© 2017 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 23 juin 2019 |
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Note : je regroupe dans une même page les trois sections suivantes de mon plan du Sophiste, plus courtes que celles qui précèdent et qui suivent, en en marquant les limites par des intertitres qui reprennent les titres du plan. Ces trois sections occupent le milieu de la septième définition du Sophiste et la courte section centrale, que j'ai intitulée « Même impasse avec to on et to mè on » (250d5-251a4), marque la conclusion de la partie critique et annonce la partie constructive de la longue parenthèse accomplissant le « parricide » de Parménide (237a3-264b10).
[249d] [...]
L'ÉTRANGER.-- Eh bien quoi ? Ne paraissons-nous pas à présent avoir convenablement cerné par le logos (discours/raisonnement/définition/...) l'étant ?
THÉÉTÈTE.-- Eh bien tout à fait, en effet.
L'ÉTRANGER.-- Oh ! Oh ! Pourtant peut-être bien, (1) Théétète, que nous me semblons maintenant devoir faire connaissance avec l'impasse où conduit son examen.
THÉÉTÈTE.-- [249e] En quel sens dis-tu encore aussi cela ?
L'ÉTRANGER.-- Bienheureux [enfant], ne comprends-tu pas que nous sommes maintenant dans l'ignorance la plus grande sur lui, alors que nous nous faisons l'impression de leur dire quelque chose [de sensé] ? (2)
THÉÉTÈTE.-- Moi en effet certainement[, je le pensais]. Mais où nous nous sommes encore comportés ainsi à notre insu, je ne m'en rend pas tout à fait compte.
L'ÉTRANGER.-- Examine donc plus précisément si, sur ce sur quoi nous sommes maintenant [250a] d'accord, nous ne pourrions à juste titre nous voir poser les mêmes questions que celles que nous-mêmes avons posées tout à l'heure à ceux qui disent le tout être chaud et froid.
THÉÉTÈTE.-- Lesquelles ? Rappelle-les moi.
L'ÉTRANGER.-- Très certainement, et nous essayerons de le faire en t'interrogeant comme eux tout à l'heure, pour qu'en même temps, nous avancions aussi quelque peu.
THÉÉTÈTE.-- Correct.
L'ÉTRANGER.-- Eh bien soit ! Donc mouvement/changement et repos/immutabilité, ne les dis-tu pas le plus contraires/opposés l'un à l'autre ? (3)
THÉÉTÈTE.-- Comment en effet ne pas [le dire] ?!
L'ÉTRANGER.-- Et néanmoins, tu dis bel et bien pareillement « être » ces deux-là et chacun des deux ? (4)
THÉÉTÈTE.-- [250b] Eh bien, je le dis en effet.
L'ÉTRANGER.-- En disant donc se mouvoir/changer les deux et chacun des deux, quand tu [leur] accordes d'« être »/[les] réunit avec « être » ?
THÉÉTÈTE.-- Pas du tout !
L'ÉTRANGER.-- Alors, tu veux signifier « rester immobile/inchangé » (5) en les disant tous les deux « être » ? (6)
THÉÉTÈTE.-- Et comment [serait-ce possible] ?
L'ÉTRANGER.-- Posant donc dans ton âme le « étant » [comme] un troisième quelque chose à côté de ceux-là lorsque, appréhendant ensemble sous celui-ci le repos/immutabilité et le mouvement/changement après en avoir fait le tour et les dominant du regard du point de vue de leur communauté avec l'étance, tu [les] dis ainsi en plus « être » ? (7)
THÉÉTÈTE.-- [250c] Nous risquons en vérité d'avoir à conjecturer l'étant [comme] un troisième quelque chose quand nous disons « être » mouvement/changement et repos/immutabilité. (8)
L'ÉTRANGER.-- Donc l'étant n'est pas mouvement/changement et repos/immutabilité tous les deux ensemble, mais bien quelque chose d'autre qu'eux. (9)
THÉÉTÈTE.-- Il semble.
L'ÉTRANGER.-- Selon sa propre nature donc, l'étant ni ne reste immobile/inchangé, ni ne se meut/change ? (10)
THÉÉTÈTE.-- Probablement.
L'ÉTRANGER.-- Vers où doit donc encore tourner sa pensée (11) celui qui veut établir fermement en lui-même quelque chose de clair à son sujet ?
THÉÉTÈTE.-- Vers où, en effet ?!
L'ÉTRANGER.-- [Vers] vraiment nulle part encore facilement, je pense. Car si quelque chose ne [250d] bouge/change pas, comment ne reste-il pas immobile/immuable ? Et ce qui ne reste en aucune manière immobile/immuable, comment à son tour ne bouge/change-t-il pas ? Mais l'étant nous apparaît maintenant en dehors de ces deux [options] à la fois. [Est-ce] donc possible, ça ? (12)
THÉÉTÈTE.-- Ma foi, c'est tout ce qu'il y a de plus impossible.
L'ÉTRANGER.-- Eh bien, [il est] juste de rappeler encore ceci sur ces [questions].
THÉÉTÈTE.-- Quoi ?
L'ÉTRANGER.-- Qu'interrogés sur ce à quoi il faut appliquer le nom de « n'étant pas », nous nous étions enfoncés dans une totale impasse. Tu te rappelle ?
THÉÉTÈTE.-- Comment en effet ne pas [se le rappeler] ?
L'ÉTRANGER.-- [250e] Donc, est-ce que nous sommes dans une moindre impasse à propos de l'étant ?
THÉÉTÈTE.-- Pour moi certainement, étranger, si je puis dire, nous semblons [être] dans une plus grande. (13)
L'ÉTRANGER.-- Eh bien, que cela se trouve ainsi complètement dans une impasse ! Mais puisque d'égale manière l'étant et le n'étant pas échangent l'un avec l'autre les difficultés, (14) un espoir [est] maintenant [permis] que, de la même manière que l'un des deux se montrerait plus ou moins clairement, l'autre aussi [251a] se montrerait pareillement ; et si au contraire nous ne sommes capable de voir (15) ni l'un, ni l'autre, tâchons du moins de faire progresser pour notre profit le logos (parole/langage/discours/discussion/argument/raisonnement/jugement/explication/...) de la manière la plus convenable dont nous soyons capables à travers les deux à la fois. (16)
THÉÉTÈTE.-- Bien.
L'ÉTRANGER.-- Disons donc de quelle manière nous pouvons bien appeler par de multiples noms le même ça à chaque fois/dans tous les cas. (17)
THÉÉTÈTE.-- Comme quoi donc ? Donne un exemple.
L'ÉTRANGER.-- Nous parlons d'un homme, n'est-ce pas, en [lui] attribuant un certain nombre de noms, appliquant sur lui les couleurs et les formes et grandeur et vices et vertus, au milieu desquelles [appellations], toutes [celles-ci] et d'autres [251b] par milliers, nous ne le disons pas seulement être homme, mais encore bon et une infinité d'autres [choses], et en outre, les autres [choses], selon le même logos (raison/raisonnement/...), supposant pareillement chacune une, [c'est] au contraire comme multiple et avec de multiples noms que nous en parlons. (18)
THÉÉTÈTE.-- Tu dis vrai.
L'ÉTRANGER.-- Moyennant quoi en tout cas, je pense, nous avons préparé un festin pour les jeunes et ceux d'entre les viellards tard venus aux études, car [c'est] à la portée de tout le monde d'objecter aussitôt qu'il est impossible pour le multiple d'être un et pour l'un multiple et, n'est-ce pas, ils prennent plaisir à ne pas laisser dire [251c] bon un homme, mais d'une part le bon bon, d'autre part l'homme homme. (19) Car tu as souvent l'occasion de rencontrer, Théétète, je pense, des [personnes] prenant au sérieux de telles [choses], parfois des hommes plus âgés et, sous l'effet de la pauvreté de leur acquis en termes de bon sens, (20) s'étonnant de telles [choses] et pensant même avoir trouvé en cela même quelque chose de tout à fait sage.
THÉÉTÈTE.-- Eh bien tout à fait, en effet.
L'ÉTRANGER.-- Donc, afin que notre logos (propos/discours/raisonnement/argument/...) soit pour tous ceux [251d] qui ont à un moment ou à un autre et d'une quelconque manière discuté sur l'étance, (21) que ce soit pour ceux-ci ou pour les autres avec lesquels nous avons discuté tout à l'heure, les propos suivants seront à présent tenus comme dans un questionnement. (22)
THÉÉTÈTE.-- Lesquels donc ?
L'ÉTRANGER.-- Devons-nous n'attribuer ni l'étance au mouvement/changement et au repos/immutabilité, (23) ni rien d'autre à rien d'autre mais les poser ainsi dans nos logoi (paroles/propos/discours/raisonnements/...) comme étant non miscibles et incapables de recevoir les uns des autres, ou tous [les] rassembler dans le même (24) en tant que capables de former une communauté les uns avec les autres, ou [251e] les uns [oui], mais les autres non ? (25) De ces [options], Théétète, laquelle pourrions-nous bien dire qu'ils préférent ? (26)
THÉÉTÈTE.-- Moi en tout cas, devant ces [questions], je n'ai rien à répondre pour eux.
L'ÉTRANGER.-- Pourquoi donc, en répondant à une à la fois n'examinerais-tu pas ce qui résulte de chacune ?
THÉÉTÈTE.-- Tu parles bien. (27)
(vers la section suivante)
(1) Le texte grec donné par les manuscrits pour le début de cette réplique, après babai (interjection traduite par « Oh ! Oh ! »), est ment' an ara, accumulation de particules qui pose quelques difficultés et que la plupart des éditeurs tentent de corriger, sans tomber d'accord sur la correction à apporter. Comme le sens général de cette réplique ne paraît douteux pour personne : Théétète est optimiste en croyant en avoir fini avec les problèmes posés par l'étant (to on) et le problème est loin d'être résolu, la question de savoir comment, dans le détail, l'étranger introduit ses doutes est secondaire et n'engage pas la compréhension d'ensemble du dialogue. Je m'en tiens donc au texte des manuscrits en tentant tant bien que mal d'en rendre, sinon la littéralité, du moins l'esprit, en donnant à mentoi (abrégé en ment' devant an) le sens restrictif de « pourtant » et en intreprétant le an qui ne semble porter sur aucun verbe comme introduisant une idée de doute que je rends par « peut-être ».
À titre de comparaison, après le texte grec complet de la réplique, voici les choix et traductions que j'ai pu consulter :
- Texte grec : babai ment' an ara, ô Theaitète, hôs moi dokoumen nun autou gnôsesthai peri tèn aporian tès skepseôs
- Cousin : « Ah! Théétète, il me semble que nous en sommes arrivés seulement à reconnaître toute la difficulté de la question » (il semble qu'il ait purement et simplement ignoré les mots litigieux) ;
- Diès propose la lecture menoi an ara (où menoi est la troisième personne du singulier de l'optatif présent actif du verbe menein, qui signifie « rester, demeurer ») et traduit « Oh ! oh ! puisse-t-il y rester (l'être, « assez bien enserré en notre définition », selon la traduction de la réplique précédente), en ce cas, Théétète, car m'est d'avis que c'est le moment où nous allons connaître combien son examen est embarassant » ;
- Robin : « Oh ! oh ! il n'en est pas moins vrai en fin de compte, Théétète, que nous allons maintenant, me semble-t-il, nous rendre compte, à son sujet, de l'inextricable difficulté de notre recherche », avec une note sur « en fin de compte » disant : « Texte très controversé, qu'on a corrigé de diverses façons tout en s'accordant sur le sens génénral » ;
- Chambry : « Hélas ! Théétète, je crois, moi, que nous allons connaître maintenant combien l'examen de l'être offre de difficultés » (comme Cousin, Chambry semble avoir purement et simplement ignoré les mots litigieux) ;
- Cordero indique dans ses choix de variantes par rapport au texte de Diès (qu'il utilise comme référence), qu'il liste à la fin de son introduction, qu'il retient le texte des manuscrit plutôt que la correction de Diès et traduit : « Hélas, Théétète, ce n'est en effet que maintenant – je crois – que nous connaîtrons la difficulté qui s'attache à sa recherche » ;
- Mouze indique aussi, dans ses variantes de lecture par rapport au texte de Diès, qu'elle retient le texte des manuscrits et traduit : « Hélas, Théétète, j'ai l'impression que c'est maintenant que nous allons prendre connaissance, à son sujet, de l'impasse à laquelle aboutit notre examen » ;
- La nouvelle édition du volume I des œuvres de Platon pour les OCT, par Duke et al., donne le texte suivant : babai· <ou> ment' ara, ô Theaitète· hôs moi dokoumen nun autou gnôsesthai peri tèn aporian tès skepseôs. (<==)
(2) La fin de cette phrase est en grec phainometha de ti legein hèmin autois (mot à mot : « nous_semblons cependant quelque-chose dire à_nous autois », le hèmin (« à nous », datif) portant sur le phainometha (« nous semblons/paraissons », et l'expression ti legein, « dire quelque chose » devant se comprendre comme signifiant le contraire de « dire n'importe quoi »). Elle se termine sur un autois, datif pluriel masculin ou neutre de autos (« lui-même, celui-ci ») dont il n'est pas évident de déterminer à quoi il renvoie. On peut envisager trois possibilités :
- au sujet de la discussion, c'est-à-dire l'étant (to on, neutre), mentionné au singulier pour la dernière fois en 249d7 (ar' ouk epieikôs èdè phainometha perieilèphenai tôi logôi to on; « ne paraissons-nous pas à présent avoir convenablement cerné par le logos (discours/raisonnement/définition/...) l'étant ? »), mais il est mentionné au singulier et dans les deux répliques suivantes, dont celle qui nous occupe ici, l'étranger y fait référence par un peri autou au singulier (autou... peri tèn aporian tès skepseôs, « l'impasse où conduit son examen », mot à mot « ...l'examen sur lui », en 249d10-11, et nun esmen en agnoiai tèi pleistèi peri autou, « nous sommes maintenant dans l'ignorance la plus grande sur lui », en 249e2-3) ; il n'est pas absolument impossible que l'étranger passe tout à coup au pluriel en supposant un ta onta (« les étants »), qui n'est pas dans le texte, derrière le autois, mais à quelques mots de distance du pei autou (« sur lui », singulier) et dans la même phranse, c'est fort peu probable (c'est l'option retenue par Cousin, qui traduit par « nous pensions en avoir dit quelque chose de raisonnable », et par Chambry, qui traduit par « croyant que nous en parlons sensément ») ;
- les logoi (« propos/raisonnements/discours/... ») qui viennent d'être tenus : mais là encore, la dernière référence à ça est le tôi logoi qui précède immédiatement le to on de 249d7 (voir ci-dessus), et elle est aussi au singulier, ce qui rend cette option peu probable (c'est celle retenue par Diès, qui traduit par « nous croyons voir clair en nos formules », Robin, qui traduit par « la valeur de nos propos nous paraît à nous-mêmes évidente » et Cordero, qui traduit « nos arguments nous semblaient évidents », qui, tous trois, sont obligés d'expliciter l'antécédent implicite dans le grec, seule manière de rendre le texte compréhensible) ;
- les interlocuteurs fictifs avec lesquels est menée toute cette discussion, fils de la terre aussi bien qu'amis des eidè : certes, ils n'ont pas été mentionnés depuis un certain temps, mais la juxtaposition du hèmin (« à nous ») et du autois (« à eux »), comme pour les opposer et faciliter la compréhension du autois (« à eux ») à partir de celle du hèmin (« à nous »), repoussé loin du verbe sur lequel il porte (phainometha), jusqu'à après celui sur lequel porte le autois (legein), semble inviter à retenir cette option et la traduction littérale en remettant les mots dans un ordre plus compréhensible en français par « nous semblons à nous dire quelque chose à eux » me semble poser moins de problèmes de compréhension que les deux autres, qui supposent un antécédent au singulier à un pronom au pluriel. Un « à eux » dans le contexte de cette discussion, même si ces « eux » n'ont pas été mentionnés depuis longtemps, est immédiatement compréhensible dans une discussion où, depuis le début, on parle avec des interlocuteurs imaginaires, mais que tout le monde a présents à l'esprit. C'est cette dernière solution que j'ai retenue.
Mouze, en traduisant « alors même qu'il nous paraît que nous disions quelque chose de consistant », contourne la difficulté en ne traduisant pas le autois. (<==)
(3) Ici recommence une discussion dans laquelle il est fondamental d'être attentif aux mots utilisés, ou au contraire évités, par Platon, et tout particulièrement en ce qui concerne toutes les formes du verbe einai (« être »), dont le rôle et le sens sont l'objet du débat. Dans cette réplique, dont le texte grec est kinèsin kai stasin ar' ouk enantiôtata legeis allèlois (mot à mot : « mouvement/changement et repos/immutabilité donc pas le_plus_contraires/opposés tu_dis l'un_à_l'autre »), deux points sont particulièrement importants : l'absence du verbe einai, qui ne sera justement introduit que dans la réplique suivante de l'étranger, avec toute la mise en valeur qui convient, et l'utilisation à sa place du verbe legein (« dire, parler »), qui aide à comprendre que ce que l'étranger, et Platon derrière lui, a ici en tête, c'est notre manière de parler, le logos, ou plus pécisément the legein, c'est-à-dire la parole en action, et non pas les « concepts » en eux-mêmes. Or, quand on regarder les traductions proposées par d'autres, le constat est édifiant !
- Cousin : « ne penses-tu pas que le mouvement et le repos sont absolument contraires l'un à l'autre ? » (le verbe « dire » a été remplacé par « penser », sans aucune raison, ce qui fait disparaître l'élément dialogique impliqué par legein, « dire », qui suppose qu'on parle à une ou plusieurs autres personnes) ;
- Diès : « repos et mouvement ne sont-ils pas, à ton avis, absolument contraire l'un à l'autre ? » (Diès utilise le verbe « être » et fait disparaître le verbe « dire », remplacé par un bien terne « à ton avis », un comble !) ;
- Robin : « mouvement et repos, ne dis-tu pas que l'un à l'égard de l'autre, ils sont tout ce qu'il y a de plus opposés ? » (Robin conserve le verbe « dire », mais introduit le verbe « être » : dix sur vingt) ;
- Chambry : « le mouvement et le repos ne sont-ils pas, à ton avis, directement opposés l'un à l'autre ? » (mêmes erreurs que Diès) ;
- Cordero : « Affirmes-tu que le mouvement et le repos sont, l'un par rapport à l'autre ce qu'il y a de plus contraire ? » (la traduction de legein par « affirmer » est à mi-chemin entre celle par « dire » et son remplacement par « à ton avis », en mettant l'accent sur l'idée d'un thèse soutenue avec vigueur plus que sur le simple acte de parler, qui est ici en cause : la question n'est pas ici la plus ou moins grande valeur des propos énoncés ou le degré d'engagement de celui qui les énonce vis à vis de ce qu'il dit, mais tout simplement la manière de s'exprimer dans le langage de tous les jours ; et Cordero, comme les autres, introduit le verbe « être ») ;
- Mouze : « Ne dis-tu pas que le mouvement et le repos sont contraires l'un à l'autre ? » (il aurait suffi à Mouze de ne pas ajouter « que » et « sont », qui ne sont pas dans le grec, pour avoir une traduction en bon français conforme au texte de Platon, à ceci près qu'elle n'a pas pris en compte le fait qu'enantiôtata est un superlatif).
Tous ces traducteurs rendent bien le sens des propos de l'étranger et le font dans un bon français, ils sont de bons héllénistes (ce que je ne suis pas), mais ils montrent là qu'ils n'ont rien compris au Sophiste !
(<==)
(4) Il n'est pire sourd que qui ne veut pas entendre ! Pour Cousin (« Et tu prétends aussi que l'un et l'autre existe également? »), Robin (« Et l'existence, bien certainement, tu l'affirmes semblablement de tous les deux ensembles et de chacun d'eux séparément ? ») et Chambry (« Et pourtant tu affirmes que tous les deux et chacun d'eux existent également ? »), il ne fait aucun doute que le verbe einai (« être ») a ici son supposé sens existentiel et ils le remplacent donc par « exister » ou « existence », sans même offrir au lecteur l'opportunité de se faire sa propre opinion. Diès et Cordero sont plus nuancés : Diès traduit par « Et pourtant tu les affirmes être, l'un et l'autre, et tout aussi bien l'un que l'autre ? » en ajoutant en note sur « être », « Le pivot de toute cette discussion est l'équation apparente qu'établit, entre mouvement, repos, être, toute affirmation d'une existence du repos et du mouvement. C'est pour cela que j'ai dû conserver partout le mot être, au risque de sembler, parfois, un peu barbare » (c'est moi qui mets « existence » en caractères gras), et Cordero traduit par « Et tu affirmes néanmoins que, ensemble, les deux sont, et que chacun d'entre eux, est », avec une note sur cette réplique disant : « Il est indubitable que le verbe "être" a, dans cette phrase, un sens ou une valeur existentielle » (c'est moi qui mets « existentielle » en caractères gras). Eh bien non! Non seulement ce n'est pas « indubitable », mais c'est faux ! L'étranger se contente de constater que, dans la manière usuelle de parler de tout le monde, et donc aussi de Théétète à qui il s'adresse, on emploie le verbe « être » (einai) à propos du mouvement aussi bien que du repos. Les dire « être », c'est tout simplement dire des phrases comme « le mouvement est çi ou ça », « le repos est ci ou ça », ou encore « le mouvement est le contraire du repos » ou « le repos est le contraire du mouvement ». Il généralisera d'ailleurs ce caractère incontournable de einai dans le langage à propos de tout en 252c2-9. Mais évidemment, quand on part du principe que le verbe einai, et « être » en français qui en est la traduction, ont une valeur existentielle et que c'est de cela qu'il est question dans Platon, et en particulier dans le Sophiste, il n'est pas difficile de trouver ce sens « existentiel » là où ça vous arrange ! (<==)
(5) Si, dans la réplique précédente, kineisthai, traduit par « se mouvoir/changer », est un infinitif présent moyen (« se mouvoir ») ou passif (« être mu »), ici, la forme traduite par « rester immobile/inchangé », hestanai, est un infinitif parfait actif, celui du verbe histanai (« placer, poser »). Le parfait est le temps de l'action commencée dans le passé et se continuant dans le présent, ce qui renforce ici l'idée de quelque chose qui dure sans changer, qui reste toujours à la même place. (<==)
(6) Encore deux répliques de l'étranger où le choix des mots et l'organisation de la phrase ne doivent rien au hasard, mais sont destinées à « nous faire avancer » (cf. 250a5-6), non pas sur le sens existentiel d'einai (« être »), mais sur la compréhension du logos/legein (« discours/langage/... » et sa pratique, le fait de parler). Le texte grec de ces deux répliques est le suivant :
(1)
ara kineisthai legôn amphotera kai hekateron, hotan einai sugchôrèis;
(mot à mot « donc mouvoir/changer disant les_deux_ensemble et chacun_des_deux, quand être tu_réunis_à ? »)
(2)
all' hestanai sèmaineis legôn auta amphotera einai;
(mot à mot « mais rester_immobile/inchangés tu_signifies disant ceux-là tous_les_deux être ? »)
On retrouve dans les deux phrases legôn (« disant ») et einai (« être »), et, chaque fois, deux autres verbes, l'un à l'infinitif et l'autre conjugué, qui sont différents d'une réplique à l'autre : les deux verbes à l'infinitif sont ceux qui font référence au sujet de la discussion, kineisthai (« bouger/changer », infinitif présent actif) dans la première réplique, hestanai (« reste immobile/inchangé », infinitif parfait actif) dans la seconde, et les deux verbes conjugués sont ceux qui décrivent un lien entre ces infinitifs et l'infinitif einai (« être »). C'est sur eux que nous allons maintenant nous pencher, car ils sont fort instructifs sur le legein (« dire ») auquel fait référence le legôn (« disant ») de chacune des deux répliques.
- sugchôrèis est la 2ème personne du singulier du subjonctif (appelé par la préposition hotan, « quand ») présent actif du verbe sugchôrein, formé sur la racine chôra, qui signifie « espace, place », par adjonction du préfixe sun- (« avec, ensemble ») au verbe chôrein, qui signifie « contenir, avoir place pour », ce qui donne pour sens pour sugchôrein « venir ensemble, se réunir dans un même lieu, joindre à », et au sens figuré « être du même avis, s'accorder », sens dans lequel il est généralement utilisé dans les dialogues ; ici, on peut donc comprendre, dans la continuité des autres usages de sugchôrein dans le dialogue, que Théétète « accorde » l'« être » au repos et au mouvement, comme le font tous les traducteurs consultés, mais on peut aussi, en prenant le verbe dans son sens premier, comprendre que cet « accord » se traduit par le fait qu'il « réunit » ensemble les mots « repos » ou « mouvement et « être » dans un logos pour dire (legein) que le repos ou le mouvement « est ».
- sèmaineis est la 2ème personne du présent de l'indicatif actif du verbe sèmainein, qui signifie « signifier », à partir de la racine sèma (« signe »). Ce mot est souvent utilisé par Platon pour faire référence à la relation entre un mot et ce à quoi il prétend faire référence, ce qu'il prétend désigner. On trouve d'ailleurs 40 des 96 occurrences de ce verbe dans les dialogues, soit près de la moitié, dans le Cratyle, qui s'intéresse justement à l'origine des mots et à leurs liens avec ce qu'ils désignent.
Par l'usage de ces deux verbes, Platon suggère discrètement à qui se donne la peine de dépasser la surface des mots une « définition » en filigrane, non pas
du sens existentiel de einai (« être »), mais de legein (« parler (de manière sensée) ») : parler, c'est réunir, placer ensemble (sugchôrein) des mots en vue de les faire signifier (sèmainein) quelque chose. Et le « réunir » (sugchôrein) vient en premier car, comme le dira l'étranger en 262b5-c7, un mot seul ne constitue pas un legein. Le sens, le sèmainein (« signifier »), n'apparaît que lorsqu'on réunit plusieurs mots, et pas n'importe comment.
On notera par ailleurs que Platon a organisé ses phrases pour que einai (« être ») soit dans l'une complément du verbe conjugué
et dans l'autre complément du legôn et que l'arrangement qu'il a retenu fait que einai figure ainsi en complément du verbe faisant référence à l'assemblage des mots (sugchôrein), pas en complément de celui qui fait référence à leur signification (semainein). Là encore, ce n'est certainement pas un hasard, puisque l'objectif de l'étranger est justement de nous faire comprendre que einai (« être ») n'a pas de signification par lui-même.
Et même la notion d'« accord » suggérée par le sens usuel du verbe sugchôrein dans les dialogues n'est pas étrangère à cette « définition » du legein (« parler »), puisque, pour que les mots puissent « signifier » (semainein) quelque chose dans le dialogue, il faut qu'il y ait un accord entre les interlocuteurs sur le sens approximatif d'au moins certains de ces mots, qu'ils « se retrouvent ensemble » (un des sens possibles de sugchôrein) sur une base linguistique commune.
À titre d'information, je reproduis ci-dessous les traductions que j'ai consultées de ces deux répliques, en mettant
en gras la traduction de einai, en bleu la traduction de legôn, en rouge la traduction de sugchôrèis, en vert la traductrion de sèmaineis, et en soulignant les ajouts intempestifs de formes du verbe « être » :
- Cousin traduit :
(1) « Penses-tu, en accordant qu'ils existent, que l'un et l'autre soit mû également? »
(2)
« Mais, en disant qu'ils existent, veux-tu faire entendre que tous deux sont en repos? »
- Diès traduit :
(1) « Est-ce mus que tu les dis l'un et l'autre, et tout aussi bien l'un que l'autre, quand tu leur accordes l'être ? »
(2)
« Est-ce donc en repos que tu veux les dire quand, tous les deux, tu les dis être »
- Robin traduit :
(1) « Quand tu conviens de leur existence, est-ce en voulant dire qu'ils se meuvent tous les deux ensemble et chacun séparément ? »
(2)
« Est-ce au contraire leur repos que tu signifies, en disant de l'un et l'autre qu'ils sont ? »
- Chambry traduit :
(1) « Et quand tu leur accordes l'être, tu entends que chacun d'eux et tous les deux se meuvent ? »
(2)
« Alors entends-tu qu'ils sont en repos, en disant qu'ils existent tous les deux ? »
- Cordero traduit :
(1) « Mais lorsque tu admets qu'ils sont, affirmes-tu que les deux – et que chacun – sont en mouvement ? »
(2)
« Veux-tu signifier, en revanche, que tous deux sont en repos, quand tu dis qu'ils sont ? »
- Mouze traduit :
(1) « Et lorsque tu leur accordes d'être, dis-tu qu'ils sont en mouvement, tous les deux et chacun de son côté ? »
(2) « Alors veux-tu signifier qu'ils sont en repos, quand tu dis que tous les deux sont ? »
Comme on peut le voir, tous sauf Diès et Mouze traduisent legôn par un verbe différent d'une réplique à l'autre ; Chambry traduit par le même verbe français le premier legôn et le sèmaineis ; Robin et Chambry traduisent différemment einai d'une réplique à l'autre ; Cousin, Chambry, Cordero et Mouze ne se rendent pas compte du problème que pose le fait de traduire kineisthai et/ou hestanai par « être » en mouvement/mû et « être » en repos, dans des phrases où tout tourne autour du verbe « être ». Et aucun ne permet de voir qu'on peut aussi comprendre ici le verbe sugchôrein dans son sens premier de « réunir » (des mots dans un logos).
(<==)
(7) La première chose qu'il faut bien voir pour comprendre cette réplique de l'étranger, c'est qu'il ne faut pas y voir l'expression de son point de vue ou de celui de Platon. Il ne fait ici qu'essayer d'aider Théétète à verbaliser ce qu'il pense confusément sur des questions sur lesquelles, vu son jeune âge, il n'a pas encore eu l'opportunité de mettre au clair ses propres idées au milieu de tout ce qu'il entendait dire des uns et des autres sur les différentes théories qui avaient cours à l'époque sur ces questions et dont il pouvait entendre les échos autour de lui, ce d'autant plus que sa présence aux côtés de Théodore suggère qu'il était plus intéressé par la géométrie et les mathématiques que par la « philosophie », dont le Théétète nous a permis de voir ce qu'en pensait Théodore, qui avait gobé tout cru la caricature de philosophe que lui avait servie Socrate au milieu du dialogue. Dans les répliques précédentes de l'étranger et dans celle-ci encore, il s'adresse à Théétète à la seconde personne du singulier (phès (« tu dis ») en 250a11, sugchôrèis (« tu accordes ») en 250b3, sèmaineis (tu signifies ») en 250b5, proseipes (« tu dis en plus ») en 250b11, dans la réplique qui nous occupe) sous forme interrogative, cherchant donc à savoir si les opinions qu'il explicite avec ses mots sont bien celles de son interlocuteur. Dans ces conditions, il ne faut pas donner à la formule en tèi psuchèi titheis (mot à mot « dans la âme posant ») plus de poids qu'elle n'en a en fait et y chercher de hautes spéculations sur le « lieu » où « résideraient » les eidè, comme le fait par exemple Cordero dans une note ad loc., mais se souvenir simplement qu'en grec, dans une formule comme celle-là, l'article a valeur de possessif (« posant dans ton âme » ; on en trouve un autre exemple quelques lignes plus loin, en 250c9, avec l'expression tèn dianoian trepein, « tourner sa pensée ») et la lire à la lumière de la définition de la dianoia (« pensée ») que donne l'étranger en 263e3-8 comme « dialogue intérieur de l'âme (psuchè) avec elle-même se produisant sans son de la voix ») : « tu poses dans ton âme » signifie tout simplement « tu penses ». S'il faut chercher une signification à la mention de l'âme ici, il faut plutôt y voir une référence au fait que notre appréhension de ce qui n'est pas nous passe par des processus intérieurs se déroulant dans ce que Platon appelle psuchè (« âme »), processus qui s'appuient sur des mots et sur le logos, intérieur aussi bien que vocal (dans les lignes citées plus haut sur la définition de la dianoia (« pensée »), l'étranger dit que logos et dianoia, c'est la même chose, sauf que l'un, la dianoia (« pensée »), est silencieux et intérieur à la psuchè (« âme »), l'autre, le logos, est exprimé par des sons), et qu'il est illusoire de penser que ces mots sont automatiquement un reflet direct et adéquat de ce à quoi ils prétendent renvoyer. Il faut commencer par analyser ce qui se passe dans l'âme avant de chercher à déterminer si cela reflète adéquatement une « réalité extérieure ». C'est ce que fait ici l'étranger, en proposant à Théétète des mots, un logos (« formulation/discours/paroles/... ») vocal pour clarifier et formaliser ce que lui, Théétète, pense intérieurement. Et il le fait à chaque étape en tenant compte de ses réponses aux questions précédentes, même si, de son point de vue à lui, l'étranger, elles sont erronées. Il faut se souvenir en effet qu'on est encore (plus pour longtemps) dans la partie critique du dialogue, où il cherche à bien faire comprendre à son interlocuteur les problèmes et les contradictions auxquelles mènent ses opinions actuelles non encore soumises à une critique en règle, avant de proposer des solutions auxquelles Théétète ne sera réceptif que quand il aura touché du doigt les limites et les failles de ses opinions actuelles et de toutes celles dont il a pu entendre parler.
Mais il faut aussi avoir présent à l'esprit que l'étranger mène cette enquête sur les présupposés implicites de Théétète en sachant, lui, où il va et où il veut, au terme de cet interrogatoire, amener son interlocuteur et ses auditeurs (et lecteurs). Il peut donc expliciter ce qu'il pressent des idées confuses de Théétète avec des termes précis, même si les opinions qu'ils expriment sont erronées. C'est justement en choisissant des termes précis qu'il peut le mieux mettre en évidence les contradictions auxquelles ces jugements erronés mènent.
Une lecture superficielle de l'échange en cours peut se résumer ainsi : l'étranger obtient l'agrément de Théétète sur le fait que mouvement/changement (kinèsis) et repos/immutabilité (stasis) sont tout ce qu'il y a de plus contraire l'un à l'autre, que néanmoins il dit « être » (einai) l'un et l'autre, mais que « être » n'est pas la même chose que « bouger/changer » (kineisthai) (comme pourraient le revendiquer les fils de la terre), puisqu'il dit aussi « être » le contraire de cela, ni la même chose que « rester immobile/immuable » (hestanai) (comme pourraient le revendiquer les amis des eidè), pour la même raison. Reste donc que ce soit une troisième « chose », différente à la fois de l'un et de l'autre, mais les englobant tous deux. C'est ce que l'étranger explicite ici.
Si maintenant, on examine de plus près cet échange, en étant attentif aux termes spécifiques employés par l'étranger, aux glissements de vocabulaire qui s'y produisent et au fait que la réplique qui nous occupe ici regroupe dans une seule et même phrases les trois formes to on (« l'étant »), ousia (« étance ») et einai (« être »), dans cet ordre, on découvre que les choses sont loin d'être aussi simples que ce que pourrait laisser penser une première lecture cursive. Pour prendre conscience de ces subtilités, on peut commencer par mettre en regard les différents termes utilisés dans chacun des trois registres en cause, celui du « être », celui du mouvement/changement et celui de l'immobilité/stabilité, comme je le fais dans le tableau ci-dessous.
Infinitif | Participe présent neutre singulier substantivé | Substantif dérivé | Infinitif substantivé | |||||
L'activité (au sens large incluant faire et subir) ou état décrit par le verbe | Ce qui fait ou subit ce que décrit le verbe (compris individuellement ou collectivement) |
Ce qui est commun à tous les « sujets » qui font ou subissent ce que décrit le verbe | Le fait de faire ou subir ce que décrit le verbe | |||||
Grec | Français | Grec | Français | Grec | Français | Grec | Français | |
einai | sens « neutre » | être | to on | l'étant, ce qui est |
ousia | étance | to einai | l[e fait d]'être |
sens « exististentiel » | exister | l'existant, ce qui existe | existence | l[e fait d]'exister | ||||
kineisthai | se mouvoir, changer | to kinoumenon | le se mouvant/mu/changeant, ce qui bouge/change |
kinèsis | mouvement/ changement | to kineisthai | le [fait de] bouger/changer | |
hestanai | rester immobile/immuable | to hestèkos | le restant immobile/immuable, ce qui reste immobile/immuable |
stasis | repos/ immutabilité | to hestanai | le [fait de] rester immobile/immuable |
Tout se joue autour des ambiguïtés des termes figurant dans la deuxième et la troisième colonne de ce tableau :
- le participe neutre singulier substantivé peut se comprendre dans un sens collectif ou dans un sens individuel : alors qu'avec un verbe dont le sujet est une personne, comme par exemple le verbe dialegesthai (« dialoguer »), le participe présent, dans ce cas au masculin (ou féminin), ho dialegomenos (ou hè dialegomenè), se comprend naturellement dans le sens individuel de « celui (ou celle) qui dialogue », en référence par exemple à l'une des personnes présentes, dès que le sujet supposé est neutre, le participe neutre singulier substantivé, par exemple to kinoumenon (« ce qui bouge »), peut se comprendre soit dans un sens individuel, comme dans la phrase « vois-tu ce qui bouge là-bas, derrière les buissons ? », soit dans le sens collectif, comme dans la phrase « ce qui bouge consomme de l'énergie » ;
- un substantif comme kinèsis (« mouvement/changement ») ou stasis (« repos/immutabilité »), en particulier dans une phrase comme kinèsin einai phèis (« tu dis être [le] mouvement/changement », la réplique de 250a11 en explicitant ce à quoi renvoie le pronom amphotera, « tous les deux »), peut se comprendre comme renvoyant soit à l'« idée » à laquelle fait référence le mot en tant que telle, soit à la multiplicité des instances mettant en évidence cette notion : kinèsin einai phèis peut ainsi se comprendre soit comme signifiant « tu dis que le mouvement, en tant qu'idée, abstraction faite de toute occurrence particulière d'un sujet en mouvement, la notion même de mouvement, existe », ou bien comme signifiant « tu dis qu'il existe des "choses" qui se meuvent, qui sont en mouvement », sans qu'on se pose la question de la nature « ontologique » de cette notion/idée de mouvement, et c'est cette seconde manière de comprendre cette formule qui vient le plus naturellement à l'esprit de la plupart des gens à qui l'on dirait « le mouvement existe ».
On voit donc comment, pour la plupart des gens, les expressions « le mouvant existe » et « le mouvement existe » peuvent devenir pratiquement synomymes, signifiant dans les deux cas « il y a des "choses" qui se meuvent », la première en mettant l'accent sur les « sujets », les « choses », qui se meuvent, la seconde sur les mouvements qu'ils effectuent.
À ces ambiguïtés commune aux trois registres,
s'ajoute, dans le cas de einai (« être »), le problème plus spécifique de sa compréhension possible dans un sens « existentiel » ou, dit autrement, la question de savoir s'il a un sens par lui-même ou s'il n'est qu'un outil linguistique sans signification propre, qui ne sert qu'à introduire un ou des attributs.
À partir de là, on peut reprendre l'échange en cours en portant une attention plus particulière aux mots spécifiques utilisés par l'étranger, parmi ceux listés dans le tableau. Pour ce faire, il convient de remonter un peu plus haut et de partir de la réplique de l'étranger en
249b2-3 : « Et donc le mu/changeant (to kinoumenon) et le mouvement/changement (kinèsin), il faut consentir [à les traiter] comme des étants (onta) » (kai to kinoumenon dè kai kinèsin sugchôrèteon hôs onta). Dans cette réplique, l'étranger mentionne explicitement à la fois to kinoumenon (« le mu/changeant ») et kinèsis (« mouvement/changement », sans article), ce qui suggère que, pour lui, ce n'est pas la même chose, en proposant de considérer les deux comme des onta (« étants », pluriel). Dans le contexte plus large de la discussion sur le « combat des Géants » qui a précédé, on peut penser que la formule to kinoumenon (« le mu/changeant ») est utilisée à l'intention des fils de la terre dans son sens collectif renvoyant à la multiplicité des « choses » qui bougent/changent et le mot kinèsis (« mouvement/changement ») à l'intention des amis des eidè, en référence plutôt à la notion de mouvement en tant qu'eidos. Quoi qu'il en soit, les deux, c'est-à-dire aussi bien la multiplicité de ce qui est regroupé sous le vocable to kinoumenon (« le mu/changeant ») que l'eidos nommé kinèsis (« mouvement/changement »), sont considérés comme faisant partie des onta (« étants »). Quand on en arrive à l'échange qui nous intéresse ici, il commence en 250a8-9 sur une question concernant kinèsin kai stasin (« mouvement/changement » et « repos/immutabilité », accusatif), c'est-à-dire utilisant les substantifs susceptibles de renvoyer aux eidè correspondants. C'est que, pour la plupart des gens, il est plus facile de penser des « choses » qui bougent/changent (des kinoumena) ou qui restent immobiles/immuables (des hestèkota), que de penser des eidè comme kinèsis (« mouvement/changement ») et stasis (« repos/immutabilité ») en tant que tels, parce qu'on est naturellement « fils de la terre » (prisonnier de la caverne) avant de devenir éventuellement ami des eidè (en sortant de la caverne), si bien que l'étranger, pour voir où en est Théétète, se concentre d'entrée sur ce qu'il y a le plus de chances qu'il n'ait pas compris, les eidè. Tant qu'il s'agit, avec sa première question, d'admettre que kinèsis (« mouvement/changement ») et stasis (« repos/immutabilité ») sont tout ce qu'il y a de plus opposés l'un à l'autre, peu importe la manière dont on comprend ces mots, comme eidè ou comme référence à la multiplicité des mouvements/changements ou de leur absence dans les « choses ». Ce que tout le monde comprend de cette affirmation au-delà des mots utilisés, c'est que la même chose ne peut être dite à la fois kinoumenon (« se mouvant/changeant », c'est-à-dire en mouvement/changeante) et hestèkos (« restant immobile/immuable », c'est-à-dire en repos/non changeante), que ce soit par rapport à un type donné de « mouvement/changement », par exemple le mouvement spatial, ou de manière globale, par rapport à n'importe quel mouvement/changement possible (on n'est pas hestèkos (« restant immobile/immuable » si l'on est soumis à un moment quelconque à l'un quelconque des mouvements/changements regroupés sous l'appellation générale de kinèsis). Quand, dans sa réplique suivante, l'étranger demande à Théétète s'il est d'accord pour les dire « être » (einai) tous les deux (kinèsin kai stasin,« mouvement/changement » et « repos/immutabilité », sous-entendus par les pronoms amphotera kai hekateron, « ces deux-là et chacun des deux »), ce que Théétète a déjà admis pour kinèsis (« mouvement/changement ») en 249b4, son agrément ne préjuge pas non plus de la manière dont il comprend les deux mots et de ce à quoi il accorde ainsi d'« être », à des « étants » bougeant/changeant aussi bien qu'à des « étants » immobiles/immuables ou aux eidè de mouvement/changement et d'immobilité/immutabilité. En fait, il est probable que pour lui, dire kinèsis esti veut dire « le mouvement/changement existe » (avec esti compris dans un sens « existentiel »), c'est-à-dire « il y a des choses qui bougent/changent », et non pas « il existe une idée du mouvement/changement », qui désigne ce qu'il y a de commun entre toutes les « choses » qui peuvent être dites kineisthai (« se mouvoir/être mues » ou plus généralement « changer (de place, de forme, d'aspect, de taille, de volume, de poids, de composition, ou de n'importe quoi d'autre) ») et qui justifie qu'on les qualifie toutes de kinoumena (« mobiles/changeantes »), et de même pour stasis (« repos ») esti, qui signifie pour lui « il y a des choses immuables », pas « il existe une idée de "repos/immutabilité" ». En d'autres termes, Théétète, comme la plupart des gens, adapte sa compréhension des mots utilisés pour toujours retomber sur un sens intuitif qui porte sur des occurrences pensées individuellement ou collectivement, pas des idées. Aussi, quand l'étranger lui demande, encore une fois sans répéter les mots kinèsin kai stasin (« mouvement/changement » et « repos/immutabilité ») sur lesquels le questionnement avait commencé, si, quand il les dit einai (« être », c'est-à-dire pour Théétète, « exister »), il veut dire que cela signifie kineisthai (« bouger/changer ») pour l'un et l'autre (c'est-à-dire si einai et kineisthai sont synonymes ou au moins recouvrent le même ensemble), ou au contraire cela signifie hestanai (« rester immobile/immuable ») pour les deux (c'est-à-dire si einai et hestanai sont synonymes ou au moins recouvrent le même ensemble), Théétète, comme le montre sa réponse à la seconde de ces deux questions, celle portant sur hestanai (« rester immobile/immuable »), ne pense manifestement pas au statut mobile/changeant ou au contraire immobile/immuable des eidè associées aux mots kinèsis (« mouvement/changement ») et stasis (« repos/immutabilté »), mais au statut des « choses » qui, soit bougent/changent, soit restent immobiles/immuables, car, dans le cas contraire, il aurait dû admettre qu'en tant qu'eidè, les deux devaient être dites « rester immobiles/immuables » (hestènai). Cette dernière réponse est donc pour l'étranger la preuve que Théétète ne pense pas en termes d'eidè, mais en termes d'instances multiples, et c'est ce qui explique sa formulation de la réplique qui nous occupe et son introduction de to on (« l'étant »), qu'il faut comprendre dans son sens collectif, cohérent avec la manière dont Théétète a compris kinèsis (« mouvement/changement ») et stasis (« repos/immutabilité ») comme pratiquement synonymes de to kinoumenon (« le mu/changeant ») et to hestèkos (« le restant immobile/immuable ») pris dans leur sens collectif. En fait, pour rester cohérent avec les termes précédemment employés (kinèsis et stasis), le mot qu'aurait dû employer l'étranger pour désigner le « troisième » qu'il suppose que Théétète « pose dans son âme » est ousia (« étance »). Mais ce mot était sans doute moins familier à Théétète et moins compréhensible par lui à ce point et, par ailleurs, l'étranger entend profiter de cette réplique pour l'y introduire, mais d'une manière qui fasse justement sentir à Théétète la différence qu'il y a entre to on (« l'étant ») et hè ousia (« l'étance »), qui est justement la même que celle qu'il y a entre to kinoumenon (« le mu/changeant ») et kinèsis (« mouvement/changement ») et entre to hestèkos (« le restant immobile/immuable ») et stasis (« repos/immutabilité »). Il suppose donc que, sans faire attention aux mots utilisés, Théétète « pense » (« pose dans son âme ») trois « ensembles », celui de to kinoumenon (« le mu/changeant »), c'est-à-dire de tout ce qui bouge/change, qu'il continue néanmoins à appeler kinèsis (« mouvement/changement »), celui de to hestèkos (« le restant immobile/immuable »), c'est-à-dire de tout ce qui reste immobile/immuable, qu'il continue néanmoins à appeler stasis (« repos/immutabilité »), et celui de to on (« l'étant ») qui ne peut s'assimiler ni au premier, ni au second, et les englobe tous les deux, et il propose à son interlocuteur une explication de ce fait destinée à faire entrer l'ousia (« étance ») dans le tableau : dire einai (« être ») quoi que ce soit, c'est-à-dire en faire un on (« étant »), c'est supposer de sa part une « communauté » (koinônia) avec l'ousia (« étance ») (pros tèn tès ousias koinônia, « du point de vue de leur communauté avec l'étance », 250b10), de la même manière que dire kineisthai (« se mouvoir/être mu/changer ») quoi que ce soit, et donc en faire un kinoumenon (« mu/changeant »), c'est supposer de sa part une « communauté » avec la kinèsis (« mouvement/changement »), et dire hestènai (« rester immobile/immuable ») quoi que ce soit, et donc en faire un hestèkos (« restant immobile/immuable »), c'est supposer de sa part une « communauté » avec la stasis (« repos/immutabilité »). Si donc kinèsis (« mouvement/changement »), c'est, au sens strict, ce qu'il y a de commun (koinon, racine de koinônia) entre toutes les choses qu'on peut dire kineisthai (« se mouvoir/être mues » ou plus généralement « changer »)
qui justifie qu'on les qualifie toutes de kinoumena (« mobiles/changeants »), et stasis (« repos/immutabilité »), ce qu'il y a de commun entre toutes les choses qu'on peut dire hestènai (« rester immobile/immuable » ou plus généralement « changer »)
qui justifie qu'on les qualifie toutes de hestèkota (« restant immobiles/immuables »), l'ousia, c'est
ce qu'il y a de commun entre toutes les choses qu'on peut dire einai (« être »)
qui justifie qu'on les qualifie toutes de onta (« étants »). Si l'on veut donc qu'einai ait un sens « existentiel », il faut se mettre d'accord sur ce qui est commun à toute « existence » et, quand on cherche à faire ça en tenant compte des emplois effectifs du verbe einai, on en arrive à la définition donnée plus haut par l'étranger, qui montre qu'il est impossible de limiter le champ couvert par einai. D'ailleurs, sans même aller chercher plus loin, si l'on admet que tout fait partie soit des kinoumena (« mus/changeants »), soit des hestèkota (« restant immobiles/immuables »), admettre que « sont » aussi bien les kinoumena (« mus/changeants ») que les hestèkota (« restant immobiles/immuables »), c'est admettre que tout sans exception fait partie des onta (« étants ») et que donc dire de quoi que ce soit que « c'est » ne nous apprend rien sur ça. L'ousia (« étance »), ce n'est pas le verbe einai lui-même qui l'importe dans ce à quoi on l'applique, mais ce qu'il introduit, ce dont il est dans chaque cas d'utilisation « en puissance », qui la constitue dans chaque cas. Et quand on n'ajoute rien, qu'on emploie einai (« être ») seul, si le contexte ne fournit pas une ousia (« étance ») évidente et la même pour tous, c'est la porte ouverte à tous les sophismes.
On pourra encore noter que, dans la manière de penser commune que l'étranger prête à Théétète, qui pense derrière chaque mot abstrait des collections d'instances plutôt qu'un unique eidos (ceux auxquels Socrate fait référence en République V, 476c2-3 lorsqu'il parle de « celui qui reconnaît de belles choses (kala pragmata), mais qui ne reconnaît pas la beauté elle-même (auto kallos) »), si l'on pense à des instances, la nécessité de poser en tiers l'« étant » comme distinct du « se mouvant /changeant » et du « restant immobiles/immuables » n'est plus du tout évidente, même si l'on donne à « étant » le sens d'« existant » : une « chose » qui bouge, un « bougeant », est aussi une « chose » qui « est/existe », simplement considérée sous un autre point de vue, plus englobant et donc moins restrictif, celui de l'ousia (« étance/existence »). Ce n'est que parce que l'étranger utilise un singulier à sens collectif (to on, « l'étant »), qui amène à penser en termes d'« ensembles », que le besoin d'un troisième « ensemble » se fait sentir. D'ailleurs, pour amorcer la partie constructive de son discours, l'étranger va en revenir au point de vue des instances pour évoquer le fait qu'on peut utiliser de multiples mots pour désigner la même chose sous des points de vue différents. Ici, il en est encore à traduire les pensées de Théétète à l'aide de mots et de formulations qui devraient nous amener à nous poser des questions que l'adolescent ne soupçonne même pas.
Mais il faut croire que la plupart des traducteurs ne les voient pas non plus, au moins dans ces quelques échanges, quand on voit la manière dont ils introduisent la confusion dans l'effort de rigueur de Platon. Pour le faire constater, je propose ci-après le texte grec de la réplique, suivi de ma traduction et de celles auxquelles j'ai eu accès. Pour mettre en relief le manque de rigueur des traducteurs, j'y ai mis en bleu les traductions de to on, en rouge les traductions de ousia et en vert les traductions de einai, et j'ai par ailleurs souligné les formes du verbe « être » ajoutées par le traducteur alors qu'elle ne traduit pas à une forme d'einai figurant dans le grec.
- Le texte grec, avec la ponctuation que j'ai retenue (la ponctuation donnée par Diès et Duke et al. place une virgule avant et non pas après hôs et en ajoute une entre periechomenèn et sullabôn) : Triton ara ti para tauta to on en tèi psuchèi titheis hôs, hup' ekeinou tèn te stasin kai tèn kinèsin periechomenèn sullabôn kai apidôn autôn pros tèn tès ousias koinônian, houtôs einai proseipas amphotera;
- Ma traduction : « Posant donc dans ton âme le « étant » [comme] un troisième quelque chose à côté de ceux-là lorsque, appréhendant ensemble sous celui-ci le repos/immutabilité et le mouvement/changement après en avoir fait le tour et les dominant du regard du point de vue de leur communauté avec l'étance, tu [les] dis ainsi en plus "être" ? »
- Cousin : « Alors c'est que tu te représentes l'être comme une troisième chose différente de ces deux-là, et que, considérant le repos et le mouvement comme compris dans l'être et en une sorte de communauté avec lui, dans ce point de vue tu as pu dire que tous deux existent. »
- Diès : « C'est donc en tiers à eux surajoutés que tu poses alors l'être dans l'âme ; et c'est en rassemblant sous lui, qui les embrasse, pour ainsi dire, du dehors, le repos et le mouvement, et en dominant du regard la communauté qu'ils forment avec l'être, que tu en es venu à les dire être, l'un et l'autre ? »
- Robin : « Est-ce dont en plaçant dans l'âme l'être comme un troisième terme à côté des précédents, avec l'idée que le terme en question enveloppe le repos aussi bien que le mouvement ; en fixant à plein ton regard, une fois que tu les a rassemblés, sur la communication qu'ils ont par rapport à la réalité de l'existence ; est-ce en procédant ainsi que tu leur as attribué l'existence à l'un comme à l'autre ? »
- Chambry : « Tu poses donc l'être dans l'âme comme une troisième chose ajoutée aux deux autres, pensant que le repos et le mouvement sont compris en lui. Tu les embrasses ensemble et, considérant leur communauté avec l'être, c'est ainsi que tu en es venu à dire qu'ils existent tous les deux ? »
- Cordero : « Places-tu donc l'être dans l'âme en troisième, à côté de ces deux-là, comme si le repos et le mouvement étaient entourés par lui, et, quand tu les réunis et les examines ensemble, dans leur communication avec la réalité existante, proclames-tu que c'est ainsi que les deux existent ? »
- Mouze : « Est-ce donc comme une troisième chose, à côté d'eux, que tu places dans l'âme ce qui est, une troisième chose qui enveloppe le repos et le mouvement, et se tient au-dessus d'eux ? Est-ce après les avoir rassemblés et avoir porté ton regard sur la communauté qu'ils ont avec l'être, que tu as déclaré que tous les deux sont ? »
La palme revient à Diès, qui traduit les trois formes de la même manière, par « être ». Aucun ne se rend compte du problème que pose l'adjonction de formes du verbe « être » dans un tel contexte et tous sauf Diès et Mouze comprennent le einai final dans un sens explicitement « existentiel ». Encore une fois, ils ne se préoccupent que du sens (supposé par eux !), pas des problèmes de langage posé par les mots utilisés pour tenter de rendre ce sens, alors même que ce sont ceux que Platon essaye de traiter dans ce dialogue. (<==)
(8) La réponse de Théétète est tout sauf assurée : « nous risquons » traduit kinduneuomen, première personne du pluriel de l'indicatif présent actif du verbe kinduneuein, signifiant « être en danger, prendre un risque », et « avoir à conjecturer » traduit apomanteuesthai, verbe dérivé de la racine mantis signifiant « devin, prophète, personne qui prédit l'avenir ». (<==)
(9) « L'étant n'est pas... » traduit le grec ouk... esti... to on. Ici, l'étranger utilise bel et bien le verbe einai (« être »), sous la forme esti (« est ») dans une tournure négative à propos de to on (« l'étant »). Par contre, le esti n'est pas repris de manière positive dans la seconde partie de la phrase, seulement sous-entendu, pour dire quelque chose de ce qu'est to on (« l'étant »), simplement qualifié de heteron ti (« quelque chose d'autre ») que kinèsis (« mouvement/changement ») et stasis (« repos/immutabilité ») ensemble. (<==)
(10) Dans sa réplique précédente, l'étranger mettait encore en rapport to on (« l'étant ») avec kinèsis (« mouvement/changement ») et stasis (« repos/immutabilité ») dans une formulation qui laissait supposer pour ces mots un sens collectif ; ici, en utilisant les formes conjuguées hestèken (« il reste immobile/inchangé ») et kineitai (« il se meut/change ») dans des formules négatives, il réoriente la pensée vers une compréhension individuelle de to on (« l'étant »), c'est-à-dire vers des instances particulières d'onta (« étants ») qui pourraient soir rester immobiles/immuables, soit bouger/changer.
La formule
« selon sa propre nature » traduit le grec kata tèn autou phusin (mot à mot « selon la de_lui nature »). Ce que veut dire l'étranger par là c'est que le fait d'« être » n'implique ni que l'on reste immobile/inchangé, c'est-à-dire que l'on « soit » en repos/immuable, ni que l'on se meuve/change, c'est à dire que l'on « soit » en mouvement/changeant. « En repos/immuable » et « en mouvement/changeant » sont des attributs possibles que peut introduire esti (« est »), mais, par lui-même, esti (« est ») n'implique de manière nécessaire ni l'un, ni l'autre, reste ouvert à l'un comme à l'autre. (<==)
(11) « Tourner sa pensée » traduit le grec tèn dianoian trepein, autre exemple d'une expression où l'article (tèn, accusatif féminin singulier) se comprend comme un possessif, comme c'était déjà le cas en 250b8 avec l'expression en tèi psuchèi titheis (« posant dans ton âme »), comme je l'ai indiqué au début de la note 7. Mais si, ici, les traducteurs n'ont aucun mal à voir ça, il semble que dans le cas précédent, la présence du mot psuchè (« âme ») les ait fasciné et leur ait masqué cette évidence. (<==)
(12) « Si quelque chose... » traduit le grec ei... ti. Ti (« quelque chose ») peut en effet désigner n'importe quel on (« étant »), mais dire que to on (« l'étant »), singulier à sens collectif, « selon sa propre nature » (kata tèn autou phusin), ne bouge/change ni ne reste immobile/immunable ne veut pas dire qu'aucun des tina (« quelque chose », pluriel) qui font partie des onta (« étants ») ne bouge/change ni ne reste immobile/immunable, mais que qualifier n'importe lequel d'entre eux seulement de on (« étant »), ne dire rien d'autre à son sujet que esti (« il est »), ne préjuge pas du fait qu'il bouge/change ou au contraire reste immobile/immunable. En d'autres termes, le qualificatif de on (« étant »), au lieu d'exclure les deux, est au contraire compatible à la fois avec le fait de bouger/changer et avec celui de rester immobile/immunable, étant entendu que, pour chaque ti (« quelque chose ») /on (« étant ») spécifique, ce ne peut être que l'un ou l'autre. Mais le fait que l'étranger parle de to on (« l'étant ») au singulier, trouble Théétète, qui ne voit pas qu'il s'agit d'un singulier à sens collectif et fait de to on (« l'étant ») un unique ti (« quelque chose ») qui, si effectivement il est unique, doit soit bouger/changer, soit rester immobile/immunable, mais ne peut pas ne faire ni l'un, ni l'autre.
L'étranger s'est ici focalisé sur l'attribut
« bougeant/changeant » (kinoumenon) et son contraire, « ne bougeant pas/ne changeant pas », décrit, non par la négation de l'attribut précédent, mais par un verbe différent décrivant positivement cette situation, hestèkos (« restant immobile/immuable »), dont il précise ici qu'il est bien le contraire de l'autre, dans la mesure où n'importe quoi est nécessairement soit l'un, soit l'autre, parce que c'est l'attribut central dans les débats entre fils de la terre, qui ne considèrent comme « étant » que ce qui bouge/change, et amis des eidè, qui ne considèrent comme « étant » que ce qui reste immobile/immuable, mais le raisonnement pourrait se faire à l'identique sur n'importe quel autre attribut : le fait que quelque chose soit « rouge » n'interdit pas qu'autre chose soit « pas rouge », et plus généralement, le fait que quelque chose soit « a » n'interdit pas qu'autre chose soit « pas a ». Donc « est » n'implique rien par lui-même et ne sert qu'à introduire des attributs qui, eux, nous disent quelque chose (de vrai ou pas, c'est une autre histoire) sur ce à qui/quoi on les attribue.
Et le fait en français, de traduire einai tantôt par « être », tantôt par « exister », ne change rien à cette situation, car « exister » n'a pas plus de sens propre par lui-même qu'« être ». Son sens se déduit intégralement du contexte, comme on peut le voir à travers les exemples suivants : (1) « Les lions, ça existe, mais les licornes, ça n'existe pas ! », (2) « Les licornes existent comme sujet de tableaux et de tapisseries dans l'iconographie médiévale », (3) « Le mot "sproaxtchi" n'existe pas, alors que le mot "sushi" existe ! ». Dans l'exemple (1), c'est la mise en opposition de « lion » et de « licorne » qui permet de comprendre qu'« exister » veut dire dans cette phrase « être un animal que l'on peut rencontrer dans la nature », alors que, dans l'exemple (2), c'est la référence à l'iconographie qui permet de comprendre qu'« exister » veut dire « pouvoir apparaître dans des dessins, tableaux, tapisseries ou autres formes de représentation picturale » ; mais la phrase « Les licornes, ça n'existe pas » prise toute seule ne fournit pas un contexte suffisant pour savoir en quel sens il faut prendre « exister », sauf à supposer, sans éléments déterminants pour ce faire, qu'il faut le comprendre comme dans l'exemple (1), au risque de se voir contredit par un interlocuteur qui sortirait une photo de la dame à la licorne ou autre tapisserie ou tableau sur lequel figure une licorne. Dans l'exemple (3), c'est le contexte, parlant de mots, qui permet de comprendre qu'exister veut dire, pour un mot, figurer dans un ou plusieurs dictionnaires du langage employé, ici le français ; mais, comme le mot "sushi" est en fait un mot japonais passé dans le langage courant en France, mais qui ne figure pas encore dans le TLFi (Trésor de la langue française informatisé), on pourrait aussi dire « le mot "sushi" n'existe pas dans le TLFi » et, dans ce cas, on comprendrait que « exister » veut dire « figurer ». Et dans cette même perspective, on pourrait dire que « "licorne", ça existe », puisque le mot figure dans le TLFi avec la définition suivante : « Animal fabuleux dont le corps est généralement celui d'un cheval blanc, portant sur le front une corne unique longue et torsadée neutralisant les poisons, et qui symbolise, notamment dans les poèmes et sur les tableaux et les tapisseries du Moyen-âge, à la fois la puissance et la pureté », ce qui fait que la plupart des gens, y compris des enfants, comprennent parfaitement ce qu'« est » une licorne et sont capables d'en reconnaître une dans une image ou un tableau, sans en avoir jamais rencontré dans la nature ou dans un zoo. Pour les grecs, la distinction entre « être » et « exister » n'existait pas (« exister » se comprend ici parfaitement, et différemment pour chacun de ses deux usages dans cette phrase !) et c'est à einai que l'on veut donner dans certains contextes le sens d'« exister », mais cela montre bien que c'est le contexte qui donne sens au verbe einai sous ses différentes formes, et que, si, « selon sa propre nature » (kata tèn autou phusin), il n'est porteur d'aucun sens, comme le suggère l'étranger, peu importe sa traduction, par « être » ou « exister », cela ne lui donnera pas un sens propre qu'il n'a pas en grec et que n'a pas plus en français « exister » qu'« être ». (<==)
(13) Ce point correspond presque exactement au milieu de la septième caractérisation du sophiste telle que délimitée dans le plan du Sophiste décrit dans une autre page de ce site, soit la section allant de 232b12 à la fin du dialogue (268d5). Selon le mode de comptage de lignes et de caractères que je décris en introduction de ce plan, on compte 554 lignes pour un total de 26.934 lettres jusqu'à la fin de cette réplique de Théétète et 555 lignes pour un total de 26.884 lettres après. C'est sur ce constat d'incapacité à « établir fermement quelque chose de clair » (enarges ti bebaiôsasthai, 250c10) aussi bien à propos de to on (« l'étant ») que de to mè on (« le n'étant pas »), c'est-à-dire à clarifier ce que veulent dire esti (« c'est ») et mè esti (« ce n'est pas ») et ce que ces expression prises isolément nous disent de ce à quoi on les applique (les onta (« étants ») et les mè onta (« n'étant pas »), c'est-à-dire les sujets au sens grammatical de ces expressions, que se termine la phase critique de la discussion menée par l'étranger, où il a cherché à mettre en évidence les incohérences auxquelles on arrive en suivant l'opinion commune aussi bien que les thèses des penseurs de tous bords de son temps dès lors qu'on veut donner à einai (« être ») utilisé seul un sens « existentiel » qui soit le même pour tous indépendamment de tout contexte spécifique. Que l'impasse soit la même pour einai (« être ») et mè einai (« ne pas être ») ne devrait surprendre personne puisque la négation ne change pas le sens du verbe auquel on l'applique : on ne peut pas plus comprendre ce que veut dire « ne pas être » si l'on ne sait pas ce que veut dire « être » qu'on ne peut comprendre ce que veut dire « ne pas parler » si l'on ne sait pas ce que veut dire « parler », ou « ne pas bouger » si l'on ne sait pas ce que veut dire « bouger », et vice-versa. (<==)
(14) Le mot que je traduis ici par « difficultés » est aporia (à l'accusatif pluriel aporias), que j'ai traduit dans les lignes qui précèdent (en 250d8 et 250e1) par « impasse », traduction qui convient moins ici mais qui est plus proche du sens étymologique du mot, qui est « sans (a-) passage (poros) » ; ce mot est à la racine du verbe diaporein, qu'on trouve au début de cette réplique sous la forme dièporèmenon, participe parfait passif accusatif neutre singulier, que j'ai traduit par « [se trouvant] complètement dans une impasse » (« complètement » rendant l'idée de complétude induite par le préfixe di(a)- de di-aporein).
Le mot que j'ai traduit par
« échangent l'un avec l'autre » est meteilèphaton, troisième personne du dual de l'indicatif parfait actif du verbe metalambanein, formé par adjonction du préfixe meta- au verbe lambanein, qui signifie « prendre » ou « recevoir ». À ce sens de lambanein, le préfixe meta- peut ajouter soit l'idée de participation, de communauté ou de réciprocité, soit l'idée de succession, ce qui conduit pour metalambanein aux sens de « prendre ou recevoir sa part de », « prendre ou recevoir ensuite », « recevoir d'un autre, apprendre », « prendre à la place de », c'est-à-dire « changer, échanger », et aussi « traduire, transcrire, copier ». Ici, l'idée semble être que les problèmes posés par to on (« l'étant ») et to mè on (« le n'étant pas ») sont interchangeables et que ceux qu'on met en évidence sur l'un se retrouvent aussi sur l'autre, ce qui est une manière de dire que le sens du verbe einai (« être »), comme n'importe quel autre verbe, ne change pas sous l'effet de la négation. « L'un avec l'autre » explicite en français ce qui est implicite en grec du fait du dual, nombre réservé au seul cas de deux, entre le singulier et le pluriel. (<==)
(15) « Voir » traduit idein, qui signifie « voir » aussi bien au sens propre (voir avec les yeux) qu'au sens figuré (voir avec les « yeux » de l'esprit, se représenter par la pensée), et dont dérive le mot idea, de sens voisin d'eidos, dont vient le mot français « idée », qui n'a conservé que le sens analogique de « vue » de l'esprit. (<==)
(16) « Tâchons du moins de faire progresser pour notre profit le logos (parole/langage/discours/discussion/argument/raisonnement/jugement/explication/...) de la manière la plus convenable dont nous soyons capables à travers les deux à la fois » traduit le grec ton goun logon hopèiper an hoioi te ômen euprepestata diôsometha houtôs amphoin hama. Diôsometha est la première personne du pluriel du subjonctif (suppléant à l'impératif inexistant à cette personne) aoriste moyen (ou de l'indicatif futur moyen) du verbe diôthein, formé par adjonction du préfixe dia- (« à travers ») au verbe ôthein, dont le sens premier est « pousser fortement », et encore « projeter, repousser », et au moyen « se pousser, se précipiter », toujours avec une idée de brutalité. Le préfixe dia ajoute à ce verbe l'idée d'une poussée qui se fait « à travers » quelque chose (par exemple une foule). Mais il faut se souvenir ici que le moyen en grec n'est pas l'équivalent exact de la forme pronominale française, mais indique plus généralement que le sujet a un intérêt dans l'action que décrit le verbe. Je comprends cette forme comme un subjonctif à sens d'impératif, d'où ma traduction par « tâchons de faire progresser... », qui renforce le sens exhortatif du subjonctif. L'un des sens possibles de diôtheisthai (moyen) est « se frayer un chemin à travers », ce qui donnerait ici « nous frayer un chemin à travers le logos », que Diès (« nous fraierons... à l'argument le passage ») et Robin (« frayerons-nous... la route à la discussion ») traduisent en supprimant la forme pronominale, c'est-à-dire en ignorant le moyen. Je préfère pour ma part rendre le moyen, non pas par la forme pronominale, mais par le « pour notre profit » que j'ajoute à ma traduction pour expliciter ce qui était implicite pour les grecs avec l'emploi du moyen. L'idée, qu'on retrouve chez tous les traducteurs, est qu'il s'agit de pousser plus avant la discussion :
- Cousin : « nous devrions encore les poursuivre tous deux simultanément du mieux qu'il nous serait possible » ;
- Diès : « nous fraierons au moins à l'argument le passage le plus convenable entre ces deux écueils » ;
- Robin : « du moins, en nous servant des deux ensemble, frayerons-nous de la sorte, le plus convenablement que nous serons à même de le faire, la route à la discussion » ;
- Chambry : « nous n'en poursuivrons pas moins notre discussion du mieux qu'il nous sera possible en ne les séparant pas » ;
- Cordero : « soyons au moins capables de faire avancer le raisonnement le plus convenablement possible sur les deux à la fois » ;
- Mouse : « du moins nous fraierons-nous, par là où nous pourrons passer de la manière la plus appropriée, un chemin à travers le discours en utilisant les deux à la fois ».
Mais on peut se demander si c'est là le sens qu'il faut donner ici au mot logos (que Cousin ne traduit même pas), ou du moins le seul sens, et s'il ne faut pas, à côté de ce sens apparent, y voir un sens plus profond, portant sur le logos en général, qu'il s'agirait de faire progresser vers une plus grande clarté en précisant le ou les rôles qu'y joue et que n'y joue pas le verbe einai (« être »), employé positivement ou négativement, les deux allant de pair comme je l'ai dit dans la note 14 et comme le suggère ici l'étranger en disant qu'éclairer l'un, c'est éclairer l'autre, cette clarification de la place d'einai (« être ») dans le logos étant la seule manière de mettre un terme aux sophismes dont le Parménide nous donne le plus brillant exemple. C'est en tout cas ce que suggère toute la suite, constructive, du dialogue, qui s'intéresse aux mécanismes du logos en général afin d'identifier la place qu'y tient einai (« être »).
Le mot grec traduit par « de la manière la plus convenable » est euprepestata, superlatif à valeur adverbiale de l'adjectif euprepès, dérivé du verbe prepein (« convenir »), qui signifie « qui convient bien (eu) ». (<==)
(17) « Le même ça » traduit littéralement le grec tauton touto, expression qui combine deux pronoms neutres et dans laquelle tauton est la contraction de to auton, « le même » (neutre). Platon, qui fait parler l'étranger, est attentif à ne justement pas utiliser de nom particulier, pas même pragma (« fait, chose »), pour dire qu'on peut donner plusieurs noms à « ça », et ce, quoi que soit ce « ça ». Je respecte donc son choix en ne traduisant pas, comme le font tous les traducteurs, par « la/une même chose ». Le hekastote qui suit, placé entre tauton touto et le verbe prosagoreuomen (« nous appelons »), peut se comprendre aussi bien comme s'appliquant au tauton touto (on donne plusieurs noms, mais c'est à chaque fois le même ça) que comme s'appliquant au verbe (dans tous les cas, on peut appeler un même ça de plusieurs noms). (<==)
(18) Cette réplique de l'étranger est fondamentale pour bien comprendre le Sophiste : le point de départ de la partie constructive de son propos n'est pas des considérations abstraites sur on ne sait trop quel « être » ou « existence », mais une réflexion sur notre manière de parler, sur le legein, l'activité que permet le logos (« parole, discours, raison,... »). La réplique commence et finit sur le mot legomen (« nous parlons »), première personne du pluriel du présent de l'indicatif actif du verbe legein, et elles s'intéresse à ce que « nous disons être » (einai phamen), homme (anthrôpos) ou n'importe quoi d'autre. En constatant la pluralité des appellations possibles d'un même « ça » (voir note 17), elle amorce une réponse à la difficulté qu'avait Théétète dans la dernière partie de la phase critique de la discussion (celle traduite au début de cette page) à concevoir qu'un on (« étant ») puisse être aussi, selon le on dont il s'agit, tantôt kinoumenon (« bougeant/changeant »), tantôt hestèkos (« restant immobile/immuable ») et que donc le fait que on (« étant ») par lui-même n'implique ni l'un, ni l'autre n'était pas un problème, pas plus que le fait qu'anthrôpos (« homme » au sens d'« être humain ») n'implique ni homme (au sens de « mâle », qui serait dans ce cas anèr en grec), ni femme (qui serait gunè en grec), alors même que tout être humain est, du point de vue du sexe, soit un homme, soit une femme, n'était un problème.
Ces réflexions sur la pluralité des mots utilisés pour parler de la même chose, qui semblent être des évidences et dont ceux qui attendent de Platon dans le Sophiste une « ontologie » ne voient pas trop
l'intérêt, sont au contraire le point de départ de toute la suite de la réflexion de l'étranger, qui va chercher à préciser comment on peut combiner les mots entre eux pour produire un logos sensé et vrai, c'est-à-dire reflétant entre les mots qui le composent les relations constatées entre les pragmata (« faits/choses ») auxquels ces mots prétendent renvoyer. Ce qu'il essaye de faire émerger ici sans avoir le vocabulaire technique pour en parler (que d'ailleurs, même s'il en disposait, le jeune Théétète risquerait de ne pas maitriser), c'est la notion d'« attribut » au sens grammatical, en tant que ce qui est justement introduit par le verbe einai, qui l'associe à un « sujet » au sens grammatical, c'est-à-dire à un on (« étant »), à un étant, non pas « étant » tout court, mais étant ci ou ça. Pour nous faire comprendre que einai (« être ») n'a pas d'autre rôle dans le logos que d'introduire des attributs, il faut qu'il commence par mettre en place cette notion d'« attribut », c'est-à-dire de nom associé à un « sujet, à un « étant » (on) qui ne le décrit que sous un certain point de vue et n'est pas exclusif d'une multitude d'autres attributs.
Et l'étranger ici, comme Socrate dans la République lorsqu'il propose l'allégorie de la caverne en utilisant l'homme (anthrôpos) comme objet privilégié de connaissance pour l'homme (anthrôpos) en tant que sujet capable de connaissance, fidèle comme lui au précepte delphique gnôthi sauton (« apprends à te connaître toi-même »), choisit comme exemple privilégié l'homme (anthrôpos) pour répondre à la question de Théétète lui demandant un exemple (paradeigma) de « ça » désigné par de multiples noms. Et ce n'est sans doute pas un hasard non plus si le seul exemple qu'il donne de ce que « nous disons être » (einai phamen) l'homme (anthrôpos) en dehors justement d'anthrôpos, c'est agathon (« bon »). Auparavant, pour se faire comprendre, il a pris comme exemples couleurs, formes (schèmata), grandeur, vices (kakias, accusatif pluriel), « vertus » (arètas, accusatif pluriel ; sur la traduction d'aretè au pluriel par « vertus », voir la note 24 à ma traduction de la section précédente (Sophiste, 245e8-249d5)), mais lorsqu'il fait apparaître le verbe einai (« être ») dans l'expression einai phamen (« nous disons être »), le seul attribut qui reste pour « homme », c'est agathos (« bon »), car le logos nous a été donné pour chercher ce qui est « bon » pour nous.
On notera à ce propos que le sens qu'il faut donner à onoma, le mot employé par l'étranger que j'ai traduit par « nom », est plus ouvert que le français « nom » au sens grammatical et inclut aussi, entre autres, les adjectifs, puisqu'agathos (« bon ») est un adjectif, comme le seraient les mots désigant des couleurs ou des formes.
On retrouve aussi ici le verbe epipherein (« appliquer sur ») utilisé par l'étranger en 237c2 pour parler de la relation possible ou pas entre le « nom » (onoma) de mè on (« pas étant/n'étant pas ») et un ti (« quelque chose ») sur (epi) lequel on pourrait le porter (pherein) (voir sur ce verbe et sur les implications de l'emploi de la préposition/préfixe epi dans cette problématique la note 6 à ma traduction de Sophiste, 237a3-241d2). Et on retrouve aussi ce préfixe epi (« sur ») dans le verbe eponomazein (« attribuer un nom à »), où il préfixe le verbe onomazein (« nommer »), formé sur onoma (« nom »). Ce epi (« sur ») traduit une distance entre le ou les noms et ce sur quoi on les applique qui doit nous faire comprendre qu'aucun de ces noms n'est ce qu'il nomme, ni même ne suffit à en épuiser la richesse (l'un des sens de ousia, sur lequel joue Platon, même quand il utilise ce mot dans un autre sens).
Dans la dernière partie de la réplique, c'est la problématique de l'un (hen) et du multiple (polla) qui est reposée en tant que problème de langage, dans la mesure où tout ce que nous pouvons savoir sur ce qui nous entoure ne peut s'exprimer qu'au moyen de mots et que c'est donc nous qui, du fait des contraintes du logos, introduisont simultanément unité, en faisant de quoi que ce soit un on (« étant ») en le posant comme sujet de discours, et multiplicité, en décrivant ce « sujet » un par une multiplicité (polla) de qualificatifs qui seuls, nous permettent de connaître quelque chose du sujet, car, comme le montrera bientôt l'étranger, un logos n'est porteur de sens que s'il combine des mots, et pas n'importer comment.
Les problèmes que les sophistes prétendent résoudre en faisant comme si le langage était par nature adéquat à ce dont il parle et qu'on pouvait, à travers lui, connaître et décrire les choses en elles-mêmes, les auta, les « ça même », comme s'il était transparent, ne peuvent se résoudre tant qu'on n'a pas compris qu'ils sont en fait inextricablement liés au logos à travers lequel on les exprime et que le préalable à toute réflexion sérieuse n'est pas une réflexion sur ce qui « est » et ce qui « n'est pas » (une « ontologie »), mais une analyse du langage, de ses règles et de ses contraintes, nous permettant de prendre conscience de ce qu'il peut et de ce qu'il ne peut pas nous permettre et de ce à quoi il peut nous donner accès au-delà des mots. On est ici au cœur du sujet, n'en déplaise à ceux qui attendent de Platon une ontologie fondatrice : Platon, par la bouche de l'étranger, ne « tue » pas Parménide (le parricide annoncé en 241d3) pour prendre sa place, il le tue parce c'est lui qui a entraîné la philosophie dans une impasse (aporia) avec sa problématique de l'« être » et qu'il faut donc proposer un autre chemin (celui du « bon » (to agathon)). (<==)
(19) « Ne pas laisser dire bon un homme, mais d'une part le bon bon, d'autre part l'homme homme » traduit le grec ouk eôntes agathon legein anthrôpon, alla to men agathon agathon, ton de anthrôpon anthrôpon (mot à mot « pas laissant bon dire homme, mais le d'une_part bon bon, le d'autre_part homme homme »).
Commençons par remarquer que le verbe einai n'apparaît nulle part dans ce membre de phrase. Le seul verbe, explicite dans la première assertion (« dire bon un homme ») et sous-entendu dans les deux autres (« le bon bon » et « l'homme homme ») est legein (« dire »), et ce n'est sans doute pas innocent de la part de l'étranger. Il n'est pas ici question de savoir si l'homme dont on parle est bon, mais de savoir si on a le droit de le dire bon, c'est-à-dire d'associer deux mots à la même chose. Ce qui est en cause, c'est le legein, ce que l'on dit, pas le einai, ce que les « choses » sont en elles-mêmes. C'est pourquoi il est regrettable que certains traducteurs ajoutent des formes du verbe « être » dans leur traduction de ce membre de phrase (Cousin : « vous apprendre que homme bon ne se peut dire, et que, d'une part, l'homme est homme, et, de l'autre, le bon est bon » ; Robin : « ne point permettre qu'on dise : "l'homme est bon", mais d'une part, "le bon est bon" et, de l'autre, "l'homme est homme" » ; Chambry : « ne pas permettre qu'on dise qu'un homme est bon, mais seulement que le bon est bon et l'homme homme » ; Cordero : « ils ne permettent pas de dire que l'homme est bon, mais seulement que, d'une part, l'homme est homme, et que, d'autre part, le bon est bon »). Certes, dans la réplique précédente, l'étranger a utilisé le verbe einai (« être »), dans la formule anthrôpon auton einai phamen, alla kai agathon (« nous le disons être homme, mais aussi bon »), avec einai (« être ») explicite la première fois et sous-entendu la seconde, justement avec les deux mots ici rapprochés, anthrôpos (« homme ») et agathon (« bon »), mais c'était pour bien faire sentir que ce qui était en cause, c'était justement l'emploi du verbe einai (« être ») et c'était déjà dans le cadre d'un « dire » (phamen, « nous disons »). Mais tant que son sens et son rôle dans la phrase n'ont pas été tirés au clair, il est préférable de l'utiliser le moins possible. Dire un homme bon, ça peut s'exprimer par la phrase « cet homme est bon », mais ça peut aussi se dire « c'est un homme et il est bon ». Or la question préalable posée ici n'est pas de savoir comment le dire, avec ou sans einai (« être ») (par exemple : « voilà un homme bon ! »), mais de savoir si l'on peut donner plus d'un qualificatif (par exemple « homme » et « bon ») à un sujet qui nous paraît un, c'est-à-dire si chaque « nom » (au sens large) ne désigne qu'une seule « chose » ou catégorie de choses et si réciproquement chaque « sujet » qui nous apparaît un n'est justiciable que d'un seul nom, ou si le même sujet peut se voir qualifier d'une multitude de manières au moyen de mots différents, indépendammant de la forme spécifique que prennent les discours qui le qualifient, qu'ils utilisent einai (« être ») ou pas. En d'autres termes, avant de chercher à préciser le sens de einai (« être »), dont l'usage le plus usuel est de faire un lien entre un sujet et un attribut, il faut commencer par se demander si un tel lien, qui revient à associer dans le logos (« langage/discours/... ») plusieurs mots/noms à ce qui nous apparaît comme un même « ça » (cf. note 17), est pertinent et justifié.
Si l'on revient maintenant sur les mots utilisés en exemple,
anthrôpos (« homme ») et agathon (« bon »), j'ai dit dans la note précédente qu'ils n'avaient pas été choisis au hasard : ils résument en quelque sorte ce qui devrait être le souci principal de chacun de nous en tant qu'animaux doués de logos, devenir des agathoi anthrôpoi (« hommes bons ») autant qu'il est en notre pouvoir. Avec le mot anthrôpos (« homme »), l'étranger est plutôt du côté des fils de la terre et avec le mot agathon, plutôt du côté des amis des eidè, et l'objectif est de les faire se rencontrer sur la jonction de ces deux mots. Mais ce n'est pas tout. Dans cette histoire de l'un et du multiple, chacun de nous expérimente en lui-même l'idée qu'il est « un » au-delà de la multiplicité de manières dont il peut s'appréhender lui-même, comme corps, comme esprit, comme Grec (ou Français), etc., chacun de ces aspects étant lui-même analysable par lui en de multiples « composants », par exemple un corps fait de sa tête, de ses deux bras, de ses deux jambes, etc. Quant à agathos (« bon »), c'est ce dont l'objectivité s'impose à tous (cf. République VI, 505d5-506a2 ; n'importe qui agit toujours en vue de ce qu'il croit bon pour lui et peut faire l'expérience que ses actes peuvent avoir des conséquences qu'il juge mauvaises pour lui, ce qui prouve qu'il n'est pas maître du bon et du mauvais puisque, si c'était le cas, il ferait en sorte que toutes les conséquences de ses actes soient bonnes pour lui ; et ce qui est vrai au niveau de l'individu l'est aussi au niveau de la cité, cf. Théétète, 177c9-e2). Mais c'est aussi ce qui peut prendre une multitude de formes et s'appliquer à tout absolument, ce à l'aune de quoi tout est estimé par nous. Toutes les aretai (« vertus ») dont il était question en 251a10 ne sont que des déclinaisons du bon dans des domaines différents. Bref, cet exemple est à la fois celui qui devrait nous concerner le plus et celui sur lequel notre expérience personnelle nous permet d'être meilleurs juges : chacun de nous sait qu'il est à la fois un et multiple et que le bon, tout en restant un, peut prendre une multitude d'aspects, dont certains le concernent personnellement, et que, selon les cas, il peut être dit bon ou pas bon. (<==)
(20) « La pauvreté de leur acquis en termes de bon sens » traduit le grec penias tès peri phronèsin ktèseôs. Ktèsis, dont ktèseôs est le génitif singulier, signife à la fois « acquisition » et « possession », et de là, prend un sens voisin du sens usuel d'ousia, celui de « biens, fortune, propriété ». On a déjà rencontré phronèsis, dont phronèsin est l'accusatif singulier, en 247b1 et 247b9, après l'adjectif dérivé phronimos (« sensé ») et son contraire aphrôn (« insensé ») en 247a3, où l'étranger en faisait, avec la justice (dikaiosunè) et le fait pour une âme (psuchè) d'être juste (dikaion) ou injuste (adikon), sensée ou insensée, des exemples de qualités immatérielles de l'âme pour contraindre les fils de la terre à admettre des « étants » (onta ) non corporels. Il a aussi utilisé phronèsis en 248e8 et en 249c7, dans la discussion des thèses des amis des eidè, comme exemple de quelque chose qui, bien qu'immatériel, supposait le « mouvement/changement ». Pour une étude plus poussée des sens possible de ce mot, on se reportera à la note qui lui est consacrée au début de ma traduction de la section 86d3-89e9 du Ménon sous le titre Aretè, epistèmè et phronèsis. Cousin parle ici de « pauvreté d'esprit et de connaissance », Diès de « pauvreté de leur bagage intellectuel », Robin de « leur indigence quant à la possession des biens de l'esprit », Chambry de « pauvres d'esprit », Cordero de « la pauvreté des ressources intellectuelles », Mouze de « pauvres d'esprit ». Au-delà de la traduction spécifique retenue pour phronèsis, il est clair que ce qu'évoque ici l'étranger, ce sont des personnes qui malgré leur grand âge, n'ont pas su tirer parti de leur aptitude à penser et à réfléchir, que ce soit du fait des limites naturelles de leur intelligence ou de la manière dont ils n'ont pas su faire bon usage de leurs dons naturels. (<==)
(21) Le verbe que je traduis ici par « discuter » est dialegesthai, dont le sens premier est « dialoguer ». Le sujet de ces discussions, c'est l'ousia (« étance »), qui, comme nous l'avons vu dans la note 7, est à einai (« être ») ce que kinèsis (« mouvement/changement ») est à kineisthai (« se mouvoir/changer ») ou stasis (« repos/immutabilité ») à hestanai (« rester immobile/immuable »), c'est-à-dire désigne ce qui, pour ces personnes, serait la spécificité associée au sujet qu'on dit einai (« être ») et rien de plus, comme le mouvement (kinèsis) est ce qui caractérise le sujet qu'on dit kineisthai (« bouger/changer »). Toute la question est de savoir si justement einai (« être ») seul caractérise en quoi que ce soit le sujet auquel on l'applique autrement que par des présupposés implicites qui, différents d'une personne à l'autre, ouvrent la porte à tous les sophismes possibles. L'ousia (« étance »), c'était, au dire de l'étranger en 246a4-6, le thème central du combat de Géants (gigantomachia, 246a4) entre fils de la terre et amis des eidè. (<==)
(22) Par cette déclaration au ton pour le moins solennel, l'étranger entend se situer au-dessus de la mêlée et proposer une approche qui, non seulement réponde à ceux dont il vient d'être question (toutous, « ceux-ci ») , mais encore mette fin au combat de Géants entre fils de la terre (matérialistes) et amis des eidè (idéalistes) et même plus largement réponde à tous ceux qui tiennent un discours sur l'« être » et veulent donner un sens « existentiel » au verbe einai (« être »), c'est-à-dire faire le tri entre ce qui « serait/existerait » et ce qui « ne serait pas/n'existerait pas ». Et, comme la suite va le montrer, il le fait, non pas en proposant un autre discours sur l'« être », mais en déplaçant le problème de l'« être », mot pour lui sans signification propre qui ne sert qu'à introduire des attributs, vers celui du logos (« langage/parole/discours/raisonnement/... ») : comment fonctionne le logos et quel rôle y joue le verbe einai (« être ») ? C'est bien ce décentrage qui lui permet de se poser en arbitre et de se dire au-dessus de la mêlée : il ne cherche même pas à entrer dans l'arène du combat des Géants, qui, selon lui, se battent pour des chimères, mais à leur faire prendre conscience de ce que le problème est ailleurs et qu'ils perdent tous leur temp dans des discours qui nient l'évidence et ne veulent rien dire ni les uns, ni les autres. Le vrai problème d'un philosophe digne de ce nom, et en fin de compte de tout homme en cette vie, ce n'est pas de chercher à identifier ce qui « est » et ce qui « n'est pas », pas du moins de la manière dont ils s'y prennent, en cherchant une ousia (« étance ») qui serait associée au verbe einai (« être ») utilisé seul et supposé avoir un sens propre (le sens « existentiel »), mais de chercher à agathon legein anthrôpon, « dire l'homme bon » (251b9-c1), non pas dire bon l'homme (en tant qu'espèce) ou un homme parmi d'autres, c'est-à-dire, dire que tel ou tel homme est bon, mais dire ce qui fait l'homme bon, ce qui permet à chaque être humain d'être aussi excellent que sa nature le lui permet dans l'environnement qui est le sien, c'est-à-dire apprendre à se connaître à la fois en tant qu'individu et en tant qu'être humain (gnôthi sauton, « apprends à te connaître toi-même »), et, pour cela, puisque ce qui caractérise l'être humain, c'est d'être un animal doté de logos (« parole/raison/... »), chercher à comprendre comment cet outil fonctionne et peut lui permettre d'atteindre cet objectif. Et le point de départ d'une telle recherche, c'est de commencer à se poser la question de ce qui justifie qu'on puisse assembler des mots. C'est la question qui est ici posée. En effet, comme l'a montré le Cratyle, les mots en eux-même n'ont pas de sens, sont, au moins au départ, choisis arbitrairement, varient d'une langue à l'autre et ne peuvent donc rien nous apprendre sur ce à quoi nous les associons ; ce n'est donc que l'assemblage de mots qui pourrait peut-être nous apprendre quelque chose et ce sont donc les règles d'assemblage correct des mots, une fois justifié le fait qu'on peut les assembler, mais pas n'importe comment, qu'il nous faut mettre en évidence avant de nous battre sur le sens de tel ou tel mot, einai (« être ») ou n'importe quel autre. (<==)
(23) L'étranger revient ici explicitement au problème sur lequel avait achoppé Théétète au terme de l'examen critique des discours sur l'« étant » (to on), dans la première des trois sections ici traduites, celui des relations entre einai (« être ») / on (« étant ») / ousia (« étance »), kneisthai (« bouger/changer ») / kinoumenon (« mouvant/changeant » / kinèsis (« mouvement/changement ») et hestanai (« rester immobile/immuable ») / hestèkos (« immobile/immunable ») / stasis (« repos/immutabilité »), qu'il reprend ici au niveau des substantifs ousia (« étance »), kinèsis (« mouvement/changement ») et stasis (« repos/immutabilité »). Pour reformuler la question dans la continuité de la discussion antérieure, le fait qu'on ne puisse assimiler ousia (« étance »), ni exclusivement au mouvement/changement, ni excluisvement au repos/immutabilité (cf. 250a8-b7), implique-t-il qu'un étant (on), en tant qu'étant, ni ne bouge/change, ni ne reste en repos/immuable, ou que, selon les cas, il peut bouger/changer ou rester en repos/immuable ? Bref, ce que l'on désigne comme « étant » (on), peut-on encore lui associer d'autres mots, comme kinoumenon (« bougeant/changeant ») ou hestèkos (« restant immobile/immuable ») ? (<==)
(24) « Tous [les] rassembler dans le même » traduit le grec panta eis tauton sunagagômen (mot à mot « tous vers le_même que_nous_rassemblions »). Une fois encore, l'étranger se contente de pronoms et ne qualifie pas ce qu'il a dans l'esprit, ni quand il parle de panta (« tous », neutre pluriel), ni quand il parle de tauton (contraction de to auto (« le même »), neutre singulier) pour désigner ce vers (eis) quoi tous ces on ne sait pas quoi se rassembleraient. L'idée est pourtant claire : le panta (« tous ») ne veut rien exclure et ce qui est important dans tauton (« le même »), c'est cette idée de « même », d'identité entre ces « tous » (c'est d'ailleurs ce tauton, en ce sens de « même », avec thateron (« autre »), on (« étant »), kinèsis (« mouvement/changement ») et stasis (« repos/immutabilité »), qui seront utilisés bientôt par l'étranger, du fait de leur grand extension, comme exemples dans un jeu d'associations de mots possibles et pas possibles). Je respecte donc dans ma traduction ce choix d'imprécision de Platon en n'ajoutant pas de noms comme « chose » ou autre. On pourrait traduire plus « élégamment » : « en rassemblant toutes choses en la même ou en une seule », mais ce serait restrictif et prématuré tant qu'on n'a pas tiré au clair le lien qui pourrait exister entre les/des mots et autre chose. « Tous [les] rassembler dans le même », ça peut tout simplement vouloir dire « faire de tous les mots des synonymes les uns des autres », sans préjuger du fait qu'ils renvoient ou pas à « quelque chose » qui n'est pas un mot. Et pour l'instant, la seule chose dont nous sommes sûrs, c'est que nous parlons avec des mots, pas encore que ces mots ont un sens et renvoient à autre « chose » qu'eux. (<==)
(25) Pour résoudre le problème posé sans avoir à le supposer résolu et à faire quelque hypothèse que ce soit sur les mots et le logos, l'étranger va prendre une approche on ne peut plus générale : il ne se pose pas la question au niveau des mots seulement, ou au niveau de ce à quoi les mots pourraient renvoyer, puisque nous ne savons pas encore s'ils renvoient à quelque chose et dans quels cas, il raisonne dans l'absolu en se demandant si l'on peut accepter que rien, absolument rien, ne puisse être mélangé/associé/... à rien ou si au contraire tout, absolument tout, se confond avec tout le reste. Et pour bien montrer que son raisonnement est de la plus grande généralité, on va voir qu'il passe son temps à changer de mots pour désigner ce dont il parle, quand il ne se contente pas de pronoms, et de verbes et qualificatifs pour parler des « liens/associations/... » qui pourraient exister entre eux. Dans la réplique qui nous occupe, il n'utilise que des pronoms, mais, au niveau des verbes et qualificatifs, il utilise successivement pas moins de cinq formules différentes, et jamais deux fois la même : dans cet ordre, prosaptein (que j'ai traduit par « attribuer »), ameikta (que j'ai traduit par « non miscibles »), adunata metalambanein (que j'ai traduit par « incapables de recevoir »), sunagôgein (« que j'ai traduit par « rassembler ») et dunata epikoinônein (que j'ai traduit par « capables de former une communauté »). Inutile donc pour le traducteur de passer du temps à chercher dans chaque cas quelle est la traduction la plus adaptée puisque ce qui est important c'est qu'aucune de ces formules n'est suffisamment générale pour couvrir tout ce que l'étranger (et Platon qui le fait parler) a en vue, qu'aucune ne doit être absolutisée et que ce qui importe, c'est d'en changer d'une fois sur l'autre ! Dans toute les développements qui commencent ici, il ne faudra jamais perdre de vue ce point et supposer quelque vocabulaire « technique » que ce soit dans la bouche de l'étranger. Comme il vient de le dire, il s'adresse aussi bien aux fils de la terre qu'aux amis des eidè et aux autres et il va passer son temps à emprunter aux uns comme aux autres leur vocabulaire alternativement en prenant bien garde de ne jamais se fixer sur des termes spécifiques pour désigner d'une part ce qui participe aux « relations » de tous ordres qu'il envisage et d'autre part ces « relations » elles-mêmes à travers des verbes, des adjectifs ou des substantifs. Certes, comme le nombre de mots dont il dispose n'est pas illimité, il sera obligé de revenir plusieurs fois au même mot sur la durée, mais aucun ne sera privilégié par rapport aux autres candidats dans chaque cas. L'important pour le traducteur n'est donc pas de chercher, pour chacun des mots grecs que l'étranger utilise pour désigner les « relations » dont il parle et les termes de ces « relations », quelle est la traduction la plus pertinente, mais de refléter ces variations de manière aussi fidèle que possible en traduisant, tant que c'est possible, le même mot grec par le même mot français, et en étant attentif à ne jamais utiliser le même mot français pour traduire deux mots grecs différents (cette seconde règle étant plus importante que la première puisque ce qui prime, c'est la variété, si bien qu'il est moins grave d'être plus varié encore que l'étranger que de l'être moins). (<==)
(26)« Laquelle pourrions-nous bien dire qu'ils préférent » (ti pot' an autous proairesthai phèsomen, mot à mot « quoi un_jour peut-être eux préférer que_nous_disions ») : l'étranger revient à l'idée d'une conversation imagimaire avec des opposants potentiels. Mais, après ce qu'il vient de dire dans sa réplique précédente, il n'est plus possible de déterminer qui spécifiquement désigne le autous (« eux ») : les vieillards bornés dont il vient d'être question ? Les fils de la terre ? Les amis des eidè ? Ceux qui voient le principe de toutes choses dans le chaud et le froid ? Parménide ? D'autres encore ? Et rien ne prouve qu'ils auraient tous la même réponse à cette question. D'où, comme sa réponse va le montrer, l'embarras de Théétète. (<==)
(27) Certains éditeurs et traducteurs (Cousin, Robin) adoptent ici un découpage différent de celui que j'ai adopté, qui est celui du manuscrit Y, adopté par Diès et Duke et al. : ils font de la réplique de l'étranger « Pourquoi donc, en répondant à une à la fois n'examinerais-tu pas ce qui résulte de chacune ? » la suite de la réplique précédente de Théétète et du « Tu parles bien » le début de la réplique suivante de l'étranger. Sans citer de source manuscrite, Robin justifie son choix dans une note par ce mots : « Quel motif l'Étranger aurait-il d'inviter Théétète à faire ce dont il va lui-même se charger ? ». La remarque est pertinente, mais on peut aussi faire remarquer que la phrase parle de « répondre » (apokrinomenos), ce qui en général le rôle dévolu à Théétète et que jusqu'à présent, c'est plutôt l'étranger qui a suggéré des méthodes pour résoudre les problèmes. Quoi qu'il en soit, il n'y a rien là qui puisse influer sur la compréhension du dialogue dans son ensemble, il s'agit seulement d'un point mineur de dramaturgie. (<==)