© 2017, 2019 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 23 juin 2019 |
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Préambule : Dans cette section, l'étranger n'a pas en vue telle ou telle école de pensée « matérialiste » à travers ceux qu'il appelle les fils de la terre ou « idéaliste » à travers ceux qu'il appelle les amis des eidè, et surtout pas, dans le cas de ces derniers, des thèses qui auraient été celle de Platon lui-même dans des dialogues antérieurs, mais deux grandes familles de pensée, pas nécessairement théorisées par ceux qui adoptent l'une ou l'autre, surtout dans le cas des fils de la terre, qu'on peut décrire dans les termes de la République comme d'une part ceux qui ne sont jamais sortis de la caverne (les fils de la terre), qui constituent la grande majorité des hommes, et d'autre part ceux qui, en étant sortis, ne veulent plus entendre parler de l'intérieur de la caverne et refusent d'y retourner (les amis des eidè). Ce qu'il reproche aux uns comme aux autres, c'est de se situer dans une approche d'exclusion et de n'admettre qu'une partie du « tout », soit seulement l'intérieur, soit seulement l'extérieur de la caverne, en refusant le statut d'« étant » à l'autre partie, alors même que pour le faire, ils sont obligés d'employer le verbe « être » (einai) au sujet de ce à quoi ils prétendent refuse l'« étance » (ousia). Aux fils de la terre, il montre qu'un « matérialisme » strict refusant d'admettre quoi que ce soit d'incorporel n'est pas tenable et que, dès lors qu'on admet, ne serait-ce qu'un incorporel, quel qu'il soit, c'en est fini de leur exclusivisme. Aux amis des eidè, il montre que la connaissance qu'ils prétendent sauver du mobilisme héraclitéen au moyen de leurs eidè, quoi qu'ils mettent sous ce vocable (qu'il n'utilise jamais dans sa critique et laisse non défini), est un processus qui implique changement dans l'« âme » de celui qui apprend, et que donc, s'ils refusent l'étance à ce qui change, ils jettent le bébé avec l'eau du bain et annihilent la possibilité même de connaissance, qu'ils prétendaient sauver. Le connu, ce n'est pas l'objet « extérieur » de cette connaissance, mais l'image que s'en fait dans son âme celui ou celle qui cherche à connaître cet objet (tout comme le peint, ce n'est pas le modèle du peintre, mais le tableau qu'il réalise à partir de ce modèle), et l'« étance » (ousia), pour les humains, c'est ce qu'on dit qu'est ce dont on parle au moyen d'un logos utilisant le verbe « être » (einai) qui n'a aucun sens par lui-même et ne sert justement qu'à introduire des attributs, des « étances » (ousiai), qui s'expriment ou se pensent à l'aide de mots. Ce que sont les auta (« les ça-même »), nous n'avons aucun moyen de savoir si nous le savons puisque, pour le savoir, pour le dire dans l'imagerie du mythe du char ailé du Phèdre, il nous faudrait passer de l'autre côté du ciel, vers le lieu supracéleste auquel seuls les dieux ont accès. La conclusion est qu'on n'est philosophe que lorsqu'on accepte et l'intérieur et l'extérieur de la caverne, chacun pour ce qu'il est et dans sa relation à l'autre, c'est-à-dire et l'« étance » (ousia), et le devenir (genesis), et, pour les deux, et le mouvement/changement, et le repos/immutabilité, sans prétendre en savoir plus que ce que notre nature humaine nous permet de connaître au moyen du logos, qu'on accepte de retourner dans la caverne après en être sorti, et non pas lorsqu'on refuse ou d'en sortir (le plaideur invétéré de la « digression » du Théétète, pour qui le logos n'est qu'un outil qu'il faut savoir manier pour emporter la conviction des juges sans souci de la vérité pour faire triompher ses propres intérêts exclusivement matériels), ou d'y retourner une fois sorti (le prétendu « philosophe » de cette même « digression » qui se croit « transporté vivant dans les îles des bienheureux » (République VII, 519c5-6), refuse de se mêler des affaires de sa cité et pour qui la « justice » n'est qu'une idée dont il ne voit pas les applications pratiques dans sa vie).
[245e] [...]
L'ÉTRANGER.-- Mais ceux qui parlent autrement, il faut à leur tour [les] examiner, pour que, à partir de tous, [246a] nous voyions que l'étant, on n'arrive pas plus facilement que le n'étant pas à dire ce que ça peut bien être.
THÉÉTÈTE.-- Donc il faut en arriver aussi à eux. (2)
L'ÉTRANGER.-- Et assurément, il semble bien que, parmi eux, c'est comme un combat de géants (3) du fait de la controverse au sujet de l'étance (4) des uns contre les autres.
THÉÉTÈTE.-- Comment ?
L'ÉTRANGER.-- Les uns tirent toutes [choses] vers la terre depuis le ciel et l'invisible, entourant sans discernement de leurs mains pierres et arbres. Car, se saisissant de toutes [choses] de ce genre, ils soutiennent vigoureusement jusqu'au bout être seulement ce qui permet frottement et contact, (5) [246b] definissant comme la même [chose] corps et étance, (6) mais, si quelqu'un d'entre les autres dit être [quelque chose] n'ayant pas de corps, [le] méprisant tout à fait et ne voulant rien entendre d'autre [de sa part].
THÉÉTÈTE.-- Quels redoutables hommes tu mentionnes [là] ! Déjà en effet, moi aussi, j'ai eu l'occasion de rencontrer un grand nombre d'entre eux.
L'ÉTRANGER.-- Voilà donc pourquoi ceux qui leur apporte la contradiction se défendent avec beaucoup de précautions du haut de quelque lieu invisible, soutenant avec force que certains eidè (7) intelligibles et incorporels sont la véritable étance ; quant aux « corps » de ceux-là et à leur soi-disant [246c] « vérité », [les] brisant en menus morceaux dans leurs logoi (discours/arguments/raisonnements/...), ils appellent [ça] un certain « devenir », plutôt qu'« étance », transporté de ci, de là. (8) Or entre les uns et les autres, sur ces [questions], une bataille interminable, Théétète, prend place depuis toujours.
THÉÉTÈTE.-- [C'est] vrai.
L'ÉTRANGER.-- Eh bien, de ces deux familles tour à tour, tâchons de recueillir un logos (discours/argument/compte-rendu/explication/justification/...) sur l'étance qu'ils posent.
THÉÉTÈTE.-- Comment donc maintenant le recueillerons-nous ?
L'ÉTRANGER.-- De ceux qui la posent dans les eidè, facile, car [ils sont] plus civilisés ! (9) De ceux qui tirent toutes [choses] vers le corps [246d] de force, plus difficile, et probablement à peu près impossible. Mais il me semble qu'il faut agir ainsi avec eux. (10)
THÉÉTÈTE.-- Comment ?
L'ÉTRANGER.-- Eh bien, avant tout, si c'était possible d'une manière ou d'une autre, [il faudrait] les rendre meilleurs (11) en fait ; mais si ce n'est pas possible, rendons-les [tels] en logos, (12) en supposant qu'ils répondent de manière plus conforme aux usages (13) qu'ils [ne] veulent bien [le faire] à présent. Car ce sur quoi on s'est mis d'accord avec des meilleurs [a] en quelque sorte plus d'autorité que ce [sur quoi on s'est mis d'accord] avec de plus mauvais. (14) Mais nous, nous ne soucions pas de ceux-là, mais nous cherchons le vrai.
THÉÉTÈTE.-- [246e] Très juste.
L'ÉTRANGER.-- Demande donc à ceux qui sont devenus meilleurs de te répondre et ce qui est dit par eux, exprime[-le] en retour/complètement. (15)
THÉÉTÈTE.-- Il en sera ainsi.
L'ÉTRANGER.-- [Voyons] donc si, parlant de vivant mortel, il [le] disent être quelque chose. (16)
THÉÉTÈTE.-- Mais comment non ?
L'ÉTRANGER.-- Mais cela, ne sont-ils pas d'accord pour le dire un corps animé ? (17)
THÉÉTÈTE.-- Tout à fait, en effet.
L'ÉTRANGER.-- En posant une âme [comme] quelque chose parmi les étants ? (18)
THÉÉTÈTE.-- [247a] Oui.
L'ÉTRANGER.-- Mais quoi ? Une âme, ne disent-il pas être l'une juste, l'autre injuste, et l'une sensée, l'autre insensée ? (19)
THÉÉTÈTE.-- Quoi [d'autre] en effet ?
L'ÉTRANGER.-- Mais chacune d'entre elles ne devient-elle pas telle par la possession et la présence (parousia) de la justice et [par celle] des contraires, le contraire ? (20)
THÉÉTÈTE.-- Oui, et sur ces [points], ils disent comme toi.
L'ÉTRANGER.-- Mais assurément, ce qui peut effectivement, en quelque chose, devenir présent et devenir absent, ils [le] diront dans tout les cas être quelque chose. (21)
THÉÉTÈTE.-- Ils le disent bien, en effet.
L'ÉTRANGER.-- [247b] [À propos] de la justice et du bon sens (22) « étant » (23) donc, et du reste des vertus (24) et de leurs contraires, et en outre aussi de l'âme dans laquelle celles-ci adviennent, disent-ils être visibles et tangibles certaines d'entre elles ou bien toutes invisibles ?
THÉÉTÈTE.-- À peu près aucune d'elles en effet visibles.
L'ÉTRANGER.-- Mais quoi de celles-là ? [Les] disent-ils avoir un quelconque corps ? (25)
THÉÉTÈTE.-- Là, ils ne répondent pas comme ça pour tout, mais l'âme elle-même d'un côté leur semble posséder quelque chose comme un corps, le bon sens d'autre part et chacune des autres [choses] sur lesquelles [247c] tu interroges, ils jugent honteuse l'audace, soit de n'approuver aucune d'elles parmi les étants, soit de soutenir avec force jusqu'au bout que toutes sont des corps. (26)
L'ÉTRANGER.-- Clairement donc pour nous, Théétète, les hommes sont devenus meilleurs, car de pas une de ces [audaces] n'auraient honte ceux d'entre eux du moins semés et nés de la terre, mais ils maintiendraient jusqu'au bout que tout ce qu'ils ne sont pas capables d'enserrer dans leurs mains, cela donc n'est rien du tout. (27)
THÉÉTÈTE.-- Tu dis à peu près ce qu'ils pensent.
L'ÉTRANGER.-- Eh bien une fois encore interrogeons-les, car [247d] s'ils consentent à admettre le moindre incorporel, même minuscule, parmi les étants, cela suffit. Car ce qui est devenu naturellement uni (28) à la fois à ceux-ci et à ceux qui ont un corps, au vu de quoi (29) ils les disent tous deux être, cela doit être dit par eux. (30) Peut-être donc bien seraient-ils embarassés ; mais s'ils éprouvent quelque chose comme ça, vois : si nous [le leur] proposions, accepteraient-ils de recevoir et de convenir que l'étant est tel que voici ? (31)
THÉÉTÈTE.-- Quoi donc ? Parle et nous verrons bien.
L'ÉTRANGER.-- Je dis donc ce qui possède la moindre [247e] puissance, ou pour agir sur une quelconque autre créature, (32) ou pour subir le plus minime [effet] de la part de la plus insignifiante, et même seulement pour une seule fois, tout cela [je le dis] être à la manière d'un étant ; car je pose comme définition de définir les étants par le fait que ce n'est pas autre chose que puissance. (33)
THÉÉTÈTE.-- Eh bien, puisqu'eux n'ont en effet pour l'instant rien de mieux que ça à dire, ils acceptent ça.
L'ÉTRANGER.-- Parfait. Car peut-être par la suite, pour nous et [248a] ces autres, cela pourrait se révéler autre. (34) Donc par rapport à eux, que ça reste pour le moment convenu avec nous.
THÉÉTÈTE.-- Ça [le] reste.
L'ÉTRANGER.-- Eh bien, avec les autres, allons[-y], les amis des eidè ; mais toi, pour nous, exprime aussi en retour/complètement (35) les [propos] venant d'eux.
THÉÉTÈTE.-- Il en sera ainsi.
L'ÉTRANGER.-- Le devenir, (36) à part de l'étance, vous [les] dites en quelque sorte séparées, n'est-ce pas ?
THÉÉTÈTE.-- Oui.
L'ÉTRANGER.-- Et par le corps d'une part, au moyen de la sensation, [vous] nous [dites] avoir quelque chose de commun (37) avec le devenir, au moyen du raisonnement (38) d'autre part, par l'âme, avec l'étance à la manière de l'étant, (39) que vous dites se comporter (40) toujours identiquement de la même façon, mais le devenir, différemment à des moments différents. (41)
THÉÉTÈTE.-- [248b] Nous [le] disons en effet.
L'ÉTRANGER.-- Mais alors, ce « avoir quelque chose de commun », vous, les meilleurs d'entre tous, que devons-nous dire que vous exprimez par ça à propos des deux ? N'est-ce pas ce que nous avons énoncé à l'instant de notre côté ?
THÉÉTÈTE.-- Quoi ?
L'ÉTRANGER.-- Affection ou action (42) devenue[ effective] [du fait ]d'une certaine puissance [résultant ]de ce que les deux se rencontrent l'un l'autre. (43) Peut-être bien, Théétète, leur réponse à tout ça, toi, tu ne l'entends pas clairement, (44) mais moi, [je l'entends] probablement, du fait de l'accoutumance. (45)
THÉÉTÈTE.-- Alors quel logos (propos/discours/argument/...) énoncent-ils donc ?
L'ÉTRANGER.-- [248c] Ils ne nous rejoignent pas sur ce qui vient d'être dit aux fils de la terre à propos de l'étance. (46)
THÉÉTÈTE.-- Quoi ?
L'ÉTRANGER.-- Avons-nous en quelque sorte posé une définition satisfaisante des étants en tant que ce à quoi est présente une puissance ou de subir ou d'agir même de la manière la plus minime ? (47)
THÉÉTÈTE.-- Oui.
L'ÉTRANGER.-- Eh bien devant ces [propos], voilà ce qu'il disent : il échoit au devenir la puissance de subir et de faire, (48) mais en ce qui concerne l'étance, ils déclarent que ne [lui] convient la puissance d'aucun de ces deux [comportements]. (49)
THÉÉTÈTE.-- Disent-ils donc quelque chose [de sensé] ?
L'ÉTRANGER.-- [Quelque chose] devant quoi il faut en tout cas dire que nous devons encore [248d] nous enquérir auprès d'eux pour plus de clarté s'ils conviennent en plus que l'âme apprend à connaître (50) et que l'étance est connue.
THÉÉTÈTE.-- Ils disent bien sûr ça.
L'ÉTRANGER.-- Mais quoi ? L[e fait d]'apprendre à connaître ou l[e fait d]'être connu, [le] dites-vous activité ou affection (51) ou les deux ? Ou l'un affection et l'autre l'autre ? Ou aucun des deux ne prendre part en aucune façon à aucun de ces deux-là ?
THÉÉTÈTE.-- Clairement, aucun des deux à aucun des deux, car [autrement], ils diraient le contraire d'avant.
L'ÉTRANGER.-- Je comprends cela du moins : (52) que si l[e fait d]'apprendre à connaître est [248e] un certain « faire », le connu nécessairement à son tour se trouve subir. Donc l'étance, selon ce logos (raisonnement/propos/argument/...), connue sous l'effet de l'activité conduisant à la connaissance, (53) à proportion de ce qui [en] est connu, dans cette proportion, est mue/changée par le fait de subir, que nous disons en effet ne pouvoir survenir en compagnie du [fait de ]rester tranquille/immuable. (54)
THÉÉTÈTE.-- Correct.
L'ÉTRANGER.-- Mais quoi par Zeus ?! Serons-nous si facilement convaincus qu'en vérité le mouvement/changement et la vie et l'âme et le bon sens (55) [249a] ne sont pas présents dans le parfaitement étant, (56) et qu'il ne vit ni ne fait preuve de bon sens, mais qu'il est vénérable et saint, n'ayant pas d'intelligence, (57) dressé immobile.
THÉÉTÈTE.-- Terrible assurément, étranger, [le] logos (discours/raisonnement/doctrine/affirmation/....) avec lequel nous serions d'accord !
L'ÉTRANGER.-- Mais devons-nous [le] dire avoir l'intelligence, mais pas la vie ? (58)
THÉÉTÈTE.-- Et comment [serait-ce possible] ?
L'ÉTRANGER.-- Eh bien alors, nous disons que ces deux-là sont en lui. (59) Ne dirons-nous donc pas qu'il a bien ça dans l'âme ? (60)
THÉÉTÈTE.-- Et de quelle autre manière l'aurait-il ?!
L'ÉTRANGER.-- Mais alors, ayant intelligence et vie et âme, il se tiendrait pourtant complètement immobile [tout en] étant animé ? (61)
THÉÉTÈTE.-- [249b] À moi en tout cas, ces [propos] semblent être tout à fait déraisonnables. (62)
L'ÉTRANGER.-- Et donc le mu/changeant et le mouvement/changement, il faut convenir [d'eux] comme d'étants. (63)
THÉÉTÈTE.-- Comment ne pas [le faire], en effet.
L'ÉTRANGER.-- Il [en] résulte donc, Théétète, que, parmi des étants immobiles/immuables, il n'est d'intelligence en rien à propos de rien nulle part. (64)
THÉÉTÈTE.-- Absolument, en effet.
L'ÉTRANGER.-- Et en outre, si au contraire nous consentons à ce que tout soit transporté et mu/changé, par ce logos (discours/thèse/argument/...) aussi, nous exclurons cette même [intelligence] d'entre les étants.
THÉÉTÈTE.-- Comment ?
L'ÉTRANGER.-- Le « de la même façon et identiquement et à propos du même », (65) [249c] te semble-t-il qu'il puisse advenir (66) en l'absence de repos/stabilité ?
THÉÉTÈTE.-- Aucunement.
L'ÉTRANGER.-- Mais quoi ? Sans tout ça, vois-tu l'intelligence étant ou advenant où que ce soit ? (67)
THÉÉTÈTE.-- Pas du tout !
L'ÉTRANGER.-- Et donc, il faut se battre avec tout le [pouvoir du] logos (raisonnement/langage/argument/discours/...) contre celui du moins qui, anéantissant le savoir ou le bon sens ou l'intelligence, prend vigoureusement position sur n'importe quoi de n'importe quelle manière. (68)
THÉÉTÈTE.-- Très certainement.
L'ÉTRANGER.-- Donc, pour le philosophe et tous ceux qui estiment au plus haut point ces [choses, c'est], à ce qu'il semble, une nécessité, au milieu de ces [débats], de ceux qui prônent l'un ou encore les [249d] multiples eidè, de ne pas admettre le tout immobile/immuable, de ceux au contraire qui meuvent l'étant de toutes les manières possibles, de ne rien écouter du tout, mais, selon le souhait des enfants, (69) de dire, en tant qu'immobiles/immunables et mus/changeants, l'étant et le tout les deux à la fois. (70)
THÉÉTÈTE.-- Très vrai.
(vers la section suivante)
(1) Sur les raisons qui me font laisser non traduit le mot eidè (pluriel de eidos) dans l'expression « amis des eidè », voir la note 7 ci-dessous. (<==)
(2) Le verbe que j'ai traduit par « en arriver » est poreuesthai, dont le sens est plutôt « aller, marcher », qui évoque donc une idée de cheminement plutôt que d'aboutissement. Dans la réplique de l'étranger qui précède, on trouve l'adjectif euporôteron, comparatif neutre de euporos, construit comme poreuesthai sur la racine poros (« passage, route, chemin »), signifiant « facile à passer, d'accès facile »). Pour garder à la fois l'idée de cheminement et la parenté entre les deux mots, j'ai un peu tordu le texte de Platon en utilisant le verbe « arriver » dans les deux cas (« arriver » évoque indirectement ce cheminement qui permet d'atteindre le but) et en transformant l'adjectif euporoteron utilisé par l'étranger en un verbe et un adverbe. Une traduction plus exacte de la fin de la réplique de l'étranger, remise dans un ordre plus normal en français, serait : « dire ce que peut bien être l'étant [n'est] pas une chose plus facile d'accès que [dire ce que peut bien être] le n'étant pas », sauf que le membre de phrase commence sur to on (« l'étant »), immédiatement suivi de tou mè ontos (« du n'étant pas ») et se termine sur hoti pot' estin (mot à mot « ce_que un_jour est ») et n'a pas de verbe principal (d'où la mise entre crochets du « n'est » ajouté par moi). L'avantage de ma reformulation est que justement, elle m'évite d'avoir à introduire un « est » qui n'est pas dans le grec dans une phrase où l'on trouve déjà deux fois on (« étant », la seconde fois sous la forme mè on, « pas étant ») et une fois estin (« est »), dans la formule finale hoti pot' estin (« ce que ça peut bien être »). (<==)
(3) « Combat de géants » traduit le mot grec gigantomachia en explicitant son étymologie : machia vient de machè, qui signifie « combat, bataille », et Gigantes, pluriel, qui est à la racine du mot français « géant », était le nom d'une race d'hommes mythologique monstrueux, fils de Gaia (« Terre ») et du sang répandu lors de l'émasculation de son mari Ouranos (« Ciel ») par leur fils Cronos, l'un des Titans (cf. Hésiode, Théogonie, 185, sq.). Il est possible que ce mot soit un néologisme formé par Platon. On le retrouve en République, II, 378c4, lorsque Socrate, s'intéressant à l'éducation des gardiens de la cité idéale, « censure » les récits faits par les poètes, de dieux se faisant la guerre les uns aux autres. Mais en dehors de Platon, le site Perseus ne recense que deux autres occurrences de ce mot, toutes deux largement postérieures à Platon (une chez Diodore de Sicile, Ier siècle avant J.-C. ; une chez Plutarque, Ier-IIème siècle après J.-C.). La mythologie grecque connaissait d'une part un combat entre Zeus et les Titans (Titanomachia, terme tardif dont le LSJ ne donne pas d'exemple antérieur au Ier siècle avant J.-C.) raconté par Hésiode dans sa Théogonie (Théogonie, 617, sq.), et d'autre part un combat entre Zeus, assisté des autres dieux olympiens, et les Géants, suscité par Gaia, furieuse que Zeus ait vaincu les Titans, ses fils, et les ait enfermés dans le Tartare, combat perdu par les Géants qui, bien que d'origine divine, n'étaient pas immortels. Cette Gigantomachia était un thème courant dans la peinture et la sculpture, qu'on retrouvait en particulier dans une des frise du Parthénon à Athènes. Mais cela ne veut pas dire que le mot gigantomachia lui-même était ancien. La gigantomachia que suggère ici Platon par la bouche de l'étranger met aux prises ceux qu'il appellera « fils de la terre » (gègeneis, 248c2, Gè étant une autre forme de Gaia), un nom qui rappelle les Géants, fils de Gaia, et ceux qu'il appellera les « amis des eidè » (tous tôn eidôn philous, 248a4-5), plutôt tournés vers le « ciel », celui en tout cas de l'allégorie de la caverne de République VII. Il n'est donc pas nécessaire, comme le font certains traducteurs et commentateurs, dont Cordero, de voir dans ce mot une allusion au combat des Titans raconté par Hésiode dans sa Théogonie (d'ailleurs souvent considéré comme une interpolation), puisqu'il existe aussi une longue tradition d'un combat de Géants dans la mythologie grecque. Et si l'on rapproche ce mot et ceux de « fils de la terre » et d'« amis des eidè » donnés aux deux groupes se combattant de l'arrière-plan de l'allégorie de la caverne, le rapprochement avec le récit mythologique est encore plus frappant : les « fils de la terre », ce sont les prisonniers de la caverne qui n'en sont jamais sortis et les « amis des eidè », ce sont ceux qui en sont sortis, mais se croient devenus pareils à des dieux et « transportés vivants dans les îles des bienheureux » (République VII, 519c5-6, dans le commentaire de l'allégorie par Socrate) et refusent de redescendre dans la caverne. Et cette allusion à des récits mythologiques renouvelle discrètement au début de cette nouvelle étape de la discussion ce que l'étranger disait explicitement au début de la section précédente en qualifiant de muthon (« mythe », 242c8) les discours de quiconque « à un moment ou à un autre, s'est lancé dans un examen critique visant, à propos des étants, à distinguer combien et lesquels c'est » (242c5-6). (<==)
(4) Le mot que je traduis par « étance », pour des raisons que j'explique dans la note 10 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2, et que l'étranger place au cœur de ce « combat de géants », est le mot ousia. C'est la cinquième occurrence de ce mot dans le Sophiste, sur un total de 25, dont 16 entre ici et 252a2 et il vaut la peine de s'arrêter un instant sur ce mot et sur les usages qui en ont été fait jusqu'ici dans le Sophiste, pour tenter d'en mieux cerner la signification et les résonnances.
La première occurrence d'ousia dans le Sophiste est en 219b4, au début de l'exercice préliminaire de pratique de la méthode de divisions successives sur le pêcheur à la ligne, à partir de la distinction initiale entre arts de production (poiètikè) et arts d'acquisition (ktètikè), et elle peut nous éclairer sur ce que l'étranger entend par ousia pour peu que l'on ne lise pas le texte avec des idées préconçues et qu'on prenne au sérieux les choix de mots de Platon, en particulier dans tout ce qui tourne autour des différentes formes du verbe einai (« être ») et des mots dérivés. L'étranger, dans la réplique qui nous occupe, définit ainsi ce qu'il appelle « production » : « tout ce que quelqu'un conduit d'un n'étant pas initial vers une ousia ultérieure, nous disons en quelque sorte que celui qui conduit [le] produit et que ce qui est conduit est produit » (pan hoper an mè proteron tis on husteron eis ousian agèi, ton men agonta poiein, to de agomenon poieisthai pou phamen, 219b4-6). Ce qui est important ici, c'est que, partant d'un « n'étant pas » (mè on) initial, on n'arrive pas à un « étant » (on), mais à une ousia. Et, contrairement à ce que pensent tous les traducteurs que j'ai consultés (Cousin : « toutes les fois que quelqu'un fait venir à l'être ce qui auparavant n'était pas » ; Diès : « pour tout ce que, d'un non-être antérieur, on amène postérieurement à l'être » ; Robin : « toutes les fois précisément que c'est quelque chose qui n'existait pas antérieurement, que l'on amène par la suite à exister » ; Chambry : « quand on amène à l'existence quelque chose qui n'existait pas auparavant » ; Cordero : « lorsque quelqu'un a amené à la réalité quelque chose qui n'existait pas avant » ; Mouze : « Pour tout ce qui a commencé par ne pas exister et que l'on a ensuite fait être »), ce n'est pas parce que ces deux mots seraient synonymes pour l'étranger de Platon, loin de là. Il faut se souvenir ici que le sens usuel d'ousia de son temps était « richesse, biens (en particulier immobiliers), fortune » (sens dans lequel on le trouve aussi dans les dialogues : c'est son sens dans 59 des 257 occurrences d'ousia dans l'ensemble des 28 dialogues, comme on pourra le voir dans le tableau de l'annexe 4, pp. 43-45, à mon article La fortune détournée de Platon - Une étude sur le mot ousia dans les dialogue, qui liste toutes les occurrences d'ousia dans les dialogues en distinguant celles où le mot est utilisé dans son sens usuel des autres) et que cette idée de richesse, de valeur, ne doit jamais être perdue de vue lorsqu'on rencontre le mot ousia chez Platon. L'ousia, ce n'est pas pour lui simplement l'« être », l'« existence », la « réalité », ni même l'« essence », mot à connotation réductrice, mais ce qu'est une chose dans toute la richesse de ce qui la constitue, munie de tout ce qui fait sa « valeur », de toutes les qualités dont elle est dotée, alors que to einai (qui seul justifierait une traduction par « l'être ») ne renvoir qu'au seul fait d'être, qui, tout seul, tant qu'on ne dit pas « être » quoi, ne veut rien dire, et to on (« l'étant »), c'est ce qui est, le « sujet », abstraction faite de tout ce qui le constitue et fait justement son ousia, son « étance », sa « richesse ». Ce que suggère ici l'étranger, c'est que « produire », c'est faire passer de rien, du mè on (« n'étant pas »), non pas à « quelque chose » sans autres précisions, à un « étant » (on) dont on ne sait rien de plus que le fait qu'il « est » on ne dit pas quoi, mais à quelque chose de consistant, doté de propriétés spécifiques, d'une « richesse » propre qui en fait ce qu'il est, son ousia. Et il faut encore remarquer que l'étranger décrit ici, non pas un état, mais un processus, au moyen d'un verbe, agein, qui signifie « mener, conduire », et qui évoque donc un cheminement, une progression, progression qui se fait à partir de rien eis (« vers ») quelque chose, et ce quelque chose « vers » lequel se fait la progression, c'est justement l'ousia. L'ousia n'est donc pas, ou en tout cas pas toujours, un « être » figé hors du temps, mais peut être l'aboutissement d'un processus de création.
Et cela nous amène aux occurences suivantes. En 232c8 et
245d4, ousia est mis en parallèle avec genesis (« origine, naissance, génération, production, devenir »), mot qui, comme je l'explique dans la note 10 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2, est tout à fait apte à décrire le processus aboutissant à un « étant » (on) doté d'une ousia (« étance ») décrit en 219b4-6 avec le vocabulaire, non du gignesthai (« naître, devenir »), mais de l'agein (« mener, conduire ») et du poiein (« farie, produire »), dans la mesure où l'accent est alors sur des production humaines, dans lesquelles le fabriquant et le produit sont clairement identifiés et distingués, au contraire de ce qui se passe dans le cas des produits de la « nature », où le phénomène de la « naissance » (genesis) est facile à identifier, mais où l'« agent » responsable du processus qui aboutit à cette « naissance » (la « gestation ») l'est moins. En 232c8, l'étranger passe en revue les sujets sur lesquels les sophistes forment des controversistes, et, parmi eux, les propos tenus dans des discussions privées « à propos d'origine/naissance/génération/production/devenir et d'étance relativement à n'importe quoi » (geneseôs te kai ousias peri kata pantôn), et, en 245d4, il conclut qu'« il ne faut mentionner ni étance ni production en tant qu'étant si l'on ne pose pas l'un ou l'ensemble parmi les étants » (oute ousian oute genesin hôs ousan dei prosagoreuein to hen è to holon en tois ousi mè tithenta, 245d4-6). Comme je l'explique dans la note 54 à ma traduction de la section précédente, l'étranger (et Platon derrière lui) ne cherche pas à opposer d'un côté des « étants » (onta) et des « étances » (ousiai) qui seraient par nature « éternels » ou hors du temps, comme si le verbe einai (« être ») impliquait cette caractéristique, et de l'autre tout ce qui « naît » (gignetai), c'est-à-dire en fin de compte tout ce qui fait partie du monde sensible, qui ne pourrait prétendre à l'appellation d'« étant » (on) et ne pourrait donc avoir d'« étance » (ousia), mais à distinguer deux catégories d'« étants », ceux qui ne sont pas soumis au temps et ceux qui « naissent », et donc aussi « meurent », c'est-à-dire qui ont un commencement et une fin, mais que cela n'empêche pas d'avoir une « étance » (ousia), puisque, s'ils « sont », c'est qu'ils sont « quelque chose », et que ce quelque chose, c'est, par définition, une « étance » (ousia), toute la question étant justement celle des relations entre « étants » non soumis au temps et « étants » soumis à la « naissance » (genesis) dont l'« étance » se décrit par référence à l'autre catégorie d'« étants », ceux qui ne sont pas soumis au temps. C'est à ces questions que l'étranger se demande en 232c8 quelles réponses satisfaisantes les sophistes sont capables d'apporter dans des discussions de salon « à propos de genesis (origine/naissance/génération/production/devenir) et d'ousia (étance) relativement à n'importe quoi ».
L'occurrence restante est en 239b8, où l'étranger, après avoir échoué à parler convenablement du « n'étant pas » (mè on), met au défi Théétète d'en parler en « ne posant à côté du n'étant pas ni étance, ni l'unité ni la pluralité du nombre » (mète ousian mète to hen mète plèthos arithmou prostitheis tôi mè onti, 239b8-9). Ici, l'étranger ne demande pas à Théétète de ne pas accorder l'« être » au « n'étant pas », ce qui devrait aller de soi, mais n'empêche pas les traducteurs et commentateurs de le comprendre ainsi (Cousin, Diès et Mouze traduisent ici ousia par « être », Mouze avec une note précisant que le mot grec ainsi traduit est ousia), Robin et Chambry le traduisent par « existence » et Cordero par « une réalité existente »), mais de ne lui attribuer aucun « attribut » quel qu'il soit, qui supposerait qu'il « est » cela, et de n'en parler ni au singulier, ni au pluriel, qui serait implicitement lui attribuer soit le fait d'« être » un, soit le fait d'« être » plusieurs, donc encore un attribut, une ousia, une « étance ».
Reste une question : l'étranger utilise ce mot pour décrire ce sur quoi les deux camps de son « combat de géants » s'affrontaient, mais est-ce parce que c'est le mot que les uns et les autres utilisaient ou est-ce un mot à lui pour décrire commodément ce qui était l'objet de leurs disputes ? En fait, il n'est pas possible, en l'état actuel de nos sources, de savoir précisément qui est à l'origine du ou des sens « philosophiques » d'ousia. Ce qui est certain, comme on pourra s'en rendre compte dans le tableau de l'annexe 3, pp. 39-42, à mon article La fortune détournée de Platon - Une étude sur le mot ousia dans les dialogue, qui liste toutes les occurrences d'ousia dans les classiques grecs disponibles sur le site Perseus et les principaux présocratiques, les premières occurrences connues de ce mot dans un sens autre que le sens matériel usuel sont dans les dialogues de Platon. Un des exemples fournis par le LSJ (sens II.8) renvoie à un texte de Jamblique (Theologoumena arithmeticae), néoplatonicien qui vécut à la fin du IIIème siècle et au début du IVème siècle de notre ère, suggérant qu'ousia était un des noms donnés par les Pythagoriciens à la Monade, sans préciser de quels Pythagoriciens il parle, ce qui ne permet pas de savoir s'il s'agit d'un langage remontant à Pythagore lui-même, à des Pythagoriciens antérieurs à Platon ou contemporains de lui, ou à de plus tardifs. Si l'on peut croire ce témoignage et si cet usage des Pythagoriciens était ancien, antérieur à Platon, il pourrait marquer l'origine de l'évolution du mot vers des sens abstraits et suggérer sa parenté avec les doctrines de Parménide assimilant un/monade et être. Et de fait, le dialogue de Platon dans lequel ousia dans un sens non matériel apparaît le plus souvent est le Parménide (59 occurrences, toutes dans un sens abstrait, sur les 198 occurrences dans un sens abstrait dans l'ensemble des dialogues, soit plus du quart). Mais le mot ne figure dans aucun des fragments qui nous restent de Parménide lui-même, citations de lui par Platon incluses, si bien que le fait que Platon mette ce mot dans sa bouche ne prouve pas qu'il faisait partie du vocabulaire du Parménide historique. Et comme tout, à commencer par le choix du nom du jeune homme qui sert de pâle interlocuteur à Parménide dans son « jeux laborieux », laisse penser que ce dialogue porte la trace de débats entre Platon et Aristote, chez qui le mot ousia dans son sens « métaphysique » fera fortune (603 occurrences rien que dans la Métaphysique), il est fort possible que le choix par Platon de mettre ce mot dans la bouche de son Parménide ait plus à voir avec Aristote, le philosophe, dont un des principaux « défauts » était de traduire les doctrines de ses prédécesseurs dans son langage à lui plutôt que de rentrer dans leur langage et leur logique propre comme le faisait Platon, qu'avec le Parménide historique. Nous devons donc nous résoudre à ignorer comment le sens du mot ousia a évolué vers le sens que lui donne ici l'étranger et qui, avant Platon, l'utilisait dans ce sens ou dans des sens voisins. (<==)
(5) Pour décrire cela seul que dit « être » (einai) ce premier groupe de penseurs, l'étranger utilise l'expression ho parechei prosbolèn kai epaphèn tina. Parechein, dont parechei est la troisième personne du singulier du présent de l'indicatif actif, signifie étymologiquement « avoir/posséder (echein) auprès de (para) soi » ou « porter auprès de », c'est-à-dire « fournir, procurer ». Ce que doivent « offrir » les choses auxquelles ces penseur daignent accorder le fait d'« être », est décrit par deux mots :
- prosbolè, formé sur bolè, substantif issu du verbe ballein (« lancer, jeter ») signifiant « jet », ou encore « coup » porté de loin, par adjonction du préfixe pros (« vers »), signifie « jet en direction de », mais aussi « action d'appliquer sur ou contre, frottement » ;
- epaphè, formé sur aphè, substantif issu du verbe aptein (« toucher ») signifiant « toucher en tant que l'un des cinq sens, et aussi « toucher, contact » en tant qu'actions spécifique, et dans un sens plus spécialisé, « coup, blessure », par adjonction du préfixe epi (« sur »), signifie « action de toucher (la surface) ».(<==)
(6) N'a donc de « valeur », ne constitue un « bien » (ousia dans son sens usuel) pour eux que ce qui a un « corps » (sôma) au sens le plus large, c'est-à-dire ce qui est matériel et tangible. (<==)
(7) Je préfère ne pas traduire, surtout dans ce contexte, le mot grec, eidos (dont eidè est le pluriel). Le sens premier de ce mot dérivé d'une racine signifiant « voir » est « apparence » (au sens de ce qui apparaît, qui se montre à la vue, c'est-à-dire de l'« aspect extérieur »), et il ne faut jamais perdre de vue ce sens premier, quelle que soit la traduction qu'on pourrait en proposer. Et il faut toujours garder présent à l'esprit que ce mot, utilisé pour parler de « réalités » d'ordre intelligible (noèta en 246b7), incorporelles (asômata en 246b8) et invisibles (ex aoratou pothen, « à partir de quelque lieu invisible », en 246b7) renvoie dans son sens premier à ce qui se montre à la vue. Les traductions usuelles ici par « formes » (Cousin, Diès, Cordero, Mouze) ou « idées » (Chambry), tirant avec elles une supposée « théorie des formes/idées » qu'on attribue à Platon et qui n'est le plus souvent qu'une grossière caricature de ce qu'il cherche à nous faire comprendre, produite par des gens qui n'ont justement pas compris le Sophiste, comme ils le prouvent en voulant à tout prix situer Platon dans le camp des « amis des eidè », ne peuvent que rendre plus difficile la compréhension des propos de l'étranger, et de Platon (la traduction de Robin par « natures » ne présente pas ce défaut, mais trahit Platon en faisant comme s'il avait écrit phusis là où il a écrit eidè, pour lequel « nature » n'est pas l'un des multiples sens listés par le Bailly). À partir du sens initial d'« apparence », eidos a évolué vers le sens de « forme » en tant que ce qui se donne à voir, puis vers celui de « sorte, genre, espèce », c'est-à-dire de tout ce qui a à peu près la même « apparence », ce qui lui a fait perdre progressivement son ancrage dans la vue et a facilité le passage à l'abstraction. Mais de là à faire passer le mot d'un sens où il désigne, pour Platon en tout cas, de qui a le moins de « réalité », la simple apparence visuelle (les ombres de la caverne) à un sens où il désignerait ce qui constitue la « réalité » ultime de toutes choses (comme voudrait nous le faire croire la « théorie des formes/idées » attribuée à tort à Platon), il y a un pas qu'à mon sens Platon n'a jamais franchi. Dans le registre intelligible aussi bien que dans le registre visible/sensible, un eidos reste pour lui une « apparence », simplement conditionnée dans chaque cas par les capacités, les limites et les contraintes d'un organe différent, l'œil dans un cas, l'intelligence (nous) dans l'autre, et ni dans un cas, ni dans l'autre, l'eidos de quoi que ce soit, visible/matériel ou intelligible, n'est le « ça même » (auto to...), qui nous reste à jamais inaccessible tel qu'il est en lui-même. Dans le registre intelligible (noèton), l'eidos, c'est ce que perçoit notre esprit/intelligence (nous) derrière les mots et qui fait qu'on peut parler de la même chose en employant à différents moments des mots différents, soit issus de langues différentes, soit même issus de la même langue, pour dépasser les pièges de la polysémie des mots et des compréhensions différentes que peuvent en avoir des interlocuteurs différents. Ce que recherche Socrate dans les dialogues dits « aporétiques, ou « socratiques », ce n'est pas une « définition », qui ne ferait que remplacer des mots par d'autres mots tout aussi problématiques, mais un eidos intelligible auquel font références les mots employés (Cf. République X, 596a6-7 : « Nous avons en effet l'habitude, me semble-t-il, de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom »). D'où la nécessité d'un long dialogue qui semble échouer pour ceux qui attendent une définition, mais qui enrichit la compréhension de ce qui est en question (courage, amitié, piété, etc.) en éclairant à la fois ce que c'est et ce que ce n'est pas à travers de multiples exemples pour ceux qui prennent le temps de s'intéresser à tout le dialogue et, ce faisant, nous aident à dépasser les mots pour atteindre aux eidè (pour des développements complémentaires sur les sens du mot eidos, on pourra se reporter à la note 5 à ma traduction de l'analogie de la ligne à la fin du livre VI de la République).
Si l'étranger, et Platon qui le fait parler, ne doivent pas être comptés parmi les amis des eidè, ce n'est pas parce qu'ils récusent ces eidè intelligibles, ce qui n'est bien évidemment pas le cas, mais parce que ce qu'ils reprochent aux deux camps, fils de la terre (matérialistes) aussi bien qu'amis des eidè (idéalistes), c'est d'être dans une logique d'exclusive, dans une approche par « ou..., ou... », ou les réalités corporelles seulement, ou les intelligibles purs seulement, et de réserver l'usage du verbe einai (« être ») à une seule de ces deux catégories, dans leurs dogmes du moins, car, dans leurs discours, ils sont bien obligés de l'utiliser même pour parler de ce à quoi ils le refusent, alors que l'expérience commune montre qu'on ne peut nier ni les uns, ni les autres, et que les uns comme les autres « sont » quelque chose, les uns des « corps », les autres des « formes/idées », des « abstractions » et que la vraie question n'est pas de chercher lesquels exclure contre l'évidence, mais de chercher à quoi et en quoi les uns et les autres peuvent être « bons » pour nous. Et si Platon a pu passer pour un ami de eidè, c'est parce que ce qui pose le plus de problèmes à la plupart des gens, ce ne sont pas les réalités matérielles, visibles et tangibles, mais les « réalités » immatérielles, invisibles et impalpables et que c'est donc là qu'il y avait le plus à faire pour amener les lecteurs, non seulement à les admettre, mais aussi et surtout à ne pas s'en faire des idées fausses (ce qui, au vu de l'histoire de la pensée mise en mouvement par Platon, semble particulièrement ardu).
Et comme, dans l'expression « amis de eidè » (tous tôn eidôn philous) que l'étranger utilise un peu plus loin (en 248a4-5) pour caractériser cette famille de pensée, il regroupe des penseurs qui n'avaient probablement pas tous la même compréhension de ce qu'ils mettaient sous le mot eidos (que peut-être d'ailleurs certains n'employaient pas pour désigner les « réalités » incorporelles dont ils parlaient), et qui de plus n'en avaient probablement pas la même compréhension que lui, et donc que Platon tenant la plume, traduire ce mot dans cette expression, et plus généralement dans cette section, est mission impossible ! Et comme eidos est un mot neutre en grec (contrairement à idea qui est féminin), et que le neutre n'existe pas en français, je fais exprès de traiter eidos dans ma traduction comme un masculin pour ne pas suggérer les traductions, toutes par des mots féminins (« forme », « idée », « nature »), que je récuse. Au lecteur d'essayer de recomposer pour lui l'eidos que cherche à désigner le mot eidos ! (<==)
(8) « Un certain « devenir », plutôt qu'« étance », transporté de ci, de là » traduit le grec genesin ant' ousias pheromenèn tina (mot à mot « origine/naissance/génération/production/devenir plutôt_que étance transportée_de_ci_de_là une_certaine »). On retrouve ici l'opposition entre genesis et ousia dont il a déjà été question auparavant (voir note 4 ci-dessus), mais dans un contexte où il s'agit pour l'étranger de préciser le vocabulaire des amis des eidè dans leur critique des fils de la terre, pas de présenter ses propres opinions. Et, dans ce contexte, le sens du mot genesis n'est pas nécessairement celui qu'il lui donne quand il parle pour lui. Et de fait, ce dont il est question ici, c'est du fait que les amis des eidè récusent l'emploi d'ousia (« étance ») pour ce à quoi l'affectent les fils de la terre, à savoir, comme vient de le dire l'étranger, tout ce qui a un corps (« definissant comme la même [chose] corps (sôma) et étance (ousia) », 246b1), dans la mesure où ces corps qu'ils qualifient d'ousiai sont soumis au mouvement et au changement, sont « transportés de ci, de là » (pheromena) et qu'une ousia (« étance ») telle qu'eux la conçoivent ne peut être pheromenèn (« transportée de ci, de là »). Ils proposent donc, au dire de l'étranger, de remplacer pour les corps dont les fils de la terre font des ousiai (« étances »), le mot ousia par le mot genesis pour tout ce qui peut être soumis au « transport » (pheromenèn, « transporté »), c'est-à-dire au mouvement. C'est ce qui explique la construction de la phrase, dans laquelle ant' ousias (« plutôt qu'une étance ») est enclavé entre genesin (« devenir ») et pheromenèn tina (« une certaine transportée de ci, de là »), pour bien montrer qu'il s'agit de substituer le mot genesis au mot ousia pour parler de quelque chose (tina) qui est « transporté » (pheromenèn, féminin qui, en grec, peut s'appliquer aussi bien à genesis qu'à ousia, mais qui est là accordé au premier, genesin, accusatif, puisqu'à l'accusatif alors qu'ousias est au génitif appelé par la préposition ant(i)).
Comment, dans ce contexte de la querelle entre fils de la terre et amis des eidè, faut-il traduire genesin lorsqu'il fait référence à la doctrine des amis des eidè ? La traduction classique, dans ce contexte d'opposition entre einai (« être »)/ousia (« étance ») et gignesthai (« devenir »)/genesis, par des traducteurs qui traduisent ousia par « être », est « devenir ». C'est celle retenue par tous les traducteurs que j'ai consultés, sauf Cousin, qui, ici, paraphrase plutôt qu'il ne traduit :
- Cousin : « ne leur accordent, au lieu de l'existence, qu'un perpétuel mouvement pour y arriver » ;
- Diès : « lui refusant le nom d'existence, n'y veulent voir qu'un mobile devenir » ;
- Robin : « à la qualification de réalité existante ils substituent dans leurs propos celle d'un devenir en voie de translation » ;
- Chambry : « au lieu de l'essence, ne leur accordent qu'un mobile devenir » ;
- Cordero : « proclament que celle-là n'est pas la réalité existante, mais un devenir en mouvement » ;
- Mouze : « en déclarant qu'il ne s'agit pas de l'être, mais d'un devenir emporté par le mouvement ».
On pourrait aussi proposer la traduction par « création », en jouant sur le double sens de ce mot, à la fois individuel (une création) et collectif (la Création, c'est-à-dire l'ensemble du monde créé), qui n'est sans doute pas absent du propos de l'étranger. Mais j'en reste à la traduction par « devenir » pour deux raisons. La première est que l'accent que mettent les amis des eidè pour justifier le choix de ce mot est sur le mouvement plus que sur l'événement que constitue une naissance ou une création, c'est-à-dire plus sur le sens « devenir » de gignesthai, dont dérive genesis, que sur le sens « naître ». Et s'il reste regrettable que ce choix conduise à traduire genesis par le même mot que gignesthai, l'infinitif substantivé « devenir », ce qui fait perdre de vue qu'il s'agit en grec de deux mots différents, cette traduction, et c'est la seconde raison de mon choix, permet de rendre sensible en français la parenté de racine entre les deux mots, le verbe (gignesthai) et le substantif qui en dérive (genesis), point qui, comme on va bientôt le voir, est particulièrement important ici. (<==)
(9) « Plus civilisés » tradit le grec hèmerôteroi, comparatif au nominatif masculin pluriel de l'adjectif hèmeros, qui siginfie « domestique » ou « apprivoisé », par opposition à « sauvage », en parlant d'animaux, « cultivé » en parlant de terres ou de plantes, et « civilisé » en parlant de personnes. L'idée est ici que quelqu'un qui a réussi à accepter l'« existence » d'abstractions, de concepts, de « réalités » incorporelles et purement intelligibles, c'est-à-dire qui est sorti de la caverne, a fait un meilleur usage de son intelligence (nous) et du logos qui le spécifie en tant qu'être humain que ceux qui ne croient qu'à ce qu'ils peuvent voir et toucher et restent dans la caverne, et donc, même s'il a été trop loin dans ce sens et refuse de redescendre dans la caverne et d'accepter aussi l'« existence », selon des modalités différentes, des réalités matérielles de l'intérieur de la caverne, est un peu plus « humain » que les autres. C'est la raison pour laquelle il est plus facile d'obtenir un logos (« raisonnement/argument/... ») de leur part. (<==)
(10) L'étranger décide donc de commencer par les moins « humanisés », qui, si l'on parvient à les ramener à la « raison » (l'un des sens de logos), pourront ensuite tirer profit de la discussion avec ceux qui sont allés trop loin dans la direction des eidè incorporelles, dont ils ne pourraient tirer profit s'il procédait dans l'ordre inverse, c'est-à-dire en commençant par le plus « facile ». Bref, il va commencer par essayer de faire sortir de la caverne ceux qui n'en sont jamais sortis avant de faire comprendre à tous, qui sont maintenant à l'extérieur de la caverne, qu'il faut accepter de redescendre dans la caverne, ne pas rester dans un ciel d'idées pures, mais redescendre sur terre en sachant maintenant que le tout ne se limite pas à la terre et au matériel, mais inclut aussi le ciel et l'intelligible. (<==)
(11) « Meilleurs » traduit le grec beltious, accusatif masculin pluriel du comparatif beltiôn de l'adjectif agathos (« bon »). L'étranger ne précise pas en quoi il aimerait rendre ces gens « meilleurs », mais c'est implicite, non pas tant du fait de ce qui précède (il ne dit justement pas qu'il veut les rendre hèmerôteroi, « plus civilisés », comme le sont, selon ses propres termes, les amis des eidè) que du fait du sens même du mot agathos (« bon »). Pour lui, rendre un être humain « meilleur », c'est nécessairement faire qu'il fasse mieux ce qui le spécifie en tant qu'être humain, c'est-à-dire qu'il fasse un meilleur usage de son logos (« raison/langage/... »), l'outil dont il a été doté par la nature pour bien conduire sa vie. Puisque ce qu'il attend d'eux, c'est qu'ils produisent un logos (« discours/argument/raisonnement/... ») à l'appui de leur point de vue, c'est-à-dire qu'ils se comportent en êtres humains sensés en tant que doués de logos, tout ce qui est requis, c'est de les rendre « meilleurs (sous-entendu « êtres humains ») ». (<==)
(12) L'étranger oppose ici ergôi, « en acte, en fait », et logôi, « en parole », dans les formules qui se répondent ergôi beltious autous poiein (« les faire/rendre meilleurs en fait ») et logôi poiômen (« faisons-le/rendons-les [meilleurs] en parole »). Cette oppostion est celle entre théorie et pratique, entre discours et action. Mais alors que le plus souvent, cette opposition est utilisée pour donner la préséance aux actes (erga) par rapport aux paroles (logoi), ou du moins pour insister sur la necessité de mettre ses actes en cohérence avec ses paroles, ici, où le thème principal du dialogue est justement le logos, c'est à lui qu'est donnée la priorité. Les fils de la terre sont bien souvent des personnes pragmatiques qui ne sont pas des adeptes des discours théoriques et des discussions abstraites et se sentent mal à l'aise dès qu'on tente de les amener sur ce terrain, ce qui les conduit soit à refuser toute discussion, soit à s'énerver dès qu'ils se sentent en difficulté. L'étranger veut donc les inviter à ne pas fuir la discussion, c'est-à-dire à devenir meilleurs dans leur pratique des logoi., pour rendre la discussion avec eux possible.
Mais on peut aussi comprendre cette expression, « rendons-les meilleurs logôi (en logos) », dans le sens dans lequel Socrate l'emploie dans la République à propos de la cité « idéale » qu'il propose à ses interlocuteurs de construire « en paroles » (tôi logôi, « par le logos », cf. République, II, 369c9) : l'étranger dirait ici que, n'ayant pas sous la main de fils de la terre avec qui dialoguer pour essayer de les faire changer d'avis « en fait/en actes » (ergôi), il n'y a qu'à simuler « en paroles » (logôi) une telle discussion.
Cette ambiguïté dans la manière de comprendre logôi (« en/par la parole ») nous invite à nous intéresser à ce que pouvait être la position sur ce sujet des participants à la discussion. Étaient-ils plutôt du côté des fils de la terre ou des amis des eidè ? Et est-il certain que l'étranger n'avait pas devant lui un interlocuteur potentiel faisant plus ou moins explicitement partie des fils de la terre ? Si c'est exclu en ce qui concerne Socrate qui, même s'il n'est pas à proprement parler un ami des eidè au sens que donne l'étranger à cette expression, n'est sûrement pas un fils de la terre, la question peut se poser concernant Théodore, qui n'a pas caché dans le Théétète sa sympathie pour Protagoras. Mais il a aussi montré dans ce même dialogue combien il était difficile de le faire prendre part à une discussion à connotation « philosophique ». Or c'est lui qui a amené l'étranger, donc celui-ci, même s'il n'a pas pris part à la discussion relatée dans le Théétète, doit le connaître, ce d'autant plus qu'au début du dialogue, Théodore a signalé qu'en venant, lui, Théétète et l'étranger avaient discuté ensemble des sujets qui font maintenant l'objet du dialogue, c'est-à-dire de la différence entre philosophe, sophiste et politique (cf. 217b5-9). Il se peut donc que l'étranger le compte au nombre des amis de la terre avec lesquels il est difficile, voire impossible, de discuter des fondements « ontologiques » de leurs opinions. Reste donc Théétète, qui a déjà été désigné comme son interlocuteur et auquel il va proposer de tenir le rôle d'un fils de la terre. Mais est-ce seulement un rôle, ou bien est-il en fait, sinon un fils de la terre pur et dur, du moins ce qu'on pourrait appeler un « sympathisant » ? Après tout, c'est encore un adolescent, qui n'a sans doute pas encore trop creusé toutes ces questions « métaphysiques », et il nous est présenté dans le Théétète comme un élève de Théodore, qui est un « scientifique », comme on dirait de nos jours, et un ami de Protagoras, et qui gobe sans tiquer le portrait (en fait la caricature) de philosophe que lui sert Socrate dans ce dialogue, celui d'un doux rêveur vivant dans son monde intérieur loin de la foule et ne prenant nulle pat aux affaires de la cité dans laquelle il vit. De plus, il a avoué avoir rencontré beaucoup de personnes correspondant au portrait qu'a fait l'étranger des fils de la terre, mais n'a rien dit de tel à propos des amis des eidè. Quoi qu'il en soit, la suite va montrer que savoir si Théétète ne fait que jouer le rôle d'un fils de la terre ou en est un, peut-être inconsciemment, n'a guère d'importance, puisque l'étranger ne va pas chercher à argumenter leurs thèses, mais à mettre en évidence des incohérences dans leurs manières de parler et que tout ce dont il a besoin pour cela, c'est d'un témoin de leur manières de parler, de leurs logoi. Les deux sens possibles de logôi (« en/par la parole ») sont donc simultanément pertinents : on va, par des paroles, montrer des incohérences dans leurs paroles. (<==)
(13) « De manière plus conforme aux usages » traduit le grec nomimôteron, comparatif neutre utilisé adverbialement de l'adjectif nomimos, formé sur la racine nomos (« usage, coutune, loi ») et signifiant « conforme à l'usage ou à la loi ». La « loi » dont il est ici implicitement question dans l'esprit de l'étranger, ce ne sont pas les lois de telle ou telle cité, mais la « loi » que constitue pour tous les hommes le langage (un des sens de logos) qu'ils parlent, celui de la cité où ils vivent. Qu'en effet, le langage soit une loi, et même la première à laquelle tout être humain est « contraint » de se soumettre, c'est ce que cherche à nous faire comprendre le Socrate de Platon dans le Cratyle en qualifiant de manière répétitive les créateurs des mots de nomothetai, c'est-à-dire de « poseurs de lois » (cf. Cratyle 388e1, 388e4, 389a2, 389a5, 389d5, 389d5, 390a4, 390a7, 390c2, 390d4, 390e7, 404b3, 404c2, 408b1, 427c8, 429a1, 429b1, 431e4, 431e7, 438b6). Les mots que nous employons forgent notre compréhension du monde qui nous entoure plus encore que les perceptions de nos sens, qui ne font qu'alimenter notre esprit qui, lui, les transforme en mots, d'abord pensés avant d'être éventuellement exprimés vocalement. Mais cette « loi » du langage, ce n'est pas simplement les mots pris individuellement, qui, en eux-mêmes, n'ont aucun sens et qui ne peuvent prendre sens que dans l'usage que nous en faisons dans le dialegesthai (la pratique du dialogue) et les combinaisons auxquelles nous les faisons participer dans nos logoi, qui, seules, sont susceptibles d'être soumises au test de la validation par l'expérience partagée, qui commence par l'aptitude à se comprendre et à le montrer dans nos actes les uns à l'égard des autres, c'est aussi les règles permettant de les combiner de manière pertinente pour produire un logos porteur de sens et de vérité, c'est-à-dire en adéquation avec ce dont il prétend rendre compte, et globalement cohérent. « Répondre de manière plus conforme aux usages », c'est donc non seulement utiliser les mots qui conviennent dans le groupe dont nous sommes membre, mais aussi accepter les règles d'un dialogue fructueux. (<==)
(14) Ce dont il est question ici c'est de to homologèthen, expression substantivant le participe aoriste passif neutre du verbe homologein, dont le sens étymologique est « dire (legein) la même chose (homon) », et qui joue un rôle majeur dans les dialogues de Platon puisque c'est lui qui décrit l'attitude qui, dans le partage d'expérience, permet de progresser dans la recherche du vrai, non pas parce que l'accord serait suffisant pour garantir la véracité de l'opinion partagée, mais parce que son absence, sans être preuve de la fausseté de toutes les opinions en présence, prouve qu'aucun de ceux qui dialoguent sans parvenir à un homologein, à un accord, ne possède le « savoir » (epistèmè), au sens le plus fort du terme, sur ce qui est en question, car la caractéristique principale du savoir véritable est d'être enseignable de manière absolument convaincante pour tous. C'est dans cette perspective que l'étranger dit ici que l'autorité, la valeur, d'un accord est d'autant plus grande que ceux qui parviennent à cet accord sont meilleurs, non pas tant par leur compétence sur le sujet traité que par leur aptitude à manier le logos (« langage/discours/raisonnement/... »), et plus specifiquement le dialogos (« dialogue ») de manière constructive, surtout lorsqu'il s'agit de sujets sur lesquels le savoir véritable est au-delà des possibilités de l'esprit humain, et donc sur lesquels personne ne « sait » vraiment, c'est-à-dire à être dialektikoi (« aptes au dialogue »). L'étranger oppose donc ici ceux qui sont « meilleurs » (beltionôn, génitif pluriel masculin de beltiôn) à ce jeu, reprenant le qualificatif utilisé au début de sa réplique, à ceux qui y sont « plus mauvais » (cheironôn, génitif pluriel masculin de cheirôn), en utilisant le comparatif cheirôn de kakos (« mauvais »), contraire d'agathos (« bon »), dont beltiôn est l'un des comparatifs. On est donc toujours dans la même problématique que celle que j'ai décrite dans la note 11 à l'occasion du permier emploi de beltiôn par l'étranger dans cette réplique, celle d'être bon ou mauvais en tant qu'être humain, animal doué de logos. C'est pourquoi, lorsque Cousin traduit le premier beltiôn par « plus honnêtes » et le second par « des gens comme il faut » en supprimant le comparatif et sans même traduire le membre de phrase incluant cheironôn, que Diès traduit le premier par « plus traitables » et le second par « de braves gens » opposé aux « autres », et que Chambry traduit correctement le premier beltiôn par « meilleurs », mais traduit le second par « des honnêtes gens », là encore en supprimant le comparatif, et traduit cheirôn par « des malhonnêtes », non seulement ils montrent qu'ils n'ont rien compris (même si certaines de ces traductions peuvent se justifier pour ces mots dans un autre contexte), mais de plus ils empêchent leurs lecteurs de percevoir ce que Platon a en tête ici, car l'honnêteté et la malhonnêteté, le fait d'être des braves gens ou des gens comme il faut, n'ont rien à faire ici. C'est pourquoi Mouze, qui traduit convenablement beltiôn par « meilleurs » et cheirôn par « pires », gache tout par une note précisant que « comme chez Aristote, les meilleurs (du point de vue éthique) sont donc critères du vrai ». Ce n'est pas parce qu'on est honnête qu'on est apte à mener des discussion constructives et si l'honnêteté intellectuelle est une des composante de l'aptitude à dialoguer de manière constructive, la formule « des honnêtes gens » n'évoque absolument pas cette forme d'honnêteté. Et les expressions « de braves gens » ou « des gens comme il faut » n'évoquent aucunes capacités intellectuelles particulièrement développées, loin de là ! Quant à la remarque de Mouze sur le fait que les meilleurs sur le plan éthique seraient critère du vrai, si tant est que, comme elle le dit, on trouve cette opinion chez Aristote, je ne pense pas qu'elle soit celle de Platon, ou alors cela demande des explications : pour Platon, me semble-t-il, s'il y a plus de chances de trouver des opinions vraies dans celles de personnes éthiquement excellentes, ce n'est pas parce que l'excellence éthique favoriserait le bon usage du logos, mais au contraire parce que le bon usage du logos incite à être éthiquement meilleur. La perfection éthique n'est donc qu'un marqueur de l'excellence d'un être humain, conséquence et non cause de son aptitude à faire un usage correct du logos. Mais, sur des sujets sur lesquels le savoir véritable est inaccessible aux êtres humains, même l'excellence éthique ne peut garantir la véracité des opinions tenues. Après tout, au moment de boire la ciguë, Socrate n'est toujours pas certain d'être dans le vrai sur la justice humaine, le respect dû aux lois et l'immortalité de l'âme et ne peut que dire qu'il a pris le « beau risque » (kalos kindunos, Phédon, 114d6) de se conformer aux idées qui étaient les siennes sur ces sujets jusqu'à accepter une mort qu'il considère injustifiée par respect pour les lois établies de sa cité, sans être capable de le démontrer de manière irrécusable.
Le terme grec
que j'ai traduit par « qui a plus d'autorité » est kuriôteron, comparatif neutre de l'adjectif kurios, qui signifie « maître de, qui a autorité, souverain » et, substantivé, « maître » et en particulier « maître de maison », mais aussi à Rome, « empereur » et dans les écrits chrétiens « Seigneur », utilisé en particulier dans le Nouveau Testament pour désigner Jésus. (<==)
(15) « Exprime[-le] en retour/complètement » traduit le grec aphermèneue, impératif présent du verbe aphermèneuein, composé par adjonction du préfixe apo au verbe hermeneuein, qui signifie « interpréter, expliquer, exprimer » (c'est le verbe dont vient le français « herméneutique »). Le préfixe ap(o) peut introduire en composition plusieurs nuances de sens : soit l'idée de séparation ou d'éloignement, soit celle de changement, soit encore celle d'achèvement ou ce cessation, soit aussi celle de retour, ou encore de privation ou de négation. Le verbe aphermèneuein est un mot rare, dont le Bailly ne donne que deux exemples tirés de Platon, dont celui-ci, dont le LSJ donne les deux mêmes exemples tirés de Platon, plus un autre tiré de Plutarque, auteur postérieur de cinq siècles à Platon, et dont les seules occurrences dans tout le corpus grec disponible à Perseus se trouvent dans Platon, deux dans le Sophiste, celle d'ici et celle de 248a5, où l'étranger demande à Théétète la même chose à propos des amis des eidè, et deux dans les Lois, une en Lois, II, 660c1 et une en Lois, VII, 809b2. Dans les deux occurrences des Lois, c'est l'idée de complétude qui est supposée (exprimer/expliquer complètement). Mais ici, où l'étranger vient d'utiliser, dans cette même réplique, le verbe apokrinesthai, dans lequel on retrouve ce même préfixe apo-, dont le sens est ici « répondre », à partir du sens « émettre un jugement personnel (krinesthai) en retour (apo) », il n'est pas certain qu'il faille donner à ce préfixe le sens de « complètement » dans aphermèneuein. Et par ailleurs, reste à préciser en quel sens il faut comprendre hermèneuein dans aphermèneuein, dans le sens fort d'« expliquer/interpréter » ou dans le sens plus neutre d'« exprimer ».
Pour y voir plus clair, il convient de bien comprendre ce qu'attend l'étranger de Thétète, ce qui suppose de ne pas se tromper sur ce qu'il cherche à faire ici, et qui est déterminant pour bien comprendre, non seulement la validité de son argumentation vis à vis des fils de la terre, et bientôt des amis des eidè, mais le Sophiste dans son ensemble. Commençons par ce qu'il ne cherche pas à faire, et qui est pourtant ce que la plupart, sinon la totalité, des commentateurs et traducteurs cherchent ici. Il ne cherche pas à démontrer au moyen de raisonnements logiques l'« existence » (quoi que ce mot puisse vouloir dire) d'une « âme » immatérielle dans l'homme à côté du corps, ou d'une « idée » de justice hors du temps et de l'espace dans on ne sait trop quel « monde » d'idées pures dont notre monde ne serait qu'une bien pâle copie. Si c'était là son objectif et que cela était possible à l'aide des quelques remarques laconiques qui suivent, cela se saurait depuis longtemps et on ne voit pas pourquoi le « combat de géants » dont il vient de parler durerait « depuis toujours » (246c3) et dure encore de nos jours. Il suffit d'ailleurs, pour s'en convaincre, de remarquer que l'étranger ne prend même pas la peine, ni de préciser ce qu'il entend par psuchè (« âme »), ni de faire préciser par son interlocuteur fictif ce que lui met sous ce mot, et qu'il en va de même pour la justice (dikaiosunè). C'est que la validité de son argumentation ne dépend pas du sens des mots qu'il emploie, pour lui ou pour d'autres, mais de la manière dont son interlocuteur fictif fils de la terre les emploie et les combine et de la cohérence ou incohérence que cela manifeste par rapport aux thèses qu'il soutient par ailleurs. En d'autres termes, l'étranger n'oppose pas thèse à thèse dans une argumentation qui chercherait à prouver la fausseté de telle ou telle thèse de ses adversaires, mais à faire apparaître des incohérences dans les thèses de ses interlocuteurs au simple niveau des mots et des expressions employés par eux, que ce soit dans l'expression de leurs théories ou dans leurs propos de tous les jours, peu importe. C'est ce qui explique la fréquence des verbes signifiant « dire » ou « parler » dans ses propos, qui ne sont pas une simple manière de faire exprimer des thèses par un interlocuteur fictif qu'il s'agirait ensuite de soumettre à la critique à partir d'hypothèses différentes, mais qui sont au contraire le nerf de l'argumentation : comment parlent les personnes dont l'étranger examine les thèses, que disent-elles et quels mots emploient-elles pour cela ? Dans cette perspective, il ne demande pas à Théétète, qui n'est encore qu'un adolescent à l'époque où est supposé prendre place ce dialogue (fictif), d'être le porte-parole des fils de la terre (et bientôt des amis des eidè) dans un débat d'idées où il lui reviendrait, à lui à peine sorti de l'enfance, de défendre des thèses qui ne sont pas nécéssairement les siennes face à un homme d'âge mûr qui à consacré à ces sujets de longues années de réflexion et qui n'en ferait qu'une bouchée (voir sur ce point la remarque de l'étranger à Théétète en 248b6-8, au début de l'examen des thèses des amis des eidè), mais plus simplement d'être le témoin de leurs manières de s'exprimer dans leurs propos de tous les jours, des mots qu'ils acceptent d'employer et des combinaisons dans lesquelles ils accepent de les faire entrer. Et si l'étranger accepte de lui confier ce rôle plus à sa mesure, c'est parce qu'il vient d'avouer, après que celui-ci ait résumé les thèses des fils de la terre, qu'il avait « eu l'occasion de rencontrer un grand nombre d'entre eux » (246b4-5). Peu importe alors qu'il ait ou pas compris leurs propos et leurs thèses, ou qu'il soit ou pas en mesure de préciser le sens qu'ils donnent aux mots qu'ils emploient, puisqu'il ne s'agit pas pour lui de les défendre face aux arguments de l'étranger mais seulement de témoigner de leurs manières de parler, du simple fait qu'ils emploient ou pas tel ou tel mot et acceptent ou pas telle ou telle combinaison de mots. Cette manière de comprendre le propos de l'étranger donne une saveur particulière à sa proposition en 246d5 de tenter de rendre les fils de la terre « meilleurs en logos » : il ne s'agit pas simplement de leur faire accepter la discussion, il s'agit aussi et surtout de les inciter à plus de cohérence entre leurs manières de parler et les thèses qu'ils soutiennent, explicitement ou implicitement, ce qui devrait en fin de compte leur faire prendre conscience du fait que ces thèses sont insoutenables et que c'est leurs manières de parler, qui sont celles de tout le monde, et en particulier leur usage des verbes einai (« être ») et gignesthai (« devenir ») et de leurs composés et dérivés, qui le prouvent.
Dans ces conditions, il n'y a pas lieu de forcer le sens du hermèneuein d'aphermèneuein vers celui d'« expliquer », d'« interpréter » ou de « déchiffrer », et le simple sens d'« exprimer (par la parole) », qui est le premier donné par le Bailly, suffit. Quant au aph- qui préfixe le verbe (contraction d'apo devant l'epsilon avec esprit rude initial de hermèneuein), il est tentant dans ces conditions, ce verbe venant aussitôt après apokrinesthai (« interroger »), de lui donner la même signification dans les deux verbes et de traduire aphermèneuein par « exprimer en retour » : en d'autres termes, ce que l'étranger demande à Théétète de faire, c'est d'interroger (apokrinesthai), non pas un fils de la terre, puisqu'aucun n'est présent à l'entretien (aucun en tout cas qui s'avoue tel, cf. note 12), mais ses souvenirs des propos tenus et des mots employés par les meilleurs d'entre ceux qu'il a rencontrés, c'est-à-dire ceux qui acceptaient la discussion, et, « en retour » (apo), de s'exprimer (hermèneuein) comme eux le feraient selon ces souvenirs. Ceci étant, l'idée d'achèvement que peut aussi ajouter le préfixe apo ne serait pas déplacée ici et une traduction par « exprime-le complètement » serait acceptable aussi. C'et la raison pour laquelle je laisse subsister les deux traductions côte à côte dans ma traduction.
Si c'est bien là ce que cherche à faire l'étranger, s'attacher aux mots employés par les fils de la terre pour faire apparaître des contradictions entre leurs manières de parler et les thèses qu'ils soutiennent (quand ils consentent à théoriser leur pensée), le travail du traducteur est particulièrement délicat, comme je vais tenter de le montrer dans les notes qui suivent, et il est pratiquement impossible de suivre la progression de l'argumentation sans revenir au texte grec, comme on pourra s'en rendre compte au fil de ces notes. (<==)
(16) Première confirmation de ce que je disais dans la note précédente sur l'emploi des verbes signifiant « dire/parler » : on en trouve deux dans cette courte réplique de huit mots, le verbe legein dans la forme legontôn, participe présent actif au génitif masculin pluriel, qui introduit l'expression sur laquelle porte la question, celle de « vivant mortel » (thnèton zôion), et le verbe phanai, dans la forme phasin, troisième personne du pluriel du présent de l'indicatif actif, qui introduit un propos susceptible d'être tenu sur « vivant mortel » (thnèton zôion), le fait de dire que « c'est quelque chose » (einai ti).
Le mot zôion, dérivé
du verbe zèn, « vivre », signifie au sens premier « vivant », en un sens qui, pour les grecs d'alors, se limitait aux animaux et excluait les plantes, incapables de se mouvoir par elles-mêmes (Aristote finira par les compter au nombre des « vivants », cf. Parties des animaux II, 655b32-33), si bien que le mot peut aussi être traduit par « animal » (au sens lage incluant les humains). Et ces « vivants » sont qualifiés ici de « mortels » (thnèton), c'est-à-dire par le contraire de ce qu'implique la vie, mais qui est effectivement la caractéristique commune à tous les animaux et marque leur caractère changeant : ils naissent et meurent et donc ne sont pas éternels et sont soumis au vieillissement et aux changements que cela implique.
Deux remarques sur la proposition qui leur est associée,
« être quelque chose » (einai ti). D'une part elle apparaît en tant que proposition infinitive subordonnée au « ils disent », c'est-à-dire que le fait d'« être » apparaît dans le cadre d'un dire, d'un logos, et intéresse donc l'étranger en tant que fait de langue et non pas en tant qu'une affirmation d'existence dans l'absolu. D'autre part, le verbe einai (« être ») n'y est pas employé absolument, c'est-à-dire sans attribut, ce qui inviterait à le traduire par « exister », mais accompagné d'un attribut, ti (« quelque chose »), même si cet attribut ne nous apprend pas grand chose sur ce à quoi on l'associe tant il est général et indéfini. Mais il dispense d'avoir à donner un sens « existentiel » à einai (« être »). C'est le ti (« quelque chose ») qui concrétise le propos : on ne précise pas ce qu'est « vivant mortel », on dit simplement que c'est « quelque chose » et non pas rien. Et peu importe à ce point ce que l'interlocuteur considère comme « quelque chose » par opposition à « rien », ce qui compte, c'est qu'il accepte au moins de dire qu'un vivant mortel, c'est « quelque chose » (et non pas rien), qu'il relie dans son esprit ces deux mots à « quelque chose » qui n'est probablement pas pour lui les mots eux-mêmes et rien d'autre, ni non plus le mot « quelque chose » (ti). (<==)
(17) On est toujours ici dans le « dire » (legein), et plus spécifiquement dans le « dire la même chose » (homologein, cf. note 14). Et ce sur quoi il s'agit de se mettre d'accord, c'est une nouvelle expression visant à préciser le « quelque chose » (ti) que peut bien être un « vivant mortel » (thnèton zôion) en proposant l'expression « corps animé » (sôma empsuchon). Le texte grec complet de la réplique est touto de ou sôma empsuchon homologousin; (mot à mot « cela mais pas corps animé ils_sont_d'accord_pour_dire ? ») et il convient de noter que l'étranger n'y emploie pas le verbe einai (« être ») : il ne dit pas qu'un vivant mortel est un corps animé, mais demande si les fils de la terre sont d'accord pour appliquer les mots « corps animé » (sôma empsuchon) à ce qui était précédemment désigné par l'expression « vivant mortel » (thnèton zôion). Cela peut paraître anecdotique, et pourtant c'est fondamental. Comme je l'ai dit dans la note 15 ci-dessus, la question qui intéresse en priorité l'étranger, pour qui le problème à résoudre est justement de préciser le sens de einai (« être »), n'est pas pour l'instant de savoir ce que sont les vivants mortels, puisque justement nous ne savons pas ce que veut dire « être », mais de tester le cohérence d'un logos qui met en relation des mots les uns avec les autres. Et la question posée ici est celle de savoir si les fils de la terrre seraient d'accord pour substituer l'expression « corps animé » (sôma empsuchon) à l'expression « vivant mortel » (thnèton zôion) pour désigner la même chose. C'est cela que n'ont pas vu les traducteurs que j'ai consultés, puisque tous sauf un (Cordero) n'hésitent pas à introduire une forme du verbe « être » dans leur traduction, comme on peut le voir ici :
- Cousin : « Et ne conviennent-ils pas que c'est un corps où respire une âme ? » ;
- Diès : « Cette réalité, n'est-ce pas, de leur aveu, un corps animé ? » ;
- Robin : « Or, n'accordent-ils pas que c'est un corps pourvu d'âme ? » ;
- Chambry : « Et cet être vivant, n'accordent-ils pas que c'est un corps animé ? » ;
- Cordero : « N'admettent-ils pas qu'il s'agit là d'un corps animé ? » ;
- Mouze : « N'accordent-ils pas que c'est un corps animé ? ».
En fin de compte, toutes ces traductions, même celle de Cordero qui parvient à éviter l'ajout du verbe « être », commettent les mêmes deux erreurs : la première, c'est de choisir, pour traduire homologein (« dire la même chose »), un verbe (« convenir », « accorder », « admettre ») qui met l'accent sur le homo (« la même chose ») en faisant disparaître le legein (« dire »), si bien qu'on perd de vue le fait qu'on s'intéresse ici à des manières de parler, à des relations entre mots, à des cohérences ou incohérences dans le discours, et non pas à des affirmations dogmatiques dont on ne sait pas encore si et comment elles sont possible au moyen du logos ; la seconde est d'introduire un second verbe qui n'est pas dans le grec (« être » pour tous sauf Cordero, qui utilise « s'agir de » pour éviter « être », mais n'en ajoute pas moins un verbe absent dans le grec), donnant de ce fait à ce qui n'est chez Platon qu'une simple expression faite de deux mots sur laquelle on cherche l'accord un caractère beaucoup plus assertorique qu'il n'en a en grec et transformant une problématique de cohérence en une question de pertinence. Diès est celui qui va le plus loin dans cette double erreur, puisqu'il fait carrément disparaître le verbe principal (homologousin, « ils sont d'accord pour dire »), qu'il rend par un pâle « de leur aveu », en le remplaçant justement par le « est » qu'il ajoute au grec, en faisant ainsi le verbe principal ; et, pour bien enfoncer le clou de l'interprétation « existentielle », il ajoute un « réalité » qui ne correspond à rien dans le grec, pour traduire un simple touto (« ceci »), pronom neutre, qui renvoie au ti (« quelque chose »), lui-même pronom indéfini, qu'est dit « être » un corps mortel dans la réplique précédente, ti que justement Diès avait déjà traduit par « quelque réalité » ; en fait, ni le « chose » de « quelque chose », ni « réalité », ne sont à proprement parler dans le grec, mais « quelque chose » est devenu une expression tellement usuelle, même pour désigner des « choses » qui ne sont pas nécessairement des objets matériels, mais peuvent être des activités (« Tu fais quelque chose ce soir ? »), des paroles (« Dis-moi quelque chose ! »), des qualités ou des défauts (« Il y a quelque chose de pervers dans son attitude »), etc., alors que « réalité » a un poids « existentiel » particulièrement malvenu dans ce contexte où c'est justement du sens « existentiel » qu'aurait ou n'aurait pas le verbe einai (« être ») qui est en cause.
Voyons maintenant de plus près cette nouvelle expression,
« corps animé » (sôma empsuchon), en nous intéressant sucessivement à chacun des deux mots qui la composent.
Le mot sôma désigne le « corps » dans la plupart des sens qu'à ce mot en français, c'est-à-dire pas limité au corps d'un être vivant, homme ou animal. C'est en fait, comme l'a fait remarquer l'étranger au début de cette présentation du « combat de géants », le mot que les fils de la terre assimilent à ousia (cf. 246b1 : « definissant comme la même [chose] corps et étance », tauton sôma kai ousia horizomenoi). L'étranger s'adapte donc ici à leur vocabulaire, et cherche seulement à préciser ce qui distingue les « corps » des vivants mortels auxquels il s'intéresse ici des autres « corps », dans un vocabulaire qui soit acceptable par eux. Et pour cela, il utilise l'adjectif empsuchon, que j'ai traduit par « animé », formé sur le mot psuchè, généralement traduit par « âme », par adjonction du préfixe en- (« dans ») devenu em- devant le psi initial de psuchè. Empsuchon signifie donc « doté d'une psuchè ». Le mot psuchè est généralement traduit par « âme », mais il faut faire, ici en particulier, bien attention à ne pas lire cette discussion en y important une notion préétablie de ce qu'est l'« âme », surtout après vingt siècles de christianisme. Le sens du mot psuchè en grec était très ouvert au temps de Platon, depuis le sens initial très matériel de « souffle, respiration, haleine » jusqu'à un sens visant la partie immatérielle supposée pour expliquer tout ce qui, dans un être humain, ne peut justement pas se ramener à des composants et processus purement matériels. Dans Homère, chez qui sôma signifie toujours « cadavre », c'est-à-dire corps mort, la psuchè se sépare du corps (qui, pour lui, ne devient sôma qu'à ce moment-là) à la mort, sous une forme plus ou moins matérielle, pour se retrouver dans un lieu souterrain, royaume d'Hadès/Pluton, dieu des Enfers, dont le nom grec, Haidès, est proche de aïdès (« invisible », cf. Cratyle, 403a5-6, 404b1-2), et l'Odyssée, au chant XI, nous raconte la rencontre d'Ulysse avec les âmes toutes matérielles des morts. C'est important ici pour comprendre comment les fils de la terre pouvaient accepter de parler de psuchè sans en faire quelque chose d'immatériel. Par ailleurs, la psuchè était considérée comme principe du mouvement de ce qu'elle « animait », servant à expliquer pourquoi les zôia, les « êtres vivants », tant qu'ils n'étaient pas morts, étaient capables de se mouvoir par eux-mêmes. Et c'est d'ailleurs le fait de la mort qui permettait de faire la différence chez ces thnèta zôia (« vivants mortels ») entre la situation de vie où cet animal se mouvait seul et la situation de mort où il n'en était plus capable, ce qui invitait à chercher un principe distinct du corps à cette différence. On comprend alors pourquoi, dans la réplique précédente, l'étranger a parlé de « vivant mortel », préparant ainsi la voie à l'introduction de la psuchè.
Mais il faut bien faire attention à la manière progressive dont procède l'étranger pour introduire celle-ci : il ne dit pas tout de suite qu'un vivant mortel est l'assemblage d'un corps (sôma) et d'une « âme » (psuchè) en sortant l'âme de son chapeau comme quelque chose de distinct du corps, mais il procède par affinités et communauté de racines entre mots, montrant ainsi qu'il se situe bein au niveau des mots et non d'idées véhiculées par ces mots, qui ne sont pas nécessairement les mêmes pour tous. Il commence donc par mentionner une propriété des corps d'animaux vivants, celle d'être « animé » (empsuchon), mot qui, en grec comme en français, où « animé » est le décalque d'empsuchon sur racines latines (anima est l'équivalent latin de psuchè), avait fini par avoir un sens plus large que « doté d'une âme », pour signifier, comme le mot français par lequel je le traduit, « respirant », « capable de se mouvoir seul », « vivant », et pouvait s'employer par analogie à propos de ce qui manifestait du mouvement et de l'énergie, dans des sens où l'idée de psuchè en grec, comme d'âme en français, avait pratiquement disparu, comme par exemple pour qualifier une discussion d'« animée », contexte d'utilisation analogique que mentionne le Bailly pour empsuchon. L'étranger utilise donc un adjectif qui pouvait faire partie du vocabulaire des fils de la terre, pas seulement d'ailleurs à propos des animaux, pour décrire la capacité des êtres vivants à se mouvoir par eux-mêmes, dont l'étymologie va, dans un second temps, mais dans un second temps seulement, lui permettre d'introduire la psuchè. Là encore, certains traducteurs (Cousin, Robin), probablement dans la louable intention de rendre le texte de Platon plus compréhensible, gâchent tout en parlant d'« âme » tout de suite, sans doute justement parce que la notion d'« âme », dont il sera question dans la réplique suivante, ne leur paraissait pas assez évidente dans le mot « animé », qui suppose, pour la percevoir, une connaissance de la racine latine de ce mot.
(<==)
(18) C'est maintenant et maintenant seulement qu'appelée par l'adjectif empsuchon, apparaît la psuchè, en tant que susceptible d'être quelque chose de distinct du corps (sôma) des animaux vivants mortels, pour se demander justement si l'on peut la poser (tithentes, participe présent de tithenai, « poser », au sens propre relatif à des objets et dans divers sens figurés, dont « poser en principe, admettre ») comme « quelque chose parmi les étants » (ti tôn ontôn). Ici, c'est le verbe tithenai(« poser ») qui a pris la place d'un verbe signifiant « dire/parler », mais ce n'est toujours pas le verbe einai (« être »), et « poser ou « admettre », tout comme « dire » ou « parler », implique une action de la part de celui qui « pose ». Il ne s'agit donc toujours pas de dire ce qu'« est » la psuchè dans l'absolu, mais de savoir si l'interlocuteur fictif, fils de la terre, accepte de « poser » quelque chose auquel il donne le nom de psuchè (« âme ») parmi les choses dont il peut faire le sujet de phrases de la forme « c'est... (ci ou ça) » (esti...), en faisant ainsi de fait un « étant » (on, dont ontôn est le génitif pluriel) par son logos. Tithenai (« poser ») est le verbe qui est à la racine, via son aoriste theinai, du substantif thesis, dont vient le français « thèse » et dont le sens premier et « action de poser », mais qui peut aussi signifier « affirmation », et dont vient aussi le grec hupothesis qui a donné le français « hypothèse » et dont le sens premier est « ce qui est posé (themenon) sous (hupo) ».
La psuchè va être au cœur de l'examen par l'étranger aussi bien des thèses des fils de la terre que de celle des amis des eidè. Et peu importe le sens que lui donnait à ce mot, ou celui que nous, lecteurs, lui donnons, puisque, dans chaque cas, il laisse à ses interlocuteurs le soin de le prendre dans le sens qui leur convient et se contente de leur faire confirmer qu'ils acceptent ce mot, ne cherchant ensuite qu'à mettre en évidence les contradictions que leur emploi de ce mot induit dans leur discours (logoi) ou les implications de leurs manières de parler. Et si c'est ce mot qui lui sert de point d'appui à chaque fois pour mettre à jours ces contradictions, c'est parce qu'il désigne quelque chose qui est à la frontière entre le matériel et l'immatériel, entre le sensible et l'intelligible, où que placent d'ailleurs cette frontière les uns et les autres, qui n'est pas nécessairement la même place, et qui n'est pas nécessairement non plus celle à laquelle l'étranger la place. La question n'est pas ici de savoir ce qu'est la psuchè, si elle est matérielle ou immatérielle, mais de constater que le mot désigne pour tous quelque chose qui cherche à expliquer la coexistence en l'homme d'une dimension purement matérielle et d'autre chose qui n'est plus « tangible », à commencer par ce que l'on met derrière les mots, en particulier lorsqu'il s'agit de notions « abstraites », comme « bon », « beau », « juste » et leurs contraires. (<==)
(19) La psuchè (« âme ») n'est que le moyen de franchir la frontière entre le sensible/matériel/visible/corporel et ce qui échappe aux sens, est incorporel et n'est perceptible que par l'intelligence, comme la justice dont il va être question ici et l'étranger a donc besoin de faire un pas de plus dans cette direction, pour en arriver à des mots renvoyant à des « quelque chose » (ti) auxquels il est impossible d'associer un « corps », précisément parce que le statut de l'âme, sa situation par rapport à cette frontière, son caractère corporel ou pas restent disputés et que tous ne sont pas d'accord là-dessus. Cette progression qui ne s'arrête pas à la psuchè (« âme ») est une indication de plus que ce qui importe à l'étranger, ce n'est pas le sens qu'a ce mot pour lui ou pour les fils de la terre et que son argumentation ne repose pas sur le sens qu'on pourrait donner à ce mot et son éventuel caractère immatériel et immortel, car, si tel était le cas, il lui faudrait préalablement préciser ce sens et prouver qu'il renvoie à quelque chose qui a les propriétés qu'il lui suppose, comme cherche à le faire Socrate au dernier jour de sa vie, sans succès, dans le Phédon.
La seule chose qui lui importe, c'est que convenir, comme on vient de le faire, que la psuchè (« âme ») fait partie des « étants », c'est admettre, comme je l'ai dit dans la note précédente, qu'elle peut être le sujet de phrases de la forme « l'âme est... (ci ou ça) » (psuchè esti...), ou « telle âme est... (ci ou ça) ». On continue à s'intéresser à ce que sont susceptibles de dire (phasin, « ils disent ») les fils de la terre, mais cette fois à travers des phrases ayant psuchè (« âme ») comme sujet et utilisant le verbe einai (« être »), dont on vient d'admettre l'acceptabilité avec ce sujet, et complétées par des attributs, « juste » (dikaian, féminin comme psuchè), « injuste » (adikon), « sensé » (phronimon), « insensé » (aphrona), qui renvoient à des notions que les amis des eidè classeraient parmi les eidè et auxquelles les fils de la terre refusent le statut d'« étances » (ousiai), puisqu'immatérielles.
Parmi toutes les qualifications applicables aux psuchai (« âmes ») qu'aurait pu mentionner l'étranger, ces quatre-là n'ont pas été choisises au hasard par lui. Tout d'abord, le fait qu'il ait choisi deux paires de contraires permet de mettre en évidence que les qualités correspondantes, être juste (dikaion) et être
sensé (phronimos), ne sont pas des propriétés intrinsèques de la psuchè humaine, mais quelque chose que l'on peut trouver dans l'une et pas dans l'autre, et qui implique donc quelque chose de distinct de la psuchè. Et s'il a choisi les qualificatifs de « juste » (dikaion) et de
« sensé » (phronimos) (et leurs contraires), c'est parce que ce sont deux qualités qui sont au cœur de ce que c'est que d'être un anthrôpos (« être humain »), c'est-à-dire un animal fait pour vivre en société (d'où la justice, vertu sociale par excellence, au moins telle que comprise par la plupart des gens) et doué de raison (logos, qui, bien utilisé, lui permet d'être phronimos, qualité qui renvoie à une forme de « sagesse » essentiellement pratique, au « bon sens » plus qu'à l'intelligence théorique, plus accessible à un fils de la terre).
Mais ce qu'il est encore plus important de bien comprendre, c'est que, là encore, la validité de l'argumentation de l'étranger ne dépend pas du sens que l'on donne à ces deux termes. Ce qui importe, c'est que tous, fils de la terre compris, utilisent ces mots et leur donnent un sens, pas nécessairement le même, mais un sens qui leur permet à tous de se rendre compte que tous leurs semblables ne sont pas ce qu'ils appellent « juste » (dikaion) et « sensé/raisonnable » (phronimos), quel que soit le sens précis qu'ils donnent à ces mots : n'importe quel matérialiste admettra un classement des comportements humains, et donc des personnes qui les pratiquent, en « justes » (dikaion) et « injustes » (adikon), même si le classement n'est pas le même pour tous et que, pour chacun, il y aura toujours des cas limites posant problème, et un autre, pas nécessairement le même, en « sensé/raisonnable » (phronimos) et en « insensé/déraisonnable » (aphrôn), là encore pas nécessairement le même pour tous et avec des frontières difficiles à fixer rigoureusement. Donc ce n'est pas par nature, de naissance, qu'une psuchè (« âme ») est ce qu'ils appellent « juste » et « sensée/raisonnable », mais du fait de quelque chose qui s'ajoute à elle. Et c'est tout ce qui intéresse l'étranger, car c'est ce « quelque chose » qui va lui permettre de mettre en évidence les failles de leurs thèses matérialistes. Inutile donc de passer du temps à chercher quelle est la meilleure traduction de phronimos ou quelle est la notion de justice à laquelle fait référence l'étranger, puisque, comme on va bientôt le voir, la question qui importe à l'étranger n'est pas « Qu'appelez-vous "juste", ou "sensé" ? », mais « Quel que soit le sens que vous donnez au mot "justice" (dikaiosunè) quand vous l'employez, ou au mot "raison" (phronèsis) quand vous l'employez, à quoi renvoient pour vous ces mots ? ». (<==)
(20) De la même manière que le qualificatif d'empsuchon (« animé ») appliqué au corps (sôma) a permis à l'étranger d'introduire le mot psuchè (« âme ») comme désignant le « quelque chose » (ti) qui justifie le l'emploi du mot empsuchon (« animé »), le qualificatif de dikaion (« juste ») appliqué à la psuchè (« âme ») lui permet maintenant d'introduire le mot dikaiosunè (« justice ») comme désignant le « quelque chose » qui est « cause » du fait que les âmes justes sont justes.
Là encore, il faut être attentif aux mots choisis par l'étranger pour introduire la justice et cette réplique va nous donner un exemple de situation où il est impossible de rendre en français ce qui est pourtant le point essentiel de l'argumentation de l'étranger. Le texte grec de cette réplique est all' ou dikaiosunès hexei kai parousiai toiautèn autôn hekastèn gignesthai (mot à mot « mais pas de_la_justice par_la_possession et par_la_présence telle d'entre_elles chacune devenir »). La première chose à remarquer est que le verbe qu'il utilise à propos de l'âme est le verbe gignesthai (« devenir »), qui met en évidence le fait qu'une « âme » (psuchè) n'est (einai) pas juste de naissance, mais le devient éventuellement et peut devenir le contraire, c'est-à-dire injuste, et que cela peut changer au cours du temps dans la même âme. Pour qu'une âme devienne juste, il faut donc que quelque chose qui lui est extérieur, ce que l'étranger nomme « justice » (dikaiosunè, dont dikaiosunès est le génitif singulier), « s'ajoute » à elle. L'étranger décrit cet « ajout » au moyen de deux termes, celui d'hexis, dont hexei est le datif singulier, que je traduis par « possession », et celui de parousia, dont parousiai est le datif singulier, que je traduis par « présence », tout en sachant que cette traduction fait perdre en français ce qu'elle implique en grec et qui est la raison du choix de ce mot par l'étranger. Intéressons-nous de plus près à chacun de ces deux termes, au second surtout, pour voir leurs implications.
Hexis (« possession ») est le substantif d'action dérivé du verbe echein (« avoir, posséder »). Son sens premier, celui que j'ai retenu pour le traduire, est « possession », mais il peut aussi avoir le sens d'« habitude », mot formé sur le latin habitus, qui est l'exact décalque latin du grec hexis, puisque formé sur habere (« avoir »), l'équivalent latin d'echein. En utilisant un terme qui, surtout pour un fils de la terre, évoque spontanément quelque chose de tangible, de matériel, susceptible de constituer un « avoir », l'étranger voudrait amener son interlocuteur, s'il l'accepte vis à vis de la justice, à se demander ce qu'il veut dire lorsqu'il parle de « posséder » (echein) quelque chose comme la justice (dikaiosunè), qui n'est pas quelque chose qu'on peut tenir dans ses mains comme de l'or, ou sur lequel on peut marcher, comme une terre.
Avec le mot parousia (« présence »), l'étranger va encore plus loin. Parousia (« présence ») est un substantif dérivé du verbe einai (« être ») via le verbe pareinai (« être présent »), dans lequel on retrouve la forme ousia (« étance »), préfixée par par(a)- (« à côté de »). S'il accepte ce mot, le fils de la terre fait implicitement de la justice une ousia (« étance ») puisque ce mot est l'une des composantes du mot parousia. « Être à côté de/présent » (pareinai, dont dérive parousia), c'est d'abord « être », et ce caractère de proximité, de présence en un lieu constitue une « étance » (ousia) particulière, comme c'est évident en grec, mais impossible à rendre en français. Si le substantif parousia (« présence ») n'est pas d'un usage très courant (Perseus en recense 89 occurrences dans l'ensemble des classiques grecs qu'il propose, dont 10 dans Platon), le verbe dont il dérive, pareinai (« être présent »), est d'un usage beaucoup plus fréquent (plusieurs centaines, d'occurrences, rien que chez Platon) et leur étymologie les rend compréhensibles par n'importe quel grec, si bien que leur acceptation par un fils de la terre dans le langage courant n'a rien pour surprendre, sinon que justement, appliqués à la justice dont ils refusent de faire une ousia (« étance »), ils sont le signe d'une incohérence entre leurs thèses et leurs manières de parler. (<==)
(21) Le texte grec de cette réplique est alla mèn to ge dunaton tôi paragignesthai kai apogignesthai pantôs einai ti phèsousin (mot à mot : « mais assurément le effectivement capable_de en_quelque_chose devenir_présent et devenir_absent dans_tous_les_cas être quelque-chose ils_diront »). Quand on comprend pantôs dans le sens de « dans tous les cas » et comme portant sur le verbe phèsousin (« ils diront »), comme je le fais, plutôt que dans le sens de « complètement/tout à fait » et portant sur le verbe einai (« être »), on a là ce qui, dans cet examen des propos des fils de la terre, s'apparente le plus à la majeure d'un syllogisme : tout ce qui peut devenir présent et devenir absent par rapport à quelque chose est quelque chose, or la justice peut devenir présente à une âme ou en devenir absente (réplique précédente), donc la justice est quelque chose. Mais l'intérêt de cette réplique est ailleurs : il est dans les glissements de vocabulaire entre le verbe einai (« être ») et le verbe gignesthai (« devenir ») et leurs composés respectifs qui, venant de l'étranger qui a fait peu avant de la différence entre einai (« être »)/ousia (« étance ») et gignesthai (« devenir », verbe)/genesis (« devenir », substantif) un marqueur des thèses des amis des eidè (cf. 246b9-c4) dans leurs débats avec les fils de la terre, ne peuvent être considérés comme effectués pour de simples raisons stylistiques. Comme je l'ai expliqué dans la note 15, c'est l'étranger qui propose à Théétète des formulations susceptibles d'être utilisées par les fils de la terre en lui demandant si elles correspondent à ses souvenirs de conversations avec ceux qu'il a rencontrés, et c'est donc lui qui choisit les mots qu'il emploie en fonction de ses objectifs (mettre à jour des contradictions entre les manières de parler des fils de la terre et les thèses qu'ils soutiennent telles que les meilleurs d'entre eux prennent la peine de les formuler), et ce qu'il veut montrer ici, c'est qu'au-delà de positions de principe sur ce qui est ou n'est pas une ousia (« étance »), dans leur langage habituel, comme dans celui de la plupart des Grecs d'alors, les termes (einai (« être ») et gignesthai (« devenir »), et leurs dérivés) pouvaient être utilisés à propos des mêmes choses, et ce, que les « sujets » de leurs phrases soient des réalités corporelles ou des « choses » dénuées de corps, parfois même avec des sens très voisins, voire similaires, ce que confirme le fait que Théétète, qui ne se rend probablement même pas compte de ces glissements tant ils étaient usuels alors et s'attache sans doute plus au sens des propos de l'étranger qu'aux mots qu'il emploie, n'a aucune difficulté à confirmer que de tels propos sont, ou pourraient être tenus par des fils de la terre. Voyons donc de plus près ce qu'il en est de ces glissements.
Dans la réplique précédente, l'étranger disait que l'âme peut gignesthai (« devenir ») juste par la parousia (« présence », à partir du sens étymologique d'« étance à côté de »), et ici, il parle, non pas de ce qui « est présent », qui serait pareinai, ou « est absent », qui serait apeinai, mais de ce qui « devient présent » (paragignesthai) ou « devient absent » (apogignesthai), et qui, de ce fait, « est quelque chose » (einai ti), concluant donc du devenir à l'être : tout (le pan de pantôs) ce qui peut devenir présent ou absent est quelque chose. En fait, les verbes pareinai (« étymologiquement « être à côté de ») et paragignesthai (étymologiquement « devenir proche de »), tous deux construits à l'aide du préfixe par(a)- (idée de proximité, de présence), respectivement sur einai (« être ») et gignesthai (« devenir »), d'une part, apeinai (« étymologiquement « être loin de ») et apogignesthai (étymologiquement « devenir éloigné de »), tous deux construits à l'aide du préfixe ap(o)- (idée d'éloignement, d'absence), sur ces deux mêmes verbes, d'autre part, ont des sens très voisins puisque le premier sens donné par le Bailly pour paragignesthai est « être à côté de/auprès de », soit dans le sens de « être présent », sens dans lequel il est synonyme de pareinai, soit dans le sens d'« assister/secourir », le sens de « survenir », sens qui met plus l'accent sur l'idée induite par gignesthai (« devenir/advenir »), ne venant qu'en second ; et pour apogignesthai, le premier sens est « être absent, se tenir à l'écart », le même sens donc que celui donné pour apeinai (« être loin de/être absent »), avant celui de « s'en aller, mourir, disparaître ». Bref, le « devenir » (gignesthai) quelque chose, ici « présent » ou « absent », conduit à l'« être » (einai) cela, ici « présent » ou « absent » et le choix du terme dépend simplement de ce sur qui on veut mettre l'accent, la transition ou l'état résultant, pas du fait que l'état considéré serait permanent ou pas. En d'autres termes, dans le langage courant, « être » n'implique pas « éternité ». Et il n'y a aucune raison de ne pas qualifier d'« étance » (ousia) ce que l'on est (c'est ça que veut dire « étance » (ousia) : « ce que l'on est » (to ti esti)), que ce soit éternel ou pas, corporel ou pas. Toute phrase qui dit quelque chose d'un sujet (au sens grammatical) peut être reformulée en faisant du sujet le sujet du verbe einai (« être ») et en utilisant le participe présent du verbe initial (Theaitètos legei (« Théétète parle ») peut se reformuler sous la forme Theaitètos legôn esti (« Théétète est parlant/en train de parler »), faisant donc du sujet un « étant » (on) (cf. Métaphysique, Delta, 1017a26-30, où Aristote explique que c'est la même chose de dire anthrôpos hugiainôn esti (« l'homme est en train de guérir/est bien portant ») et anthrôpos hugiainei (« l'homme guérit/se porte bien », ou encore anthrôpos badizôn esti (« l'homme est en train de marcher ») et anthrôpos badizei (« l'homme marche »)), et l'on peut toujours s'arranger pour tourner une phrase de manière à faire de ce qui n'était pas le sujet au départ le devienne. C'est ce que fait ici l'étranger à propos de dikaiosunè (« justice ») par rapport à psuchè (« âme ») : dans la réplique précédente, c'est psuchè (« âme ») qui était le sujet pour dire que l'âme devient juste par la présence en elle de la justice ; ici, la formulation fait implicitement de la justice le sujet en parlant de ce qui peut devenir présent ou absent dans quelque chose, invitant à penser à la justice qui devient présente ou absente dans l'âme, pour en déduire que c'est quelque chose. La théorie ne précède pas le logos, elle s'exprime à travers lui et c'est de nos manières de parler qu'il faut partir pour les soumettre au test de la validation par le partage d'expériences, et non pas de théories préétablies pour valider ou invalider des manières de parler. C'est l'expérience de chacun qui montre que, quel que soit le sens qu'il donne au mot « justice », il admettra que tous ne sont pas justes et que donc la justice peut être présente chez certains et absente chez d'autres, et qu'une personne qu'il considérait comme juste jusqu'à un certain moment peut commettre des actes qu'il considérera comme injustes, et que donc la justice peut être présente chez certains et pas chez d'autre, être présente pendant un certain temps chez une personne et disparaître à un moment donné, et que donc elle « est quelque chose ». Vouloir forcer sur einai (« être ») ou ousia (« étance ») un sens restrictif qui ne correspond pas à celui que manifeste l'usage constant de ces mots ne peut que conduire à des sophismes.
Einai (« être ») et gignesthai (« devenir ») ne sont pas antinomiques, mais complémentaires : on ne peut parler de « devenir », de changement, que s''il y a un « quelque chose » qui subit ce changement, qui subsiste à travers lui et est susceptible de recevoir un nom qui permettra de dire que c'est ça qui change, devient, est produit, naît... L'affirmation que Platon prête à Héraclite dans le Cratyle sous une forme condensée extrême, « tu n'entres jamais deux fois dans le même fleuve » (Cratyle, 402a8-10), trouve une formulation moins radicale dans le fragment 12, sous la forme « sur ceux qui entrent dans les mêmes fleuves, coulent des eaux autres et [encore] autres » (potamoisi toisin autoisin embainousin hetera kai hetera hudata epirrei) : le fleuve, ce qu'on appelle potamos et auquel on peut donner un nom propre dans chaque cas (Ilissos, Képhisos, Asopos, etc., ou, pour nous, Seine, Loire, Rhin, etc.), ce ne sont pas les eaux toujours nouvelles qui ne cessent de couler et ne sont donc jamais les mêmes, mais autre chose qui a une certaine permanence au-delà de ce flot ininterrompu, qui se caractérise par une source, un cours, des rives, une embouchure, toujours à peu près les mêmes et posant toujours le même problème de franchissement à ceux dont la route croise ce cours. Oui, c'est bien « le même fleuve », mais ce n'est jamais la même eau. Et le logos n'est en fin de compte possible pour nous que justement parce que notre esprit sait détecter de la permanence, de l'« être », au-delà du changement incessant, du « devenir », de tout ce qui est perçu par les sens. Pour revenir au problème qui nous occupe ici, chaque personne, chaque psuchè (« âme ») manifeste sa justice ou son injustice de manière différente dans chacune de ses actions, mais si nous acceptons de parler de « justice » et d'« injustice » à propos de cette multitude d'actions de personne différentes, c'est bien que nous soupçonnons qu'il y a « quelque chose » (ti) qui est commun à toutes ces actions qualifiées de « justes » ou d'« injustes » qui justifie qu'on leur donne un même nom, et si de plus la même « âme » peut tantôt être dite « juste », tantôt « injuste », et donc « devenir » l'un ou l'autre selon les moments, c'est que cette « justice » et cette « injustice » sont bien des « quelque chose » distincts de chacune des âmes dans lesquelles elles peuvent devenir présentes ou absentes.
Mais comment percevoir tout ce qui se joue dans les formulations minutieusement agencées par Platon lorsque les traducteurs n'ont pas compris l'importance qu'ont, dans cette discussion, les mots et ne s'intéressent qu'au sens, sans toujours l'avoir bien compris, qui plus est, en particulier en insistant sur une sens supposé « existentiel » d'einai (« être »), que récuse justement l'étranger, et en forçant le sens de phèsousin (« ils diront ») pour transformer une constatation sur des manières de parler en une affirmation d'« existence », avec des traductions par « ils conviendront », « ils admettront » ou « ils affirmeront », affirmation d'« existence » encore renforcée lorsqu'ils font porter le pantôs sur einai ti (« être quelque chose ») en lui donnant un sens intensif (« pleinement/totalement ») ?! Qu'on en juge :
- Cousin : « ce qui peut être présent à une chose ou en être absent, il faut bien qu'ils conviennent que c'est quelque chose » ;
- Diès : « tout ce qui peut commencer ou cesser d'être présent en quelque chose que ce soit, sera, de leur aveu, pleinement un être » ;
- Robin : « ce qui, du moins, est capable de venir à être présent en quelque chose ou à en être absent, en tout cas, ils affirmeront que c'est quelque chose qui existe » ;
- Chambry : « ce qui est capable de devenir présent quelque part ou d'en être absent, ils admettront que c'est certainement quelque chose qui existe » ;
- Cordero : « ils diront alors que ce qui est capable de s'ajouter à quelque chose, ou de l'abandonner, est quelque chose qui existe pleinement » ;
- Mouze : « Mais ce qui peut venir à être présent ou absent en quelque chose, ils affirment que c'est quelque chose à part entière ».
Pour permettre plus facilement la comparaison, je reproduis ici ma traduction de cette réplique :
« Mais assurément, ce qui peut effectivement, en quelque chose, devenir présent et devenir absent, ils [le] diront dans tout les cas être quelque chose ».
Quelques remarques sur ces traductions.
- Tout emploi du verbe être dans la première partie tue l'effet ménagé par Platon du passage du devenir à l'être, même s'il n'est employé que pour traduire to dunaton par « ce qui est capable », traduction qui serait parfaitement acceptable dans tout autre contexte, mais qui est justement à proscrire ici, puisque, dès lors que le verbe « être » s'applique au sujet de la proposition dans la première partie, que ce soit sous la forme « ce qui peut être présent » ou sous la forme « ce qui est capable de devenir présent/de s'ajouter », ou a fortiori sous la forme « ce qui est capable de venir à être présent », il transforme la proposition en une quasi-tautologie : ce qui est capable (de quoi que ce soit)/peut être (quoi que ce soit), est quelque chose (en l'occurence « capable »). Certes, rappeler cette évidence est intéressant, mais ce que dit l'étranger, avec les mots qu'il emploie, n'est pas une évidence, puisqu'il passe du « devenir » (présent ou absent) à l'« être quelque chose ».
- Dans ces conditions, il ne suffit pas de rendre le sens induit par le gignesthai (« devenir ») de paragignesthai et apogignesthai par des verbes comme « commencer » et « cesser » (Diès), « venir à » (Robin, Mouze), « s'ajouter » et « abandonner » (Cordero), si c'est pour les faire suivre de « être présent/absent » (Robin, Diès, Mouze) et/ou précéder de « être capable de » (Robin, Cordero).
- Traduire einai ti par « être quelque chose qui existe », comme le font Robin, Chambry et Cordero, ou par « sera un être », comme le fait Diès, c'est réintroduire en force une affirmation d'« existence » que, pour ces traducteurs, le ti (« quelque chose ») affaiblit à leurs yeux, alors que justement l'étranger prend bien garde de ne pas utiliser einai seul et que, pour lui, l'accent est sur le ti (« quelque chose ») et non pas sur einai (« être »), car pour lui, la notion d'« existence » sans autres précisions n'a pas de sens et le fait de dire que « c'est quelque chose » (einai ti), même si, à ce niveau de généralité, ça ne nous apprend rien sur le ti (« quelque chose »), appelle la question « c'est quoi ? » (ti esti;), à laquelle on répond par une ou des « étances » (ousiai). « Être », pour lui, c'est toujours être quelque chose (ti), et ce qui donne sens à einai (« être »), c'est justement ce qu'il introduit, l'ousia (« étance »), qu'il s'agisse d'un simple attribut ou d'une définition exhaustive de ce qui est en cause. Être présent à quelque chose, c'est être quelque chose, en l'occurrence « présent ». Et le fait que l'« attribut », l'ousia, soit exprimée seulement par un préfixe dans le verbe, comme dans pareinai (« être présent »), dont dérive parousia utilisé dans la réplique précédente, ne change rien à ça, pas plus que le fait que le verbe einai (« être ») ait été remplacé par gignesthai (« devenir »), car, comme on l'a vu plus haut, paragignesthai (« devenir présent »), c'est la même chose que paragignomenon einai (« être devenant présent »). L'étranger, et Platon derrière lui, n'ont pas d'états d'âme à considérer « présent » ou « absent » comme une « étance » (ousia), dès lors que ça peut être introduit par einai (« être ») : il suffit, pour s'en convaincre, de se reporter à la description des phrases sensées construites autour du verbe einai (« être ») donnée par l'étranger en 262c3 comme assemblages de mots décrivant « l'étance d'un étant ou d'un n'étant pas » (ousian ontos oude mè ontos) : le verbe einai introduit toujours une ousia (« étance ») affirmée ou niée d'un « étant » (on), qui, dans le cas de la négation, est qualifié de « n'étant pas » (sur cette description, voir la note 24 à ma traducton de la section 259d9-264b10). C'est Aristote, qui, malgré des années de fréqentation de Platon, est resté un fils de la terre dans l'âme, qui, tout en admettant qu'einai (« être ») peut s'employer à propos de toutes les formes d'attribution, dont il fait des « catégories » (qualité, quantité, lieu, temps, etc.) de to on (« l'étant »), restreindra l'emploi d'ousia à ce qu'on a l'habitude d'appeler, lorsqu'on traduit ses textes, la « substance », ce à quoi on peut associer d'autres attributs mais qui n'est pas lui-même attribut d'autre chose, c'est-à-dire une des « catégories » de l'« étant » parmi d'autres, celle qui caractérise le mieux le « sujet », réintroduisant la confusion dans les distinctions entre einai (« être ») en tant que verbe, to on (« l'étant ») en tant que sujet et ousia (« étance ») en tant qu'attribut que Platon avait essayé de clarifier par la bouche de l'étranger parce qu'il n'arrivait pas à penser l'ousia (« étance ») autrement que corporelle (cf. Métaphysique, Z, 1028b8), rouvrant ce faisant à l'« ontologie » sophistique la porte que Platon avait essayé de lui fermer pour faire la place au discours sur le bon (to agathon). (<==)
(22) Je traduis ici phronèsis par « bon sens » en cohérence avec ma traduction de phronimos par « sensé » en 247a3, et pour des raisons évoquées dans la note 19 ci-dessus. Pour une étude plus poussée des sens possible de ce mot, on se reportera à la note qui lui est consacrée au début de ma traduction de la section 86d3-89e9 du Ménon sous le titre Aretè, epistèmè et phronèsis. Ceci étant, pour le raisonnement ici mené par l'étranger, le choix spécifique de traduction importe peu : qu'on traduise en effet le mot par « pensée » (Mouze), « intelligence », « sagesse » (Cousin, Diès, Robin, Chambry, Cordero), « raison », toutes traductions proposées par le Bailly, par « bon sens », comme je le fais, ou par autre chose encore, le résultat du point de vue du raisonnement est le même, il s'agit de qualités/vertus, c'est-à-dire de « réalités » invisibles et intangibles. (<==)
(23) Le mot que je traduis par « étant » en le mettant entre guillemets est ousès, participe présent de einai (« être ») au génitif féminin singulier (pour l'accord avec dikaiosunès (« justice »), lui aussi féminin et au genitif (partitif), comme d'ailleurs les autres mots de l'énumération qui suit). Ce ousès est le premier mot de la réplique, ce qui le met en valeur pour mieux faire sentir qu'il est la conclusion de l'argument développé dans les précédentes répliques : si ceux au nom de qui l'étranger parle acceptent de dire que la justice peut devenir/être présente ou absente dans une âme et par ailleurs que ce qui peut devenir/être présent ou absent de quelque chose est quelque chose (einai ti), alors ils doivent accepter de dire que la justice (ou la phronèsis (« bon sens »), ou toute autre qualité ou défaut) est quelque chose, de la dire « étant » (ousès), sous-entendu ti (« quelque chose »). Comme il est difficile de mettre le « étant » en début de phrase en français, je le mets en valeur par les guillemets. (<==)
(24) En général, je refuse d'utiliser « vertu » pour traduire le mot grec aretè, préférant la traduction par « excellence ». Mais cette traduction convient quand il est question d'aretè au singulier, considérée comme un unique tout, pas quand il est question d'aretai au pluriel, c'est-à-dire de « vertus » spécifiques, comme la justice, le courage, la sagesse, etc. Certes, ici aretè reste au singulier dans la formule tès allès aretès (génitif singulier), mais dans une énumération, précédé de tès allès (« du reste de ») et suivi par tôn enantiôn (« de leurs contraires ») au pluriel, si bien qu'il est clair que ce qu'a en vue l'étranger en employant ce mot, ce sont les vertus spécifiques dans leur ensemble (d'où le singulier), pas la vertu pensée comme un tout. (<==)
(25) Le mot sôma traduit par « corps » a en grec un sens très large pourvant s'appliquer à tout ce qui est matériel, et pas seulement au corps humain ou animal, celui qu'a le mot français quand on parle par exemple de « corps célestes » ou de « corps étranger » dans quelque chose, ou quand on énonce le principe d'Archimède en disant « tout corps plongé dans un liquide etc. ». (<==)
(26) On ici la confirmation de ce que je disais dans les notes 17 et 19 à propos de la psuchè (« âme ») : ce n'est pas sur elle, dont certains fils de la terre sont prêts à admettre le caractère corporel, que repose le nœud de l'argumentation, et peu importe que tous les fils de la terre n'en aient pas le même compréhension ; elle n'est que le point de passage vers les qualités et les défauts que tous sont prêts à lui attribuer, comme la justice et l'injustice, le bon sens et la déraison, et que personne n'accepterait d'attibuer au corps humain proprement dit. Psuchè n'est donc que le nom que l'on donne à ce qui n'est pas le corps (sôma) dans l'être humain (et éventuellement dans les autres animaux) mais dont on a besoin pour rendre compte de certains aspects de la personne humaine (et éventuellement de certains comportements des autres animaux) qui ne peuvent pas se ramener à la matière, quelle que soit la conception que chacun se fait de ce « quelque chose ». Et la différence d'opinion sur la nature de la psuchè (« âme ») n'est pas la seule que met ici en évidence Théétète dans l'ensemble des fils de la terre, puisqu'il mentionne la même indétermination quant à leur nature corporelle ou incorporelle à propos les qualités et les défauts pris en exemples par l'étranger. Platon ne vise donc pas ici telle ou telle doctrine matérialiste, tel ou tel penseur, mais un ensemble de personnes qui ont en commun une approche de type « matérialiste » pas nécessairement théorisée, et qui ne situent pas nécessairement tous au même endroit la frontière entre corporel et incorporel quand ils ont pris la peine de chercher à la préciser, ce qui n'est pas le cas pour tous. En fait, Platon, par la bouche de l'étranger, ne vise pas ici seulement des « penseurs » matérialistes qui auraient théorisé leurs positions matérialistes, mais l'immense majorité des êtres humains qui, tant qu'ils ne sont sont pas trop posés de questions, sont « naturellement » portés à considérer que n'« existe » (quoi que cela veuille dire, et ils n'ont pas trop réfléchi à ça) que ce qu'on peut voir et toucher. (<==)
(27) L'expression « semés et nés de la terre » (spartoi te kai autochthones) est une allusion à l'histoire de Cadmos, fondateur légendaire de la cité de Thèbes, qui, à la suggestion d'Athéna, sema les dents d'un dragon qu'il venait de tuer à l'emplacement de la future Thèbes, dents dont sortirent des hommes adultes en armes, ancêtres des Thébains, appelés pour cette raison hoi Spartoi (« les Semés »). Le mot autochthôn, dont autochthones est le pluriel, qui a donné « autochthone » en français, est formé à partir de chthôn (« la terrre », c'est-à-dire aussi bien le sol que le pays natal ou la planète) et veut dire « issu de la terre elle-même (auto) », avec l'idée que la « terre » en question est le pays qu'habitent les gens dont on parle, ceux dont c'est la « terre natale ».
L'étranger a ici en vue les « matérialistes » purs et durs et, par cette allusion à une histoire largement connue de ses contemporains, il se moque discrètement d'eux, et prépare, auprès de personnes qui étaient prêtes à prendre au pied de la lettre l'histoire de Cadmos, le terrain pour l'appellation de « fils de la terre » (gègeneis) qu'il va leur donner un peu plus loin (248c2), en suggérant que leur matérialisme exclusif pourrait trouver son origine dans le fait qu'ils seraient effectivement, comme les « semés » ancêtres des Thébains, sortis de la terre elle-même et que leur amour exclusif pour la terre et la matière serait un amour quasi maternel. Et il montre qu'il a bien en vue un ensemble large, pas limité à des penseurs produisant des doctrines élaborées et les exposant dans des discours et/ou des ouvrages écrits. (<==)
(28) « Ce qui est devenu naturellement uni » traduit le grec to... sumphues gegonos. Sumphues, neutre de sumphuès, est un adjectif construit sur la racine phuein, « croître, pousser », dont dérive aussi phusis, le mot généralement traduit par « nature » à la racine du français « physique », par adjonction du préfixe sun- (« ensemble, avec »), dont le nu final devient un mu devant le phi initial de phuès. Le sens étymologique est donc « qui croît/a cru avec », c'est-à-dire « qui fait corps avec » ou encore « de même nature ». Gegonos est le participe parfait actif neutre de gignesthai (« naître, devenir, advenir »). Le parfait est le temps de l'action commencée dans le passé et se continuant dans le présent et, dans le cas du verbe gignesthai, il se trouve en plus que son parfait sert aussi de parfait au verbe einai (« être »), qui n'en a pas (voir note 13 à ma traduction de la section précédente (241d5-245e8)). On pourrait donc traduire cette expression par « est consubstantiel ». (<==)
(29) « Au vu de quoi » traduit le grec eis ho blepontes, mot à mot « vers quoi regardant ». Avec des matérialistes endurcis, l'étranger reste dans le sensible, même quand il est question d'incorporels, en utilisant le verbe blepein, « voir, regarder ». Mais il n'y a pas qu'avec eux, puisque l'analogie de la vision est permanente dans le langage, et pas seulement dans le grec de Platon, quand il s'agit de parler de la pensée. Comme je l'ai dit en note 7, le mot eidos qui sert à caractérier l'autre groupe de penseurs, est dérivé d'une racine signifiant « voir », tout comme le mot idea (et donc le français « idée » qui en dérive), et le verbe grec signifiant « savoir » est le parfait eidenai du verbe idein (« voir ») (« j'ai vu », donc « je sais »). Et, au livre VI de la République, Socrate décrit les mécanismes de la connaissance des intelligibles dans une analogie entre le soleil et le bon (to agathon), dont il fait la « lumière » de la pensée. Ceci étant, blepein est plus associé à la vue proprement dite, au sens physique, qu'idein. (<==)
(30) Ce que demande l'étranger, c'est que ces gens lui disent ce qu'ils voient (blepontes, « regardant ») de commun (sumphues, « naturellement uni ») à tous les ti (« quelque chose ») qu'ils disent « être » (einai), qu'ils soient corporels ou incorporels, qui justifient qu'on leur applique à tous ce même verbe. Bref il leur demande une définition de einai (« être ») qui soit cohérente avec leur manière d'utiliser ce verbe, aussi bien avec des « sujets » (au sens grammatical) corporels qu'incorporels, dont ils font par cet emploi des « étants » dans un cas comme dans l'autre, en particulier quand cet usage leur applique les mêmes « attributs », la même « étance » (ousia), comme c'était le cas dans l'exemple utilisé par l'étranger où il s'agissait pour la justice d'« être » présente ou absente à quelque chose, attributs qu'ils n'ont aucun mal à appliquer à des corps. Et comme vient de le dire l'étranger, il suffit qu'« ils consentent à admettre le moindre incorporel, même minuscule, parmi les étants » (ti kai smikron ethelousi tôn ontôn sugchôrein asômaton, 247c9-d1), pour que leur définition d'einai (« être ») par « avoir un corps » (sôma echein) ne tienne plus. C'est ce « il en suffit d'un, aussi petit soit-il » qui donne à l'argument sa portée universelle à l'encontre de toutes les doctrines et modes de pensée de type « matérialiste ». Il suffit de trouver dans le vocabulaire de l'interlocuteur un mot qui renvoie à un « quelque chose » (ti) auquel il refuse d'attribuer un corps (sôma), et dont il fera un « étant » en disant qu'il « est » incorporel (asômaton), pour venir à bout de son « matérialiste ». En choisissant les mots justice (dikaiosunè), injustice (adikia), bon sens (phronèsis), déraison (aphrosunè), induits par les adjectifs « juste » (dikaios), « injuste » (adikos), « sensé » (phronimos), « insensé » (aphrôn) utilisés en 247a2-3, l'étranger savait qu'il choisissait des termes connus du plus grand nombre et derrrière lesquels peu de gens accepteraient de supposer un corps matériel, quelle que soit la compréhension qu'ils en avaient. (<==)
(31) « L'étant est » traduit le grec einai to on (mot à mot « être l'étant », proposition infinitive complément du verbe homologein (« convenir ») qui précède, dont to on (« l'étant ») est le sujet et einai (« être ») le verbe). Au moment où il va donner sa propre proposition de définition de einai, l'étranger n'hésite plus à redonder ce verbe pour montrer à quel point il est incontournable et qu'on ne peut échapper à son utilisation, avant même d'avoir pu en donner une définition. (<==)
(32) « Une quelconque créature » traduit le grec hotioun pephukos, dans lequel hotioun (« un vraiment quelconque, quoi que ce soit ») est un pronom indéfini, neutre singulier de hostisoun, composé par adjonction de oun, ici au sens de « réellement, vraiment », au relatif hostis, lui-même concaténation du relatif hos (« qui, que ») et de l'indéfini tis (« un quelconque »), dont ti est le neutre, et pephukos le participe parfait actif neutre singulier du verbe phuein (« croître, pousser »). Le problème auquel est confronté ici Platon en mettant ces mots dans la bouche de l'étranger est de trouver l'expression la plus générale et inclusive possible pour désigner absolument n'importe quoi sans utiliser on (« étant », singulier) ou onta (« étants », pluriel), puisque c'est justement ce qu'il est en train de définir ! Il choisit donc une expression associant un pronom indéfini construit autour de ti (« un quelconque ») encore renforcé pour insister sur le caractère « absolument » quelconque de ce dont il est question, à un terme fait pour plaire aux plus traitables de ceux à qui il offre cette définition, ces penseurs de la phusis (« nature », substantif dérivé de phuein) qu'on appelait justement hoi Phusikoi (« les physiciens » ou « les naturalistes », cf. par exemple Aristote, Physique I, 184b17 ; 187a12) parce qu'ils s'intéressaient principalement à la phusis (« nature ») et que nombre d'entre eux avaient écrit un ouvrage ayant pour titre Peri phuseos (« sur la nature »). Mais, quelles que puissent être les restrictions que le choix de ce terme pourrait apporter à la définition, la suite, dans la discussion avec l'autre groupe, montrera qu'il ne faut pas lui donner trop de poids et le prendre dans un sens trop restrictif, mais l'interpréter largement, voire même l'abandonner. Dans ces conditions, le choix du mot français utilisé pour le traduire devient secondaire.
On verra d'ailleurs, en consultant les traductions de cette définition que je reproduis dans la note suivante, que Cousin et Mouze ne le traduisent même pas et que Diès, Robin et Chambry, embarrassés par lui, préfèrent en faire
un épithète de dunamin (« puissance ») (Diès) ou le traduire par un adverbe (« de nature » (Robin), « naturellement » (Chambry)) complétant kektèmenon (« possédant »). Seul Cordero l'associe comme moi à hotion en traduisant par « n'importe quelle chose naturelle ». (<==)
(33) Cette définition (horon), présentée comme telle par Platon dans la formule redondante tithemai horon horizein (« je pose comme définition de définir ») et avec une certaine solennité, est une des seules, sinon la seule « définition » formelle dans tous les dialogues. Or, alors que le sens premier de horos est « borne, limite » et le sens premier de horizein « borner, limiter, délimiter », ce qui caractérise ce supposé « bornage » du champ sémantique du mot einai (« être ») bien compris, c'est justement de ne poser aucune limite, de ne rien exclure ! Ce que veut dire l'étranger de Platon en concluant que « les étants (ta onta)... ce n'est pas autre chose que puissance (dunamin) », c'est que, qualifier quoi que ce soit d'« étant », dire que « c' est », ce n'est encore rien dire de particulier sur lui, c'est en faire un « sujet » en attente, en « puissance » (au sens où Aristote utilisera ce mot en l'opposant à energeia, « le fait d'être en acte (en ergon) », c'est-à-dire d'agir en vue de ce qui n'était encore au départ qu'une potentialité, et à entelecheia, « le fait de posséder (echein) la fin (telos), d'être parvenu au (en) terme (telos) de cette potentialité), d'attributs qui, eux, vont nous dire quelque chose sur lui. Et tant qu'on n'a pas fourni ce ou ces attributs, tant qu'on n'a pas dit ti esti (« quoi c'est »), on n'a encore rien dit sur cet on (« étant »). Bref, einai (« être ») n'a pas de sens propre par lui-même, pas de sens « existentiel », et n'est qu'un outil linguistique pour lier un sujet, un on (« étant »), quel qu'il soit, et un ou des « attributs », quels qu'ils soient. De fait, « agir » (poiein) et « subir » (paschein, dont pathein est l'infinitf aoriste), c'est ce qui, dans le langage, est traduit par des verbes et ces deux termes, pris dans leur sens le plus large, recouvrent tout ce qui peut être exprimé par des verbes, vu du point de vue du sujet, si bien que ce que décrit la définition des onta (« étants ») donnée par l'étranger, ce n'est rien d'autre que n'importe quoi qui puisse être « sujet » au sens grammatical de quelque verbe que ce soit. Dès que l'on énonce une phrase sensée quelconque, c'est-à-dire, comme le dira bientôt l'étranger (262a, sq.), une phrase contenant au moins un nom (onoma) et un verbe (rhèma), ou plus précisément décrivant une praxis (« activité » au sens le plus large possible, incluant celles dans lesquelles le sujet est passif, comme le montre le premier exemple donné par l'étranger en 263a2, « Théétète reste_assis » (Theaitètos kathètai)), décrite par un rhèma (qu'il faut comprendre dans un sens plus large que « verbe » limité à un seul mot), et ce (chose(s) ou personne(s)) sur quoi porte l'activité, décrit par un ou des mots qualifiés d'onoma, on fait du sujet du rhèma un on (« étant »), puisque, comme je l'ai fait remarquer dans la note 21, en renvoyant à Aristote, toute forme conjuguée d'un verbe, quel qu'il soit, peut se reformuler en utilisant le verbe « être » (einai) et un participe du verbe initial (Theaitètos kathètai (« Théétète reste_assis ») peut se reformuler sous la forme Theaitètos kathèmenos esti (« Théétète est restant_assis/assis »)), ce qui fait implicitement de tout sujet de quelque verbe que ce soit un « étant ».
Cette définition est mise en valeur par le fait qu'elle occupe presque l'exact milieu de la section ici traduite : selon le système de comptage de lignes que je décris dans la note introductive à mon plan du Sophiste, comptage effectué sur un texte du dialogue formé d'une suite continue de lettres grecques majuscules sans espaces entre les mots et sans mentions des interlocuteurs, comme au temps de Platon, qui fournit des chiffres qui n'ont qu'une valeur relative pour des comparaisons, en premant comme limite de cette section celles que je retiens pour ma traduction (depuis tous de allôs legontas... en 245e8, au milieu d'une réplique de l'étranger, jusqu'au alèthestata de Théétète en 249d5), je compte 57 ligne (2.771 lettres) avant la réplique de l'étranger donnant la définition (legô dè... allo ti plèn dunamis, 247d8-e4), et 56 lignes (2.696 lettres) après cette réplique, qui, elle, occupe 5 lignes (207 lettres). C'est elle qui fait la transition entre l'examen des thèses des fils de la terre et l'examen de celles des amis des eidè.
Étant donné l'importance de cette définition, j'en donne ci-dessous le texte grec intégral, ainsi que la traduction dans les éditions que j'ai consultées :
- texte grec : legô dè to kai hopoianoun tina kektèmenon dunamin eit' eis to poiein heteron hotioun pephukos eit' eis to pathein kai smikrotaton hupo tou phaulotatou, kan ei monon eis hapax, pan touto ontôs einai: tithemai gar horon horizein ta onta hôs estin ouk allo ti plèn dunamis.
- Cousin : « C'est que tout ce qui possède une puissance quelconque, pour exercer une action quelconque, ou pour en souffrir une, la plus petite et de la chose la plus petite que ce soit, ne fût-ce même que pour une seule fois, tout ce qui possède une semblable puissance est réellement. En un mot, je donne pour définition de l'être que ce n'est autre chose qu'une puissance »
- Diès : « Je la formule donc ainsi :
ce qui a une puissance naturelle quelconque, soit d'agir sur ce qu'on voudra d'autre, soit de subir l'action, même la plus minime, de l'agent le plus insignifiant, dût cette puissance ne s'exercer qu'une seule fois, tout ce qui la possède est véritablement ; car je pose, comme définition qui définisse les êtres, qu'ils ne sont autre chose que puissance »
- Robin : « Je dis donc que ce qui, de nature, possède une puissance quelconque, soit pour agir sur n'importe quoi d'autre, soit pour pâtir, même très faiblement et du fait de l'agent le plus infime, ne fût-ce même en outre qu'une seule fois, voilà ce qui, dans tous
les cas, existe réellement. ]'admets en effet, pour définir ce qui est, qu'on en donne cette définition : " c'est ce qui
n'est rien d'autre que puissance" »
- Chambry : « Je dis que ce qui possède naturellement une puissance
quelconque, soit d'agir sur n'importe quelle autre chose,
soit de subir l'action, si petite qu'elle soit, de l'agent le
plus insignifiant, et ne fût-ce qu'une seule fois, tout ce
qui la possède est un être réel ; car je pose comme une
définition qui définit les êtres, qu'ils ne sont autre chose
que puissance »
- Cordero : « Je dis que ce qui possède une puissance, quelle
qu'elle soit soit d'agir sur n'importe quelle autre
chose naturelle, soit de pâtir – même dans un degré minime, par l'action de l'agent le plus faible, et même
si cela n'arrive qu'une seule fois – tout cela, je dis,
existe réellement. Et, par conséquent, je pose
comme définition qui définit les êtres que ceux-ci
ne sont autre chose que puissance »
- Mouze : « Je dirai ceci : ce qui possède une puissance quelconque, soit d'agir sur n'importe quelle autre chose, soit de pâtir, même de la façon la plus infime, sous l'action de la chose la plus insignifiante, même si c'est seulement une fois, tout ce qui est tel, je dis que cela est réellement. Je propose en effet de définir les choses qui sont comme n'étant rien d'autre que puissance ».
Et enfin, pour faciliter la comparaison, ma traduction : « Je dis donc ce qui possède la moindre puissance, ou pour agir sur une quelconque autre créature, ou pour subir le plus minime [effet] de la part de la plus insignifiante, et même seulement pour une seule fois, tout cela [je le dis] être à la manière d'un étant ; car je pose comme définition de définir les étants par le fait que ce n'est pas autre chose que puissance. »
Comme on peut le voir, certains traducteurs (Robin, Cordero) ne parviennent pas à abandonner le sens existentiel de einai (« être ») et éprouvent le besoin de le traduire par « exister ».
On notera que le mot qui est traduit par « réellement » ou « véritablement » à la fin de la première partie de la définition est ontôs, adverbe formé sur la racine ont- du participe présent du verbe einai (« être »), ôn, qui fait ontos au génitif masculin et neutre singulier. Ontôs, c'est quelque chose comme « étantément » en français, si l'on me permet ce néologisme transposant en français le mode de formation du mot grec, ou, pour rester plus français, « à la manière d'un étant ». En d'autres termes, cet adverbe n'apporte rien de plus au einai qui suit puisqu'il n'est qu'une autre forme dérivée de ce verbe. Pour bien s'en convaincre, il suffit de traduire ontôs einai comme je le fais par « être à la manière d'un étant », qui en est la traduction quasi littérale ! Ce n'est que parce que la plupart des gens donnent à einai un sens « existentiel » que l'adverbe ontôs en est venu à renforcer ce sens. Mais dès lors qu'on dénie ce sens, ontôs (« réellement, véritablement ») n'a plus aucun sens. C'est sans doute pour faire sentir cela que Platon l'utilise à ce point, tuant ainsi d'un même mouvement le sens « existentiel » de einai (« être ») et de ontôs (« à la manière d'un étant ») : si einai ne pose aucune limite à ce qui peut être dit « être », ontôs n'en pose pas plus. Tout ce qui « est », est « à la manière d'un étant » (ontôs). En fait, il n'y a pas de « manière (d'être) d'un étant » en tant qu'étant sans autres précisions. Un homme, un cheval, un arbre, un mot, une idée « sont », chacun à leur manière, et ce qui est justement important, ce n'est pas d'en rester à dire qu'ils « sont », mais de préciser la manière spécifique que chacun a d'« être » avec d'autres mots que le seul mot « être » ou ses dérivés. Et le fait que les Grecs aient éprouvé le besoin de former un adverbe sur le verbe, alors qu'en général les adverbes dérivent d'adjectifs, qui ajoutent une idée supplémentaire au verbe auquel ils sont associés, pas du verbe lui-même, auquel ils n'ajouteraient rien, montre bien que, quelque part, ce sens « existentiel » du verbe einai (« être ») posait problème, pour qu'on soit obligé de le redonder pour tenter (en vain) de le faire comprendre. Que pourrait en effet bien être un on (« étant ») qui ne serait pas ontôs (« à la manière d'un étant ») ?!... Le comble dans cette direction est atteint par Chambry, qui en rajoute encore une couche en traduisant ontôs einai par « est un être réel », c'est-à-dire qui traduit einai par « est un être » ou, au choix, ontôs par « être réel » !
Dans cette perspective, pas plus la traduction par « réellement » que celle par « véritablement » ne reste fidèle au grec. « Réel » dérive du mot latin res, qui est l'équivalent latin du grec pragma (sur les divers sens de ce mot, voir la note 15 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2). Or, chez Platon, en particulier dans le Cratyle, et aussi dans le Sophiste, le mot pragma est souvent utilisé pour désigner ce à quoi renvoie un mot lorsqu'il n'est pas qu'un simple phénomène sonore. Mais les mots aussi « sont » (des mots, c'est-à-dire au moins des bruits). Si donc « réellement » signifie « dans les faits » par opposition à « dans les discours », il ne convient pas ici, car un mot, qui « subit » le fait d'être prononcé, rentre dans le champ de la définition donnée par l'étranger, même s'il ne renvoie à aucun pragma (« fait/chose ») distinct de lui (comme par exemple un « mot » inventé par un jeune enfant apprenant à parler). Et la vérité (alètheia) pour Platon est l'adéquation du logos (« paroles/énoncé/propos/discours/... ») avec ce dont il prétend rendre compte dans les « faits » (pragmata). Mais un discours mensonger, donc pas « vrai », « est » encore un discours, qui « subit » le fait d'être prononcé, et donc, là encore, rentre dans le champ de la définition de l'étranger, et une chimère, à défaut d'« être » un animal vivant que l'on pourrait rencontrer sur terre, peut « être » une statue ou une peinture, ou encore une idée dans la tête de celui ou celle qui lit ce mot et tente de s'en faire une représentaiton. Bref, ou l'on suppose que « réellement » ou « véritablement » restreint le sens de « est » et on trahit Platon, ou on suppose qu'il n'en restreint pas le sens et il est superflu et redondant. Et il ne sert à rien d'arguer que c'est le sens qu'avait pris le mot ontôs du temps de Platon, puisque c'est justement la vacuité de ce mot compris selon son étymologie qu'il cherche à nous faire percevoir. (<==)
(34) L'étranger suggère ici que cette définition proposée aux fils de la terre pourrait par la suite être remise en cause par les amis des eidè, et c'est bien ce qui va se passer en 248c7-9. Mais l'étranger se contentera de réfuter les objections de ceux-ci, sans amender sa définition. On peut donc considérer qu'il la maintient et la considère comme valide au pephukos près (voir note 32), qui disparaît d'ailleurs de la reformulation succincte qu'il va bientôt en donner (cf. 248c4-5), où ne restent que les notions de dunamis (« puissance ») de subir (paschein) et d'agir (dran, prenant la place de poiein, de sens à peu près identique). (<==)
(35) Sur la double traduction de aphermèneue, déjà rencontré en 246e3, par « explique en retour/complètement », voir la note 15 ci-dessus. L'étranger attend le même travail de la part de Théétète à propos des amis des eidè que celui qu'il lui avait demandé à propos des fils de la terre, c'est-à-dire, non pas qu'il interroge un ami des eidè fictif, mais qu'il atteste de leurs manières de parler en réponse à des questions de l'étranger en faisant appel à ses souvenirs de discussions avec certains d'entre eux. Il y a néanmoins deux différences avec la précédente discussion, celle concernant les fils de la terre. La première est que Théétète, alors qu'il avait dit avoir rencontré un grand nombres de personnes répondant à la description faite par l'étranger des fils de la terre (cf. 246b4-5), n'a rien dit de tel à propos des amis des eidè, si bien qu'on ne sait pas quelles connaissances il a de leurs logoi. La seconde, qui explique en partie la première, est que, si l'opinion des fils de la terre telle que décrite par l'étranger correspond, comme je l'ai fait remarquer dans des notes antérieures, à la position de la grande majorité des gens, en particulier de ceux qui ne se sont pas posés trop de questions « métaphysiques » (c'est-à-dire, dans l'imagerie de l'allégorie de la caverne, qui ne sont jamais sortis de la caverne), les thèses des amis des eidè, elles, sont le résultat d'une réflexion que la plupart des gens n'ont pas eue, ce qui limite leur nombre et en fait une affaire de « spécialistes ». On verra d'ailleurs que l'étranger ne va pas tarder à venir au secours de Théétète, dont il est parfaitement conscient qu'il a une moins bonne connaissance de ce groupe que des fils de la terre (cf. 248b6-8). (<==)
(36) Pour la traduction de genesis par « devenir » dans le contexte de cette discussion, plutôt que par « production » comme je l'avais fait en 245d5 en justifiant cette traduction dans la note 54 à ma traduction de la section précédente, voir la note 8. (<==)
(37) « Avoir quelque chose de commun » traduit le grec koinônein, verbe dérivé du mot koinos, qui signifie « commun, public » par opposition à idios, « personnel, privé ». La notion de koinônia (« communauté, mise en commun ») est importante dans la République, en particulier à propos du mode de vie des gardiens. Elle est aussi une de celles qu'utilisera l'étranger dans la suite pour présenter ce que j'ai appelé le principe d'associatios sélectives, sans pour autant la privilégier par rapport à d'autres puisque, comme je l'explique dans les notes sur cette partie du dialogue, ce qui lui imprte justement alors, c'est la variété des mots qu'il utilise, justement pour ne pas risquer de figer un vocabulaire « technique » et nous permettre de nous attacher aux « idées » derrière les mots plutôt qu'aux mots eux-mêmes (voir en particulier la note 25 à ma traduction de Sophiste, 249d6-251e7). (<==)
(38) Le mot grec traduit ici par « raisonnement » est logismos, dérivé de logos via le verbe logizesthai, qui signfie « calculer », à la fois au sens mathématique et au sens analogique de « réfléchir/raisonner sur la conduite à tenir », ce qui conduit pour logismos au sens de « calcul, raisonnement ». (<==)
(39) « L'étance à la manière de l'étant » traduit tèn ontôs ousian (accusatif) en restant fidèle à la traduction de ontôs que j'ai utilisée dans la définition de einai et justifiée dans la note 30 ci-dessus. Ici encore, on trouve accolés deux mots dérivés de einai (« être »), puisqu'ousia dérive de la forme féminine ousa de son participe présent (voir note 4 ci-dessus), alors qu'ontôs dérive de la forme masculine/neutre. Il ne s'agit plus ici d'« être à la manière d'un étant », mais de « ce que l'on est (l'« étance ») à la manière d'un étant ». Comme un étant peut être n'importe quoi, toute « étance » (ousia) est « à la manière d'un étant » (ontôs). L'étranger continue à utiliser la manière usuelle de parler, en particulier de ceux qu'il critique, pour mieux en faire sentir le ridicule après la définition qu'il vient de donner. (<==)
(40) « Se comporter » Traduit le verbe echein, dont le sens usuel est « avoir », à partir du sens premier de « posséder, tenir, retenir, porter ». L'utilisation de ce verbe qui, dans des usages comme celui-ci, a un sens très voisin de einai (« être »), sinon identique, permet justement à l'étranger de ne pas utiliser einai (« être ») dans un contexte où il oppose justement « être » (immuable) et « devenir », c'est-à-dire « changement » (ce qui n'empêche pas Cousin de traduire la fin de cette réplique par « tandis que la génération est toujours variable », et Cordero par « l'existence réelle, qui, selon vous est toujours également identique à elle-même, tandis que le devenir est toujours différent »). (<==)
(41) Pas plus que dans l'examen des logoi des fils de la terre, Platon, par la bouche de l'étranger, ne visait une doctrine particulière, mais toute doctrine ou manière de parler caractérisée par le refus de considérer comme « étant » (on), ou en tout cas comme possédant une « étance » (ousia), ce qui n'est pas corporel, dans son examen des thèses des amis des eidè, il ne vise une doctrine particulière, mais toute doctrine qui, au motif que le monde matériel est en perpétuel devenir et ne peut donc fournir une base stable pour la connaissance, cherche dans autre chose que ce qui active nos sens des objets de connaissance permettant d'expliquer l'aptitude des hommes à connaître et à raisonner (logizesthai, dont dérive logismos, cf. note 38) juste, dans certains cas au moins, à partir de ces connaissances, au moyen du logos (parole porteuse de sens aussi bien que raison). Et peu importe pour lui, dans l'argumentaire qui va suivre, quelle conception ils se font de ces « objets de connaissance » qu'il regroupe sous le nom d'eidè, car la critique qu'il va faire de ces doctrines n'en dépend pas, comme le montre le fait qu'on ne trouve le mot eidos qu'au début de cet examen, dans l'expression tous tôn eidôn philous (« les amis des eidè ») utilisée en 248a4-5 pour désigner ceux auxquels il va maintenant s'intéresser, et qu'il ne réapparaît qu'à la fin, en 249d1, dans la conclusion générale de cet examen critique des thèses et des fils de la terre et des amis des eidè, sans qu'à aucun moment entretemps, il ait pris la peine de préciser le sens qu'il donnait à ce mot, qu'il n'utilise même pas dans toute sa critique. En d'autres termes, l'étranger propose une critique des amis des eidè, toutes écoles confondues, qui ne parle absolument pas des eidè ! Sa critique va simplement consister à faire comprendre à tous le tenants de ces doctrines que l'apprentissage en vue de la connaissance, le gignôskein (248d4), est un processus se déroulant dans le temps et impliquant changement dans la psuchè (« âme », 248a11) de la personne qui apprend (psuchè désignant ici par convention ce en quoi prend place ce processus d'apprentissage dans l'homme, quelle que soit la conception que l'on se fait de cela) : on n'est pas savant dès le jour de sa naissance d'un savoir qui ne changera pas jusqu'au jour de sa mort, mais on devient (éventuellement) savant au fil de sa vie, d'un savoir qui change avec le temps, grâce à l'apprentissage. Dès lors, les amis des eidè doivent comprendre que, quelle que soit la conception qu'ils se font de ces « objets de connaissance » que sont ce que l'étranger désigne globalement par eidè, et qu'ils considèrent comme indispensables pour rendre compte du savoir, tant qu'ils se placent dans une logique d'exclusion et refusent de considérer comme « étants » (onta)/« étances » (ousiai) ce qui est soumis au « devenir/naissance/production/génération/création » (genesis), ils anéantissent la possibilité même du savoir qu'ils prétendaient expliquer, puisque celui-ci est le produit d'un processus et implique donc changement/devenir. Bref, on n'est pas, par rapport à « être » (einai) et « devenir/naître/advenir/se produire/changer » (gignesthai), dans une logique de « ou..., ou... », mais dans une logique de « et..., et... » : il faut accepter l'un et l'autre comme appliquables à des « étants » (onta), accepter que des « devenants » (gignomena) puisse être aussi des « étants » (onta), comme le montre d'ailleurs la manière usuelle de parler et d'employer ces deux verbes et leurs dérivés. Et même si apprendre, c'est se remémorer, comme le suggère Socrate dans le Ménon avec le mythe (et non la théorie) de la réminiscence, cette remémoration implique encore un changement entre un avant marqué par l'oubli et un après où l'on se remémore : la situation du petit esclave de Ménon change au fil de la discussion qu'il a avec Socrate, passant par plusieurs états successifs, depuis celui où il croit savoir mais ne sait pas jusqu'à celui où il est sur la bonne voie pour savoir, en passant par celui où il a pris conscience qu'il ne savait pas. L'étranger va donc chercher à leur/nous faire comprendre qu'en voulant sauver la possibilité du savoir face au mobilisme universel héraclitéen, les amis des eidè vont trop loin dans la direction opposée et finissent par « tuer » le processus qui conduit au savoir qu'ils voulaient sauver, faute d'en avoir préalablement analysé la nature, les outils et les modes de fonctionnement. Cette recherche sur la nature du savoir (epistèmè), c'est celle qu'avait menée Socrate avec Théétète dans un dialogue, le Théétète, supposé s'être déroulé la veille de celui rapporté dans le Sophiste, et qui s'était terminée sur un échec. Et ce que veut nous faire comprendre l'étranger, sans le dire aussi clairement (puisqu'il n'avait pas assisté à l'entretien de la veille entre Socrate et Théétète), mais en nous laissant le soin de le découvrir par nous-mêmes, c'est que cet échec est dû au fait qu'on a pris le problème à l'envers, en ne cherchant à comprendre ce qu'est le logos qu'à la fin de la recherche, en désespoir de cause, comme un dernier recours devant l'échec, alors même que c'est au moyen du logos qu'a été menée toute la discussion, que le logos est l'outil de la connaissance, et que c'est donc par lui qu'il fallait commencer, en cherchant si, comment et dans quelles limites il peut nous donner accès à autre chose qu'aux mots dont il est composé, qui ne sont dans un premier temps que des sons. Car tant qu'on n'a pas répondu à cette question, il est prématuré de parler de « savoir ». C'est ce que cherchait à nous faire comprendre Platon en faisant proposer par son Socrate l'image, délibérément viciée, du colombier dans laquelle il assimilait directement les oiseaux à des savoirs, ce qui conduisait à l'échec, alors que, pour qu'elle marche, il suffisait de les assimiler à des mots (voir sur ce point la page de la section de ce site consacrée au Théétète intitulée « tablette de cire et colombier »). (<==)
(42) « Affection » et « action » traduisent respectivemement pathèma et poièma, substantifs dérivés respectivement des verbes paschein (« subir ») et poiein (« faire ») utilisés par l'étranger dans la définition des étants (sous la forme pathein, infinitif aoriste, dans le cas de paschein), qu'il faut prendre dans chaque cas dans leur plus grande extension. Le mot pathèma (« affection »), par lequel commence cette réplique, évoque l'analogie de la ligne, à la fin du livre VI de la République, dans laquelle Socrate, à la fin de la description des différents segments du visible et de l'intelligible, associe à chacun des quatre segments ce qu'il qualifie de pathèmata en tèi psuchèi gignomena (« affections engendrées dans l'âme », République VI, 511d7-8), suggérant ainsi qie l'âme est, dans un premier temps au moins, passive par rapport à ce qui agit sur elle, aussi bien dans l'ordre du visible à travers les sens que dans l'ordre de l'intelligible par un « contact » direct. (<==)
(43) Le texte grec de cette phrase est pathèma è poièma ek dunameôs tinos apo tôn pros allèla suniontôn gignomenon (mot à mot « affection ou action du_fait_de puissance/pouvoir un(e)_certain(e) provenant_de les par_rapport l'un_à_l'autre allant_ensemble devenue/produite »). Comme dans la formule utilisée par Socrate à la fin de l'analogie de la ligne, citée dans la note précédente, on retrouve ici, non seulement le mot pathèma, cette fois au singulier, en début de phrase, mais encore, en fin de phrase, le verbe gignomenon, lui aussi au singulier pour l'accord avec son sujet, pathèma è poièma (« affection ou action »). Gignomenon est le participe présent au nominatif/accusatif neutre singulier moyen/passif du verbe gignesthai (« devenir/advenir/naître/se produire »). Le fait que la même forme puisse être comprise aussi bien comme un moyen (à sens actif) que comme un passif dans une phrase où il a comme sujet à la fois pathèma (« affection ») et poièma (« action ») permet de le comprendre différemment par rapport aux deux sujets : comme un passif (sens « devenu/produit/engendré ») avec pathèma, comme dans la formule de Socrate, et comme un actif (sens « devenant/advenant/se produisant/naissant ») avec poièma (« action »). Mais il faut aussi noter que gignesthai (« devenir/advenir/naître/se produire ») est le verbe dont dérive le mot genesis (« naissance/génération/création/devenir ») employé par l'étranger dans les répliques précédentes (en 248a7, 248a10 et 248a12) où il s'oppose à ousia (« étance »), et il est important pour une bonne compréhension de l'argument de l'étranger, de faire sentir cette parenté dans la traduction en traduisant en français genesis et gignomenon par des mots issus de la même racine, puisqu'il est probable que, comme dans la discussion concernant les fils de la terre, il cherche à « piéger » les amis des eidè en leur faisant accepter une formulation qui utilise le verbe gignesthai (« devenir ») à propos des étants et/ou de l'ousia (« étance »).
Dans la mesure où la plupart des commentateurs depuis Aristote voient dans le Socrate de Platon, en particulier celui de la République, un ami des eidè, il est intéressant de poursuivre la comparaison entre cette phrase et la formule de Socrate à la fin de l'analogie de la ligne. La seule précision insérée par Socrate entre pathèmata (« affections ») et gignomena (« engendrées/produites »), en tèi psuchèi (« dans l'âme »), indiquait le lieu de cette production. Elle est ici remplacée par deux précisions : d'une part ek dunameôs tinos (« à partir/du fait d'une certaine puissance »), dans laquelle la préposition introductive ek (« en venant de/hors de »), qui implique une idée d'origine, prend la place de en (« dans »), qui, elle, précisait la localisation du phénomène (l'âme) ; d'autre part apo tôn pros allèla suniontôn (« résultant de ce que les deux se rencontrent l'un l'autre »), introduite par la préposition apo (« en venant de /à la suite de »), de sens voisin de ek, précisant ici plutôt la cause du phénomène. Mais l'âme en tant que lieu de cette production n'a pas disparu, elle est seulement implicite du fait de ce qui précède, au moins dans le cas de la « communauté » (koinônia, substantif dérivé du verbe koinônein, « avoir en commun », utilisé en 248a11 et repris en 248b2) entre elle et l'étance (ousia) que l'étranger vient de mettre en opposition avec celle entre le corps (sôma) et le devenir (genesis) en 248a10-13. Et si l'étranger ne la mentionne pas ici, c'est justement parce que, dans la perspective des amis des eidè purs et durs (ceux donc dont il faut venir à bout), et non plus du Socrate de la République, ce qui compte dans les sensations, c'est la mise en cause du corps, et ils ne voient pas, ou ne veulent pas voir que le corps n'est qu'un relai vers l'âme et que c'est dans l'âme aussi que prennent sens les sensations.
Reprenons maintenant chacune de ces deux formules, en commençant par celle qui précise l'origine de ce pathèma (« affection ») ou de ce poièma (« action ») qui « devient » effectif/« est/se produit » (gignomenon), introduite par la préposition ek (« en venant de ») : l'étranger le désigne à l'aide des mots dunamis tis (« une certaine puissance », au génitif dunameôs tinos commandé par la préposition ek). Or le mot dunamis (« puissance ») utilisé ici par l'étranger, aussitôt après qu'il a renvoyé dans la réplique précédente (248b3-4) à ce qui a précédé, c'est-à-dire à la définition de l'étant/des étants (to on/ta onta) proposée aux fils de la terre, et fait écho ici, avec les mots pathèma (« affection ») et poièma (« actions »), aux verbes paschein (« subir/être affecté ») et poiein (« agir/faire ») utilisés dans cette définition et dont ces deux substantifs dérivent, nous renvoie au résumé qu'il en donne à la fin de cette définition en disant que « les étants, ce n'est pas autre chose que puissance » (ta onta, estin ouk allo ti plèn dunamis, 247e4). Le mot dunamis (« puissance ») est donc utilisé ici par l'étranger à la place de on (« étant »), pour rendre la proposition plus acceptable en l'état par les amis des eidè les plus extrêmistes, qui objecteraient au fait que les sensations sont produites par des « étants » (onta).
Enfin, la cause de la production de ce
pathèma (« affection ») ou de ce poièma (« action ») dans l'âme ou le corps à partir d'un étant désigné par le terme de « puissance » (dunamis) est décrite à l'aide d'un verbe, le verbe sunienai (dont suniontôn est le participe présent actif au génitif pluriel neutre, appelé par la préposition apo), formé sur le verbe ienai (« aller ») par adjonction du préfixe sun- (« avec/ensemble »), qui signifie donc au sens premier « aller ensemble », et de là « se réunir ». Ce qui se réunit/se rencontre, c'est soit un étant/puissance et un corps, dans le cas de la sensation, soit un étant/puissance et une âme, dans le cas du raisonnement. Mais le verbe unique choisi pour les deux cas, formé sur le verbe « aller » (ienai), évoque un mouvement, au sens propre lorsqu'il s'agit d'un corps rencontrant un « étant » sensible, ou au sens analogique lorsqu'il s'agit d'une idée « devenant présente » (paragignesthai, cf. 247a9) à une âme.
En fin de compte, cette phrase, dont tous les mots ont été choisis avec la plus extrême attention et qui suggère l'idée d'un « devenir » (gignesthai) aussi bien pour ce qui est de l'ordre du sensible corporel en devenir que pour ce qui est de l'ordre de l'ousia (« étance ») intelligible, peut se comprendre d'une manière qui est en totale cohérence avec les propos de Socrate dans l'analogie de la ligne, mais reste ouverte sur des sens plus conformes aux thèses des amis des eidè radicaux. La suite de la discussion va mettre en lumière les objections que les amis des eidè, les « vrais », ceux qu'a en vue l'étranger lorsqu'il emploie cette appellation, c'est-à-dire ceux qui sont dans une logique d'opposition radicale entre « être » (einai)/« étance » (ousia) et « devenir » (gignesthai, verbe)/« devenir/création/production » (genesis, substantif), dont ne fait pas partie le Socrate de la République, peuvent avoir contre cette formulation. Mais, pour comprendre cette discussion, il faut que tous les enjeux sous-jacents aux mots employés soient rendus perceptibles dans la traduction française, et en particulier la communauté de racine entre le verbe utilisé ici, genomenon, forme de gignesthai (« devenir »), et le mot utilisé antérieurement dans explicitation des thèses des amis des eidè, le mot genesis (« devenir »). Or c'est ce que ne font pas les traducteurs que j'ai consultés, qui semblent tous ou presque chercher à atténuer le sens de gignomenon en s'attachant plus à préciser le sens dans lequel il faut comprendre chacune des deux prépositions ek et apo de sens très voisin qu'à rendre sensible le sens spécifique de gignomenon, au point que, dans certains cas, il est difficile de préciser quel est le mot de la traduction sensé rendre spécifiquement le gignomenon plutôt que l'une ou l'autre des prépositions ek et apo :
- Cousin, qui traduisait genesis par « génération », traduit cette phrase par « une passion ou une action, résultat d'une puissance de deux objets mis en rapport », rendant par « résultat d[e] » l'ensemble gignomenon ek ;
- Diès, qui traduisait genesis par « devenir », traduit cette phrase par « passion ou action, résultant d'une puissance qu'éveille la rencontre mutuelle », traduction dans laquelle on ne sait trop s'il faut voir dans les mots « résultant d[e] » la traduction de l'ensemble ginomenon ek, ou dans « qu'éveille » la traduction de l'ensemble gignomenon apo, en supposant qu'il n'associe gignomenon qu'aux mots apo tôn pros allèla suniontôn, faisant de l'ensemble résultant, apo tôn pros allèla suniontôn gignomenon, un complément de dunameôs, ce qui n'est pas possible dans la mesure où dunamis est féminin et utilisé ici au genitif alors que gignomenon est neutre et au nominatif ou à l'accusatif, et ne peut donc se rapporter qu'à pathèma è poièma (« affection/passion ou action ») qui sont neutres tous les deux, et eux aussi au nominatif/accusatif ;
- Robin, qui traduisait genesis par « Devenir » avec une majuscule, traduit cette phrase par « en une passion ou une action, résultant d'une certaine puissance, à partir de leur mutuelle rencontre », traduisant par « résultant d[e] » l'ensemble gignomenon ek ;
- Chambry, qui traduisait genesis par « génération », traduit cette phrase par « la passion ou l'action résultant d'une puissance qui s'exerce par suite de la rencontre de deux objets », traduction dans laquelle, comme avec Diès, on ne sait trop s'il faut voir dans les mots « résultant d[e] » la traduction de l'ensemble ginomenon ek, ou dans « qui s'exerce par suite de » la traduction de l'ensemble gignomenon apo ;
- Cordero, qui traduisait genesis par « devenir », traduit cette phrase par « une affection ou une action, conséquence d'une certaine puissance, et produite par une rencontre réciproque » comprenant le gignomenon comme commandant seulement la préposition apo et faisant de l'ensemble apo tôn pros allèla suniontôn gignomenon, qu'il traduit par « produite par une rencontre réciproque », le complément de dunameôs (« puissance »), ce qui, comme je l'ai déjà dit à propos de la traduction de Diès, n'est pas possible puisque gignomenon est un nominatif/accusatif neutre et que dunameôs est un génitif féminin, au contraire de pathèma et poièma qui sont des nominatifs/accusatifs neutres, à moins que « produite par » traduise seulement apo et que « conséquence d[e] » traduise l'ensemble gignomenon ek ;
- Mouze, qui traduisait genesis par « devenir », traduit cette phrase par « une passion ou une action résultant d'une puissance et advenant lorsque des choses se rencontrent mutuellement », considèrant ici le gignomenon, qu'elle traduit par « advenant » (la moins mauvaise traduction de toutes celles citées, dans la mesure où « advenir » se rapproche de « devenir » puisqu'ils dérivent tous deux de « venir »), comme ne commandant que les mots apo tôn pros allèla suniontôn, qu'elle traduit par « lorsque des choses se rencontre mutuellement », sans commettre l'erreur de rapporter ces mots à dunameôs (« puissance »), mais les rapportant directement à pathèma è poièma (« une passion ou une action ») par l'ajout d'un « et » qui n'est pas dans le grec.
Bref, traduisant une phrase où, comme on l'a vu, Platon a soigneusement choisi chacun des mots qu'il employait, tous cherchent à rendre le sens tel qu'ils le comprennent sans trop se soucier des mots spécifiques utilisés et de leur résonnace éventuelle avec d'autres mots utilisiés antérieurement, et sans hésiter à transformer des verbes en substantifs (par exemple Diès, Chambry, et Cordero qui rendent par le substantif « rencontre » ce qui est exprimé en grec avec le verbe sunienai) et à expliciter des prépositions par l'ajout de verbes. (<==)
(44) « Tu ne l'entends pas clairement » traduit le grec ou katakoueis, dans lequel on trouve le verbe katakouein, formé à partir du verbe akouein, « entendre », préfixé par kata, qui introduit l'idée de « jusqu'au bout, complètement ». Akouein, c'est « entendre », d'abord au sens propre faisant référence à l'audition, mais aussi, plus rarement, au sens figuré de « comprendre » qu'a aussi en français le verbe « entendre ». L'utilisation de ce verbe ici est encore une manière subtile, pour l'étranger et pour Platon qui met les mots dans sa bouche, de rappeler que l'activité de l'esprit cherchant à comprendre ne peut pas faire l'économie des sens qui l'alimentent et qu'un logos (« propos/discours/raisonnement/... ») est d'abord un suite de bruits que l'on entend par les oreilles, ce qui met à mal la dichotomie claire que cherchent à faire passer les amis des eidè. Comme on le voit, le simple choix des mots peut être un début de réponse aux propos que pourraient tenir ceux dont on examine les thèses. (<==)
(45) Ces propos de l'étranger montrent qu'il est parfaitement conscient des limites de son jeune interlocuteur dans la connaissance qu'il peut avoir des thèses des amis des eidè et qu'il ne cherche pas à le piéger et à abuser de ses faiblesses pour présenter une critique de ces thèses qui ne résisterait pas à un examen plus sérieux, mais au contraire à l'aider à progresser vers une meilleure compréhension à la fois de celles-ci et de leurs limites, dans l'esprit de ce qu'il avait annoncé en 234e5-7. Dans cette perspective, un mot doit retenir notre attention, le mot sunètheia, que je traduis par « accoutumance » et qui est le dernier mot de cette phrase. Car, si le mot pathèma, que j'ai traduit par « affection », renvoyait à l'analogie de la ligne de République VI (cf. note 42), le mot sunètheia renvoie, lui, à l'allégorie de la caverne au début du livre VII, qui suit immédiatement l'analogie de la ligne, qu'elle illustre dans une perspective diachronique. Sur ce mot, rare dans les dialogues (14 occurrences: une dans le Ménon en 76d8 ; trois dans la République, deux dans l'allégorie de la caverne, en 516a5 et en 517a2, et la troisième vers la fin du mythe d'Er, au livre X, en 620a2 ; deux dans le Théétète, en 157b2 et 168b8 ; celle qui nous occupe ici dans le Sophiste ; et les sept autres, soit la moitié, dans les Lois : II, 655e4, 655e6 (2 fois), 656d8, IV, 708c6, VII, 798a5 et IX, 865e3), on se reportera à la note 42 sur ma traduction de l'allégorie de la caverne. Sunètheia (« accoutumance ») est le mot qui ouvre, dans cette allégorie, en 516a5, la description de ce qui attend le prisonnier libéré une fois sorti de la caverne. Il caractérise le processus qui permet de s'habituer à la lumière du soleil pour arriver à « voir » progressivement de mieux en mieux les réalités intelligibles, d'abord à travers leurs « ombres » (dans le cas des humains, leurs propos) et leurs « reflets » (dans le cas des humains, les propos tenus par d'autres sur eux), puis en elles-mêmes, avant d'être capable de regarder le ciel et les étoiles (invisible dans la caverne, c'est-à-dire les « idées » sans contrepartie sensible). Mais c'est aussi le mot qui est utilisé par Socrate en 517a2 pour décrire le processus inverse, celui qui permet au prisonnier qui redescend dans la caverne après s'être habitué dehors à la lumière du soleil en plein midi de se réhabituer à la pénombre de la caverne pour parvenir à y distinguer les ombres sur la paroi. Bref, c'est le mot qui évoque le double processus qui permet de voir à la fois ce qui est à voir à l'intérieur de la caverne (dans le monde matériel et visible) et ce qui est à l'extérieur (dans l'intelligible) pour faire le lien entre les deux. L'emploi de ce mot permet de situer Théétète et l'étranger par rapport à l'imagerie de l'allégorie, en laissant entendre que l'étranger, au contraire de Théétète, a dépassé le stade de l'accoutumance et se propose de faire profiter son interlocuteur de son expérience. En fait, si l'on resitue les interlocuteurs ficitifs avec lesquels l'étranger entre successivement en dialogue dans cette section du Sophiste par rapport au processus d'éducation (paideia, République VII, 514a2) illustré par l'allégorie de la caverne, les fils de la terre dont il a été question dans un premier temps sont des prisonniers qui n'ont jamais quitté la caverne, même si certains d'entre eux se sont libérés de leurs chaînes, et les amis des eidè, ce sont des prisonniers trop récemment sortis de la caverne pour avoir pleinement compris ce qui se montrait à l'extérieur et le lien que cela avait avec l'intérieur, qui suppose le retour dans la caverne, objet de la seconde sunètheia (517a2), celle qui permet aux yeux qui se sont habitués à la lumière du soleil et retournent dans la caverne de recommencer à voir quelque chose dans la pénombre qui y règne, seulement éclairé par un feu dont la lumière est infiniment moins forte que celle du soleil ; ce peut être aussi ceux qui sont redescendus dans la caverne, mais n'ont justement pas réussi à réaccoutumer leurs yeux à la pénombre qui y règne par cette seconde sunètheia et n'ont donc plus à la bouche que ce qui leur reste des visions de l'extérieur de la caverne. Tant qu'il s'agissait d'examiner les thèses des fils de la terre, c'est-à-dire des prisonniers n'ayant aucune idée de ce qui se passe hors de la caverne, le jeune âge de Théétète n'était pas un handicap, car ce « matérialisme » est la manière spontanée de voir les choses tant qu'on ne fait pas l'effort, en grandissant, de chercher à voir plus loin. Maintenant qu'avec les amis des eidè, on sort de la caverne, Théétète n'a pas encore, vu son jeune âge, l'« accoutumance » nécessaire pour se faire l'interprète de ceux qui y ont déjà passé un certain temps, ou simplement pour déceler toutes les subtilités de la phrase précédente de l'étranger afin de déterminer si elle serait acceptable aux amis des eidè, et dans quel sens. Par contre, l'étranger, lui, non seulement est sorti de la caverne, mais a fait de nombreux allers-retours et maîtrise les deux environnements, celui de la caverne et celui de l'extérieur, si bien qu'il n'est plus dans la logique d'exclusion des amis des eidè, qui, dans leur enthousiasme d'être sortis, récusent tout ce qui est à l'intérieur de la caverne comme sans valeur, et encore moins dans la logique de ceux qui, n'étant jamais sortis, n'ont même pas idée qu'il puisse y avoir autre chose que ce qui est à l'interieur, et il va pouvoir faire profiter Théétète de son expérience, comme il l'avait annoncé en 234e5-7, en faisant lui-même les demandes et les réponses, ce d'autant plus que c'est lui qui a construit cette phrase en pesant chacun de ses mots et en sachant ce qui s'y jouait à chaque fois.
La sunètheiai dont se targe ici l'étranger n'est donc pas, ou en tout cas, pas seulement, une « familiarité »
plus grande avec les doctrines des amis des eidè spécifiquement, par exemple parce qu'étant originaire d'Élée, et même s'il n'est pas un disciple de Parménide (voir sur ce point la note 36 à ma traduction de Sophiste, 237a3-241d4), il serait familier des doctrines des Éléates (dont il resterait à se demander s'il font partie des amis des eidè), comme le montre la revue qu'il mène depuis déjà un moment de la plupart des doctrines qui avaient cours de son temps, mais une familiarité due à son âge et au temps qu'il a passé à se confronter à toutes ces doctrines, à chercher à les comprendre de l'intérieur et à en évaluer les limites, comme l'avait fait Platon, son « créateur ».
En même temps, cette idée de sunètheia (« accoutumance ») et l'allusion à l'allégorie de la caverne qu'elle constitue sont un nouvel indice de ce que la connaissance, même si elle porte sur des eidè supposées hors du temps et de l'espace, et des ousiai (« étances ») immuables, est quelque chose qui prend du temps et qui implique changement, évolution, devenir, accoutumance (sunètheia), une évolution qui est justement celle décrite par l'allégorie de la caverne. Et c'est finalement cette idée que la connaissance passe par l'apprentissage, qui est un processus se déployant dans le temps, qui sera au cœur de l'argumentation de l'étranger contre les amis des eidè.
En enchassant cette réplique
de l'étranger entre le mot pathèma (« affection »), qui l'ouvre en nous renvoyant à l'analogie de la ligne, dont il constitue un des mots-clés, et le mot sunètheia (« accoutumance »), qui la termine en nous renvoyant à l'allégorie de la caverne, dont il constitue un des mots-clés, Platon veut nous suggérer que c'est bien à travers les thèses proposées dans la République qu'il fait mener par son étranger d'Élée la critique aussi bien des fils de la terre que des amis des eidè, dont il n'est pas. Et ce qui lui permet d'être au-dessus de la mêlée, c'est précisément que, pour avoir parcouru le chemin entre l'intérieur et l'extérieur de la caverne dans les deux sens, et sans doute plusieurs fois, et avoir maîtrisé les deux accoutumances (sunètheia), celle qui permet de voir distinctement ce qui est hors de la caverne quand on en sort (516a5) et celle qui permet de recommencer à distinguer clairement ce qui est à l'intérieur de la caverne quand on y retourne après avoir habitué ses yeux à la lumière du soleil en plein midi (517a2), il n'est plus dans une logique d'exclusion (seul existe vraiment l'intérieur de la caverne, c'est-à-dire le monde matériel, ou au contraire, seul existe vraiment l'extérieur, c'est-à-dire l'intelligible), mais dans une logique d'inclusion : il y a à la fois l'intérieur et l'extérieur de la caverne et il faut admettre l'« étance » (ousia) et la complémentarité des deux, chacun dans son ordre, et comprendre que tout ce qui est à l'intérieur de la caverne a sa contrepartie intelligible à l'extérieur, qui ne se substitue pas à elle pour ceux qui l'ont perçue, mais l'enrichit, la rend intelligible et rend possible le logos, et qu'il y a aussi dans l'ordre intelligible des « étants » qui n'ont pas de contrepartie sensible, mais qui n'en sont pas moins des « étants », quoi que puissent en penser les fils de la terre, mais ne sont pas pour autant les seuls « vrais » étants, quoi que puissent en penser les amis des eidè. Bref, le Sophiste n'est pas une remise en cause de thèses qui auraient été celles de Platon à l'époque où il est supposé avoir écrit la République et les autres dialogues dits « de maturité », et où il aurait été un « ami des eidè » au sens où l'étranger emploie cette expression, mais éclaire au contraire la République en permettant de mieux comprendre l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne en mettant en évidence le caractère outrancier de toute approche qui est dans une logique d'exclusive (ou la matière et rien que la matière, ou les intelligibles et rien que les intelligibles), quels que soient les détails de ces approches. (<==)
(46) À aucun moment dans la discussion des positions des fils de la terre, le mot ousia (« étance ») n'a été utilisé, ni par l'étranger, ni par Théétète. La dernière utilisation de ce mot est en 246c7, où l'étranger annonce qu'il va successivement interroger les deux groupes, fils de la terre et amis des eidè sur ce qu'ils ont à dire sur l'ousia (« étance »). C'est que ce terme ne faisait sans doute pas partie de leur vocabulaire, en tout cas pas dans son sens « abstrait ». L'étranger requalifie donc ce qu'il vient de dire aux fils de la terre, auquels il a proposé une définition de einai (« être », cf. 247e3) et des « étants » (onta, cf. 247e4) sans jamais parler d'ousia, dans le vocabulaire des amis des eidè. Il ne faut jamais perdre de vue dans toute cette discussion le fait que le débat porte précisément sur le sens des mots einai (« être »), on, onta (« étant » substantivé au singulier ou au pluriel), ousia (« biens, fortune » ou « étance »), ontôs (« réellement », « à la manière d'un étant ») et que tous ne donnaient pas le même sens à ces mots, si bien que chacun d'eux a potentiellement trois sens, celui ou ceux que leur donnaient les fils de la terre, celui ou ceux que leur donnaient les amis des eidè, et celui ou ceux que leur donne l'étranger, sachant que chacun de ces groupes pouvait donner à chacun de ces mots des sens différents dans différent contextes. Cela rend donc quasi impossible une traduction de ces mots qui ne trahisse pas Platon, puisque toute traduction qui tire le sens dans l'une ou l'autre de ces directions fait perdre l'ambiguïté constitutive du texte de Platon qui, justement était fondée sur cette ambiguïté et cherchait à la mettre en évidence pour tenter ensuite de la tirer au clair à l'aide d'autres mots. Si donc cet éclairage par d'autres mots est donné par le traducteur avant que le lecteur ait pu sentir l'ambiguïté et la confusion du langage qu'il s'agit de tirer au clair, tout l'effort de Platon est réduit à néant. Le grec de Platon n'avait pas de verbe équivalent au français « exister », distinct de « être », mais uniquement le verbe einai pour les deux, ni de mot corresondant à « réel », mais seulement la notion de « vrai » (alèthès), qui n'est pas la même chose, et avait formé un adverbe sur le verbe einai, ontôs, correspondant plus ou moins au sens du français « réellement », mais dont j'ai expliqué dans la note 30 qu'il n'ajoutait rien au verbe einai (« être ») dont il dérive, et ces limites du vocabulaire d'alors sont précisément la source de tous les problèmes évoqués dans le Sophiste que Platon cherche à clarifier. Dès lors, traduire einai et ses dérivés tantôt dans le registre du « exister », tantôt dans le registre du « être », qui peut lui-même aller du sens simplement copulatif au sens « existentiel », ne peut que polluer la compréhension du texte de Platon en suggérant des solutions, qui ne sont le plus souvent pas celles de Platon, avant d'avoir permis de comprendre le problème. Et c'est justement faute d'avoir pris le temps de comprendre le problème avant d'y plaquer des solutions souvent héritées d'une tradition qui avait fait les mêmes erreurs, que les traducteurs et commentateurs n'ont pas compris la piste de solution que proposait Platon, qui est de récuser purement et simplement un quelconque sens « existentiel » à einai (« être »), qu'il récuserait tout aussi bien de nos jours à « exister » s'il parlait français. C'est pour tenter tant bien que mal de ne pas tomber dans cette erreur que j'ai pris le parti de coller au plus près au texte grec, de tenter de conserver chaque fois que c'était possible les mêmes formes du verbe « être » en français que celles d'einai dans le texte grec, de traduire toujours on par « étant » et de l'accorder au besoin (« étants » avec un « s » pour traduire onta) et ousia par « étance », tout en sachant, dans ce dernier cas, que je perdais les résonnances avec le sens « matériel » d'ousia en grec, pourtant exploitées par Platon et importantes, voire déterminantes, pour lui, mais impossible à conserver en français, tout cela au risque d'en arriver à un français lourd, voire à la limite du compréhensible sans les notes accompagnant la traduction. Je pense en cela être fidèle à Platon, qui considérait qu'il était plus important d'avoir bien compris les questions que de se précipiter sur des réponses, comme le faisait malheureusement (pour nous) trop souvent son plus brillant élève, Aristote, précisément sur les questions en discussion dans le Sophiste. (<==)
(47) La reprise condensée de la définition donnée plus haut par l'étranger est intéressante en ce qu'elle met en évidence les mots-clé de cette définition : dunamis (« puissance »), qui, dans le grec, est le dernier mot de la réplique, ce qui est une manière d'en souligner l'importance, paschein (« subir ») et dran (« faire, agir ») qui a pris la place de poiein, de sens très voisin à la fois de poiein et de prattein, dont il est l'équivalent dorien (le substantif dérivé de dran selon la même dérivation que poièma à partir de poiein, et pragma à partir de prattein, est drama, dont dérive le français « drame »). Mais il n'est plus question ici de pephukos (traduit par « créature » dans la définition originale, cf. note 32), mais seulement de « ce à quoi est présent... » (tôi parèi...), formule on ne peut plus générale, dans laquelle on retrouve le verbe pareinai (« être à côté de, être là, être présent »), dérivé du verbe einai (« être ») dont dérive le mot parousia (« présence ») utilisé par l'étranger en 247a6 pour parler de la « présence » de la justice ou de son contraire dans une âme. Comme on le voit, l'étranger n'arrive à éviter le verbe einai (« être ») dans sa reformulation synthétique de sa définition antérieure des « étants » qu'en se rabattant sur un de ses composés, ce qui est impossible à rendre en français, où la traduction fait du préfixe par(a)- un épithète (« présent ») et laisse apparent le verbe « être ». La définition ainsi reformulée n'en est que plus englobante, puisqu'elle s'affranchit de toute idée de phusis (« nature »). Il ne reste plus que la possibilité d'agir ou de pâtir. Et le remplacement de poiein par dran, de même sens, n'est pas la marque d'une hésitation de la part de Platon, ou un effet de style, mais la traduction du fait que Platon ne veut pas se laisser piéger par les mots : ce qui lui importe, ce n'est pas tel ou tel sens spécifique que pourrait prendre poiein dans certains contextes (comme le font les dérivés poièma, poièsis et poiètès lorsqu'ils en viennent à désigner de manière restrictive un poème, la poésie ou un poète), mais le sens qu'on retrouve à la fois derrière poiein, dran (et prattein), évoquant de la manière la plus générale possible l'idée d'« agir », de « faire », par opposition à « subir » (paschein), la somme des deux recouvrant tout ce qui peut se traduire dans le langage par des « verbes ». En fin de compte, on pourrait reformuler cette « définition » en termes grammaticaux modernes en disant qu'un « étant » (on), c'est tout ce qui peut jouer le rôle de sujet d'un verbe, quel qu'il soit. (<==)
(48) Retour à poiein. Par ailleurs, le verbe pareinai (« être à côté de, être là, être présent ») fait ici place à un autre composé d'einai (« être »), le verbe meteinai (« être entre/parmi, échoir à »), dans lequel le préfixe par(a) (« auprès de, vers, le long de ») est remplacé par le préfixe met(a) (« au milieu de, avec, entre, après »), de sens voisin. Ici encore, Platon ne veut pas se rendre prisonnier d'un vocabulaire figé. (<==)
(49) La position radicale des amis des eidè les conduit à refuser tout ce qui implique relation au temps à ce qu'ils considèrent comme « étant »/« étance » (ousia), et donc toute possibilité (l'une des traductions possibles de dunamis quand on se souvient que le verbe latin posse dont dérive « possible » est l'équivalent latin du grec dunasthai, « pouvoir », dont dérive dunamis) de subir (paschein) ou d'agir (poiein) de quelque manière que ce soit, sans se rendre compte qu'en fin de compte, cela revient à interdire aux noms qui prétendent les désigner, si l'on se place maintenant au plan du logos, d'être sujet de quelque verbe que ce soit, à l'actif ou au passif, autre qu'einai (« être »), qui, par lui-même, ne signifie rien, et donc en particulier, comme va le mettre en évidence l'étranger dans la suite de la discussion, d'être_connu (gignôskesthai, infinitif passif du verbe gignôskein, « connaître », qui, en grec, au contraire du français, ne se forme pas à l'aide de l'auxiliaire « être »). (<==)
(50) Le verbe gignôskein, généralement traduit simplement par « connaître », a en fait à l'origine, du fait du sufixe -skô qui en fait un verbe inchoatif, un sens progressif évoquant, au présent du moins, plus un processus d'apprentissage que le résultat de ce processus, la connaissance acquise (sens qu'il prend au parfait), qu'il est indispensable de faire ressortir ici, où justement l'argumentation porte sur le fait que la connaissance, en tant qu'elle prend place dans la psuchè (« âme ») à travers un processus temporel, reste une activité même si son objet est immuable. Et avant de parler d'« objet », ou même de « savoir » (epistèmè), qui n'est que le résultat éventuel de ce processus, il faut commencer par comprendre comment fonctionne le processus d'apprentissage lui-même, dont l'outil est le logos, et donc cet outil qu'est le logos. (<==)
(51) « Activité » traduit poièma, substatif dérivé de poiein (« faire »), pris dans son sens non spécialisé (le sens spécialisé étant celui qui a donné en français « poème », sens que le mot pouvait aussi avoir en grec), et « affection » traduit pathos, mot dérivé de paschein (« subir, éprouver ») via l'aoriste pathein. Pour ce dernier mot, Platon avait le choix entre pathos et pathèma, le dérivé de paschein formé sur le même modèle que poièma à partir de poiein, et pour le premier de ces deux mots, il avait le choix entre poièma et poièsis, équivalent par rapport à poiein de pathos par rapport à paschein, bien que de terminaison différente. La nuance de sens entre les deux mots de chacun de ces couples est que la dérivation avec terminaison en -ma renvoie plutôt à une instance particulière de ce que dénote le verbe dont le mot dérive (pour poièma, une instance de création, littéraire ou autre, pour pathèma, une instance d'affection), alors que la dérivation avec terminaison en -sis ou en -os renvoir plutôt à l'« activité » (au sens le plus large incluant des situation de passivité) suggérée par le verbe dont le mot dérive (poièsis, c'est l'« action » en tant que telle, le fait d'agir sans référence à une action particulière, pathos, c'est le simple fait de subir, l'« affection » en tant que telle, sans référence à une affection particulière). Si ici, Platon n'a pas respecté la symétrie entre le côté de l'« agir » et le côté du « subir », c'est parce que, comme la suite va le montrer, pour lui, « (apprendre à) connaître » (gignôskein), c'est pour l'âme « agir » (poiein) et « être connu » (gignôskesthai), c'est pour l'ousia « subir » (paskein). Or l'un, l'activité, se passe dans le temps, dans lequel évolue l'âme incarnée, et constitue donc dans chaque cas un poièma (une instance d'action), alors que l'autre, l'affection, concerne l'ousia (« étance »), qui est d'ordre intelligible, si bien qu'elle n'est pas à proprement parler d'ordre événementiel, mais plutôt de l'ordre du « fait en soi », même s'il s'agit de la connaissance d'une ousia (« étance ») particulière. (<==)
(52) Dans sa traduction, Victor Cousin considère que toute la réplique de Théétète qui précède, qu'il traduit par « Évidemment ils diront que ce ne sont là ni des actions ni des passions ; autrement ils diraient le contraire de ce qu'ils ont avancé tout à l'heure », est la suite de la réplique précédente de l'étranger, lui faisant ainsi faire à la fois les demandes et les réponses, et il fait du Manthanô (« je comprends ») initial de cette réplique de l'étranger une réplique de Théétète, faisant commencer la réplique de l'étranger à tode ge (« cela du moins »), ce qui donne :
L'ÉTRANGER.-- Eh bien donc, connaître et être connu, est-ce, à votre avis, être actif, ou est-ce être passif, ou est-ce être actif et passif tout ensemble ? Ou bien encore, l'un est-il action, l'autre passion ? Ou enfin ni l'un ni l'autre ne sont-ils ni action ni passion ? Évidemment ils diront que ce ne sont là ni des actions ni des passions ; autrement ils diraient le contraire de ce qu'ils ont avancé tout à l'heure.
THÉÉTÈTE.-- Je comprends.
L'ÉTRANGER.-- C'est-à-dire que si connaître...
Robin, lui, propose de découper la réplique précédente de Théétète, en lui laissant la partie qui consitue une réponse à la question de l'étranger (« Clairement, aucun des deux à aucun des deux » dans ma traduction) et en attribuant la seconde partie, « car [autrement], ils diraient le contraire d'avant », qui en constitue la justification, à l'étranger, et d'attribuer le « Je comprends » (manthanô) initial de cette réplique de l'étranger à Théétète, en faisant commencer la réplique de l'étranger à « Mais ça du moins... », avec une note ad loc ne donnant comme seule justification que « cette distribution des répliques (celle que donnent les manuscrits et les éditions modernes, et que je retiens) ne me semble pas aussi naturelle que celle, moins ordinaire, à laquelle je me suis rangé », sans fournir aucun appui dans les manuscrits ou chez les éditeurs, ce qui donne :
THÉÉTÈTE.-- Ni l'un ni l'autre, c'est clair, ni de l'une ni de l'autre !
L'ÉTRANGER.-- Ils contrediraient en effet leur précédente affirmation.
THÉÉTÈTE.-- Je le vois bien !
L'ÉTRANGER.-- Voici en tout cas ce que je vois bien, c'est que...
Ce découpage peut être inspiré par le fait que la ponctuation proposée par les manuscrits (qui n'est pas de Platon, puisque la ponctuation n'existait pas de son temps) insère un point en haut (équivalent de notre point-virgule) après manthanô (« Je comprends »). C'est ce « je comprends » isolé dans la bouche de l'étranger qui peut choquer Cousin et Robin, dans la mesure où une telle expression est en général, dans les dialogues, plutôt le fait de l'interlocuteur du meneur de jeu (dans notre cas, Théétète) que du meneur de jeu lui-même (dans notre cas, l'étranger). Mais avec cette ponctuation, la suite de la phrase, qui commence par tode ge, hôs... (« cela du moins, que... ») se trouve sans verbe principal si bien que les traducteurs sont obligés d'en suppléer un :
- Diès : « Je comprends ; mais, ceci, au moins, ils l'avoueront : si on admet... »
- Robin : « Voici en tout cas ce que je vois bien, c'est que... » (sa traduction, dans laquelle « je vois le bien » traduit le manthanô qu'il attribue à Théétète, revient à faire comme si le manthanô était répété dans la réplique de l'étranger de laquelle il l'enlève pour l'attribuer à Théétète !)
- Chambry : « Je comprends ; mais il y une chose qu'ils avoueront, c'est que... ».
Cordero tourne la difficulté en traduisant « Je comprends. Car si... », ce qui revient à ignorer tode ge, hôs... (« cela du moins, que... »), remplacé par un simple « car ».
La solution la plus naturelle semble donc plutôt être de corriger la ponctuation en supprimant le point en haut après manthanô pour faire de ce verbe le verbe principal de toute la première phrase de cette réplique, qui en manque autrement, et non plus une proposition à lui tout seul. C'est la solution retenue par Mouze, qui traduit « Cela du moins je le comprends : si... », et avant elle par Fulcran Teisserenc dans son commentaire du Sophiste (Le Sophiste de Platon, Paris, PUF, 2012), dans lequel il corrige pour cette réplique la traduction de Cordero qu'il suit en général, proposant « Ce point au moins, je le comprends : si... », et c'est celle que je retiens aussi dans la nouvelle version de cette page (dans la première version, j'avais traduit : « Je comprends. Mais ça du moins, [ils devront l'admettre] : que si... »).
Tentons maintenant de comprendre la dynamique de l'argumentation impliquée par ce découpage. L'étranger a formulé sa question en 248d4-7 (« Mais quoi ? L[e fait d]'apprendre à connaître ou l[e fait d]'être connu, [le] dites-vous activité ou affection ou les deux ? Ou l'un affection et l'autre l'autre ? Ou aucun des deux ne prendre part en aucune façon à aucun de ces deux-là ? ») de manière à bien y faire figure à la fois le gignôskein (« apprendre à connaître ») et le gignoskesthai (« être_connu »), forme passive du précédent, demandant quelle relation chacune de ces formes verbales entretient avec soit l'action (poièma), soit l'affection (pathos), c'est-à-dire, en termes grammaticaux modernes, soit l'actif, soit le passif. S'il choisit cette manière de formuler sa question, c'est parce qu'il sait bien que tout le monde est d'accord pour considérer que gignôskein (« (apprendre à) connaître ») est bien une activité, un « agir », mais que ce qui risque de poser problème aux amis des eidè, c'est de considérer qu'être connu (to gignôskesthai) est une affection (pathos). Et c'est bien là qu'ils les attend !
Le découpage qui attribue la réplique en 248d8-9, de dèlon hôs... (« Clairement... ») jusqu'à legoien (« ils diraient ») à Théétète et le manthanô (« je comprends » de 248d10 à l'étranger, suppose que Théétète a vu le piège et n'est pas tombé dedans, mais que, devant les implications difficiles à accepter de cette réponse, il éprouve le besoin de se justifier en précisant que c'est pour rester cohérent avec les thèses des amis des eidè qu'il se sent obligé de faire cette réponse dont il sent bien qu'elle est problématique : si l'on admet que (apprendre à) connaître (gignôskein) est une activité, ce qui est évident pour tout le monde, surtout en grec, où le suffixe -skô du verbe gignôskô en fait un verbe inchoatif, c'est-à-dire un verbe traduisant le déclenchement ou la progression d'une action (d'où la traduction par « apprendre à connaître », qui est le sens premier du verbe, cf. note 50), il est difficile, voire impossible, de ne pas admettre que la forme passive de ce verbe, gignôskesthai (« être_connu »), implique une affection (pathos). Mais, si ce qui est_connu (to gignôskomenon), ce sont les ousiai (« étances »), cela implique que ces ousiai « pâtissent/sont affectées » par le fait d'être_connues, ce qui est contradictoire avec l'idée que les amis des eidè s'en font.
La suite de l'argumentaiton va consister, pour l'étranger, à expliciter clairement ce qui est resté implicite dans la réponse de Théétète et à en montrer l'absurdité. Et cette explicitation commence par ce qu'il comprend (manthanô, « je comprends ») du raisonnement implicite de Théétète cherchant à rester cohérent avec les thèses des amis de eidè telles qu'il les comprend. Le ge (« du moins ») associé au tode (« cela ») annonçant la suite, qui a un sens restrictif, explicite le fait que, si l'étranger n'est pas d'accord avec la conclusion que Théétète suppose être celle des amis des eidè, il est du moins d'accord avec la prémisse implicite qu'il va expliciter, le fait que, si connaître, c'est agir (poiein), alors être_connu, c'est subir/pâtir/être affecté (paschein), par réciprocité.
(<==)
(53) « L'activité conduisant à la connaissance » traduit par une périphrase le mot grec gnôsis, mot dérivé de gignôskein (« (apprendre à) connaître ») selon la même dérivation que celle qui conduit à poièsis (« action/activité ») à partir de poiein (« agir, faire »). Tout comme le verbe gignôskein dont il dérive, qui, comme je l'ai signalé dans la note 50, peut signifier aussi bien « apprendre à connaître » que « connaître », le mot gnôsis, substantif d'action dérivé de ce verbe, dont le sens premier est donc « action d'apprendre à connaître », peut signifier soit « connaissance », sens dans lequel il devient presque synonyme d'epistèmè (« savoir »), soit « enquête ». Ici, si l'on veut comprendre l'argument de l'étranger, il faut le comprendre comme désignant l'activité conduisant (éventuellement) à la connaissance, en tant que processus, et non pas le résultat de cette activité, surtout tant que ce résultat est encore problématique (peut-on « savoir », et, si oui, quoi ?). (<==)
(54) Avant d'entrer dans le vif du sujet, quelques remarques de vocabulaire. « Est mue » traduit le grec kineisthai, infinitif présent moyen/passif du verbe kinein, signifiant « mouvoir » (et au moyen « se mouvoir ») dans un sens beaucoup plus large que celui correspondant au seul mouvement spatial, incluant toute forme de changement, et donc plus généralement « changer ». « Rester tranquille » traduit èremoun, verbe qui, à partir de l'idée de tranquillité (la racine de ce verbe est l'adverbe èrema, qui signfie « doucement, tranquillement, lentement »), en vient à désigner l'immobilité totale, et plus généralement l'absence de quelque changement que ce soit. On retrouvera dans la suite du dialogue ces deux notions complémentaires, « mouvement/changement » (kinèsis) et « repos/stabilité/immutabilité » (stasis), complémentaires en ce sens que dire de n'importe quoi qu'il n'est pas associé à l'un, c'est impliquer qu'il est associé à l'autre.
À première vue, cette affirmation de l'étranger semble suggérer que le fait d'être connu, ou simplement de faire l'objet d'une étude en vue de la connaissance, affecte/altère ce qui est l'objet de cette étude, proposition contre-intuitive et difficilement justifiable, que certains commentateurs refusent de considérer comme celle de Platon. Ainsi, Létitia Mouze, renvoyant au commentaire du Sophiste de Fulcran Teisserenc cité dans la note 52, explique dans une note ad loc. qu'« il fait observer que cette objection aux amis des formes ne peut être l'expression de la position platonicienne puisque pour Platon, le rapport est inverse : c'est la connaissance qui est passion (l'âme pâtit de ce qu'elle connaît), tandis que les choses connues (les formes) agissent sur ce qui les connaît, à savoir l'âme », renvoyant à Phédon, 79d ; République VI, 511d (l'analogie de la ligne) ; Philèbe, 15d ; 39a ; etc.. Mais, si, comme je le pense, on a là le nœud de l'argumentation de l'étranger contre tous les amis des eidè, que l'étranger est bien ici le porte-parole de Platon, qu'il ne faut donc pas compter au nombre des amis des eidè, cela nous oblige à voir s'il n'y a pas une autre manière de comprendre cette phrase, ce qui invite à chercher comment il faut comprendre to gignôskomenon (« le connu »), et donc ousia (« étance »), puisque deux réplique auparavant, l'étranger a fait admettre à Théétète que, selon les amis des eidè, « l'âme apprend à connaître et que l'étance est connue », ce qui justifie ici le passage du « connu » dans la première phrase à l'ousia (« étance ») dans la seconde.
Le point de départ de l'étranger est un fait de langue, le fait que la plupart des verbes peuvent se conjuguer à la fois à l'actif et au passif, ce qui inverse les fonctions grammaticales de « sujet » et d'« objet » grammatical en transformant le complément d'objet de l'actif en sujet au passif et le sujet de l'actif en un complément d'agent au passif, nom qui traduit bien le fait qu'en réalité, les rôles n'ont pas changé, et que, si le « sujet » au sens grammatical a changé, l'« agent », au sens de ce(lui) qui agit, reste le même. Or, ces phénomènes grammaticaux traduisent nécessairement une compréhension intuitive partagée par le plus grand nombre de ce dont ils cherchent à rendre compte. Ici, ce sont les formes active et passive du verbe gignôskein (« apprendre à connaître ») qui sont en cause, la première à l'infinitif substantivé to gignôskein, qui renvoie à l'action, « l[e fait d]'apprendre à connaître », la seconde au participe présent, lui aussi substantivé, to gignôskomenon, « le connu », forme qui identifie ce qui est l'« objet » de l'action impliquée par le verbe justement comme ce qui subit cette action. L'étranger part donc une fois encore, comme avec le verbe einai (« être »), que, dans l'usage courant, la plupart des gens utilisent aussi bien à propos de « sujets » corporels que de « sujets » immatériels, d'une manière de parler que la plupart des gens acceptent spontanément pour nous inciter à réfléchir sur ce que cache cette manière de parler à propos de ce qui subit l'action de celui qui cherche à connaître. Et, pour bien montrer où est le problème, entre la première phrase, qui énonce un principe général à propos d'un verbe particulier, le verbe gignôskein (« apprendre à connaître »), et la seconde phrase, qui en explicite les conséquences, il remplace l'expression to gignôskomenon, « le connu », utilisée dans la première pour désigner ce qui est « objet » de connaissance, par le nom qu'utilisent les amis des eidè pour le désigner, le mot ousia (« étance »), pour mettre en évidence une contradiction dans leurs thèses entre l'idée que c'est l'étance qui est connue, celle selon laquelle l'étance est éternelle et non soumise au changement, et celle qui est implicite dans leurs manières de parler, selon laquelle le connu, ce qui est l'« objet » de cette activité de recherche de connaissance, donc pour eux l'étance, « subit » le fait d'être connu et « change » (kinetai) « sous l'effet de l'activité conduisant à la connaissance » (hupo tès gnôseôs), ou, pour le dire autrement et d'une manière avec laquelle tout le monde sera d'accord, qu'il y a bien quelque chose qui change « sous l'effet de l'activité conduisant à la connaissance » (hupo tès gnôseôs), dès lors que c'est une activité et que donc elle doit produire un effet sur quelque chose. S'il n'est pas possible de concilier ces trois affirmations, c'est que l'une au moins est fausse. Et comme personne ne pourrait sérieusement nier que la connaissance qu'a une personne qui apprend de ce qu'elle apprend change au fil de son apprentissage, ou bien il faut abandonner l'idée que l'ousia (« étance »), si c'est bien elle qui est le connu, est immuable, ou bien, si l'on veut maintenir que l'étance est immuable, il faut abandonner l'idée que c'est elle qui est connue. On peut expliciter d'une autre manière le questionnement qui est sous-jacent à cette réplique de l'étranger : « Comment appelez-vous, messieurs les amis des eidè, ce qui est produit dans l'âme de la personne qui cherche à connaître par l'activité de gignôskein (« apprendre à connaître ») et qui change au fil de cet apprentissage ? Si vous ne voulez pas l'appeler to gignôskomenon (« le connu »), alors même qu'il est produit par l'activité de gignôskein (« apprendre à connaître »), quel autre nom voulez-vous lui donner ? Et si vous ne voulez lui donner ce nom que lorsque l'activité de gignôskein (« apprendre à connaître ») a atteint ce que vous considérez comme son but, l'ousia (« étance »), immuable selon vous, quel nom donnez-vous à ce qui change dans son âme durant cette recherche et comment pouvez-vous savoir que ce but est atteint puisque, pour le savoir, il faut justement le connaître ? Et cette ousia (« étance ») qui est le terme du gignôskein (« apprendre à connaître ») est-elle encore dans l'âme de l'apprenant ou lui est-elle extérieure ? Et si elle lui est extérieure, quel nom donnez-vous à ce qui lui est intérieur et a été produit en elle par cet apprentissage ayant atteint son but ? » On retrouve dans ce questionnement le paradoxe que Ménon opposait à Socrate dans le dialogue éponyme (cf. Ménon, 80d5-9) : pourquoi chercher à connaître ce qu'on connaît déjà et pourquoi chercher à connaître ce qu'on ne connaît pas puisque, ne le connaissant pas, on ne pourra le reconnaître dans cette recherche. Mais alors que Ménon en faisant un obstacle à la possibilité même de toute connaissance, que Socrate réfutait par l'expérience avec l'esclave en emballant celle-ci dans un mythe, le mythe de la réminiscence, dont il savait parfaitement qu'il n'expliquait rien, ici, la question n'est pas celle de la possibilité de la connaissance, mais de la possibilité de la connaissance exhaustive et adéquate des « ça-même » (auta), d'« étances » (ousiai) qui seraient immuables. La connaissance que Socrate prouvait possible par l'expérience n'était pas celle d'une « étance » éternelle et immuable, celle du « carré lui-même » (to tetragônon auto, cf. République VI, 510d7) par exemple, mais celle de relations, celle qui lie la longueur du côté d'un carré à celle de sa diagonale, et celle qui lie la superficie d'un carré à celle du carré construit sur sa diagonale. Ce qu'il y a de vrai dans le paradoxe de Ménon, c'est que nous ne pouvons et ne pourrons jamais avoir la certitude que nous connaissons d'un savoir parfaitement adéquat et exhaustif les auta, les ça-même. Tout ce à quoi notre intelligence humaine, et le logos qui est son outil, nous donne accès, ce sont des relations. C'est ce que signifie le fait, que l'étranger mettra bientôt en évidence (cf. 262b9-d6), que, pour qu'un logos soit porteur de sens, et donc soit à proprement parler un logos et non pas une suite de bruits, il faut qu'il soit composé d'au moins deux mots, un verbe et un nom (mise en relation d'un sujet et d'un agir ou d'un pâtir).
En fait, la compréhension de to gignôskomenon (« le connu ») comme signifiant l'objet de connaissance externe à la personne qui cherche à connaître n'est pas le seule possible, et n'est en particulier pas celle d'un professeur chargé de contrôler les connaissances d'un élève. Celui-ci ne se contenterait probablement pas de réponses où l'élève se limiterait à donner les noms des « objets » sur lesquels il a des connaissances, mais attendrait de lui qu'il explicite les connaissances qu'il a sur chacun d'eux de manière plus détaillée par des logoi qui n'en restent pas à un simple nom. Car le nom n'est pas ce qu'il prétend désigner et connaître le nom n'est pas connaître ce qu'il désigne. Ce que l'examinateur attend de l'élève pour vérifier ses connaissances serait-il alors l'ousia (« étance ») plutôt que le nom ? Ce qui est certain, c'est que ce qu'il en attend, ce sont des logoi, des assemblages de mots, proférés vocalement ou écrits, porteurs de sens, cohérents entre eux et avec les résultats de l'expérience, là où elle est possible. Certes, dans le langage courant, il arrive qu'on assimile le connu (to gignôskomenon) et l'objet connu, mais c'est par le même raccourci que celui qui assimile le nom à l'objet nommé. Lorsqu'un peintre peint un paysage, le produit de ce « faire » (poiein), de cette activité (poièma), le « peint », ce qui « subit » (paschei) le fait d'être peint, ce n'est pas le paysage lui-même (auto), mais le tableau réalisé par le peintre. On peut dire en raccourci que le peintre peint le paysage, mais en rigueur de termes, il peint le tableau représentant une image de ce paysage, et ce tableau subit le fait d'être peint. Or la quête de connaissance, le gignôskein, est une activité visant à nous permettre de nous former une « image » mentale intelligible du monde qui nous entoure et des « objets » qui le composent. Dans cette activité, le « connu », c'est la « peinture » qui se forme dans l'esprit du sujet connaissant, pas le modèle qu'il cherche à se représenter mentalement. Le modèle ne subit rien de cette activité, pas plus que le paysage peint par le peintre, par contre, le produit de cette activité, l'image mentale en formation et constamment retouchée subit le fait d'être connue comme le tableau du peintre subit le fait d'être peint. Prétendre que le connu, c'est l'objet qu'on cherche à connaître lui-même (auto), c'est supposer résolu le problème de l'adéquation de la connaissance à son objet avant même de l'avoir posé. En fin de compte, l'activité de connaissance implique donc trois éléments et non pas deux, le sujet cherchant à connaître, l'objet qu'il cherche à connaître, qui n'est pas affecté par le fait qu'on cherche à le connaître, et la représentation qu'il se fait de cet objet, qui, elle, évolue dans le temps du fait même de ce qu'est l'activité de chercher à connaître et est donc affecté par cette activité, de même que l'activité de peindre implique le peintre, son modèle, qui n'est pas affecté par le fait de servir de modèle, et la toile sur laquelle le peintre reproduit plus ou moins fidèlement son modèle, qui, elle, est affectée par l'activité du peintre, tout comme l'image peinte dont elle est porteuse, qui évolue dans le temps. Si l'on suppose que l'ousia (« étance »), c'est ce qu'est l'objet considéré en lui-même, avant de se demander si cette ousia (« étance ») est ou pas modifiée par la connaissance que quelqu'un en aurait, il faut d'abord se demander si sa connaissance est possible et, si oui, comment, et donc si to gignôskomenon (« le connu »), c'est bien l'ousia (« étance ») ! Car le connu, pour un homme, s'exprime toujours par des assemblages de mots et des assemblages de mots ne diront jamais parfaitement ce que sont les « étants » en eux-mêmes (auta).
Dans la digression philosophique de la Lettre VII, qui propose une introduction pour débutants au point de vue de Platon sur le savoir (epistèmè) écrite de sa main pour des destinataires qui n'étaient pas des membres de l'Académie et dans laquelle le mot eidos n'est jamais utilisé, il distingue le nom (onoma), le logos (qu'il ne faut pas traduire ici par « définition », qui est trop restrictif), l'image (eidôlon), le savoir (epistèmè) et « cela même qui est effectivement connaissable et véritablement étant » (auto ho dè gnôston te kai alèthôs estin on, Lettre VII, 342a8-b1). Dans cette formulation, il ne parle pas de gignôskomenon (« connu »), mais de gnôston (« connaissable »), ce qui n'est pas la même chose et n'évoque qu'une possibilité, sans préjuger du résultat de l'éventuelle mise en œuvre de cette possibilité, et d'autre part, il fait du savoir (epistèmè) un élément justement distinct du « ça même », au même titre que le nom, le logos et l'image. Pour illustrer son propos, il prend l'exemple du cercle et quand il en arrive à l'image, il y associe « ce qui est dessiné et effacé et tourné et détruit, ce par quoi le cercle lui-même, dans le voisinage duquel est tout cela, n'est nullement affecté, puisqu'étant autre que ces [choses] » (to zôgraphoumenon te kai exaleiphomenon kai torneuomenon kai apollumenon: hôn autos ho kuklos, hon peri pant' estin tauta, ouden paschei, toutôn hôs heteron on, 342c1-4), avant d'ajouter que « quatrième, est le savoir (epistèmè) et l'intelligence (nous) et l'opinion vraie (alèthès doxa) à propos de ces [choses] (les dessins et objets façonnés de forme circulaire), mais tout cela (savoir, intelligence et opinion vraie) à son tour doit être posé comme un, n'étant pas dans des sons (ceux produits par les noms et les logoi), ni dans des figures de corps (sômatôn schèmasin), mais dans des âmes, par quoi il est clair que c'est autre dans sa nature que le cercle lui-même (autou tou kuklou) et les trois [choses] mentionnées précédemment (nom, logos et image) » (342c6-d1), par quoi il manifeste clairement que, pour lui, le produit de l'activité intellectuelle de la psuchè (« âme »), dans laquelle il regroupe ici aussi bien le savoir que l'opinion, n'est pas la même chose que son objet. Et s'il dit que cet objet, dans l'exemple, le cercle lui-même, « n'est nullement affecté » (ouden paschei), ce n'est pas par le fait d'être connu, mais par le fait d'être instancié dans des réalisations matérielles, dessins ou autres : dessiner un cercle, qui ne sera jamais un cercle parfait, n'affecte en rien « le cercle lui-même » (autos ho kuklos) et ne lui enlève rien de sa perfection. Quant au savoir (epistèmè), il est d'abord savoir à propos (peri) de ces réalisations matérielles et reste quelque chose qui est dans l'âme de celui dont c'est le savoir, et donc différent de son objet, dans l'exemple le cercle lui-même, mais aussi du nom, du logos à son sujet et des images. Tout cela suggère donc que, pour lui, le gnôston (« connaissable »), dont il fait une propriété des « ça-même » (pour la simple raison qu'un « ça-même » qui ne nous serait pas connaissable ne peut nous affecter et nous resterait donc à jamais inconnu), n'est pas la même chose que le connu (gignôskomenon) : le fait d'être connaissable (gnôston), tout comme le fait d'être visible (horaton) ou intelligible (noèton), est une propriété de l'« objet », indépendante jusqu'à un certain point du fait que cette possibilité s'actualise à un instant donné (un objet reste visible même quand personne ne le regarde, et si je dis « indépendante jusqu'à un certain point », c'est parce que, s'il n'existait aucun être capable de voir, on ne parlerait pas d'objets « visibles ») ; par contre être connu (gignôskesthai), tout comme être vu (horasthai) ou être compris (noeisthai), fait référence à un événement situé dans le temps qui met en relation un « objet » connaissable, ou visible, ou intelligible et un sujet apte à connaître, ou à voir, ou à comprendre et, dans ce contexte, si l'on veut conserver une distinction entre le connaissable (gnôston) et le connu (gignôskomenon), ou le visible (horaton) et le vu (horomenon), ou l'intelligible (noèton) et le compris (nooumenon), puisqu'il s'agit dans chaque cas de mots différents, il faut considérer que le connu, ou le vu, ou le compris, ce n'est pas l'objet de cette activité, le « ça-même » (auto), qui, comme le fait remarquer Platon à propos du savoir (epistèmè), qui est le résultat du gignôskein (« apprendre à connaître »), n'est pas dans l'âme, mais son produit dans le sujet cherchant à connaître, ou à voir, ou à comprendre, ce qui, à ce moment-là et pour cette personne-là, est produit dans son âme par l'activité de chercher à connaître (gignôskein) ou à voir (horan) ou à comprendre (noein). Il n'y a donc pas de « connaissance » (gnôsis) dans l'abstrait. Il n'y a jamais que des connaissances dans des sujets connaissants, dans lesquels ces connaissances, lorsque le sujet connaissant est un être humain et non pas un dieu ou quelque autre sujet connaissant non humain, parce que l'être humain est ainsi fait, prennent la forme de mots et de logoi si l'on veut les partager ou les confronter à celles d'autres personnes.
Mais qu'en est-il de l'ousia (« étance ») dans tout ça et quel rapport entretient-elle avec le connu (to gignôskomenon), compris comme le produit de l'acte de connaissance dans l'âme du sujet connaissant et non pas comme son objet, extérieur à l'âme ? Commençons par remarquer que l'ousia (« étance ») est l'objet même de la dispute entre fils de la terre et amis des eidè et que rien ne nous permet de supposer que ce mot avait le même sens pour tous les penseurs en présence et pour l'étranger, et que c'est aux amis des eidè que, non pas même l'étranger, mais Théétète attribue l'affirmation que « l'âme apprend à connaître et que l'étance est connue (tèn ousian gignôskesthai) », en répondant affirmativement à ce qui n'est qu'une question de la part de l'étranger. Et il n'est pas certain que les amis des eidè, l'étranger (et Platon derrrière lui si l'on admet qu'il parle en son nom) et Théétète donnent le même sens à ousia dans cette formulation. Dans la digression philosophique de la Lettre VII, le mot ousia est employé une seule fois, en 344b2, dans le membre de phrase suivant, où Platon parle de « la vérité sur l'excellence (arètè) et sur la mauvaiseté (kakia) » : « car [il est] nécessaire de les apprendre en même temps, et le faux et en même temps [le] vrai de l'étance dans sa totalité » (ama gar auta anagkè manthanein kai to pseudos ama kai alèthes tès holès ousias). En faisant du vrai et du faux, qui sont, pour l'étranger au moins, des propriétés du logos et non pas des « ça-même », des propriétés de l'ousia (« étance »), Platon semble donc placer l'ousia du côté du logos, et non pas de ce dont c'est l'ousia. Et cela ne devrait pas nous surprendre puisque l'ousia (« étance »), c'est ce qu'implique le verbe einai (« être »), dont le mot dérive, verbe qui justement, au dire de l'étranger dans la définition qu'il en donne aux fils de la terre, n'implique ni action ni affection spécifique, mais est seulement en attente, en « puissance », d'un attribut (un simple mot ou une combinaison de mots) qui, lui, implique quelque chose et va lui donner sens. La référence au vrai et au faux suggère qu'il est aussi important de savoir ce qu'est ce à quoi on s'intéresse que de savoir ce qu'il n'est pas et l'expression tès holès ousias (« de l'étance dans sa totalité ») suggère que cette étance ne se réduit pas à une seule chose, mais est l'assemblage d'une multitude d'affirmations et de négations (c'est-à-dire les affirmations qui sont fausse à propos de ce qui est en cause) dont seul le tout constitue à proprement parler l'étance, ce qui laisse penser que cette étance dans sa totalité pourrait bien être aussi l'étance du tout que constitue l'Univers, puisque connaître quoi que ce soit suppose de le distinguer de tout le reste, et donc de déterminer quelles relations il entretient ou n'entretient pas avec tout le reste, ce qui suppose en fin de compte de connaître aussi tout le reste.
Si l'on essaye d'analyser plus précisément le processus du gignôskein (« apprendre à connaître »), l'apprentissage en vue de la connaissance (gnôsis), qui est le point de départ de tout le reste et ce qui conduit éventuellement au savoir (epistèmè), tel qu'il ressort des différents dialogues, on peut dire qu'il n'est pas le résultat d'une saisie directe et parfaitement adéquate des auta (« les ça-même ») qui nous entourent, pas plus dans l'ordre intelligible que dans le sensible. La relation entre la personne qui cherche à connaître un « quelque chose » (ti) et ce « quelque chose » qu'elle cherche à connaître suppose toujours une médiation dont la nature dépend de l'« organe » par lequel se fait la saisie. Ainsi, dans l'allégorie de la caverne, les hommes eux-mêmes, c'est-à-dire les âmes humaines en tant que connaissables, c'est-à-dire en tant qu'objets de connaissance possible, par des âmes humaines sujets connaissant (les prisonniers), invisibles dans la caverne (les porteurs cachés par le mur), mais visibles, indirectement et finalement directement hors de la caverne, sont appréhendées par la vue à travers les ombres des statues d'hommes sur la paroi de la caverne, par l'ouïe à travers l'écho, reflet sonore, des paroles des porteurs, puis de nouveau par la vue (et l'ensemble des autres sens, dont le toucher qui permet de prendre conscience de leur extension tridimensionnelle, simplement suggéré par le passage des ombres aux statues), mais dans une autre perspective, une fois qu'on a compris que les ombres ne sont pas les hommes eux-mêmes, à travers les statues, puis par l'intelligence, une fois hors de la caverne, dans un premier temps à travers leurs « ombres » et leurs « reflets », c'est-à-dire des logoi, tenus par ou sur eux, et enfin, une fois qu'on a compris que les mots ne sont pas ce qu'ils désignent, à travers l'apparence (eidos) intelligible (noèton) qu'ils offrent hors de la caverne à la vue de l'esprit (nous) du prisonnnier libéré (le prisonnier ne devient pas chacun des hommes qu'il finit par voir hors de la caverne, mais se contente de les « voir » avec les yeux de l'esprit). En d'autres termes,
quel que soit l'organe qui alimente notre esprit, y compris quand c'est lui directement, la connaissance est toujours médiate, ne serait-ce que par la médiation des mots, jamais directe, exhaustive et parfaitement adéquate à ce qui est appréhendé, et donc toujours connaissance d'eidè (« apparences », le sens premier d'eidos) conditionnées par l'organe médiateur (l'un des organes des sens ou l'esprit directement, dans le cas des intelligibles), ce que traduit l'emploi par Platon du même mot, eidos, dans les deux registres, le sensible et l'intelligible (cf. en particulier République VI, 510d5 et 511a3, où à quelques lignes d'intervalle dans l'analogie de la ligne, Socrate utilise successivement les expressions horômena eidè (« apparences visibles ») et noèton eidos (« apparence intelligible »)). Mais cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas quelque chose (ti), et quelque chose d'« objectif », derrière ces eidè (« apparences »), bien au contraire, puisque, redisons-le, pas de connaissance sans deux chose : un sujet connaissant et un « quelque chose » (ti) à connaître. C'est précisément cette objectivité, cette « externalité », qui rend possible le logos, et plus spécifiquement le dialegesthai, sans lequel il n'y aurait pas de logos, et nous pouvons en avoir la preuve par le fait que, dans certains cas au moins, le logos « marche » et permet d'obtenir par le dialogue les résultats concrets que nous en attendons.
Par rapport à ces médiations entre le sujet capable de connaissance et l'objet qu'il cherche à connaître, le rôle d'acteur et celui d'affecté s'inversent au cours du processus. L'initiative est toujours du côté d'un « quelque chose » (ti), sensible ou intelligible, qui agit sur l'un ou l'autre de nos sens, ou directement sur notre esprit, et donc par rapport auquel ceux-ci (sens et esprit) sont « passifs », subissent une « affection » (pathèma) qui produit en eux quelque chose : une « image » dans l'œil (et peu importe ici l'explication « technique » donnée du mécanisme spécifique par lequel elle se forme et le lieu où elle se « matérialise », car toutes ces explications supposent qu'il se produit quelque chose dans/sur l'œil qui est ce qui agit sur notre esprit/cerveau/âme et qui n'est pas le quelque chose vu lui-même, qui, lui, est hors de l'œil), une vibration dans l'oreille (là encore, peu importe les détails techniques du fonctionnement de l'ouïe), etc., ou l'évocation d'idées et de mots dans notre esprit pour ce qui échappe aux sens (par exemple « justice » à propos d'un comportement, ou « beauté » à l'occasion d'un spectacle ou de la contemplation d'une œuvre d'art). C'est sur ce produit par rapport auquel le nous (« esprit/intelligence ») est dans un premier temps passif (comme le fait effectivement remarquer Platon par le bouche de Socrate, en particulier dans l'analogie de la ligne, par l'emploi du mot pathèmata (« affections ») pour ce qu'il associe aux quatre segments) qu'il va, dans un second temps exercer son activité, et donc devenir actif, en cherchant à le rapprocher d'impressions analogues antérieures, à en analyser les éléments, à le relier à un contexte, à y associer par la pensée des mots et des logoi, etc. (comme l'illustre l'allégorie de la caverne, où même les prisonniers enchaînés donnent des noms aux ombres qu'ils voient en cherchant à repérer des similitudes et des récurrences (cf. République VII, 515b4-5 ; 516c8-d2), et où, plus généralement, la recherche de connaissance est décrite comme un cheminement, parfois pénible), et se mettre en mesure de répondre à la question ti esti; (« c'est quoi ? ») au moyen de mots, y associant donc une ousia (« étance ») par le simple fait de dire ou de penser « c'est (ci ou ça) ». Dans ces conditions, la réponse à la question que posait l'étranger dans la réplique précédente (« L[e fait d]'apprendre à connaître ou l[e fait d]'être connu, [le] dites-vous activité ou affection ou les deux ? »), dans lequel cette troisième option, « les deux », a de quoi surprendre, est justement « les deux » pour les deux : apprendre à connaître (to gignôskein), pour une « âme » humaine, suppose à la fois de subir un pathos (« affection ») de la part de quelque chose qui va exciter sa curiosité et d'exercer une action (poièma) sur le produit de cette affection dans un des sens qui l'alimentent ou directement dans son esprit qui va en faire un « étant » (quelque chose) en lui affectant une ousia au moyen de mots et de logoi, au moins pensés (l'ombre produite par une personne ou un objet sur un mur n'est pas connue de ce mur, car il n'est pas capable d'exercer sur cette ombre une quelconque activité pour l'identifier en tant que telle et déterminer de quoi elle est l'ombre). Et être connu (to gignôskesthai) suppose de la part de ce qui est ou pourrait être connu à la fois la capacité d'agir sur ce qui est capable de connaître, et d'y produire quelque chose quoi soit apte à subir une activité de ce chercheur de connaissance susceptible de produire une connaissance (l'ombre d'un violon sur une oreille n'est susceptible de conduire à aucune connaissance de nature sonore de la part de celui dont c'est l'oreille).
Il n'y a rien là de contradictoire avec le Platon de la République : l'analogie de la ligne met l'accent sur le caractère passif de l'âme sollicitée par le monde extérieur, condition préalable à une activité de sa part, et l'allégorie de la caverne qui la suit met l'accent sur le caractère actif de l'âme pour laquelle la connaissance est le résultat d'un long et difficile cheminement. Mais si le savoir (epistèmè), au sens le plus fort du terme, à supposer qu'il soit accessible à l'homme, ne l'est qu'au terme de ce long cheminement, la connaissance, elle, commence dès le début (les noms donnés aux ombres par les prisonniers enchaînés sont un premier niveau de connaissance) et s'enrichit à chaque étape du cheminement : les ombres des statues d'hommes ne sont pas les hommes, mais elle nous apprennent quelque chose sur l'apparence physique des hommes, qui est un premier niveau de connaissance qui peut nous être utile dans la vie (par exemple pour les distinguer les uns des autres et les reconnaître quand on les rencontre) ; les statues d'hommes qui projettent ces ombres ne sont toujours pas les hommes, mais elles nous apprennent quelque chose sur les corps des hommes (dont elles sont l'image dans l'allégorie), qui va plus loin que leur simple apparence physique et nous donne des éléments supplémentaires pour mieux conduire notre vie (par exemple en permettant à des médecins de soigner les maladies dont ces corps peuvent être victimes) ; les ombres et les reflets des hommes hors de la caverne, qui figurent leurs propos et les propos tenus par d'autres sur eux, ne sont encore pas les hommes, mais nous donnent d'eux une connaissance de plus en plus riche ; quand aux hommes eux-mêmes (auta), c'est à dire leurs âmes (au pluriel), Socrate n'exclut pas qu'on puisse les voir individuellement (le mot anthrôpôn, au génitif, servant en 516a7 à désigner les hommes visibles hors de la caverne, c'est-à-dire les âmes humaines, est au pluriel, ce qui exclut qu'il soit ici question d'une « idée de l'Homme »), mais il reste évasif là-dessus, puisque justement ça ne peut plus passer par les mots. Concernant le dernier segment de la ligne, celui de la noèsis/épistèmè, ce qui le caractérise et le distingue du précédent, celui de la dianoia, c'est la maîtrise de hè tou dialegesthai dunamis (« le pouvoir du dialegesthai », 511b4), qui suppose de ne pas prendre les mots pour ce qu'ils cherchent à désigner et de penser les eidè/ideai derrière les mots, eidè/ideai dont rien ne nous permet de savoir s'ils nous dévoilent le tout des « ça même » (les auta), mais qui constituent la limite de ce qu'il nous est possible de connaître du fait de notre nature humaine. Pour le dire dans l'imagerie du mythe de l'attelage ailé du Phèdre les âmes humaines incarnées ne peuvent passer de l'autre côté du ciel à la suite des dieux pour contempler les auta, mais au mieux, et seulement pour les meilleures d'entre elles, les apercevoir fugacement de loin lorsque les dieux qu'ils suivent passent de l'autre côté du ciel, en restant, eux, sous la voûte du ciel pour suivre les dieux dans leurs révolutions dans le lieu supracéleste où ils sont les seuls à pouvoir entrer.
Un examen plus attentif de ce passage du mythe du Phèdre pourrait bien confirmer un autre aspect de ce que j'ai dit auparavant, le fait que le savoir, c'est-à-dire la connaissance des ousiai (« étances »), est, dans cette vie soumise au devenir, lui-même soumis au devenir et différent d'une personne à une autre. Socrate décrit en ces termes le voyage des dieux autour de la voûte du ciel dans le lieu supracéleste (ton huperuranion topon, 247c7), dans lequel se trouve « l'étance étant réellement sans couleur et aussi sans forme et impalpable, contemplable par la seule intelligence pilote de l'âme, autour de laquelle [se trouve] l'origine du vrai savoir » (hè gar achrômatos te kai aschèmatistos kai anaphès ousia ontôs ousa, psuchès kubernètèi monôi theatè nôi, peri hènto tès alèthous epistèmès genos, 247c6-8) : « donc, comme la pensée d'un dieu est nourrie par l'intelligence et le savoir sans mélange, tout comme [celle] de toute âme pour autant qu'elle se soucie de prendre ce qui convient, elle se réjouit en ayant vu après un certain temps l'étant et, contemplant le vrai, elle se nourrit et éprouve du plaisir jusqu'à ce que la révolution en cercle la ramène au même point. Durant cette révolution, elle observe attentivement la justice elle-même, elle observe aussi attentivement la modération, elle observe aussi attentivement le savoir, non pas celui auquel le devenir est attaché, ni qui est probablement autre en étant dans un autre de ceux auxquels nous, nous nous donnons à présent le nom d'étants, mais le savoir étant dans ce qui est réellement étant ; et ayant observé de même les autres réellement étants et s'en étant nourrie, s'enfonçant à nouveau vers l'intérieur du ciel, elle rentre chez elle » (hat' oun theou dianoia nôi te kai epistèmèi akèratôi trephomenè, kai hapasès psuchès hosèi an melèi to prosèkon dexasthai, idousa dia chronou to on agapai te kai theôrousa talèthè trephetai kai eupathei, heôs an kuklôi hè periphora eis tauton perienegkèi. en de tèi periodôi kathorai men autèn dikaiosunèn, kathorai de sôphrosunèn, kathorai de epistèmèn, ouch hèi genesis prosestin, oud' hè estin pou hetera en heterôi ousa hôn hèmeis nun ontôn kaloumen, alla tèn en tôi ho estin on ontôs epistèmèn ousan: kai talla hôsautôs ta onta ontôs theasamenè kai hestiatheisa, dusa palin eis to eisô tou ouranou, oikade èlthen, 247d1-e4). Le membre de phrase qui nous concerne ici est en gras. Il concerne le savoir (épistèmè) et prend place dans une énumération où il vient après la justice (dikaiosunè) et la modération (sôphrosunè, que la plupart des traducteurs traduisent ici par « sagesse » plutôt que par les plus habituels « tempérance » ou « modération »), et dans laquelle il semble ne pas faire nombre avec les autres : les deux premiers éléments de la liste sont des qualités, des « vertus », et plus spécifiquement les deux « vertus » qui, dans la description qu'en fait Socrate au livre IV de la République (cf. République, IV, 441e, sq.) en relation avec la tripartition de l'âme, concernent toutes les parties de l'âme, ce qui n'est pas le cas du savoir, qui serait plutôt une condition ou un moyen en vue de la « vertu » spécifique à une seule des parties de l'âme, celle qui est douée de logos, la sagesse (sophia). Et c'est le seul élément de cette liste à propos duquel Socrate éprouve le besoin d'ajouter un long commentaire. C'est qu'en fait, alors que les deux premiers éléments mentionnés sont, ou devraient être, pour nous, êtres humains, des objets d'étude en vue d'en avoir la meilleure compréhension possible, la meilleure connaissance (« apprends à te connaître toi-même », gnôthi sauton, dans lequel gnôthi est l'impératif aoriste de gignôskein), ce qui vient ensuite, ce n'est pas un autre objet de connaissance (par exemple, la sagesse, sophia), mais la connaissance elle-même. Platon semble ainsi vouloir nous faire comprendre que même la connaissance est de nature différente dans notre monde et dans le lieu supracéleste auquel seuls les dieux ont accès. Toute la question est alors de savoir si cette différence est dans les objets de cette connaissance ou dans l'appréhension que nous en permet cette connaissance. Or on peut penser que la connaissance par exellence se caractérise par le fait qu'elle est à la fois exhaustive dans ses objets et parfaitement adéquate à ceux-ci. Mais si elle concerne des « objets » dont nous ne pouvons avoir la moindre appréhension, elle ne nous concerne pas (c'est tout l'objet de la seconde partie de la discussion entre Parménide et Socrate dans le Parménide (133a11-135c4), dans laquelle il est justement question de autè epistèmè, « le savoir lui-même », ho esti epistèmè, « ce qu'est [le] savoir », 134a3). Pour que ce savoir nous concerne, il faut qu'il partage ses objets avec ceux auquels nous pouvons nous intéresser et donc, la différence doit être dans la manière dont il les connaît. Mais surtout, s'il s'agit d'un savoir et non des objets de ce savoir eux-même, il faut qu'il y ait un « sachant », c'est-à-dire un sujet connaissant de qui c'est le savoir. Et c'est ce sujet et sa nature propre qui doit faire la différence entre son savoir, le savoir par excellence, et notre savoir. Est-ce là ce que cherchent à nous faire comprendre les précisions données par Socrate à son propos dans le membre de phrase qui nous occupe ici ? Tout dépend de la manière dont on le comprend. Comme souvent, Platon reste évasif dans ses formulations, utilisant des pronoms et des périphrases dont il nous laisse le soin de déterminer à quoi elles renvoient. Ici, toute la question est de savoir à quoi renvoient le pronom heterôi (datif singulier de heteros, « autre »), l'article tôi (datif singulier de ho, « le », ici à valeur de démonstratif) et les formules « de ceux auxquels nous, nous nous donnons à présent le nom d'étants » (hôn hèmeis nun ontôn kaloumen) et « ce qui est réellement étant » (ho estin on ontôs) qui les précisent. Pour tous les traducteurs que j'ai consultés, il ne fait aucun doute que tout cela renvoie aux objets du savoir et la plupart n'hésitent pas à introduire le mot « objet » ou le mot « chose » (« object » ou « thing » en anglais) dans leur traduction, comme on pourra s'en rendre compte ici :
- Cousin (Rey, 1849) : « elle contemple la science, non point celle où entre le changement, ni celle qui se montre différente dans les différents objets qu'il nous plaît d'appeler des êtres, mais la science telle qu'elle existe dans ce qui est l'être par excellence » ;
- Jowett 1933 (Oxford UP 1892) : « she beholds... knowledge absolute, not in the form of generation or of relation, which men call existence, but knowledge absolute in existence absolute » (cette traduction est loin du texte et contourne la difficulté) ;
- Meunier (Payot, 1922) : « elle contemple la science, non cette science sujette au devenir, ni celle qui diffère selon les différents objets que maintenant nous appelons des êtres, mais la science qui a pour objet l'Être réellement être » ;
- Fowler (Loeb, 1925) : « it beholds... knowledge, not such knowledge as has a beginning and varies as it is associated with one or another of the things we call realities, but that which abides in the real eternal absolute » ;
- Robin (Budé, 1933) : « elle a sous les yeux un savoir qui n'est pas celui auquel est lié le devenir, qui n'est pas non plus celui qui se diversifie avec la diversité des objets auxquels il s'applique et auxquels, dans notre présente existence, nous donnons le nom d'êtres, mais le Savoir qui s'applique à ce qui est réellement une réalité » ;
- Robin (Pléiade, 1950) : « elle les porte [ses regards] sur un savoir qui n'est pas celui auquel s'attache le devenir, pas davantage, sans doute, celui qui change quand en change l'objet ; une de ces choses que nous, à présent, nous appelons des êtres ; mais le Savoir qui a pour objet ce qui est réellement une réalité » ;
- Hackforth (Cambridge UP, 1952) : « she discerns... knowledge, not the knowledge that is neighbor to becoming and varies with the various objects to which we commonly ascribe being, but the veritable knowledge of being that veritably is » ;
- Chambry (Garnier, 1964) : « elle contemple la science, non celle qui est sujette à l'évolution ou qui diffère suivant les objets que nous qualifions ici-bas de réels, mais la science qui a pour objet l'Être absolu » ;
- Hamilton (Penguin, 1973) : « it beholds... knowledge, not the knowledge which is attached to things which come into being, nor the knowledge which varies with the objects which we now call real, but the absolute knowledge which corresponds to what is absolutely real in the fullest sense » ;
- Vicaire (Budé, 1985) : « elle contemple la Science, non pas celle qui est sujette au devenir, ni celle qui change suivant les divers objets qu'à présent nous appelons réels, mais celle qui est vraiment science de ce qui est la vraie réalité » ;
- Brisson (GF Flammarion, 1989) : « elle contemple la science, non celle à laquelle s'attache le devenir, ni non plus sans doute celle qui change quand change une de ces choses que, au cours de notre existence actuelle, nous qualifions de réelles, mais celle qui s'applique à ce qui est réellement la réalité » ;
- Nehamas and Woodruff (Hackett, 1997) : « it has a view of Knowledge—not the knowledge that is close to change, that becomes different as it knows the different things which we consider real down here. No, it is the knowledge of what really is what it is » ;
- Mouze (Le Livre de Poche, 2007) : « elle contemple la science, non pas celle qui est soumise au devenir, ni non plus celle qui change lorsque changent les objets auxquels elle s'applique et que nous appelons actuellement des êtres, mais celle qui, s'appliquant à ce qui est réellement Être, est réellement Science ».
Le problème que posent toutes ces traductions, c'est que le pronom heterôi (« un autre »), l'article hôi (« ce ») et les deux expressions qui les précisent sont commandés par deux occurrences de la préposition en + datif (en heterôi hôn..., et plus loin en hôi ho...), dont le sens premier est « dans », et que cette préposition évoque plus naturellement ce dans quoi est le savoir, le sujet connaissant, que ce sur quoi il porte, l'objet connu, qui, d'après l'entrée du Bailly sur epistèmè, serait plutôt introduit par la préposition epi + genitif (« sur »), qu'on retrouve d'ailleurs en préfixe dans epistèmè, ou encore par pros ou peri + accusatif (de sens voisin, « à l'égard de »), ce qui suggère que le texte parle bien de celui en qui réside ce savoir et non pas de ses objets. Le problème, c'est que, si la majorité des mots en cause, heterôi, hôn, ontôn et hôi, peuvent être indifféremment des masculins ou des neutres, les deux derniers, ho et on, ne peuvent être que des neutres, renvoyant donc plutôt à des objets qu'à des personnes. Mais cette objection n'est pas rédhibitoire dans la mesure où le terme utilisé pour décrire ce « dans » (en) quoi est le savoir dont il est question est le terme on (« étant », participe présent neutre du verbe einai, « être »), sous cette forme ou au génitif pluriel ontôn, terme on ne peut plus général qui ne recouvre pas que des personnes et s'emploie, dans le sens générique correspondant plus ou moins au français « être » en tant que nom, qui sert d'ailleurs souvent à le traduire, toujours au neutre. Que Platon puisse utiliser ce mot pour parler d'êtres humains, on en trouve une preuve indirecte dans le résumé de l'allégorie de la caverne que fait Socrate vers la fin du livre VII de la République, dans la section consacrée à la dialektikè comme savoir ultime, en 532b6-d1, où la mention des « reflets dans les eaux » (ta en hudasi phantasmata, 532c1) et des « ombres des étants » (skias tôn ontôn, 532c1-2) renvoient à la section de l'allégorie décrivant les premiers pas du prisonnier libéré hors de la caverne (516a5-8), où ce qu'il commence par voir est décrit comme « les ombres... et après cela les images dans les eaux des hommes et celles des autres [choses] » (tas skias... kai meta touto en tois hudasi ta te tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn eidôla, 516a6-7), formule dans laquelle les seuls « étants » (selon la formulation du résumé) nommément désignées comme faisant partie de ce dont le prisonnier sorti de la caverne voit les ombres et les reflets, ce sont les anthrôpoi, les « hommes » (au sens d'« êtres humains ») au pluriel. Il semble donc bien que rien n'empêche de comprendre ces expressions comme désignant les sujets connaissant dans chaque cas, et non pas les objets connus. Et d'ailleurs, que, dans un mythe qui se propose de décrire la nature de l'âme humaine, ce soit bien les âmes en tant que siège du savoir dont il soit ici question, cela n'a rien pour surprendre. Si donc on lit ce membre de phrase avec cette idée en tête, tout devient clair : le devenir (genesis) qui « est attaché » (prosestin) à un savoir, c'est celui qui résulte du processus d'apprentissage qui seul permet éventuellement l'accès au savoir dans la vie de l'âme incarnée, et non pas celui des objets de ce savoir, et c'est ce savoir évolutif qui n'est pas celui qui est visible de l'autre côté du ciel, qui est un savoir immédiat de la part ce celui qui sait ; et c'est ce même savoir qui, puisqu'il résulte en chacun d'un processus d'apprentissage qui est différent pour chacun, peut être différent d'une personne à l'autre ; et le pou (« en quelque manière, probablement »), qui introduit une nuance d'incertitude qui gène les traducteurs et que la plupart ne traduisent même pas (seules exceptions : Robin 1950 et Brisson), devient parfaitement clair : le savoir de deux personnes distinctes peut être différent, mais ce n'est pas une obligation et il est difficile, voire impossible, pour une autre personne de déterminer si le savoir de deux personnes est le même ou s'ils sont différents. Reste maintenant à voir qui peut bien désigner l'expression « ce qui est réellement étant » (ho estin on ontôs) qui décrit, au moyen de trois mots issus de einai (« être »), celui dont le savoir contemplé de l'autre côté du ciel est le savoir. Or ce ne peut être aucun des dieux mentionnés par le mythe, les dieux de l'Olympe, puisque sa contemplation et sa « consommation » (il est question de s'en « nourrir ») concernent les dieux eux-mêmes, avant même les âmes humaines, qui ne passent pas de l'autre côté du ciel même si elles sont entraînées par le dieu qu'elles suivent dans sa révolution dans le lieu supracéleste et tentent de voir de loin, avec grande difficulté, ce qui s'y passe. Si donc celui dont le savoir lui-même est le savoir n'est ni un homme, ni un dieu, de qui s'agit-il ? Pour répondre à cette question, nous pouvons nous tourner vers un autre mythe, celui du Timée. Celui dont le savoir est le savoir lui-même, source de tous les autres savoirs, divins et humains, ce pourrait bien être le démiurge créateur dont Timée nous dit qu'il crée en contemplant un modèle (cf. Timée, 29d5 sq., 30c2 sq.), donc, même dans son cas, à partir d'un savoir qui a un objet qui n'est pas lui. Et il est créateur à la fois des dieux olympiens (cf. Timée, 40a2-41a3) dont parle le mythe du Phèdre et, par leur intermédiaire, des hommes. En tant que créateur de l'Univers, il sait tout ce qu'il y a à savoir sur lui puisque c'est son œuvre, et peut donc être vu comme la source de tous les savoirs pour les « étants » capables de savoir dans sa création, dieux aussi bien qu'hommes, chacun dans les limites de sa nature propre. Et comme il est créateur même du temps (Timée, 37d5-7), c'est donc que lui-même est hors du temps et que donc son savoir à lui ne dépend pas du temps, n'est pas le résultat d'un processus se déroulant dans le temps. C'est d'ailleurs le rôle du Timée que de nous inviter à contempler sa création ordonnée (kosmos) pour qu'elle nous serve de modèle dans la création qui est notre travail, celle de la cité ordonnée par des lois qui doit servir de cadre à notre vie d'êtres humains, animaux faits pour vivre en société et doués de logos. Ceci étant, il ne faut pas oublier que, sur de tels sujets, comme le dit Timée lui-même pour justifier son recours au mythe vraisemblable (eikota muthon, Timée, 29d2), « nous n'arrivons pas à être capables de produire des logoi totalement cohérents en tous points avec eux-mêmes et parfaitement exacts » (Timée, 29c5-7). Inutile donc de chercher à faire coïncider les deux mythes dans leurs moindres détails et à imaginer dans le détail ce que peut être un savoir qui n'est pas un savoir humain.
Ceci étant, de même que, comme le fait remarquer le passage analysé du Phèdre, nous qualifions d'« étants » (onta) en cette vie des êtres de chair soumis à la naissance et à la mort, nous qualifions aussi de « savoir » (epistèmè) des connaissances portant sur des objets soumis au devenir et au changement, comme le montre en particulier le fait que quand, dans le Ménon, Socrate veut faire la différence entre savoir et opinon (doxa), l'exemple qu'il prend n'est pas celui d'une « idée » abstraite échappant aux sens, qui, de toutes façons, ne convaincrait pas Ménon parce qu'il ne donnerait pas prise au test de l'expérience partagée, mais celui de la route de Larissa, à propos de laquelle une vérification expérimentale est possible (c'est là dont vient Ménon (cf. Ménon, 70b2) et donc il doit connaître la route lui permettant de rentrer chez lui, qu'il a déjà parcouru pour venir à Athènes, où il rencontre Socrate) et au sujet de laquelle il admet que certains puissent avoir un savoir (epistèmè) et d'autres seulement une opinion (cf. Ménon, 97a9-b7 ; le mot epistèmè apparaît en 97b6). Et ces « savoirs », qu'on les appelle « savoir » (epistèmè) ou « connaissance » (gnôsis), sont le fruit de processus et donc soumis à évolution, et ce à quoi ils nous donnent accès, les « connus » (ta gignôskomena) ne sont pas l'ousia (« étance ») de ces « objets » de connaissance si, par là, on veut faire référence à ce que sont ces « objets » en eux-mêmes appréhendé de manière parfaitement adéquate et exhaustive sans l'intervention d'aucune médiation, mais une ousia (« étance ») qui se matérialise en chacun de nous par des mots et des logoi qui peuvent être différents de l'un à l'autre et qui se modifient au fil de notre vie, de notre expérience et de nos échanges avec d'autres dans le dialegesthai. Et de même que l'apparence (eidos) visuelle d'une personne ou d'un objet n'est jamais saisie en totalité en une seule fois d'un seul point d'observation mais requiert que l'on fasse le tour de la personne ou de l'objet pour en avoir une appréhension plus complète, mais qui ne sera jamais exhaustive, même si l'on examine toutes les parties de son extérieur visible au microscope, de même, l'apparence (eidos) intelligible d'un objet, d'une personne ou d'une « idée » abstraite nous permettant de la comprendre avec notre intelligence ne peut s'appréhender en une seule fois mais requiert qu'on l'examine sous de multiples angles et de différents points de vue dans des échanges avec d'autres personnes permettant de confronter les expériences qu'on en a, sans que jamais nous puissions être certain d'en avoir fait le tour et d'en avoir une connaissance définitive, exhaustive et parfaitement adéquate, même, et peut-être surtout, s'il s'agit de quelque chose qui n'est pas soumis au changement. C'est très exactement ce que cherchent à nous faire comprendre tous les dialogues dits « socratiques », qui ne sont des échecs dans une supposée recherche de « définition » que pour Aristote et ses émules, alors même qu'ils nous donnent, au terme de leur lecture, voire de chaque nouvelle lecture, une bien meilleure appréhension de ce à quoi ils s'intéressent que ne le ferait une définition aristotélicienne avec quelques mots dont nous ne pourrons jamais savoir si nous les comprenons tous de la même façon (surtout quand il faut les traduire du grec en français ou dans toute autre langue). Si par exemple l'Euthyphron se contentait de nous dire que la piété (hosiotès), c'est la justice (dikaiosunè) dans nos rapports avec les dieux (theoi), comme il est près de le faire dans le cours de la discussion avant de soumettre cette « définition » à la même critique que les autres, nous aurions simplement remplacé un problème par deux autres, savoir ce qu'est la justice et savoir ce que sont les dieux, avant même de nous demander ce qui est juste à l'égard des dieux.
Donc, oui, l'ousia (« étance ») que nous appréhendons de ce que nous cherchons à connaître, qui doit son nom à un fait de langue, l'emploi du verbe einai (« être ») dont le mot dérive, faite de mots et de logoi, la seule qui nous soit accessible, est différente pour chacun de nous et change au fil de notre vie, que ce dont c'est l'ousia (« étance ») change ou pas, ce dont, de toutes façons, nous ne pourrons jamais avoir la certitude. Qu'il y ait ce que nous appelons des « étants » qui échappent au devenir, quoi que cela veuille dire, dont une « apparence » (eidos) est accessible à notre intelligence (nous), « apparence » dite de ce fait noèton eidos (cf. République VI, 511a3), et que la quête d'une compréhension aussi complète que possible pour nous, dans les limites de ce que nous permet notre nature, de certains au moins de ces « étants » soit de la plus haute importance pour bien conduire notre vie, c'est ce dont Platon est convaincu, d'une conviction qu'il cherche à nous faire partager à travers ses dialogues sans jamais nous l'imposer. Mais pour nous en cette vie, cette compréhension ne peut passer que par les mots, les logoi et le dialegesthai pour profiter de l'expérience que peuvent en avoir les autres et il faut renoncer à vouloir à tout prix savoir ce que sont ces « étants » en eux-mêmes et en rester pour eux à une ousia (« étance ») faite de mots cherchant tant bien que mal à dire ce que c'est (ti esti), en soumettant ces mots aux tests de la cohérence et de l'expérience partagée. Et il faut bien voir que c'est la nature même de l'esprit humain qui cherche à mettre de la permanence même là où il n'y en a pas : l'esprit humain est en effet ainsi fait qu'il est capable de discerner, dans le continuum perpétuellement changeant que lui présente chacun des sens, des ressemblances, du « même », des différences, du « autre », et des combinaisons des deux (j'entends la même mélodie jouée par un autre instrument, je vois la même couleur sur un autre vêtement, je donne le même nom de « cheval » à un autre animal que celui auquel je viens déjà de le donner, etc.), qu'il détache de leur ancrage spatio-temporel et qui lui permettent de découper ce continuum en sous-ensembles identifiables séparément les uns des autres et auxquels il est en mesure de donner des noms qui lui permettent de dialoguer avec ses semblables en vue d'une coopération qui, dans certains cas au moins, est couronnée de succès. Ce sont ces succès, quand ils sont au rendez-vous, qui lui permettent de réaliser que ce à quoi il donne ainsi des noms n'est pas une pure création de son esprit, mais bien « quelque chose » qui est « extérieur » à lui et aux autres avec lesquels il en parle de manière efficace lui permettant d'obtenir les résultats qu'il escompte. Mais la connaissance qu'il peut en acquérir est contrainte par les caractéristiques spécifiques des organes qui y donnent accès. Ainsi par exemple, la vue ne nous offre qu'un continuum en deux dimensions de couleurs variées en perpétuel mouvement duquel c'est notre esprit (Platon dirait notre psuchè) qui extrait des sous-ensemble qui semblent provenir de « sources » plus ou moins autonomes les unes par rapport aux autres que l'habitude nous a appris à associer à des « formes » (l'un des sens possible d'eidos) spécifiques, à situer les unes par rapport aux autres dans un espace cette fois à trois dimensions dont notre aptitude à nous déplacer nous a fait prendre conscience petit à petit, et à repérer les récurrences des unes et des autres. De même, nous avons appris au fil des ans à identifier des agrégats de propriétés de forme, de couleur, etc., qui nous permettent de donner le même nom à des entités pourtant différentes, qu'elles se présentent simultanément (par exemple les deux chevaux d'un même attelage) ou à des moments différents (par exemple deux chevaux que je vois à des moments différents dans des endroits différents en reconnaissant, par exemple à la couleur, ou à la taille, ou au sexe, qu'il ne s'agit pas du même cheval à chaque fois). Mais la couleur, sensible propre de la vue, n'est pas une propriété intrinsèque de ce qui agit sur nos yeux. Elle est le résultat d'une interaction entre quelque chose qui trouve sa source hors de nous et nos yeux, produisant un phénomène que nous appelons couleur, mais qui suppose, pour se produire, à la fois la source et les yeux humains (et, dans ce cas, comme l'explique Platon dans la République et dans le Timée, ce que nous appelons la lumière). Il en va de même dans le registre de l'intelligible pur, c'est-à-dire de ce qui est perçu par l'esprit sans l'intervention directe des sens et ne se traduit que par des logoi. Le Socrate de Platon nous invite lui-même à cette transposition dans la mise en parallèle du bon et du soleil au livre VI de la République, qui prélude à l'analogie de la ligne et à l'allégorie de la caverne, qui visent respectivement à mettre en place la distinction entre sensible et intelligible et à décrire par l'image la progression dans la connaissance à travers ces deux niveaux de perception. Au-delà de la simple identification de ce que nous permet d'appréhender la vue (et les sens en général), fondée sur la notion de « même/identique » et permettant de donner des noms, travail préalable à toute réfexion entrepris, dans l'allégorie de la caverne, par les prisonniers encore enchaînés (cf. République VII, 515b4-5), l'intelligence (nous) nous est donnée pour évaluer la relation de chacun de ces « étants » ainsi nommés au bon (to agathon), qui est ce que chacun recherche en fin de compte pour lui, et que Socrate nous présente comme ce qui, pour l'intelligence, joue le rôle du soleil, c'est-à-dire de la source de lumière, pour la vue. Autrement dit, redisons-le une fois encore, l'intelligence ne nous permet pas de savoir ce que sont les « étants » en eux-mêmes, mais de les considérer sous la « lumière » de l'idée du bon (hè tou agathou idea) pour en déterminer l'ousia, mot que l'on peut prendre ici à la fois dans son sens étymologique d'« étance » et dans son sens usuel au temps de Platon de « richesse », c'est-à-dire ici de « valeur » au regard du bon. Et là encore, si l'on peut penser que cette valeur est dans chaque cas indépendante de ce que nous pouvons en penser et a donc un caractère « objectif » dans la mesure où nous pouvons tous nous rendre compte par expérience que nous ne sommes pas maîtres de décider à notre guise de ce qui est bon ou pas pour nous, même selon nos propres critères, corrects ou erronés, du bon et du mauvais, il n'en reste pas moins que le « connu » (to gignôskomenon) sur ce sujet est dans chaque cas propre à chacun et évolutif, changeant au fil du temps, et qu'il en va de même même pour le « connu » qui serait la somme des connaissances accumulées par l'ensemble des hommes au fil de leur histoire sur chaque objet de connaissance, qui continue de s'accroître et de changer au fil des générations. Pas plus qu'il n'y a d'apparence visible sans des yeux humains pour voir, il n'y a de connaissance humaine sans des intelligences humaines pour apprendre à connaître (gignôskein), et, si le propre des yeux humains c'est de percevoir sous les modalités de ce que nous appelons « couleurs », le propre de l'intelligence humaine, c'est d'apprendre à connaître par le moyen du logos. Et tout comme le « connu » par la vue se présente sous forme d'assemblages de couleurs qui révèlent plus ou moins bien dans chaque cas l'apparence (eidos) visible de ce qui active notre vue, le « connu » par l'esprit/intelligence (nous) prend la forme de logoi qui révèlent plus ou moins bien dans chaque cas l'apparence (eidos) intelligible de ce qui met en mouvement notre esprit. Et, dans un cas comme dans l'autre, ce « connu » de nous change au fil du temps et d'une personne à l'autre, justement parce qu'il est le résultat d'une interaction entre quelque chose qui change ou pas et un organe humain (les yeux ou l'intelligence) qui, lui, change dans tous les cas. Supposer que certains au moins des « objets » activant notre intelligence ne changent pas ne peut être que cela, une supposition, puisque nous n'avons par nature aucun moyen de nous en assurer. La « permanence » que suppose le logos pour attribuer des noms est imposée par la nature même de l'intelligence humaine et la manière dont elle fonctionne et ne peut donc servir à préjuger d'une quelconque immutabilité de ce qui l'active. Ce n'est pas parce que nous voyons les objets visibles colorés qu'ils sont en eux-mêmes colorés, et nous ne savons pas comment ils apparaîtraient à des créatures dotés, à la place d'yeux, d'organes sensibles à d'autres fréquences d'ondes électromagnétiques, dans l'infrarouge ou dans l'ultraviolet et au-delà. De même, ce n'est pas parce que nous sommes obligés de supposer une certaine permanence à ce à quoi nous donnons des noms pour pouvoir en parler que ce que nous désignons ainsi a effectivement cette permanence. La seule chose qui doit nous guider dans la validation de nos connaissances, c'est le test de l'expérience, et nous devons à jamais renoncer à savoir ce que sont les choses qui nous entourent en elles-mêmes, c'est-à-dire abstraction faite de tout logos les décrivant avec des mots. Nous pouvons tout au plus supposer et espérer que le démiurge créateur dont nous parle le Timée nous a doté dans sa sagesse et sa bonté d'un outil, le logos, assisté de cinq sens, nous permettant d'appréhender de manière suffisante ce qu'il nous est nécessaire de connaître pour mener une vie bonne d'être humain. (<==)
(55) Je conserve ici la traduction de phronèsis par « bon sens », comme je l'avais fait en 247b1 après avoir traduit phronimos (adjectif de même racine) en 247a3 par « sensé » (cf. note 22 ), plutôt que par « pensée », comme le font Diès, Robin, Chambry et Mouze et comme je l'avais fait dans la première version de cette page, ou par « intelligence », comme le font Cousin et Cordero, ou encore « raison », qui en sont d'autres traductions possibles, et je traduis le phronein qui suit dans cette même réplique par « faire preuve de bon sens » pour rendre apparente en français la communauté de racine entre le substantif et le verbe grec, parce qu'il me semble que, si Platon a choisi ici ces termes, c'est pour leur plus grande généralité que les termes de la famille de nous (« intelligence ») : en grec, phronèsis, dont une des traductions possibles est « prudence », est un terme qui peut s'appliquer aussi à des animaux, au contraire de nous, qui est réservé aux êtres humains. Et même si, en français, « bon sens » reste réservé aux êtres humains, il désigne quelque chose de plus général qu'intelligence, au moins dans le langage courant : on peut avoir du bon sens sans nécessairement être considéré comme « intelligent ». Or il me semble que cette notion de plus ou moins grande généralité est importante dans la dynamique générale de l'argumentation, et que ce n'est pas par hasard que Platon a choisi ici phronèsis et phronein et qu'il va, dans la suite, parler de nous (« intelligence »). Mais, pour le comprendre, il faut avoir avancé dans la compréhension de l'argumentation de l'étranger et je réserve donc cette explication pour la note 57, à propos du mot nous (« intelligence ») qui va remplacer phronèsis à la fin de la réplique et dans la réplique suivante de l'étranger. (<==)
(56) « Le parfaitement étant » traduit le grec to pantelôs on (figurant ici au datif tôi pantelôs onti). Cousin et Chambry traduisent cette expression par « l'être absolu », Diès par « l'être universel », Robin par « ce qui a l'absolue totalité d'existence », Cordero par « l'être total » et Mouze par « ce qui est pleinement ». L'adverbe pantelôs agrège deux notions : celle de totalité dans le pan (« tout ») et celle de plénitude, de perfection, dans le telôs, dérivé du mot telos, qui signifie « achèvement, accomplissement, fin, terme, plein développement ». Cette expression a fait couler beaucoup d'encre et on trouvera dans la note que Cordero lui a consacrée dans sa traduction (note 249, p. 250 de l'édition GF697 de 1993) un point sur cette question. Mais ce qu'il faut bien comprendre, c'est que l'étranger ne parle pas ici de quelqu'un ou quelque chose en particulier, qu'il s'agisse d'un étant unique (to on pris dans un sens individuel) ou de la totalité des étants (to on pris dans un sens collectif), mais raisonne de manière hypothétique, ce qui fait justement la force et l'universalité de son argumentation, qui ne dépend pas de la catégorie d'amis des eidè qu'il suppose en face de lui, et nous dispense d'avoir à chercher ce que l'étranger, et Platon derrière lui, pouvait mettre derrière cette expression. To pantelôs on, c'est ce que l'interlocuteur imagine comme le plus parfait des étants, quoi que cela puisse être, qu'il s'agisse d'un étant unique (par exemple le démiurge du mythe du Timée) ou d'une pluralité d'étants. L'arrière-plan de cette question est le suivant : tout le monde admet qu'un être animé (un animal), c'est-à-dire un être capable de se mouvoir seul, est plus « parfait », ou, si l'on préfère, plus proche de la perfection, qu'un être inamimé, comme une pierre ou une plante, et qu'un être animé pensant et doué de logos est plus proche de la perfection qu'un être simplement animé mais dénué d'intelligence et de logos (c'est ce qui fait que l'homme se considère comme la plus parfaite des créatures mortelles) ; poussez donc, messieurs les amis des eidè, ce raisonnement à la limite et dites-nous quels attributs vous supposez à ce qui constitue pour vous le plus parfait des étants que vous puissiez imaginer, et en particulier si vous lui supposez aussi tout ce que l'on trouve déjà de « pefections » (relatives) chez l'homme, à savoir, le fait d'être animé et doué d'intelligence et de pensée. La force de l'argument est justement qu'il ne préjuge pas de ce que pourrait être la réponse ! Parmi ce qui peut postuler à l'appellation d'« étant », il y a l'homme. Pour ceux pour qui l'homme n'est pas le plus parfait des étants, voire n'est même pas un étant parce que soumis au devenir et à la mort, la question est alors de savoir si la progression vers une plus grande perfection se fait, comme elle s'est faite pour passer des être inanimés aux animaux, puis des animaux aux hommes, en supposant que ce qui est plus parfait que l'homme reprend toutes les « perfections » de l'homme en plus parfait encore, plus d'autres (par exemple l'immortalité pour les dieux, puis l'atemporalité pour le démiurge créateur, qui, dans le Timée, comme je l'ai signalé dans la note 54, est aussi créateur du temps et ne peut donc être dans le temps), auquel cas, même si l'on ne veut pas considére l'homme comme un « étant », on retrouve quand même l'animation et la pensée en mieux encore dans l'être le plus parfait, ou si le progrès vers plus de perfection implique la disparition de certains propriétés des étants moins parfaits, justement parce que soumises au changement, auquel cas la pensée et le savoir, que les amis des eidè prétendaient sauver en leur donnant des objets immuables, mais qui supposent eux-même changement dans l'âme du sujet apprenant à connaître, disparaissent du nombre des étants et ils arrivent au résultat inverse de celui qu'ils cherchaient. Pour ceux pour qui l'homme est un étant et le plus parfait d'entre eux, ils sont donc contraint d'admettre la pensée, l'âme et la vie au nombre des étants, alors même qu'elles supposent mouvement et changement. Et pour ceux, s'il y en a, qui refuseraient de considérer les hommes comme des étants parce qu'ils sont soumis au devenir et à la mort, la question ne se pose plus puisque ce qui n'est pas ne peut savoir ! (<==)
(57) Ici s'amorce la redescente par rapport à la liste de qualités/« perfections » énumérées par l'étranger dans la première partie de sa réplique (mouvement/changement (kinèsis), vie (zôè), âme (psuchè), bon sens (phronèsis)) dans un ordre ascendant allant de ce qui est le plus répandu dans ce dont nous faisons l'expérience, qu'on accepte de le considérer comme « étant » ou pas, à ce qui l'est le moins. C'est dans cette perspective ascendante que ce qui tourne autour de la pensée et de la réflexion a été désigné par le terme phronèsis, que j'ai traduit par « bon sens », comme en représentant la forme la plus répandue, y compris chez certains animaux (cf. note 55). Mais pour évoquer la présence ou l'absence de ces différentes aptitudes dans ce que l'interlocuteur considère comme le pantelôs on, l'étant le plus parfait qu'il puisse imaginer, il va les prendre dans l'ordre inverse, en commençant par ce qui manifeste le plus de « perfection » dans cette liste, parce que le moins répandu et donc le plus difficile à obtenir. Et dans cette perspective, il va commencer par ce qui est de l'ordre de la pensée, mais en le considérant cette fois dans ce qui en manifeste la plus grande perfection, l'intelligence spécifiquement humaine, le nous. C'est en effet ce mot qui prend ici la place de phonèsis (« bon sens ») dans l'expression noun ouk echon (« n'ayant pas d'intelligence »).
Nous (ici à l'accusatif noun) désigne la faculté de penser et de raisonner propre à l'homme, c'est-à-dire l'intelligence en tant que faculté, pas en tant que qualité réservée à ceux dont l'intelligence-faculté est plus particulièrement développée. C'est le mot qui est à la racine du verbe noein, qui signifie « penser » et qui a donc un sens voisin de celui de phronein (que j'ai traduit ici par « faire preuve de bon sens » pour des raisons que j'explique dans la note 55), utilisé auparavant, à ceci près que phronein, et phronèsis qui en dérive et que j'ai traduit par « bon sens », évoquent plutôt une intelligence pratique là où noein et nous renvoient plus à une intelligence spéculative. De noein dérive l'adjectif verbal noèton (« intelligible ») opposé par Platon à horaton (« visible »), ce qui nous amène au Platon de la République. Dans la mesure où les amis des eidè sont ceux qui distinguent le visible (horaton)/sensible/matériel et l'intelligible (noèton), comme le fait Platon en particulier dans la République, en l'illustrant par l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne, il leur serait difficile de ne pas admettre que l'étant le plus parfait possible, le pantelôs on tel qu'ils se l'imaginent, n'a pas part au noein (« penser/faire preuve d'intelligence ») et aux noèta (« intelligibles ») auxquel il donne accès, qui sont pour eux les seules ousiai (« étances »). (<==)
(58) La redescente ne respecte pas strictement l'ordre de l'énumération initiale. Avant de s'intéresser à l'âme (psuchè), l'étranger pose à ses interlocuteurs amis des eidè la question de la vie (zôè) de ce qu'ils imaginement comme l'étant le plus parfait possible (pantelôs on). La raison en est sans doute que la notion de « vie » était moins controversiale que celle de psuchè (« âme ») pour les grecs de l'époque. Mais la « vie » dont il est ici question n'est pas la vie au sens de la biologie (étymologiquement « discours (logos) sur la vie (bios, mot de sens voisin de zôè et de même racine) ») moderne, caractérisée par des processus physico-chimiques dans des « organismes » composés plus ou moins complexes. Pour les grecs d'alors, la vie concernait non seulement les plantes (au moins pour Aristote) et les animaux, dont les hommes, mais aussi les dieux, qui se distinguaient des animaux et des hommes par le fait d'être immortels, c'est-à-dire justement de ne pouvoir perdre la vie. Et dans le mythe du Timée, même l'ensemble de l'Univers créé par le démiurge est considéré comme un « vivant » (cf. Timée, 30b7-8, où il est affirmé qu'« il faut dire ce Kosmos (littéralement « ordre », par opposition à « désordre ») un vivant doté d'un âme et d'un esprit/intelligence » (dei legein tonde ton kosmon zôion empsuchon ennoun). On retrouve là les trois éléments que passe en revue ici l'étranger, concernant ce qui n'est encore qu'une création. (<==)
(59) « Nous disons que ces deux-là sont en lui » traduit le grec tauta amphotera enont' autôi legomen (mot à mot « ceux-là tous_les_deux étant_dans lui nous_disons »), dans lequel enont(a) est le participe présent neutre pluriel du verbe eneinai, formé par adjonction du préfixe en (« dans ») au verbe einai (« être »), qui signifie donc étymologiquement « être dans ». Au niveau de ce que l'on dit (legomen, « nous disons »), de nos manières de parler, dire quelque chose « étant dans » (enon), c'est le dire implicitement « étant » (on). (<==)
(60) Comme je l'ai déjà dit à propos de l'emploi de ce mot dans la section consacrée aux fils de la terre, il ne faut pas comprendre psuchè, traduit traditionnellement par « âme », en partant d'une prénotion marquée par vingt siècles de chritianisme, mais à partir du ou des rôles qui lui sont dévolus dans les propos de l'étranger et plus généralement dans les dialogues de Platon. Sur le registre de sens de ce mot, on se reportera à la note 17 ci-dessus. Ici, où il est question des amis des eidè, il faut partir de la réplique introductive à cette critique, en 248a10-13, dans laquelle l'étranger, parlant au nom des amis des eidè, les présente comme opposant le corps, siège de la sensation, ayant part au devenir qui implique changement, et la psuchè (« âme »), siège du raisonnement (logismos), ayant part à l'ousia (« étance ») qui se caractérise par la permanence et l'immutabilité. Dans cette perspective, il faut voir dans psuchè (« âme ») le nom donné à ce qu'il est nécessaire de supposer dans l'homme pour expliquer ce qui ne peut pas être attribué au corps matériel et aux processus physico-chimiques (pour le dire en termes modernes) qu'il met en œuvre, quoi que cela puisse être. La principale de ces « choses » qui ne peut être expliquée par la matière, ou en tout cas par la matière seule, c'est la pensée, le raisonnement, et c'est donc cela qui suppose la psuchè (« âme »), sans nous dire quoi que ce soit de sa nature au-delà des activités qu'on est amenés à lui attribuer, faute de pouvoir les atttribuer à autre chose. Bref, si le pantelôs on, « l'étant le plus accompli », possède l'intelligence, il doit posséder une psuchè (« âme ») comme siège de cette intelligence.
Le texte grec de la seconde partie de cette réplique est ou mèn en psuchè ge phèsomen auto echein auta; (mot à mot « pas donc dans l'âme assurément nous_dirons lui avoir ça ? »). Au niveau de la terminologie, on est toujours dans des manières de parler (phèsomen, « nous dirons »), mais on passe ici du
« être dans » (eneinai) au « avoir/posséder dans » (en... echein). Cette interchangeabilité entre « être » (einai) et « avoir » (echein) se retrouve dans les divers sens d'ousia (« étance ») et explique comment le sens usuel de ce mot a pu devenit « avoirs, possessions, biens, fortune ». (<==)
(61) « Animé » traduit le grec empsuchon, déjà utilisé par l'étranger au début de cette discussion, en 246e7, pour fournir un angle d'attaque contre les fils de la terre en permettant ainsi de passer du corps à la psuchè (« âme »). Sur ce mot, voir la note 17 ci-dessus. On notera que la progression est ici inverse de celle pratiquée par l'étranger avec les fils de la terre : avec eux, il partait de la propiété de certains corps d'être empsucha (« animés »), mot qui, pour les Grecs d'alors, devait avoir perdu sa signification originelle de « doté d'une psuchè » pour signifier tout simplement « capable de mouvement », « agité », tout comme, pour la plupart des Français, le mot « animé », qui dérive d'anima (« âme » en latin) et veut donc dire étymologiquement « doté d'une âme », n'évoque plus l'« âme » ; par contre, avec les amis des eidè, c'est la psuchè, en tant que lieu de la pensée (nous), qui vient en premier pour permettre, à travers le mot empsuchon, de conclure au mouvement. Et si, avec les premiers, c'était le mouvement des corps qui conduisait à l'âme, ici, c'est l'âme qui conduit au mouvement de la pensée. (<==)
(62) « Déraisonnables » traduit le grec aloga, pluriel neutre de l'adjectif alogos, formé par adjonction du aplha privatif à logos et signifiant donc « dénué de logos », c'est-à-dire de raison, de sens. Ce qui paraît « déraisonnable » (alogos), contraire au logos, à Théétète, c'est de dire de la même chose qu'elle est empsuchon (« animée ») et akinèton (« immobile »), comme cela paraîtrait déraisonnable à un enfant français de dire de la même chose qu'elle est à la fois animée et immobile. Il n'y a pas là de profonds raisonnements métaphysiques, mais simplement la constatation spontanée d'un adolescent qui en reste au sens usuel des mots. (<==)
(63) Que l'interlocuteur imagine le pantelôs on (« le parfaitement étant », cf. note 56) comme unique (une sorte d'« Être suprème ») ou comme une totalité (l'ensemble de ce qu'il accepte d'appeler « étant »), dès lors que, pour pouvoir l'envisager comme « intelligent » (noun ekon) si c'est un « étant » unique, ou comme incluant l'intelligence, si c'est une totalité d'« étants », il doit le considérer comme doté d'une psuchè (« âme »), lieu de cette intelligence, ou comme incluant ça, et donc comme « animé » (empsuchon), c'est-à-dire, selon le sens usuel du mot, comme doté de mouvement, même si ce n'est que le mouvement de la pensée, c'est que le mouvement (kinèsis), au sens large qu'avait ce mot pour les Grecs, fait partie des « étants », et donc aussi ce qui est mu (to kinoumenon) par ce mouvement, comme la pensée (nous), mue d'un « objet » à un autre dans l'exercice de son activité. (<==)
(64) « Parmi des étants immobiles/immuables », c'est-à-dire « si l'on considère que tous les étants sont immobiles/immuables (akinètôn) », alors, dans de tels étants, il n'y a pas place pour l'intelligence (nous), ni en eux (mèdeni, « en rien »), ni à propos d'eux (peri mèdenos, « à propos de rien ») dans rien d'autre (mèdamou, « nulle part »). Cela « résulte » (sumbainei) du fait que, comme vient de l'admettre Théétète, intelligence (nous) implique âme (psuchè) comme son « lieu » de production, qui implique mouvement. (<==)
(65) Le texte grec du début de cette réplique est to kata tauta kai hôsautôs kai peri to auto (mot à mot « le selon les-mêmes et identiquement et à-propos du même »). Il reprend, en la modifiant légèrement et en l'enrichissant, la formule prêtée aux amis des eidè par l'étranger au début de cette critique, en 248a12 à propos de l'ousia (« étance »), qu'ils qualifient de aei kata tauta hôsautôs echein (« se comporter toujours identiquement de la même façon ») au contraire du devenir (genesis) qui lui, se comporte allote allôs (« différemment à des moments différents »). L'étranger oppose donc ici au mouvement/changement, non pas directement le repos/stabilité (stasis), mais les qualificatifs qu'utilisaient probablement les amis des eidè à propos de l'ousia (« étance ») telle qu'ils la concevaient, et ce n'est que dans un second temps qu'il met en question la compatibilité de ces attributs avec l'absence de repos. Reste que les trois attributs mentionnés utilisent des formulations pour le moins élliptiques, qui tournent toutes autour du même pronom, autos, « le même, lui-même », et au neutre auto, « ça même », substantivé dans la formule to auto (« le même »), parfois contracté en tauto, qu'on retrouve dans les trois : le tauta de kata tauta est la contraction de ta auta (« les mêmes »), pluriel de to auto, sans que rien n'indique des mêmes quoi il s'agit ; hôsautôs est un adverbe formé par contraction de hôs autos (« comme lui-même ») transformé en adverbe par la terminaison en -ôs (équivalent du -ment qui, en français, fait passer d'un adjectif à un adverbe), qu'on pourrait « traduire », en calquant le grec, par « comme-ça-mêmement » ; et sous une forme non contracte au singulier dans le peri to auto final, sans qu'on sache plus de quoi il s'agit d'être « le même » (sans doute de soi-même, ici où l'expression est au singulier). (<==)
(66) « Advenir » traduit le grec genesthai, le verbe dont dérive genesis (« devenir »), que les amis des eidè opposent justement à l'ousia (« étance »), à laquelle renvoient tous les attributs listés au début. C'est donc de l'ousia (« étance ») que l'étranger se demande, non sans une pointe d'ironie mais de manière cohérente avec ce qu'il a montré auparavant (cf. 248e2-5), si elle peut être l'objet d'une genesis (« devenir ») en l'absence de repos/stabilité (stasis) ! Ce n'est pas parce que la connaissance est un processus impliquant changement dans l'esprit du sujet apprenant à connaître et que la perception qu'il a de ce qu'il cherche à connaître, son ousia (« étance ») exprimée par des mots (« c'est ci ou ça ») est elle-même mue/changée par le fait de subir l'être mieux connue, que cela implique que ce qui est objet de cette quête de connaissance lui-même, qui n'est pas la même chose que son ousia (« étance »), passée au filtre de l'intelligence humaine et du logos (« langage/discours/... ») dans lequel elle s'exprime, est en perpétuel devenir et constamment changeant. Pour que l'on puisse former des mots pour parler de ce que nous percevons, il faut qu'il y ait quelque chose qui ait une stabilité suffisante pour que les mots acquièrent un sens, même si nous ne parvenons pas à en cerner précisément les contours. (<==)
(67) Si, à propos de l'ousia (« étance ») qui était visée par les formules de la réplique précédente, l'étranger a pris clairement position en utilisant le verbe genesthai (« devenr/advenir »), ici, à propos du nous (« esprit/intelligence »), il laisse ouverte la question de savoir si c'« est » ou si ça « devient/advient » en utilisant les deux verbes dans l'expression onta è genomenon (« étant ou advenant »). Si le progrès vers la connaissance est un processus (décrit dans l'allégorie de la caverne), il faut bien qu'il y ait quelque chose dans lequel se déroule ce processus qui ait une certaine permanence. Le nous (« esprit/intelligence »), en tant qu'« organe » de la psuchè (« âme ») est un candidat à jouer un tel rôle. Mais, au-delà des fonctions empiriquement constatées qui nous amènent à supposer la présence en l'homme d'une psuchè (« âme ») et d'un nous (« esprit/intelligence »), la nature exacte et les contours précis de ces éléments sont trop vagues pour qu'il soit possible de décider s'ils sont de l'ordre de l'immuable ou soumis à une forme de changement ou une autre. (<==)
(68) Celui qui énonce une doctrine qui implique l'impossibilité du savoir (epistèmè), du bon sens/prudence/réflexion (phronèsis) et de l'intelligence (nous) est en contradiction avec lui-même en soutenant quelque thèse que ce soit, puisqu'elle ne peut être que le produit d'une réflexion et d'une intelligence dont sa doctrine implique qu'elles ne ne sont pas au nombre des « étants ». Et l'on vient de voir que c'est le cas aussi bien pour ceux qui veulent que tout ce qu'ils considèrent comme « étant » (on) soit immobile/immuable (les amis des eidè) que pour ceux qui veulent que tout ce qu'ils acceptent au nombre des « étants » (onta) soit en perpétuel mouvement/changement (les fils de la terre). Bref, les deux camps sont renvoyés dos à dos et leurs discours réduits à néant, même s'ils arrivent au même résultat (l'anéantissement de la réflexion, de l'intelligence et du savoir ) par des voies opposées. L'emploi de l'adjectif verbal d'obligation macheteon (« il faut se battre ») dérivé du verbe machestai (« combattre, se battre ») fait écho au terme gigantomachia (« combat de géants ») utilisé au début de cette discussion, en 246a4, pour caractériser l'opposition entre fils de la terre et amis des eidè, et le verbe ischurizesthai (« soutenir vigoureusement une opinion »), dérivé d'ischus, qui signifie « force physique, vigueur, fermeté », fait écho au diischurizontai (« ils soutiennent vigoureusement jusqu'au bout ») employé par l'étranger en 246a10 à propos des fils de la terre, dans lequel le préfixe di(a) ajoute l'idée d'accomplissement, de processus mené à son terme, que j'ai traduite par « jusqu'au bout ». Cet écho est destiné à nous faire comprendre que la conclusion ici atteinte concerne non seulement les amis des eidè, mais aussi les fils de la terre. Ni les uns, ni les autres ne se rendent compte, pendant qu'ils se battent les uns contre les autres, que leurs thèses, aux uns comme aux autres, ne permettent pas de rendre compte du fait du logos, qu'ils utilisent pourtant comme arme dans leur combat. (<==)
(69) La référence est probablement à l'incapacité des enfants placés devant un choix, de choisir l'une des options qui leur sont proposées et de renoncer aux autres, qui les conduit à vouloir tout à la fois, et non pas, comme l'écrit Létitia Mouze dans une note ad loc. à sa traduction, à ce que les enfants étant « des êtres privés de raison », cela suggérerait « que la solution n'est pas là ». Que la conclusion à laquelle on arrive (il faut raisonner en termes de « et..., et... », pas en termes de « ou..., ou... ») pose autant, sinon plus, de problèmes qu'elle n'en résoud, c'est ce qui est à peu près certain, et elle devra être précisée, mais elle ne sera jamais remise en cause C'est même un principe général de la pensée de Platon que de toujours récuser les approches qui raisonnent en termes d'exclusion et de toujours raisonner en termes de complémentarité. La mention du philosophos au début de cette réplique montre qu'elle est sérieuse et qu'il ne s'agit pas du tout d'un sophisme. (<==)
(70) On ne peut exprimer plus clairement ce que j'ai décrit dans la note 41 comme étant la position de l'étranger et de Platon derrière lui : au lieu de la position d'exclusion qui est celle aussi bien des fils de la terre (vis à vis des eidè) que des amis des eidè (vis à vis du visible/sensible/matériel), toutes deux mises à mal par les données de l'expérience et prouvées incohérentes par le raisonnement parce que rendant impossible de rendre compte du fait du logos et de la possibilité du savoir (epistèmè) par le moyen de l'intelligence (nous), une position d'inclusion, qui accepte et le sensible, et l'intelligible, et cherche à déterminer les relations des uns aux autres et le rôle que les uns comme les autres peuvent jouer dans notre recherche de ce qui est bon pour nous.
Et de fait, ce n'est pas la dichotomie entre sensibles et intelligibles que reproche Platon par la bouche de l'étranger aux amis des eidè, puisqu'il la fait lui aussi tout au long des dialogues (ce qui explique pourquoi les commentateurs veulent en faire un ami des eidè), mais le fait qu'ils se placent dans une position d'exclusive, qui conduit à la « guerre des géants » : parce qu'ils ont (à juste titre) mis en évidence des « intelligibles » à côté des « visibles/sensibles », c'est-à-dire sont sortis de la caverne, ils ne veulent plus entendre parler de l'intérieur de la caverne et surtout pas y retourner (sauf, bien sûr, quand il s'agit de manger, de boire ou de baiser, car, que voulez-vous, il faut bien vivre et prendre un peu de plaisir dans la vie !...), et n'accordent plus d'« existence » qu'à ce qui est à l'extérieur de la caverne, à l'intelligible, se disputant avec ceux qui, encore enchaînés ou pas, n'ont jamais quitté l'intérieur de la caverne et n'ont nulle envie de le faire, même si parfois, ils peuvent être intrigués par ces lueurs qui semblent ne pas provenir du feu. Si Platon est au-dessus de la mêlée et peut chercher à les renvoyer dos à dos c'est précisément parce que lui n'est pas dans cette démarche d'exclusion, de sélection de ce à quoi on accepte de donner le nom d'« étant » en le disant « être », mais dans une démarche d'inclusion : ce n'est pas ou les intelligibles seulement, ou le visible/sensible seulement, mais le visible/sensible et les intelligibles à la fois, chacun à sa juste place et proprement compris à la lumière de l'autre. En pratique, tout ce qui est visible (les ombres dans la caverne)/sensible (les statues dépassant du mur et projetant ces ombres) a aussi une dimension intelligible (les anthrôpoi et tout le reste, cf. République VII, 516a7) et de plus, certains intelligibles ne sont que ça et n'ont pas de contrepartie à l'intérieur de la caverne (le soleil et les astres, c'est-à-dire le bon, le beau, le juste, etc.), ce qui explique que les deux segments dans lesquels Socrate découpe la ligne soient « inégaux » (voir sur ce point la note ad loc. dans ma traduction de l'analogie de la ligne). Mais on ne peut pas vivre en restant hors de la caverne, quoi que puisse en penser le « philosophe » à la mode de Théodore dont Socrate fait la caricature au beau milieu du Théétète (sur le fait qu'il s'agit d'une caricature et pas du portrait du philosophe selon le cœur de Socrate et le sens que la place qu'il occupe lui donne dans le dialogue, voir la page de ce site consacrée au plan du Théétète), ne serait-ce que pour ne pas mourir de faim, pas plus qu'on ne peut vivre une vie digne d'un anthrôpos (« être humain ») doué de logos (« raison ») en restant dans la caverne toute sa vie. La vraie philosophie consite à articuler les deux en ayant compris comment fonctionnait le logos (« discours/raisonnement/... ») et ce qu'il nous permet de comprendre de notre environnement au moyen des mots (dia logos).
Si le verbe einai (« être ») est pratiquement incontournable
dans le langage courant et peut être utilisé à propos d'absolument n'importe quoi, c'est qu'il ne dit rien par lui-même de ce à quoi on l'applique, et ce n'est pas parce qu'on en spécialiserait le (non) sens en supposant qu'il implique implicitement certains attributs (par exemple tangible, matériel, visible, ou au contraire immuable, éternel, incorporel ou autre chose encore), au moins dans certains contexte (mais en se gardant bien de préciser lesquels quand on l'emploie à longueur de discours), que l'on fera progresser la connaissance. Plutôt que de laisser ces attributs implicites pour certains emplois seulement de einai (« être »), ceux où il aurait un sens « existentiel », il est plus efficace de laisser à ce verbe son rôle d'outil linguistique sans signification propre et d'expliciter les attributs que l'on voudrait lui faire porter quand ce sont eux qui sont en jeu dans le discours et d'utiliser d'autres mots plus spécialisés pour parler de ce à quoi s'appliquent ces attributs.
Le problème des amis des eidè, c'est qu'ils croient que les mots ne font que refléter adéquatement une « réalité » préexistante sans se rendre compte que les mots sont le seul outil dont nous disposons pour décrire notre compréhension du monde qui nous entoure et que nous n'avons aucun moyen autre que la confrontation des expériences et l'épreuve des faits pour déterminer si notre discours est adéquat à ce qu'il prétend représenter. Ce n'est pas parce que quelque chose est immuable ou éternel, ce que nous n'avons aucun moyen de contrôler puisque nous ne sommes pas nous-mêmes éternels, que nous le disons immuable ou éternel, mais c'est parce que nous le pensons immuable ou éternel que nous employons ces mots pour en parler, sans possibilité de savoir s'ils le sont effectivement. Le logos (« discours/langage/... ») est le reflet de notre compréhension du monde, individuelle et collective, et non pas l'image adéquate de ce monde qui s'imposerait à nous comme la vue nous impose l'image visible du monde matériel, visible pour nos yeux d'être humains, donc conformée à cet organe. Et il nous revient de valider en permanence cette interprétation du monde que nous exprimons avec des mots en la soumettant à l'épreuve de l'expérience partagée au moyen du dialegesthai (la pratique du dialogue). Et nous ne devons jamais oublier que l'intelligence ne nous a pas été donnée pour chercher à savoir ce qui « est », expression dénuée de signification, mais ce qui est bon pour nous, individuellement et collectivement, puisque nous sommes des animaux faits pour vivre en société (politikoi) en nous aidant pour cela du dialogos. Dans l'ordre de l'intelligible, le bon (to agathon), dont nous avons tous une compréhension plus ou moins confuse, mais dont nous ne pouvons nier l'objectivité puisque nous faisons tous l'expérience d'action que nous faisons en les croyant bonnes pour nous dont nous finirons par juger certaines conséquences au moins mauvaises pour nous, alors que personne ne fait jamais volontairement quelque chose qu'il estime mauvais pour lui (cf. République VI, 505d5-506a7), est ce qui, en dernière instance, permet de soumettre notre compréhension de l'intelligibilité du monde au test de l'expérience, en n'oubliant pas de prendre en compte le fait que les conséquences d'un acte peuvent être multiples, concerner un plus ou moins grand nombre de personnes et n'apparaître qu'au bout d'un temps plus ou moins long.
En se battant sur ce qui « est » tout court, les amis des eidè et les fils de la terre se trompent de cible et se battent à propos d'un fantôme sans la moindre consistance, et ce faisant, ils nuisent à la société dont ils sont des membres et donc se nuisent à eux-mêmes en tant que membres de cette société, en mettant leur intelligence au service d'une mauvaise cause au lieu de la mettre au service de l'amélioration du sort commun de leur cité ou de l'humanité et donc du leur en tant que membres de ces communautés. De ce point de vue, le supposé « philosophe » ami des eidè et le plaideur invétéré fils de la terre de la « digression » centrale du Théétète, sont les deux caricatures extrêmes des sectateurs de chacun des deux groupes de combattants du « combat des Géants » moqué par l'étranger, envisagés dans leur relations avec leur « cité » et dans leur compréhension de la « justice », la vertu sociale par excellence, et donc à ce titre l'idée/idéal de l'être humain en tant qu'animal fait pour vivre en société (politikos). Pour le plaideur fils de la terre, la seule chose qui compte, c'est son ousia toute matérielle, ses biens, sa fortune, et la justice (des hommes), au sens matériel, incarnée par des lois gravées dans la pierre et des juges, n'est pour lui que l'instrument lui permettant de régler ses affaires personnelles au mieux de ses intérêts propres sans souci d'une « justice » transcendante. Dans cette perspective, le logos n'est à ses yeux qu'un outil dont il faut maîtriser le plus parfaitement possible les ressorts et le pouvoir de persuasion pour tâcher de défendre au mieux son propre intérêt devant les tribunaux, dans le souci de gagner, pas d'être « juste » au regard d'une notion de justice qui transcenderait les lois en vigueur et la manière dont on peut les tordre à son propre avantage. Quant au « philosophe » ami des eidè, il se croit « transporté vivant dans les
îles des bienheureux » (cf. République VII, 519c5-6), n'a que faire de ses concitoyens (sauf quand il s'agit de se procurer de quoi manger, s'habiller, etc.) et des lois de sa cité, la justice étant pour lui une « idée » bien trop haute pour qu'il s'abaisse à étudier ses pâles reflets déformés dans ces lois, mais dont il ne voit pas les implications dans sa propre vie, et il n'éprouve pas le besoin de soumettre son logos à la validation de ses concitoyens, bien trop terre à terre pour pouvoir avoir un jugement de quelque intérêt sur ses hautes spéculations, qui ne leur sont donc d'aucune utilité. Mais par sa vie même, il leur nuit en leur donnant une fausse idée du philosophos qui les détournera de l'envie de faire appel à de vrais philosophes pour les aider à améliorer leur sort commun.(<==)