement pas pour l'étranger, et pour Platon derrière lui). C'est en ce sens qu'il a joué au sophiste, mais en sachant où il allait et pourquoi il faisait ça (faire toucher du doigt à Théétète où mènent des propos ne prenant pas la peine de réfléchir sérieusement (spoudèi sunnoèsanta, 237c1) sur le sens et le rôle de einai (« être ») dans le logos), et il va maintenant progressivement construire sa solution sur ce champ de ruines en commençant par mettre le doigt sur la cause de tous ces sophismes, la question du sens de einai (« être ») et de son rôle dans le logos (« langage sensé/parole/discours/... »). (<==)


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Première publication le 20 septembre 2017 ; dernière mise à jour le 18 avril 2020
© 2017 Bernard SUZANNE (cliquez sur le nom pour envoyer vos commentaires par courrier électronique)
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