© 2018 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 12 avril 2020
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Le Sophiste
(6ème tétralogie : La dialectique - 2ème dialogue de la trilogie)

« L’autre » et to mè on (le n’étant pas)
(Sophiste, 255c9-259d8)

(Traduction Bernard SUZANNE, © 2018)

(vers la section précédente)

Préambule : cette section constitue la suite et la fin de la discussion sur les megista genè (« très grandes familles ») commencée dans la section précédente. Pour une vue d'ensemble de cette discussion, de son rôle dans le Sophiste et de sa place dans l'ensemble des dialogues, on se reportera au préambule à ma traduction de la section précédente. Pour une justification du découpage de cette discussion en deux parties, on pourra se reporter à la page qui présente le plan du Sophiste, et en particulier à la note 1.

[255c] [...]

L'ÉTRANGER.-- Mais quoi ? Le « l'autre », nous faut-il donc [le] compter [comme] cinquième ? Ou celui-ci et l'étant, faut-il [les] concevoir comme quelque chose comme deux noms sur une unique famille ? (1) 

THÉÉTÈTE.-- Peut-être bien. 

L'ÉTRANGER.-- Mais, je pense, tu conviendras que, parmi les étants, les [uns] certes [sont dits] « -mêmes » selon eux-mêmes, mais les [autres] sont toujours dits par rapport à d'autres. (2)

THÉÉTÈTE.-- Mais pourquoi pas ?

L'ÉTRANGER.-- [255d] Mais certainement le « autre » [se dit] toujours par rapport à un autre, non ?

THÉÉTÈTE.-- [C'est] ainsi.

L'ÉTRANGER.-- Mais [ce ne serait] pas [le cas] si bien sûr l'étant et le « l'autre » ne différaient pas tout à fait, car si du moins l'autre avait part aux deux eidè, (3) comme l'étant, quelque chose parmi les « autres » pourrait être autre pas par rapport à un autre ; mais alors, pas besoin d'être grand clerc [pour comprendre ça], pour nous, n'importe quoi qui précisément est éventuellement autre, il [lui] arrive nécessairement d'un autre d'être cela même que précisément il est. (4)

THÉÉTÈTE.-- Tu parles selon ce qui se passe.

L'ÉTRANGER.-- Il faut donc compter la nature du « l'autre » [comme] étant un cinquième parmi les [255e] eidè, parmi ceux que nous avons choisis de préférence. (5)

THÉÉTÈTE.-- Oui.

L'ÉTRANGER.-- Et celle-ci, nous [la] disons être circulante à travers absolument tous ceux-ci, (6) car chacun individuellement est autre que les autres, non pas du fait de sa nature propre, mais du fait d'avoir part à l'idée du « l'autre ». (7)

THÉÉTÈTE.-- Très certainement, en effet.

L'ÉTRANGER.--  Ainsi parlons-nous donc au sujet des cinq (8) en les reprenant un par un.

THÉÉTÈTE.-- Comment ?

L'ÉTRANGER.-- Eh bien premièrement, de mouvement/changement : qu'il est tout à fait autre qu'immobilité/immutabilité. Ou comment [en] parlons-nous ?

THÉÉTÈTE.-- Ainsi.

L'ÉTRANGER.-- Il n'est donc pas immobilité/immutabilité ?

THÉÉTÈTE.-- En aucune manière.

L'ÉTRANGER.-- [256a] Mais il est en effet du fait d'avoir part à l'étant. (9) 

THÉÉTÈTE.-- Il est.

L'ÉTRANGER.-- D'autre part, en plus, le mouvement/changement est encore autre que le « -même ». (10)

THÉÉTÈTE.-- Probablement.

L'ÉTRANGER.-- Il n'est donc pas le « -même ».

THÉÉTÈTE.-- Eh bien non en effet.

L'ÉTRANGER.-- Mais à la vérité, il était bien le « -même » du fait pour tous d'avoir part tour à tour au « -même ». (11) 

THÉÉTÈTE.-- Et comment !

L'ÉTRANGER.--  Que le mouvement/changement, donc, est (12) à la fois le « -même » et pas le « -même », il faut [en] convenir et ne pas [en] être fâché, car [ce n'est] pas, à chaque fois que nous le disons le « -même » et pas le « -même », de la même façon [que] nous [en] parlons, mais [256b] quand d'une part il arrive que [nous le disions] le « -même », [c'est] du fait de la participation au « -même » relativement à lui-même [que] nous parlons ainsi, à chaque fois d'autre part que [nous le disons] pas le « -même », [c'est] cette fois du fait de la communauté avec le « autre », du fait de laquelle, séparé du « -même », il devient, non ça, mais « autre », si bien qu'à juste titre, cette fois, il est dit pas le « -même ». (13)

THÉÉTÈTE.-- Eh bien tout à fait, en effet.

L'ÉTRANGER.-- Et donc, si par hasard, d'une manière ou d'une autre, mouvement/changement recevait sa part d'immobilité/immutabilité, il ne serait nullement déplacé de l'appeler « immobile/ immuable ». (14)

THÉÉTÈTE.-- Et même on ne peut plus correct, si du moins nous devons convenir que, parmi les familles, les unes consentent à se mélanger les unes avec les autres, les autres non. (15)

L'ÉTRANGER.-- [256c] Et en effet, nous sommes bien arrivés à la démonstration de ça avant celles de maintenant, en prouvant qu'il [en] est bien par nature ainsi. (16)

THÉÉTÈTE.-- Comment en effet ne pas [l'admettre] ?!

L'ÉTRANGER.-- Disons donc une nouvelle fois : le mouvement/changement est [une] autre [chose] que le « autre », tout comme il était [une chose] différente du « -même » et de l'immobilité/immutabilité. (17)

THÉÉTÈTE.-- Nécessairement.

L'ÉTRANGER.-- Pas autre, il [l']est donc d'une certaine manière, et [aussi] autre, selon le logos (« propos/discours/raisonnement/... ») actuel.

THÉÉTÈTE.-- Vrai.

L'ÉTRANGER.-- Mais alors qu['est-]ce [qui vient] après ça ? Le dirons-nous, une fois encore, autre que ces trois-là, sans que nous le disions [autre] que le quatrième, [256d] [tout en] ayant convenu qu'ils étaient cinq au sujet desquels et parmi lesquels nous nous sommes proposés de mener notre examen ? (18) 

THÉÉTÈTE.-- Et comment [le pourrions-nous] ? Impossible en effet de convenir [pour eux] d'un nombre moindre que celui mis en évidence à l'instant.

L'ÉTRANGER.-- Sans crainte, donc, nous disons, en le soutenant fermement, le mouvement/changement être autre que l'étant. (19)

THÉÉTÈTE.-- Vraiment sans la moindre crainte, en effet.

L'ÉTRANGER.-- Eh bien donc, clairement, le mouvement/changement est réellement/à la manière d'un étant n'étant pas et étant, puisqu'aussi bien il a part à l'étant. (20)

THÉÉTÈTE.-- Très clairement, certes.

L'ÉTRANGER.-- C'est donc par nécessité que le « n'étant pas » est sur le mouvement/changement et à travers toutes les familles, (21) car, à travers [elles] toutes, la nature [256e] de l'autre, rendant chacune autre que l'étant, [la] fait n'étant pas et alors toutes, selon ces [propos], nous les dirons ainsi correctement n'étant pas, et par contre, du fait que ça a part à l'étant, être et étants. (22) 

THÉÉTÈTE.-- Ça risque.

L'ÉTRANGER.-- Donc, autour de chacun des eidè, en grand nombre est l'étant, infini par ailleurs par la quantité le n'étant pas. (23)

THÉÉTÈTE.-- Il semble.

L'ÉTRANGER.-- [257a] Et donc l'étant lui-même, il faut [le] dire être autre que tous les autres. (24)

THÉÉTÈTE.-- [C'est] nécessaire.

L'ÉTRANGER.-- Et l'étant donc, selon nous, aussi nombreux que soient les autres, selon ce même nombre n'est pas, car, n'étant pas ceux-là, il est certes lui-même un, mais par contre il n'est pas les autres infinis en nombre. (25)

THÉÉTÈTE.-- [C'est] probablement ainsi.

L'ÉTRANGER.-- Eh bien alors, de ces [affirmations] aussi, il ne faut pas se fâcher, puisqu'aussi bien la nature des familles porte [en elle] la communauté des unes avec les autres. (26) Mais si quelqu'un n'est pas d'accord avec celles-ci, en circonvenant nos logoi (propos/paroles/discours/arguments/raisonnements/...) antérieurs, qu'il circonvienne ainsi ce qui en découle.

THÉÉTÈTE.-- Tu demandes [là] des [choses] tout à fait justifiées.

L'ÉTRANGER.-- [257b] Eh bien, voyons encore ça. 

THÉÉTÈTE.-- Quoi ?

L'ÉTRANGER.-- Quand il arrive que nous disions le n'étant pas, (27) à ce qu'il semble, nous ne disons pas quelque chose de contraire à l'étant, mais seulement d'autre.

THÉÉTÈTE.-- Comment ?

L'ÉTRANGER.-- Par exemple, à chaque fois que nous disons quelque chose pas grand, te semblons nous alors mettre en évidence en quelque manière par cette expression plus le petit que le « dans la moyenne » ? (28)

THÉÉTÈTE.-- Et comment [serait-ce possible] ?

L'ÉTRANGER.-- Donc, à chaque fois que la négation est dite signifier un contraire, nous ne donnerons pas notre accord, mais [nous le donnerons] à cela seulement, que [c'est] un des autres [257c] [qu']indiquent le et le ou (« pas/non ») placés devant, [des autres] que les mots qui [les] suivent, ou plutôt [des autres] que les faits/choses (pragmata) à propos desquels pourraient être donnés les noms proférés sur [eux] après la négation. (29)

THÉÉTÈTE.-- Absolument en effet.

L'ÉTRANGER.-- Mais réfléchissons à ceci, si c'est d'accord avec toi.

THÉÉTÈTE.-- Quoi ?

L'ÉTRANGER.-- La nature de l'autre me semble se fragmenter en menus morceaux exactement comme le savoir.

THÉÉTÈTE.-- Comment ?

L'ÉTRANGER.-- Un est bien en quelque sorte celui-ci, mais chaque part de lui se développant sur quelque chose possède un nom distinct [257d] propre à elle-même, moyennant quoi multiples sont dits les arts et les savoirs. (30) 

THÉÉTÈTE.-- Eh bien tout à fait, en effet.

L'ÉTRANGER.-- Et donc les parties de la nature de l'autre, qui est une, subissent ce même [processus]. (31)

THÉÉTÈTE.-- Peut-être bien, mais alors disons de quelle manière.

L'ÉTRANGER.-- Au beau, une certaine partie de l'autre est-elle opposée ? 

THÉÉTÈTE.-- C'est [le cas].

L'ÉTRANGER.-- Celle-ci donc, [la] dirons-nous dépourvue de nom, ou bien ayant un certain nom [qui s'applique] dessus ? (32)

THÉÉTÈTE.-- [En] ayant [un], car ce qu'à chaque fois nous appelons « pas beau », cela est l'autre de pas autre chose que de la nature du beau. (33)

L'ÉTRANGER.-- Allons ! Maintenant, dis-moi ça.

THÉÉTÈTE.-- [257e] Quoi ?

L'ÉTRANGER.-- Quelque chose d'autre d'entre les étants exclus d'une certaine famille et à son tour opposé à quelque chose d'entre les étants, tel se trouve être le pas beau ? (34)

THÉÉTÈTE.-- Tel.

L'ÉTRANGER.-- Donc, le pas beau se trouve être, à ce qu'il semble, une certaine opposition d'un étant à un étant

THÉÉTÈTE.-- Tout à fait correct.

L'ÉTRANGER.-- Alors quoi ? Selon ce logos (discours/raisonnement/argument/...), le beau est-il donc pour nous plus [au nombre] des étants, moins par contre le pas beau ?

THÉÉTÈTE.-- Nullement.

L'ÉTRANGER.-- [258a] De la même manière donc, il faut dire être le pas grand et le grand lui-même ?

THÉÉTÈTE.-- De la même manière.

L'ÉTRANGER.-- Donc aussi pour le juste, il faut poser le pas juste selon les mêmes [raisonnements], (35) conformémént au [fait pour eux de] n'être en rien plus l'un que l'autre.

THÉÉTÈTE.--  Quoi [d'autre] en effet ?

L'ÉTRANGER.-- Et donc, pour le reste, nous dirons la même chose, puisqu'aussi bien la nature du « l'autre » est apparue comme étant parmi les étants, et, celle-ci étant, [il est] donc nécessaire de poser aussi les parties de celle-ci comme en rien moins étants.

THÉÉTÈTE.-- Comment en effet ne pas [le faire] ?

L'ÉTRANGER.-- Donc, à ce qu'il semble, l'opposition de la nature d'une partie de l'autre [258b] et de celle [d'une partie] de l'étant disposées l'une en face de l'autre n'est, si [l'on a le] droit de parler [ainsi], en rien moins étance que l'étant lui-même, ne signifiant pas « contraire de ça », mais cela seulement : « autre que ça ». (36)

THÉÉTÈTE.-- Très clairement en effet.

L'ÉTRANGER.-- Quel nom lui donnerons-nous donc ?

THÉÉTÈTE.-- Manifestement, le n'étant pas, que nous cherchions à travers le sophiste, c'est ça.

L'ÉTRANGER.-- N'est-il donc, comme tu le dis, inférieur en étance à aucun des autres et faut-il désormais avoir le courage de dire que le n'étant pas est assurément, possédant sa propre nature, comme le grand [258c] était grand et le beau était beau et le pas grand et le pas beau, eh bien ainsi aussi le n'étant pas, selon le même [raisonnement] était et est n'étant pas, eidos un compté parmi la multitude des étants ? (37) Ou bien, Théétète, avons-nous encore quelque défiance à son égard ? 

THÉÉTÈTE.-- Aucune.

L'ÉTRANGER.-- Eh bien, te rends-tu compte que nous avons fait preuve à l'égard de Parménide d'un très grande défiance vis à vis de son interdiction ?

THÉÉTÈTE.-- Quoi donc ?

L'ÉTRANGER.-- En cherchant plus avant encore, nous lui avons montré plus que ce que lui interdisait d'examiner.

THÉÉTÈTE.-- Comment ?

L'ÉTRANGER.--  [258d] Eh bien en ce qu'il dit plus ou moins :

« car jamais ceci ne sera dompté, [le fait d']être [pour] des n'étant pas ;
mais toi, de cette voie de recherche, écarte la pensée
 ». (38) 

THÉÉTÈTE.-- Il parle bien en effet ainsi.

L'ÉTRANGER.-- Mais justement nous, non seulement nous avons montré les n'étant pas en tant qu'ils sont, mais nous avons aussi fait voir ce que se trouve être l'eidos du n'étant pas, (39) car, en montrant la nature de l'« autre » (40) [comme] étant [258e] et [comme] complètement morcelée sur tous les étants [dans leurs relations] les uns par rapport aux autres, la partie de celle-ci opposée à l'étant de chaque [cas], (41) nous avons eu l'audace de dire que cela même est réellement/à la manière d'un étant le n'étant pas. (42) 

THÉÉTÈTE.-- Et très certainement, étranger, nous me semblons avoir tenu des propos très vrais.

L'ÉTRANGER.-- Maintenant, que quelqu'un ne nous dise pas que, faisant voir le n'étant pas [comme] le contraire de l'étant, nous avons l'audace de dire qu'il est ! Pour notre part en effet, nous disons depuis longtemps à un quelconque contraire de ça d'aller se faire voir, (43) [259a] aussi bien s'il est que si [il n'est] pas, ayant un logos (sens/définition/raison/...) ou encore totalement dépourvu de logos (alogon : déraisonnable/insensé/ irrationnel/dépourvu de sens/...) ; mais le n'étant pas que nous avons dit à l'instant « être », qu'on nous persuade que nous n'avons pas bien parlé en [nous] réfutant, ou tant en tout cas que c'est impossible, il faut dire aussi là-dessus cela-même que nous disons : que se mélangent ensemble les unes avec les autres les familles et [que] l'étant et l'autre circulant à travers toutes et au travers l'un de l'autre, l'autre d'une part ayant part à l'étant « est » d'une part du fait de cette participation, non certes cela même auquel il a part, mais autre, étant d'autre part autre que l'étant, c'est  [259b] très clairement de toute nécessité [pour lui] d'être n'étant pas ; [que] d'autre part l'étant à son tour, prenant part à l'« autre », serait autre que les autres familles, [qu']étant autre que toutes celles-ci, il n'est pas chacune d'elles ni toutes ensemble sauf lui, de sorte que l'étant, sans la moindre contestation possible une fois encore, des milliers et des milliers [de fois] n'« est » pas, et [que] de plus, ainsi, tout le reste, individuellement et tous ensemble, de multiples manières « est », mais de multiples manières n'« est » pas. (44)

THÉÉTÈTE.-- Vrai.

L'ÉTRANGER.-- Et alors, face à ces contradictions, si quelqu'un est incrédule, il [lui] faut examiner lui-même [la question] et dire quelque chose de meilleur que les propos maintenant tenus ; [259c] si par contre, comme s'il avait compris quelque chose de difficile, il prend plaisir à tirer les logoi (propos/arguments/raisonnements/discours/...) tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, (45) il fait preuve de beaucoup d'empressement pour des [choses] sans valeur, comme le disent les présents logoi (discours/raisonnements/arguments/...), car cela n'est en effet ni quelque chose de subtil, ni [quelque chose] de difficile à trouver. Mais à présent, ça, [c'est] à la fois difficile et beau. (46)

THÉÉTÈTE.-- Quoi ?

L'ÉTRANGER.-- Ce qui a aussi été dit auparavant, le [fait], tolérant ces [propos] comme possibles dans les paroles dites, (47) d'être capable d'en suivre la progression en les questionnant (48) pas à pas, [pour déterminer,] quand quelqu'un dit un étant autre d'une certaine manière être le même [259d] et quand [il dit] un étant le même [être] autre, de cette manière et selon ce point de vue qu'il exprime, laquelle de ces deux [options] souffrir. (49) Mais montrer le même autre de n'importe quelle manière, et l'autre le même et le grand petit et le semblable dissemblable, et prendre plaisir à ainsi toujours mettre en avant les contraires dans les logoi (propos/discours/raisonnements/arguments/...), cela [ne constitue] pas un quelconque questionnement véritable et c'est clairement le [produit] nouvau-né de quelqu'un qui vient tout juste de s'attacher aux étants.

THÉÉTÈTE.-- Très certainement, en effet.

(vers la section suivante)


(1) Cette fois, l'étranger parle explicitement de synonymie, c'est-à-dire de mots différents désignant la même chose, sans utiliser le mot lui-même, qui n'existait probablement pas encore du temps de Platon, en tout cas pas dans ce sens (le sens premier de sunônumos en grec est « ayant le même nom » et renvoie donc à des choses différentes désignées par le même nom), mais en explicitant l'idée de mots différents associés au même eidos/genos/... Notons encore qu'on est toujours dans une démarche qui tient compte à la fois de la dimension subjective et de la dimension objective des problèmes : subjective, car il y est question de « dire » (lekteon, adjectif verbal d'obligation dérivé du verbe legein et signifiant « il faut dire », mais aussi, selon l'un des sens possibles de legein, « il faut compter », traduction qui convient mieux dans le contexte actuel), de « concevoir par la pensée » (dianoeisthai), de « noms » (onomata), c'est-à-dire de la pensée et de son expression verbale, et non pas directement de ce qu'on cherche à concevoir et à exprimer ; objective, du fait de l'insistance sur l'idée d'obligation : lekteon (« il faut dire/compter ») dans la première partie de la réplique et dei (« il faut »), qui termine la réplique, suggèrent qu'on ne peut pas dire et penser n'importe quoi, mais qu'il y a une « réalité » objective qui s'impose à nous.
On notera par ailleurs le retour à genos (« famille ») alors que dans la réplique précédente, il était question d'eidè à propos de la même chose, puisqu'il s'agissait de compter « le même » (tauton) comme quatrième et qu'ici il s'agir d'ajouter un cinquième. (<==)

(2) « Parmi les étants, les [uns] certes [sont dits] eux-mêmes selon eux-mêmes, mais les [autres] sont toujours dits par rapport à d'autres » traduit le grec tôn ontôn ta men auta kath' hauta, ta de pros alla aei legesthai (mot à mot « des étants les d'une_part eux selon eux-mêmes, les d'autre_part par_rapport_à d'autres toujours être_dits »). Il est important de ne pas trop vite interpréter les expressions auta kath' hauta et pros alla dans des sens supposés « techniques » (« en soi » ou « absolu »/« relatif »), mais de commencer par prendre conscience de la difficulté à laquelle était confronté Platon pour parler du auto (« lui/ça(-même) », auta au pluriel neutre), dont tauton (« le même » est une contraction avec l'article neutre to), et du heteron (« autre (de deux) »), termes on ne peut plus généraux désignant respectivement l'identité (à soi-même, voir note 51 à ma traduction de la section précédente) et l'altérité, et tenter de les différencier sans les utiliser eux-mêmes, difficulté qui se répercute sur le traducteur s'il n'est pas extrêmement attentif à ne pas introduire sans s'en rendre compte l'un ou l'autre de ces mots piégés via des expressions toutes faites comme « d'une part..., d'autre part... » ou « les uns..., les autres... ». Ici, Platon tente de contourner la difficulté, sans y parvenir totalement, puisqu'il reste un auta (« eux-mêmes ») dans l'expression auta kath' hauta, par (1) l'utilisation de la formule ta men..., ta de..., mot à mot « les certes..., les mais... », habituellement traduite par « les uns..., les autres... », (2) l'utilisation du côté du « -même » (tauton, c'est-à-dire to auto), de l'expression kath' hauto, dans laquelle hauto est la forme contracte du pronom réfléchi heauto (« lui/ça-même »), dont nous avons vu dans la note précitée qu'il est la forme réfléchie dérivée de auto, pronom personnel à l'origine non réfléchi, mais insistant sur l'identité de celui/ce qu'il désigne (lui/ça et pas un autre), par combinaisons avec le pronom personnel de la troisième personne he (rarement utilisé seul) dans la forme he-auto, ce qui en fait l'exact équivalent grec du français « lui-même » ou de l'anglais « itself », et (3) l'utilisation du côté de l'« autre » (thateron, c'est-à-dire to heteron), non plus de heteron qui signifie au sens propre l'autre de deux, mais de alla (neutre pluriel), qui signifie « autres » dans un sens plus général et qui se justifie du fait du pluriel. Si la formule pros alla (« par rapport à d'autres ») ne pose pas trop de problèmes de compréhension, au moins dans un premier temps, la formule auta kath' hauta est plus difficile à comprendre, surtout après qu'elle ait donné lieu à des interprétaitons « techniques » dans le contexte de la supposée « théorie des idées/formes » prêtée à Platon. En fait, il faut les comprendre l'une par rapport à l'autre, dans leur opposition. Et la manière la plus simple de les comprendre, c'est d'y voir la différence entre, par exemple, « Socrate », ou « maison », qui désignent des « étants » que je peux penser sans penser à autre chose, et, par exemple meizôn (« plus grand »), que je ne peux penser sans penser au moins deux « étants », en fait trois : les deux « étants » comparés l'un à l'autre et meizôn, qui est aussi un « étant », mais un « étant » renvoyant à une relation. Que le meizôn de mon exemple doive être considéré comme un « étant » (on) est confirmé par le fait que ce dont il s'agit dans cette réplique est à choisir parmi tôn ontôn (« les étants ») et que le premier exemple d'« étant » de la seconde catégorie donné par l'étranger dès la réplique suivante est heteron (« autre ») lui-même. Si donc héteron (« autre ») est un on (« étant »), il n'y a pas de raison de ne pas considérer meizôn (« plus grand »), qui, en grec, se dit en un seul mot, ou d'ailleurs n'importe quel comparatif, comme un on (« étant ») à part entière (et de fait, on peut dire meizôn esti (« c'est plus grand »)), distinct de l'« étant » que désigne l'adjectif dont c'est le comparatif. Cette distinction est renforcée par le choix différencié des prépositions utilisées : du côté du « même », c'est kata + accusatif ( « le long de, selon »), du côté de l'« autre », c'est pros + accusatif (« en face de, par rapport à »), qui implique un face à face. Et une fois la notion à laquelle renvoie l'expression auto kath' hauto comprise, l'idée de quelque chose considéré « en lui-même » et non pas en relation avec autre chose (même si, pour le désigner, on peut prendre des points de vues divers aboutissant à des formulations différentes, mais renvoyant à la « même » personne ou chose), la manière précise de la traduire devient secondaire.
À titre de comparaison, voici les traductions proposées par les traducteurs que j'ai consultés :
- Cousin : « parmi tout ce qui est il y à des choses dont on parle comme étant en elles-mêmes, et des choses dont on ne parle que relativement à d'autres » ;
- Diès : « les êtres se disent, les uns en eux-mêmes, les autres uniquement dans quelque relation » ;
- Robin : « parmi les choses qui sont, il y en a qui sont dites être par elles-mêmes ce qu'elles sont, et d'autres, l'être toujours relativement à d'autres » ;
- Chambry : « parmi les êtres, les uns sont conçus comme absolus, les autres comme relatifs à d'autres » ;
- Cordero : « quelques choses s'enoncent en elles-mêmes, et d'autres s'énoncent toujours par rapport à d'autres » ;
- Mouze : « Parmi les choses qui sont, il y a celles qui se disent elles-mêmes en elles-mêmes, et celles qui se disent toujours relativement à d'autres ». (<==)

(3) Les deux eidè dont il est ici question, ce sont les deux possibilités évoquées dans la réplique précédente de l'étranger : le fait d'être auto kath' auto (« par soi-même ») et le fait d'être pros heteron (« par rapport à un autre »). Il est intéressant de noter que, pour l'étranger, cela constitue des eidè. Si l'on accepte de ne pas donner ici à ce mot un sens technique en le traduisant par « formes », mais qu'on le traduit tout simplement par « sortes », cela donne : « si l'autre participait aux deux sortes », sous-entendu « d'étants dont il vient d'être question, ceux qui sont kath' auto (« par soi-même ») et ceux qui sont pros heteron (« par rapport à un autre ») », etc., et le texte ne pose pas de problèmes de compréhension. C'est à vouloir voir des « formes » au sens supposé platonicien partout où Platon emploie le mot eidos que l'on se crée des problèmes qui ne font qu'obscurcir le propos de l'auteur. Comme je l'ai expliqué dans le préambule à ma traduction de la précédente section, Platon varie ici délibérément son vocabulaire, alternant l'emploi des mots genos, eidos, idea, phusis en particulier, justement pour essayer d'inciter ses interlocuteurs (et lecteurs), qu'ils soient fils de la terre (matérialistes) ou amis des eidè (« idéalistes »), à se détacher des mots pour atteindre ce à quoi ils cherchent à renvoyer au-delà d'eux. Pour que cette manière de procéder fonctionne, au lieu de chercher à retrouver partout le sens supposé « technique » de ces mots, il faut au contraire se laisser porter par celui de leurs sens usuels qui convient le mieux dans chaque cas pour enrichir notre compréhension de ce qu'il cherche à nous faire atteindre derrière les mots. Parler ici de « formes » ne fait que torpiller l'effort de Platon pour nous aider à mieux appréhender ce qui se cache derrière les mots et qui s'apparente tantôt à ce que nous appelons des « familles », tantôt à ce que nous appelons des « apparences », tantôt à ce que nous appelons des « sortes », tantôt à ce que nous appelons des « formes », tantôt à ce que nous appelons des « idées », tantôt à ce que nous appelons des « natures », tantôt à ce que nous appelons des « genres », tantôt à ce que nous appelons des « concepts », tantôt à ce que nous appelons des « notions », ou d'autres noms encore (je fais exprès d'employer des mots français sans préciser quel(s) mot(s) grec(s) ils pourraient traduire, y compris des mots qui pourraient passer pour anachroniques dans un contexte platonicien), aucun de ces noms n'épuisant à lui seul tout ce qui justifie l'emploi d'un nom spécifique, mais chacun ajoutant une touche à la compréhension du mécanisme de nommage et de ce que nous avons en vue en employant un nom. (<==)

(4) Quelques remarques sur la seconde partie de cette réplique, celle qui commence à « mais alors » (nun de). Le texte grec en est : nun de atechnôs hèmin hotiper an heteron èi, sumbebèken ex anagkès heterou touto auto hoper estin einai (mot à mot « alors mais de_manière_non_savante pour_nous n'importe_quoi_qui peut-être autre soit, il_advient par nécessité d'un_autre cela même que_précisément il_est être ».
Avant de s'intéresser à l'affirmation qui y est énoncée, qu'on peut paraphraser par « tout ce qui est "autre" est nécessairement autre qu'autre chose », deux mots méritent qu'on s'y intéresse, les deux mots qui suivent immédiatement le nun de (« mais alors ») qui commence ce membre de phrase : atechnôs et humin.
Atechnôs est un adverbe formé sur l'adjectif atechnos, lui-même formé sur la racine technè (« art, technique », cf. 253a9 et note 24 à ma traduction de la section précédente) par adjonction d'un alpha privatif. Atechnos signifie « sans art, inexpérimenté, simple » et évoque l'idée de quelque chose fait sans avoir les compétences nécéssaires ou qui ne demande aucune compétence particulière (d'où le sens de « simple »), ce qui donne pour atechnôs les sens possibles de « simplement, réellement, absolument »). Ici, l'adverbe atechnôs veut dire qu'il n'y a pas besoin d'avoir une grande compétence, d'avoir fait de longues études, pour comprendre et admettre ce qui va suivre. C'est ce que j'ai voulu rendre par ma paraphrase explicative « pas besoin d'être grand clerc [pour comprendre ça] ». Le fait qu'il s'agisse de l'adverbe et non de l'adjectif invite à ne pas le considérer comme qualifiant le hèmin (« pour nous ») qui suit. En d'autres termes, l'étranger ne dit pas que le groupe de personnes assemblées qui participent à la discussion (lui, Théétète, Socrate, Théodore et le jeune homonyme de Socrate) sont « sans art, sans compétences », mais que, pour comprendre ce qu'il va dire, il n'y a pas besoin de compétences particulières, que c'est à la portée du premier venu (les traducteurs que j'ai consultés ne comprennent pas ainsi ce atechnôs : Cousin le traduit par « en général » (« nous venons de voir qu'en général... »), Diès par « absolument » (« nous le constatons absolument »), Robin par « bel et bien » (« en fait, c'est pour nous un résultat bel et bien acquis que... »), Chambry par « indubitablement » (« en fait, nous constatons indubitablement que... », Cordero par « simplement » (« tout ce qui est simplement autre... ») et Mouze par « sans ambiguïté » (« nous voyons sans ambiguïté que... »)).
- Le hèmin (« à nous, pour nous ») qui suit immédiatement est important aussi, car il pointe vers le second principe de base sous-jacent à toute la thèse de l'étranger dans le Sophiste, le principe de validation par l'expérience partagée dans le dialegesthai (« la pratique du dialogue »). Certes, ce n'est pas la première fois que ce pronom, ou des formes verbales à la première personne du pluriel (« nous... ») apparaît dans le dialogue, loin de là, mais il est ici mis en valeur par son rapprochement avec le atechnôs qui précère. Il participe ainsi, comme la plupart de ceux qui l'ont précédé, à « enraciner » les propos de l'étranger : il ne cherche pas à faire, dans l'abstrait et « hors sol », des discours savants dans lesquels il mettrait en œuvre, non pas un « savoir » (epistèmè), mais une « technique » (technè), oratoire en particulier, des procédés de sophistes comme ceux d'Euthydème et Dionysodore dans l'Euthydème, mais seulement à s'appuyer sur le bon sens (atechnôs) et le partage des expériences que permet le dialogue : il ne dit pas « je » (egô, singulier), mais « nous » (hemeis, pluriel, dont hèmin est le datif), invitant ainsi les autres personnes présentes, et pas seulement Théétète, à manifester un éventuel désaccord s'ils ne se sont pas d'accord avec ce qu'il leur fait dire ou penser en les incluant dans ce « nous ». Il nous invite à ne pas avoit peur d'affirmer ce que nous pensons, même, et surtout, si ça semble évident, simple (atechnos), et à ne pas nous laisser avoir par les « trucs » des sophistes, qui paraissent séduisants à première vue dans la forme paradoxale (para doxa, « contraire à l'opinion commune ») qu'ils prennent, mais ne résitent pas à un examen plus poussé. C'est tout le propos de l'Euthydème, déjà mentionné, qui occupe dans la cinquième tétralogie (voir mon plan des dialogues en tétralogies) la même place que le Sophiste dans la sixième, dialogue centrale de la trilogie, que de mettre en regard les astuces éristiques de deux sophistes caricaturaux (sans doute inventés par Platon pour les besoins de la cause) et les méthodes de dialogue constructif de Socrate (la dialektikè dont il vient d'être question peu avant, qui n'est pas une technè, mais une epistèmè, cf. 253b10). L'étranger, c'est tout le contraire de ces deux comiques : il s'appuie sur le bon sens partagé tant que rien ne justifie de le mettre en question. Et de toutes façons, si le bon sens n'est plus un guide sûr et mène à des contradictions, c'est encore dans le dialogue bienveillant (et non pas éristique) qu'il faut chercher à « cheminer à travers les logoi (paroles/discours/raisonnements/...) » (dia tôn logôn poreuesthai, 253b11) vers une meilleure appréhension des assemblages de mots pertinents qui nous rapprochent de la vérité.
Après ces considérations de méthode préliminaires suggérées par les premiers mots de cette seconde partie de la réplique, nous pouvons nous intéresser au fond de ce qui y est énoncé. Et ce qu'il faut noter de ce point de vue, c'est que, dans cette analyse de l'équivalence potentielle entre on (« étant ») et heteron (« autre »), l'étranger n'est pour une fois pas avare du verbe einai (« être »), puisqu'il apparaît trois fois, sous trois formes différentes, en deux lignes : èi, 3ème personne du singulier du subjonctif présent (accompagné de an, c'est-à-dire subjonctif d'éventualité), dans la formule hotiper an heteron èi (« n'importe quoi qui précisément est éventuellement autre »), où « est » est justement complété par heteron (« autre ») ; estin (« est ») 3ème personne du singulier de l'indicatif présent, avec un nu euphonique à la fin devant la voyelle initiale du mot suivant, dans la formule touto auto hoper estin (« cela même que précisément il est ») ; einai (« être »), infinitif présent, dans la formule heterou... einai (« être... d'un autre (ce qu'il est) »), les deux dernières occurrences, estin et einai se suivant à la fin de la phrase. Ce que suggère cette formulation, c'est que « être », c'est être quelque chose, ce quelque chose étant « ce que précisément est » (hoper estin) le sujet dont on parle, ici heteron (« autre »). L'utilisation du relatif hostisper, dont hotiper est le neutre, qui associe le relatif hos (« qui »), l'indéfini tis (« un quelconque ») et la particule enclitique d'insistence per (« justement, précisément »), qui pourrait se traduire par « quoi que ce soit qui justement », insiste à la fois sur cette exigence de précision (per) et sur son caractère général (ti, « un quelconque »). Et on retrouve cette même exigence dans le hoper estin (« cela précisément qu'il est »), où hoper est le neutre de hosper ; si le ti de hotiper a ici disparu, c'est que le caractère de généralité n'a plus à être spécifé lorsqu'on s'intéresse à l'un des sujets particuliers auquel renvoyait le hotiper, ce qui est le cas pour la seconde partie de ce membre de phrase. Ce que dit ici l'étranger, c'est que quand on « est » héteron (« autre »), on est nécessairement autre heterou (« d'un autre »), c'est-à-dire que heteron (« autre ») implique nécessairement (sumbebèken ex anagkès) deux choses. Le verbe choisi pour parler de cette implication est sumbainein (dont sumbebèken est la 3ème personne du singulier de l'indicatif parfait actif), dont le sens premier est « marcher/aller ensemble », verbe dans lequel on retrouve le préfixe sun- (« avec, ensemble »), qui renforce l'idée de relation entre plusieurs choses (voir la note 26 à ma traduction de la section précédente sur l'importance du préfixe sun- dans la multiplicité des verbes qu'utilise l'étranger pour parler des « relations/associations » qui ne sont pas toutes possibles). Et la manière dont est organisée la phrase insiste sur le fait que c'est la survenance de cet « autre » qui permet de dire « autre » ce dont on parle comme « autre » : tant qu'il n'y a qu'une seule chose (au moins dans la pensée), on ne peut ni la penser, ni la dire « autre » (alors qu'on peut l'affirmer « (elle-)même ») ; c'est donc bien « d'un autre » (heterou, génitif) qu'il lui arrive (sumbebèken) d'être elle-même « autre » que cet autre qui surgit dans notre pensée. Bref, heteron (« autre ») ajoute à einai (« être ») quelque chose qui n'est pas nécessairement impliqué par einai (« être ») tout seul, et n'a de sens que si l'on suppose deux choses, le sujet qui « est », c'est-à-dire l'« étant » (to on) et quelque chose d'« autre » (heteron) à quoi justement on le compare et par rapport auquel il est lui-même (auto) heteron (« autre »).
Une remarque de critique textuelle (mais pas seulement) pour finir : le auto de l'expression sumbebèken ex anagkès heterou touto auto hoper estin einai (« il [lui] arrive nécessairement d'un autre d'être cela même que précisément il est ») ne figure pas dans tous les manuscrits. C'est le texte du manuscrit Y, repris par Diès, et, sous la forme avec élision tout' auto, du manuscrit W, et c'est ainsi que le texte est cité par Simplicius ; mais le auto ne figure pas dans les manuscrits B et T, et n'est pas repris par Burnet et Duke et al.. Je le conserve car il me semble bien dans l'esprit de Platon de jouer ainsi dans la même phrase avec les « familles » qu'il a retenues, puisque auto (« (lui-)même ») est le pronom qui, substantivé sous la forme contracte tauton, est le nom d'une des cinq « familles » séléctionnées par l'étranger, le « même », tout comme heteron (« autre ») est celui qui est substantivé sous la forme contracte thateron « l'autre »). Ainsi, dans la même phrase, Platon combine l'« étant » (on), le « même » (auto) et l'« autre » (heteron) dans une phrase parfaitement compréhensible pour le commun des mortels pour expliquer que l'autre lui-même n'est pas la même « chose » que l'étant. (<==)

(5) Dans cette réplique, dont le texte grec est pempton dè tèn thaterou phusin lekteon en tois eidesin ousan, en hois proairoumetha (mot à mot « cinquième donc la de_l'autre nature il_faut_compter parmi les eidè étant, parmi ceux_que nous_avons_choisi_de_préférence »), l'étranger utilise à quelques mots d'intervalles le mot phusis (féminin, à l'accustif phusin, « nature ») et le mot eidos (neutre, au datif pluriel eidesin) à propos de la même chose puisqu'il dit qu'il faut compter (lekteon, cf. note 1) tèn thaterou phusin (« la nature de "l'autre" ») comme étant cinquième (pempton... ousan) en tois eidesin (« parmi les eidè ») sélectionnées (en hois proairoumetha, « parmi ceux que nous avons choisis de préférence ») pour l'exercice. Avec le premier, il satisfait les fils de la terre et avec le second les amis des eidè. Et pour mieux nouer tout cela ensemble, il encadre sa phrase entre un pempton (« cinquième ») initial, neutre, qui s'accorde donc avec eidos, avant dernier mot de la phrase si on laisse de côté la clause complémentaire en hois proairoumetha (« parmi ceux que nous avons choisi de préférence »), et un ousan (« étant ») final, féminin, qui s'accorde donc avec phusin, le mot qui vient au début de cette phrase ! C'est donc bien sans aucun doute possible la nature de l'autre (tèn thaterou phusin) qu'il faut dire/compter comme étant (ousan, accusatif féminin pour l'accord avec phusin, « nature ») un cinquième (neutre) eidos. Donc une phusis (« nature ») est aussi un eidos. Mais il est intéressant de remarquer que ceux qui, comme Cordero dans la note 286 à sa traduction sur 253e2, veulent que genos, eidos et idea soient ici des synonymes ont du mal à étendre cette synonymie à phusis (« nature »), comme inviterait pourtant à le faire cette réplique s'ils étaient cohérents (Cordero finit par le faire du bout des lèvres dans sa note 336 sur 258d6). Mais en fait, comme je l'ai déjà dit, il ne s'agit pas de synonymie, mais d'indifférence, et nous en avons là la meilleure démonstration possible : dans le raisonnement tout ce qu'il y a de plus général que mène ici l'étranger, il n'a que faire du ou des noms que l'on donne à ce qu'il manipule, « étant » (on), « même » (tauton), « autre » (tatheron), « mouvement/changement » (kinèsis) et « immobilité/immutabilité » (stasis), car son raisonnement n'en dépend pas (on verra bientôt, dans la note 7, que cela ne l'empêche pas de ne pas les choisir au hasard) ; on pourrait même ne pas donner le même nom à ces cinq « étants » (on a vu qu'ils sont tous effectivement des « étants », puisque chacun est « -même » relativement à lui-même), par exemple appeler certains des eidè et d'autres des familles (genè), que cela n'invaliderait pas son raisonnement ! Alors phusis (« nature »), si cela peut faire plaisir à certains des lecteurs potentiels, pourquoi pas ? Les noms changent dans la même phrase et tout le monde comprend ce qu'il veut dire, car l'important ici, ce n'est pas le nom qu'on leur donne mais le fait qu'il y en a bien cinq différents, quel que soit le nom qu'on leur donne. Comme je l'ai déjà dit, la différence entre ces termes est avant tout une question de point de vue sous lequel on considère ce à quoi on les donne, celui de la « famille », avec genos, celui de l'« apparence », dans un premier temps visuelle, avec eidos ou idea, celui du « développement » avec phusis. Mais aucun de ces points de vue à lui seul ne peut capturer tout ce qui se cache derrière ce à quoi on donne ces noms, d'où l'importance de n'en absolutiser aucun. Et si l'on veut rendre compte de cela avec le mot « synonymes », alors il ne faut pas en exclure phusis (« nature »), même si la supposée « théorie des formes/idées » prêtée à Platon, qui est en fait plutôt celle des amis des eidè, doit en prendre un coup, coup qui serait salutaire pour mettre un terme à cette mauvaise compréhension de Platon à laquelle le Sophiste cherche justement à faire un sort ! Comme je le disais, le raisonnement de l'étranger ne suppose aucune « ontologie » préalable. Il reste valide quelle que soit l'extension que l'on donne à « étant ». En fait, pour l'étranger, fixer arbitrairement des limites aux « étants », comme le font aussi bien les fils de la terre que les amis des eidè, n'a pas de sens. Ce qui fixe l'extension des « étants », c'est l'emploi du verbe einai (« être ») dans la conversation : utiliser le verbe einai (« être ») dans une phrase positive ou, comme va bientôt le montrer l'étranger, négative, c'est faire du sujet de ce verbe un « étant », ce qui ne veut pas dire que les relations que la phrase établit, explicitement ou implicitement, entre ce sujet, cet « étant », et autre chose, soient pertinentes. Mais, curieusement, les tenants de la synonymie limitée à eidos, idea et genos ne s'attardent pas sur phusis, dont la traduction universellement admise par « nature » ne pose de problème à personne, et sur ce brusque passage de phusis à eidos, qui, lui, devrait les interpeller.
Notons encore que, non content de faire de ce à quoi renvoient ces termes à la fois des eidè et des phuseis (« natures »), l'étranger en fait aussi implicitement à nouveau des « étants » par l'emploi du participe présent ousan (accusatif féminin singulier, forme très proche de ousia, « étance », dont il est la racine) pour dire que tèn thaterou phusin (« la nature de "l'autre" ») doit être comptée comme pempton... ousan (« étant... un cinquième »). (<==)

(6) « Celle-ci » (autèn, accusatif féminin singulier) renvoir au phusis (féminin) de la réplique précédente de l'étranger, et « ceux-ci » (autôn, génitif neutre pluriel commandé par dia, « à travers ») renvoie aux eidè mentionnés dans cette même réplique. (<==)

(7) Après genos (« famille »), eidos et phusis (« nature »), voici idea (« idée »), déjà utilisé en 253d5 et 254a9, pour décrire les opérations que doit savoir pratique celui qui est dialektikos. Et cette idea (« idée ») est associée à « l'autre » dans l'expression tès ideas tès thaterou (« l'idée du "l'autre" »), alors que la réplique précédente y associait une phusis (« nature ») dans l'expression tèn thaterou phusin (« la nature de "l'autre" »). Mais cette réplique peut justement nous aider à réaliser que l'étranger ne choisit pas entre ces différents termes, genos (« famille », déjà utilisé en 253b9, 253b12, 253d1, 253e2, 254b8, 254d4, 254e3 et 255d4), eidos (déjà utilisé en 253d1, 254c3, 255c6, 255d4 et 255e1), phusis (« nature », déjà utilisé en 255b1, 255d9 et ici) et idea (« idée », déjà utilisé en 253d5, 254a9 et ici), au hasard mais que, comme je l'ai dit dans la note 5, ils ne sont pas synonymes, mais répondent à des points de vue différents sur ce qui est en cause. Ce qu'explique ici l'étranger permet de clairement distinguer ce qu'il met sous phusis (« nature ») et ce qu'il met sous idea (« idée ») : la phusis (« nature »), c'est ce qui appartient en propre à ce qui est en cause (il parle ici, pour chacun des autres genè (« familles »)/eidè de tèn hautou phusin, « sa nature propre ») et permet de le comprendre indépendemment de tout le reste, alors que l'idea (« idée »), c'est ce qui est « participé » par d'autres de ce qui est en cause : ainsi, ici, ce que dit l'étranger, c'est que le fait d'être « autre » n'appartient pas en propre au mouvement/changement (kinèsis), à l'immobilité/immutabilité (stasis), à l'étant (on) ou au « le même » (tauton), ne fait donc pas partie de leur phusis (« nature »), mais que chacun « a part/participe » (metechein) à l'idea (« idée ») d'« autre » lorsque, comparé aux autres, il est découvert « autre » que chacun d'eux. Si le terme phusis (« nature ») est utilisé pour évoquer ce qui caractérise individuellement chacun, abstraction faite des autres, c'est parce que, pour nous, êtres humains, cette phusis (« nature ») n'est pas donnée une fois pour toutes, comme si elle était contenue entière et immuable dans le mot par lequel nous la désignons, pas plus que les hommes ne sortent adultes et en armes du sol, comme dans la légende de Cadmos et des « spartoi » (les « semés », ces hommes sortis de terre adultes et en armes après que Cadmos ait semé les dents du dragon qu'il venait de tuer). Comme les hommes qui naissent et croissent (phuein, « croître », le verbe dont dérive phusis) au fil des ans, le sens des mots se développe pour chacun de nous, au fur et à mesure qu'on explore les relations de ce qu'ils entendent désigner avec tout le reste (ce que font par exemple les dialogues dits « aporétiques » dans lesquels Socrate cherche à préciser le sens d'un mot, par exemple philia (« amitié ») dans le Lysis, andreia (« courage ») dans le Lachès), etc.). Quant à la notion de « participation » associée au terme idea (« idée »), elle pointe sur le fait que dire que a est b (par exemple qu'Alcibiade est beau) ne veut pas dire que a et b désignent la même chose (dans l'exemple, qu'Alcibiade est le beau ; cf. l'Hippias majeur sur la différence entre « beau » (kalon) et « le beau » (to kalon)), mais que quelque chose de ce que désigne b se retrouve dans a (quelque chose de l'idée de beauté se retrouve dans Alcibiade), mais peut aussi sous d'autres formes, se retrouver dans de multiples autres « choses ». Dans un cas comme dans l'autre, l'étranger ne se place pas du point de vue « objectif » des « choses » elles-mêmes, abstraction faite du logos (« langage/parole/discours/... ») et des hommes qui les appréhendent à travers lui, mais du point de vue des hommes dont la perception est conditionnée par leurs organes (au sens large, incluant organes des sens et intelligence) et ne peut s'exprimer qu'à travers le logos (« langage/parole/discours/... ») : en parlant de phusis (« nature »), mot qui évoque en grec l'idée de développement, de croissance, perdue dans sa traduction française par « nature » (même si ce mot est dérivé de natum, forme du verbe latin nascor, qui signifie « naître », étymologie perdue de vue en français), même à propos de notions aussi abstraites que « même » et « autre », il veut dire que la compréhension de ces mots, et l'appréhension de ce qu'ils désignent, est toujours le résultat d'un processus d'apprentissage, plus ou moins long selon la complexité des notions en cause ; et en parlant d'idea (« idée »), dont le sens premier est « apparence visuelle » avant d'en venir à désigner par analogie l'« apparence » pour l'esprit/intelligence, il montre clairement qu'il ne perd pas de vue les mécanismes par lesquels nous appréhendons ce qui nous entoure. Et si l'on veut, à partir de là, continuer l'analyse pour les deux autres termes qu'il a employés, eidos et genos, on arrive à des conclusions similaires. Pour eidos, on peut partir de République X, 596a6-7 : « Nous avons en effet l'habitude, me semble-t-il, de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom (onoma) » : l'eidos, c'est ce que cherche à désigner un nom, ou plus généralement un mot ou un groupe de mots, au-delà du mot ou groupe de mots spécifique employé (par exemple, « même », « identique », « semblable », « pareil » en français renvoient, dans certains de leurs emplois au moins, à la même notion, qui est celle à laquelle renvoie aussi en grec le mot homoios, dans certains au moins de ses usages). Le point de vue est donc celui du langage et de la relation des mots à ce qu'ils désignent. Mais il ne faut pas oublier que, dans l'allégorie de la caverne, ce sont les prisonniers enchaînés qui, dès le début de l'allégorie, du seul faut qu'il sont dotés de la capacité de dialegesthai (« dialoguer »), donnent des noms aux ombres (cf. République VII, 515b4-5). En d'autres termes, l'eidos ne préjuge pas du fait que la connaisance de ce qu'on nomme est complète et adéquate, qu'elle est le résultat d'une appréhension de la dimension intelligible de ce qui est désigné par le nom. L'eidos associé au nom peut donc ne renvoyer qu'à une « apparence » (le sens premier d'eidos) seulement visuelle (la première que nous appréhendons, avant que notre intelligence se développe), c'est-à-dire à une ombre dans l'imagerie de l'allégorie de la caverne, et pas toujours à une « apparence » pour l'esprit (nous), obtenue hors de la caverne à partie de la « vue » des « étants » eux-mêmes par l'intelligence. Et c'est cela qui distingue l'eidos de l'idea, qui, elle, est toujours un principe d'intelligibilité, et ne peut qu'être le résultat de la contemplation des astres hors de la caverne, même si elle concerne quelque chose de matériel comme un lit (cf. République X, 596b3 et b7, où il est question de l'idea de lit/couche ou de table/trépied). Pour genos, le point de vue est celui de la multiplicité des instances désignées par un même mot, considérés comme une « famille » (l'un des sens de genos, celui que j'ai retenu pour le traduire ici), invitant à comprendre le singulier utilisé comme nom de la « famille » dans un sens collectif (sur l'emploi du singulier à sens collectif, voir la note 7 à ma traduction de Sophiste, 249d6-251e7). C'est la raison pour laquelle c'est ce mot que choisit l'étranger pour parler des megista genè (« les très grandes familles ») en 254d4, puisque ce dont il est justement question, c'est de l'extension de ces mots, du fait qu'ils peuvent s'appliquer à un très grand nombre de « choses ».
En anticipant sur la suite, on peut inclure dans cet examen comparatif le mot ousia (« étance »), que l'étranger va bientôt utiliser (en 258b2 et b10) et voir en lui le point de vue du logos traduisant des relations entre « étants » : par l'emploi du verbe einai (« être ») dans le discours (logos) simplement pensé ou formulé vocalement ou par écrit, nous attribuons (ou refusons, lorsque la phrase est négative) une « étance » (ousia) à un « étant » (on) (en termes grammaticaux, on dirait « un attribut à un sujet »). Une ousia (« étance »), c'est donc quelque chose, peu importe quoi, que l'on pense ou dit qu'est un sujet, sans que cela implique que cette ousia dise tout ce qu'on peut dire sur le sujet : quand on dit, par exemple, « Alcibiade est beau », pour reprendre l'exemple cité plus haut, on fait de « beau », indépendamment de ce que signifie ce mot et de la pertinence de l'attribution, une ousia (« étance ») dont on prétend qu'elle est pertinente pour l'« étant » (on) (beau) qu'est supposé être Alcibiade, mais cela ne veut dire, ni qu'Alcibiade est « le beau lui-même », comme je l'ai déjà dit plus haut, ni qu'Alcibiade n'est que beau. Ce n'est que par spécialisation de ce mot que l'on peut en venir à comprendre ousia comme désignant « ce qu'est » (to ti esti, « le quoi c'est ») l'« étant » (on) dont on parle ou auquel on pense de manière exhaustive et adéquate, ou, par une spécialisation encore plus poussée, spécialisation faite en particulier par Aristote, ce qu'est cet « étant » de manière « essentielle », abstraction faite de tout ce qui est conjoncturel par rapport à ça (position dans le temps et l'espace, propriétés dites « accidentelles », etc.).
On arrive ainsi au résultat suivant :
eidos : point de vue du nommage : ce qui est commun à tout ce qu'on désigne par le même nom utilisé dans la même acception ou par des noms synonymes dans cette même acception, ou encore par des noms équivalents dans des langues différentes ;
- genos : point de vue de l'extension : l'accent est mis sur le fait que le même nom, pris dans la même acception, peut être appliqué à une multitude d'instances ;
phusis : point de vue de l'individuation : l'accent est sur ce qui caractérise en propre ce que l'on considère, abstraction faite du reste, étant entendu que ce à quoi on s'intéresse comme une « unité » peut être vu comme composite d'un autre point de vue et qu'il s'agit alors de faire la distinction entre ce qui fait partie en propre du « tout » (holon) considéré comme « un » et ce qui lui est « extérieur » ;
idea : point de vue de la participation : l'accent est sur ce qu'importe ce à quoi on s'intéresse dans ce à quoi on l'applique lorsqu'il ne s'agit pas d'une simple identification ;
ousia : point de vue du logos : l'accent est sur l'attribution à ce à quoi on s'intéresse de ce qui est associé au nom utilisé comme « attribut » dans une phrase construite, ou susceptible d'être construite, autour du verbe einai (« être ») cherchant à dire quelque chose de ce que c'« est ».
On peut résumer cela en disant qu'un mot (onoma) utilisé dans un logos pour attribuer une ousia à un « étant » (on) pointe sur un certain eidos commun à tous les membres d'un même genos partageant une même phusis et porteurs d'une même idea. Mais il ne faut pas perdre de vue que, pour tout arranger, le logos attribuant (ou refusant) l'ousia à l'« étant » peut être faux, que plusieurs mots peuvent pointer sur le même eidos et que le même mot peut, dans des contextes différents, pointer vers des eidè différents.
On trouvera dans une annexe à la fin de cette page un tableau faisant l'inventaire de toutes les occurrences de ces cinq mots dans cette section du Sophiste et la précédente, qui, ensemble, constituent la discussion sur les cinq « très grandes familles », et de leur traduction au cas par cas par les six traducteurs que j'ai consultés. (<==)

(8) Platon ne choisit ici aucun des termes précédemment utilisés alternativement et se contente de l'expression epi tôn pente (« à propos des cinq »), sans plus de précisions, dans laquelle pente (« cinq ») est une forme indéclinable et tôn (« des ») est un génitif pluriel qui peut être aussi bien masculin que féminin ou neutre, donc sous-entendre n'importe lequel de ces mots, ce qui suggère qu'il n'a ici en tête aucun point de vue particulier sur ces « cinq » et se contente de leur nombre pour se faire comprendre. C'est donc le trahir que d'en dire plus que lui en supposant l'un de ces mots au détriment des autres, ce que font pourtant tous les traducteurs que j'ai consultés, Cousin en ajoutant « idées » (qu'il utilise pour traduire aussi bien eidos qu'idea), Diès et Cordero et Chambry en ajoutant « formes » (que les deux premiers utilisent pour traduire aussi bien eidos qu'idea et que Chambry n'utilise que pour traduire eidos), Robin en ajoutant « genres » (qu'il utilise pour traduire genos), Mouze en ajoutant « familles » (qu'elle utilise pour traduire genos).
« Ainsi parlons-nous donc »  : je retiens ici la leçon legomen (« nous parlons », 1ère personne du pluriel du présent de l'indicatif actif de legein) donnée par le manuscrit W, plutôt que la leçon legômen (« disons », 1ère personne du pluriel du présent du subjonctif actif de legein tenant lieu à cette personne de l'impératif), qui me paraît plus cohérente avec le hôde (« ainsi », et non pas « voici » (Cousin, Diès, Chambry) ou « ceci » (Cordero, Mouze)) initial et le pôs (« Comment ? » et non pas « Quoi ? » (Diès, Chambry, Cordero, Mouze)) de la réponse de Théétète : l'étranger ne s'intéresse pas tant ici à ce que l'on dit ou doit dire en tant qu'assertions supposées énoncer la vérité qu'à la manière dont on parle, dont on utilise les mots séléctionnés dans le langage et dont on fait interagir dans nos manières de parler les cinq retenus. C'est pourquoi, dans ce qui suit, il ne s'interdit plus d'utiliser les diverses formes du verbe einai (« être »), qui constituent leur sujet comme « étant » (on) et les mots auton (« même ») et heteron (« autre ») comme on le fait dans la conversation. (<==)

(9) L'étranger n'a pas encore introduit la distinction entre noms et verbes et traite donc de la même manière les « notions » comme kinèsis (« mouvement/changement ») et stasis (« immobilité/immutabilité »), associées à des verbe (kineisthai, « bouger/changer », pour kinèsis et histanai, « rester immobile/immuable », pour stasis), et celles comme tauton (« le "même" ») et thateron (« le "autre" »), sans lien avec des verbes. Dans tous les cas, il utilise le substantif comme « nom » du genos/eidos/idea/phusis en cause et parle ensuite de la possibilité ou impossibilité pour quelque chose de metechein (« participer ») à l'idea (« idée ») portée par ce substantif. Ainsi quelque chose qui bouge, bouge du fait de sa participation à l'idée de « mouvement ». Dans le cas du verbe einai (« être »), le « substantif » qu'il a retenu pour nommer ce qui y est associé comme kinèsis (« mouvement/changement ») à kineisthai (« bouger/changer »), est to on (« l'étant »). De la même manière donc qu'on dirait que quelque chose qui bouge, bouge (kineitai) du fait de sa participation à l'idée de « mouvement » (kinèsis), on peut dire, comme il le fait ici, que quelque chose (en l'occurrence kinèsis, « mouvement/changement ») « est » du fait de sa participation à l'étant. Cette manière de voir est celle qui permet d'introduire dans le flot continu des phénomènes en perpétuelle évolution la stabilité requise pour rendre le logos (« discours/parole/raisonnement/... ») possible, celle qui est associée aux eidè/ideai. Mais le fait d'associer une idea (« idée ») avec le verbe einai (« être ») et de lui donner un nom ne nous renseigne pas encore sur le contenu de cette « idée » : est-elle plus proche d'« idées » comme « mouvement/changement » et « immobilité/immutabilité » (et plus spécifiquement de la seconde) ou d'« idées » comme « même » et « autre » (et plus spécifiquement de la première) ? Mais si cette manière de faire est celle qui permet de rendre compte du logos, il n'en reste pas moins que ce que nous percevons et dont nous rendons compte à travers lui, ce sont des pragmata (« faits/choses ») décrits par des verbes. Et donc, dans la pratique du logos, c'est bien l'emploi du verbe einai (« être ») qui constitue les « sujets » auxquels on l'applique comme « étants » (onta) en concrétisant dans le logos leur participation à to on (« l'étant »). (<==)

(10) « Le mouvement/changement est autre que le "-même" » traduit le grec hè kinèsis heteron tautou estin, dans lequel on trouve justaposés quatre des cinq termes retenus pour l'exercice : kinèsis (« mouvement/changement »), heteron (« autre »), tautou, génitif singulier de tauton (« le même »), et esti, forme verbale conjuguée qui fait de hè kinèsis (« le mouvement/changement »), sujet de ce verbe, un on (« étant »). Ce faisant, l'étranger donne à l'avance un exemple implicite de l'équivalence qu'il va bientôt énoncer entre la négation mè/ou (« pas ») et la notion d'heteron (« autre ») : au lieu de dire que hè kinèsis ou tauton estin (« le mouvement/changement n'est pas le "-même" »), où l'accent devrait porter sur l'article to qui est malheureusement agrégé à auto dans la forme tauton, il dit hè kinèsis heteron tautou estin (« le mouvement/changement est autre que le "-même" », ce qui, dans ce contexte, permet plus facilement de penser tauton (« le "-même" ») comme le nom d'un des cinq sélectionnés. Mais les deux formulations sont équivalentes, comme le montre le fait qu'il fait suivre cette première formulation de l'autre, celle avec la négation, dans sa réplique suivante, si bien qu'on a là la mise en évidence pratique de l'équivalence entre ouk estin (« n'est pas ») et heteron estin (« est autre), et donc entre mè on (« n'étant pas ») et heteron on (« étant autre »), qui ne sera théorisée et généralisée que plus tard.. Il n'en reste pas moins que cette formulation utilisant heteron (« autre) associé à tauton (« le même ») a de quoi surprendre un adolescent comme Théétète, ce qui explique que sa réponse ne soit pas aussi assurée que les autres (schèdon, « probablement »). ( <==)

(11) Voir 254d14-15. L'étranger met ici en évidence les deux sens possible de esti (« est ») dans une formule de type « a est b » : l'identité (a est le même que b, c'est-à-dire a et b sont deux mots ou expressions désignant la même chose) et la participation (a participe à l'idée importée par b, c'est-à-dire que b est un attribut qui convient à a) et, histoire de s'amuser un peu avec Théétète, il le fait à propos justement de l'idée de « même » (tauton) et en exprimant la différence, non par la simple négation, mais à l'aide de l'idée de « autre » (heteron). Cet exercice de virtuosité est à mettre en regard de ceux de Parménide dans le dialogue éponyme. La différence est qu'ici, il s'agit d'une virtuosité destinée à faire progresser, alors que dans le Parménide, il s'agit d'une virtuosité destinée à éblouir, qui n'a pas peur de prouver successivement tout et son contraire, là où l'étranger cherche au contraire à clarifier les apparentes contradictions entre « est » et « n'est pas » en en précisant le sens dans chaque cas.(<==)

(12) En grec, la proposition est une proposition infinitive complément des adjectifs verbaux homologèteon (« il faut convenir ») et mè duscheranteon (« il ne faut pas être fâché ») : tèn dunamin tauton t'einai kai mè tauton (mot à mot « le mouvement/changement le_même à_la_fois être et pas le_même »), si bien que la forme verbale que je traduis par la forme conjuguées « est » est en grec l'infinitif einai (« être »). (<==)

(13) Dans toute cette phrase explicative où l'étranger distingue bien les raisons qui permettent d'affirmer successivement du mouvement/changement deux choses qui semblent se contredire, les expressions tauton (« le "-même" ») et thateron (« l'autre ») restent au neutre alors que kinèsis est féminin et qu'il fait l'accord pour hotan eipômen autèn (« à chaque fois que nous la (la kinèsis) disons ») et pour tèn methexin tautou pros heautèn (« la participation à « le même » relativement à elle-même (la kinèsis) » (comme en français, kinèsis est traduit par « mouvement/changement », masculin, cette différence de genre n'est plus perceptible dans la traduction). Il faut en conclure qu'il considère ici tauton (« le "-même" ») et thateron (« l'autre »)/heteron (« autre », en 256b4) comme des noms de familles/eidè/... et non pas comme des adjectifs/pronoms employés de manière usuelle et nécessitant l'accord. C'est la raison pour laquelle je les mets entre guillemets à chaque fois en conservant toujours l'expression « le "-même" » ou « l'autre » intacte, sans faire la crase de l'article avec le mot qui précède quand elle serait possible (comme le fait Platon lui-même lorsqu'il écrit to tauton, par exemple en 255b8, 255b11 et 255c6, ou to thateron, par exemple en 255c9 et 255d3, alors que tauton est une crase de to auto et thateron une crase de to heteron, qui incorporent donc déjà l'article to).
Dans le prolongement de ce que je disais à la fin de la note 11 à propos de Parménide, on voit là toute la différence entre l'étranger et son illustre compatriote, tel au moins qu'il nous est présenté dans le dialogue qui porte son nom : Parménide, à aucun moment dans son discours, ne prend la peine de préciser dans quel sens il prend einai (« être ») et prouve implicitement qu'il ne le prend pas toujours dans le même sens en arrivant à des conclusions contradictoires d'une démonstration à l'autre, tantôt le prenant plus ou moins au sens des fils de la terre, tantôt plus ou moins au sens des amis des eidè (et ce qui est vrai de einai (« être »), est vrai de tous les autres mots qu'il utilise), alors que l'étranger, quand il arrive à une apparente contradiction, s'empresse de préciser, comme il le fait ici, ce qui explique cette apparente contradiction en mettant en évidence la multiplicité des sens possibles d'un même mot ou d'une même formulation. (<==)

(14) Ce qu'a ici en tête l'étranger, c'est que, si l'on pense kinèsis (« mouvement/changement ») comme le nom d'un eidos/famille/..., ce qui est facilité par le fait qu'il utilise le mot sans article, cet eidos/famille/... en tant que tel ne bouge/change pas et peut donc être dit « immobile/immuable », c'est-à-dire qu'en tant qu'eidos/famille/... simplement saisi par la pensée, il participe à l'idea de stasis (« immobilité/immutabilité »). (<==)

(15) Malgré sa réponse positive, il n'est pas sûr que Théétète ait bien saisi ce que l'étranger avait en tête. Il se contente probablement d'admettre que, si l'on pouvait montrer que kinèsis (« mouvement/changement ») participe à l'idea de stasis (« immobilité/immutabilité »), alors, oui, il faudrait accepter de dire kinèsis (« mouvement/changement ») immobile/immuable (stasimon) d'un certain point de vue, mais sans chercher de quelle manière cette proposition à première vue paradoxale pourrait se démontrer, et en pensant probablement que c'est impossible. (<==)

(16) Ce qui a été démontré antérieurement (251e8-252e8), c'est que, pour le dire dans les termes dans lesquels Théétète vient de le reformuler, « parmi les familles, les unes consentent à se mélanger les unes avec les autres, les autres non », pas que, pour reprendre le termes de l'étranger, « d'une certaine manière, mouvement/changement recev[r]ait sa part d'immobilité/immutabilité ». (<==)

(17) Kinèsis (« mouvement/changement ») est féminin en grec, et il est ici précédé de l'article (« la », féminin), qui rend encore plus sensible son genre. Pourtant l'étranger dit qu'« elle » (la kinèsis) est heteron (neutre) tou heterou (« autre que le "autre" ») et tautou te allo (neutre) kai tès staseôs (« différent du "-même" et de l'immobilité/immutabilité »), en utilisant chaque fois le neutre et non pas le féminin. C'est ce que j'ai cherché à rendre sensible en français en traduisant heteron par « [une] autre [chose] » et allo par « [une chose] différente », de manière à opposer le masculin de « mouvement/changement » en français au féminin induit en français par « chose », dont l'ajout rend le neutre grec. Si par ailleurs, l'étranger remplace heteron par allo dans la seconde partie de sa phrase, c'est que, comme je l'ai déjà dit, heteron s'applique au cas de deux et allo au cas de plus de deux ; or, dans la permière partie, kinèsis n'est mis en regard que d'une seule famille/eidos/..., heteron en tant que famille/eidos/..., alors que dans la seconde partie, il est mis en regard à la fois de tauton (« le "-même" ») en tant que famille/eidos/... et de stasis (« immobilité/immutabilité »). C'est pour rendre sensible cette différence de termes que j'ai continué à traduire heteron par « autre », mais que j'ai traduit allo par « différent », bien qu'en français, « autre » ne soit pas limité au cas de deux, sauf dans la forme « l'autre ». (<==)

(18) Ici encore, comme en 255e8 (cf. note 8), et sans doute pour les mêmes raisons, l'étranger parle des « trois » (tôn triôn), du « quatrième » (tou tetartou), de « cinq » (pente), sans qualifier ce qu'il compte ainsi : peu lui importe qu'on les envisages comme « familles », comme eidè, comme ideai ou comme autre chose encore, la question porte sur leur nombre et rien d'autre. Il convient donc de respecter ce choix dans la traduction, ce que ne font aucun des traducteurs que j'ai consultés, qui, tous, ajoutent au moins une fois un nom après l'un de ces nombres, voire deux fois : Cousin parle d'« idées » (mot qu'il utilise souvent, mais pas toujours, pour traduire eidos en plus de l'utiliser pour traduire idea), Diès, Robin, Chambry et Cordero de « genres », Mouze de « familles ». (<==)

(19) « Le mouvement/changement être autre que l'étant » traduit le grec tèn kinèsin heteron einai tou ontos. Le mouvement/changement (hè kinèsis) est un étant (on ti), puisqu'on le dit « être » (einai), en l'occurence « autre » (que l'étant), mais il n'est pas to on (« l'étant »), pas plus qu'il n'est thateron (« l'autre ») par le fait d'être « autre » (heteron) (que l'étant). Le fait d'être un élément d'un ensemble/famille/... ne fait pas de cet élément l'ensemble/famille... dont il n'est qu'un élément. To on (« l'étant »), c'est l'ensemble/famille/... de tous les onta (« étants »), de tout ce dont on dit « c'est (ci ou ça) », et thateron (« l'autre »), c'est l'ensemble/famille/... de tout ce qu'on dit « autre (heteron) (que ci ou ça) ». Et d'autre part, le fait que ces deux familles/ensembles/... aient la même extension, puisque tous les onta (« étants ») sont chacun autre que tous les autres, n'interdit pas de les considérer comme deux familles/ensembles/... distincts en les envisageant sous deux points de vue différents, ne serait-ce que pour pouvoir se poser la question de leur extension. Lorsque je m'intéresse à tous les habitants d'un immeuble parisien, je peux les considérer comme habitants de cet immeuble, comme parisiens de naissance, comme français, et sous d'autres points de vue encore ; mais s'il s'avère qu'ils sont tous parisiens de naissance et français de nationalité, si bien que les trois points de vue conduisent au même ensemble de personnes, cela n'interdit pas de les considérer, selon les besoins, sous l'un ou l'autre de ces points de vue en utilisant des mots différents pour en parler : les habitants de l'immeuble, les parisiens de naissance de l'immeuble et les français de nationalité de l'immeuble. (<==)

(20) « Le mouvement/changement est réellement/à la manière d'un étant n'étant pas et étant » traduit le grec hè kinèsis ontôs ouk on esti kai on (mot à mot « le mouvement/changement réellement/à_la_manière_d'un_étant pas étant est et étant »). Cette formulation à l'apparence paradoxale qui réintroduit l'adverbe ontôs (« réellement/à_la_manière_d'un_étant ») fait écho à des expressions similaires déjà rencontrées antérieurement : ouk on ara, ouk ontôs, estin ontôs hèn legomen eikona (« n'étant pas donc, pas réellement, est réellement ce que nous appelons reproduction ! ») en 240b12, to mè on legousin hôs estin ontôs mè on (« disant du n'étant pas qu'il est réellement n'étant pas ») en 254d1-2. On a vu à l'occasion de ces emplois antérieurs de l'adverbe ontôs (habituellement traduit par « réellement ») dans ces deux expressions et dans d'autres occurrences (240b2, 7, 11, 12, 247e3, 248a11, 252a9, 10, 254d2), qu'il était en quelque sorte le marqueur du sens « existentiel » du verbe einai (« être ») dans la mesure où il était utilisé par les uns et les autres, fils de la terre comme amis des eidè ou autres, pour faire la différence entre ce qu'ils disaient, chacun dans ses propres théories, être ontôs (« réellement ») et ce qu'ils considéraient comme n'étant pas ontôs (« réellement »), même si l'on utilisait à leur sujet einai (« être »), mais que cet usage était finalement fallacieux puisque ontôs est une forme adverbiale dérivée du participe présent de einai (« être ») et signifie étymologiquement « à la manière d'un étant » (voir en particulier les notes 36, 38 et 41 à ma traduction de la section 237a3-241d4, la fin de la note 30 à ma traduction de la section 245e8-249d5, la note 7 à ma traduction de la section 251e8-255c8).
Pour arriver à cette formulation, l'étranger a simplement tiré les conséquences de ce qu'il disait dans sa précédente réplique, que « le mouvement/changement [est] autre que l'étant » (tèn kinèsin heteron einai tou ontos), en appliquant la règle de bon sens évidente pour tous que si a est autre (heteron esti) que b, alors a n'est pas (ouk esti) b, qui conduit ici à « le mouvement/changement n'est pas (ouk esti) l'étant » (tèn kinèsin ouk einai to on), ce qui revient à faire de a (ici le mouvement/changement) un « n'étant pas » (ouk on) (en l'occurrence « l'étant » (to on)). Mais attention ! Du fait que le b est ici to on (« l'étant »), il y a risque de confusion. Ce n'est pas en tant que « n'étant pas l'étant » (ouk on to on) que le mouvement/changement est un « n'étant pas » (ouk on), mais en tant que « n'étant pas l'étant » (ouk on to on). Car, comme cela a été dit et redit auparavant avec d'autres b que to on (« l'étant »), à savoir, l'immobilité/immutabilité (hè stasis), le « -même » (tauton), le « autre » (thateron), ce n'est pas parce qu'on est autre que le « -même » (tauton) qu'on n'est pas « -même » (auton) par rapport à soi-même, qu'on est autre que l'autre (thateron) qu'on n'est pas autre (heteron) que tout ce qui n'est pas soi-même, et donc ce n'est pas parce qu'on est autre que « l'étant » (to on) qu'on n'est pas un étant (on ti). Le mouvement/changement peut donc être dit « n'étant pas » (ouk on) non seulement l'étant (to on), c'est-à-dire la famille/eidos/idée/nature/... désignée par le mot « étant » (on), mais aussi l'immobilité/immutabilité (stasis), le « -même » (tauton) en tant que famille/eidos/idée/nature/..., l'autre (thateron) en tant que famille/eidos/idée/nature/..., et une multitude d'autres choses. Et de même que dire le mouvement/changement (ou n'importe quoi d'autre) « n'étant pas » (l'étant, ou l'immobilité/immutabilité, ou le « -même », ou l'autre, ou n'importe quoi d'autre sauf le sujet) en fait un « n'étant pas » (ouk on), de même, en reformulant chacun de ces assertions sous la forme positive, celle utilisant « est autre », pour le dire « étant autre » (que l'étant, ou l'immobilité/immutabilité, ou le « -même », ou l'autre, ou n'importe quoi d'autre), on en fait un « étant » (on).
Il ne s'agit pas ici, et plus généralement dans le Sophiste, de hautes spéculations métaphysiques sur on ne sait trop quel « Être » et on sait encore moins quel « Non-Être », mais tout simplement de prendre acte de la manière dont fonctionne le logos (« langage/parole/discours/...), et en particulier le verbe einai (« être ») pour le commun des mortels avant de vouloir lui ajouter on ne sait trop quel sens « existentiel » qu'il serait bien en peine d'assumer en plus de son usage premier, dans la mesure où son rôle initial d'outil universel de liaison d'idées est trop général pour supporter d'être restreint sans que cela conduise à des confusions que vingt-cinq siècles de réflexions philosophiques initiées par Platon n'ont pas réussi à dissiper parce que, comme il a tenté, sans trop de succès, de le montrer (en particulier à travers le Parménide), elles ne peuvent être que sophistiques...
Pas de traces non plus d'une quelconque « théorie des eidè », ou « des idées (ideai) », ou « des familles (genè) », ou « des natures (phuseis) ». Platon, qui fait parler l'étranger, constate simplement que les mots du langage sont des combinaisons arbitraires de sons, pour le langage parlé, et de graphismes, pour le langage écrit, qui n'ont rien de commun avec ce qu'ils servent à désigner et ne prennent « sens » que par des conventions partagées, mais ne peuvent rien nous apprendre, pris individuellement, sur ce qu'ils désignent, et n'ont de sens que par les combinaisons que nous en faisons, qui prétendent, à tort ou à raison, traduire des relations entre les on ne sait trop quoi auxquels on les associe par convention (cf. le Cratyle). Il constate aussi que chaque mot désigne une pluralité de « choses » distinctes les unes des autres mais partageant certaines caractéristiques communes en en laissant d'autres, en plus ou moins grand nombre, de côté, ce qui veut dire qu'un nom est en général associé à une « apparence », un « aspect » (eidos, idea), visuel dans un premier temps, mais aussi dans d'autres cas, purement « conceptuel », intelligible » (noèton), commun à l'ensemble (genos) des « instances » auxquelles on applique ce nom (ce qu'il y a de commun peut se réduire à une simple convention, comme dans le cas des noms propres, par exemple du nom « Socrate », commun à deux des interlocuteurs du Sophiste, le Socrate qu'on retrouve dans la plupart des dialogues et le jeune camarade de Théétète, qui reste un spectateur silencieux dans le Sophiste, mais prendra la place de Théétète dans le Politique ; cela peut aussi avoir un caractère relatif, comme lorsque Théétète s'adresse à son interlocuteur en l'appelant xenos (« étranger »), d'une manière qui n'est ambiguë pour personne, alors que chacune des personnes présente est « étrangère » par rapport à certaines autres, puisqu'il y a trois Athéniens, un citoyen de Cyrène (Théodore) et un citoyen d'Élée, simplement parce que celui qui est ainsi désigné est le seul dont Théétète ne connaît pas le nom et que les autres le savent). Aussi, losqu'il veut réfléchir sur ce que désignent les mots, conscient de tout cela, il se garde bien d'attribuer un nom unique à cela et prend bien garde au contraire de varier son vocabulaire pour bien faire sentir qu'aucun des mots qu'il utilise ne peut à lui seul épuiser tous les aspects de ce dont il veut parler avec des mots, qui est justement ce à quoi font référence les mots de manière générale et non pas tel ou tel mot particulier, surtout sachant que, pour en parler, il est contraint d'utiliser des mots qui ont déjà un ou plusieurs sens avant qu'il cherche à les utiliser dans ce nouveau registre, et que les sens préalables qu'ils tirent avec eux risquent fort de brouiller la compréhension de ce dont il veut parler, surtout justement si on se polarise sur un seul mot. Et s'il y a bien une chose dont il veut à tout prix se garder dans cette recherche, c'est de la notion d'« existence », qui est pour lui un faux problème : la question n'est pas pour lui de savoir si les mots pris individuellement renvoie à des choses qui « existent » ou n'« existent » pas, car la question ne peut être posée qu'à propos de mots qui, au moins en tant que mots, « existent » puisqu'on les utilise pour poser la question, mais de déterminer comment on peut faire le tri entre des combinaisons de mots qui traduisent des relations adéquates à celles dont elles prétendent rendre compte hors du discours et d'autres qui ne reflètent pas adéquatement ce qu'elles prétendent décrire hors du discours, c'est-à-dire faire le tri entre discours vrai et discours faux à la lumière de l'expérience concrète de ce que le discours prétend représenter, qui n'est pas façonné par nos discours mais les suscite, et donc impose sa « loi » à ceux-ci, loi dont la marque ultime pour nous, celle à l'épreuve de laquelle on peut valider ou invalider la pertinence des discours, est le « bon » (to agathon) pour nous. (<==)

(21) L'étranger utilise deux prépositions différentes pour « localiser » le mè on (« n'étant pas ») : il le dit d'une part epi kineseôs (« sur le mouvement/changement ») et d'autre part kata panta ta genè (« à travers toutes les familles »). La première préposition, epi (« sur »), nous renvoie à 237b10-c4, où l'étranger se demandait « où il faut appliquer le nom de "n'étant pas" » (poi chrè tounom' epipherein touto to "mè on") et « [la nature de ce] sur quoi [on en] ferait usage » (epi poion... katachèsasthai), utilisant epi à la fois en tant que préfixe (epipherein, « porter sur, appliquer sur ») et en tant que préposition (epi poion, « sur quelque chose de quelle nature ») pour évoquer la relation entre un mot ou une expression, en l'occurrence justement mè on (« n'étant pas »), et ce à quoi elle pourrait renvoyer (voir la seconde partie de la note 6 à ma traduction de Sophiste, 237a3-241d4). Lorsqu'il généralise à la multitude des genè (« familles »), il préfère une préposition, kata, qui évoque une circulation : son sens premier avec l'accusatif, comme c'est le cas ici, est « en suivant de haut en bas, en descendant », et de là « à travers, d'un bout à l'autre » ou encore « auprès de » ; l'accent est cette fois sur l'extension, sur l'universalité de l'applicabilité de l'expression mè on (« n'étant pas ») à toutes les familles (genè), puisque chaque famille est autre (heteron) que toutes les autres familles, et donc « n'étant pas » (mè on) ces autres familles, et à tout ce qui peut être considéré comme « membre » d'une de ces famille (appelée du nom associé), qui est autre que tous les autres membres de la famille (la préposition kata peut se comprendre aussi bien d'une « traversée » des multiples familles, différentes les unes des autres, que d'une « traversée » de chaque famille, dont chaque « membre » est différent des autres, et le choix du terme genè, qui insiste sur la multiplicité des « membres » de la « famille » (genos), invite à envisager aussi ce second sens). (<==)

(22) L'étranger généralise ici à toutes les familles (genè) le raisonnement qu'il a développé dans sa précédente réplique et que j'ai analysé dans la note 20. (<==)

(23) L'étranger revient ici au terme eidos, qui déplace l'accent vers le mot associé à l'eidos, et l'emploi de la préposition peri (« autour de ») évoque les emplois de einai (« être ») « autour » de ce mot. De chaque « chose » dont on peut parler en utilisant un mot qui renvoie à un eidos (« apparence ») associé à cette « chose », on peut dire qu'elle « est » beaucoup de choses (par exemple que Socrate « est » un homme, qu'il « est » Athénien, qu'il « est » laid, qu'il « est » philosophe, etc.), ce qui en fait autant de fois un « étant » (on), à chaque fois « étant » une chose différente, sans pour autant cesser d'être Socrate, puisque tous ces « est » ne sont pas des « est » d'identité, mais des « est » de mise en relation du sujet « étant » (on) avec des qualifications multiples lui convenant. Mais on peut aussi dire en plus grand nombre encore, et pratiquement sans limites, tout ce qu'elle n'est pas, puisqu'elle n'est pas tout ce qui n'est pas elle, ce qui en fait autant de fois, et donc sans limites, un « n'étant pas » (mè on). Et il y aura toujours infiniment plus de choses qu'elle n'est pas que de choses qu'elle est. (<==)

(24) L'étranger ne précise pas ici les autres quoi, mais peu importe. Ce sont aussi bien les eidè/familles/idées/natures/... que les instances auxquelles on applique les mots associés à chacun de ces eidè/familles/idées/natures/... L'étranger ne fait ici qu'appliquer au cas de to on (« l'étant ») le raisonnement qu'il a mené précédemment à propos de tauton (« le "-même" »), thateron (« l'autre »), le mouvement/changement (hè kinèsis), etc. : ce n'est pas parce que le mouvement/changement (hè kinèsis) est « autre » (heteron) que l'immobilité/immutabilité (hè stasis) qu'il est « le "autre" » (thateron), ni parce qu'il est « -même » par rapport à lui-même qu'il est « le "-même" », etc. ; de même, ce n'est pas parce qu'il « est » (même, ou autre, ou n'importe quoi d'autre qui lui conviendrait), et donc qu'on peut le dire un « étant » (on ti), qu'il est « l'étant lui-même » (to on auto). Et ce qui est vrai pour le mouvement/changement (hè kinèsis), qu'il « est » une multitude de choses, par rapport auxquelles on peut le dire un « étant » (on), mais n'est pas pour autant « l'étant lui-même » (to on auto), est vrai pour tout le reste, si bien que de fait, « l'étant lui-même » (to on auto) n'est aucune des autres « choses », quelle que soit l'extension qu'on donne à « choses, et sans limiter ce mot à des « choses » matérielles.
D'un point de vue grammatical, dans l'expression to on auto tôn allôn heteron einai (mot à mot « le étant lui-même des autres autre être »), les mots tôn allôn, génitif pluriel à tous les genres du pronom indéfini allos (« (un) autre/différent »), ont pour antécédent le plus naturel le eidôn de hekaston tôn eidôn (« chacun des eidè », 256e6) de la réplique précédente, qui avait pris la place dans cette réplique de ce qui était qualifié de genè « familles ») dans la réplique précédente (256d12). Il est alors amusant de constater que tous les traducteurs que j'ai consultés qui éprouvent le besoin d'ajouter un nom après « les autres » traduisant tôn allôn, c'est-à-dire tous sauf Cousin, utilisent un nom différent de celui qu'ils ont utilisé pour traduire eidôn dans la réplique précédente : Diès et Chambry traduisent eidôn par « formes » et traduisent ici tôn allôn heteron einai par « est autre que le reste des genres », utilisant le mot qu'ils avaient utilisé pour traduire genè ; Robin traduit eidôn par « natures génériques » et traduit ici tôn allôn heteron einai par « est autre que le reste des réalités », utilisant un mot qu'il n'a utilisé ni pour tradurie eidôn, ni pour traduire le genè antérieur, qu'il avait traduit par « genres » ; Cordero traduit eidôn par « formes » et traduit ici tôn allôn heteron einai par « est autre que les autres genres », utilisant lui aussi le mot qu'il avait utilisé pour traduire genè  ; Mouze traduit eidôn par « formes » et traduit ici tôn allôn heteron einai par « est autre que le reste des familles », là encore utilisant le mot qu'elle avait utilisé pour traduire genè . Bref, tous, sauf Robin, pratiquent la « transitivité » en préférant remonter pour l'antécédent à genè via eidôn plutôt que d'en rester à eidôn, comme si cela les gênait de faire de to on (« l'étant »), dont eux font « l'être », voire « l'Être » avec une majuscule, un eidos parmi d'autres. Cordero va même jusqu'à justifier en note ce glissement en écrivant : « Nous avons traduit "autres genres", mais "autres Formes" aurait été elle aussi une traduction possible, car en grec il n'y a que le mot "autres" (allôn), dont l'antécédent peut être eidè ("Formes") ou genè ("genres"). Étant donné que, dans ce contexte, les deux notions sont des synonymes, la traduction est indifférente » (note 313, p. 263). Si c'est indifférent, pourquoi ne pas en rester à l'antécédent naturel, c'est-à-dire le plus proche ? Et pourquoi créer le problème en voulant être plus précis que Platon et en ajoutant un nom là où il s'est contenté d'un pronom, dont la traduction par un simple pronom ne pose pas de problème en français ? Platon cherche à faire réfléchir ses lecteurs par eux-mêmes, pas à leur servir sur un plat d'argent des réponses qu'il n'a pas à des question qui dépassent les capacités de l'entendement humain, ou à tout le moins les possibilités du logos, précisément en évitant d'être trop précis quand ce n'et pas nécessaire, comme c'est le cas ici. Mais la plupart des traducteurs pensent qu'il propose des réponses et ferment ces ouvertures à la réflexion personnelle ménagées par Platon, qu'ils considèrent comme des imprécisions dommageables, en forçant sur les lecteurs leurs réponses (le plus souvent d'amis des eidè d'une manière ou d'une autre). (<==)

(25) Ici encore, l'étranger passe par le « être autre » (heteron einai ; cf. sa réplique précédente) pour en arriver au « n'étant pas » (ouk on) : l'étant en tant que tel, « l'étant lui-même » (to on auto), il faut le dire « être autre » (heteron einai) que tous les autres (peu importe quoi, c'est vrai de tout ce qui n'est pas « l'étant lui-même »), et donc il en résulte qu'il « n'est pas » (ouk estin) tous ces autres et que donc, par rapport à eux tous, il est un « n'étant pas » (ouk on) chacun d'eux, ce qui ne l'empêche d'être « un » (au sens numérique : hen) en tant que lui-même (hen auto estin, « un lui-même est »). Ce hen (« un ») est destiné à faire contraste avec le aperanta ton arithmon talla (« les autres infinis en nombre ») en mettant en regard les deux extrêmes de l'échelle des nombres (entiers positifs, qui, pour les Grecs, ne commençaient même qu'à deux, un n'étant pas pour eux un nombre, mais le principe des nombres), 1 et l'infini, comme pour suggérer discrètement que to on (« l'étant » en tant que tel) est bien peu de chose par rapport à la multitude infinie du reste et ne mérite donc pas qu'on lui consacre de longs développements. Cette référence à l'étant (to on) comme un (hen) est aussi une pierre dans le jardin de Parménide, qui assimilait l'étant à l'un, et une manière de lui répondre qu'il restait une infinité de choses plus intéressantes à examiner que cet « étant un ».
Mais il y a plus. Car on peut généraliser les raisonnements suivis par l'étranger sur les quelques familles/eidè/idées/natures/... qu'il a sélectionnées. L'étant lui-même est un, mais il n'est pas, en tant que l'étant, l'un. Et par le même raisonnement, il n'est pas, en tant qu'étant, tout le reste, ce qui veut dire que le fait de considérer quoi que ce soit comme « étant » (on), et seulement comme « étant », ne nous apprend rien sur ça : un « étant » (on) en tant qu'étant n'est pas plus en mouvement qu'immobile, changeant qu'immuable, matériel qu'immatériel, éternel que limité dans le temps, bon que mauvais, jaune que rouge ou bleu, Socrate que Théodore, ou quoi que ce soit d'autre qu'« étant ». Et cela est vrai que l'on se place au niveau des genè (« familles/genres/... »), des eidè (« apparences/formes/sortes/espèces/.... »), des ideai (« idées/apparences/formes/.. »), des phuseis (« natures »), qui « sont » des genè/eidè/ideai/phuseis/..., selon le nom qu'on veut leur donner (et changer ce nom pour d'autres encore, en grec comme en français, ne changerait rien au raisonnement), et donc font partie des « étants », ou que l'on se place au niveau des « membres » de ces genè (« familles »), dont chacun « est » membre de l'une ou l'autre de ces « familles », et donc fait partie des « étants ». Mais en même temps que ce raisonnement nous apprend que le fait de désigner quoi que ce soit comme « étant » (on) et rien de plus ne nous apprend rien sur ça, pas même que c'est « un » (hen), il montre que tout, absolument tout, ce que l'on peut penser ou nommer fait partie des « étants », car chacun « est » au moins « -même » (auto) par rapport à lui-même et « autre » (heteron) que tous les autres. L'« étant » (to on) est donc à la fois la plus grande « famille » (genos), celle qui englobe absolument tout, et, justement pour cette raison, la moins signifiante, puisque, acceptant tout sans exception, elle n'exige rien de particulier de ses « membres », aucune « apparence » (eidos) particulière, aucune « nature » (phusis) spécifique, aucune « idée » (idea) associée.
Curieusement, les traducteurs se partagent, pour la traduction des derniers mots de cette réplique, talla (contraction de ta alla) ouk estin au ( mot-à-mot « les_autres pas est par_contre »), entre ceux qui, comme moi, font de talla (« les autres ») l'attribut de estin (« [il] est »), dont le sujet est to on (« l'étant ») au début de la réplique, sujet commun à tous les verbes successifs de cette réplique (Cousin : « mais il n’est pas tout le reste » ; Robin : « en revanche, il n'est pas ces autres réalités » ; Cordero : « mais, en même temps, il n'est pas les autres »), et ceux qui font de talla (« les autres ») le sujet d'estin (« est »), employé donc sans attribut (Diès, Chambry : « à leur tour, les autres ne sont pas » ; Mouze : « à leur tour, ces familles ne sont pas »). Trois considérations grammaticales et lexicales peuvent justifier ce second choix : premièrement, le fait que le grec utilise souvent un verbe à la troisième personne du singulier (ici estin, « est ») avec un sujet au neutre pluriel (ici talla, « les autres »), ce qui rend possible de considérer talla (« les autres ») comme sujet de estin (« est ») ; ensuite le fait que l'attribut en prend en général pas l'article et que talla est une contraction de ta alla (« les autres »), avec article donc ; enfin l'ambiguïté sur le sens de au, qui peut aussi bien introduire une idée de succession ou de répétition (traduction par « puis, « à son/leur tour ») qu'une idée d'opposition (« par contre, au contraire »). À cela, on peut répondre, en restant sur le plan strictement grammatical et lexical, qu'estin (« est ») au singulier peut tout aussi bien avoir comme sujet to on (« l'étant ») au singulier, tout comme le estin qui a précédé dans hen men auto estin (« il est certes lui-même un ») ; qu'un mot comme allos (« autre ») dans l'expression talla (« les autres ») est justement l'un des cas où l'attribut peut conserver l'article dans la mesure où il change le sens du mot (« être autre » et « être les autres », ça ne veut pas dire la même chose) ; et enfin que au peut s'employer au même titre que de pour faire pendant à un men antérieur pour marquer l'opposition entre deux propositions, ce qui est le cas ici dans l'opposition entre hen men auto estin (« il est certes lui-même un ») et talla ouk estin au (« mais par contre il n'est pas les autres »). On pourrait encore ajouter que l'emploi du verbe einai (« être ») sans attribut, surtout dans une proposition où il est conjugué, nécessite quelques justifications car ce n'est pas la manière naturelle de l'employer, si bien que, si l'on a le choix entre une compréhension où il a un attribut et une autre où il n'en a pas, il est préférable d'opter pour celle où il a un attribut, sauf à avoir de sérieux arguments pour justifier l'autre, moins naturelle. Et si l'on revient maintenant à la logique d'enchaînement des raisonnements, cette manière de comprendre la réplique, qui est plus naturelle grammaticalement, est aussi bien plus cohérente avec tout ce qui a précédé : tous les raisonnements cherchant à montrer en quel sens on peut dire de la même « chose » (par exemple, kinèsis, le mouvement/changement) qu'elle « est » et qu'elle « n'est pas », qu'elle est donc à la fois un « étant » (on) et un « n'étant pas » (mè on), trouve sa culmination dans le cas de l'étant lui même (to on), qui à la fois « est » (lui-même) et « n'est pas » (tout le reste). (<==)

(26) L'étranger ne veut pas dire ici que n'importe quelle famille (genos) peut se mélanger à n'importe quelle autre, ce qui serait contraire à son hypothèse de départ, mais que les familles peuvent s'associer les unes aux autres (selon des règles qui restent à déterminer) sans perdre chacune leur identité : une koinônia (« communauté ») n'est pas une fusion dans un tout unique, mais une association d'entités restant chacune ce qu'elle est. Le logos (« langage/discours/... ») assemble des mots, et derrière ces mots des eidè/familles/idées/..., non pas pour faire de ces mots des synonymes, mais pour traduire des relations supposées entre les « étants » auxquels ces mots font références, qui ne se confondent pas les uns avec les autres, chacun « étant » lui-même et « n'étant pas » tout le reste. Dire que a est b, ne signifie pas que a et b, c'est la même chose, mais que, chacun restant ce qu'il est et restant différent de l'autre, on suppose néanmoins une relation entre les deux, à préciser dans chaque cas.
L'étranger utilise ici l'expression hè tôn genôn phusis (« la nature des familles »), dont il dit qu'elle echei koinônian allèlois (mot à mot « a/porte/supporte communauté les_unes_avec_les_autres »). Ce qu'il évoque ici, c'est donc une propriété spéficique commune à tout ce qu'il a appelé « familles » (genè), qui fait donc partie de leur « nature » (phusis). Ces « familles », comme on l'a vu, ce sont des « familles » d'étants partageant le même eidos (« apparence ») qui justifie qu'on leur attribue un même nom. Ce qui fait donc partie de leur « nature », c'est, pour des « membres » d'une famille, de pouvoir etre mis en relation (d'inclusion ou d'exclusion) avec d'autres familles sans perdre leur identité. Mais cela ne peut se faire n'importe comment et c'est le rôle de celui qui est dialektikos (« apte à l'art de dialoguer ») que de savoir déterminer, à travers le dialogue et l'expérience partagée, quelles relations sont pertinentes (« vraies ») et quelles ne le sont pas (sont « fausses »). (<==)

(27) « Dire le n'étant pas » (to mè on legein), c'est dire une phrase dans laquelle apparaît la formule mè esti (« n'est pas ») ou une formule équivalent combinant la négation (ou ou(k)) avec une forme du verbe einai (« être »), par exemple « le mouvement n'est pas l'immobilité » ou « Socrate n'est pas Théodore ». (<==)

(28) Le mot grec que je traduis par « dans la moyenne » est isos, dont le sens premier est « égal », à l'origine dans un sens numérique (de même taille, ou de même nombre, ou de même longueur, etc.), puis dans un sens analogique, par exemple pour parler de l'égalité des citoyens devant la loi, mais aussi dans le sens qu'a ce mot en français lorsqu'on dit : « ça m'est égal ». Ici, l'idée est que, pour ce dont on parle en disant que ce n'est pas grand, on fait explicitement référence à une « norme » communément admise sur la taille des éléments de la « famille » en question (par exemple des hommes, ou des chevaux, ou des maisons, etc.) et qu'on qualifie de « grand » (mega) ce qui est supérieur en taille à cette taille « normale » et de « petit » (smikron) ce qui est inférieur en taille à cette taille « normale ». Dans cette perspective, isos signifie « (sensiblement) égal (à la taille "normale/moyenne") ». Une autre traduction possible de isos dans ce contexte serait « normal ». (<==)

(29) La seconde partie de la phrase, décrivant ce à quoi l'étranger est prêt à donner son assentiment, si elle ne pose pas de problèmes majeurs de compréhension, est difficile à suivre dans le détail de sa construction. Le texte grec en est  : tôn allôn ti mènuei to mè kai to ou protithemena tôn epiontôn onomatôn, mallon de tôn pragmatôn peri hatt' an keètai ta epiphtheggomena husteron tès apophaseôs onomata (mot à mot « des autres un_certain indique le non et le pas placés_devant des suivants mots, plutôt cependant des faits/choses autour desquels peut-être est_donné les proférés_sur après la négation mots »). Les mots qui sont mis en valeur en étant placés en tête sont des mots tôn allôn ti (« des autres un certain », c'est-à-dire « un des autres »), sans que soit précisé « un des autres » quoi, alors que allos (dont allôn est le génitif pluriel, ici au neutre comme ti), au contraire de heteron qui signifie « autre » de deux, suggère une multitude d'« autres » possibles. Ce n'est que dans la seconde partie de la phrase, par des assonnances de mots au génitif pluriel terminés en -ôn, tôn epiontôn onomatôn (« des mots suivants »), puis tôn pragmatôn (« des faits/choses »), que l'on comprend que, dans un premier temps, l'étranger parle de mots (onomata), et dans un second temps de ce à quoi les mots, ou plus précisément les sons produits pour les proférer (ta epiphtheggomena, dans lequel on trouve un composé du verbe phtheggesthai, qui, le plus souvent, chez Platon, fait référence à la parole en tant que phénomène purement physique de production de sons, sans préjuger d'un éventuel « sens » associé à ces sons) pourraient (an + subjonctif d'éventualité keètai) faire référence. Mais la phrase est construite de telle manière que les mots tôn epiontôn onomatôn peuvent aussi bien se comprendre comme complément de protithemena (« placés devant » : « le et le ou placés devant les mots qui [les] suivent », puisque la préposition pro utilisée ici comme préfixe dans le verbe protithenai, dont protithemena est le participe présent passif au nominatif neutre pluriel) commande le génitif, que comme complément du allôn initial, puisque allos + génitif signifie « autre que ». Et cette indétermination est sans doute délibérée de la part de Platon puisque les deux options sont complémentaires : il s'agit bien des mots qui suivent la négation, et il s'agit aussi de dire que la négation renvoie justement à des mots autres que ceux qui la suivent : si quelque chose est « pas grand » (mè mega), c'est que le mot « grand » ne lui convient pas et que donc il faut trouver un autre mot pour le caractériser positivement du point de vue qui est celui par rapport auquel on le dit « pas grand ». La fin de la phrase, à partir de mallon de (« ou plutôt »), marque clairement la distinction entre les onomata (« mots ») et les pragmata (« faits/choses » ; sur le mot pragma, sa ou ses traductions et sa relation à onoma, voir la note 15 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2), au moyen d'un vocabulaire très imagé qui parle de sons (emploi d'un composé du verbe phtheggesthai, « faire du bruit, proférer des sons ») tournant autour (peri) des pragmata (« faits /choses ») qu'ils cherchent à nommer pour venir éventuellement se poser « sur » eux (le préfixe epi- de epiphtheggomena), et précise que c'est en fin de compte les pragmata, les « faits » qui comptent, plus que les mots à l'aide desquels nous prétendons en rendre compte : lorsqu'on utilise la négation, ce n'est pas un mot qu'on nie, mais l'adéquation de l'idée (idea) que ce mot, ou plus exactement, cette modulation de sons, véhicule à ce par rapport à quoi on le nie, là encore envisagé non comme des mots, mais comme ce à quoi ces mots prétendent renvoyer. Le subjonctif d'éventualité employé par l'étranger suggère que le mot employé après mè/ouk (« pas/non »), par exemple « grand » ou « beau », n'est qu'un des noms possibles pour désigner le pragma (« fait /chose ») que l'on a en tête pour le refuser à ce dont on parle, non seulement parce que le mot pourrait être différent dans une langue différente, mais aussi et surtout parce que cette distinction claire faite par l'étranger entre les onomata (« mots ») et les pragmata (« faits/choses ») ouvre la porte à la possibilité que nous rendions compte des pragmata dont nous parlons avec des mots qui ne sont pas nécessairement les plus appropriés, avec des mots qui pourraient ne pas être les mêmes d'une personne à une autre. Et elle permet aussi de justifier qu'on puisse parler de la même chose, exprimer le même eidos/idea/genos/phusis/... avec des mots différents, comme c'est précisément le cas avec ce que l'on cherche à désigner tantôt comme eidos, tantôt comme idea, tantôt avec d'autres noms encore.
Et ce qui est vrai de ce dont on nie la pertinence pour ce dont on parle, que l'on puisse y faire référence au moyens de différents noms, est vrai aussi pour la manière de rendre compte de cette disjonction, pour laquelle, comme c'est le propos de cette discussion de le montrer, on peut employer indifféremment les mots mè on (« pas étant/n'étant pas ») ou heteron on (« étant autre »), c'est-à-dire indiffféremment une formulation positive ou une formulation négative. Mais alors, si, comme il a été dit auparavant, heteron (« autre ») est un relatif qui implique deux termes, un sujet et ce par rapport à quoi il est « autre », cela veut dire que, dans la formulation négative utilisant (« pas »), il faut qu'on retrouve ce second terme. Or ce second terme ne peut pas être on (« étant »), qui n'implique rien de particulier et qu'on retrouve d'ailleurs dans la formulation positive (« s est autre que a » fait de s un « étant autre (que a) »), mais justement pas comme l'autre terme, mais comme le mot de liaison entre le sujet et ce par rapport à quoi on dit qu'il « est » autre. C'est donc bien que la négation mè/ouk (« non/pas ») ne nie pas le on (« étant »), mais l'autre terme, c'est-à-dire l'attribut dans une formulation sous la forme « s ouk esti a » (« s n'est pas a »), qui fait de s, non pas un mè on (« pas étant »), mais un mè a (« pas a »), c'est-à-dire un « autre que a ». Bref, mè on (« n'étant pas ») n'a pas plus de sens pris isolément que heteron (« autre »), qui ne signifie rien tant qu'on ne précise pas autre que quoi. (<==)

(30) L'idée que le savoir (epistèmè) est un (mia, féminin comme epistèmè), présentée ici par l'étranger comme une évidence ne va pourtant pas de soi. Elle résulte du fait que, pour nous, êtres humains dotés de logos (« langage/parole/... »), la seule connaissance possible est une connaissance de relations, pas des « étants » en eux-mêmes. Nous appréhendons donc le tout dont nous sommes une partie comme un gigantesque réseau de relations dans lequel tout est directement ou indirectement en relation avec tout le reste, si bien que, tant que nous n'avons pas appréhendé la totalité de ce réseau, ce qui est impossible, ne serait-ce que parce que nous ne pouvons appréhender la totalité du temps, nous ne pouvons pas dire que nous « connaissons » quoi que ce soit de manière parfaitement adéquate. C'est pourquoi nous morcelons le travail en appréhendant le tout par parties (merè). Le résultat de cette approche est que ce savoir (epistèmè) unique se morcelle en une multitude de sciences (epistèmai au pluriel), dont aucune n'est à proprement parler le « savoir », et d'arts et de techniques (technai) à visées plus utilitaires. Et ce que nous cherchons à appréhender ainsi, ce sont les relations pertinentes par opposition à celles qui ne le sont pas, puisque, selon l'hypothèse retenue, chaque élément du tout n'entretient pas avec tout le reste toutes les « relations » possibles.
On notera que ces différents « savoirs » et techniques partiels, qui constituent des « parts » (meros) du savoir global, sont dits par l'étranger gignesthai (« devenir »), dans l'expression to d' epi tôi gignomenon meros autès hekaston (« mot à mot « la par_ailleurs sur quelque_chose devenue partie de_lui (le savoir) chaque », dans laquelle gignomenon est le participe présent moyen/passif au nominatif neutre singulier de gignesthai). Il souligne ainsi le fait que le savoir (epistèmè), celui du moins qui est accessible aux humains, n'est pas quelque chose qui « existerait » indépendemment de nous et du logos (« parole/discours/raisonnement/... ») dans lequel nous l'exprimons, mais quelque chose qui se développe en nous, individuellement et collectivement, par « parts », dans la mesure où il s'enracine dans la « connaissance » de phénomènes soumis au devenir. Il y a bien une « réalité » objective qui impose sa loi à ces logoi, mais c'est la manière dont nous en parlons et dont nous découpons ce « réel » pour l'appréhender qui en structure le découpage et façonne l'« image » que nous en donnons avec nos mots. Le savoir, au moins pour nous, êtres humains, a donc un pied dans la réalité objective stable et un pied dans le devenir de nos représentations évolutives de « réalités » soumises au devenir. C'est pourquoi l'on peut aussi bien considérer ses « objets » sous l'angle de la permanence que suggère les mots eidos et idea, qui véhiculent néanmoins avec eux l'idée de représentation, d'« apparence », sens premier de ces mots, que sous l'angle de l'évolution qu'impliquent les mots genos (« famille », dérivé de gignesthai, « naître, devenir ») et phusis (« nature/croissance », dérivé de phuein, qui signifie « croître, pousser »), qui véhiculent néanmoins aussi l'idée que ces processus ne se font pas n'importe comment et obéissent à des lois qui ne dépendent pas de nous.
L'idée d'un savoir (epistèmè) un et non soumis au devenir est évoquée dans le second discours de Socrate dans le Phèdre (cf. 247c3-e6), mais justement dans le contexte d'un mythe qui en fait quelque chose qui se trouve de l'autre côté de la voûte du ciel, dans ce lieu supracéleste qui n'est accessible qu'aux dieux, et non pas aux âmes humaines, même désincarnées, savoir qui se distingue de ce que les humains appellent de ce nom, « auquel est attaché le devenir » (hèi genesis prosestin, 247d7). (<==)

(31) « Les parties de la nature de l'autre » traduit le grec ta tès thaterou phuseôs moria (mot à mot « les de_la de_l'autre nature parties »). Tout comme le savoir se morcelle pour nous en fonction de son objet pour « devenir » une multitude de savoirs (epistèmai, au pluriel, et non plus epistèmè au singulier) partiels et de techniques/arts (technai, au pluriel aussi), l'idea une de l'« autre » n'est perceptible pour nous qu'à travers la multitude des « parties » (moria) qui l'instancient dans des contextes différents et constituent donc les « parties » de sa phusis (« nature ») croissant en nous au gré de nos expériences. Même pour une notion aussi abstraite que celle d'altérité, ce n'est pas la connaissance du mot heteron (« autre ») seule, sortie de tout contexte, qui permet à quelqu'un l'entendant pour la première fois énoncé seul d'appréhender l'idea associée à ce mot, mais la multiplication des instances d'utilisation du mot dans des contextes différents qui fait croître (phuein) en nous la compréhension de ce mot et nous permet d'en appréhender de mieux en mieux la phusis à travers les différents contextes dans lesquels il peut s'employer, nous permettant ainsi de répondre à des questions comme : est-ce que les deux personnes nommées Socrate qui assistent à la discussion entre l'étranger et Théétète sont « autres » l'une de l'autre alors qu'elles portent le même nom ? Est-ce que « Théétète » et « celui avec qui dialogue l'étranger » (cf. 263a9) sont « autres » l'un de l'autre puisqu'on utilise deux formules différentes pour en parler ? etc.
Et l'idée que le « l'autre » (thateron) est consitué de « parties » est encore renforcée en grec par le fait que heteron signifie, non pas « autre » en général, qui serait allos, mais l'autre de deux, ce qui suggère qu'il y a autant de « l'autre » qu'il y a de « choses » dont on peut être « l'autre ». (<==)

(32) « Ayant un certain nom [qui s'applique] dessus » traduit le grec tin' echon epônumian. Le mot epônumia est un substantif formé sur l'adjectif epônumos, lui-même dérivé de la combinaisons du préfixe epi- (« sur ») et du mot onoma (« nom »), dont le sens premier est « surnom », qui est son équivalent français. Il me semble ici important de faire ressortir le sens associé au préfixe epi (« sur »), qu'on a rencontré auparavant justement dans des mots décrivant la relations entre un mot et ce à quoi il s'applique. Le choix par l'étranger de parler ici, non pas simplement d'onoma (« nom »), mais d'epônumia est destiné à nous rappeler que le nom n'est pas la « chose » sur laquelle il s'applique. Le fait d'« avoir un nom qui s'applique dessus » s'oppose ici au fait d'être anônumon (« sans nom, anonyme »). Mais le fait qu'on ait préalablement identifié ce dont on parle par une périphrase (« une certaine partie de l'autre opposée au beau ») nous fait aussi comprendre qu'anonyme ne veut pas dire inexistant. Ce n'est pas le nom qui fait la « chose », mais la « chose » appréhendée qui invite à lui trouver un nom. (<==)

(33) Théétète, sans doute influencé par le fait que la discussion s'est engagée autour du on (« étant ») et du mè on (« n'étant pas »), désigne ce qui est « l'autre » du beau (kalon), non pas par le mot aischron (« laid ») ou autre mot de même sens, mais par l'expression mè kalon (« pas beau »), ce qui montre au passage que le mot onoma a un sens plus large que celui de « nom » ou « mot » réduit à un seul mot, ce qui n'est guère surprenant de la part de personnes vivant en un temps où l'on ne séparait pas les mots dans l'écriture, si bien que, par exemple, la différence entre le (« pas ») de mè kalos (« pas beau ») et le a (alpha privatif) de aporos (« sans passage », c'est-à-dire « dans l'impasse, impraticable, embarassant ») ou de atopos (« sans place », c'est-à-dire « déplacé, étrange, insolite, absurde, inconvenant ») n'était pas aussi sensible que pour nous qui séparons les mots par des espaces.
« Cela est l'autre de pas autre chose que de la nature du beau » traduit le grec touto ouk allou tinos heteron estin è tès tou kalou phuseôs (mot à mot « cela pas d'autre quelque_chose l'autre est sinon de_la du beau nature »), dans lequel Théétète utilise successivement deux mots différents traduits tous deux par « autre » : heteron (« l'autre (de deux) ») dans heteron estin (« est l'autre »), et allos (« autre » en général) dans l'expression ouk allou tinos (« de pas autre chose », génitif, complément de nom de heteron). Ce dont parle Théétète, c'est bien l'autre (heteron) de cette unique chose qu'est le beau, mais le beau est une chose à côté d'une multitude d'autres (alla) choses qui auraient pu être prises en exemple.
Notons enfin que Théétète ne parle pas, comme l'a fait l'étranger, de la « nature » (phusis) de l'autre (hè thaterou phusis), mais de hè tou kalou phusis (« la nature du beau »). Mais on peut penser que, s'il y a pour lui une « nature du beau », il doit y avoir par complémentarité une « nature du pas beau », qui est donc la « nature » de l'autre du beau. (<==)

(34) Le texte grec de cette réplique est allo ti tôn ontôn tinos henos genous aphoristhen kai pros ti tôn ontôn au palin antitethen houtô sumbebèken einai to mè kalon; (mot à mot « autre un_certain des étants d'une_certaine une (le nombre "un") famille exclu et par_rapport_à un_certain des étants ensuite à_son_tour opposé ainsi se_trouve être le pas beau »). L'étranger n'est pas ici en train de donner une définition de la « famille » « pas beau » considéré comme un « être » constituant une partie du genre « autre », comme le suggèrent Diès et Cordero dans leurs notes ad loc., mais en train de décrire dans les termes les plus généraux possibles ce qui fait qu'un « étant » (on) quel qu'il soit, c'est-à-dire n'importe quoi dont on dit qu'il « est » ci ou ça, peut être dit « pas beau ». L'expression to mè kalon (« le pas beau ») doit se comprendre comme un singulier à sens collectif, c'est-à-dire comme désignant, non pas une famille, mais n'importe quel « étant » que l'on dit « pas beau ». Ce que dit cette « définition » est que dire un étant, quel qu'il soit, « pas beau », c'est (1) l'exclure d'une famille déterminée, toujours la même (d'où le tinos henos, « d'une certaine », génitif, utilisant le nombre « un » (hen) pour renforcer le ti (« un certain/quelque chose »)) quel que soit l'étant qui est dit « pas beau », en l'occurrence dans l'exemple, la famille « beau », et (2) l'opposer à un autre étant qui, lui, appartient à la famille « beau », d'où l'opposition (antitheten, « posé en face, opposé »). Ce que veut dire cette seconde condition, c'est que, pour pouvoir dire de quoi que ce soit que c'est « pas beau », il faut avoir une idée de ce que serait un autre étant de même sorte qui serait « beau ». On ne peut savoir qu'un homme, ou un cheval, n'est pas beau que si l'on a préalablement une idée de ce que c'est qu'un homme beau, ou un beau cheval. Et cette « opposition » est encore requise par le fait que, si elle n'est pas présente, si l'on ne peut trouver aucun « étant » faisant partie de la famille « beau » à opposer à celui qu'on voudrait dire « pas beau », alors on ne peut pas le dire « pas beau ». Prenons par exemple le nombre 3. Il fait partie des « étants » puisqu'il est un nombre. Mais les nombres, quels qu'ils soient, ne font pas partie, en tant que nombres, de la famille « beau ». On ne peut donc trouver aucun nombre que l'on pourrait dire « beau » à opposer à 3 pour dire 3 « pas beau » par comparaison. On notera en outre qu'il n'est pas nécessaire que l'élément de la famille « beau » opposé à celui qu'on dit « pas beau » ait toutes les caractéristiques de celui auquel on l'oppose, mais seulement celles servant de critères pour l'appartenance des « étants » de la même sorte à la famille « beau » : l'homme beau sur le plan physique auquel on oppose un homme pas beau sur le plan physique pour le dire « pas beau » n'a pas besoin d'être vivant, ou même d'avoir vécu dans le passé ; il peut seulement être un « idéal » de beauté humaine, éventuellement représenté par des dessins ou des sculptures, mais même s'il n'est qu'un idéal d'homme, il fait partie des « étants » en tant qu'il est cet idéal, et, en l'occurence, l'idéal de l'homme du point de vue de la beauté physique pour d'autres êtres humains effectuant ces appréciations ; c'est ainsi que, dans la République, Socrate présente l'« idéal » de l'homme juste en précisant bien qu'il n'est pas nécessaire que cet idéal soit instancié dans un homme vivant pour qu'il soit cet idéal, mais que c'est par rapport à lui que l'on peut ensuite juger chaque homme et déterminer s'il s'approche plus ou moins de cette « perfection » (aretè) et si donc il est plus ou moins philosophos.
Mais, pour comprendre ainsi cette réplique, il faut abandonner l'idée que l'étranger, et Platon derrière lui, restent à leur manière des amis des eidè et ne considèrent comme « étants » à proprement parler que des eidè/genè/ideai/... Pour eux, on (« étant »), surtout employé au pluriel neutre onta, comme c'est le cas ici par deux fois, dans les expresssions allo ti tôn ontôn (« quelque chose d'autre d'entre les étants ») et ti tôn ontôn (« quelque chose d'entre les étants »), est le terme le plus général pour parler de n'importe quoi, visible/matériel ou purement intelligible ; c'est la manière de désigner quelque chose sans rien supposer à son propos puisque, quoi qu'on veuille dire que c'est, on commence justement par les mots « c'est » (esti) qui en font un « étant », quoi qu'on ajoute ensuite.
Dans la mesure où l'étranger s'intéresse ici à la négation, qu'il a assimilée auparavant au fait d'être « autre », il commence sa réplique par le mot allo (« autre »), qu'il préfère au mot heteron (« autre de deux ») puisqu'il s'agit de choisir cet « autre », qui ne sera à proprement parler « autre » que lorsqu'on aura introduit le quelque chose (ti) par rapport à quoi il est « autre », l'« étant » auquel on va l'opposer, parmi l'ensemble des « étants », sans plus de précisions, qu'il sera donc un ti tôn ontôn (« quelque chose d'entre les étants ») sélectionné parmi une multitude d'étants et susceptible d'être opposé à une multitude d'étants. Et cet autre étant qui peut être n'importe quoi, ce n'est pas le « pas beau » en tant que famille, mais un n'étant pas beau, étant entendu que tous les étants n'étant pas beaux satisfont aux mêmes conditions, énoncées par l'étranger dans cette réplique.
La première condition pour qu'il puisse être dit « pas beau » est bien évidemment qu'il ne fasse pas partie de la famille (genos) unique (hen) du « beau ». Cette exclusion est exprimée à l'aide du verbe aphorizein (dont aphoristhen est le participe aoriste passif au nominatif/accusatif neutre singulier), verbe formé par adjonction du préfixe apo-, qui introduit une idée de séparation, d'exclusion, au verbe horizein, dérivé de la racine horos (« borne, limite »), qui signfie « limiter, borner, délimiter », et, à partir de là, dans certains contextes, « définir ». Aphorizein, c'est donc ici « définir par exclusion » en disant ce que ça n'est pas, ce dont c'est séparé, c'est-à-dire en fin de compte, exclure d'un domaine par ailleurs délimité.
La seconde condition est qu'on puisse « opposer » cet « autre » (allo) étant à un étant qui, lui, fait partie de la famille « beau » dans le même registre que celui qu'on en exclut, pour que justement on puisse les opposer de manière pertinente (on n'oppose pas une femme à une fleur ou à une casserole pour dire l'une belle et l'autre pas). Cette opposition est exprimée par le verbe antitithenai (dont antitethen est le participe aoriste passif au nominatif/accusatif neutre singulier), formé par adjonction du préfixe anti- (« en face de, en oppostion à/contre ») au verbe tithenai (« poser, mettre, placer »). Il s'agit donc de mettre face à face, au moins par la pensée, deux « étants » (onta) dont l'un fait partie de la famille « beau » (au moins pour celui ou celle qui porte un jugement sur l'autre du point de vue de la beauté) pour en déduire que l'autre n'y a pas sa place. (<==)

(35) L'expression kata tauta (mot à mot « selon les mêmes », sans nom associé précisant les mêmes quoi) renvoie au kata touton ton logon (« selon ce logos ») de 257e9. L'étranger étend le raisonnement (logos) mené sur le beau à d'autres termes : dans la réplique précédente, au pas grand (to mè mega) par rapport au grand (to mega), ici au pas juste (to mè dikaion) par rapport au juste (to dikaion). Et compte tenu du fait que ce qu'il cherche à préciser, c'est le sens de la négation que l'on trouve dans l'expression mè on (« n'étant pas ») qui est au départ de toute cette discussion, dans la continuité de ce qu'il avait dit en 257b6-7 à propos du pas grand (to mè mega), ce qu'il oppose au grand (mega), ce n'est pas le petit (smikron), mais le pas grand (mè mega), et ce qu'il oppose au juste (dikaion), ce n'est pas l'injuste (adikon), mais le pas juste (mè dikaion). Et de même que « pas grand » ne se limite pas à « petit », comme il l'a dit en 257b6-7, « pas juste » ne se limite pas à « injuste » (une action, c'est-à-dire quelque chose par rapport à quoi le qualificatif de juste ou d'injuste est pertinent, peut être neutre par rapport à la problématique juste/injuste). (<==)

(36) « L'opposition de la nature d'une partie de l'autre » : le texte grec ainsi traduit, qui est hè tès thaterou moriou phuseôs... antithesis, est parfaitement clair et sans ambiguïté, quoi qu'en pensent ceux qui, comme Diès et Cordero, qui traduisent, à la place des mots en gras, par « une partie de la nature de l'autre », Robin qui traduit par « une partie de l'essence de l'Autre », Mouze qui traduit par « une portion de la nature de l'autre » ou encore, selon une note de Cordero ad loc., Monique Dixsaut (à laquelle renvoie aussi une note de Mouze) et auparavant Schleiermacher qui font la même inversion entre « nature » et « partie », préfèrent tordre le cou au grec et lire ce qu'ils ont envie de lire plutôt que ce qui est écrit. Les trois mots thaterou (« l'autre), moriou (« partie ») et phuseôs (« nature ») sont au génitif et constituent des compléments de nom imbriqués de hè... antithesis (« l'opposition »), tous intercalés, avec d'autres mots encore, entre l'article (« la », nominatif féminin singulier) et le mot antithesis (« opposition, féminin au nominatif singulier) qui clôt tout le membre de phrase traduit par « l'opposition de la nature d'une partie de l'autre et de celle [d'une partie] de l'étant disposées l'une en face de l'autre », qui est en grec tès thaterou moriou phuseôs kai tès tou ontos pros allèla antikeienôn antithesis (mot à mot « la de_la de_l'autre d'une_partie nature et la de l'étant par_rapport l'un_à_l'autre disposés_en_face opposition » ; les mots antithesis (« opposition ») et phusis (« nature ») sont féminin, comme les articles (« la ») et tès (« de la »), et les mots thateron (« l'autre ») et morion (« partie ») sont neutres). La pratique du grec dans une telle situation est d'imbriquer les compléments de nom entre les articles et les noms qu'ils accompagnent dans l'ordre inverse, le premier article introduisant le nom qui vient en dernier, le second celui qui vient en avant-dernier, etc., comme on peut le voir dans une formule voisine utilisée par l'étranger en 257d4, ta tès thaterou phuseôs moria (mot à mot « les de_la de_l'autre nature parties », c'est-à-dire « les parties de la nature de l'autre »), qui est justement celle qui invite certains traducteurs à corriger ici le grec dans leur traduction pour revenir à cet ordre d'imbrication. Ici donc, l'ordre d'imbrication est l'ordre inverse de celui dans lequel apparaissent les noms en grec : phuseôs (« nature »), associé au second article (tès, génitif féminin comme phuseôs), est complément d'antithesis (« opposition »), associé au premier article (, nominatif féminin comme antithesis), moriou (« partie »), sans article, est complément de phuseôs (« nature »), et thaterou (« l'autre »), contraction de to heterou, dans lequel l'article est donc inclus, est complément de moriou (« partie »), ce qui conduit bien à la traduction que je propose, qui est aussi celle retenue par Chambry (Cousin a contourné le problème en ne traduisant pas phuseôs).
Avant de justifier cet ordre d'imbrication et la référence à la nature d'une partie (singulier) de l'autre et non plus, comme précédemment, aux parties (pluriel) de la nature de l'autre, il convient de s'intéresser au second terme de l'opposition ici mentionnée, qui est en grec tès tou ontos (mot à mot « de_la du étant »), dans laquelle le tès (« de la ») fait écho au tès du premier terme, qui, nous l'avons vu, se rapporte à phuseôs (« nature »). Toute la question est de savoir ce qui est sous-entendu par ce tès (« de la ») concernant tou ontos (« de l'étant »), qui prend la place de thaterou (« de l'autre ») : seulement phuseôs (« de la nature), ou moriou phuseôs (« de la nature d'une partie ») ; en d'autres termes, l'opposition est-elle entre « la nature d'une partie de l'autre » et « la nature de l'étant » ou entre « la nature d'une partie de l'autre » et « la nature d'une partie de l'étant » ? La symétrie des formulations invite à retenir plutôt la seconde option, c'est-à-dire à supposer que ce qui est sous-entendu est moriou phuseôs (« de la nature d'une partie ») et que donc l'étranger oppose « la nature d'une partie de l'autre » à « la nature d'une partie de l'étant ». Voyons donc comment on peut comprendre ça.
L'étranger a commencé par dire que l'autre (thateron) n'était pas un tout monolithique et que, malgré l'unité englobante de l'« idée » d'« autre », dans sa phusis, c'est-à-dire, ne l'oublions pas (phusis dérive de phuein, « croître, pousser »), dans son « développement », dans son « extension » sur tout ce qui peut être dit « autre », cette « idée » une pouvait se décomposer en parties. Pour clarifier ce point à la demande de Théétète, il donne des exemples qui peuvent nous permettre de voir ce qu'il entend par « parties ». Le premier et le plus développé est celui du « beau » et du « autre que beau/pas beau ». Il évoque ensuite plus rapidement le « juste » et le « autre que juste/pas juste » et le « grand » et le « autre que grand/pas grand », qu'il avait déjà évoqué auparavant. Dans chacun de ces cas, et ce serait pareil dans tous les autres cas, la « nature » du « autre que x/pas x » se détermine, plus qu'à partir de la nature du « l'autre » en général, à partir de la nature du x par rapport auquel c'est « l'autre ». Et de ce point de vue, il n'y a pas grand chose de commun entre la nature du beau, la nature du juste et la nature du grand, si bien qu'il n'y a pas grand chose de commun entre la nature du « autre que beau/pas beau », celle du « autre que juste/pas juste » et celle du « autre que grand/pas grand ». Quand donc on en arrive à des cas particuliers, à chaque « partie » de la nature du « l'autre », c'est la nature spécifique de cette partie, majoritairement différente de la nature spécifique de tous les « autre que.../pas... », qui est pertinente. Et une partie de nature est encore une nature, surtout si la nature du tout est majoritairement la juxtaposition des natures de ses parties, ce qui semble bien être le cas ici. En fait, c'est sans doute cette crainte de morceler la « nature » d'un eidos/famille/... en plusieurs natures distinctes qui incite les traducteurs cités à préférer parler de « parties d'une nature » plutôt que de « nature d'une partie », préférant considérer qu'une nature peut se décrire par une pluralité de propriétés (donc de « parties ») plutôt que de considérer une nature comme un assemblage de parties qui sont elles-mêmes des « natures » à part entière. Mais c'est oublier que justement, l'une des aptitudes attendues du dialecticien est de « per[cevoir] de manière suffisament distincte... de nombreuses [idées] différentes les unes des autres entourées de l'extérieur sous une seule » (253d5-8, deuxième aptitude). Et l'analogie proposée par l'étranger entre l'autre et le savoir peut ici nous aider : certes le savoir, en tant que savoir, est un, mais, comme le dit l'étranger, on le morcelle en une multitude de savoirs spécifiques en fonction des objets auxquels il s'intéresse, et chaque savoir particulier a bien une nature propre distincte de la nature d'autres parties du savoir : la nature propre de l'astronomie, qui s'intéresse aux astres du ciel, est autre que la nature propre de la médecine, qui s'intéresse aux soins du corps humain, ou de celle de l'architecture, qui s'intéresse à la construction de bâtiments, même si chacune de ces natures inclut le fait d'être un savoir et donc les caractéristiques communes à tous les savoirs. En fait, la notion de « partie » (meros) utilisée ici par l'étranger pourrait bien être considérée comme introduisant un mot supplémentaire, à côté de genos, eidos, idea et phusis, pour parler de ce à quoi on associe des noms, une autre manière d'envisager le découpage des étants nécessaire à l'attribution de noms, une vision analytique complémentaire de la vision synthétique que privilégie le terme genos (« famille ») qui insiste sur l'ensemble au lieu d'en voir les éléments. Et de même que l'étranger n'hésite pas à combiner ces termes entre eux, pour parler par exemple de « la nature des familles » (hè tôn genôn phusis, 257a9), il n'y a pas de raison qu'il ne fasse pas de même, dans un sens ou dans l'autre (en fait, alternativement dans les deux), avec les termes meros (« partie ») et phusis (« nature »), entre lesquels il n'y a aucune raison de voir une quelconque hiérarchie comme celle qu'Aristote a introduite entre genos (« genre ») et eidos (« espèce ») : on peut aussi bien consirére une « nature » comme composée de « partie » (par exemple, la nature du savoir médical comme composée d'une partie relative à l'anatomie, une autre à la pharmacologie, une autre à la diététique, etc.) qu'une « partie » comme ayant une « nature » propre (par exemple la médecine, en tant que partie du savoir, comme ayant une nature propre, distincte de celle de l'architecture, ou de l'astronomie, autres parties du savoir ayant chacune leur nature propre). Et ceci est encore plus évident quand on revient à l'étymologie du mot phusis, traduit par « nature », mais qu'on pourrait aussi traduire par « développement, croissance » ou d'autres mots évoquant l'idée véhiculée par le verbe phuein à la racine de phusis, celle de « croître, pousser » : la médecine en tant que savoir spécifique ne « pousse » pas comme l'astronomie ou l'architecture puisque chacun de ces savoir « se développe » sur des objets différents. Il n'y a donc pas lieu d'être surpris de ce que, quand on passe du pluriel (l'autre considéré dans la multiplicité de ses parties) au singulier (une partie spécifique de l'autre), on passe de la considération des parties de sa nature à celle de la nature de chaque partie, surtout quand on s'intéresse à des eidè/familles/idées/genres/sortes/... aussi englobantes que l'autre ou l'étant. Et ce qui est vrai pour l'autre n'a aucune raison de ne pas être vrai pour ce à quoi on l'oppose que, faute de mieux et pour rester aussi général que possible, on désigne comme l'étant (to on), puisqu'on ne peut pas l'appeler aussi « l'autre », bien qu'il soit justement l'autre de l'autre dont on a parlé sous ce nom d'« autre » Cet « étant », c'est le x que je faisais figurer dans les expressions « autre que x/pas x » et il est clair qu'il y a autant de x que de « autre que x/pas x » et que donc la nature de l'étant se décompose en parties de la même manière que la nature de l'autre, ou plutôt, que c'est le découpage de l'étant en « parties », c'est-à-dire en « étants » spécifiques, qui induit le découpage de l'autre en parties, et que chacune de ces parties de l'étant a sa propre « nature », qui s'oppose à la nature de l'autre que cette partie de l'étant : l'étant « beau » a une nature qui détermine celle de l'« autre que beau/pas beau », l'étant « juste » a une nature qui détermine celle de l'« autre que juste/pas juste », etc.. La nature de l'étant « beau » est celle qui permet de déterminer si l'on peut dire que quelque chose est « beau », et c'est en fin de compte elle aussi qui permet de déterminer par complémentarité la nature du « autre que beau/pas beau » permettant de décider s'il faut dire que quelque chose est « autre que beau/pas beau », puisque c'est parce qu'il ne répond pas aux critères permettant de le dire « beau » qu'on le dira « autre que beau/pas beau ».
Ce qu'essaye de faire ici l'étranger, c'est d'expliquer comment il faut comprendre une expression qui décrit un sujet en disant, non pas ce qu'il est, mais ce qu'il n'est pas, c'est-à-dire par une formule négative, sans utiliser einai (« être ») pour parler de ce qui lui est ainsi refusé. Il y parvient en parlant d'« opposition » à l'aide du mot antithesis, renforcé par l'emploi du verbe antikeisthai, dont antikeimenôn (« disposés en face de ») est le participe parfait moyen/passif au génitif féminin pluriel, deux termes dans lesquels on retrouve le préfixe anti-, « en face de ». Il « oppose » ainsi une « nature » décrite positivement (un « étant ») et la « nature » correspondant à « l'autre » de cette nature, pour en venir à dire que cette description par une « opposition » est tout autant une « étance » (ousia) que celle qui résulte d'une description « positive », en d'autres termes et en utilisant un vocabulaire grammatical moderne, que « pas beau/autre que beau » est tout autant un « attribut » (au sens grammatial) que « beau » et que les deux expressions nous disent chacune quelque chose sur un « étant », contribuent à décrire sa « nature » (phusis). Mais par cette approche, il arrive à l'« étance » (ousia) sans avoir préalablement utilisé le verbe einai à propos de ce qui est qualifié négativement, réservant le terme on (« étant ») à ce qui est justement refusé à ce dont on parle en lui déniant cette « nature ». Mais refuser à un sujet la nature de « beau », ou toute autre « nature », ce n'est pas lui refuser tout ce qu'implique cette nature, y compris le statut d'« étant », en faire le contraire de « beau » et donc en particulier le contraire d'un « étant », mais seulement le dire « autre » que « beau » sans que ça l'empêche de rester un « étant », qui « est » pas beau. Bref, quand on parle d'un « n'étant pas » (mè on), la négation ne porte que sur une partie de ce qu'implique « étant », qui justement peut impliquer n'importe quoi, celle justement qui est spécifiée par ce qui complète ouk esti (« n'est pas »), l'ousia (« étance ») spécifique dont il est question, l'« attribut » explicite ou implicite, exprimé ou sous-entendu, qui accompagne ouk esti (« n'est pas »). (<==)

(37) Depuis August Boeckh (1785-1867), les éditeurs corrigent la partie de cette phrase qui est, dans les manuscrits, hôsper to mega èn mega kai to kalon èn kalon kai to mè mega kai to mè kalon, houtô... (mot à mot « comme le grand était grand et le beau était beau et le pas grand et le pas beau, ainsi... ») en dupliquant les mots mè mega (« pas grand ») et mè kalon (« pas beau »), voire, avec Robinson, en intercalant èn (« était ») entre les deux occurrences, pour arriver à hôsper to mega èn mega kai to kalon èn kalon kai to mè mega <èn> mè mega kai to mè kalon <èn> mè kalon, houtô... (mot à mot « comme le grand était grand et le beau était beau et le pas grand <était> pas grand et le pas beau <était> pas beau, ainsi... »), pour arriver à une similitude d'expression pour les quatre exemples mentionnés, deux positifs et les deux mêmes repris négativement. Je pense que, non seulement cette correction n'est pas nécessaire, mais qu'en plus elle ruine le raisonnement de l'étranger, qui n'est pas, quoi qu'en pensent les commentateurs, un raisonnement ontologique, mais un raisonnement sur les modes d'expression du logos (« langage/parole/discours/... »). Depuis le début de cette longue conversation, l'étranger veut déterminer ce que veut dire l'expression mè/ouk esti (« n'est pas ») sous ses différentes formes temporelles (passé, présent, futur), c'est-à-dire ce qu'elle désigne comme mè on (« n'étant pas »). Or, il y a deux manières d'analyser une expression comme mè kalon esti (« pas beau est »), ou mè kalon èn (« pas beau était »), selon ce sur quoi on fait porter le (« pas »), qui, en plus, dans une expression désignant un sujet particulier, deviendrait ou(k). Soit on l'analyse comme mè_kalon esti (« c'est pas_beau ») et elle énonce un on (« étant ») caractérisé par le prédicat mè_kalon (« pas_beau »), soit on l'analyse comme mè_esti kalon (« c'est_pas beau ») et elle énonce un mè_on (« n'étant pas ») auquel on refuse le prédicat kalon (« beau »). L'analyse précédente de l'étranger, parlant d'ousia (« étance ») à propos d'une précidation négative, oriente la pensée vers la première analyse. Mais si l'on en reste là, si l'on considère simplement que la négation porte sur l'attribut et pas sur le verbe, il n'y a plus de mè on (« n'étant pas »). Or, dans le langage courant, on peut utiliser la formule mè/ouk esti (« c'est pas ») dans une réponse, sans préciser d'attribut (ainsi par exemple, en 252a4, Théétète répond à une question de l'étranger par un simple ouk estai, « Il ne sera pas », futur). Et, dans le cas des autres verbes, c'est bien sur le verbe que porte la négation (un mè legôn, c'est quelqu'un « pas parlant/qui ne parle pas », et ce qui est nié, c'est bien ce qu'exprime le verbe, l'activité de parler). L'étranger veut donc ne pas éluder le problème du mè on (« pas étant/n'étant pas »), mais au contraire mettre à jour le sens de cette expression et de ses déclinaisons à divers temps et personnes. Or, si, dans le membre de phrase qui nous occupe, il utilse pour les prédicats négatifs mè mega (« pas grand ») et mè kalon (« pas beau ») la même formulation que pour les prédicats positifs, il renforce l'idée que la négation fait partie du prédicat et que le verbe n'est pas nié. La seule manière de laisser ouverte l'ambiguïté et de pouvoir introduire ensuite le mè on (« pas étant/n'étant pas »), de manière à donner un sens à cette expression, et donc y associer un eidos, et ainsi à généraliser l'explication quel que soit le prédicat associé, c'est de ne pas compléter les prédicats négatifs par un en (« était ») explicite ou implicite, mais positif, suivi du prédicat négatif redondé. Ce faisant, il admet donc qu'il y a une phusis (« nature ») du mè kalon (« pas beau ») et du mè mega (« pas grand ») au même titre qu'il y en a une du kalon (« beau ») et du mega (« grand »), mais il laisse ouverte la porte au fait que cette nature soit une partie de la nature du mè on (« pas étant/n'étant pas »), qui est en fait la même que celle du thateron (« autre »), les deux expressions mè on (« pas étant/n'étant pas ») et heteron (« autre ») désignant le même eidos. On est bien ici dans la prise en compte de manières de parler, pas dans des questions « existentielles », comme cela était déjà clairement mis en évidence en 257b9-c3, ou l'étranger distinguait clairement les onomata (« mots ») des pragmata (« faits/choses ») dont ils cherchent à rendre compte (cf. note 29). (<==)

(38) L'étranger reprend ici à un mot près la citation de Parménide qui avait ouvert toute cette discussion en 237a8-9. La seule modification est le remplacement du mot dizèmenos (« en cherchant à comprendre »), participe présent du verbe dizesthai, « chercher à obtenir/à comprendre », par le substantif issu de ce verbe, dizèsios (« de recherche »), génitif de dizèsis (« recherche »), revenant ainsi au texte de cette citation tel qu'il figure dans toutes les autres sources. (<==)

(39) « L'eidos du n'étant pas » (to eidos... tou mè ontos), c'est la signification des mots mè on et de toutes les formes conjuguées que peut prendre cette expression (cf. République X, 596a6-7 : « Nous avons en effet l'habitude, me semble-t-il, de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom (onoma) », déjà cité dans la note 7 ci-dessus). (<==)

(40) « La nature de l'"autre" » (tèn thaterou phusin), c'est la manière dont l'idée d'« autre » se déploie, se morcelle, « croît » (phuein, dont dérive phusis), sur la multitude des « étants » (onta) au gré des emplois que nous en faisons dans le logos (« discours/parole/... »). (<==)

(41) « La partie de celle-ci opposée à l'étant de chaque [cas] » traduit le grec to pros to on hekastou morion autès antitithemenon (mot à mot « la par_rapport_à le étant de_chaque partie d'elle opposée »), dans lequel autès (« d'elle »), féminin, renvoie à tèn thaterou phusin (« la nature de l'"autre" », un peu plus haut dans la phrase, où phusin est le seul mot féminin auquel il peut renvoyer. Sur la base d'une citation de ce passage par Simplicius, les éditeurs modernes remplacent hekastou (« de chaque », génitif) par hekaston (« chaque », accusatif), contre l'avis unanime des manuscrits et d'une autre citation du même texte par Simplicius. Les deux lectures posent des problèmes : hekastou au génitif neutre ne peut être adjectif épithète faute d'un nom au génitif neutre dans ces mots auquel il se rapporterait, si bien qu'il faut le comprendre comme un pronom et que la question est alors de savoir à quoi il renvoie ; hekaston, accusatif neutre, ne peut se rapporter à morion (« partie »), auquel renvoie l'article to (« la ») initial, car, si c'était le cas, l'ordre devrait être hekaston to... morion et non pas to... hekaston morion, si bien qu'il ne peut se rapporter qu'à to on (« l'étant »), avec ici aussi un ordre de mots peu protocolaire (to on hekaston) mais plus acceptable que to... hekaston morion. Je retiens la leçon hekastou (génitif) des manuscrits, en considérant que ce pronom renvoie aux relations supposées entre étants par la formule epi panta ta onta pros allèla (mot à mot « sur tous les étants par_rapport les_uns_aux_autres »), c'est-à-dire à chaque cas particulier de relation entre deux étants. La lecture hekaston (accusatif) conduirait à une traduction par « la partie de celle-ci (la nature de l'"autre") opposée à chaque étant ». La différence n'est pas considérable, car, dans un cas comme dans l'autre, il y a morcellement de la nature de l'« autre » (tèn thaterou phusin) et donc autant de mè onta (« n'étant pas ») que d'onta (« étants ») qu'on leur oppose. Et c'est ça le point important de cette « définition », cette idée de morcellement (katakekermatismèn, « complètement morcelée ») de la nature de l'« autre » sur la multitude des étants (epi panta ta onta), qui conduit à autant de mè onta (« pas étants/n'étant pas »), même si la réplique de l'étranger se termine sur le singulier to mè on (« le pas étant/n'étant pas ») qu'il faut, là encore, comprendre comme un singulier à sens collectif, comme thateron (« l'autre ») : tout comme l'autre est toujours l'autre de quelque chose, comme l'a rappelé l'étranger en 255d1, le n'étant pas, puisqu'il n'est qu'une autre manière de parler de l'« autre », est toujours un n'étant pas quelque chose. (<==)

(42) Cette « définition » confirme la synomymie entre mè on (« n'étant pas ») et heteron (« autre ») et montre implicitement que « n'étant pas », comme « autre », n'a de sens que complété par la mention de ce que ça n'est pas/de ce par rapport à quoi c'est autre. Et si c'est le cas pour « n'est pas », c'est aussi le cas pour « est », qui, utilisé positivement, implique un « ça » (auto).
Maintenant que l'étranger a montré que le n'étant pas (to mè on) « est », il peut se payer le luxe de dire qu'il est « réellement/comme un étant » (estin ontôs), même si c'est redondant ! La réplique se termine en effet par les mots estin ontôs to mè on (« est réellement le pas étant »). Et le risque qu'on comprenne cet adverbe dans un sens « existentiel » à propos du mè on (« n'étant pas ») est limité, et l'appliquer au mè on (« n'étant pas ») est justement une manière de faire un sort au sens « existentiel » de cet adverbe. (<==)

(43) « Aller se faire voir » traduit le grec chairein, infinitif d'un verbe dont le sens premier est « se réjouir », et qui, à partir de ce sens, sert à l'impératif chaire de salutation (« porte-toi bien/réjouis-toi »), soit de bienvenue, soit d'adieu, et, à partir de ce dernier usage, s'utilise aussi comme un euphémisme pour dire, non plus « Au revoir », mais « Va au diable, va voir ailleurs si j'y suis, va te promener... », d'où le sens de chairein d'« envoyer promener ». (<==)

(44) Il ressort clairement de ce résumé des discussion qui ont précédé, dans lequel Platon s'amuse à empiler les formes du verbe einai (« être ») (22 occurrences en 17 lignes) dans des formules à première vue paradoxales sur le n'étant pas qui est et l'étant qui n'est pas, que einai (« être ») et mè/ou(k) einai (« ne pas être »), sont des formules qui, sous leurs diverses formes conjuguées, peuvent toutes deux s'appliquer à absolument tout et n'importe quoi et ne nous apprennent donc quasiment rien sur ce à quoi on les applique, et qu'en tout cas il est illusoire de vouloir en restreindre arbitrairement l'usage pour leur donner on ne sait trop quel sens « existentiel » dans les seuls cas où l'on estimerait leur usage pertinent. C'est à une telle approche, à laquelle l'étranger fait référence en parlant de « contraire » (henantion) de l'étant plutôt que d'« autre » (heteron), qu'il propose d'« aller se faire voir » (chairein). Lorsque l'étranger fait référence à to mè on (« le "pas étant/n'étant pas" »), il ne veut pas parler d'un « quelque chose » (ti) dont ces deux mots seraient le nom, mais, de manière générale, du sens que peuvent avoir les mots mè/ouk esti (« n'est pas »), ou formule négative équivalente construite sur le verbe einai (« être ») aux différents temps et personnes de ce verbe disponibles en grec, leur eidos, l'idea (« idée ») qu'ils véhiculent, quel que soit le contexte dans lequel on les utilise, mais en ne perdant pas de vue qu'ils sont toujours utilisés dans un contexte spécifique, c'est-à-dire dans une phrase qui ne se limite pas à ces deux mots (sauf parfois dans des réponses, où c'est alors la question qui a précédé, et plus généralement la conversation dans laquelle elle s'inscrit, qui fournit le contexte) et qui suppose toujours (sauf chez les sophistes qui jouent avec les mots) un quelque chose, un « attribut », une ousia (« étance »), explicitée ou implicite, que l'on dit que « n'est pas » (ouk esti) le sujet dont on parle, de la même manière que, quand il parle de thateron (« l'"autre" »), il cherche à savoir de manière générale quel peut être le sens du mot heteron (« autre »), son eidos, l'idea (« idée ») qu'il véhicule, à chaque fois qu'il est utilisé dans un contexte spécifique, dans lequel on fait toujours référence à deux « choses » pour dire que l'une est « autre » que l'autre, ou plus précisément, où l'on emploie deux expressions distinctes dont on veut préciser qu'elles ne font pas référence à la même « chose ». Einai (« être ») n'a d'autre fonction dans le logos que de signifier une relation entre un sujet et un prédicat et mè einai de signifier l'absence d'une telle relation entre le sujet et le prédicat en cause, une différence entre eux. Vouloir en faire dire plus à einai, affirmé ou nié, c'est ouvrir la porte à des discours sophistiques. C'est cela le message du Sophiste : le sophiste, c'est celui qui donne un sens « existentiel » à einai (« être »), alors que le philosophe, c'est celui qui cherche à déterminer du mieux qu'il peut et en se basant sur l'expérience partagée, les cas où l'on peut dire « s est a », et ceux où il faut dire « s n'est pas a ». C'est ce que veut dire l'étranger en 262c3 lorsqu'il explique que des sons proférés ne constituent pas un logos s'ils ne mettent en évidence « ni activité, ni inactivité, ni étance d'un étant ou d'un n'étant pas » (oute praxin oud' apraxian oude ousian ontos oude mè ontos) : l'ousia (« étance »), c'est le a, l'attribut en langage moderne, le ontos (« étant »), c'est le s, le sujet, d'une phrase de type « s est a » (s esti a) qui lui accorde l'attribut, l'étance, l'ousia a, et le mè ontos (« n'étant pas »), c'est le s, le sujet, d'une phrase de type « s n'est pas a » (s ouk esti a) qui lui refuse l'attribut, l'étance, l'ousia a, c'est-à-dire qui dit qu'il est « autre » que a. (<==)

(45) « Prend[re] plaisir à tirer les logoi (propos/arguments/raisonnements/discours/...) tantôt dans un sens, tantôt dans un autre » (chairei[n] tote men epi thatera tote d' epi thatera tous logous helkôn, mot à mot « prendre_plaisir à_ce_moment d'une_part sur les_autres à_ce_moment d'autre_part sur les_autres les logoi tirant »), c'est très exactement ce que fait avec brio Parménide dans le dialogue eponyme, en démontrant tout et son contraire plusieurs fois de suite.
On retrouve ici le verbe chairein, employé cette fois dans son sens premier de « se réjouir, prendre plaisir à » (cf. note 43 ci-dessus pour son emploi dans un autre sens). (<==)

(46) D'un côté, ce n'est « ni subtil, ni difficile » (oute kompson oute chalepon), de l'autre c'est « difficile et beau » (chalepon kai kalon). Le même mot chalepon (« difficile ») revient en miroir des deux côtés, par contre ce qui est beau (kalon, le dernier mot de la réplique) d'un côté s'oppose à ce qui n'est pas kompson (« subtil ») de l'autre. L'adjectif kompsos signifie « élégant, joli, chic, spirituel » et ne mauvaise part « subtil, recherché, affecté ». C'est un mot qui a toujours une connotation péjorative chez Platon, évoquant plutôt l'élégance apprêtée que le beau naturel ou l'esprit paradant plutôt que la réflexion sérieuse. (<==)

(47) Comme Robin et Cordero, je traduis ici le texte des manuscrits B, T et W : tauta hôs dunata easanta tois legomenois (mot à mot « ceux-là comme possibles tolérant aux dits »), que certains éditeurs, choqués par le dunata (« possible ») appliqué à des propos par ailleurs considérés comme sophistiques, veulent amender. L'ambiguïté du texte vient de la multiplicité des sens presque opposés les uns aux autres du verbe ean, dont easanta est le participe aoriste actif au pluriel neutre. Le sens premier de ce verbe est « permettre, laisser », mais à partir du sens de « laisser », on en arrive à « laisser aller, laisser faire », c'est-à-dire « renoncer à, omettre, délaisser, abandonner ». Ici s'opposent donc ceux, dont je suis, qui comprennent eansanta dans le sens de « permettant, tolérant, acceptant » les propos qu'on ne peut empêcher les gens de tenir, même s'ils sont sophistiques ou dépourvus de sens, et ceux qui refusent que l'étranger considère des propos sophistiques comme « possibles » (dunata) et comprennent donc easanta dans le sens de « laisser tomber », mais sont alors bien embarassés par le dunata (« possibles ») et cherchent, soit à le corriger, soit à le compléter. Ainsi, Diès ajoute un panti (« à tous ») devant dunata, en s'appuyant sur 251b8, et traduit par « laisser là ces arguties dont le premier venu est capable ».
La compréhension résultant de l'acceptation du texte des manuscrits me semble plus en ligne avec tout ce qui a précédé. L'étranger lui-même tient des propos qui peuvent paraître contradictoires et sophistiques en disant que le n'étant pas est et que l'étant n'est pas. Il ne sert donc à rien, devant de tels propos, de monter sur ses grands chevaux, de les refuser comme absurdes, d'insulter celui ou celle qui les tient en la traitant d'imbécile, sans même chercher à comprendre ce qu'elle veut dire. Au contraire, il faut les accepter dans un premier temps comme « possibles » (dunata), sous réverve d'inventaire, et ensuite chercher à comprendre ce que celui ou celle qui les prononce veut dire, pour voir si ça tient la route ou pas, si l'on peut trouver un sens à ces propos. En d'autres termes, il faut accepter tout énoncé constitué par un assemblage de mots, qu'on ne peut de toutes façons interdire, mais le soumettre ensuite à un examen critique permettant de déterminer s'il a un sens ou pas, et si oui, lequel. C'est ainsi que l'étranger a montré qu'il fallait comprendre l'assemblage de mots « le n'étant pas est » comme signifiant que quelque chose qui « n'est pas » ci ou ça, « est » néanmoins autre chose, ce que tout le monde sait intuitivement, au-delà de la forme paradoxale de l'assertion (« ce n'est ni subtil, ni difficile à trouver », comme le dit l'étranger à la fin de la réplique précédente). (<==)

(48) « En les questionnant » : je traduis ainsi, plutôt que par le plus classique « en les réfutant », elegchonta, participe présent actif au neutre pluriel du verbe elegchein, dont dérive le mot elegchos (« réfutation »), souvent associé à la méthode de Socrate à travers les dialogues. « Faire subir un contre-interrogatoire, questionner, interroger, chercher une preuve » sont des sens possibles du verbe elegchein et ce registre de sens me paraît plus cohérent ici avec le contexte : un propos apparemment paradoxal est tenu ; on l'accepte comme possible (dunaton), mais on le soumet à examen par un processus de questions et réponses, un dialegesthai (« dialoguer »), sans préjuger au départ du fait qu'on va le réfuter ou lui trouver un sens. Au point où l'on en est dans la description de la méthode, il est donc prématuré de parler de « réfutation » : c'est partir avec un préjugé défavorable, qui n'est pas propice à une recherche honnête de sens. Ce n'est qu'au terme du questionnement qu'on saura (peut-être) si les propos ont été réfutés ou si on leur a trouvé un sens. (<==)

(49) La fin de cette réplique n'est pas non plus évidente à comprendre. Le texte grec en est : ekeinèi kai kat' ekeino ho phèsi toutôn peponthenai poteron (mot à mot « de_cette_manière et selon ceci que il_dit de_ceux-là souffrir/subir/éprouver lequel_des_deux »). Le problème est de savoir comment il faut comprendre peponthenai, infinitif parfait actif du verbe paschein (« souffrir, subir, éprouver, être affecté »), et quel en est le sujet. Je le comprends par rapprochement avec le mot utilisé par Socrate à la fin de l'analogie de la ligne, au livre VI de la République, pour décrire ce qu'il associe aux quatre segments dans lesquels il a découpé la ligne, le mot pathèma (« affection » au sens de ce qui nous affecte d'une manière ou d'une autre, ce qui a une action sur nous), qui est un substantif dérivé justement du verbe paschein et qui s'oppose à pragma (« fait/chose ») comme le fait d'agir à celui de subir. Par ce mot, Socrate veut nous faire comprendre que, dans nos perceptions, aussi bien par les sens que par l'intelligence, nous sommes passifs par rapport a quelque chose d'extérieur à nous qui les activent. L'idée serait donc ici que chercher à comprendre une proposition énoncée verbalement par un interlocuteur, qui, dans un premier temps, n'est qu'une suite de sons, le plus souvent faite de mots qui, pris individuellement, ont un ou plusieurs sens, c'est chercher à déterminer si et comment ces propos sont cohérents avec ce que nous éprouvons/subissons (paschein) de la part des pragmata (« faits/choses ») qui « agissent » sur nos sens et notre intelligence. Et cette recherche de compréhension visant à déterminer si les propos tenus sont plus que des mots sans rapport avec ce que nous « éprouvons », doit se faire dans la logique et selon les termes de celui qui s'exprime et le sens qu'il prétend leur donner (« de cette manière et selon ce point de vue qu'il exprime ») pour arriver au terme de cet examen à un choix entre deux options, c'est vrai ou c'est faux.
Pour donner une idée de la marge d'interprétation de cette phrase, j'en donne ici, après le texte grec complet, la traduction par les traducteurs que j'ai consultés, en reproduisant la mienne à la fin pour comparaison.
- le texte grec : to tauta easanta hôs dunata tois legomenois hoion t' einai kath' hekaston elegchonta epakolouthein, hotan te tis heteron on pèi tauton einai phèi kai hotan tauton on heteron, ekeinèi kai kat' ekeino ho phèsi toutôn peponthenai poteron.
- Cousin : « laisser de côté tout cela, et être en état de suivre pas à pas, le plus possible, en les réfutant, ceux qui viennent dire que ce qui est autre est le même, ou ce qui est le même autre en un certain sens, en le prenant dans ce sens même et sous le point de vue dans lequel ils veulent qu'il en soit ainsi » ;
- Diès : « laisser là ces arguties dont le premier venu est capable, mais savoir, au contraire, suivre la marche d'une argumentation en la critiquant pas à pas, et, soit qu'elle affirme être le même sous un certain rapport ce qui est autre, ou autre ce qui est le même, la discuter suivant le rapport même et le point de vue qu'elle envisage dans l'une ou l'autre assertion » ;
- Robin : « être à même, tout en permettant ces fantaisies comme possibles dans les propos que l'on tient, de les suivre de près, chacune à part, en discutant, quand on vient déclarer le même ce qui est autre de quelque manière, et autre ce qui est le même ; voir de laquelle de ces deux qualifications a été affectée, de la façon et sous le rapport dont il s'agit, l'affirmation qui a été émise » ;
- Chambry : « laisser là ces arguties comme inutiles, et se montrer capable de suivre et de critiquer pied à pied les assertions de celui qui prétend qu'une chose autre est la même sous quelque rapport et que la même est autre, et de le faire suivant la manière et le point de vue de cet homme, quand il explique la nature de l'un ou de l'autre » ;
- Cordero : « permettre que tout cela soit possible dans nos discours, et être capable d'avancer dans la discussion, cas par cas, quand quelqu'un affirme que, d'une certaine manière, est autre ce qui est le même, et quand on déclare qu'est le même ce qui est autre, et de quelle manière, et par lequel des deux, est affecté ce qu'il dit » ;
- Mouze : « accepter que cela soit possible dans les discours qu'on tient, et être capable de suivre ceux-ci pour les réfuter point par point, aussi bien lorsque l'on dit autre d'une certaine manière ce qui est même que lorsqu'on dit même ce qui est autre, en s'attachant à la manière dont on affirme que l'un des deux subit cet accident » ;
- moi : « le [fait], tolérant ces [propos] comme possibles dans les paroles dites, d'être capable d'en suivre la progression en les questionnant pas à pas, [pour déterminer,] quand quelqu'un dit un étant autre d'une certaine manière être le même et quand [il dit] un étant le même [être] autre, de cette manière et selon ce point de vue qu'il exprime, laquelle de ces deux [options] souffrir ».
(<==)

Annexe

Le tableau ci-dessous recense toutes les occurrences des mots genos, eidos, ideai, phusis et ousia dans la section du Sophiste qui commence en 251e8 et se termine en 259d8, c'est-à-dire l'ensemble de la discussion sur les cinq megista genè (« très grandes familles »), que j'ai découpée en deux sections dans cette traduction, et en donne la traduction, occurrence par occurrence par les six traducteurs que l'ai consultés (depuis la première version de ces pages, j'ai eu accès à la traduction de Mouze, publiée en janvier 2019). Dans ma traduction, j'ai pris le parti de ne pas traduire eidos (comme je l'ai fait pour logos), et je traduis toujours genos par « famille » (après lui avoir préféré, après beaucoup d'hésitations, « genre », dans la première version de ces pages), idea par « idée », phusis par « nature » (j'ai aussi pensé à « extension », qui ne figure pas parmi les traductions proposées par le Bailly, mais qui met mieux l'accent sur l'idée de croissance que le mot tire de son origine) et ousia par « étance ».
Dans ce tableau, la traduction donnée sous le mot grec entre parenthèses est celle qui est le plus fréquemment utilisée pour ce mot par les traducteurs cités, lorsqu'ils utilisent un mot spécfique, distinct de celui qu'ils utilisent pour traduire l'un ou l'autre des mots figurant dans ce tableau, pour le traduire (je n'en donne pas pour ousia, qui n'intervient que deux fois). En bleu, les traductions d'un mot grec par le même mot que celui utilisé pour traduire un autre de ces mots grecs pour lequel elle constitue la traduction usuelle (par exemple « forme » utilisé pour un mot autre qu'eidos ou « nature » pour un mot autre que phusis). En rouge les traductions d'un mot grec pour une occurrence où il n'est pas traduit par la traduction de ce mot la plus fréquente chez ce traducteur, lorsqu'elles n'entrent pas dans le cadre des mots en bleu. On notera que Mouze est la seule à toujours traduire le même mot grec par le même mot français et à ne jamais utiliser un même mot français pour traduire deux mots grecs différents (ni bleu, ni rouge dans sa colonne).

    Cousin Diès Robin Chambry Cordero Mouze
genos
(genre)
253b9 genres genres                     genres genres genres familles
253b12 genres genres genres genres genres familles
253d1 genres genres genres genres genres familles
253e2 genres genre genre genre genre famille
254b8 genres genres genres genres formes familles
254d4 genres genres genres genres genres familles
254e3 genres genres genres genres genres familles
255c10 genre genre genre genre genre famille
256b9 genres genres genre genres genres familles
256d12 genres genres genres genres genres familles
257a9 genres genres genres genres genres familles
257e2 genres genre genre genre genre famille
eidos
(forme)
253d1 genre (sous-entendu) forme nature forme forme forme
254c3 idées formes nature générique formes formes formes
255c6 (eidesin) idées (sous-entendu) formes natures (sous-entendu) formes (sous-entendu) formes (sous-entendu) formes (sous-entendu)
255c6 (eidos) idée forme nature forme forme forme
255d4 manières formes espèces formes formes formes
255e1 idées formes natures formes formes forme
256e6 idée forme natures génériques forme forme forme
258c4 espèces formes nature genre forme forme
idea
(idée)
253d5 idée forme nature forme forme espèce
254a9 idée forme nature idée forme espèce
255e5 idée forme nature idée forme espèce
phusis
(nature)
255b1 nature nature nature nature nature nature
255d9 nature nature essence nature nature nature
255e5 non traduit nature essence nature nature nature
256c2 nature nature nature nature nature nature
256e1 nature nature nature nature nature nature
257a9 non traduit nature nature nature nature nature
257c7 idée nature essence nature nature nature
257d4 idée nature essence nature nature nature
257d13 non traduit nature essence nature nature nature
258a8 non traduit nature essence nature nature nature
258a11 non traduit nature essence nature nature nature
258b11 nature nature essence nature nature nature
ousia 258b2 non traduit être existence réelle existence réalité être
258b10 être être existence réelle être réalités existantes être

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Première publication le 24 janvier 2018 ; dernière mise à jour le 12 avril 2020
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