© 2016 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 22 novembre 2016 |
Platon et ses dialogues :
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Note : cette page reproduit avec quelques adaptations une section de même titre de mon article « Platon : une philosophie sans ontologie - Associations sélectives et partage d'expérience ».
Dans cette page, je voudrais me pencher sur la problématique de l’un/unité et des nombres à la lumière de quelques brefs échanges entre Socrate et Théétète en Théétète, 204d4-12, dans lesquels Socrate fait admettre à Théétète sans difficultés que « le nombre du plèthre (1) et le plèthre, [c’est] la même [chose] », que « celui du stade, même chose » et que c’est pareil pour « le nombre de l’armée et l’armée, et ainsi de suite ».
Dans le contexte de la discussion sur le tout et la partie dans le cadre duquel cet échange prend place, on peut penser que, lorsque Socrate dit que « le nombre du plèthre et le plèthre, [c’est] la même [chose] », il veut dire que, si l’on mesure une longueur en pieds par exemple, tant qu’on n’aura pas compté 100 pieds, on n’aura pas un plèthre et que, dès qu’on aura compté un pied de plus que 100, ou même une portion de pied, on n’aura plus un plèthre, ce qui veut dire que le plèthre, c’est bien 100 pieds, pas un de plus, pas un de moins. De même pour le stade, qui correspond à 6 plèthres exactement, pas un de plus, pas un de moins, pas même un pied de plus ou de moins. Et en ce qui concerne l’armée, si l’on a confié à un général une armée de 1000 hommes, tant que les 1000 hommes ne sont pas tous présents, et eux seuls, l’armée n’est pas constituée.
Mais la manière très lapidaire dont Socrate formule ces assertions, en leur donnant un tour très général qui fait que, sorties de leur contexte, elles ne sont pas sans évoquer les thèses des pythagoriciens cherchant à tout expliquer par les nombres, devrait nous inciter à y regarder à deux fois et à nous demander si Théétète, encore adolescent et tout fier de ses récentes découvertes en arithmétique, parlant ici devant son prof de maths, a vraiment compris ce qui se joue derrière ces affirmations de Socrate qu’il accepte sans poser la moindre question, surtout quand on voit les exemples choisis par Socrate.
Les deux premiers exemples sont en effet choisis parmi ce que nous appelons aujourd’hui des « unités » de mesure (c’est clair pour le premier, moins pour le second, je vais y revenir). Et le premier exemple, le plèthre, peut aussi bien être une unité de longueur qu’une unité de superficie, les grecs du temps de Platon n’ayant pas encore inventé un moyen de distinguer les deux comme nous le faisons en parlant de centimètres « carrés » ou de mètres « carrés » pour les superficies pour les distinguer des centimètres et des mètres utilisés pour mesurer des longueurs. C’est en fait le contexte qui permettait de savoir si l’on parlait de longueurs ou de superficies. Or ici, il n’y a pas de contexte permettant de savoir si Socrate pense à une unité de longueur ou de superficie. D’autre part, une « unité », quelle qu’elle soit, comme son nom l’indique, est, en tant que telle, associée au nombre 1 puisque justement c’est elle qui sert d’« unité » pour mesure ce qu’elle sert à mesurer, ici des longueurs ou des superficies. Ce n’est que par rapport à d’autres unités plus grandes ou plus petites destinées à mesure les mêmes grandeurs, dans un système d’unités multiples, que l’on peut attribuer à une de ces unités un nombre différent de 1 exprimant sa mesure dans une autre unité, par exemple ici, si l’on pense au plèthre comme unité de longueur, le nombre 100 pour exprimer sa mesure en pieds. Mais on peut aussi associer au plèthre un autre nombre si on le mesure en doigts (daktulos, 1/16ème de pied), ou en paumes (palastè, ¼ de pied), ou en coudées (pèchus, 1,5 pied), autres mesures de longueur utilisées par les grecs d’alors. Et ces nombres ne seront pas les mêmes si l’on pense au plèthre comme unité de superficie. Bref, si, dans l’absolu, quel que soit le nombre qu’on associe au plèthre selon qu’on le pense unité de longueur ou de superficie et selon l’unité dans laquelle on veut le mesure, l’idée que le plèthre sera toujours ce nombre aussi longtemps qu’on gardera ces mêmes hypothèses reste vraie, il est surprenant que Théétète ne demande aucune précision à Socrate sur ce qu’il a en tête en parlant du « nombre du plèthre », et nous ne sommes pas obligés d’être aussi bon public que lui, surtout quand on voit toutes les questions que ce simple exemple soulève, en particulier sur la notion d’« unité », c’est-à-dire sur le sens de « un », concept clé des thèses de Parménide. Avec les « unités » de mesure de grandeurs, on est dans le domaine où la notion de « un » est la plus arbitraire que l’on puisse imaginer ! Choisir une « unité » de mesure, c’est en effet découper arbitrairement un continuum de grandeur pour en prendre une portion pour servir de « mesure » pour tous les autres, mesures qui traduiront toujours un rapport entre la grandeur mesurée et l’unité choisie, jamais une valeur absolue de cette grandeur, ce qui n’a aucun sens. Bref, il n’y a aucun nombre intrinsèquement associé à quelque grandeur que ce soit ! Le pauvre Pythagore est bien mal en point… On ne peut mesurer que des rapports entre grandeurs de même nature, mais ces rapports eux-mêmes ne donneront jamais qu’un point de vue très partiel sur ce à propos de quoi on les mesure, le point de vue de ce que l’on choisit de mesurer : longueur, volume, poids, densité, nombre de molécules, charge électrique, etc. Il est difficile de penser que Platon, en choisissant comme premier exemple d’assimilation d’un concept à un nombre une « unité » de mesure, ambiguë qui plus est, n’avait pas toutes ces considérations en arrière-plan de sa pensée.
Le second exemple, le stadion, lève l’ambiguïté qu’il y avait avec le plèthre, puisque, en tant qu’unité, il n’est qu’une unité de longueur, mais il en introduit une autre, qui n’existait pas avec le grec plethron, qui n’est le nom que d’une unité de mesure, en ce que le mot stadion peut signifier aussi bien une unité de longueur qu’une construction, un « stade » pour la course, dont le nom vient justement de la longueur de la piste de course qu’il entourait. Quand on remarque cela, on peut penser que, si Platon a fait choisir à Socrate comme premier exemple précisément le plethron, c’est justement parce qu’avec ce mot, il n’y avait pas de doutes sur le fait qu’il mentionnait une unité de mesure (en fait deux, une de longueur, une de superficie), au contraire de ce qui se serait passé avec la plupart des autres unités de longueur, qui font référence à des éléments d’anatomie (le doigt, le pied, la paume, le coude). Bref, Platon a fait choisir à Socrate trois exemples dont le premier n’est qu’une unité de mesure, mais ambiguë sur ce qu’elle mesure, le second est ambigu entre unité de mesure et bâtiment produit de l’art humain, et le troisième ne peut être une unité de mesure, mais est ambigu en ce sens qu’il peut aussi bien désigner le campement sur lequel s’établit une armée en campagne, pour lequel le « nombre » serait une superficie, par exemple mesurée en plèthres (carrés), que l’armée elle-même, dont le « nombre » est plus naturellement pensé comme nombre de soldats la composant. Là encore, il est difficile de croire que cette progression est le fruit du hasard. Et, si ce n’est pas le cas, il nous revient de chercher à découvrir ce que Platon voulait nous faire percevoir en choisissant précisément cette progression et en nous présentant un Théétète qui ne perçoit aucune de ces ambiguïtés.
En mentionnant le stadion aussitôt après le plethron, Socrate oriente la compréhension de son jeune interlocuteur vers une interprétation de ce mot en tant qu’une autre unité de mesure de longueurs. Et lorsqu’il parle du « nombre » du stadion après avoir, quelques répliques plus haut, choisi le nombre 6 comme exemple de nombre, et qu’on sait, comme le savait sûrement Théétète, qu’un stadion mesure justement 6 plethra, on peut comprendre que l’adolescent ne se pose pas trop de questions sur ce à quoi pense Socrate comme nombre du stadion. Mais, là encore, ce nombre aurait aussi bien pu être 600 si l’on pensait le stadion mesuré en pieds, ou autre chose encore si l’on choisissait une autre mesure de référence pour mesure le stadion. Et si l’on pense le stadion, non plus comme unité, mais comme édifice, puisqu’après tout, le prochain exemple de Socrate, l’armée (stratopedon), n’aura plus rien à voir avec les unités de mesure, la question de savoir quel nombre peut être celui du stade n’est plus du tout aussi évidente : doit-on « mesurer » le stade, édifice public, en nombre de rangées de gradins de bas en haut, nombre assez facile à obtenir et parfaitement stable pour un stade donné, ou en nombre maximum de spectateurs qu’il peut contenir (comme on le fait de nos jours lorsqu’on parle d’un stade de 10.000 places ou de 50.000 places), nombre beaucoup moins facile à déterminer si les gradins ne sont pas construits avec des places individualisées ?
Et quand on en arrive au cas du stratopedon (« armée »), (2) la question du « nombre » devient encore plus ardue. Si l’on comprend le mot dans son sens premier comme désignant le « camp » où stationne l’armée, on peut lui associer un nombre mesurant sa superficie, ou un nombre de tentes susceptible d’abriter des soldats, ou un nombre de personnes résidant dans le camp, et dans ce cas doit on compter uniquement les combattants ? Mais lesquels ? Seulement les citoyens athéniens ou aussi les mercenaires, et faut-il compter aussi tous les esclaves ou le personnel non combattant destiné à aider les soldats dans la gestion de l’intendance ? Et si l’on comprend le mot comme désignant l’armée, le problème est encore plus ardu dans la mesure où, si un armée est le type de groupe humain généralement le mieux structuré, il est aussi celui dont le composition est soumise aux plus fortes variations, du fait même de son activité : si en effet on dit, comme le fait Socrate, que l’armée se définit par le nombre de ses éléments, même en laissant de côté ici la question de savoir quels éléments sont à prendre en compte, faut-il en conclure qu’au premier déserteur ou au premier combattant tué au combat, l’armée n’est plus l’armée puisque le nombre de ses éléments a changé ? La réponse est bien évidemment : « non », ce qui invite à chercher ailleurs que dans les seuls nombres ce qui fait la nature propre de l’armée et à comprendre qu’en fin de compte, non, l’armée n’est pas le nombre de l’armée puisque ce nombre peut varier sans que l’armée change de nature. Et de ce point de vue, lorsqu’on se souvient que l’occasion du Théétète est le rapatriement de Théétète à l’article de la mort du stratopedon (142a7) installé devant Corinthe par les Athéniens, on se dit qu’il y a une certaine dose d’humour de la part de Platon à nous présenter un Théétète encore adolescent acceptant sans broncher l’idée que le nombre de l’armée et l’armée, c’est la même chose, dans un contexte où il nous présente justement ce même Théétète abandonnant l’armée en campement devant Corinthe sans que personne pense que cela remet en cause le fait que cette armée qu’il abandonne reste tout autant une armée que quand il y était encore, simplement privée d’un de ses combattants, qui n’était sans doute ni le premier ni le seul à avoir été tué ou grièvement blessé, ou victime de maladie, au point de ne plus pouvoir combattre, puisque Socrate nous apprend en nous décrivant le sort de Théétète qu’une épidémie de dysenterie, dont il souffre plus encore que de ses blessures, faisait des ravages dans l’armée (142b1-5) et devait donc en réduire le « nombre » sans pour autant en faire autre chose que la même armée athénienne qu’elle était depuis le début de la campagne contre Corinthe.
Bref, en trois courtes répliques (à peine cinq lignes, plus trois « Nai » de Théétète), Socrate met à mal pour qui sait lire entre les lignes l’idée que les nombres peuvent révéler le sens ultime de la réalité, nous invite à comprendre que, pas plus que les mots, les nombres ne peuvent nous renseigner sur les auta (les « ça-même »), mais tout au plus nous dire quelque chose des rapports entre les choses, (3) et nous fait réfléchir sur le caractère souvent arbitraire de ce que l’on considère comme des « un », de ce dont on fait des « unités », allant même, avec l’exemple de l’armée, jusqu’à nous donner l’exemple de réalités « à géométrie variable » dont on ne peut rendre compte par les seuls nombres, portant ainsi un coup fatal aux prétentions de Pythagore et ses disciples de rendre compte de la réalité au moyen les seuls nombres. Ceux-ci, tout comme Parménide, ne font donc que nous conter des mythes (cf. Sophiste, 242c4-9) se donnant l’air de la rigueur mathématique ou logique, dans lesquels Monade, Dyade, Triade, etc. remplacent les dieux de l’Olympe.
(retour à la page d'introduction du Théétète)
(1) Le plèthre, plethron en grec, était l'une des unités de mesure de longueur utilisées par les contemporains de Platon, tout comme le « stade (stadion) » dont il est question aussitôt après. (<==)
(2) Statopedon, le mot utilisé par Socrate et traduit par « armée », est composé par combinaison de stratos (« armée » en tant qu’installée dans un campement) et pedon, mot dérivé de pous, pedos (« pied »), qui signifie au sens premier « ce sur quoi on pose les pieds », c’est-à-dire « sol ». Stratopedon, c’est donc au sens premier le sol sur lequel campe l’armée en campagne et, par métonymie, cette armée elle-même. (<==)
(3) Compter établit, au moins dans notre pensée, un rapport de similitude entre les onta (« étants ») dont on fait des « unités » de comptage, rapport qui peut inclure des critères intrinsèques aux onta comptés (genre, espèce couleur, taille, etc.) et/ou des critères purement conjoncturels (lieu, espace de temps, par exemple) et peut aller d’une similitude très poussée comme par exemple l’appartenance à un même genre ou espèce plus ou moins précis, éventuellement complété par des qualifications supplémentaires (je compte tous les animaux d’un zoo, ou tous les oiseaux, ou tous les perroquets, ou tous les perroquets verts et rouges, etc.) à un « similitude » purement fictive (je compte tous les mètres d’une poutre dont je mesure la longueur, mètres qui n’« existent » que le temps pendant lequel je pose mon mètre à un endroit donné de la poutre) en passant par tous les niveaux intermédiaires (compter les meubles d’une pièce ou les bibelots d’une vitrine, ou les éléments mentionnés dans l’inventaire de Prévert, etc.). Mesurer, c’est comme je l’ai dit plus haut, établir un rapport entre deux grandeurs de même nature, dont l’une sert d’« unité » pour la mesure. (<==)