© 2018 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 28 avril 2020
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Le Sophiste
(6ème tétralogie : La dialectique - 2ème dialogue de la trilogie)

Retour à la septième définition du sophiste
(Sophiste, 264b11-268d5)

(Traduction Bernard SUZANNE, © 2018)

(vers la section précédente)

[264b] [...]

L'ÉTRANGER.-- Ne nous décourageaons donc pas pour le reste. Puisqu'en effet, [264c] ces [points] ont été tirés au clair, (1) remettons-nous en mémoire les divisions antérieures selon les eidè. (2)

THÉÉTÈTE.-- Lesquelles donc ?

L'ÉTRANGER.-- Nous avons distingué deux sortes (eidè) d'imagofactique, d'une part la reproductique, d'autre part la simulatique. (3)

THÉÉTÈTE.-- Oui.

L'ÉTRANGER.-- Et le sophiste, nous avons dit que nous étions dans l'embarras [sur la question de savoir] dans laquelle des deux nous le mettrions.

THÉÉTÈTE.-- C'était ça.

L'ÉTRANGER.-- Et sur nous ainsi embarassés, un tourbillon obscur encore plus grand s'est déversé, quand a été mis en évidence (4) le logos (raisonnement/discours/argument/...) apportant la contradictrion à tout [ça], selon lequel ni reproduction, ni image, ni simulacre (5) ne serait [264d] le moins du monde quelque chose [de possible], du fait que d'aucune manière, à aucun moment, en aucun lieu n'est [possible] le faux.

THÉÉTÈTE.-- Tu dis vrai.

L'ÉTRANGER.-- Mais alors maintenant, puisqu'a été mis à jour d'une part le logos [étant faux], a été mis à jour d'autre part l'opinion étant fausse, (6) cela permet donc que soient [possibles] des imitations des étants et, du fait de cette disposition, apparaît [la possibilité d']une trompatique. (7)

THÉÉTÈTE.-- Ça [le] permet.

L'ÉTRANGER.-- Et donc que le sophiste était effectivement dans l'un ou l'autre de ceux-là a été convenu par nous dans les [propos] antérieurs.

THÉÉTÈTE.-- Oui.

L'ÉTRANGER.-- Entreprenons donc à nouveau, en coupant en deux la [264e] famille placée devant [nous], d'avancer toujours selon la partie droite de ce qui a été découpé, (8) en s'attachant à la communauté avec le sophiste, (9) jusqu'à ce que, ayant autant que possible fait le tour de tous ses [attributs] communs [avec d'autres] pour [les] appréhender, (10) laissant subsister sa nature (11) [265a] propre, nous [l']exhibions avant tout pour nous-mêmes, ensuite aussi pour ceux qui ont développé la plus grande familiarité avec cette manière de progresser. (12)

THÉÉTÈTE.-- Correct.

L'ÉTRANGER.-- Eh bien, n'avons-nous pas commencé alors en séparant [techniques] de production et technique[s] d'acquisition ? (13)

THÉÉTÈTE.-- Si.

L'ÉTRANGER.-- Et, concernant [les techniques d']acquisition, ne s'est-il pas montré (14) à nous dans [celles] de la chasse et dans la lutte et dans [celles] du commerce itinérant et dans quelques [autres] espèces (eidè) comme celle-ci ? (15)

THÉÉTÈTE.-- Eh bien tout à fait, en effet.

L'ÉTRANGER.-- Mais alors maintenant, puisque la technique imitatique (16) l'encercle, [il est] clair qu'il faut partager en deux les [techniques] de production [265b] en premier, car l'imitation (17) est en quelque sorte une certaine production, d'images assurément, disons-nous, et non pas de chacun des ça-même, non ? (18)

THÉÉTÈTE.-- Absolument en effet.

L'ÉTRANGER.-- Soit donc en premier deux parties des [techniques] de production.

THÉÉTÈTE.-- Lesquelles deux ?

L'ÉTRANGER.-- L'une divine, l'autre humaine.

THÉÉTÈTE.-- Je n'ai pas du tout compris !

L'ÉTRANGER.-- Si toutefois nous nous souvenons de ce qui a été dit au début, nous avons déclaré être producteur tout pouvoir quel qu'il soit qui devient responsable pour les n'étants pas antérieurement de devenir ultérieurement. (19)

THÉÉTÈTE.-- Nous nous [en] souvenons.

L'ÉTRANGER.-- [265c] Alors tous les animaux mortels, et aussi bien les plantes qui poussent sur la terre à partir de graines et de racines, les corps inanimés qui s'agrègent ensemble dans la terre, fusibles et non fusibles, est-ce que [c'est] de quelqu'un autre qu'un dieu travaillant comme un artisan (20) [que] nous [les] dirons devenir ultérieurement, antérieurement n'étant pas ? (21) Ou bien, usant de l'opinion et du langage du plus grand nombre...

THÉÉTÈTE.-- Duquel ?

L'ÉTRANGER.-- Que la nature les engendre à partir de quelque cause agissant d'elle-même (22) et sans une pensée [les] faisant naître, ou au moyen du logos (raison/parole/raisonnement/...) et d'un savoir divin né d'un dieu ? (23)

THÉÉTÈTE.-- [265d] Moi en tout cas, probablement du fait de la jeunesse, je passe souvent d'une opinion à l'autre. Maintenant justement, te regardant et ayant l'impression que tu les crois assurément naître selon [la pensée d']un dieu, moi aussi, j'en viens à penser de cette manière.

L'ÉTRANGER.-- Très bien, Théétète. Et certainement, si nous te pensions être l'un de ceux susceptibles de changer d'opinion dans l'avenir, nous entreprendrions maintenant de [te] faire donner ton accord au logos (raisonnement/discours/argument/...) au moyen d'une nécessaire force de persuasion, (24) mais puisque je comprends ta [265e] nature, et que, sans nos logoi, elle va d'elle-même vers ce vers quoi tu dis maintenant être attiré, j'en resterai là, car ce serait perdre son temps, (25) mais je poserai que celles dites « naturelles » sont faites par une techique (26) divine, celles, par contre, assemblées à partir de celles-là par les hommes, par une [technique] humaine, et donc, selon ce logos, [il y a] deux familles de production : l'une est humaine, l'autre divine.

THÉÉTÈTE.-- Correct.

L'ÉTRANGER.-- Coupe donc celles-ci (les techniques), (27) qui sont deux, chacune de nouveau en deux.

THÉÉTÈTE.-- Comment ?

L'ÉTRANGER.-- [266a] Comme si, ayant coupé à l'instant la production selon la largeur, maintenant au contraire, [tu la coupais] selon la longueur.

THÉÉTÈTE.-- Que ce soit coupé ! (28)

L'ÉTRANGER.-- Ainsi, toutes les parties de celle-ci deviennent bien quatre, deux, celles relatives à nous, humaines, et deux par contre, celles relatives aux dieux, divines.

THÉÉTÈTE.-- Oui.

L'ÉTRANGER.-- Mais alors, celles découpées selon l'autre manière, une partie de chacune des deux portions [devient] çafactrice, mais les [deux] restantes devraient être appelées presque avec la plus grande rigueur « imagofactiques », (29) et, selon ces [principes], de nouveau donc, la production est coupée en deux.

THÉÉTÈTE.-- [266b] Dis de quelle manière [pour] chacune encore une fois.

L'ÉTRANGER.-- Nous d'une part, en quelque sorte, et les autres animaux et ce à partir de quoi ce qui croît est, feu et eau et les [éléments/composants/substances/...] apparentés à ceux-là, nous savons tout ça individuellement créatures complètement façonnées par un dieu, ou quoi ? (30)

THÉÉTÈTE.-- Ainsi.

L'ÉTRANGER.-- Des images de chacune de celles-ci d'autre part, et non plus les ça-mêmes, [les] suivent, elles aussi produites par un artifice d'origine divine. (31)

THÉÉTÈTE.-- Lesquelles ?

L'ÉTRANGER.-- Celles dans le sommeil et, pendant le jour, les simulacres, pour autant qu'ils sont dits se produisant d'eux-mêmes : (32) l'ombre, quand, dans le voisinage du feu,  [266c]  l'obscurité se produit, et le double, chaque fois qu'une lumière propre et une étrangère, à la surface d'[objets] brillants et lisses, se rassemblant en une seule, façonnent une apparence (eidos) offrant une sensation contraire à la vision habituelle auparavant. (33)

THÉÉTÈTE.-- Deux, [c']est donc en effet [le nombre de] ces travaux de fabrication divine : ça-même et l'image accompagnant chaque [ça].

L'ÉTRANGER.-- Mais quoi de notre technique à nous ? Est-ce que nous ne dirons pas qu'on fait une maison elle-même par la [techinque de] construction, mais, par la [techinque de] dessin/peinture, une certaine autre, comme un rêve d'origine humaine qu'elle accomplit pour des [gens] éveillés ?

THÉÉTÈTE.-- [266d] Eh bien tout à fait, en effet.

L'ÉTRANGER.-- Donc [vont] aussi par deux à leur tour les autres doubles travaux de notre activité productrice : le ça-même, disons « çaürgique », et l'image, « imagofactique ». (34)

THÉÉTÈTE.-- Maintenant, je comprends mieux et j'admets deux sortes (eidè) de production [coupées] en deux : divine et humaine, d'une part, selon l'un des découpages, selon l'autre, d'autre part, celui, d'une part, étant [création] des ça-mêmes, celui, d'autre part, [étant] création (35) de certaines ressemblances. (36) 

L'ÉTRANGER.-- Eh bien, à propos de cette [technique] imagurgique, (37) souvenons-nous que la famille devait [en] être d'une part, reproductique, d'autre part simulatique (38) si, [266e] le faux étant réellement faux, il était aussi montré prenant naturellement place comme l'un des étants. (39) 

THÉÉTÈTE.-- C'était bien [ça] en effet.

L'ÉTRANGER.-- Eh bien alors, ça a été montré et de ce fait donc, compterons-nous maintenant ces [deux] comme incontestablement deux sortes (eidè) ?

THÉÉTÈTE.-- Oui.

L'ÉTRANGER.-- [267a] Eh bien, la [sorte] simulatique, de nouveau, divisons[-la] en deux.

THÉÉTÈTE.-- Comment ?

L'ÉTRANGER.-- Celle d'une part produite au moyen d'un outil, (40) d'autre part celle de celui-là même produisant le simulacre s'offrant lui-même comme outil.

THÉÉTÈTE.-- Que veux-tu dire ?

L'ÉTRANGER.-- Quand, je pense, quelqu'un fait voir ta manière d'être (41) de manière à peu près ressemblante en faisant usage de son propre corps, ou [ta] voix par [sa] voix, ce [genre] de simulatique est très justement, en quelque sorte, appelé « imitation ». (42)

THÉÉTÈTE.-- Oui.

L'ÉTRANGER.-- Attribuons-nous donc celle-ci en l'appelant « imitatique » ; mais l'autre, abandonnons-la complètement en ayant la faiblesse [267b]  de laisser à d'autres [le soin de la] ramener à l'unité et de lui donner quelque nom lui convenant. (43)

THÉÉTÈTE.-- Que ce soit attribué et l'autre délaissé.

L'ÉTRANGER.-- Et de plus celle-ci aussi, Théétète, vaut d'être encore tenu pour double ; mais par quels [moyens], regarde.

THÉÉTÈTE.-- Parle.

L'ÉTRANGER.-- Parmi ceux qui imitent, les uns agissent en connaissant ce qu'ils imitent, les autres par contre en ne [le] connaissant pas. Et à vrai dire, pouvons-nous poser une distinction plus importante qu'entre ignorance et connaissance ? (44)

THÉÉTÈTE.-- Pas une seule.

L'ÉTRANGER.-- Donc ce du moins qui a été mentionné à l'instant était une imitation par des [personnes] connaissant, car [c'est] en connaissant ta manière d'être et toi-même [que] quelqu'un [t']imiterait.

THÉÉTÈTE.-- [267c] Mais comment [ne serait-ce] pas [le cas] ?

L'ÉTRANGER.-- Mais quoi [dire] de la manière d'être de la justice et, en général, de toute l'excellence ? (45) Est-ce que des [personnes l']ignorant mais d'une certaine manière ayant une opinion [là-dessus] n'entreprennent pas énergiquement en grand nombre de prendre à cœur de faire paraître comme étant présent en eux ce qui correspond à leur opinion sur ça, [l']imitant le plus possible en actions et en paroles. (46)

THÉÉTÈTE.-- Et pour sûr en très grand nombre !

L'ÉTRANGER.-- Eh bien, est-ce que tous échouent à paraître être justes en ne l'étant pas du tout ; Ou [est-ce] tout le contraire de ça ?

THÉÉTÈTE.-- Tout [le contraire].

L'ÉTRANGER.-- [267d] Alors, cet imitateur, il faut certainement [le] dire différent de celui-là, je pense, celui qui ignore de celui qui connaît.

THÉÉTÈTE.-- Oui.

L'ÉTRANGER.-- Eh bien, d'où prendra-t-on un nom convenant à chacun d'entre eux [deux] ? N'est il donc pas clair que c'est difficile, parce que quelque ancienne paresse résultant d'une absence de réflexion (47) était installée chez ceux d'avant concernant la distinction des familles selon les sortes (eidè), (48) si bien que pas un n'a même entrepris de distinguer, tant et si bien que [c'est une conséquence] nécessaire de n'être pas dans une grande abondance de noms.  Mais néanmoins, même si [c'est] parler trop audacieusement, pour le discernement, [267e] l'imitation selon l'opinion, appelons[-la] « opinimitation », et celle selon le savoir, une certaine imitation éclairée. (49)

THÉÉTÈTE.-- Soit.

L'ÉTRANGER.-- Il faut donc utiliser l'autre, car le sophiste n'était pas parmi ceux sachant, mais pour sûr parmi ceux imitant.

THÉÉTÈTE.-- Et comment !

L'ÉTRANGER.-- Examinons donc l'opinimitateur comme du fer, [pour voir] si [il est] sain ou s'il est ayant quelque paille en lui. (50) 

THÉÉTÈTE.-- Examinons. 

L'ÉTRANGER.-- Il en a, certes, et très nombreuses. Car l'un d'entre eux est un benêt, [268a]   pensant savoir les [choses]-mêmes sur lesquelles il [n']a [que] des opinions, mais la manière d'être de l'autre, du fait qu'il roule sa bosse dans les logoi, comporte beaucoup de suspicion et de crainte
(1) qu'il ignore ces [choses]-mêmes qu'il se représente comme sachant face aux autres
      ou
(2) puisqu'il ignore ces [choses]-mêmes qu'il est représenté comme sachant face aux autres. (51)

THÉÉTÈTE.-- Eh bien, c'est en effet tout à fait comme tu [le] dis des deux familles.

L'ÉTRANGER.-- Donc poserons-nous d'un côté l'un [comme] imitateur simplet, l'autre imitateur ironique ? (52)

THÉÉTÈTE.-- Très probablement.

L'ÉTRANGER.--Mais devons-nous à nouveau dire la famille de celui-ci une ou deux ?

THÉÉTÈTE.-- Vois toi-même.

L'ÉTRANGER.-- [268b] J'examine et ils se montrent manifestement à moi comme deux : l'un, je le vois bien capable de pratiquer l'ironie en public dans de longs logoi (discours/...) devant les foules, l'autre, contraignant en privé, par des logoi (discours/arguments/propos/...) brefs, celui qui dialogue avec lui à se contredire lui-même. (53) 

THÉÉTÈTE.-- Tu dis des [choses] très correctes. 

L'ÉTRANGER.-- Quelle [personne] déclarerons-nous donc être celui qui tient les plus longs logoi (discours/propos/...) : politique ou démologique ? (54)

THÉÉTÈTE.-- Démologique. 

L'ÉTRANGER.-- Mais que dirons-nous de l'autre : sage ou sophiste ? (55) 

THÉÉTÈTE.-- Le [qualificatif de] sage, en quelque sorte, impossible, puisque [c'est comme] ne [268c] sachant pas [que] nous l'avons posé, mais, étant imitateur du sage, [il est] clair qu'il recevra quelque nom dérivé de celui-là, et j'ai à peu près maintenant compris que celui-ci, il faut l'appeler véritablement lui-même en personne le tout à fait réellement sophiste. (56) 

L'ÉTRANGER.-- Eh bien lui attacherons-nous, comme auparavant, le nom [formé] en liant les uns aux autres [les qualificatifs] utilisés de la fin au début ? 

THÉÉTÈTE.-- Eh bien tout à fait, en effet. 

L'ÉTRANGER.-- Alors l'imitateur de la partie contrariofactologique ironique de la [technique] opinionesque, la part miraculofactique non divine mais humaine limitée aux logoi (paroles/discours/...) de la famille simulatique issue de  [268d] l'imagofactique de la production, (57) qui affirmerait que celui [qui est] réellement sophiste est  « de cette race et de ce sang », (58) dira, à ce qu'il semble, la plus pure vérité.

THÉÉTÈTE.--  Absolument en effet. 

(fin du Sophiste)


(1) « Ont été tirés au clair » traduit le grec pephantai, troisième personne du pluriel de l'indicatif parfait passif du même verbe phainesthai que vient d'utiliser l'étranger en 264b1 sous la forme phainetai (« il semble ») pour faire référence à ce qu'il appelle aussi phantasia (« semblance ») et considère comme un mélange d'opinion (doxa ) et de sensation. Une fois encore (voir la note 55 et l'avant-dernier paragraphe de la note 58 à ma traduction de la section précédente), il joue avec les différents sens de ce verbe, en l'utilisant ici, non plus dans un sens suggérant une simple opinion, mais dans un sens suggérant au contraire un résultat positif clair et bien établi. Ce peut être un moyen pour lui de suggérer discrètement à ceux qui font le rapprochement entre ces utilisations successives du même verbe que ces points « tirés au clair » ne sont pas démontrés de manière absolument rigoureuse, ne constituent pas une epistèmè (« savoir ») au sens le plus fort, mais restent de l'ordre de l'opinion (doxa), même s'il s'agit d'une opinion fermement étayée. (<==)

(2) Avec cette réplique prend fin la longue parenthèse sur la possibilité du faux dans le logos ouverte en 237a3, qui occupe à elle seule plus de la moitié du dialogue et en constitue le « plat de résistance », et qui coupe en deux parties sensiblement égales la septième caractérisation du sophiste, celle qui le considère comme producteur et s'intéresse à ses productions (voir le plan du Sophiste proposé sur une autre page de ce site).
L'étranger parle ici de divisions kat' eidè (« selon les eidè »). Il ne faut pas donner trop de poids à ce mot eidos (dont eidè est le pluriel) et s'imaginer que l'étranger cherche à faire apparaître ici des « formes », « sortes », « espèces »..., qui préexisteraient pour l'éternité dans un « ciel » d'idées pures servant de modèle aux réalités sensibles, mais plutôt se souvenir, une fois encore, de la phrase de Socrate au livre X de la République, au début de l'analyse des trois sortes de lits, qui sert justement de point de départ à cette investigation et dont il dit qu'elle constitue sa « démarche habituelle » (eiôthuia methodos, République X, 596a6) : « nous avons en effet l'habitude de poser (tithesthai) un certain eidos unique pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom » (République X, 596a6-8). C'est Socrate et ses interlocuteurs qui « posent » pour leurs besoins propres (tithesthai, infinitif moyen) un eidos associé à chaque nom qu'ils utilisent pour une pluralité d'instances. Le verbe tithenai, dont le sens premier est « poser », et au moyen « poser pour soi », a aussi le sens d'« établir, produire » et même « créer » (pour soi au moyen). Socrate ne prétend donc pas qu'il découvre des eidè préexistants, mais qu'en décidant de donner le même nom à plusieurs choses similaires sous un certain point de vue, il « crée » un eidos sous-jacent pour les besoins de la conversation, à charge pour les interlocuteurs de tester l'efficacité de ces noms. Et quand on voit la manière dont l'étranger procède dans ses découpages et dans les nommages qui en résultent, dont un bon nombre nécessite de sa part la création de néologismes, comme je l'ai déjà souligné dans la note 29 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2 (la première partie de la septième caractérisation du sophiste selon la méthode de divisions successives), on n'a pas de mal à admettre que ces découpages sont tout sauf intuitifs et naturels, et que donc les eidè qu'impliquent les noms créés par lui pour les besoins de la cause ont peu de chances de préexister à ses charcutages ! En fait, si l'on se penche sur l'usage que fait l'étranger du mot eidos dans la première partie du dialogue, celle où il pratique la méthode de divisions de manière répétitive, on constate qu'il l'utilise dans son sens usuel de « sorte, espèce, genre » dès le début, même si c'est sur des « abstractions » : il apparaît pour la première fois en 219a8, au début de l'examen du pêcheur à la ligne à titre d'exemple de la méthode, dans la phrase : « mais certes, parmi toutes les techniques/arts, [il y a] plus ou moins deux eidè » (alla mèn tôn ge technôn pasôn schedon eidè duo), où l'on peut traduire eidè duo par « deux sortes », sans chercher à eidè un sens « métaphysique » comme le fait Cordero en traduisant « mais il y a, en réalité, des formes dont dépendent toutes les techniques ». Si l'on examine les 23 occurrences suivantes d'eidos entre cette première et 237a2, c'est-à-dire dans toute la mise en œuvre de la méthode de divisions avant la parenthèse sur le discours faux (219c2, 219d5, 220a6, 220a7, 220e6, 222d6, 222e3, 223c6, 223c9, 225c2, 226c11, 226e1, 226e5, 227c7, 227c8, 227d13, 229c2, 230a9, 234b2, 234b3, 235d1, 236c6, 236d2), on peut toutes les traduire par « sorte » ou « genre » dans un sens non « technique » (pour les cinq dernières de la liste, qui sont dans la partie que j'ai traduite, j'ai retenu la traduction par « genre »). C'est encore le cas de l'occurrence suivante, en 239a10, où l'étranger explique qu'on ne peut rien dire sur le « n'étant pas » (to mè on), ni dire qu'il est un (ou quoi que ce soit d'autre), ni dire qu'il est multiple, ni même utiliser le pronom auto (« ça ») à son sujet car ce serait encore lui attribuer « une sorte d'un[ité] » (henos eidos, qu'on ne peut traduire par « la forme de l'un » en l'absence d'articles). Ce n'est qu'en 246b8 que le mot prend un sens « technique », lorsque l'étranger décrit les deux groupes qui se livrent ce qu'il appelle un « combat de géants », dont l'un qu'il appellera justement « amis de eidè », qu'il décrit comme « soutenant avec force que certains eidè intelligibles et incorporels sont la véritable étance » (noèta atta kai asômata eidè biazomenoi tèn alèthinèn ousian einai). Et c'est à partir de ce point que j'ai cessé de traduire eidos pour des raisons que j'explique dans la note 7 à la traduction de Sophiste, 245e8-249d5. Dans les occurrences suivantes (246c9, 248a4, où se trouve l'expression tous tôn eidôn philous, « les amis des eidè », 249d1 et 252a7), le mot est utilisé dans le sens « technique » dans lequel l'emploient les « amis de eidè », et ensuite, il est l'un des termes utilisés par l'étranger avec genos (« famille »), idea (« idée ») et phusis (« nature ») dans la discussion sur les cinq très grandes familles (voir à ce sujet la note 35 sur ma traduction de Sophiste, 251e8-255c8 et les notes 5 et surtout 7 de ma traduction de Sophiste, 255c9-259d8). C'est au début de la discussion de ce que j'ai appelé le « principe d'associations sélectives » dans sa plus grande généralité, en 252a7, que l'on trouve pour la première fois l'expression kat' eidè, « selon les eidè », toujours à propos des « amis de eidè », qui y sont décrits comme « ceux qui disent les étants être selon des eidè se comportant toujours de la même manière selon les mêmes [principes] » (hosoi kat' eidè ta onta kata tauta hôsautôs echonta einai phasin aei). La reprise ici de cette formule par l'étranger, au moment où il reprend l'application de la méthode de divisions, alors qu'il ne l'avait jamais utilisée à ce propos auparavant, mais seulement à propos des « amis de eidè », est sans doute ironique et destinée à donner un air sérieux et « savant » à cette méthode qu'il utilise en fait pour montrer au passage comme il est facile d'« inventer » des eidè et de créer des mots en fonction de ses besoins. Mais il faut croire que l'humour ne fait pas bon ménage avec la métaphysique quand on voit le nombre de commentateurs qui sont tombés dans le panneau et ont pris au sérieux cette expression pour faire de l'étranger, et de Platon derrière lui, des « amis de eidè » ! (<==)

(3) Je reprends ici les néologismes que j'ai utilisés pour traduire les mots eidôlopoiiké (« imagofactique », utilisé pour la première fois en 235b8), eikastikè (« reproductique », utilisé pour la première fois en 235d6) et phantastikè (« simulatique », utilisé pour la première fois en 236c4) dans la première partie de cette discussion. Pour une justification de ces traductions, voir les notes 29 et 35 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2. Le dernier des trois, phantastikè (« simulatique »), est encore un mot dérivé de phainesthai (« paraître, sembler »), comme phantasia, utilisé il y a peu par l'étranger pour qualifier la forme de dianoia (« pensée ») qui combine opinion (doxa) et sensation.
Le mot que je traduis ici par « sortes » est eidè, qui reprend ici manifestement un sens tout à fait usuel, comme c'était le cas dans les six premières caractérisations. Cependant, comme, jusqu'ici, je ne traduisais pas eidos, pour permettre au lecteur de continuer à repérer ce mot dans la suite, lorsque je le traduis, je rappellerai entre parenthèses que le mot grec traduit est eidos au singulier ou eidè au pluriel. (<==)

(4) Encore le verbe phainesthai : le mot traduit par « quand a été mis en évidence » est phanentos, participe aoriste passif de ce vebe, au génitif neutre singulier, dont la traduction littérale serait « ayant été mis à jour/montré/mise en évidence ». (<==)

(5) Je conserve ici les traductions utilisées dans la première partie de cette caractérisation du sophiste comme producteur, que rappelle ici l'étranger : « reproduction » traduit eikôn, utilisé pour la première fois en 236a8 (cf. note 40 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2 pour la justification de cette traduction), « image » traduit eidôlon, utilisé pour la première fois en 234c5 (cf. note 22 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2 pour la justification de cette traduction) et « simulacre » traduit phantasma, utilisé pour la première fois en 223c3 dans une section que je n'ai pas traduite, puis à nouveau en 232a3, où je l'ai traduit par « apparence », et en 234e1, où l'étranger oppose ta en tois logois phantasmata (« les illusions/apparences dans les logoi ») à tôn en tois praxesin ergôn (« les faits survenant dans les activités » ou « les actes dans les faits »), et où je l'ai traduit par « illusions », avant qu'en 236b7, l'étranger n'en donne une définition plus précise en l'opposant justement à eikôn (« reproduction ») comme deux catégories distinctes d'eidôla (« images »), le phantasma, au contraire de l'eikôn (« reproduction »), « ne reproduisant pas ce qu'il prétend reproduire » parce que trichant avec les vraies caractéristiques pour accomoder le point de vue du spectateur, ce qui m'a conduit à la traduction par « simulacre » (cf. note 41 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2 pour la justification de cette traduction). Ces trois mots ont des registres de sens qui se recouvrent en grande partie et il est donc indispensable ici de les traduire en français par des mots différents respectant le plus possible les différences que l'étranger met en évidence entre eux, puisque c'est ça qui permet d'atteindre les eidè que l'étranger a en vue au-delà de chacun d'eux. (<==)

(6) L'étranger semble prendre un malin plaisir à utiliser à tout bout de champ le verbe phainesthai depuis qu'il a introduit la phantasia (« semblance ») puisqu'il apparaît à nouveau, et par deux fois, dans ce début de phrase, qui est en grec epeidè pephantai men logos, pephantai de' ousa doxa pseudès (mot à mot « puisque a_été_mis_à_jour d'une_part logos, a_été_mis_à_jour d'autre_part étant opinion fausse »). Pephantai est la troisième personne du singulier de l'indicatif parfait passif de phainesthai, et l'étranger trouve le moyen de le répéter par deux fois, alors qu'il n'exprime qu'une fois le ousa pseudès (« étant fausse », féminin pour l'accord avec doxa, « opinion »), laissé implicite pour le logos, qui est pourtant la partie importante de ce membre de phrase. On ne peut s'empêcher de penser qu'il y a là une volonté délibérée de souligner qu'aussi rigoureux que puisse avoir été le raisonnement (logos) qui a conduit là, il n'aboutit encore qu'à des opinions (doxai). Mais en même temps, le fait que ce ne soient que des opinions, des « apparences », est en quelque sorte une confirmation implicite de la possibilité d'une opinion fausse ! (<==)

(7) Sur la traduction par « trompatique » du mot apatètikè, déjà employé par l'étranger en 240d2 et dont ce sont les deux seules occurrences dans l'ensemble des dialogues de Platon, voir la note 46 à ma traduction de la section 237a3-241d2. (<==)

(8) L'étranger a annoncé qu'il reprenait sa procédure de division kat' eidè (« selon les eidè »), mais là, il parle de découper en deux un genos (« famille ») pour finir avec un meros (« partie »). Bref, on est à nouveau dans des variations de vocabulaire destinées à bien nous faire comprendre qu'il ne faut absolutiser aucun de ces termes, pas plus eidos que les autres, et qu'il faut simplement les prendre dans leur sens le plus banal, sans leur chercher de signification cachée. (<==)

(9) Et pourquoi donc le sophiste serait-il toujours à droite ?!... (<==)

(10) « Jusqu'à ce que, ayant autant que possible fait le tour de tous ses [attributs] communs [avec d'autres] pour [les] appréhender » traduit le grec heôs an autou ta koina panta perielontes (mot à mot « jusqu'à_ce_que si_possible de_lui les communs tous (nous)_ayant_saisi_autour»). Je traduis perielontes, participe aoriste actif au nominatif masculin pluriel du verbe periairein, en le décomposant, par « ayant fait le tour pour appréhender » : « ayant fait le tour » rend l'idée introduite par le préfixe peri- (« tout autour »), et « appréhender » traduit le verbe airein, dont le sens est « prendre, enlever, saisir, convaincre, faire condamner ». Le problème que pose ce membre de phrase est celui de savoir dans quel sens il faut comprendre le verbe periairein, pour lequel le Bailly donne les sens suivants : « enlever autour », d'où « retirer quelque chose qui enveloppe », « arracher quelque chose à quelqu'un », « dépouiller quelqu'un de quelque chose » ; « enlever quelque chose qui entoure » (par exemple des murs autour d'une cité), d'où « renverser, raser », et, au sens figuré, « faire disparaître, supprimer, abroger » ; « réfuter successivement, à tour de rôle », « ôter d'autour » (de son doigt, sa tête, son corps, etc.). Cousin traduit : « jusqu'à ce que l'ayant dépouillé de tout ce qu'il a de commun avec d'autres que lui », Diès traduit : « jusqu'à ce qu'ayant dépouillé celui-ci de tout ce qu'il a de commun », Robin traduit : « jusqu'à ce que, ayant retiré d'autour de lui tout ce qui lui est commun », Chambry traduit : « jusqu'à ce que l'ayant dépouillé de toutes ses propriétés communes », Cordero traduit : « jusqu'à ce que, une fois depouillé de tout ce qu'il partage avec les autre », Mouze traduit : « jusqu'à ce que, ayant ôté à celui-ci tout ce qu'il a de commun », bref, tous parlent de « dépouillement » et, sauf Robin, ne rendent pas ce que le préfixe peri- ajoute à airein, qui a déjà ce sens seul. Or, cette idée de « dépouillement » ne correspond pas vraiment à ce que pratique l'étranger, puisque toutes les propriétés communes mises à jour au fil de la progression sont conservées à la fin, justement puisqu'elles lui sont communes (koina) avec d'autres. Si quelque chose lui est enlevé, c'est justement à chaque fois ce qui reste dans l'autre partie de chaque division en deux, c'est-à-dire justement ce qui ne le concerne pas, ce qui ne lui est pas commun avec d'autres ! Et si l'on prend du temps pour bien saisir chaque critère de division, c'est justement parce que chacun d'eux nous apprend quelque chose sur le sophiste, pourvu qu'on ne s'arrête pas là et qu'on continue à préciser cette caractéristion par une analyse plus fine jusqu'à ce qu'on arrive à la distinction ultime sur le cheminement suivi, au-delà de laquelle des distinctions supplémentaires ne seraient plus discriminantes pour l'objet de notre recherche (ainsi par exemple, une distinction entre Athéniens et « étrangers », qu'on pourrait ajouter à la fin de chacune des sept caractérisations produites par l'étranger, ou entre hommes et femmes, ou entre chauves et chevelus (cf. République V, 454c1-5), ne serait pas pertinente pour mieux caractériser le sophiste). Il s'agit donc à chaque fois d'arriver à ce qu'on pourrait appeler, non pas la, mais une différence spécifique caractéristique de l'objet étudié, quelque chose qu'il est seul à posséder, qui ne se comprend que par rapport à tout ce qui y a conduit, qu'il ne faut donc surtout pas enlever ou oublier. Il s'agit donc bien à chaque fois de « cerner » (peri) le sophiste sous un certain angle, et d'« appréhender/saisir », au sens figuré, chacun des critères de sélections de plus en plus sélectifs qui font progresser dans l'enquête, non pas pour les rejeter au fur et à mesure, mais pour les affiner progressivement jusqu'à celui qui fera la différence pour le sophiste et lui seul. Mais il est illusoire de croire qu'il est possible d'arriver, surtout pour des objets d'étude un tant soit peu complexes, comme l'est le sophiste, à une seule différence spécifique qui suffirait à caractériser l'« animal » ! Il y a un grand nombre de manières de cheminer à partir d'une « famille » suffisamment générale choisie arbitrairement comme point de départ vers un point d'arrivée connu et pris comme objet d'étude (l'étranger propose cinq cheminements à partir du même point de départ, les techniques d'acquisition, pour arriver jusqu'au sophiste), et le point de départ peut être choisi de manière largement arbitraire (par exemple, dans le cas du sophiste, techniques d'acquisition ou techniques de production). Et, à la fin de chaque cheminement, ce n'est pas à la différence spécifique seule que l'on arrive, mais à une formule résumant tout le cheminement depuis le départ, nécessaire pour rendre compréhensible cette différence dite spécifique. Et c'est finalement plus le cheminement lui-même que son résultat, qui peut être instructif pour celui qui ne connaît pas encore l'objet étudié, ou le connaît sommairement mais n'a jamais pris la peine de préciser ainsi ce qui le différencie d'autres objets voisins avec lequel on pourrait le confondre.
Et finalement, c'est là le point le plus important et l'apport décisif de cette manière de procéder par différenciations successives : elle vise à permettre de distinguer des « étants », ou plutôt des catégories d'« étants » les unes des autres, plutôt qu'à connaître telle ou telle catégorie d'« étants » isolément et indépendemment du reste. C'est dans cette perspective que l'on peut comprendre le Sophiste : il n'est pas simplement une tentative de mieux cerner ce qui caractérise le sophiste, il est aussi un exercice implicitement proposé au lecteur par Socrate au début du dialogue, puisqu'il identifie, non pas un, mais trois objets d'investigation, le sophiste, le philosophe et le politique. Et rien n'interdit de garder présents à l'esprit les deux autres lorsqu'on s'intéresse plus spécifiquement à l'un d'eux, puisque justement, ce qui est demandé, c'est de les distinguer les uns des autres (ainsi, vers la fin de cette dernière caractérisation, on va voir apparaître furtivement le politique (politikon), en 268b8). Le lecteur attentif est donc invité à reprendre toutes les caractérisations successives du sophiste et à voir à quel moment il faudrait bifurquer pour arriver au philosophe plutôt qu'au sophiste. C'est le meilleur moyen de devenir capable de distinguer l'un de l'autre. (<==)

(11) Après eidos, genos et meros, voici phusis (« nature ») ! (<==)

(12) « Pour ceux qui ont développé la plus grande familiarité avec cette manière de progresser » cherche à rendre en français les diverses nuances du grec tois eggutatô genei tès toiautès methodou pephukosin (mot à mot « pour_ceux le_plus_près par_la_famille de_la telle méthode ayant_poussé ») en prenant pour une fois quelques libertés avec le mot à mot. « Qui ont développé » rend l'idée première du verbe phuein (« croître, pousser », dont pephukosin est le participe parfait actif au datif masculin pluriel ; « familiarité » reprend l'idée première de genos, qui est celle de « famille », à partir du sens premier « naître » du verbe gignesthai dont il dérive ; et « manière de progresser » revient à l'étymologie de methodos, dont le sens premier est « chemin (hodos) au milieu de (meta) », n'impliquant donc pas obligatoirement une « méthode » spécifique pour progresser dans ce « cheminement », ouverture de sens qui est complètement perdue avec le sens qu'a pris en français sa transcription en « méthode » : le LSJ donne comme sens , après « followinng after, pursuit », les sens « investigation, inquiry », en donnant comme exemple son usage dans le Sophiste, que le Bailly donne, lui, comme exemple du sens « étude méthodique d'une question de science », sens que le LSJ liste ensuite (« mode of prosecuting such inquiry, method, system ») avec d'autres exemples pris chez Platon et Aristote (qui fournit aussi des exemples du sens précédent). Bref, la question de savoir à quel moment et chez qui le sens de methodos est passé de simple « investigation, cheminement, progression » à celui de « méthode » au sens cartésien est ouverte et, dans le doute, je préfère en rester au sens premier. On pourra d'ailleurs noter que l'étranger propose ici pas moins de sept « cheminements » différents conduisant au même objet, dont plusieurs partent du même point de départ pour parvenir au même point d'arrivée, ce qui n'est pas le meilleur critère d'une « méthode » rigoureuse, mais plutôt le symptôme d'errances successives au gré de l'inspiration du moment !
Ceci étant dit, cette formule est à peu près équivalente à « pour ceux qui seront capables de comprendre » ou « de nous suivre », mais elle le fait de telle manière qu'elle pose, sans le trancher, le problème de savoir si cette aptitude est le produit d'une « croissance » (pephukosin), c'est-à-dire d'une éducation, ce qui laisse de l'espoir à ceux qui n'ont pas compris du premier coup, ou si elle est « de famille » (genei), c'est-à-dire qu'elle suppose des dispositions à la naissance, ce qui restreint les chances de ceux qui n'ont pas compris du premier coup, mais n'est pas incompaible, pourvu qu'on ait les dispositions nécessaires, avec une possibilité de développement en vue d'une meilleure compréhension. Quoi qu'il en soit, c'est chacun qui est pour soi-même le juge du fait qu'il pense avoir compris et Platon n'est plus là pour lui dire s'il a raison ou tort, s'il a effectivement compris ce cheminement ou s'il s'est fourvoyé, par exemple en prenant au sérieux ce qui n'aurait été pour Platon qu'un « jeu » sans grandes prétentions, ou le contraire...
Mais au terme de cette réplique de l'étranger qui prétend rappeler le « cheminement » (methodos) qu'il propose de suivre une nouvelle fois, la septième, il vaut la peine de s'arrêter quelques instants sur ce qu'il en dit pour essayer de préciser ce qu'elle est et ce qu'elle n'est pas. La première chose qu'il convient de remarquer est qu'elle ne peut fonctionner que sur quelque chose qui est déjà connu au moins du « meneur de jeu », puisqu'à chaque nouveau découpage, il faut être capable de mettre en évidence avec laquelle des deux parties résultant du découpage le sophiste présente une « communauté » (koinônia). Ce cheminement n'est donc pas un processus de découverte de quelque chose qui ne serait pas connu, mais de classement de choses déjà connues par une approche qui, comme je l'ai déjà dit dans la note 10, privilégie les différences par rapport à d'autres objets et classes d'objets déja connus eux aussi. Il consiste à partir d'un « genre/famille/espèce/classe » aussi général que possible et à le « raffiner » en introduisant à chaque étape un nouveau critère de distinction pertinent pour les membres du groupe restant à ce point. Et c'est bien parce que chaque étape ne propose qu'un critère que le découpage se fait en deux : ceux pour qui ce critère est pertinent et ceux pour lesquels il ne l'est pas, ceux qui sont c et ceux qui ne sont pas c, c étant le critère retenu pour cette étape. Mais, pour corser un peu l'exercice, et pour éviter de parler en termes d'« étants » et de « n'étant pas », surtout dans les six premières caractérisations, qui prennent place avant que ne soit examiné le problème du « n'étant pas » (mè on), l'étranger s'astreint à définir de manière positive à chaque fois les « n'étant pas c » en en faisant des « étant c' », ce qui, dans certains cas, est relativement facile, par exemple, dans l'exercice initial sur le pêcheur à la ligne, lorsque le critère c est « animé » (empsuchon), auquel il est facile d'opposer « inanimé » (apsuchon), mais peut paraître artificiel dans d'autres cas, par exemple, toujours à propos du pêcheur à la ligne, lorsque, dans la division suivante, le critère c porte sur le mode de locomotion, qui permettra d'en arriver au cas des poissons, se mouvant dans l'eau en nageant, après être passé par la distinction animaux pédestres, c'est-à-dire ayant besoin pour se déplacer de prendre appui sur le sol, et non pédestres, c'est-à-dire capables de se déplacer dans un fluide (air ou eau) sans contact avec le sol. Et ce caractère artificiel rejaillit sur le vocabulaire, qui n'existe pas toujours pour décrire de manière positive quelque chose qui est pensé de manière négative (dans l'exemple, « non marcheurs » pour des êtres animés, qui regroupe oiseaux et poissons de manière artificielle), ce qui amène plus d'une fois l'étranger à devoir inventer des mots pour exprimer ce qu'il a en tête. En outre, dès lors que l'étranger a pris le parti de décrire à la fois le critère à mettre en jeu et sa négation de manière positive, il est libre d'introduire les deux dans l'ordre qu'il veut, sans nécessairement commencer par celui qui exprime positivement le critère pertinent pour l'objet d'étude. Ainsi, lorsqu'il introduit le critère animé/inanimé, le pêcheur à la ligne est à chercher du côté de ceux qui cherchent à capturer des êtres animés, et pourtant, l'étranger commence par faire référence aux êtres inanimés (219e7), et pour distinguer les différents êtres animés objets d'une capture les uns des autres afin d'arriver au cas des poissons, le critère positif n'est pas la marche, mais la nage, à laquelle l'étranger arrive par un détour qui amalgame oiseaux et poissons dans le même sac pour les opposer aux « marcheurs », alors même que les oiseaux sont aussi des marcheurs à l'occasion.
Mais l'étranger n'est pas dupe de son petit jeu et n'est pas esclave d'une « méthode » qui s'imposerait à lui de manière rigoureuse et il sait à l'occasion en prendre à son aise avec elle, comme on va bientôt le voir. Ce n'est pas la « nature » du sophiste et de ceux dont il se distingue qui impose de suivre un cheminement particulier, mais ce que veut à chaque fois montrer l'étranger à propos du sophiste qui lui fait organiser son « découpage » pour passer par les points qui lui permettront de mettre en évidence les différences qu'il veut faire apparaître. C'est lui qui trace le chemin du début à la fin à sa convenance, et c'est la raison pour laquelle il peut en tracer plusieurs, qui ont ou qui n'ont pas des parties communes les uns avec les autres.
D'ailleurs, même sa manière de décrire son mode de progression est assez fantaisiste : quand il parle de toujours prendre la partie de droite de découpages d'abstractions comme la fabrication d'images, de reproductions ou de simulacres, comme s'il y avait dans les abstractions une droite et une gauche, cela devrait amener le lecteur à se poser des questions sur son sérieux, et sur celui de Platon qui invente cette histoire. C'est pourquoi voir dans cette méthode le nec plus ultra de la « dialectique » selon Platon est une marque d'incompréhension de Platon et de son sens de l'humour comme moyen d'éducation. Quant à ceux qui dissertent sérieusement sur le sens que pourrait avoir cette préférence de Platon/l'étranger pour le côté droit des abstractions, je préfère ne rien en dire, car ils ne le comprendraient pas plus qu'ils ne comprennent Platon... (<==)

(13) En grec, le mot technè (à l'accusatif technèn) est au singulier, mais c'est un singulier à sens collectif, raison pour laquelle je le traduis par un pluriel, le mot français par lequel je le traduis, « technique », qui est sa transcription en français (en fait, la transcription de l'adjectif dérivé technikos), évoquant plutôt au singulier une « technique » particulière qu'une famille de techniques aussi diverses que le commerce, la chasse, la lutte, etc.. En grec, le mot technè a un sens plus large que « technique » en français et désigne toute activité pratique qui suppose l'acquisition d'une compétence spécifique, d'une « technique » particulière, aussi bien artistique que plus spécifiquement « technique » au sens moderne.
Les « techniques » dont parle ici l'étranger sont regroupées en deux catégories qualifiées chacune par un adjectif dérivé d'un verbe d'action utilisant le suffixe -ikos, qui désigne en grec l'aptitude à quelque chose : celles qui permettent de « fabriquer/faire/créer » (poiein) quelque chose sont qualifiées au moyen de l'adjectif poiètikos, et celles qui permettent, non plus de créer/faire, mais d'acquérir (ktasthai) quelque chose de préexistant sont qualifiées au moyen de l'adjectif ktètikos. Dans les deux cas, comme l'adjectif qualifie une technè au singulier (à sens collectif) et que technè est féminin en grec, comme « technique » en français, l'adjectif prend la forme poiètikè pour le premier, ktètikè pour le second. De manière générale, en grec, les adjectifs en -ikos peuvent s'utiliser substantivés au féminin (par exemple hè poiètikè) sans y adjoindre technè, qui est alors sous-entendu. On a aujourd'hui le même phénomène en français avec les mots en -ique, le suffixe dérivé en français du -ikè grec (par exemple, « informatique », « domotique », « productique », mais déjà avant « mécanique », « physique », etc.) et j'ai utilisé cette manière de faire pour fabriquer, dans la première partie de cette septième caractérisation du sophiste, des néologismes pour traduire de probables néologismes de Platon, par exemple « imagofactique » pour traduire eidôlopoiiké, « reproductique » pour traduire eikastikè, « simulatique » pour traduire phantastikè (cf. note 3 ci-dessus). Mais ici, traduire poiètikè par « poétique », ou même par « poïétique », et ktètikè par « productique » ne convient pas, car chacun de ces mots, qui existe en français, à pris un sens trop spécialisé pour prendre ici le sens très général de leur modèle grec. J'en suis donc réduit à remplacer les adjectifs par des compléments de nom après le mot « techniques » au pluriel (que je mets entre crochets lorsqu'il ne figure pas dans le grec). (<==)

(14) « Il s'est montré » : cette fois, ce n'est pas le verbe phainesthai qu'utilise l'étranger, mais le verbe phantazesthai, qui en dérive et a un sens voisin, et dont dérivent phantasma (« simulacre », ou encore « apparition, image, fantôme ») et phantasia (« semblance », et aussi « apparence, image, imagination »). Le verbe change, mais on est toujours dans le même registre et la même famille de mots. (<==)

(15) L'étranger rappelle ici dans le désordre les cinq première caractérisation du sophiste, toutes dans les techniques d'acquisition. La première le cherchait dans l'art de la chasse (thèreutikè), les trois suivantes dans différents modes de commerce (colporteur (emporos, 224a7, 231d5), détaillant local (kapèlos, 231d8), artisan-commerçant de ses propres productions (autopolès, 231d10), regroupés sous le vocable emporikè) et la cinquième en faisait un lutteur ayant pour arme le logos. Il est à noter que, pour ces techniques relatives à la lutte (agônia), l'étranger ne réutilise pas ici l'adjectif en -ikos agônistikos qu'il avait pourtant utilisé alors (cf. 219c3 et 219e1, où il l'utilise au neutre pour qualifier un eidos (« genre, sorte, espèce »), 225a2, 226a3, 231e1, où il l'utilise au féminin comme nom de technè), mais le mot agônia lui-même. Sans doute veut-il, par cette rupture de rythme associée à un changement dans l'ordre des caractérisation (il ramène la cinquième en second), mettre une nouvelle fois en valeur cette caractérisation du sophiste comme « lutteur », qu'il avait déjà prise pour point de départ de sa septième caractérisation en 232b en partant du mot antilogikos (« controversiste »), disant que c'était pour lui celle qui « l'a[vait] montré clairement se démasquant au mieux ». En effet, comme je l'ai signalé dans la note 7 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2, c'est cette idée de combat qui distingue le mieux le sophiste du philosophe : le premier ne cherche qu'a triompher, dans la discussion, de ses interlocuteurs, le second ne cherche qu'à progresser dans la connaissance avec l'aide de ses interlocuteurs ; l'un est antilogikos, l'autre est dialogikos ou encore dialektikos.
La formule que j'ai traduite par « dans quelques [autres] espèces comme celle-ci » est tisin en toioutois eidesin (mot à mot « (dans) quelques_unes dans de_telles sortes »). J'aurais pu traduire par « dans quelques [autres] de ce genre », mais ça transformait un pluriel (eidesi) en singulier. Quoi qu'il en soit, c'est bien le sens. Cette formule fait référence aux divers modes de commerce évoqués dans les deuxième, troisième et quatrième caractérisations du sophiste, dans la mesure où le terme emporikè utilisé ici est dérivé de emporos, qui n'était que la première des sortes (eidè) de commerce évoquées par l'étranger. Emporos est dérive de poros (« passage, chemin ») et signifie au sens premier « voyageur » pour quelque raison que ce soit (quelqu'un qui « chemine »), et, par spécialisation, « voyageur pour le commerce » puis, par extension de ce sens spécalisé, « commerçant ». (<==)

(16) « Imitatique » traduit le grec mimètikè, comme déjà dans la première partie de cette caractéristion du sophiste (232b12-237a2). Pour les raisons qui m'ont fait préférer ce néologisme à la simple transcritpion en français « mimétique », voir la note 32 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2. (<==)

(17) Le mot que je traduis ici par « imitation » est mimèsis. En 264d5, le mot que j'avais aussi traduit par « imitations », au pluriel, était mimèmata, pluriel de mimèma. Il y a la même différence entre mimèma et mimèsis qu'entre pragma et praxis, pathèma et pathos, phantasma et phantasia, pour ne prendre que ces paires de mots déjà rencontrés. Sur ces différences, voir la note 33 et la fin de la note 53 à ma traduction de Sophiste, 259d9-264b10) : en substance, mimèma désigne une instance particulière de mimèsis. En d'autres termes, mimèsis, c'est l'imitation, alors que mimèma, c'est une imitation. (<==)

(18) L'étranger manifeste ici son intention de reprendre depuis le début le processus caractérisant le sophiste comme producteur. Dans la première partie en effet, la méthode de divisions n'avait pas été suivie avec rigueur : après un rapide résumé des six premières caractérisations, l'étranger était parti du qualificatif de « controversiste » (antilogikon), hérité de la cinquième caractérisation (lutteur avec le logos comme arme), pour lancer une discussion qui avait conduit, sans mettre en œuvre la méthode de divisions, à l'idée du sophiste comme « capable, au moyen d'une seule technique, de tout produire » (dunaton miai technèi panta poiein, 234b5-6), mais seulement au moyen d'« images parlées sur tout » (eidôla legomena peri pantôn, 234c5-6), ce qui, de fil en aiguille, avait conduit à la question de la possibilité d'images susceptible de tromper et donc du discours faux. Cette fois, l'étranger va revenir à la manière dont il avait procédé pour les autres caractérisations, en appliquant plus strictement la méthode de divisions à partir de la technique de production en général, comme il l'avait fait auparavant cinq fois de suite à partir de la technique d'acquisition. (<==)

(19) Le texte grec de cette réplique, une fois supprimée la clause « si toutefois nous nous souvenons de ce qui a été dit au début » (eiper memnèmetha ta kat' archas lechthenta) insérée entre le premier et le second mot, est poiètikèn [...] pasan ephamen einai dunamin hètis an aitia gignètai tois mè proteron ousin husteron gignesthai (mot à mot « productive toute nous_avons_déclaré être puissance n'importe_laquelle_qui éventuellement responsable/cause devient pour_les pas antérieurement étants ultérieurement advenir/devenir », que j'ai traduit par « nous avons déclaré être producteur tout pouvoir quel qu'il soit qui devient responsable pour les n'étants pas antérieurement de devenir ultérieurement »). Le « si toutefois nous nous souvenons de ce qui a été dit au début » renvoie à 219b4-6, au début de l'exercice sur le pêcheur à la ligne, où l'étranger introduit le terme général de poiètikos (« producteur ») en donnant la définition suivante de poiein (« produire/faire/créer »), le verbe dont dérivent poièsis (« production/création ») et poiètikos (« productif/créatif ») : « tout ce que quelqu'un conduit d'un n'étant pas initial vers une étance ultérieure, nous disons en quelque sorte que celui qui conduit [le] produit et que ce qui est conduit est produit » (pan hoper an mè proteron tis on husteron eis ousian agèi, ton men agonta poiein, to de agomenon poieisthai pou phamen), que j'ai déjà citée et commentée dans la note 4 à ma traduction de Sophiste, 245e8-249d5, où je passe en revue les utilisations du mot ousia (« étance ») dans le Sophiste avant son emploi par l'étranger à propos du combat de géants entre fils de la terre et amis des eidè, celle-ci étant la première.
Si l'on compare les deux formulations, on peut constare les différences suivantes :
- Dans la première formulation l'« agent » producteur est désigné par tis (« quelqu'un(e) »), c'est-à-dire considéré comme une personne, alors que dans la seconde, l'étranger ne parle plus que de dunamis (« pouvoir, puissance ») ; cette généralisation vers l'abstraction est sans doute liée au fait qu'il parle maintenant aussi de productions divines et plus seulement humaines, et que parler d'un dieu comme tis (« quelqu'un ») est déjà une prise de position sur le divin, alors que parler d'une « puissance/pouvoir » ne préjuge pas de la nature et de l'origine de cette puissance/pouvoir (dans le Timée, ou est évoqué la création par un dèmiourgos (« artisan »), Platon prend soin de faire précisé par Timée au début de son discours qu'il ne s'agit que d'un « mythe vraisemblable » (eikota muthon, Timée, 29d2).
- La seconde formulation introduit le terme d'aitios (« cause, responsable »), au féminin aitia pour l'accord avec dunamis, et parle pour la dunamis (« pouvoir/puissance ») de « devenir responsable » (aitia gignètai), alors que dans la première formulation il était question pour le quelqu'un (tis) d'agein (« conduire, mener ») vers (eis) quelque chose de nouveau, c'est-à-dire finalement d'« agent » (mot français dérivé du latin agere de même racine et de même sens que le grec agein).
- Dans la première formulation, l'« agent », le tis (« quelqu'un »), conduit eis ousian (« vers une étance ») alors que dans la seconde formulation, la puissance/pouvoir (dunamis) devient (gignètai) responsable d'un « devenir » (gignesthai).
- Dans les deux cas, le point de départ est un mè on (« n'étant pas »), mais les deux fois, un ou des mots s'intercalent entre le (« pas ») et le on (« étant »), et la seconde, l'expression est au datif pluriel (tois proteron ousin, « pour les pas antérieurement étants ») comme pour la rendre moins repérable. Dans les deux cas, cette manière de procéder invite à ne pas faire de mè on (« n'étant pas »), a fortiori quand l'expression est au pluriel, un nom comme s'il y avait un train d'union, en traduisant par « non-être », comme le fait par exemple Diès dans la première formulation.
Mais ce qui est important, c'est que, dans les deux cas, l'étranger décrit des processus, un devenir, la seconde fois même un double devenir, puisque le « pouvoir » devient responsable/cause du fait que quelque chose devient, sans la moindre précision sur ce que ça devient. À la lumière de tout ce que nous avons appris sur le « n'étant pas » et sur l'« étance » dans la discussion qui a pris place entre ces deux formulations cherchant à définir la même chose, on peut maintenant préciser comment il faut les comprendre. Quoi qu'en dise Cordero dans sa note 391 sur cette réplique, Platon ne « dit [pas] ici très clairement que ce qui a été produit n'existait pas auparavant » (les mots en gras sont en italique dans le texte original), en tout cas pas s'il entend par là création ex nihilo. Il décrit tout simplement un processus qui permet à quelque chose qui n'est pas au départ ci ou ça, n'importe quoi, donc qui est un mè on (« n'étant pas ») par rapport à une « étance » (ousia) quelconque, d'acquérir cette « étance » (ousia), de devenir (gignesthai) un « étant » (on) par rapport à cette « étance » (ousia), rien de plus. Et cette compréhension est conforme au sens très général de poiein en grec et ne dit rien de particulier sur une éventuelle création ex nihilo. Prenons un exemple : un sac de grains de blé n'est pas de la farine, et donc est un n'étant pas (de la farine) quand il arrive au moulin ; le meunier passe les grains dans sa meule et ils deviennent de la farine, si bien qu'à la fin, ils sont (de la farine), c'est-à-dire qu'ils ont été conduits par le meunier vers une étance, l'étance farine. On peut partir de n'importe quoi d'autre en se fixant comme objectif n'importe quelle autre « étance » (ousia) compatible avec les éléments de départ et le raisonnement est le même. Il n'y a pas plus de raison de penser qu'il ne faut pas supposer un attribut, n'importe lequel, au mè on (« n'étant pas ») initial, qu'il n'y en a de supposer qu'il n'en faut pas un au gignesthai (« devenir ») de la seconde formulation, et la première, qui se termine sur une ousia (« étance »), dit explicitement le contraire, puisqu'il faut, comme nous l'avons vu, comprendre ousia, non pas comme « être » se passant d'attributs, mais justement comme « attribut ». Tout le monde trouve normal de supposer que gignesthai (« devenir ») implique un complément décrivant ce que ça devient, mais que la définition ne dépend pas de ce complément, qui peut donc être laissé inexprimé, mais la plupart des commentateurs, sinon tous, refusent de faire la même chose dans le cas du verbe einai (« être »), pour on ne sait trop quelle raison (enfin, si : à cause des sophistes) ! Avec cette manière de comprendre, c'est la production à partir de quelque chose, qui simplement n'est pas encore au départ (proteron) ce qu'il va devenir à la fin (husteron), qui est le cas général, et l'on retrouve bien le sens le plus général de poiein, et c'est la création ex nihilo qui est un problème qui n'est même pas abordé ici, mais qui, si on voulait l'y inclure en supposant un « pouvoir » (divin ou naturel) capable de ça, n'aurait aucun mal à entrer dans la définition, en prenant le « n'étant pas » initial comme signifiant, dans ce cas-là et dans ce cas-là seulement, « n'étant rien du tout ». Mais, puisque, comme le dit Cordero lui-même dans la note déjà citée, « la notion de création n'a pas de place dans la pensée grecque », faisant référence à la création ex nihilo, pas à celle d'une œuvre d'art par un artiste humain (qui est un des sens de poièsis en grec), et que, même dans le Timée, le « démiurge » ne part pas de rien, puisqu'il a déjà au moins un modèle et qu'il « fabrique » la matière à partir de formes (les triangles élémentaires) dans une « place » (chôra), il est inutile de vouloir forcer cette notion de création ex nihilo ici où elle n'est pas nécessaire pour donner un sens parfaitement compréhensible et évident à ces définitions de la « production ». Il suffit simplement d'oublier le sens « existentiel » de einai (« être »), qui, pour Platon, n'« existe » pas, peut-être justement parce que la notion de création (ex nihilo) n'a pas de place dans sa pensée, et que son souci n'est pas de regarder en arrière vers l'origine, qui nous est définitivement inconnaissable, mais de regarder vers le futur, sur lequel nous pouvons quelque chose pour tenter de le rendre meilleur pour nous, individuellement et collectivement. (<==)

(20) « D'un dieu travaillant comme un artisan » traduit le grec theou dèmiourgountos, dans lequel dèmiourgountos est le participe présent actif au génitif masculin singulier du verbe dèmiourgein, dérive de dèmiourgos, dont le sens étymologique est « qui accomplit un travail (ergon) pour le peuple (dèmos) », c'est-à-dire « travailleur manuel, artisan ». Dèmiourgein, c'est donc tout simplement « travailler comme un artisan », « créer » au sens ou un artisan « crée » ce qu'il fabrique, mais pas ex nihilo. Comme je l'ai rappelé dans la note précédente, le Timée utilise le mot dèmiourgos pour parler, dans un discours qui se qualifie lui-même de mythe, du créateur du Cosmos. (<==)

(21) On retrouve ici, dans l'ordre inverse de la définition précédente, les mots husteron gignesthai, proteron ouk onta (mot à mot « ultérieurement devenir, antérieurement pas étants »). Mais ce n'est pas parce que l'étranger parle d'un dieu artisan/créateur qu'il faut immédiatement projeter sur ce dieu la conception chrétienne du Dieu créateur ex nihilo. N'importe quelle créature, avant de naître (l'un des sens de gignesthai) n'est pas ce qu'elle va devenir (un autre des sens de gignesthai), mais cela ne veut pas dire qu'elle naît de rien, seulement d'autre chose que de ce qu'elle n'est pas encore. La question qui intéresse Platon et à laquelle il répond par le mythe du dieu démiurge n'est pas tant celle de l'œuf et de la poule, celle de savoir comment ça a commencé (à laquelle il apporte néanmoins une piste de réponse en faisant du temps lui-même une création du démiurge comme « image mobile de l'éternité » (Timée, 37d5)), mais, comme la suite va bientôt le montrer, celle de savoir si l'ordre (kosmos) qu'on constate dans la création est le produit d'une intelligence (nous) ou du hasard, si ce Kosmos qu'est l'Univers obéit à des lois ou est laissé à lui-même, dépourvu d'intelligence et n'a pas de sens. Le fait que l'étranger parle ici de créer les êtres vivants et tout le reste ne contredit pas ce que j'ai dit dans la note précédente et ne veut pas nécessairement dire qu'il le fait à partir de rien, comme le montre justement le choix du modèle de l'artisan (dèmiourgos) dans le mythe du Timée, ou tout est fabriqué à partir d'autre chose, même l'âme du monde, fabriquée à partir d'« idées », et celle des humains, fabriquée à partir des restes du mélange ayant servi à fabriquer l'âme du monde. (<==)

(22) « De quelque cause agissant d'elle-même » traduit le grec tinos aitias automatès. On retrouve dans cette expression le mot aitia, substantif féminin de même racine que l'adjectif aitios, utilisé au féminin (genre auquel il ne se distingue plus du substantif, aitia dans les deux cas) en 265b9 à propos de la puissance (dunamis) qui devenait « responsable » (aitia) du fait de produire quelque chose. Ici, aitia (« cause ») est associé à l'adjectif automatos (au génitif féminin singulier automatès), dont vient le français « automatique » et dont le sens premier est « qui agit de soi-même (auto), qui se meut soi-même », et de là « naturel, spontané, par l'effet du hasard ». (<==)

(23) « D'un savoir divin né d'un dieu » traduit le grec epistèmès theias apo theou gignomenès. Les mots « divin » (theios, ici au génitif féminin singulier theias pour l'accord avec epistèmè, féminin) et « né d'un dieu » (apo theou gignomenès, avec gignomenès au génitif féminin singulier, portant donc sur epistèmès comme theiou), ne sont pas redondants pour Platon. En effet, l'adjectif theios peut aussi bien s'appliquer à quelque chose qui est d'origine divine qu'à quelque chose qui est semblable à ce qui est d'origine divine sans provenir d'un dieu, et par ailleurs, quand on voit les comportements anthropomorphiques que les Grecs prêtaient à leurs dieux, on est en droit de penser que tout ce qui provient des dieux n'est pas forcément « divin » au sens au moins que Platon donnait à ce mot, tel qu'il ressort par exemple de ce qu'il fait dire à Socrate au milieu du Théétète : « un dieu, nulle part en aucune manière [n'est] injuste, mais le plus parfaitement juste » (theos oudamèi oudamôs adikos, all' hôs hoion te dikaiotatos, Théétète, 176b8-c1) et plus généralement de la critique qu'il fait de la manière dont les poètes prêtent aux dieux de tels comportements humains, en particulier dans la République. En fait, Platon aussi, par la bouche de l'étranger, parle ici du dieu qui pourrait être le producteur de l'Univers de manière anthropomorphique, puisqu'il caractérise l'approche « naturaliste », celle où c'est la « nature » (phusis) elle-même qui produit tout, comme étant « sans pensée » (aneu dianoias) et par contraste celle où il aurait un dieu pour origine comme faisant appel au logos et au « savoir » (epistèmè), ce qui revient à prêter à ce dieu créateur des attributs humains, la pensée (dianoia), le logos (« raison/raisonnement/... ») et le savoir (epistèmè). Mais justement, pour Platon, ces éléments sont ce qui rapproche les êtres humains de dieux, ils constituent comme une « part divine » (theia moira) ou « part [venant] d'un dieu » (theou moira) dans l'homme (sur ces deux expressions voisines et leur emploi dans les dialogues, voir la note 32 à ma traduction de République VI, 489d10-495b7 sous le titre « Comment les aptitudes à la philosophie sont gâtées »). Et, comme Socrate le dit dans le Théétète, juste avant la caractérisation des dieux citée plus haut, ce qui est attendu des anthrôpoi (« hommes » au sens d'espèce), qui se distinguent des autres animaux justement par le fait qu'ils sont doués de logos, c'est l'« assimilation au dieu/à un dieu » (homoiôsis theôi) (Théétète, 176b1), qui consiste à « devenir juste et pieux au moyen de l'intelligence » (dikaion kai hosion meta phronèseôs genesthai) (Théétète, 176b1-2). Ici, sachant qu'il est prisonnier du logos humain et des mots qui le composent, Platon décrit celui qui pourrait être l'auteur du kosmos dont nous faisons partie, en utilisant les mots humains qui décrivent ce qu'il y a de plus divin dans l'homme pour suggérer que cet « artisan » (dèmiourgos) devrait être celui chez qui ces capacités sont le modèle parfait de celles qui existent en nous, êtres humains, à l'état dégradé. Il doit être un dieu (theos) qui se comporte comme un dieu (theios) et non pas un dieu se comportant comme un homme ou un homme se prenant pour un dieu. Dans le Timée, la démarche sera inverse : le « mythe » proposé par Timée est destiné à chercher les traces de pensée, de raison, d'intelligence décelables dans l'ordre (kosmos) que l'on peut découvrir dans la nature pour nous servir de modèle dans le travail de « création » des « cités » (poleis) dans lesquelles nous somme destinés à vivre de manière à ce qu'elles permettent à tous de s'épanouir au mieux de ce qui leur est possible et d'atteindre à l'excellence (aretè) et au bon(heur). Platon, par la bouche de Timée, ne cherche pas à décrire ce potentiel créateur, qu'il qualifie simplement de dèmiourgos, car il sait que c'est impossible pour les êtres humains, que cela dépasse les limites de leur logos (« raison/langage/... »), d'où l'appel au mythe. Et pour être plus sûr qu'on ne risque pas de s'en faire une idée fausse, il prend la précaution d'en faire aussi le créateur des dieux de l'Olympe, dont il fait des auxiliaires de son travail, et même le créateur du temps, ce qui rend impossible de s'en faire une idée « anthropomorphique ». Ce qui intéresse Platon, ce n'est pas de regarder « en arrière » vers l'origine, tâche vouée à l'échec et concernée par un passé auquel on ne peut plus rien changer, mais de penser à l'avenir et de faire réfléchir à la manière de le construire, le nôtre au moins, tous ensemble, pour qu'il soit le meilleur possible. Plutôt que de chercher à nous représenter les dieux, cherchons plutôt à réfléchir et à penser à la lumière de l'idée du bon (hè tou agathou idea) en prenant modèle sur ce qui est peut-être l'œuvre d'un « dieu » (theos).
Le problème qu'évoque ici l'étranger se limite à celui de savoir si l'Univers est le fruit du hasard et est dépourvu de sens ou s'il est le produit d'une« intelligence », le fruit d'une pensée raisonnable, et qu'il a donc un sens. De cela, nous pouvons nous faire une idée et raisonner en termes de « probabilités » : est-il plus probable que tout l'ordre que l'on constate dans l'Univers régi par des « lois » que nous arrivons à découvrir soit le fruit du hasard ou le résultat d'une pensée intelligente, dont notre propre intelligence nous donnerait une image affaiblie ? Mais essayer de nous représenter le « penseur » dont la pensée serait à l'origine de cet Univers est au-delà des capacités de la raison humaine, si bien que ce n'est pas cette piste de recherche qui nous aidera à améliorer notre avenir. (<==)

(24) « Au moyen d'une nécessaire force de persuasion » traduit le grec meta peithous anagkaias. Peithous est le génitif singulier de peithô, substantif dérivé du verbe peithein, qui signifie « persuader » par quelque moyen que ce soit (raisonnement, prière, force, argent, etc.), et au moyen peithesthai, « être persuadé, avoir confiance, obéir ». Peithô, c'est donc la « persuasion » en tant que résultat, mais aussi les moyens de persuader, le « talent de persuader », l'« éloquence persuasive », les discours propres à persuader. À cette même famille de mots appartient pistis (« confiance, foi »), qui est le nom donné par Socrate dans l'analogie de la ligne, à la fin du livre VI de la République, au pathèma (« affection ») de l'âme associé avec le second segment du visible, celui où l'on a compris que ce que nous propose la vue n'est qu'une « apparence », une image de ce qui active notre vue, mais est prêt à faire « confiance » dans la plupart des cas, à la lumière de l'expérience, à ces données sensibles pour la vie de tous les jours. Anagkaias est le génitif féminin singulier de l'adjectif anagkaios, dérivé d'anagkè (« contrainte, nécessité »), et signifie donc « contraignant » ou « nécessaire ». L'expression employée par l'étranger peut donc se comprendre de deux façons, selon ce sur quoi on fait porter ce caractère nécessaire ou contraignant : sur l'emploi de la persuasion (il est nécessaire, sur un tel sujet, d'avoir recours à la persuasion et de faire preuve d'un talent persuasif) ou sur les arguments employés pour persuader, dont le anagkaios soulignerait le caractère « contraignant » (c'est par exemple le choix de Diès, qui traduit par « la persuasion contraignante »). J'opte pour la première manière de comprendre, qui me paraît plus en ligne avec ce que je comprends des opinions de Platon en la matière : pour lui, arriver à des certitudes sur cette question est au-delà des capacités de la raison humaine, comme l'est aussi la certitude sur la question du sort de l'âme (psuchè) à la mort, comme le montre le Phédon, qui multiplie à l'envie des arguments qui sont tout sauf des « démonstrations » contraignantes puisque, si c'était le cas, une seule suffirait (comme dans le cas du problème de géométrie proposé par Scorate dans le Ménon au petit esclave), avant que Socrate, quelques minutes avant de boire la ciguë, avoue qu'il a pris le « beau risque » (kalos kindunos, Phédon, 114d6) de vivre sa vie sur le fondement de cette croyance et de ce qu'elle implique pour la compréhension de ce qu'est la justice, bien que n'étant pas capable de la démontrer rigoureusement, mais seulement d'essayer d'emporter la conviction, de persuader. Et en fait, les deux problèmes sont liés : si l'Univers est le fruit du hasard, on ne voit plus trop ce que viendrait faire la justice dans cette histoire et c'est l'existence même de l'âme, sans parler de son sort à la mort, qui devient problématique. Si l'étranger (et donc Platon qui le fait parler) avait une « démonstration » contraignante du fait que l'Univers a été créé par un « dieu » pensant et raisonnable, il ne se serait pas privé de la donner depuis longtemps, et Platon n'aurait pas fait du Timée un « mythe vraisemblable » (eikota muthon, Timée, 29d2) ! (<==)

(25) Cette déclaration de l'étranger ne manque pas d'humour ! Théétète vient de lui dire en substance que, sur la question de l'origine du monde, il était ballotté entre des opinions contraires, mais que, dans l'instant présent, il avait été séduit par lui et que donc, en somme, il se rangeait à l'avis du dernier beau parleur (l'emploi par Théétète de la formule blepôn eis se, « en te regardant », plutôt que « en t'écoutant », peut même suggérer, de la part de l'adolescent qu'est Théétète, dans le contexte grec de l'époque, qu'il est plus séduit physiquement par l'étranger que convaincu par ses raisonnements). Et à ça, l'étranger lui répond qu'ayant percé à jour sa phusis, sa « nature », et du simple fait qu'il se range maintenant à son opinion, qu'il se « dit » (phèis, « tu dis ») dans l'instant (nun) « attiré » (elkesthai) par quelque chose qu'il ne ne précise pas et qui, au vu des paroles de Théétète, peut être aussi bien son physique que ses propos, qu'il prétend soudainement « avoir en usage » (sens premier du verbe nomizein utilisé au parfait nenomika (le temps de l'action commencée dans le passé et continuée dans le présent) par Théétète, dérivé de nomos « usage, loi », que j'ai traduit par « penser », qui en est un des sens possibles) l'opinion qu'il suppose être celle de son interlocuteur, alors même que celui-ci ne l'a pas formulée, il estime inutile de chercher à le convaincre plus avant, que se lancer dans des discours sur ce sujet avec lui serait perdre son temps ! Toute la question est de savoir en quoi ce serait « perdre son temps » : parce que Théétète est déjà convaincu et n'a pas besoin de nouveaux arguments ? Ou parce que l'étranger vient de comprendre qu'il ne l'écoutait pas vraiment, mais se contentait de le regarder, fasciné par son physique, et que donc, continuer à présenter des arguments serait peine perdue avec quelqu'un qui n'écoute pas vraiment, ou se laisse distraire par ce qu'il voit ?
Mais ce n'est pas tout, et il faut admirer ici l'art de Platon, car cette réplique, loin de n'être qu'une parenthèse méthodologique sur le déroulement de la conversation et un commentaire sur l'attitude de son interlocuteur (quel que soit le sens dans lequel on comprend cette remarque), est au cœur même du sujet de la conversation ! C'est qu'en effet, elle évoque la phusis (« nature ») de Théétète dans une discussion où il est justement question de savoir si c'est la phusis (« nature »), cette fois dans le sens plus général englobant tout ce qui nous entoure, qui est elle-même sa propre cause, si elle est livrée à elle-même (automatè) sans être le produit d'une pensée rationelle, ou si elle est la production d'un « créateur » divin doué de logos (« raison »). Or Théétète vient lui-même d'avouer que, sur cette question, s'il se contente de suivre sa propre nature encore presque vierge (il est jeune et le dit lui-même), il passe son temps à changer d'avis, mais qu'il est prêt à faire confiance à ce qu'il voit, en attendant de faire peut-être un jour confiance à ce qu'il entend, à un logos, celui de ce bel étranger ou un autre, pour stabiliser son opinion. Bref, ce n'est pas sa phusis (« nature »), mais bien un logos, qui peut introduire de l'ordre et de la stabilité dans sa pensée. Et s'il en va ainsi de sa petite nature, peut-il en aller autrement de la grande nature dans son ensemble ? (<==)

(26) Dans la réplique précédente, l'étranger parlait de « savoir » (epistèmè) divin. Ici il revient à une plus modeste technè (« technique, art ») divine (theia). Il y a deux raisons à cela. D'une part, il s'intéresse au dieu comme dèmiourgos (« artisan » : theou dèmiourgontos, « un dieu travaillant comme un artisan », 265c4) producteur de la « nature » (phusis) qui nous entoure, et donc, pour ce travail, c'est bien d'une technè dont a besoin l'artisan, même si, par ailleurs, dans son cas, cet artisan peut aussi avoir un véritable « savoir » (epistèmè) qui lui permettra, non seulement de pouvoir réaliser ce qu'il entreprend de produire, mais auparavant, de le concevoir de manière raisonnable et harmonieuse. D'autre part, l'étranger veut ici mettre en parallèle quelque chose du même ordre chez les dieux et ches les hommes (anthrôpoi), et l'attribution d'un réel « savoir » (epistèmè) aux hommes est problématique (« je ne sais rien », dit Socrate). En restant au niveau plus modeste de la technè, l'étranger évite de prendre position sur le sujet du savoir humain sans pour autant déprécier les dieux dans un contexte où l'on s'intéresse à leur rôle de producteurs. (<==)

(27) À la fin de la réplique précédente, l'étranger a parlé de duo poètikès genè (« deux familles de production »), associant le mot genos (« famille »), qui est neutre (ici au dual), au mot poiètikès, sous-entendu technès, féminin (génitif singulier). Les deux adjectifs qui suivent, anthrôpinon (humain ») et theion (« divin ») sont au neutre, et renvoient donc à genè (« familles »). Ici par contre, il parle des duoin ousain (« étant deux », dual) et de hekateran (« chacune (de deux) »), au féminin. C'est donc directement à la poiètikè (« production », féminin) qu'il fait référence maintenant. (<==)

(28) La seule manière de comprendre que Théétète ne pose pas de question à l'étranger sur ce qu'il entend par longueur et largeur (et en 264e1-2, quand il suggérait « d'avancer toujours selon la partie droite de ce qui a été découpé », par droite et gauche) à propos de termes abstraits comme « production » est de supposer que l'étranger accompagne ses propos de schémas tracés sur le sol (comme le faisait Socrate avec l'esclave de Ménon), y dessinant des « patatoïdes » comme ceux qu'utilisent de nos jours les professeurs de maths présentant la théorie des ensembles à leurs élèves, inscrivant dedans les noms qu'il donne à ces ensembles, et qu'il trace des lignes pour représenter les découpages dont il parle, ce qui permet de garder en mémoire, au fur et à mesure qu'on avance dans les découpages, les termes utilisés à chaque fois. Cela expliquerait le blepôn eis se, « en te regardant » de 265d2 d'une manière moins défavorable à Théétète : il ne serait pas simplement fasciné par le physique d'un bel étranger, mais regarderait tout simplement les diagrammes dont il illustre ses propos. Sa réponse ici voudrait donc simplement dire : « Vas-y, trace un trait perpendiculaire au premier pour découper ton patatoïde ! » (<==)

(29) Le mot que je traduis par le néologisme de mon cru « çafactrice » est autopoiètikon, fabriqué par adjonction du préfixe auto- (« soi-même, ça-même ») à l'adjectif poiètikos (« producteur »). C'est sans doute encore un néologisme forgé par Platon, dont c'est la seule occurrence dans les dialogues, car le site Perseus n'en fournit pas d'autre occurrence dans les classiques grecs qu'il met à disposition et ni le Bailly, ni le LSJ, n'en donnent d'autre exemple. Les deux donnent pour ce mot un sens qu'ils déduisent du contexte de ce passage et du sens du mot auquel il s'oppose, eidôlopoiikos, autre probable néologisme de Platon, que j'ai traduit par « imagofactique » : « qui produit de véritables choses, des réalités », pour le Bailly, qui ajoute « par oppostion à eidôlopoiikos », et fait dériver le mot de autopoiètos, pour lequel il donne le sens « qui s'est fait de soi-même » ; « making not a copy, but the thing itself », pour le LSJ, là encore avec en préalable l'indication « opp. eidôlopoiikos ». Ce qui est intéressant ici, c'est que Platon a composé ce néologisme en utilisant le préfixe auto- dans un sens qui n'est pas son sens usuel, comme le montre le sens donné par le Bailly pour le mot dont il le fait dériver (autopoiètos, pour lequel il donne le sens « qui s'est fait de soi-même ») : le sens normal du préfixe auto-, c'est celui qu'il a dans ce mot et qu'a sa transcription en français dans des mots comme « automoteur », « autosuffisant », « autosatisfaction », etc., c'est-à-dire un sens réflexif renvoyant au sujet qualifié par le mot. Certes, il n'est pas rare que des préfixes puissent prendre plusieurs sens en composition dans différents mots composés avec eux, voire dans le même selon le contexte, surtout lorsqu'ils sont issus de prépositions qui ont elles-mêmes des sens multiples, et le LSJ liste plusieurs sens possibles de auto- en composition, dont certains tardifs et dérivés de l'usage fait par Platon de ce mot dans des expressions comme auto to agathon/to agathon auto (« le bon lui-même » souvent traduit « le bon en soi »), qui finira par donner naissance au mot autoagathon (« le bon en soi »), mais le sens que prend ici auto- n'est aucun de ceux qui y sont listés. Ici, il n'est pas question de la poiètikè (production ») « en soi », mais de la production des « en soi », et, qui plus est, des « en soi » de choses très concrètes et individuelles, pas d'« idées ». En effet, pour comprendre le sens du néologisme forgé par Platon, il faut remonter à 265b1-2, où l'étranger dit : « l'imitation est en quelque sorte une certaine production, d'images (eidôlôn) assurément, disons-nous, et non pas de chacun des ça-même (autôn hekastôn) ». Déjà là, la compréhension de autôn se déduisait du contexte et de l'oppostion à eidôlôn, si bien que Platon nous donne ici un exemple de modification du sens d'un mot pour lui donner un nouveau sens parfaitement compréhensible par le contexte, même deux mille cinq cents ans plus tard par des personnes dont le grec ancien n'est pas la langue maternelle ! Car quand Cousin et Robin traduisent le autôn par « les choses elles-mêmes », Diès par « les réalités elles-mêmes, Chambry par « des réalités véritables », Cordero par « chose en elle-même », Mouze par « choses mêmes », ils ajoutent tous au « ça-même » (quand ils le conservent, accordé au mot ajouté), qui est le sens de auto, un mot qui n'est pas dans le grec. Or c'est justement pour ne pas avoir à ajouter un mot (« chose, réalité, étant... »), qui serait nécessairement restrictif et source de débats et d'incompréhensions, que Platon profite de la souplesse du grec pour en rester au pronom, laissant au contexte le soin de faire comprendre ce qu'il a dans l'idée. Je me permets donc, une fois encore, d'imiter Platon, même si le français est moins souple que le grec avec les pronoms, en profitant d'un des rares pronoms neutres qui restent en français (« ça »), pour traduire autôn en 265b2 par « les ça-mêmes » et construire sur ce « ça » un néologisme proche de celui que j'ai produit pour traduire eidôlopoiikos, qui ne devrait pas être plus difficile à comprendre en français que celui utilisé par Platon en grec. Je ne pouvais en effet utiliser « autofactrice » puisqu'il n'était pas possible d'utiliser « auto » seul pour « traduire » le autôn de 265b2 qui rend autopoiètikon compréhensible. Comme je l'ai déjà dit dans des notes sur ma traduction des sections précédentes du Sophiste, ce « jeu » des néologismes est partie intégrante de ce que Platon veut faire comprendre dans ce dialogue : ce ne sont pas les mots qui nous apprennent quoi que ce soit, mais notre compréhension de phrases dans un contexte donné créant des relations entre eux et entre les mots et ce qui nous entoure et auquel ils prétendent renvoyer qui leur donnent sens. Ici, c'est la relation entre image (eidôlon) et ce dont c'est l'image, désigné par le pronom auto (« ça-même »), justement par opposition à ce qui n'en est que l'image, qui donne sens à ce pronom. (<==)

(30) Le mot grec que je traduis par « créatures » est gennèmata, pluriel de gennèma, substantif dérivé du verbe gennan (« engendrer, enfanter, produire, créer »), de même racine que gignesthai (« naître, devenir ») via le substantif genna, « naissance, origine, génération ». Gennèma est un substantif en -ma, comme pragma (« fait, chose »), pathèma (« affection »), phantasma (« simulacre »), déjà rencontrés dans le Sophiste, qui renvoient à des instances de ce que désigne le verbe dont ils dérivent ; il désigne donc une instance de ce qui est engendré, naît, est produit, c'est-à-dire un « enfant », un « rejeton », un « produit ». Par comparaison avec poièma, le substantif de même type (suffixe en -ma) formé sur le verbe poiein (« produire, faire »), dont dérive aussi poiètikè (« production », au sens de l'activité, et plus spécifiquement de la technique qu'elle suppose, et non plus d'une production particulière), gennèma oriente la pensée vers un type de production similaire à la « production » naturelle par engendrement.
« Tout ça individuellement » traduit le grec panta... auta... hekasta (« tous... eux-mêmes... chacun » au neutre pluriel), qui combine trois idées : ce qui est ici décrit comme créatures divines, ce sont les « ça-même » (auta), par opposition à leurs images, et ces ça-mêmes sont tous (panta) et chacun pris individuellement (hekasta) des créatures divines.
Le verbe traduit par « complètement façonnées » est apeirgasmena, participe parfait passif neutre pluriel du verbe apergazesthai, formé par adjonction du préfixe ap(o)-, qui introduit une idée de complétude, d'achèvement, au verbe ergazesthai, verbe d'action formé sur le mot ergon qui signifie « action, œuvre, ouvrage, travail ». Ergazesthai, c'est donc « travaille, façonner, produire par son travail, faire », et apergazesthai, c'est « achever un travail, porter à sa perfection, accomplir ».
Tout cela traduit une insistance de la part de l'étranger sur l'idée que le dieu créateur ne se contente pas d'initier un processus qui se déroulerait ensuite tout seul sans son intervention, mais qu'il est impliqué du début à la fin dans la création de toutes les créatures et de chacune d'entre elles individuellement. Ce sentiment est encore renforcé par le fait que, dans la première partie de la réplique, il commence par parler de « nous et les autres animaux », au pluriel, c'est-à-dire des créatures les plus élaborées, avant de passer aux éléments premier, feu, eau, etc., c'est-à-dire les créatures les plus élémentaires, en court-circuitant tous les intermédiaires, ce qui revient en fait à tous les inclure : s'il intervient dans la création des éléments premiers et dans celle des assemblages les plus sophistiqués, c'est qu'il intervient à tous les niveaux intermédiaires. Le dieu ne se contente pas d'être le créateur des éléments premiers, qui se combineraient ensuite au hasard pour donner naissance à toutes les autres créatures , mais il est directement responsable de la création de chacune et chacun tout autant que de la création de ce à partir de quoi nous sommes façonnés à tous les stades de ce processus créateur. (<==)

(31) « Par un artifice d'origine divine » traduit le grec daimoniai mèchanèi. Mèchanè désigne toute sorte de « moyen », matériel ou pas, permettant d'attteindre un but, et peut prendre le sens matériel de « machine » (qui dérive de la forme dorienne machanè), machine de guerre aussi bien que machine de théâtre ou de tout autre nature, mais aussi le sens de « ruse, artifice, expédient ». Quant à daimonios, qui prend ici la place de theios, il évoque aussi le « divin », ou en tout cas une « puissance divine », mais pas dans le même registre que theios. Platon, dans le Banquet, fait décrire par Diotime, dont Socrate relate la conversation, Eros (« Amour ») comme un daimôn, c'est-à-dire comme un être intermédiaire entre les dieux et les hommes, jouant un rôle d'intermédiaire entre les deux, sorte de messager des dieux aux hommes. Et c'est ce même mot qu'utilise Socrate pour parler de ce « signe divin » qui l'arrête de temps à autre dans ce qu'il est sur le point d'entreprendre, que l'on pourrait rapprocher des « anges gardiens » de l'imagerie chrétienne. Cette « rétrogradation » du daimôn par rapport au theos a trouvé son achèvement dans le sens qu'a pris « démon » dans le vocabulaire chrétien, où il est devenu synonyme de « puissance maléfique », « diable ». Bref, les images, même naturelles, n'étant que des images, et sources possibles d'erreur et de tromperie, il n'est pas digne des dieux eux-mêmes d'en être les créateurs directs. (<==)

(32) « Se produisant d'eux-mêmes » traduit le grec autophuè, neutre pluriel de autophuès, adjectif formé par adjonction du préfixe auto- à un radical dérivé du verbe phuein (« croître, pousser »). Autophuès vent donc dire étymologiquement « qui pousse tout seul/par lui-même ». Il est intéressant de voir qu'ici, Platon utilise un mot dans lequel le préfixe auto- a son sens usuel de « de soi-même », alors que peu avant, il a forgé un mot avec ce préfixe pris dans un sens différent, autopoiètikon (cf. note 29), dont le sens, si l'on prenait auto- dans son sens usuel, serait proche de celui d'autophuès. Et pourtant, tout le monde comprend auto- de manière différente dans les deux cas ! (<==)

(33) Le « double » (diploun) dont il est ici question est l'image formée sur une surface réfléchissante, inversée (enantian, « contraire ») par rapport à la vision directe (« la vision habituelle auparavant », tèn emprosthen eiôthuias opseôs), expliquée selon une théorie de la vison qui est détaillée en Timée, 45b2-46c6, et plus spécifiquement en 46a2-c6 pour la production des images dans un miroir. Dans cette théorie, la vision résulte de la rencontre d'un « feu » (= lumière) intérieur issu des yeux avec un « feu » extérieur issu de l'objet vu. Ici, au lieu de parler de feu intérieur (entos) et extérieur (ektos), l'étranger parle de « lumière propre » (phôs oikeion) et de « lumière étrangère » (phôs allotrion).
On notera que l'étranger n'hésite pas à employer ici le mot eidos à propos de l'image formée sur une surface réfléchissante. Pour parler de reflets, Théétète avait utilisé en 239d8 le mot eidôlon, et Socrate, dans l'analogie de la ligne, emploie le mot phantasma (République VI, 509e1) et dans l'allégorie de la caverne, le mot eidôlon en République VII, 516a8 avant de revenir à phantasma en 516b5, qu'il reprend en 532c1 dans le résumé qu'il fait de l'allégorie. En utilisant ici le mot eidos, l'étranger évite un mot évoquant le concept d'image/reproduction pour attirer l'attention, non pas sur l'image en tant qu'image d'un modèle dont elle est distincte, mais sur ce que donne à voir cette image, qui est l'apparence visuelle (sens premier d'eidos) sous un certain angle de ce qu'elle reflète. Ceci nous invite à réfléchir sur le fait que ce que nous voyons de ce qui se reflète quand nous le regardons directement est aussi son eidos, son apparence visuelle, et qu'il n'y a donc pas deux choses de natures différentes, un modèle et une image, mais une seule chose, l'eidos de quelqu'un ou quelque chose, visible à deux endroits, en « double » (diploun, le mot qui caractérise ce qui est vu au début de ce membre de phrase) d'une manière qui ne fait pas de différence entre les deux éléments offerts à la vue par le modèle et son reflet. Et cela nous invite à prendre conscience du fait qu'un eidos n'est en fin de compte qu'une apparence, même quand il est apparence intelligible (noèton eidos, cf. République VI, 511a3). (<==)

(34) L'étranger propose ici deux noms génériques pour le dédoublement de la poiètikè (« (technique de) production ») selon qu'elle produit les ça-même (auto) ou des images (eidôla) d'eux, et, pour nommer ces deux parties, utilise de probables néologismes créés par lui pour l'occasion. Mais si, pour la production d'images, il reste fidèle à eidôlopoiikè (que je traduis par « imagofactique ») depuis qu'il l'a introduit au tout début de cette discussion, dans la première partie de la septième caractérisation du sophiste, pour la production de ce qu'il désigne maintenant, depuis un moment déjà par les « ça-même » (auta) pour ne pas avoir à employer un termes plus problématique parce que justement plus précis, pronom qui ne se comprend que dans son opposition à « images », il multiple les néologismes, utilisant ici autourgikè après avoir utilisé autopoiètikon en 266a9, que j'ai traduit par le néologisme « çafactrice ». Les deux mots sont formés avec le préfixe auto détourné de son sens usuel, comme je l'ai expliqué dans la note 29, mais le premier l'est sur un dérivé du verbe poiein (« faire, produire ») alors que le second l'est sur un mot issu de la racine ergon (« travail »). Mais ce second mot, autourgikè, dont c'est la seule occurrence dans les dialogues, et aussi dans tous les classiques grecs disponibles à Perseus, se rapproche de mots qui, eux étaient employés du temps de Socrate et Platon, mais dans des sens où le préfixe auto avait son sens usuel : ainsi on trouve dans l'Antigone de Sophocle, au vers 52, le mot autourgos dans l'expression autourgôi cheri (« avec la main agissant sur lui-même ») faisant référence à la main avec laquelle Œdipe s'est lui-même crevé les yeux ; le même mot est utilisé dans l'Oreste d'Euripide au vers 920 et chez Thucydide (Histoire, I, 141) pour désigner des paysans qui cultivent eux-mêmes leur terre ; on trouve aussi dans les Euménides d'Eschyle au vers 336 le mot autourgia dans le sens de meurtre commis sur soi-même ou sur des personnes de son propre peuple. Bref, Platon a créé un dérivé de la même famille que des mots préexistants en lui donnant un sens différent de celui des autres mots de la famille. Et pourtant, il reste aisément compréhensible !
Pour traduire ce second néologisme, j'ai continué dans la création de néologismes et j'ai formé le mot « çaürgique » (à lire comme s'il était écrit « ça-urgique ») sur le même modèle que « métallurgique » ou « chirurgique », mots dans lesquels le suffixe « -urgique » dérive justement du suffixe -ourgikos utilisé dans le néologisme de Platon. J'aurais pu aller jusqu'au bout de la transcription et forger le néologisme « auturgique », mais on n'aurait plus vu la similitude avec « çafactrice » et surtout avec « ça-même » comme traduction de auto. (<==)

(35) C'est le même mot gennèma que je traduis ici par « création » et que j'avais traduit par « créature » en 266b4. Le mot peut en effet avoir, selon le contexte, le sens passif de « ce qui est engendré, créé » ou le sens actif de « ce qui engendre ». Ici, où le mot est complété par les compléments au génitif pluriel autôn (« des ça-mêmes ») et homoiôtatôn tinôn (« de certaines similitudes »), il ne désigne pas le résultat de ces deux sortes de créations, les « créatures », mais l'activité qui les produit, les « créations ».(<==)

(36) « Ressemblances » traduit le grec homoiômatôn, génitif pluriel de homoiôma, autre substantif en -ma (cf. note 30), formé, cette fois, sur le verbe homoioun (« rendre semblable »), lui-même dérivé de homoios (« semblable », pour des choses distinctes, par opposition à tauton, « le même » pour une unique chose considérée sous des points de vue ou des appellations différentes). C'est un mot qui, comme la plupart des mots finissant en -ma, renvoie à des instances de « choses », ici des « choses » présentant une certaine ressemblance avec autre chose, et non pas à la ressemblance en tant que qualité. Il faut donc prendre ici le mot « ressemblances » au pluriel dans le sens vieilli de « protraits » ou autres représentations produites par diverses techniques et plus ou moins ressemblantes avec un modèle. Mais c'est un mot que Théétète a trouvé tout seul, car l'étranger ne l'a pas employé : pour parler d'images et de ressemblances, il a utilisé les mots eikôn, eidôlon, mimèsis, phantasma et mots apparentés, mais pas de mots de la famille d'homoios, sans doute parce que le risque de confusion avec auto (« même ») était trop grand, la plage de sens de chacun de ces deux mots recouvrant en partie celle de l'autre. Autos, c'est à proprement parler le sens qu'a « même » dans la phrase « un frère et une sœur ont le même père » (il n'y a qu'un seul père), alors qu'homoios, c'est à l'origine le sens qu'a « même » dans des phrases comme « les deux frères ont la même voix » (chacun des deux a sa voix propre, il y a donc deux voix, mais elles se ressemblent ») ou « les deux voisins ont la même voiture » (chacun des deux voisins a sa propre voiture, qui n'est pas celle de son voisin, mais les deux sont du même modèle, quoique peut-être pas de la même couleur, ni avec les mêmes options). Mais, lorsque Platon fait utiliser par Socrate en Phèdre, 271a6, à propos de l'âme, l'expression hen kai homoion (« une et la même »), homoion devient synonyme de to auto/tauton.
Ceci étant dit, il convient de remarquer, au point où nous en sommes arrivés, que, dès les premiers pas, l'étranger n'a pas suivi la méthode dichotomique qu'il avait rappelée en 264d12-265a2, puisqu'il vient de proposer un découpage en quatre selon deux dichotomies se recoupant l'une l'autre, chacune des deux dichotomies s'appliquant aux deux parties produites par l'autre. Il faut donc en conclure que l'étranger n'est pas esclave de la méthode qu'il a proposée et sait l'adapter, voire s'en affranchir, en cas de besoin. C'est le besoin de son argumentation qui dicte la méthode, pas la méthode qui s'impose au raisonnement.
Notons enfin que ce découpage en quatre rappelle à plus d'un titre celui que proposait Socrate dans l'analogie de la ligne, à la fin du livre VI de la République. Si la finalité n'est pas la même dans les deux cas, l'objectif étant ici de catégoriser les divers types de production, divines aussi bien qu'humaines, alors que, dans l'analogie de la ligne, il s'agissait d'identifier les différents pathèmata (« affections ») auxquels sont soumis nous sens et notre esprit, les deux critères de division sont pratiquement les mêmes : le premier découpage de la ligne en visible et intelligible se rapproche du découpage des productions en divines et humaines si l'on remarque que le visible, et plus généralement le sensible, est ce qui est en rapport avec notre nature humaine corporelle, alors que l'intelligible est ce qui nous rapproche des dieux, la « part divine » (theia moira, cf. note 23) en nous ; quant au second critère de découpage, celui de l'image et de l'original, il est identiquement le même dans les deux cas, et d'ailleurs, on retrouve le vocabulaire des ombres et des reflets dans les deux, même si l'étranger est plus « technique » pour parler des reflets. Dans l'analogie, Socrate ne s'intéresse, en ce qui concerne les images visibles, qu'à ce qui est décrit ici comme production divines, ombres et reflets, pas aux images qui sont produites par les hommes, car son souci, c'est de faire réfléchir sur la manière dont nous pouvons, par la seule vue, faire la différence entre un original et une image naturelle (pas celles que nous fabriquons nous-mêmes, dont nous savons que ce sont des images), nous faire prendre conscience de ce que c'est impossible et que ça requiert l'aide du toucher et de la mobilité, pour en arriver à l'idée que tout ce que nous offre la vue n'est qu'« images », « apparences » (eidè, voir note 33), et qu'elle ne nous offre donc qu'une appréhension très limitée de ce qu'elle nous permet de voir ; une fois cette notion d'« image » par opposition à original mise en évidence (dans le langage utilisé par Socrate : « ce qui a été rendu semblable par rapport à ce à quoi ça a été rendu semblable » (to homoiôthen pros to hôi hômoiôthè, République VI, 510a10), il la transpose dans le registre intelligible et, cette fois, ce sont seulement les « images » produites par l'homme, les mots, qui l'intéressent, puisqu'il s'agit justement de nous faire comprendre que, les mots n'étant que des sortes d'« images », de simples « étiquettes », par rapport à ce qu'ils cherchent à désigner, il faut aller au-delà d'eux pour espérer connaître ce à quoi ils renvoient. Ici, l'objectif est de tirer les conséquences de cette notion d'« image » et de comprendre que l'image peut être trompeuse, aussi bien dans le visible/sensible que dans l'intelligible avec les mots, et que donc le discours faux est possible. Dans cette perspective, l'origine des images, divines/démoniques ou humaines n'est plus le critère déterminant : peu importe qui est à l'origine des images, l'important est de se donner les moyens de déterminer dans quels cas on a affaire à une image et dans quel cas à un « ça-même ». Et dès lors que les hommes aussi peuvent produire des images potentiellement trompeuses, en particulier dans le registre de l'intelligible, c'est-à-dire avec le logos et les mots, cette aptitude est particulièrement requise par rapport au logos, qui est l'outil qui doit nous permettre d'atteindre notre « perfection » (aretè), c'est-à-dire de vivre la meilleure vie possible pour l'être humain qu'est chacun de nous, s'il on est en mesure de déterminer quand il est vrai et quand il est faux et trompeur. (<==)

(37) « Imagurgique » traduit par un néologisme le probable néologisme eidôlourgikès, ici au génitif féminin singulier, avec technè sous-entendu, formé sur eidôlon (« image ») comme autourgikè sur auto (« ça-même »), et qui prend ici la place d'un autre probable néologisme, eidôlopoiikè, que l'étranger avait jusqu'ici utilisé à propos de la technique de production d'images. Et là encore, l'objectif est d'une part de nous montrer comme il est facile de créer à la demande des mots parfaitement compréhensibles quand ils arrivent au terme d'un raisonnement, et non pas au début, et d'autre part de nous obliger à ne pas absolutiser tel ou tel mot pour en faire un terme « technique », et donc à chercher les eidè auxquels renvoient ces mots au-delà des différents mots utilisés pour qualifier le même eidos.
J'aurais pu me contenter de transcrire le mot grec pour en faire un néologisme en français, en parlant d'« idolurgie », mais ce choix présentait deux défauts : d'une part, le mot « idole » en français n'évoque plus la notion d'« image » (on a depuis longtemps oublié que ce mots a pris le sens qu'il a aujourd'hui à partir de l'usage qu'en faisaient les premiers chrétiens pour dévaloriser les dieux antiques, en laissant entendre qu'ils n'étaient rien de plus que les « images », peintures ou statues, qu'on pouvait en voir dans leurs temples, « images » justement de rien du tout et surtout pas de « vrais » dieux) ; et d'autre part, comme j'ai traduit auparavant le mot eidôlon par « image », y compris dans le néologisme que j'ai formé pour traduire eidôlopoiikè, « imagofactique », la parenté entre les traductions de ces différents mots disparaîtrait, alors qu'elle est pour l'étranger la clé de leur compréhension. (<==)

(38) L'étranger renvoie ici à 264c4-5, qui était lui-même un rappel de 236b4-c7. (<==)

(39) L'étranger résume ici ce qui était l'objet de la longue parenthèse qui est venue s'insérer entre les deux parties de la septième caractérisation du sophiste, celle qui en fait un producteur. Les mots « le faux étant réellement faux », en grec to pseudos ontôs on pseudos, rappellent le dialogue sur l'eikôn (« reproduction, image ») en 240a7-b12, dans laquelle l'étranger jouait avec l'adverbe ontôs (« réellement, à la manière d'un étant ») et qui se concluait sur cette phrase de l'étranger : « N'étant pas donc, pas réellement, est réellement ce que nous appelons reproduction ! » (ouk on ara ouk ontôs estin ontôs hèn legomen eikona, mot à mot « pas étant donc pas réellement est réellement ce_que nous_appelons image/reproduction »). Le membre de phrase qui vient ensuite, traduit par « il était aussi montré prenant naturellement place comme l'un des étants » est en grec ton ontôn hen ti phaneiè pephukos (mot à mot « parmi_les étants un (numérique) quelque_chose il_était_montré ayant_poussé »). On y trouve encore une fois une forme du verbe phainesthai (voir notes 1, 4, 6 et 14 ci-dessus), phaneiè, troisième personne du singulier de l'aoriste optatif passif, ainsi que le participe parfait actif pephukos du verbe phuein (« croître, pousser ») dont dérive phusis (« nature »), qui évoque un idée de développement, mais de développement « naturel ». Pephukos se traduirait normalement par « étant par nature/naturellement », mais ici, « étant par nature un des étants » aurait introduit une redondance du verbe « être » absente du texte grec, d'où ma traduction par « prenant naturellement place ». L'emploi de ce verbe ici montre que, bien que parlant d'« étants », on n'est pas dans un ciel d'idées pures, mais dans le concret du monde en devenir. (<==)

(40) Le mot traduit par « outil » est organon, dont vient le français « organe », mais qui a en grec un sens beaucoup plus général, dont « organe » n'est qu'un cas particulier. Il signifie aussi « instrument, outil, machine, etc. ». Il est formé sur la racine ergon (« travail ») et peut donc désigner tout ce qui peut être utilisé pour accomplir un travail quelconque. (<==)

(41) « Manière d'être » traduit le grec schèma, dont vient le mot français « schéma ». Schèma est un mot de sens voisin d'eidos et idea en ce qu'il désigne la « manière d'être », c'est-à-dire la « forme », l'« extérieur » d'une personne, son « attitude », avant d'évoluer vers le sens de « figure » et de finir par se spécialiser pour désigner les figures géométriques, sans pour autant perdre ses autres sens, dans toute une variété de domaines, par exemple les « figures » de rhétorique ou des syllogismes, la « forme » d'une maladie, le « maintien » d'une personne, la « posture », etc. Au contraire d'eidos et idea, qui dérivent d'une racine signifiant « voir », schèma dérive de la racine du verbe echein via l'aoriste schein, verbe signifiant « porter, avoir, posséder ». Comme l'étranger va bientôt parler du schèma de la justice, il faut trouver une traduction en français qui convienne aux deux cas, celui d'une personne et celui d'une vertu. Sur les relations entre ces trois mots, on pourra se reporter à mon papier « De la couleur avant toutes choses, les schèma invisibles du Ménon »). (<==)

(42) Les « exemples » d'imitation pris par l'étranger ne doivent bien évidemment rien au hasard et sont appelés par ce qui va suivre et que l'étranger a déjà présent dans son esprit. Ce qui intéresse ici l'étranger, c'est le sophiste comme jouant dans sa vie la comédie de l'excellence (aretè) et dans ses propos la comédie du savoir. Le mot schèma va lui permettre d'introduire, à partir de l'idée de mimer les attitudes extérieures, les postures, les comportements d'une personne, la question de son « excellence », que reflète ou pas son comportement, à travers ce qui en est la manifestation la plus « physique » (d'où le choix du mot schèma plutôt qu'eidos ou idea), et le mot phonè (« voix ») évoque, dans sa dimensions la plus matérielle, le logos qui permet d'exprimer des opinions, vraies ou fausses. (<==)

(43) L'étranger avoue ici de manière à peine voilée que sa manière de progresser est largement artificielle, que le découpage en deux et rien que deux n'est pas toujours aisé lorsqu'on veut décrire positivement ce qui est pensé comme la négation d'un critère pertinent pour l'objet de la recherche, ici l'imitation fait par la personne elle-même dans sa vie et dans sa voix (phônè), c'est-à-dire en fin de compte dans ses propos (logos), et que donc ramener à l'unité tout ce qui « n'est pas » ce qui nous intéresse à propos du sophiste, et trouver ou inventer des mots pour en parler comme d'une unité, peut finalement être plus perturbant que profitable et source de perte de temps. (<==)

(44) Ici, l'étranger est tout fier (ironiquement) d'avoir mis en évidence un découpage clair et incontestable : comme, dans le cas du pêcheur à la ligne, le découpage entre « animé » (empsuchon) et « inanimé » (apsuchon), celui, ici, entre « sachant » (eidotes) et « ne sachant pas » (ouk eidotes) est d'autant plus évident qu'il se paye le luxe, maintenant qu'il a réglé la question du « n'étant pas » et qu'on arrive au terme de la discussion, de le présenter sans chercher à exprimer de manière positive l'opposé de « sachant ». (<==)

(45) Sur la traduction d'aretè par « excellence » plutôt que par le plus classique « vertu », voir la section consacrée à ce nom dans l'introduction à ma traduction du Ménon. (<==)

(46) Comme je l'ai déjà signalé dans la note 42, le choix par l'étranger d'utiliser le mot schèma, plutôt qu'eidos ou idea, à propos de la justice et de l'excellence (aretè) dans son ensemble, est délibéré et significatif : il a pour but de déprécier cette pseudo-justice et cette pseudo-excellence qui ne s'attachent qu'aux apparences, aux attitudes, aux mots sans souci de la vérité et aux actions selon l'appréciation que porte sur elle la foule (hoi polloi), et non pas justement au terme d'une réflexion sur l'idea de justice ou d'excellence pour l'homme (ce qui est la même chose pour le Socrate de la République), elles-mêmes examinées à la lumière de l'idée du bon (hè tou agathou idea). Seules comptent pour ces gens-là l'opinion, formée on ne sait trop comment, et surtout l'opinion des autres sur eux. L'important pour eux est de paraître justes, pas de l'être en vérité, d'offrir aux autres un schèma de justice, avec les mots et les actes que les autres attendent, pas la justice elle-même, dont ils n'ont pas la moindre « idée ». (<==)

(47) « Absence de réflexion » traduit le grec asunnous, formé par adjonction du alpha privatif initial à l'adjectif sunnous, lui-même formé par adjonction du préfixe sun- (« avec, ensemble ») à nous (« esprit, intelligence »), qui évoque l'idée de rassembler par la pensée (sunnoein), de réflexion. Être sunnous, c'est être réfléchi, pensif, prudent, et donc être asunnous, c'est être le contraire, agir sans réfléchir, ne pas s'adonner à la réflexion. C'est la seule occurrence de ce mot dans tous les dialogues et même dans tous les classiques grecs disponibles à Perseus. Il n'est pas impossible qu'au moment même où l'étranger se plaint de la pauvreté du vocabulaire dont il dispose, en rejetant la faute sur des ancêtres peu enclins à enrichir le vocabulaire, il multiplie les créations de mots pour s'exprimer, montrant implicitement qu'il n'y a pas besoin d'une longue méditation pour forger des mots. Et, si ce n'est pas le cas ici, la seconde partie de cette réplique en sera explicitement l'occcasion. (<==)

(48) « La distinction des familles selon les sortes (eidè) », c'est en grec tès tôn genôn kat' eidè diaireseôs, expression dans laquelle on retrouve à la fois genè et eidè, qui étaient utilisés de manière plus ou moins interchageables auparavant. Pour une vue d'ensemble sur l'usage par l'étranger des mots eidos, idea, genos et phusis, voir la note 7 à ma traduction de la section 255c9-259d8. Selon ce qui est dit dans cette note, le point de vue des eidè est plus specifiquement celui du nommage, alors que le point de vue des genè est un simple rassemblement d'instances multiples présentant un air de famille. La distinction des familles selon les eidè, c'est donc la mise en œuvre de distinctions visant à établir des noms différents pour des « familles » différentes, comme le confirme la suite de la réplique où l'étranger se plaint de « n'être pas dans une grande abondance de noms ». Ce qu'il reproche ici aux anciens, c'est de n'avoir pas fait suffisamment de distinctions pour construire un vocabulaire assez riche pour prendre toutes les distinctions possibles en considérations. Mais quand on voit le type de distinctions qu'il fait, très souvent délibérément tirées par les cheveux, même si elles sont pertinentes pour son propos, on peut penser qu'il est ici ironique, surtout quand on remarque qu'il parvient parfaitement à mener sa réflexion sans les mots qui lui manquent, mots qu'il s'amuse ensuite à créer une fois mise en évidence la distinction qui les justifie, donc à la fin du raisonnement, comme il va le faire ici, montrant par là, comme je l'ai déjà dit, que ce ne sont pas les mots qui nous font connaître les choses, mais leur connaissance qui nous permet de leur donner des noms. Ici par exemple, ce n'est pas la distinction entre savoir et ignorance qui est en cause, mais le fait de vouloir l'appliquer pour en déduire des noms à la technique d'imitation au moyen de soi-même comme instrument, qui est elle-même problématique et dont l'unité ne saute pas aux yeux du premier coup : vouloir mettre dans la même famille et regrouper sous un même nom les mimes (imitateurs d'attitudes), les imitateurs (imitateurs de voix), les hypocrites qui cherchent à se faire passer pour ce qu'ils ne sont pas, et finalement la plupart des gens, qui se comportent comme on leur a dit qu'il était juste de se comporter sans avoir pris la peine de mener une réflexion sur ce qui est réellement juste, n'est pas la première idée qui vient à l'esprit de tout un chacun et l'absence de nom pour cette « famille » n'empêche pas les gens de dormir ! (<==)

(49) Ce n'est qu'à la fin du dialogue que l'étranger justifie une pratique qu'il a utilisée depuis le début, celle de créer des mots pour désigner le résultat de divisions pas toujours naturelles, et pas seulement leur résultat, en prétextant une pauvreté de langage qui serait le résultat de la paresse et de l'ignorance des générations antérieures. Et justement ici, au moment où il avoue enfin ce procédé et tente d'en donner une justification qui n'en est pas une, il s'arrête à mi-chemin. En effet, si, pour l'imitation (mimèsis) fondée sur la seule opinion (doxa), il forge le néologisme doxomimètikè, sous-entendu technè, que je traduis par le néologisme de mon cru « opinimitation », pour l'imitation fondée sur le savoir (epistèmè), au lieu de continuer sur sa lancée et de forger le mot epistèmomimètikè, il se contente de changer l'adjectif qualifiant la mimèsis et de proposer historikè mimèsis, dans lequel l'adjectif historikos (au féminin comme mimèsis) dérive du nom histôr, qui signifie « qui sait pour avoir vu ou appris », mot de la famille d'eidenai (« savoir », qui fait ismen à la première personne du pluriel, iste à la seconde, et iston au duel), parfait de idein (« voir », d'où le sens « (j'ai vu, donc) je sais »), tout comme historia, « recherche, information, exploration », ou encore « résultat d'une exploration » et finalement « histoire », qui en dérive en français. Et il n'est pas impossible que l'adjectif historikos soit aussi une création de Platon, au moins en ce sens, car on n'en trouve pas d'occurrences antérieures à Platon sur le site Perseus, ni dans les exemples donnés par le LSJ. L'ironie est patente !
J'aurais pu, comme le font Diès et Chambry, simplement transcrire en français le néologisme de Platon et traduire doxomimètikè par « doxomimétique », mais cela faisait perdre l'évidence du grec tèn men meta doxès mimèsin doxomimètikèn proseipômen (mot à mot « la d'une_part selon opinion imitation opinimitation appelons »), qui se contente de composer le mot nouveau par combinaison des mots qui ont précédé. Hors contexte, le néologisme que j'ai forgé serait sans doute moins explicite que celui forgé par Platon, mais comme il est introduit ici dans un contexte qui l'explique, et que, pas plus que le néologisme forgé par Platon, il n'est destiné à être réulitisé ailleurs, le mal n'est pas bien grand ! (<==)

(50) Le mot traduit par « paille », au sens de la technique métallurgique, est diploèn, accusatif singulier de diploè, mot dérivé de diplous (« double »). Diploè désigne tout objet qui est double ou paraît partagé en deux, et en particulier un défaut de sructure dans un morceau de fer qui fait que le fer, au lieu de former un morceau unique, est comme séparé en deux. Diplous a été utilisé par l'étranger en 266c1 dans son explication technique des reflets et en 267b4 à propos de l'imitateur qui est double. L'étranger procède ici par association d'idées à partir de mots de même origine : diploun évoque diploè, qui évoque le fer. (<==)

(51) Le texte grec de la seconde partie de cette réplique, celle concernant la seconde catégorie d'imitateurs ignorants, est ambigü pour plusieurs raisons et peut conduire à plusieurs compréhensions et traductions de sens pratiquement contraires. Comme je pense que ces ambiguïtés sont voulues par Platon, pour des raisons sur lesquelles je vais revenir dans la suite de cette note, il me semble important de bien mettre en évidence tous les problèmes de compréhension posés par ce texte pour mieux comprendre ce qui se joue derrière. Le texte grec en est : to de thaterou schèma dia tèn en tois logois kulindèsin echei pollèn hupopsian kai phobon hôs agnoei tauta ha pros tous allous hôs eidôs eschèmatistai (mot à mot «  la d'autre_part de_l'autre manière_d'être du_fait_de la dans les discours roulade comporte beaucoup_de suspicion et crainte puisque/que il_ignore les_ça_mêmes que face_à les autres comme sachant il_est_représenté/se_représente »).
Le premier problème qui se pose est celui de savoir comment traduire echei qui a pour sujet to schèma (« la manière d'être/l'attitude ») et pour complément d'objet direct « suspicion (hupopsia, étymologiquement « regard en-dessous ») et crainte (phobos) » et dont le sens usuel est « avoir » et en quel sens il faut comprendre que ce schèma (« manière d'être/attitude ») echei (« a, comporte ») suspicion et crainte : faut-il comprendre que la suspicion et la crainte dont il est question sont celles que ressent le personnage ou celles qu'il inspire à ceux qui le fréquentent ?
Le second problème concerne la manière dont il faut comprendre la seconde partie de la phrase, hôs agnoei tauta ha pros tous allous hôs eidôs eschèmatistai (mot à mot « puisque/que il_ignore les_ça_mêmes que face_à les autres comme sachant il_est_représenté/se_représente »). Elle est ambiguë du fait d'une part du double sens possible de la conjonction hôs qui l'ouvre, qui peut signifier aussi bien « que » que « puisque », et d'autre part du verbe eschèmatistai qui la termine, selon qu'on le comprend comme un moyen ou comme un passif. Eschèmatistai est la troisième personne du singulier de l'indicatif parfait moyen ou passif du verbe schèmatizein, verbe dérivé du mot schèma, utilisé au début de cette description comme sujet de echei (« comporte »), et repris ici de 267a6 et 267c2, où je l'ai traduit, comme ici, par « manière d'être ». Schèmatizein (dont vient le français « schématiser ») à l'actif, c'est « donner une figure, une forme, une position, une attitude », ou encore « orner des discours de figures de rhétorique ». Donc au passif, c'est « se voir donner une figure, une attitude », et donc ici « être représenté » (comme sachant), c'est-à-dire « passer pour sachant ». Mais au moyen, ça devient « se faire passer pour » (sachant), « feindre/se donner l'air » (de savoir). On arrive donc à au moins deux traductions possibles de cette seconde partie, que j'ai présentées toutes deux dans le corps de ma traduction en les numérotant (1) et (2).
Cette ambiguïté est très probablement voulue par l'étranger (et surtout par Platon) et amorce sur toute la fin de cette analyse, qui va concerner ce second imitateur, qualifié d'« ironique », une description qui pourrait aussi bien s'appliquer à Socrate qu'aux sophistes selon justement la manière dont on la comprend, comme ça a déjà été le cas avec la sixième caractérisation du sophiste, qui en faisait un purificateur d'âmes. La traduction (1) (« qu'il ignore ces [choses]-mêmes qu'il se représente comme sachant face aux autres ») convient au sophiste si l'on comprend que la suspicion et la crainte sont du côté de ceux devant lesquels le sophiste se présente comme sachant ; la traduction (2) (« puisqu'il ignore ces [choses]-mêmes qu'il est représenté comme sachant face aux autres ») convient à Socrate qui sait qu'il ne sait pas et la suspicion et la crainte sont celles qu'on le prenne à tort pour savant et sont alors de son côté.
Avant d'aller plus loin, examinons la traduction de ce passage donnée par chacun des traducteurs que j'ai consultés :
- Cousin : « Il y en a d’autres qui laissent assez voir, par la versatilité de leurs discours, qu’ils soupçonnent et appréhendent fort eux-mêmes de ne rien savoir de ce qu’ils font semblant de savoir auprès des autres » ;
- Diès : « Quant à la figure que fait l'autre, d'avoir tant roulé parmi les arguments y met une forte dose de méfiance, une appréhension très vive d'ignorance personnelle sur les sujets mêmes où, devant les autres, il se donne figure de savant » ;
- Robin : « Dans le comportement de l'autre, du fait pour celui-ci d'avoir roulé dans les discussions, il y a beaucoup de méfiance et d'appréhension, à l'idée qu'il ignore les choses par rapport auxquelles, devant le public, il se comporte en savant » ;
- Chambry : « ...et l'autre, qui a l'habitude de se vautrer dans les arguments, et qui, par suite, fait, par son attitude, violemment soupçonner et craindre qu'il n'ignore les choses qu'il se donne l'air de connaître devant le public » ;
- Cordero : « L'aspect de l'autre révèle une très grande méfiance, ainsi que de la peur, car il s'est beaucoup débattu dans le tourbillon des arguments et il ne possède pas la science de ce qui lui donne l'air d'un savant auprès des autres » ;
- Mouze : « Quant à l'autre, voilà son profil : pour avoir roulé dans les discours, il est rempli de méfiance et de peur, à l'idée qu'il ignore cela-même qu'il se donne l'air de savoir devant les autres ».
Aucun ne voit, ou ne reflète dans sa traduction, l'ambiguïté de la phrase, et tous sauf Chambry la lisent dans le sens qui ne convient vraiment ni au sophiste, ni à Socrate. Tous en effet, Chambry compris, comprennent que le sophiste feint de savoir devant les autres, sauf Cordero, qui fait du non savoir du sophiste une réalité objective masquée par une apparence de savoir dont il n'est pas responsable. Et tous sauf Chambry placent la crainte et le soupçon du côté du sophiste, qui aurait peur d'être démasqué dans son non-savoir ; seul Chambry place crainte et soupçon dans les autres, c'est-à-dire dans ceux qui écoutent les discours du sophiste, qui finissent par les faire douter de son prétendu savoir, et de ce fait, son interprétation est la seule qui convienne au sophiste. Car l'idée que le sophiste soupçonne, même en privé, d'avoir un savoir feint et craint qu'on s'en aperçoive ne me paraît pas en phase avec tout ce que l'étranger a dit de lui depuis le début, ni avec les portraits de sophistes qui se dégagent de l'ensemble des dialogues.
Le découpage que fait ici l'étranger n'est pas entre d'une part ceux qui ne savent pas et croient savoir et ceux d'autre part qui savent qu'ils ne savent pas, ou à tout le moins qui ont des doutes en privé sur la réalité de leur savoir, ce qui placerait le sophiste d'entrée dans le premier groupe, alors que la suite le cherche dans le second. Mais en même temps, le qualificatif d'« ironique » que va donner l'étranger à ce second groupe invite à se demander si Socrate ne pourrait pas en faire partie aussi. Pour y voir plus clair, il faut se rappeler l'exemple qu'a donné l'étranger d'imitateurs s'utilisant eux-mêmes comme outil d'imitation, celui de la justice : si l'on admet que personne (ou pratiquement personne) ne sait vraiment ce qu'est la justice, alors, ce sont tous les hommes (ou presque) qui se retrouvent être des imitateurs de la justice sans la connaître, donc des membres de la famille à diviser en deux. Quel est alors le critère de découpage retenu par l'étranger pour cette division en deux ? C'est celui du logos : il y a ceux, l'immense majorité des gens, qui sont heureux avec l'idée qu'ils se font de la justice sans la connaître mais ne prétendent pas faire la leçon aux autres, en tout cas pas de manière systématique en en faisant profession, même s'ils pensent qu'ils savent en prenant ce qui n'est qu'une opinion pour un savoir, et ce sont ceux que l'étranger qualifie d'euèthès, adjectif signifiant étymologiquement « de bon (eu) caractère (èthos) » qui peut être pris en bonne part et traduit par « d'un caractère simple, honnête, bon » ou en mauvaise part et traduit par « naïf (Diès, Chambry, Cordero, Mouze), simple (Cousin), sot, candide (Robin) » ; et puis il y a ceux qui n'hésitent pas à faire étalage de leur prétendu savoir auprès des autres à grand renfort de discours. Or, comme Socrate est aussi un amateur de logoi, et même si sa pratique des logoi n'est pas celle des sophistes, dès lors qu'il passe son temps à interpeler ses concitoyens sur ces questions (voir ce qu'il dit de lui-même dans l'Apologie), on peut le considérer comme « roulant sa bosse dans les logoi » et donc il entre aussi dans cette catégorie, au même titre que les sophistes. Tout l'art de Platon est alors d'avoir trouvé une formulation pour les décrire qui reste ouverte sur le fait qu'il faut encore distinguer, dans cette famille, ceux qui croient savoir (les sophistes) de ceux qui, comme Socrate, savent qu'ils ne savent pas mais n'en cherchent pas moins à travers le dialogue et le partage d'expérience à essayer d'accroître leur compréhension de ce qu'ils savent ne jamais pouvoir connaître vraiment. Et c'est la raison de cette formulation ambiguë qui peut aussi bien s'appliquer à ceux qui, comme les sophistes, en se présentant comme sachant des choses qu'ils ignorent, suscitent la suspicion et la crainte chez leurs auditeurs, qu'a ceux qui, comme Socrate, craignent qu'on les représent comme sachant des choses qu'ils savent ignorer.
Le problème, avec les traductions citées, c'est qu'aucune ne laisse soupçonner qu'il pourrait y avoir une autre compréhension de cette phrase qui en inverse presque le sens, et qu'en plus, toutes sauf celle de Chambry donnent un portrait bâtard des discoureurs qui laisse penser que les sophistes ont des doutes sur leur savoir et qui ne peut s'appliquer à Socrate puisqu'elle évoque des gens qui prétendent savoir devant leurs auditeurs. Que le texte de Platon soit ambigu, tous en conviendraient sans doute, mais supposer que cette ambiguïté puisse avoir été recherchée, façonnée et voulue par Platon et qu'elle pourrait bien faire partie des procédés pédagogiques qu'il utilise au bénéfice du lecteur, cela ne semble pas leur être venu à l'esprit.
Reste à savoir pourquoi l'étranger (et Platon derrière lui) retient le qualificatif d'« ironique » pour parler de cette catégorie dans son ensemble. C'est sans doute justement ironique de sa part. C'est un qualificatif qu'on a l'habitude d'appliquer à Socrate en laissant entendre que sa prétendue ignorance est feinte, alors que justement ce n'est pas le cas et qu'il sait réellement qu'il ne sait rien et cherche avec ses interlocuteurs à progresser. Platon retourne donc le compliment aux sophistes en suggérant qu'ils sont comme Socrate et ont des doutes sur leur savoir, alors que justement ce n'est pas le cas non plus. Bref, le qualificatif n'est pertinent ni pour les uns, ni pour les autres, et cela devrait interpeler le lecteur en l'amenant justement à se demander si l'étranger vise ici les sophistes ou les pareils de Socrate, s'il parle du sophiste ou du philosophe, à condition que l'ambiguïté de la formulation ressorte dans la traduction. Malheureusement, ce qualificatif d'ironique est sans doute ce qui a incité les traducteurs, pour qui cette phrase ne pouvait avoir qu'un seul sens, à la comprendre d'une manière bâtarde qui laisse chez les sophistes place au doute sur leur savoir. (<==)

(52) Eironikos signifie au sens premier « qui se comporte comme un eirôn », c'est-à-dire comme quelqu'un qui feint de savoir ou de pouvoir moins qu'il ne sait ou peut, qui fait la bête, c'est-à-dire qui pratique l'eirôneia, mot qui a donné le français « ironie » et qui décrit une attitude qui est celle que l'on attribuait à Socrate. Comme je l'ai montré dans la note précédente, la qualification d'« ironique » est manifestement ironique de la part de l'étranger, aussi bien si l'on comprend sa précédente réplique dans le sens (1), car le sophiste ne feint pas de savoir moins qu'il ne sait, mais au contraire plus qu'il ne sait, que si on la comprend dans le sens (2), car Socrate ne fait pas semblant de ne pas savoir, il est sincère quand il dit qu'il ne sait pas et chercher avec ses interlocuteurs, simplement il s'est déja constitué un stock d'opinions dont il a éprouvé autant qu'il a pu dans des conversations antérieures la cohérence et la conformité avec les données de l'expérience partagée là où c'était possible, mais qu'il continue et continuera jusqu'à sa mort à confronter avec d'autres opinions en restant toujours prêt à remettre en cause tout ou partie de ses propres opinions si la discussion en montre la nécessité en faisant apparaître des incohérences et/ou des incompatibilités avec les données de l'expérience qu'il n'avait pas vues. (<==)

(53) Le verbe qui est traduit par « contredire » est enantiologein, étymologiquement « dire (legein) le contraire (enantios) ». Si ce verbe est parfaitement compréhensible pour un grec du temps de Platon, il n'en reste pas moins que c'est sa seule occurrence dans tous les dialogues de Platon, et même dans tous les classiques grecs disponibles sur le site Perseus, comme c'est aussi le cas pour le substantif enantiologia (« contradiction ») employé par l'étranger en 236e5, et il n'est pas impossible qu'on soit ici encore en présence d'un néologisme forgé par Platon. Les verbes usuels pour dire « contredire » sont antilegein (34 occurrences dans les dialogues, dont 4 dans le Sophiste (233b3, 233c2, 233d9, 235a2) et 11 dans l'Euthydème) et dans une moindre mesure anteipein (11 occurrences dans les dialogues, dont 3 dans le Sophiste (232c9, 232d7, 233a6)) et anteirein (1 occurrence dans les dialogues) et le nom usuel pour « contradiction » est antilogia (deux occurrences dans les dialogues, en République, V, 454b2 et VII, 539b4), et pour « contradicteur », antilogikos (13 occurrences dans les dialogues, dont 6 dans le Sophiste (225b11, 225b14, 226a2, 232b6, 232b12, 232e2)), ce dernier terme, que j'avais alors traduit par « controversiste » plutôt que par « contradicteur », étant celui que l'étranger, dans la transition entre les six premières caractérisations du sophiste et la septième où il résumait ce qui avait précédé, considérait comme la meilleure caractérisation du sophiste à ce point de la discussion (232b6 ; cf. note 7 à ma traduction de la section 231c9-237a2). Il se pourrait bien que la raison pour laquelle Platon a utilisé, et peut-être même forgé, ce mot tienne au fait que le sens du verbe antilegein, induit par le sens du préfixe anti-, qui provient d'une préposition dont le sens premier est « en face de », évoque l'image de deux interlocuteurs se faisant face pour discuter ensemble en s'opposant l'un à l'autre. Or ce dont il est ici question, c'est d'une seule personne se contredisant elle-même. Dans cette perspective, le mot enantios, qui signifie « contraire », en prenant la place du préfixe anti-, même si, en fin de compte, il est construit sur la racine anti (en-anti-os), est plus propre à focaliser l'attention sur une qualité des propos tenus, sans égard à la personne qui les tient, et donc plus adapté pour parler d'une personne qui « se contredit elle-même » (enantiologein auton autôi).
Quoi qu'il en soit du choix des mots, l'ambiguïté entre Socrate et les sophistes est maintenue, avec cette référence au fait de contraindre l'interlocuteur à se contredire lui-même. Mais comme le montre de manière particulièrement éclairante l'Euthydème qui met précisément en parallèle la méthode d'interrogation des sophistes et celle de Socrate, si les sophistes sont prêts à tout pour amener l'interlocuteur à se contredire parce que leur seul souci est d'avoir le dernier mot et de se faire admirer du public ou payer par de riches jeunes gens pour leur enseigner leurs méthodes (le premier servant de publicité en vue du second), Socrate n'a pas pour objectif d'amener ses interlocuteurs à se contredire pour le plaisir de les mettre dans l'embarras, mais de mettre à l'épreuve du dialogue en commun aussi bien ses opinions que celles de ses interlocuteurs pour progresser ensemble vers une vie meilleure pour tous et, dans cette démarche, le fait qu'une personne en vienne à se contredire n'est que le symptôme du fait que ses opinions ne sont pas cohérentes les unes avec les autres et doivent donc être révisées de manière à faire disparaître autant que faire se peut ces incohérences. Car pour le Socrate de Platon, et donc pour Platon, la cohérence entre les différents principes que l'on admet, c'est-à-dire le fait qu'ils ne conduisent pas à des conséquences contradictoires les unes avec les autres, est un des principaux critères de validité de ces principes. Certes, ce n'est pas parce que l'on n'a pas mis en évidence d'incohérences entre les principes tenus par une personne qu'ils sont vrais, mais il est certain que, si l'on met à jour des incohérences entre eux, on ne peut plus tous les accepter ensemble. Et c'est bien là la raison qui fait que Socrate passe son temps à soumettre ses principes aussi bien que ceux de ses interlocuteurs au test de la cohérence : le fait qu'il n'ait pas encore mis en évidences d'incohérences entre les siens n'est pas une garantie suffisante qu'ils sont vrais et nous ne pourrons jamais être sûr que nos principes le sont, mais nous pouvons déécouvrir dans la discussion qu'ils ne le sont pas tous si justement nous arrivons à des incohérences, des contradictions. (<==)

(54) Les deux qualificatifs que propose l'étranger sont en grec politikos (l'un des trois qualificatifs proposés par Socrate au début du dialogue, par rapport auxquels il voulait savoit comment les concitoyens de l'étranger d'Élée les distinguaient) et dèmologikos, formé sur dèmos (« peuple ») et logikos (« apte à prononcer des logoi »), et signifiant donc « orateur pour le peuple ». Une fois encore, il s'agit d'un mot rare (pas d'autres occurrences dans les classiques grecs disponibles à Perseus que les deux qu'on trouve ici, dans la question de l'étranger et dans la réponse de Théétète, et pas d'autre exemple donné par le Bailly et le LSJ), sinon d'un néologisme de plus forgé par Platon pour l'occasion. Une note sur ce mot dans le LSJ renvoie à Dèmologokleôn, un surnom forgé par Aristophane dans Les Guèpes, que le chœur donne à l'un des personnages de la pièce nommé Bdelukleôn, nom qui signifie « qui a une réputation (kleos) épouvantable (de bdellusein, « inspirer du dégoût ») », que Debidour traduit par « Vomicléon », pour conserver la référence au personnage politique athénien Cléon visé par la pièce d'Aristophane (cf. Aristophane, Guèpes, 342), surnom dans lequel on retrouve la combinaison de dèmos (« peuple ») et de logos. Cette remarque rappelle que les noms propres grecs du temps de Platon étaient tous des noms signifiants et montre qu'un auteur comique comme Aristophane (dont le nom signifie « qui se montre (phainesthai) le meilleur (aristos) ») n'hésitait pas à forger des noms signifiants pour les personnages de ses comédies. Cette manière de faire a pu inspirer Platon pour faire la même chose avec des noms communs. Quoi qu'il en soit, je reste ici fidèle à mon choix de ne pas hésiter à forger des néologismes en français pour traduire par un seul mot les mots rares ou nouveaux que l'étranger utilise page après page dans le Sophiste, considérant que ce procédé est délibéré et signifiant dans ce dialogue.
La mention du politique ici est destinée à nous rappeler que l'un des principaux outils des hommes politiques, en particulier au temps de Socrate et Platon à Athènes, est la parole, et en particulier les discours en public, ce qui explique la question dont est parti le dialogue, celle de la différence entre philosophe, sophiste et politique et des risques de confusion entre les trois. Elle annonce aussi la suite, qui va justement être consacrée au politique dans le dialogue qui porte ce nom. La réponse de Théétète sera prudente : il préfère s'en tenir au mot qui reflète le plus précisément le critère retenu par l'étranger, le fait de prononcer des discours (logoi) en public, c'est-à-dire devant le peuple, le dèmos, que d'ouvrir un nouveau débat en optant pour le nom « politique », dont le lien avec le critère retenu n'est pas aussi direct. (<==)

(55) « Sage » traduit sophos. L'étranger aurait pu aussi proposer ici, en alternative à sophistès (« sophiste »), philosophos, puisque c'est le troisième des mots soumis à examen, mais il s'en est bien gardé. C'est au lecteur à se rendre compte de l'ambiguïté de ces dernières étapes de divisions et de voir qu'elles sont aussi largement applicables à Socrate sans trop avoir à tordre le texte. (<==)

(56) Théétète multiplie à l'envie les pronoms et les adverbes redondants dans cette réponse emphatique : touton... alèthôs auton ekeinon ton pantapasin ontôs sophistèn (mot à mot « celui-ci... véritablement lui-même celui-là le tout_à_fait réellement sophiste »). (<==)

(57) Cette première partie de la dernière réplique de l'étranger est en grec to dè tès enantiopoiologikès eirônikou merous tès doxastikès mimètikon, tou phantastikou genous apo tès eidôlopoiikès ou theion all' anthrôpikon tès poièseôs aphôrismenon en logois to thaumatopoiikon morion. Cet enchaînement de génitifs emboîtés, qui reprend certains des probables néologismes utilisés par l'étranger dans ce qui a précédé et en ajoute de nouveaux, suit l'ordre inverse de celui qui les a introduits, mais est difficile à suivre, et pratiquement impossible à rendre en français en conservant l'ordre du grec. Je reprends ici un a un ces termes dans l'ordre où ils apparaissent dans le grec, suivis, entre parenthèses, de la traduction que j'en donne et du cas auquel ils sont employés, pour quelques commentaires sur chacun d'eux :
enantiopoiologikès (génitif féminin de enantiopoiologikos, « contrariofactologique ») : ce mot nouveau, dont c'est la seule occurrence dans tous les classiques grecs disponibles à Perseus et le seul exemple que donnent le Bailly et le LSJ, est composé à partir d'enantios (« contraire »), repris du verbe enantiologein (« contredire ») utilisé en 268b4 (lui aussi rare, cf. note 53 ci-dessus), de poiein (« faire, fabriquer ») et de la terminaison logikos, qui désigne quelque chose ayant à voir avec le logos. Le sens est donc « fabriquant de contradictions dans les logoi » ;
eirônikou (génitif neutre de eironikos, déjà utilisé en 268a8, « ironique ») : sur ce mot, voir la note 52 ci-dessus ;
doxastikès (génitif féminin de doxastikos, déjà utilisé en 233c10, « opinionesque ») : sur ce mot, utilisé dans la première partie de la septième caractérisation du sophiste, celle qui a précédé la parenthèse sur le discours faux, voir la note 14 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2 ;
mimètikon (accusatif neutre de mimètikos, déjà utilisé en 219b1, 234b2, 235c3, 235d1, 236b1, 236c1, 265a10, 267a10, « imitateur ») : sur ce mot, voir la note 32 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2 ;
phantastikou (génitif neutre de phantastikos, déjà utilisé en 236c4, 236c7, 239c9, 260d9, 264c5, 266d10, 267a1, 267a8, « simulatique ») : sur ce mot, voir la note 35 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2 ;
eidôlopoiikès (génitif féminin de eidôlopoiikos, déjà utilisé en 235b4, 236c6, 260d8, 264c4, 266a10, 266d4, « imagofactique ») : sur ce mot, voir la note 29 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2 ;
anthrôpikon (accusatif neutre de anthrôpikos, « humaine ») : autre mot nouveau dont c'est la seule occurrence dans les dialogues, qui prend la place de l'adjectif anthrôpeia, de même sens ;
poièseôs (génitif de poièsis, féminin, déjà utilisé en 234a1, 265b1, 266c5, « production ») : ce mot est d'un usage plus fréquent et ne pose pas de problèmes particuliers ; c'est de lui, utilisé dans un sens spécialisé, que dérive le mot français « poésie » ;
thaumatopoiikon (accusatif neutre de thaumatopoiikos, déjà utilisé en 224a4, « miraculofactique ») : ce sont les deux seules utilisations de ce mot dans tous les classiques grecs disponibles à Perseus et les deux seuls exemples que donnent le Bailly et le LSJ. La première utilisation est dans le cadre de la seconde caractérisation du sophiste, en tant que négociant de marchandises pour l'âme, associée avec la peinture comme exemples de « marchandises » destinées à l'âme et issues des arts des Muses (mousikè) que des colporteurs transportent de ville en ville pour gagner leur vie. Le mot est formé à partir de thauma (« merveille, prodige, objet d'étonnement ou d'admiration ») de la même manière que eidôlopoiikos à partir d'eidôlon (« image »). Ces « faiseurs de prodiges », dans le premier contexte, ce sont par exemple, les montreurs de marionnettes et autres prodiges (thaumatopoioi) dont il est question au début de l'allégorie de la caverne (cf. République VII, 514b5).
Si l'on reprend l'ordre dans lequel ont été introduits les différents qualificatifs imbriqués aboutissant à cette caratérisation du sophiste, on arrive à la liste suivante :
poiètikè (« production »), par oppostion à acquisition (ktètikè) ;
anthrôpeia (« humaine »), par opposition à divine (theia) ;
eidôlopoikon (« imagofactique », c'est-à-dire productrice d'images), par opposition à autopoiètikos (« çaürgique »), productrice des ça-mêmes (autos) ;
phantastikon (« simulatique »), c'est-à-dire ne reproduisant pas fidèlement, mais en adaptant au point de vue de l'observateur par opposition à eikastikon (« reproductique ») ;
- mimètikon (« imitateur »), c'est-à-dire utilisant lui-même plutôt que des instruments pour reproduire (pas de nom donné à l'autre partie, celle utilisant des instruments) ;
doxomimètikè (« opinimitation »), imitation fondée sur l'opinion plutôt que sur le savoir (historikè mimèsis, « imitation éclairée ») ;
- eirônikon (« ironique ») par opposition à aploun (« simplette ») ;
- idiai (« en privé ») dans des conversation amenant à se contredire (enantiologein) par opposition à dèmosiai (« en public ») dans des discours devant les foules (dèmologikon).
On retrouve bien dans la première liste tous ces concepts dans l'ordre inverse, aux remarques suivantes près :
- l'étranger à retenu de la dernière division l'idée de contradiction (enantiologein) provoquée, reprise dans le mot nouveau enantiopoiologikès (« contrariofactologique »), plutôt que l'opposition entre dèmosiai (« en public » ) et idiai (« en privé »), qui n'est pas vraiement caractéristique du sophiste, qui pouvait aussi parler en public (mais pas sur les « affaires publiques » des cités dans lesquelles ils faisaient montre de leurs talents, mais dont ils n'étaient pas citoyens, sauf s'ils y étaient envoyés comme « ambassadeurs » de leur cité natale, ce qui fut le cas pour certains d'entre eux) ;
doxomimètikè (« opinimitation ») devient doxastikè (« opinionesque »), qui avait déjà été utilisé dans la première partie de cette caractérisation du sophiste comme producteur ;
- l'étranger a introduit l'idée de thaumatopoiikon (« miraculofactique »), c'est-à-dire de fabrication de thaumata (« merveille, prodige, objet d'étonnement ou d'admiration ») qui évoque plus ou moins l'idée d'hommes qu'on risque de prendre pour des dieux quand on assiste à leurs prodiges.
Mais le point le plus important de cette interminable « définition », c'est le premier mot, enantiopoiologikès (que j'ai traduit par « contrariofactologique »), car, comme c'est un mot nouveau, qui n'a pas été utilisé dans ce qui a précédé, il devrait nous interpeler. Certes, il a été annoncé par le verbe enantionlogein en 268b4, mais justement le fait que l'étranger n'ait pas ici utilisé (au besoin en le forgeant) le mot enantiologikè (« contrariologique »), mais ait intercalé dans ce mot, avec -poio-, l'idée de fabrication devrait nous faire nous demander ce que l'étranger a pu vouloir signifier par là, ajouter à ce qu'il avait développé auparavant. Et, si l'on y réfléchit, on découvre que c'est là la clé de la distinction entre le sophiste et Socrate, et, à travers lui, le philosophe. Ce qui caractérise le sophiste, ce n'est pas qu'il amène son interlocuteur à se contredire lui-même, ce que fait aussi Socrate à l'occasion (on le lui reproche assez d'ailleurs et cela lui a coûté sa vie), c'est qu'il est lui-même fabriquant de contradictions, qu'il est incapable de mettre ses principes en cohérence les uns avec les autres et qu'il n'a même pas compris que ce sont justement les contradictions, quand on les débusque, qui permettent d'avancer. Au contraire de Socrate, lui ne cherche pas à faire se contredire son interlocuteur pour prendre appui sur cette contradiction pour avancer vers de meilleurs principes, mais juste pour briller en société. Le mot par lui-même ne rend pas cette définition finalement adaptée exclusivement au sophiste et l'ambiguïté entre sophiste et philosophe reste présente jusqu'au bout, mais il offre un indice qui peut nous permettre de terminer le travail selon la manière dont on le comprend, si l'on se donne la peine de chercher à le comprendre dans toute sa « complexité » à la lumière de ce qui a précédé.
Ceci étant dit, vouloir rendre compréhensible en français cette « définition » à tiroirs interminable, comme le font tous les traducteurs que j'ai consultés, c'est montrer qu'on n'a rien compris (ou en tout cas pas tout compris) au Sophiste et à l'ironie de l'étranger et de Platon, car il est à peu près évident que cet enchainement de mots rares et de probables néologismes forgés par Platon pour l'occasion devait être aussi incompréhensible à la plupart des Grecs contemporains de Platon que, pour des français d'aujourd'hui, la traduction que j'en donne en français en traduisant chaque mot grec par un seul mot français, néologisme de mon cru dans la plupart des cas. Mais cela est délibéré de la part de l'étranger/Platon et destiné à nous faire comprendre qu'il ne faut pas prendre trop au sérieux la méthode de divisions qu'il caricature dans ce dialogue ! Ce n'est pas dans de telles formules, et de manière générale dans des définitions de mots qu'il faut chercher le fin mot de ce à quoi on s'intéresse, mais dans la richess des discussions qui permettent d'éclairer les multiples facettes d'un concept et de le mettre en relations avec d'autres concepts voisins plus ou moins proches. Des formules comme celles-là, Platon/l'étranger pourrait en produire des centaines et, pour nous le faire comprendre (mais apparemment sans grand succès), il prend la peine d'en élaborer pas moins de sept ! Toutes nous disent quelque chose, non pas du fait des mots qui la composent, qui ont pour la plupart été forgés pour les besoins de la cause au fil de la discussion et ne sont donc compréhensibles que par ce qui y a conduit, mais du fait du cheminement qui y a abouti, qui, lui, dans chaque cas, nous a dévoilé un aspect, mais un aspect seulement parmi d'autres, de ce qui caractérise le sophiste. Et c'est bien pour montrer l'inutilité de telles formules, sauf pour ceux qui ont participé à leur élaboration, que Platon/l'étranger termine le dialogue sur ce feu d'artifice de néologismes qui n'est compréhensible qu'en se replongeant dans ce qui a précédé pour retrouver le sens des mots inventés pour l'occasion, en se payant même le luxe de glisser dans le premier de ces néologismes la clé qui pourrait nous permettre, si nous savons la découvrir, de finir le travail de distinction entre le sophiste et le philosophe qu'il laisse inachevé jusqu'au bout !
Voyons donc pour finir les pétards mouillés qu'ont produit mes prédécesseurs.
- Cousin : « dans la contradiction, l’imitation selon l’opinion dans le genre ironique, imitation dépendante de la fantasmagorie, comprise elle-même dans l’art de foire des simulacres, non pas l’art divin, mais l’art humain, qui produit des prestiges à l’aide des discours » ;
- Diès : « cet art de contradiction qui, par la partie ironique d'un art fondé sur la seule opinion, rentre dans la mimétique, et, par le genre qui produit les simulacres, se rattache à l'art de créer les images ; cette portion, non point divine, mais humaine, de l'art de production, qui, ayant, pour son domaine propre, les discours, y fabrique ses prestiges » ;
- Robin : « [1] l'art de faire se contredire ; qui, [2] sous la forme astucieuse [3] de l'art imitatif d'opinion, [4] est propre à imiter ; qui, [5] dans la partie relative aux apparences, [6] elle-même détachée de l'art de produire des simulacres, s'est réservé pour sa part [7] la portion verbale [8] de l'illusionnisme ; [9] portion, non point divine, mais humaine, [10] de la production » ;
- Chambry : « l'espèce imitative de la partie ironique de l'art fondé sur l'opinion, lequel est une partie de l'art de la contradiction et qui appartient au genre imaginatif, lequel se rattache à l'art de produire des images, cette portion, non pas divine, mais humaine, de la production qui se spécialise dans les discours et fabrique des prestige » ;
- Cordero : « la technique de l'imitation, partie de la capacité de provoquer des contradictions, partie ironique de la technique de l'apparence, partie, à son tour, du genre de la production d'illusions (issue la production d'images) non divines mais humaines, partie enfin productrice de miracles confinés aux discours » ;
- Mouze : « La famille qui, de l'art de faire se contredire, partie ironique de l'art fondé sur l'opinion, est imitatrice ; qui appartient à la famille productrice d'apparences issue de l'art producteur d'images ; qui est la portion, non pas divine mais humaine, détachée de la production, productrice de prodiges dans les discours ».
Toutes ces traductions sont désespérément correctes et besogneusement fidèles au texte grec, mais elles ont complètement perdu l'esprit de ce que cherchait à faire et à nous faire comprendre Platon en la composant et le sel et l'humour qui a présidé à cette composition ! (<==)

(58) En grec tautès tès geneas te kai haimatos. Cf. Homère, Iliade, VI, 211. Genea (nom féminin dont geneas est le génitif singulier), est un mot de même racine que genos, mais, au contraire de ce dernier, son sens, originellement lié à l'idée de naissance et d'engendrement au sens propre, n'a pas évolué vers des sens analogiques comme « sorte » ou « genre ». L'ajout d'une référence au sang (haima, nom neutre dont haimatos est le génitif singulier) insiste sur l'idée de filiation biologique, d'engendrement au sens propre en évoquant, à travers le sang, principe de vie, la corporéité et la vie matérielle.
On remarquera que la formulation retenue par l'étranger ne dit pas que tous ceux qui répondent à cette « définition » sont des sophistes, mais que tous les sophistes sont « de cette race et de ce sang », c'est-à-dire y répondent, ce qui n'est pas la même chose, puisque ça laisse la possibilité que d'autres que les sophistes soient aussi « de cette race et de ce sang » ! Comme je le disais dans la note précédente, l'ambiguïté entre le sophiste et le philosophe demeure jusqu'au bout et c'est au lecteur qu'il revient de finir le travail, ce que Platon s'est bien gardé de faire en écrivant un Philosophe qu'il nous avait laissé miroiter et qui devait être un dialogue entre le « jeune Socrate » amis de Théétète qui prend sa place dans le Politique, et le « vieux » Socrate qui a assisté en silence aux discussions avec l'étranger d'Élée qui ont suivi son dialogue avec Théétète dans le Théétète, mais qu'il n'avait jamais eu l'intention d'écrire, laissant ce soin au « jeune Socrate » qu'est en puissance chaque lecteur des dialogues dans un dialogue intérieur avec le « vieux » Socrate des dialogues !
Si, en préparation de ce travail, on reprend les différentes composantes de cette « définition » dans l'ordre où elles ont été introduites, c'est-à-dire en allant du plus général au plus particulier, plutôt que dans l'ordre où les liste la récapitulation finale, on pourra vérifier qu'aucune n'est inappropriée pour le philosophe.
poiètikè (« production »), par oppostion à acquisition (ktètikè) : oui, le philosophe est bien producteur de logoi, même s'il n'est pas que cela ;
anthrôpeia (« humaine »), par opposition à divine (theia) : oui, il s'agit bien d'une production humaine et pas divine, même si elle s'appuie sur la « part divine » (theia moira) que le dieu créateur a mis en chacun de nous sour la forme de la raison (logos) ;
eidôlopoikon (« imagofactique », c'est-à-dire productrice d'images), par opposition à autopoiètikos (« çaürgique »), productrice des ça-mêmes (autos) : oui, tout logos, quel qu'il soit, ne produit qu'une image (et encore, dans un sens très affaibli) des « étants, des « ça-même » ;
phantastikon (« simulatique »), c'est-à-dire ne reproduisant pas fidèlement, mais en adaptant au point de vue de l'observateur par opposition à eikastikon (« reproductique ») : oui, cette image n'est pas ressemblante, puisqu'il n'y a rien de commun entre les mots et ce qu'ils désignent, et s'adapte à la nature humaine dont le seul outil pour chercher à comprendre le monde qui l'entoure est le logos ;
- mimètikon (« imitateur »), c'est-à-dire utilisant lui-même plutôt que des instruments pour reproduire (pas de nom donné à l'autre partie, celle utilisant des instruments) : oui, le philosophe ne se contente pas de parler, mais met en pratique dans sa vie les principes qu'il énonce dans ses logoi et donc les « mime » en un certain sens ;
doxomimètikè (« opinimitation »), imitation fondée sur l'opinion plutôt que sur le savoir (historikè mimèsis, « imitation éclairée ») : oui, le philosophe ne sait pas, au sens le plus fort du mot « savoir », mais s'il y a une chose qu'il sait, c'est précisément que le savoir qu'il cherche lui est inacccessible en cette vie, mais que ce n'est pas une raison pour désespérer du logos et tomber dans la « misologie » (cf. Phédon, 89d4) et il prend le « beau risque » (cf. Phédon, 114d6) de vivre en conformité avec ce qu'il sait n'être que des opinions ;
- eirônikon (« ironique ») par opposition à aploun (« simplette ») : oui, le philosophe tend plutôt à sous-estimer son niveau de connaissance qu'à en faire un motif de fierté en l'exagérant, et il prend le risque que ses interlocuteurs pensent qu'il se moque d'eux, mais il accepte ce risque si c'est le prix à payer pour progresser et faire progresser les autres ;
- idiai (« en privé ») dans des conversation amenant à se contredire (enantiologein) par opposition à dèmosiai (« en public ») dans des discours devant les foules (dèmologikon) : oui, le philosophe tenter de s'améliorer et d'améliorer les gens un par un par le dialogue plutôt que de haranguer les foules dans de longs monologues qui ne permettent pas de faire progresser les interlocuteur et soi-même ; et, oui, il se trouve qu'il cherche à mettre à jour les contradictions, qu'il ne « fabrique » pas à proprement parler, parce que c'est pour lui le plus sûr moyen de progresser ensemble dans la connaissance, et s'il va en chercher chez ses interlocuteurs, c'est parce que les siennes, ou bien il les a déjà vues et a donc adapté de thèses en conséquences, ou bien il ne les a pas vues et il espère que le dialogue avec d'autres l'aidera à les voir. (<==)


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Première publication le 4 mars 2018 ; dernière mise à jour le 28 avril 2020
© 2018 Bernard SUZANNE (cliquez sur le nom pour envoyer vos commentaires par courrier électronique)
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