© 2016 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 15 novembre 2016
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Le Théétète
(6ème tétralogie : La dialectique - 1er dialogue de la trilogie)

Les plans du Théétète
 
Note : Dans cette présentation des plans du Théétète, les chiffres entre parenthèses après les références de début et de fin d'une section sont des décomptes de lignes obtenus à partir d’un fichier Word contenant le texte grec intégral du Théétète issu du CD Perseus (sans les noms des interlocuteurs avant chaque réplique) sous forme d’une suite continue de lettres grecques majuscules (police Sgreek) sans blancs entre les mots, sans esprits ni accents ni signes de ponctuation, comme au temps de Platon. Le texte obtenu compte 107.428 lettres sur 43 pages de 43 lignes plus 25 lignes sur la 34ème page, soit un total de 1.873 lignes d’environ cinquante cinq lettres chacune (moyenne générale : 57 lettres par ligne). Ces chiffres n'ont aucune significtion intrinsèque et sont seulement destinés à faire des comparaisons.
 
I.  Prologue 142a1-151d3 (249)
Préambule  
  1. Introduction au dialogue par Euclide et Terpsion 142a1-143c8 (34)
Prologue  
  2. L’opinion de Théodore sur Théétète 143d1-144d7 (34)
  3. Qu’est-ce que l’epistèmè (savoir) ? Socrate juge Théétète en action  144d8-148e6 (105)
  4. Socrate accoucheur d’âmes 148e7-151d3 (76)
   
5.
 
 
Le logos (1) dont accouche Théétète (151d-210d : le reste du dialogue)
 
 
A. L’epistèmè (savoir) du côté de la sensation  
Première définition : savoir = sensation  
II.  1ère partie (avec Théétète) : caractère fluctuant de la sensation 151d3-165e7(401)
  Le relativisme de Protagoras plonge ses racines dans le mobilisme d’Héraclite 151d3-15c10 (109)
  La sensation comme interaction agent-patient 155d1-160e5 (152)
  Quel patient (homme, bête, dieu) ? Dans quelle situation (sensation actuelle, souvenir, rêve) ? 160e6-165e7 (139)
 
Transition : plaidoyer pour Protagoras
Certaines représentations sont « meilleures les unes que les autres. » (167b)
(l'objectivité incontournable du « bon (agathos) »)

 
 
165e8-168c7 (75)
III.  2ème partie (avec Théodore) : relativisme et lien social 168c8-184b2 (444)
  De l'autarcie intellectuelle (autarkè eis phronèsin) à la relativité du juste/injuste
                   via la destruction de la notion de vérité (alètheia)
168c8-172b8 (111)
     
     Au centre du dialogue : deux conceptions erronées du juste :
    Plaideur invétéré (justice aux voix) vs. « philosophe » asocial (juste tout seul)
                                      (en toile de fond : le procès de Socrate)
 
 
172b8-177c5 (147)
  De la relativité du juste/injuste à la destruction du logos par le mobilisme
          via la problématique de la prévision du futur (savoir et temps)
177c6-184b2 (188)
 
Transition : Rôle de l’âme (psuchè) dans la connaissance
Il faut un principe unificateur des données des différents sens (vue, ouïe, etc.)
 
 
184b3-187a8 (78)
B. L’epistèmè (savoir) du côté du logos
(doxa (opinion) = logos : 190a5)
 
Deuxième définition : savoir = opinion vraie (alèthès doxa)  
IV.  Epistèmè (savoir) = opinion vraie (dans l’âme (psuchè)) 187a9-200d4 (387)
  Comment est possible l’opinion fausse ? 187a9-191c7 (114)
  L’âme (psuchè) bloc de cire 191c8-196c3 (136)
  L’âme (psuchè) colombier 196c4-200d4 (115)
  L’opinion (réputée) vraie des juges obtenue par la persuasion, sans l’epistèmè 200d5-201c6 (22)
Troisième définition : savoir = opinion vraie + logos  
V.  Epistèmè (savoir) = opinion (= logos) vraie + logos 201c7-210d4 (240)
  Les trois sens du mot logos :  
  Expression sonore, énumération, définition par la différence  
VI.  Le moment « critique » : le Sophiste  
VII.  Les conséquences au plan de l’action : le Politique  

Ce plan superpose plusieurs découpages possibles du dialogue pour nous permettre d'en saisir toute la richesse et la complexité.

Le découpage le plus évident et le plus immédiatement perceptible est celui qui s'appuie sur les trois « définitions » successivement proposées de l'epistèmè (« savoir, connaissance, science ») : sensation, opinion vraie et opinion vraie accompagnée de logos. C'est celui que j'ai mis en évidence avec les titres en grisé : un préambule entre Euclide de Mégare et Terpsion dans lequel Euclide, qui vient de voir Théétète ramené à l'article de la mort d'un camp militaire dressé par Athènes autour de Corinthe assiégée (ce qui situe cette conversation plusieurs années après la mort de Socrate), évoque une conversation ancienne entre Socrate et Théétète encore adolescent, devant Théodore de Cyrène, son professeur de géométrie et autres disciplines scientifiques (les derniers mots de Socrate dans le dialogue permettent de savoir qu'elle eut lieu le jour même où il était convoqué devant les autorités pour répondre de l'accusation portée contre lui par Mélétos et qui lui valut une condamnation à mort), dont il a consignée par écrit le récit que lui en avait fait Socrate, récit qui, lu à haute voix par un de ses esclaves, constitue le dialogue proprement dit, composé d'un prologue qui en situe le contexte (celui de la conversation entre Théétète et Socrate) et de trois parties correspondant chacune à l'une des trois définitions.

Il n'est pas trop difficile de constater que la première définition donne lieu à de plus longs développements que les deux autres réunies, (2) et que ces développements sont menés par Socrate successivement avec deux interlocuteurs différents : d'abord Théétète, puis son maître Théodore (que Socrate a un mal fou à faire s'impliquer personnellement dans la discussion, alors même qu'il se dit ami de Protagoras (3)). La première partie se décompose donc ainsi en deux sections de longueurs voisines, séparées par un intermède dans lequel Socrate propose, en l'absence de Protagoras, mort depuis longtemps déjà, et devant le refus de son ami Théodore de prendre sa défense, de se faire son avocat en prononçant un discours qui aurait pu être celui de Protagoras, dont il soumet ainsi les thèses à examen critique.

On peut aussi aisément remarquer que la seconde définition (savoir = opinion vraie) est en rupture avec la première (savoir = sensation), alors que la troisième (savoir = opinion vraie accompagnée de logos) est dans la continuité de la seconde. On a donc maintenant un dialogue en quatre parties précédées d'un double prologue dans lequel les parties se regroupent deux à deux : deux parties sur le savoir en tant que sensation (avec Théétète, puis avec Théodore) et deux parties sur le savoir en tant qu'opinion (opinion vraie sans plus de précisions et opinion vraie accompagnée de logos).

Si l'on cherche maintenant à préciser ce qui fait passer du premier groupe (savoir comme sensation) au second (savoir comme opinion), on remarque que c'est l'entrée en scène, dans une section dont j'ai fait une transition, de l'âme (psuchè), introduite par Socrate en tant qu'unificatrice des données des différents sens et siège vraisemblable du savoir (184d, sq.). Dans le vocabulaire de la République, on passe donc du registre du visible (horaton)/sensible au registre de l'intelligible (noèton) et c'est l'âme qui fait le pont entre les deux.

Cette manière de découper le dialogue y met en évidence une progression qui rappelle celle qui organise la succession des cinq premières tétralogies de mon plan d'ensemble des dialogues :

  1. Le prologue entre Socrate, Théodore et Théétète rappelle les prologues des dialogues de la première tétralogie, en particulier du Lysis et du Charmide, qui mettent en scène des conversations de Socrate avec des adolescents dans des palestres, cadre proche de celui qu'on retrouve dans le Théétète ; (4)
  2. La première partie de la discussion sur la première définition (savoir = sensation), conduite avec Théétète, voit Socrate rattacher cette définition à Protagoras, mis en scène dans le dialogue introductif de la seconde tétralogie, centrée sur les sophistes, maîtres de l'apparence et de l'illusion, esclaves de l'opinion, et elle lui permet de remonter jusqu'à la racine de la sophistique, le mobilisme d'Héraclite et le relativisme qu'il induit ;
  3. La seconde partie de la discussion de cette première définition, dans laquelle Théodore finit par accepter de prendre la place de Théétète dans la discussion avec Socrate, après que ce dernier se soit fait, dans un interlude, l'« avocat » de Protagoras en présentant ses thèses sous leur meilleur jour sans que cela veuille dire qu'il fait siennes les opinions qu'il « défend », est l'occasion de confronter à l'épreuve des faits les théories de Protagoras et de ses pareils comme le faisait la troisième tétralogie à travers le cas particulier du procès de Socrate, qui est en fait le procès de la confusion régnant chez la majorité des Athéniens entre sophistique et philosophie au sens que le Socrate de Platon donne à ce mot (on trouve d'ailleurs une allusion à peine voilée au procès de Socrate dans la section centrale de cette seconde partie, où celui-ci oppose un supposé « philosophe » à un habitué des tribunaux en présentant le premier comme incapable de se défendre s'il est poursuivi devant un tribunal (cf. Théétète, 172c8 et 174b9-d1)) : il ne suffit pas de penser que quelque chose est ou sera bon (selon la thèse de l'homme mesure de Protagoras) pour que ça le soit effectivement maintenent ou plus tard, surtout quand on passe des opinions individuelles sur des question d'ordre privé à des opinions multiples sur les affaires de la cité impliquant une multitude de citoyens d'opinions différentes ; plus profondément, Socrate montre que la théorie mobiliste du savoir identifié à l'impression présente ne permet pas de rendre compte du fait d'expérience que constitue le logos ;
    Ensemble, ces deux parties de la discussion parcourent le domaine du sensible (« visible (horaton) » dans le langage imagé de l'analogie de la ligne de République VI) des illusions sophistiques aux réalités politiques ;
  4. L'étape suivante voit l'entrée en scène de l'âme (psuchè), thème de la quatrième tétralogie, dont la seconde définition (savoir = opinion vraie) va donner à Socrate l'occasion d'investiguer la structure et le fonctionnement pour chercher à comprendre comment on peut avoir une opinion fausse, à travers deux analogies, la première, l'âme assimilée à un bloc de cire, encore tournée vers le sensible (l'âme enregistreur des « impressions » sensibles), qui échoue parce que justement, dans le sensible, Héraclite a raison, tout s'écoule et il n'y a donc rien dans ce qui agit sur nos sens qui ait la stabilité des signes gravés sur une bague servant à imprimer un sceau dans la cire (5) et jamais deux « impressions » successives ne seront absolument identiques, l'autre, l'âme assimilée à un colombier, ouvrant sur l'intelligible, mais qui échoue parce qu'elle assimile les oiseaux que nous capturons depuis l'enfance, image maintenant mouvante de ce qui pénêtre dans notre esprit, à des savoir directement, alors que ce ne sont que des mots et que toute la question est justement de savoir comment ces mots, qui ne sont dans un premier temps que des sons saisis par notre oreille (voir la première définition de logos que donne Socrate en 206d1-5), donc encore des impressions sensibles, peuvent être porteurs de sens et donner accès à un savoir de ce qui n'est pas eux ; (6)
  5. La cinquième partie de ce découpage, consacrée à la troisième définition (savoir = opinion vraie accompagnée de logos), est, comme la cinquième tétralogie, centrée sur le logos et cherche (vainement) à découvrir en quel sens il faut comprendre ce mot pour y voir la source du savoir lorsqu'il accompagne l'opinion (dont on a dit auparavant qu'elle était un logos !).

Le Théétète est le premier dialogue de la trilogie de la sixième tétralogie, qui se continue avec le Sophiste et se conclut avec le Politique. Le Théétète se termine sur une invitation de Socrate à se retrouver le lendemain au même endroit et le Sophiste, puis le Politique, racontent cette nouvelle entrevue des mêmes interlocuteurs, Socrate, Théodore, Théétète et le jeune Socrate (introduit par Théétète en Théétète, 147d1-2 et à nouveau en Sophiste, 218b1-5), auxquels se joint un étranger originaire d'Élée en Italie (la patrie de Parménide) amené par Théodore et qui prend la place de Socrate comme meneur de jeu. Le caractère de trilogie de ces trois dialogues ne fait aucune doute et chacun d'eux contient des indications renvoyant au précédent et annonçant le suivant (7), si bien qu'on est en droit de penser que c'est l'ensemble de ces trois dialogues qui constitue la lecture faite par l'esclave d'Euclide du récit consigné par écrit par Euclide. On peut donc prolonger le parallèle avec l'ensemble des tétralogies, en voyant dans le Sophiste, dialogue central de la trilogie, le sixième temps, qui condense à lui seul le message de la sixième tétralogie, la tétralogie consacrée au dialegesthai (« le [fait de] dialoguer »), l'analyse rigoureuse des règles, du pouvoir et des limites de to dialegesthai, non pas la « dialectique » en tant qu'une science particulière dont on serait bien en peine de dire ce qu'elle couvre exactement, mais la pratique (d'où la forme verbale) de l'échange d'expériences dans le dialogue en vue de progresser ensemble vers la vérité qui est au-delà (l'un des sens de dia) des mots (dia logos) sous le contrôle de l'expérience, décrite justement par l'étranger d'Élée dans la sixième définition qu'il propose du sophiste en en faisant un adepte de l'art « critique », c'est-à-dire du discernement, du jugement (krisis) ; et dans le Politique le septième et dernier temps de ce programme, celui de la mise en application et du passage à l'action, qui va poser les fondements théoriques de l'action législative de l'Athénien des Lois, conclusion de la septième tétralogie, et donc de tout le parcours des dialogues.

En d'autres termes, la trilogie Théétète, Sophiste, Politique est comme un résumé et un condensé du parcours de l'ensemble des dialogues, dont elle reprend la structure d'ensemble selon une progression en sept temps sur le schéma suivant :

  1. Préambule présentant le problème à traiter et le contexte des discussions
  2. Mise en évidence et dénonciation des illusions trompeuses, des apparences qu'on risque de prendre pour la réalité dont elles ne dévoilent au mieux qu'un aspect
  3. L'épreuve des faits
  4. Le rôle de la psuchè (« âme »), pont entre le sensible et l'intelligible
  5. Zoom sur le logos
  6. Le moment « critique » du discernement (krisis)
  7. Le moment de l'action et de la mise en pratique

Tout comme les cinq premières tétralogies constituaient une propédeutique préparant au moment du discernement proposé par la sixième, et plus spécifiquement par le dialogue central de la sixième trilogie, le Sophiste, le Théétète propose un programme en cinq temps qui résume cette propédeutique pour préparer aux échanges du Sophiste, qui ouvrent la voix aux réflexions du Politique, préparation théorique à la mise en application développée dans la septième tétralogie.

Mais il est encore une autre manière de retrouver ce schéma, ou du moins ses cinq premiers temps, dans le Théétète, c'est en menant une analyse plus poussée du prologue, comme le montre le découpage que j'en ai fait dans le plan ci-dessus :

  1. Le premier temps, introductif, est cette fois limité au préambule entre Euclide et Terpsion ;
  2. Vient ensuite, dans la première partie du prologue, entre Socrate et Théodore, une section qui nous présente l'image de Théétète à travers l'opinion qu'a de lui Théodore, son « reflet » (8) en quelque sorte dans les propos de son maître de géométrie, coloré et potentiellement déformé par les « préjugés » et les modes de pensée du géomètre et le type de relations qu'il a avec son « élève », une image qu'en l'occurrence, on pourrait dire trop belle pour être vraie tant Théodore est dithyrambique sur Théétète ; (9)
  3. Avec l'arrivée de Théétète aux côtés de Socrate, on passe de l'image à l'original et Socrate s'empresse de tester lui-même les capacités de l'adolescent en en faisant une vérification « expérimentale », en le soumettant à l'épreuve des faits ;
  4. Au terme de ce test préliminaire qui a permis d'introduire le sujet de la discussion (qu'est-ce que l'epistèmè (« savoir ») ?) et de mettre en évidence l'ignorance de Théétète sur ce point, Socrate se présente comme « accoucheur d'âmes »
  5. Tout le reste du dialogue constitue le logos dont Socrate va accoucher Théétète.

Aucun de ces découpages ne fait jouer un rôle structurant au milieu matériel du dialogue qui pourtant souvent, dans les dialogues de Platon, marque une articulation importante du dialogue et/ou met en relief une idée importante. Dans le Théétète, le milieu du dialogue tombe vers la fin de la section centrale de la IIIème partie (la partie centrale d'un dialogue qui en compte cinq), sans pour autant marquer le début ou la fin d'une section. Dans ces conditions, avant de situer le milieu exact du dialogue, il est nécessaire d'en préciser le contexte. Cette section centrale (172b8-177c5) est un long monologue de Socrate interrompant son dialogue avec Théodore, qu'il considère à la fin comme une sorte de « digression », (10) suivi en cela par tous les commentateurs. Dans ce monologue, il oppose un portrait de celui qui consacre sa vie à la philosophia (11), portrait dans lequel la plupart des commentateurs voient le portrait du philosophe selon le cœur de Platon, au portrait de celui qui hante les tribunaux et pratique une rhétorique adaptée à ce contexte, décrivant des attitudes et des comportements de l'un et de l'autre, en particulier dans leurs relations (ou absence de relations) avec leurs concitoyens, c'est-à-dire dans leur comportement politique, dans leur vie de politai (« citoyens »), suivi, à partir de 176a4, après une brève interruption de Théodore, de considérations plus générales et théoriques sur le bon et le mauvais (12) qui n'opposent plus le « philosophe » au plaideur, mais un mode de vie bonne fondé sur la justice nous rapprochant du divin et un mode de vie misérable produit de l'ignorance de ce qui est bon et divin, fait d'injustice et d'impiété, nous laissant le soin d'associer, si cela nous convient et ne nous choque pas, le premier au « philosophe » dont il vient de faire le portrait et le second au plaideur. Le problème que pose cette description, qui cherche à faire le lien entre connaissance (le thème du dialogue) et choix et qualité de vie (ce qui devrait être l'objet premier de notre quête de savoir), c'est que Socrate y propose un portrait de philosophe pour le moins ambigu et dont la plupart des traits ne cadrent pas avec l'image de Socrate que nous donnent les dialogues (son retrait du monde en particulier, ou son intérêt pour les phénomènes astronomiques) : on a du mal à imaginer que Socrate fasse ici son autoportrait et on peut se demander s'il n'y ressert pas plutôt à Théodore la caricature de lui proposée par Aristophane dans les Nuées ! On peut d'ailleurs en dire autant du portrait du plaideur invétéré passant sa vie dans les tribunaux qu'il y oppose, qui est, lui aussi, poussé jusqu'à la caricature et ne s'applique en tout cas pas en l'état aux rhéteurs et aux sophistes mis en scène dans les dialogues, tels Protagoras, Gorgias ou Hippias, qu'on ne peut reconnaître dans aucun des deux portraits proposés par Socrate dans ce long monologue. (13)

Si l'on cherche à situer plus précisément le milieu du dialogue, on peut le faire de deux façons en se rappelant ce que j'ai dit dans la note 2 sur le fait que la discussion de la première définition dans son ensemble constituait exactement la moitié du dialogue limité au texte lu par l'esclave d'Euclide, c'est-à-dire en ne prenant pas en compte le préambule entre Euclide et Terpsion, ce qui suggère que Platon, dans sa structuration du Théétète, pouvait avoir tantôt tenu compte du préambule faisant intervenir des personnages différents du reste du dialogue, en un autre lieu et en un autre temps, tantôt pas. Si l'on se limite au dialogue « intérieur » (le texte écrit par Euclide et lu par son esclave), le milieu se situe dans la seconde partie de la « digression », entre les deux phrases suivantes, qui constituent un résumé de ce que Socrate présente comme « le vrai (to alèthes) » : «  un dieu, nulle part en aucune manière [n'est] injuste, mais le plus parfaitement juste et rien ne lui est plus semblable que celui d'entre nous qui deviendrait à son tour le plus juste possible. Par rapport à cela [s'évalue] à la fois la véritable puissance digne d'admiration d'un homme et sa nullité et son incapacité à être un homme digne de ce nom, car [c'est] bel et bien la connaissance de cela [qui constitue] la sagesse et la véritable excellence, mais son ignorance l'inculture et le vice manifeste (theos oudamèi oudamôs adikos, all' hôs hoion te dikaiotatos, kai ouk estin autôi homoioteron ouden è hos an hèmôn au genètai hoti dikaiotatos. peri touto kai hè hôs alèthôs deinotès andros kai oudenia te kai anandria, hè men gar toutou gnôsis sophia kai aretè alèthinè, hè de agnoia amathia kai kakia enargès) » (176b8-c5) : à deux lettres près dans mes comptages fournis par Word, le milieu tombe à la fin de la seconde occurrence du mot dikaiotatos, c'est-à-dire de la première de ces deux phrases (52.748 lettres jusqu'à dikaiotatos inclus, 52.744 après). Si l'on prend en compte le dialogue entier, préambule inclus, le milieu tombe vers la fin de la première partie de la « digression », une ligne après la seule apparition du mot philosophos dans toute cette « digression », (14) dans la formule, adressée par Socrate à Théodore, « celui-là même que tu nommes philosophe (hon dè philosophos kaleis) » (175e1) : 53.675 lettres jusqu'à kaleis inclus, 53.753 après, soit un écart de 39 lettres si l'on considère que c'est cette formule qui constitue le milieu et que Platon voulait ainsi mettre en relief, pour attirer notre attention sur le fait que le portrait qu'il fait de celui qui se consacre à la philosophia satisfait Théodore le géomètre, qui y voit effectivement un portrait du philosophe tel qu'il l'imagine, mais qu'il ne satisfait pas nécessairement Socrate et que c'est à nous de faire la part du feu et de corriger ce portrait à la lumière de tout ce que nous ont appris les dialogues antérieurs, et en particulier la République, qui consacre la fin du livre V et tout le livre VI à faire le portrait du philosophe véritable en l'opposant à l'idée que se font la plupart des gens de ceux qu'ils appellent « philosophes ». (15)

Quand bien même Platon ne serait pas allé aussi loin dans l'organisation de son dialogue, ce qui est incontestable et a déjà été remarqué par d'autres, (16) c'est que le portrait du « philosophe » proposé par Socrate, avec tout le monologue qui l'accompagne, comme une sorte de pièce rapportée dans le dialogue que les interlocuteurs s'autorisent parce qu'ils ont tout loisir de prendre leur temps, (17) est située au milieu du dialogue, ce qui devrait suffire à attirer notre attention sur cette section dans son ensemble et nous suggérer qu'elle n'est pas aussi « secondaire » que le laisse entendre Socrate. Ce n'est que lorsqu'on a compris en quoi elle n'est pas une digression et comment elle se rattache à ce qui la précède et la suit, comment elle est « centrale » à toute la discussion entre Socrate et Théodore dont elle fait partie, et plus globalement à tout le dialogue, qu'on peut comprendre celui-ci et réaliser en particulier que Socrate ne perd pas de vue le lien entre savoir/connaissance et vie sociale, c'est-à-dire la dimension « politique » du savoir, et que le « philosophe » dont il fait le portrait n'est pas le philosophe comme le conçoit Platon, en particulier dans la République, mais le philosophe tel que se l'imagine Théodore (et, avec lui, la plupart des Athéniens). Et de fait, dès qu'on cesse de penser que, parce que c'est Socrate que fait parler Platon, il ne peut s'agir que du philosophe selon son cœur, dont son Socrate est justement le meilleur exemple qu'il ait trouvé, (18) et que ce portrait doit donc être, mis par lui dans la bouche de Socrate, une sorte d'autoportrait, il ne faut pas longtemps pour comprendre qu'il est en fait une caricature du philosophe plus proche de l'opinion qu'en a la foule que de ce que Platon met sous ce vocable. Il n'a pas grand chose à voir avec le portrait de Socrate qui se dégage de l'ensemble des dialogues, sinon dans sa description de la situation du personnage trainé devant les tribunaux par un plaideur invétéré y passant sa vie (description tout aussi caricaturale de l'orateur que son Socrate oppose au supposé philosophe) : penser que puisse s'appliquer à Socrate la description de quelqu'un qui « depuis l'enfance, ne connai[t] pas le chemin de la place publique (agora) » (173c9-d1), qui « ne voi[t] ni n'entend[] les lois et décrets proclamés ou publiés » (173d3-4), à qui « pas même en rêve ne viendrait à l'esprit de prendre part à des repas et des fêtes avec joueuses de flûte » (173d5-6), c'est n'avoir jamais lu l'Apologie, le Criton et le Banquet, pour ne citer que ces dialogues ! Ce personnage désincarné dont « seul en réalité le corps gît et habite dans la cité » (173e2-3) et dont la pensée mesure l'étendue de la terre (geômetrousa, 173e5-6) (19) et du ciel et s'adonne à l'étude des astres (astronomousa, 173e6), c'est un de ceux que condamne Socrate dans la République, dans son commentaire de l'allégorie de la caverne, comme « pensant avoir déjà été transportés vivants dans les îles des bienheureux » (République, VII, 519c5-6) et refusant de redescendre dans la caverne après en être sortis, pour participer à l'administration de la cité.

Si l'on examine maintenant ce qui précède immédiatement et suit immédiatement ce monologue de Socrate, c'est-à-dire la fin de la section 1 et le début de la section 3 de cette troisième partie que constitue la discussion avec Théodore, on constate que, dans des termes très voisins, Socrate y dit les mêmes choses : Selon Protagoras et ses semblables, pour ce qui est des actions/comportements/décisions/... justes ou injustes (dikaia kai adika, 172a2 ; peri ta dikaia, 177c9), chaque cité en décide à son gré, en particulier à travers ses lois, qu'elle est libre de changer au fil du temps ; par contre, sur la question de savoir ce qui lui est bénéfique (sumpheron, 172a5, etc., avant le monologue ; ôphelimon, 177d4, etc., après le monologue (20)), personne ne serait assez fou pour prétendre que chaque cité peut en décider seule et que, simplement parce qu'elle édicte que telle ou telle chose lui sera bénéfique, elle le sera effectivement aussi longtemps que son édit restera en vigueur (cf. 177d4-5). En d'autres termes, selon ceux dont on examine les thèses, il est dans les pouvoirs d'une cité de décider de ce qui est juste ou pas pour elle, pas de décider de ce qui est bon ou pas pour elle. La « transcendance » du bon (to agathon), c'est-à-dire le fait qu'il ne dépend pas de nos opinions sur lui, s'impose même à Protagoras (ne serait-ce que pour justifier ses honoraires par le fait que, sur cette question, certains sont plus « sages » que d'autres, cf. 172a5-b2, qui ne fait que reprendre ce que Socrate faisait dire à Protagoras en 167c2-4) et aux relativistes les plus radicaux. C'est donc entre deux considérations similaires sur la justice que vient s'insérer le monologue de Socrate, dans lequel il parle aussi de justice dans les considérations générales qui font suite aux deux portraits, celui du supposé « philosophe » et celui du plaideur invétéré, dans des phrases qui correspondent exactement au milieu du dialogue limité aux échanges entre Socrate, Théodore et Théétète. C'est donc cette idée de justice qui fait le lien entre le monologue et le reste de l'échange avec Théodore.

Si maintenant on s'intéresse aux points de départ et d'aboutissement de cet échange, on note qu'il commence par un résumé donné par Socrate de la thèse de Protagoras de l'homme mesure selon laquelle « il faisait chaque [homme] autosuffisant vis à vis de/en vue de l'intelligence/sagesse (autarkè hekaston eis phronèsin epoiei) » (169d5-6) (21) et se termine par la constatation que le mobilisme universel poussé dans ses plus extrêmes conséquences annihile le logos en rendant tout discours impossible puisque rien ne peut se laisser « figer » par un mot. Si Platon a choisi le mot autarkè (« autosuffisant ») dans cette reformulation de la thèse de Protagoras, c'est pour faire écho à son emploi en République, II, 369b5-8, où c'est justement dans le fait que l'homme n'est pas autarkès, « autosuffisant », que le Socrate de Platon voit l'origine de la polis (« cité/état »), c'est-à-dire de la vie en société. Prétendre que l'homme est autarkès, c'est donc ruiner le fondement de la vie en société pour l'homme, de sa dimension fondamentalement politique. Et même si Platon relativise cette autosuffisance en l'associant à la phronèsis (« intelligence, sagesse, prudence »), il lui assigne le domaine qui distingue justement l'homme de tous les autres animaux, celui qui, pour l'homme, s'exprime à travers le logos, qui n'a de sens que dans le dialogos et rend justement possible le partage des expériences qui nous permet de devenir plus sages et de nous enrichir les uns les autres, de nous « porter assistance » (sumpherein, ôphelein) les uns aux autres.

Partant de la négation de la dimension sociale et « politique » de l'homme, la thèse soutenue par Protagoras conduit, si on la prend au sérieux jusqu'au bout, comme le montre la conclusion de l'échange entre Socrate et Théodore, à la négation du logos lui-même. Cette conclusion est préparée dès la reprise du dialogue après le monologue de Socrate, lorsque, résumant les conclusions obtenues au terme du dialogue qui a précédé ce monologue, Socrate dit que, selon Protagoras « en ce qui concerne les [choses/actes/comportements/lois...] justes, plus que tout celles qu'une cité pose [à travers des lois (22)] comme [le] lui paraissant, celles-là sont aussi justes pour celle qui les pose aussi longtemps que ça reste en l'état (c'est-à-dire « que ces lois restent en vigueur ») (peri ta dikaia, hôs pantos mallon ha an thètai polis doxanta hautèi, tauta kai esti dikaia tèi themenèi, heôsper an keètai) » (177c9-d2), mais que, « en ce qui concerne les bonnes [choses/actions/lois/...] (peri de tagatha) » personne ne se risquera à prétendre que « celles qu'une cité pose [à travers des lois] en les estimant bénéfiques pour elle, sont aussi bénéfiques pendant tout le temps où ça reste en l'état (c'est-à-dire « où ces lois restent en vigueur »), sauf si l'on ne parle que du mot (ha an ôphelima oiètheisa polis heautèi thètai, kai esti tosouton chronon hoson an keètai ôphelima, plèn ei tis to onoma legoi) » (177d4-6), ajoutant dans la réplique suivante : « Qu'on ne parle donc pas du mot, mais qu'on fixe son attention sur le fait/la chose (23) nommée (mè gar legetô to onoma, alla to pragma to onomazomenon theôreitô) » (177e1-2). Dès lors que Protagoras admet une certaine « transcendance » du bon, que ce soit sous l'appellation d'« utile », de « profitable », de « bénéfique » ou de quelque autre mot, il est obligé de concéder qu'on ne peut pas dire ce qu'on veut à son sujet, sauf à ne s'attacher qu'aux mots, sans souci de ce qu'il pourrait y avoir derrière (ce que Socrate désigne par le mot pragma, dérivé du verbe prattein signifiant « agir »). Mais dire que c'est le cas pour le bon, mais pas pour le juste, alors que le juste, sans aller jusqu'à la conception que s'en fait Socrate dans la République, n'est autre pour la plupart des gens que le bon dans le registre des relations sociales, des interactions entre personnes, c'est absurde ! C'est précisément, dans le cas du mot « juste (dikaion) », ne s'attacher qu'au mot.

On voit que le fil directeur de toute la discussion entre Socrate et Théodore est l'examen des conséquences du mobilisme, et du relativisme qu'il induit, pour la vie en société, dont il sape les fondements. Avec Théétète, l'adolescent, Socrate s'est contenté de mettre à jour les sous-entendus d'une définition du savoir comme sensation et de décrire le schéma type de toute sensation en tant qu'interaction entre un « agent » (ce qui est à l'origine de la sensation) et un « patient » (celui ou celle qui « subit » (pathein, infinitif aoriste de paskein)/éprouve la sensation). Avec Théodore, le géomètre qui, comme ceux que prend en exemple Socrate dans l'analogie de la ligne à la fin du livre VI de la République, estime n'avoir pas à logon didonai (« donner une explication/rendre compte », cf. République, VI, 510c1-d3) de ses « hypothèses », (24) et qui a une responsabilité vis à vis de ces adolescents qu'il prétend former par son enseignement, et donc vis à vis de la cité dont ils sont citoyens, Socrate va plus loin en mettant à jour les implications sociales et politiques des thèses de celui dont Théodore se dit l'ami et en en montrant les contradictions et les incohérences par rapport aux données de l'expérience. Dire que chaque homme est autosuffisant dans le domaine de l'intelligence, c'est accepter que n'importe qui puisse dire n'importe quoi sans pouvoir être contredit puisque chacun est maître de sa « vérité », ce qui revient à vider la notion même de « vérité (alètheia) » de toute substance. Mais l'expérience commune montre que la plupart des hommes acceptent l'idée que, au moins quand il s'agit du bien du corps, traduit dans le registre des sensations par certaines qui conduisent à s'estimer bien portant et d'autres à se penser malade, leur seule « vérité » ne leur suffit plus et qu'ils ne s'estiment pas autosuffisants quand il s'agit de se guérir de maladies, c'est-à-dire de faire disparaître les sensations qui les conduisent à se penser, à tort ou à raison, malades pour revenir aux sensations qu'ils associent avec la santé, c'est-à-dire le bien-être du corps. Par contre, dès qu'on en vient au registre « politique » (peri politikôn, 172a1), qui, pour le Socrate du Gorgias, s'occupe du bien de l'âme, et à la justice (au sens large incluant l'établissement de lois) qui, dans sa forme législative, est à l'âme ce que la gymnastique est au corps et dans sa forme pénale est à l'âme ce que la médecine est au corps (cf. Gorgias, 464b2, sq. et en particulier 464b8), la plupart des gens sont prêts à accepter le relativisme et l'idée que chaque cité est maîtresse de ses lois, et donc de ce qu'elle considère comme juste ou injuste, sans pour autant aller jusqu'à inclure le bon et le mauvais dans ce relativisme. Mais ils ne se rendent pas compte que le juste et l'injuste (ou le beau et le laid, ou le pieux et l'impie, cf. 172a1-2) ne sont plus des sensations, mais des abstractions, des concepts inaccessibles aux sens, par rapport auxquels les raisonnements sur le flux perpétuel des sensations ne tient plus, et que la cité n'est pas l'homme, mais un groupe d'hommes et de femmes qui ne sont pas nécessairement tous d'accord sur les lois qui conviennent à la cité. Le seul point commun qu'ils ont tous, c'est, comme le dit Socrate en prélude à sa mise en parallèle du bon et du soleil vers la fin du livre VI de la République, le fait qu'« en tant que [choses/actions/possessions/attitudes/propos/...] justes et belles, beaucoup choisiraient celles qui en ont l'air quand bien même elles ne le seraient pas, pour cependant les faire et les posséder et en avoir l'air, alors que de bonnes [choses/possessions/...], il ne suffit plus à personne d'acquérir celles qui en ont l'air, mais ils cherchent à obtenir celles qui le sont, car l'opinion, en la matière, tout le monde l'a en piètre estime », et que, pour tous, le bon (to agathon) est « ce que poursuit toute âme et en vue de quoi elle fait toutes [choses], augurant que c'est quelque chose, mais embarrassée et ne parvenant pas à saisir adéquatement ce que ça peut bien être ni jouir à son sujet d'une confiance stable comme à propos des autres [choses], par quoi d'ailleurs elle ne parvient pas non plus à savoir si telle ou telle des autres [choses] est chose bénéfique ». (République, VI, 505d5-e4). (25) Incapables pour la plupart de concevoir le juste sous la lumière du bon, qui, pour le Socrate de la République, est à l'intelligence ce que la lumière est à la vue, et de comprendre que le juste n'est autre que le bon dans la manière de résoudre les conflits internes (entre les différentes « parties » de l'âme) et externes (entre personnes) auxquels chacun est confronté dans sa vie, ils en restent sans s'en rendre compte aux mots et cherchent à les utiliser pour convaincre plutôt que pour comprendre, en les accomodant à leur sauce, collectivement ou individuellement.

On peut à ce point comprendre le rôle du monologue de Socrate au milieu du Théétète. Il est, non pas une digression, mais au contraire un exemple destiné à illustrer deux approches extrêmes opposées, mais qu'on peut toutes deux rattacher au principe d'autosuffisance posé par Protagoras. D'un côté, celui que Théodore ne voit pas d'objection à qualifier de « philosophe », c'est celui qui va jusqu'au bout du principe d'autosuffisance de chacun et qui pense donc qu'il peut seul, par sa seule « intelligence/sagesse (phronèsis) », arriver à la connaissance, une connaissance qui n'est que pour lui et pour sa satisfaction personnelle, en évitant au maximum la fréquentation des autres hommes et l'engagement politique, qui ne s'intéresse pas aux comportements justes (ta dikaia) vis à vis de ses concitoyens, qu'il ne fréquente pas, mais seulement à « la justice elle-même et l'injustice (autès dikaiosunès te kai adikias) » (175c2) dans l'abstrait ; de l'autre, celui pour qui la « vérité » et la justice se déterminent au nombre de voix (du jury), qui ne s'intéresse qu'à ses petites affaires (tèn peri autou, 172e7) et qui se tourne vers les tribunaux dès qu'il lui faut trancher une question de justice ou d'injustice dans ses relations avec les autres, qui, en apparence du moins, semble admettre que la justice est ce que décide la cité à travers ses lois. En apparence seulement car, comme ne va pas tarder à le souligner Socrate au terme de la discussion sur le savoir défini comme opinion vraie (200d5-201c6), les juges sont amenés à se faire une opinion et à prononcer des jugements sur des faits dont ils n'ont pas été témoins et ils le font influencés par le caractère plus ou moins persuasif des plaideurs, sans aucune garantie qu'ils disent vrai. L'un pense pouvoir faire abstraction de son corps et de ses concitoyens et compte sur la chance (tuchè) pour découvrir seul ce qui est, (26) sans réaliser que l'important n'est pas ce qui est, mais ce qui est bon, et ne s'intéresse qu'aux idées, pas aux personnes et aux biens matériels ; l'autre est esclave de son corps et des biens matériels qui lui procurent du plaisir (27) et compte sur l'art (technè) oratoire pour convaincre une majorité de ses concitoyens jurés de ce qui est vraisemblable en vue d'obtenir gain de cause dans ses démêlés avec les autres, sans le moindre souci pour le vrai et sans chercher à comprendre ce qui est réellement bon pour lui. L'un ne peut fixer le sens des mots puisqu'il refuse le dialogue ; l'autre adapte le sens des mots en fonction de ses besoins. L'un est sorti de la caverne mais n'a pu s'habituer à la lumière du soleil ou s'y est brûlé les yeux, est resté dans la nuit ou dans l'aveuglement mais ne veut pas redescendre dans la caverne ; l'autre n'en est jamais sorti et n'a nulle envie d'en sortir.

Bref, aucun des deux n'est juste (dikaios), l'un parce qu'il pense n'être pas concerné par la justice dans ses actes, mais seulement intellectuellement intéressé par l'idée de justice, l'autre parce qu'il ne connaît que la pratique judiciaire devant les tribunaux et l'instrumentalise en vue de son seul intérêt matériel à court terme. Et à ces deux formes extrêmes d'injustice sont associées deux conceptions erronées du logos : l'une qui perd complètement de vue l'ancrage du logos dans la vie sociale, dans les échanges interpersonnels qui lui ont donné naissance et le font vivre, c'est-à-dire dans le dialegesthai (« le (fait de) dialoguer » en tant qu'activité pratiquée) et qui pense que le logos n'a d'autre utilité que de permettre à l'homme qui s'en donne la peine d'atteindre « ce qui est », le seul but digne de lui ; l'autre qui ne voit au contraire que le rôle social du logos, mais le voit par le petit bout de la lorgnette, en en faisant seulement l'outil de résolution des conflits interpersonnels et consacre toute la partie de son temps qui n'est pas absorbée par ces conflits, dont l'aboutissement est le procès judiciaire, à perfectionner la technique oratoire qui lui permettra de mieux triompher dans ces joutes oratoires. À ces deux portraits opposés présentant deux formes extrêmes d'injustice aussi peu recommandables l'une que l'autre, Socrate oppose dans la seconde partie de son monologue deux types de comportement, l'un bon, l'autre mauvais, par rapport auxquels c'est précisément la justice ou son absence qui fait la différence, et qui ne renvoient donc pas chacun à l'un des deux portraits précédents, le bon au « philosophe » et le mauvais au plaideur. Partant de l'idée du bon (le « soleil » de l'intelligence selon ce qu'il dit dans la République) et du fait que, pour les hommes, au contraire des dieux, il y aura toujours un contraire du bon se manifestant sous la forme d'une multitude de mauvaises « choses » (ta kaka, pluriel neutre, en 176a5), il suggère que, pour tenter autant qu'il est possible d'échapper aux maux, l'homme doit viser l'« assimilation au dieu/à un dieu (homoiôsis theôi) » (176b1), qu'il présente comme une forme de « fuite (phugè) » « d'ici(-bas) à là(-haut) (enthende ekeise) » (176a9), (28) cette assimilation consistant à « devenir juste et pieux au moyen de l'intelligence (dikaion kai hosion meta phronèseôs genesthai) » (176b1-2). (29) Et « devenir juste et pieux au moyen de l'intelligence », ce n'est pas s'imaginer seul dans son coin que sa propre intelligence (phronèsis) rend autosuffisant (autarkès) et permet de se passer des autres, mais comprendre que c'est le besoin du dialogue qui a donné naissance au logos et que c'est dans le partage des expériences que rendent possible la vie en société et la pratique du dia-logos que l'on peut ensemble progresser vers un monde meilleur pour tous. Et si cette réflexion trouve sa place au milieu d'un discussion sur le savoir (epistèmè), c'est pour replacer le problème du savoir dans la perspective qui convient, celle de la vie bonne pour l'homme : on ne cherche pas à savoir, à supposer que cela soit possible à l'homme, pour le plaisir de savoir, mais pour vivre une vie d'homme aussi excellente que possible, pour atteinde à la « véritable excellence (aretè alèthinè) » (176c4), à la puissance et l'habileté qui seules méritent en vérité l'étonnement et l'admiration, voire la crainte, chez un homme digne de ce nom (hè hôs alèthôs deinotès andros, 176c2-3). (30) Et ce qui constitue cette vie bonne, c'est la justice, au sens où justement cherche à nous la faire comprendre Socrate dans la République, entièrement consacrée à une redéfinition de cette « vertu » (aretè), comprise dans un sens non exclusivement « social » et juridique régissant les relations des hommes les uns avec les autres, mais comme l'harmonie intérieure d'une âme composite, tiraillée entre le raison, l'amour-propre et les passions, comme préalable à l'harmonie sociale entre les citoyens de la cité, dont elle fait l'idéal de l'homme en cette vie. Bref, Socrate nous met ici en garde : on est en train de parler de savoir, de « science » (une des traductions possibles de epistèmè), avec des « scientifiques » fiers de leur savoir et qui préfèrent rester dans leurs figures plutôt que se lancer dans de grands discours sur le sens de la vie, (31) mais attention ! ce n'est pas ce savoir-là qui est important pour bien vivre notre vie d'homme, ce n'est pas lui qui nous conduira à la sophia (« sagesse) dont il convient d'être philos (« amoureux »). Il ne suffit pas de s'autoproclamer philosophos ou sophistès ou encore de se voir attribuer cette appellation par une multitude d'ignorants qui ne sont jamais sortis de la caverne ou par de prétendus « sages » qui se sont brûlé les yeux en en sortant et en fixant le soleil en plein midi pour l'être en vérité. Ce n'est pas le mot qui fait la « chose » (pragma), mais les agissements (pragmata) qui justifient l'appellation si l'on a bien compris le sens du mot.

La section qui suit le long monologe de Socrate examine la place des mots, et donc du logos qu'ils rendent possible, dans une vision mobiliste du monde. Elle commence par la reprise par Socrate de ce qui constituait la conclusion de la section qui avait précédé le monologue, la relativité du juste soutenue par les tenants du mobilisme et leur hésitation à aller jusqu'à soutenir celle du bon, ce qui, au vu de l'expérience universelle, reviendrait à ne s'attacher qu'aux mots, pas à ce qu'ils cherchent à désigner hors d'eux. Pour faire définitivement un sort à l'idée que le bon (ou l'utile (sumpheron), ou le bénéfique (ôphelimon), qui en sont des versions plus « concrètes ») pourrait être relatif et défini par les décrets de la cité, Socrate introduit une fois encore la dimension du temps, déjà évoquée avec Théétète à propos du passé et des souvenirs en 163d, sq., mais cette fois à propos du futur, ce qui conduit à la conclusion que l'idée que le savoir (epistèmè) est la sensation (aisthèsis) n'a de sens que dans l'instant présent. Du passé, nous n'avons plus sensation, mais seulement mémoire, plus ou moins fiable, et seulement des « faits (pragmata) » dont nous avons été témoins directs, car, pour le reste, comme les juges dans un procès, (32) nous en sommes réduits à nous fier à la mémoire de ceux qui en ont été témoins ; et du futur, nous n'avons pas encore sensation et sommes réduits à l'anticipation. Or c'est justement cette anticipation du futur qui nous intéresse le plus, aussi bien à titre individuel, par rapport entre autre à notre santé (référence au médecin en 178c4) et aux plaisirs que nous recherchons (référence au vin en 178c9, au musicien en 178d5, au cuisinier en 178d10, les trois piliers d'un banquet (sumposion) réussi), qu'à titre collectif quand il s'agit d'anticiper l'avenir de la cité et d'en fixer les lois en les espérant les plus bénéfiques possibles (ôphelimôtatous, 179a7) pour elle. Et c'est sur elle que l'expérience prouve que certains sont plus « sages (sophôteron, 179b1) » que d'autres en tant que plus aptes à prédire avec succès ce qui arrivera, et donc doivent servir de « mesure (metron, 179b2) » à tous, (33) ce d'autant plus que la cité (polis) en tant que telle n'a pas de sensations et est constituée par une collections d'individus qui ont chacun des sensations, et des opinions résultantes, différentes les unes des autres. Mais cette sagesse n'est pas un « savoir (epistèmè) » absolument certain, seulement une aptitude plus ou moins grande à prévoir l'avenir. De savoir, si le savoir doit être fondé sur la sensation, il n'y aurait donc qu'un savoir de la sensation présente, perpétuellement changeante, individuelle à chacun et potentiellement différente de l'un à l'autre. (34) Et si tel est le cas, toute la question est de savoir comment la communication et la confrontation de ces « savoirs » individuels sur des sensations en perpétuelle évolution est possible. C'est la question qu'examine Socrate dans la seconde partie de cette section en revenant sur l'hypothèse mobiliste d'une « étance emportée (pheromenèn ousian, 179d3) », c'est-à-dire d'attributs « emportés », avant que d'être fixés, par le temps qui s'écoule et les précipite dans le passé, poussés par d'autres sensations à chaque fois différentes qui prennent leur place, (35) pour voir si, examinée sous ce nouvel angle (le savoir est la sensation présente), « elle produit un son soit sain, soit fêlé (eite hugies eite sathron phtheggetai, 179d4) ». (36) Avant de montrer que, si l'on prend cette doctrine du mobilisme universel au sérieux jusqu'au bout, elle conduit à l'impossibilité du logos, Socrate met en évidence la cacophonie produite par les tenants du mobilisme, qui tiennent des discours (et donc acceptant le logos comme un fait sans se demander comment il est possible dans leurs théories) qui s'opposent les uns aux autres, sans même s'écouter et s'amuse à voir Théodore devenir soudain plus prolixe pour décrire le « mobilisme » qui agite les tenants de cette doctrine (37), profitant de l'occasion pour semer le germe de ce qui deviendra le Sophiste au travers d'une allusion à Parménide et aux Éléates reprise à la fin de la section. Il le fait en mentionnant leurs doctrines comme l'antithèse des doctrines mobilistes d'Héraclite, proposant d'examiner tour à tour les unes et les autres et annonçant que, « si les uns comme les autres semblent ne rien dire qui fasse bonne mesure, nous serons ridicules en pensant (c'est-à-dire : « nous nous donnerons le ridicule de penser ») que nous qui sommes d'un rang inférieur, nous avons quelque chose à dire après avoir rejeté comme ne convenant pas des hommes très vénérables et très sages (amphoteroi d' an phanôsi mèden metrion legontes, geloioi esometha hègoumenoi hèmas men ti legein phaulous ontas, pampalaious de kai passophous andras apodedokimakotes) » (181b1-4), anticipant ainsi la conclusion du Sophiste, qui renverra dos à dos ceux que l'étranger appellera repectivement « les fils de la terre » (tous gègeneis, Sophiste, 248c1-2) et « les amis des formes/idées » (tous tôn eidôn philous, Sophiste, 248a4-5) opposés dans un « combat de géants » (gigantomachia, Sophiste, 246a4) en proposant une troisième voie, qui prendra comme point de départ, non pas une doctrine d'on ne sait trop quel « être », mais le fait que le logos existe et fonctionne tant bien que mal dans un grand nombre de cas. Cette référence à Parménide s'articule autour de ce que les éditeurs présentent comme une citation de lui (180d7-e4), qui se situe exactement au milieu de notre section (92 lines avant, 92 lignes après) et se présente sous une formulation qui pose problème aux traducteurs, choisie (ou adaptée) par Platon, délibérément à mon sens, du fait précisément de son ambiguïté. Le texte grec en est : akinèton telethei tôi panti onom' einai, que l'on peut comprendre soit comme signifiant « "Immobile" se trouve être le nom pour le tout », faisant de akinèton (« immobile ») le nom qu'il faut attribuer au Tout que constitue l'Univers pour l'identifier par sa propriété la plus caractéristique, soit comme signifiant « immobile se trouve être le nom pour toute [chose] », faisant du fait d'être privé de mouvement/changement (akinèton), d'être jusqu'à un cetain point « immuable », la propriété commune à tout nom. (38) La première compréhension est celle qu'on peut supposer qu'avait en tête Parménide, si la citation telle que la reproduit Platon est bien de lui sous cette forme exacte, (39) la seconde celle que pourrait accepter le Socrate de Platon et qui suggère une piste de réponse aux mobilistes : « oui, vous avez raison, tout change en permanence dans notre monde matériel, mais c'est le propre du logos humain que de savoir « abstraire » (40) de sensations toujours changeantes des « constantes » plus ou moins stables dans le temps auxquelles il attribue des noms qui sont, eux, d'une stabilité (akinetos) suffisante pour nous permettre d'avoir prise sur le monde qui nous entoure et de communiquer entre nous d'une manière souvent efficace, cette efficacité qu'on peut constater dans certains cas au moins étant la preuve de la « réalité » de ces « constantes » porteuses de noms abstraites de nos impressions sensibles par notre intelligence d'êtres humains (nous) ». En plaçant ces quelques mots, qui nous ramènent à la problématique du « nom (onoma) » évoquée au début de cette section à propos du bon/utile/bénéfique, exactement au milieu de celle-ci, le Socrate de Platon nous suggère que c'est bien là le problème central de toute cette discussion. Les mots existent, fonctionnent pas trop mal et nous permettent de nous comprendre et de mener cette discussion sur le mobilisme. La question n'est donc pas de savoir s'il y a quelque chose de stable dans une réalité en perpétuel devenir, mais de constater qu'il existe au moins une catégorie de choses présentant un certain degré de stabilité, que ce sont les noms, que le fait qu'ils fonctionnent au moins dans certains cas prouve que certains au moins renvoie à quelque chose qui n'est pas eux, et de chercher à comprendre comment ils fonctionnent. En d'autres termes, il faut commencer par réfléchir sur le logos avant de chercher à déterminer ce que signifie « savoir » et si un savoir est possible, qui ne peut s'appuyer que sur le logos. C'est précisément parce que le Théétète fait le contraire et ne se pose la question du logos qu'à la fin, et pas comme il faut du fait de tout ce qui a précédé et du contexte dans lequel le problème est enfin posé qu'il se termine sur un échec. Et c'est parce qu'il faut aller jusqu'au bout de l'échec avant de se tourner vers les doctrines éléates et les « amis des formes/idées » pour montrer qu'eux aussi arrivent, par un autre chemin, à l'anihilation du logos, que Socrate, à la fin de notre section (183c8-184b2), rejette à plus tard (qui sera le Sophiste) l'examen des thèses de Parménide en faisant allusion à l'entretien ancien du Parménide.

C'est la prise en compte du rôle central que joue le logos dans le Théétète qui permet d'expliquer l'apparente asymétrie du dialogue par rapport à son centre. Le dialogue ne s'équilibre pas en deux parties (A et B dans mon plan) d'égale longueur (ce qu'elles ne sont pas, comme on l'a vu) consacrées l'une à la recherche d'une compréhension du savoir (epistèmè) du côté de la sensation et l'autre à sa recherche du côté du logos si l'on en reste à la définition en cours d'examen à chaque instant du dialogue, mais il faut considérer que la troisième section de la IIIème partie (dans le découpage en 5 parties de mon plan, c'est-à-dire la discussion entre Socrate et Théodore), celle que nous venons d'analyser et que j'ai appelée « Le mobilisme destructeur du logos », tout en faisant encore formellement partie de la discussion de la définition du savoir comme sensation, qui ne sera remplacée par une autre que plus tard, prélude en fait à la recherche du savoir (epistèmè) du côté du logos en montrant qu'il n'est pas possible de concilier une assimilation du savoir à la sensation, qui, en tant que telle, ne peut être que la sensation actuelle en perpétuelle évolution, et le fait d'expérience du logos qui est opératoire et nous permet de nous comprendre dans de nombreux cas et d'agir collectivement, et justifie donc l'abandon de la première piste et la redirection du dialogue vers la recherche du savoir du côté du logos. On est alors en présence d'une symétrie d'un autre type, où le centre n'est pas situé à la frontière entre deux parties, mais au centre (deuxième section sur trois) de la partie centrale (troisième partie sur cinq) du dialogue pour mieux mettre en valeur (en en faisant la première section de la seconde moitié) la mise en évidence de ce qui impose la redirection de la recherche. La sensation est par nature individuelle et l'homme est un animal fait pour vivre en société (un politikon zôion, comme dira Aristote) et doté pour cela du « pouvoir de dialoguer (hè tou dialegesthai dunamis) » (41) grâce à un outil appelé logos, rendu possible par la vie en société organisée, qui en fait donc aussi un animal doué de logos (un logikon zôion). Le « savoir (epistèmè) » de l'homme, si tant est qu'il ait accès à quelque chose de tel, ne peut donc se comprendre que dans sa dimension « sociale » et dans sa relation au logos. C'est le rôle de la section centrale du dialogue, le long monologue de Socrate, que de resituer la problématique du savoir dans sa dimension « politique » en faisant intervenir le concept de justice et la cité, mentionnés explicitement au terme de la section qui précède et au début de celle qui suit dans un rappel du caractère relatif de la justice pour les mobilistes, à l'aide de deux exemples extrêmes de vies injustes résultant toutes deux d'un individualisme effréné dans la quête du savoir (savoir pour savoir en ignorant les autres pour l'un, savoir pour se défendre et faire valoir ses droits contre les autres, pour l'autre), (42) et la section qui suit introduit la problématique du logos, qui sera celle du reste du dialogue, à partir de la question de savoir si l'on peut considérer qu'un mot comme ôphelimon (« bénéfique »), derrière lequel se cache l'idée du « bon » (hè tou agathon idea, cf. République VI, 505a2), n'est que cela, un mot, que chaque cité peut « définir » et adapter à sa guise, ou s'il renvoie à quelque chose qui s'impose à tous et ne dépend pas de ce que les uns ou les autres en pensent. Et la réponse à cette question ne peut pas ne pas déteindre sur un mot comme « juste (dikaion) », qui renvoie à une catégorie du « bon »/« bénéfique », celle justement qui concerne la vie en société.

Si le Socrate de Platon veut nous faire comprendre que le savoir (epistèmè), ou la sagesse (sophia), ou ce qui nous en est accessible en tant qu'êtres humains, ne peut s'acquérir seul et que c'est dans l'échange rendu possible par le dialegesthai (« l'activité de dialoguer ») que nous pouvons ensemble, et non pas chacun pour soi comme le voudrait Protagoras, progresser eis phronèsin (« vers l'intelligence/sagesse », cf. 169d5-6), Platon qui tient la plume veut aussi nous faire comprendre qu'il n'est pas non plus quelque chose qui pourrait « couler de celui d'entre nous qui en et le plus plein vers celui qui en est le plus vide pour peu que nous soyons en contact les uns avec les autres, comme dans les coupes l'eau coulant à travers le brin de laine de la plus pleine vers la plus vide » (Banquet, 175d4-7). Nous ne sommes pas « autosuffisant vis à vis de l'intelligence/sagesse (autarkè eis phronèsin) » (169d5-6) et avons besoin de confronter nos expériences pour progresser, mais cela ne dispense pas du travail d'appropriation indispensable pour que ce savoir soit autre chose que des mots récités sans les comprendre. Il faut donc conserver un esprit critique particulièrement vis à vis de ceux qui prétendent savoir et être sages ou même seulement amis de la sagesse (philosophoi) et c'est ce que Platon nous invite à faire dans le Théétète vis à vis, non seulement de Protagoras et d'autres penseurs dont les thèses sont soumises à examen dans le cours de la discussion et par rapport auxquels Socrate nous donne l'exemple, mais aussi de... Socrate lui-même qui mène cet examen, et il le fait plus que dans les dialogues antérieurs et de multiples manières. Il commence par faire théoriser par son Socrate dès le prologue la manière dont celui-ci « accouche » ses interlocuteurs sans rien savoir lui-même, ce qui est une manière de suggérer que l'important n'est pas ce que lui, Socrate dit ou ne dit pas, sait ou ne sait pas, mais ce que son interlocuteur est capable de faire sien, de (re)produire comme venant de lui, non pas comme un magnétophone, (43) mais en montrant qu'il a compris et approuvé ce qu'il énonce. Il nous le montre ensuite se faisant (ouvertement) l'avocat de Protagoras, mort depuis longtemps, c'est-à-dire exposant des idées qu'il ne partage pas nécessairement, (44) nous montrant au passage que critiquer efficacement des thèses qu'on réprouve suppose qu'on les ait comprises (45) et donc qu'on soit en mesure de les exposer de la manière la plus avantageuse possible pour elles avant que d'en mettre à jour les incohérences et les limites. Puis, au centre du dialogue, il nous propose un test de contrôle en faisant brosser par son Socrate un portrait dont celui-ci nous dit seulement, vers la fin et dans une formule de quatre mots (46) au détour d'une phrase, que c'est le portrait de celui que Théodore, géomètre ami et plus ou moins disciple de Protagoras, appelle « philosophe », nous laissant le soin de nous demander (ou pas) si lui, Socrate, approuve cette appellation et si ce portrait est cohérent avec tout ce qu'il nous dit dans la République des philosophes et des fausses images que s'en font a plupart des gens du fait d'usurpations de cette appellation par des personnes qui n'en étaient pas dignes. Au lecteur de voir si, simplement parce que c'est Socrate qui parle et qu'il ne nous a pas prévenu auparavant qu'il n'approuvait peut-être pas le portrait qu'il allait brosser, il va gober tout ce que Socrate lui sert et qui est en totale contradiction avec tout ce qu'il a pu dire sur le même sujet dans d'autres dialogues.

Mais il y a plus ! Nous, lecteurs, avons tendance à oublier que les propos que nous lisons dans les dialogues de Platon comme tenus par Socrate ne sont en fait que des propos mis dans la bouche d'un Socrate de littérature par Platon, des années après la mort du Socrate historique et qui n'ont sans doute jamais été tenus, sous cette forme en tous cas, par celui-ci. (47) C'est pour nous le rappeler que Platon utilise dans le Théétète l'artifice de l'écrit dans l'écrit. Certes, il ne se met pas lui-même en scène en train d'écire un dialogue, mais, ce qui revient à peu près au même, il nous propose un dialogue, en style direct qui plus est comme nombre de ses dialogues, qu'il nous présente dans un préamblue comme un écrit dû à la plume, non de Socrate lui-même, qui n'a jamais rien écrit, mais d'un certain Euclide qui dit avoir transcrit un récit que lui avait fait Socrate vers la fin de sa vie. C'est un peu pour Platon une manière de dire à ses lecteurs : « Quand vous lisez mes dialogues, vous avez tendance à oublier que c'est moi qui fais parler Socrate et que ce n'est pas lui que vous écoutez directement, alors pour une fois, je vous mets les points sur les i, tâchez de ne pas oublier que vous n'écoutez pas Socrate, mais Euclide faisant parler Socrate, même si, parce que je vous considère comme de grands garçons, je ne fais pas comme cet abruti d'Antiphon récitant bêtement le récit qu'il tenait de Pythodore de la conversation entre Socrate et Parménide et vous fais grâce du style indirect ! ». Pour nous permettre de prendre le recul nécessaire pour nous intéresser aux propos tenus et non pas à celui qui les tient et chercher à les comprendre et à nous les approprier plutôt que de les admirer ou de les rejeter en fonction du jugement que nous portons sur les personnes auxquelles ils sont attribués, Platon incorpore à son dialogue la distance qui devrait être pour nous celle que nous devrions avoir à l'égard de tous ses dialogues. Il nous oblige à prendre acte du fait que nous n'écoutons pas Socrate lui-même, mais un esclave lisant un texte écrit par Euclide pour transcrire des propos supposés tenus par Socrate. (48) Certes, il multiplie les efforts pour nous suggérer que cette transcription est fidèle, mais en même temps, il parsème son texte d'indices qui pourraient être interpétés dans le sens opposé : Euclide lui-même nous dit au début du dialogue (142c5-6) que l'entretien rapporté eut lieu peu avant la mort de Socrate et la fin du dialogue (210d2-4) nous apprend que le procès de Socrate est imminent ; il précise que lui-même n'était pas présent à l'entretien et dit l'avoir entendu raconter plus tard par Socrate (142c8-d3) et avoir par la suite profité de ses visites à Athènes pour se faire préciser par lui les points dont il n'était pas sûr (143a2-4), mais le contexte du procès laisse bien peu de temps pour de multiples rencontres entre Euclide, qui n'habitait pas Athènes, mais Mégare, (49) et Socrate, sur une période dont il a dû passer une bonne partie du temps, voire la totalité, en prison après sa condamnation, où il serait resté un mois avant de boire la ciguë. (50) Mais même si nous admettons que la transcription d'Euclide est fidèle (ce qui supposerait que le dialogue rapporté... par Platon ait vraiment eu lieu, ce qui n'est vraisemblablement pas le cas), ou à tout le moins que le Socrate ainsi mis en scène (par Platon) est cohérent avec le Socrate des autres dialogues et fidèle à l'esprit du Socrate historique tel que l'a compris Platon, cela ne doit pas nous dispenser de faire preuve du même zèle critique envers ses propos (ici comme dans les autres dialogues) qu'envers ceux de ses interlocuteurs et les thèses soumises à examen.

Ce message, Platon l'a inscrit non seulement dans le texte de son dialogue, mais encore dans sa forme, par le jeu du double centre que j'ai évoqué plus haut : le déplacement du point central du dialogue lorsqu'on ajoute le préambule faisant intervenir Euclide et Terpsion, c'est-à-dire mettant l'accent sur le fait que le dialogue n'est qu'un récit fait par un tiers faisant parler Socrate, par rapport au centre du dialogue proprement dit se limitant aux propos attribués à Socrate, qui, quand on ajoute le préambule, passe du message effectivement « central » pour le Socrate de Platon sur la justice proprement comprise comme idée/idéal de l'homme en cette vie, qui était déjà celui de la République, dialogue central de la trilogie centrale, aux quatre mots qui relativisent le portrait de « philosophe » qu'il vient de tracer en en faisant le portrait du « philosophe » selon le géomètre Théodore, est encore une autre manière pour Platon de nous inviter à rester en éveil même vis à vis des propos de (son) Socrate, qui ne prend pas toujours la peine de nous avertir haut et fort quand il dit ce qu'il pense et quand il utilise tel ou tel artifice pour mieux mettre à jour les incohérences et les contradictions dae ses interlocuteurs ou des thèses qu'il examine, et à toujours conserver un regard critique même sur ses propos, qui peuvent prêter le flan à la critique soit du fait de son ignorance assumée (le Socrate de Platon n'est peut-être pas toujours dans le vrai, même lorsqu'il dit ce qu'il pense), soit par choix méthodologique (comme par exemple lorsqu'il cherche à faire imploser la thèse de son interlocuteur de l'intérieur en se coulant dedans pour mieux en metrre à jour les faiblesses (51)).

(retour à la page d'introduction du Théétète)


(1) Je ne traduis pas le mot logos (pour la multiplicité des sens de ce mot, voir la page qui lui est consacrée dans la section « vocabulaire » de ce site), car toute traduction ferait perdre une partie plus ou moins importante de la multiplicité des sens que peut avoir ce mot en grec et forcerait la compréhension du dialogue dans une direction qui ne serait pas nécessairement la bonne, l'un des problèmes posés par le Théétète étant justement de savoir quel(s) sens il faut donner à logos dans chaque cas où il est utilisé par l'un ou l'autre des interlocuteurs, et, selon le sens dans lequel on le comprend dans chaque cas, quel rôle joue le logos ainsi compris dans la connaissance. Ainsi, en 189e6-190a7, Socrate définit l'activité de penser (to dianoeisthai) comme un logos (189e6), ou encore un dialegesthai (189e8 ; l'activité qui produit le dialogos, l'échange de logoi dans la conversation), de l'âme avec elle-même ; mais en 206d1-5, le même Socrate définit le logos comme un moyen de rendre claire sa pensée (dianoia) au moyen de mots et d'expressions rendues sensibles par le son ! On boucle ! Mais comment se rendre compte de ce problème si le traducteur adapte sa traduction de logos à chaque cas ? Or tout le problème que cherche à résoudre Platon à travers l'ensemble des dialogues est justement celui de savoir en quel sens logos doit être compris lorsqu'on dit que le logos est ce qui distingue l'homme des autres animaux, en lui permettant en particulier la connaissance. Distinguer par la traduction ce qui justement n'était pas distinct dans le langage pour les grecs du temps de Platon, c'est donc masquer le problème qui était celui de Platon et le supposer résolu à la manière dont le traducteur l'a résolu. C'est particulièrement le cas dans la définition du savoir comme opinion vraie accompagnée de logos, dans la mesure où, dans cette même réplique de 189e6-190a7 où il définit le penser, Socrate affirme en conclusion que l'opinion (doxa) est un logos, si bien que dire ensuite que le savoir est une opinion vraie accompagnée de logos, c'est dire que le savoir est un logos vrai accompagné de logos !... (<==)

(2) Si l'on inclut ce que j'ai décrit comme une transition entre les deux discussions successives de cette définition, avec Théétète d'abord, puis avec Théodore, on arrive à un total de 920 lignes (401+75+444), soit pratiquement la moitié des 1873 lignes du dialogue dans son ensemble, et très exactement la moitié du dialogue lu par l'esclave d'Euclide, c'est-à-dire du dialogue à l'exclusion du préambule entre Euclide et Terpsion, soit 1873-34=1839 lignes. Et si l'on utilise, dans les statistiques fournies par Word, non plus le décompte de lignes mais le nombre de lettres, on arrive à 52.749 lettres pour la discussion de la première définition, que je fais commencer en 151d3 aux mots de Socrate palin dè oun ex archès (« Eh bien donc de nouveau à partir du commencement... », ou encore « en reprenant au début... ») et finir en 184b2 sur les mots de Théétète outô poiein (« faire ainsi »), et 52.743 lettres pour le reste, hors preambule avec Euclide (12.386 lettres pour le prologue avec Théodore et 40.357 lettres pour la discussion de deux dernières définitions, à partir de 184b3 jusqu'à la fin du dialogue) : 6 lettres de différence sur plus de cinquante mille, si l'on tient compte de la marge d'incertitude qui existe sur ces chiffres du fait des avatars de la transmission d'un texte vieux de plus de vingt-trois siècles et des variantes textuelles, même mineures, que ce processus engendre, autant dire que l'égalité est parfaite. (<==)

(3) En 161b9-10, Socrate, s'adressant à Théodore, parle de tou hetairou sou Prôtagorou (« [ce dont je m'étonne à propos de] ton camarade Protagoras ») et Théodore lui répond en utilisant en 162a4 à propos de Protagoras, l'expression philos anèr (« homme [qui m'est] cher/[qui est mon] ami »). Le mot hetairos employé par Socrate s'applique à des compagnons d'armes, des camarades faisant partie d'un même groupe d'action politique ou d'un même société secrète, des condisciples d'un même maître, mais peut aussi désigner, comme la forme féminine hetaira, un partenaire de relations sexuelles, l'amant (ou la maîtresse pour la forme féminine). On trouve souvent dans la bouche de Socrate l'expression ô hetaire pour s'adresser à son interlocuteur, qu'on peut traduire par « l'ami », dans le sens affaibli qu'a ce mot dans des expressions comme « Eh ! l'ami, que penses-tu de ça ? » qu'on pourrait utiliser pour s'adresser à une personne qui n'est pas nécessairement notre ami au sens propre. Le mot utilisé par Théodore, philos, implique, lui, une relation plus étroite de l'ordre de l'amitié, une affection sans connotation sexuelle.
En 164e4-6, Socrate classe Théodore parmi les « tuteurs/gardiens (epitropoi) » que Protagoras aurait laissé derrière lui pour soutenir ses doctrines, notant d'ailleurs qu'il refuse de lui porter secours, ce que Théodore justifie par le fait qu'il a pris ses distances d'avec les « amis des discours (tôn philôn logôn) » pour se tourner vers la géométrie. (<==)

(4) En 144c2-3, Théodore parle des jeunes qui étaient auparavant en tôi exô dromôi (« sur la piste de course/le stade extérieur ») et en reviennent, ce qui situe l'action à proximité d'un gymnase, sans doute dans une palestre attenante à la piste de course du gymnase. (<==)

(5) Cf. 191d4-e1, où Socrate mentionne les daktuliôn sèmeia (« signes sur des bagues »). (<==)

(6) On trouvera une analyse détaillée de ces deux images dans la page intitulée « Tablette de cire et colombier » de ce site. (<==)

(7) Comme Socrate, en Sophiste, 216c4, sq. mentionne trois catégories de personnes sur lesquelles il voudrait avoir le point de vue de l'étranger, philosophes, sophistes et politiques, que Théodore, en Politique, 257a3-5, laisse entendre que l'étranger, après avoir traité du sophiste, va maintenant traiter du politique, puis du philosophe, et qu'en Politique, 258a3-6, Socrate laisse entendre qu'après un dialogue entre lui et Théétète (le Théétète), puis un dialogue entre Théétète et l'étranger (le Sophiste) et le dialogue qui va suivre entre l'étranger et le jeune Socrate (le Politique), son tour viendra d'interroger le jeune Socrate, les commentateurs en ont déduit que Platon avait prévu de compléter cette trilogie par un quatrième dialogue, qui se serait intitulé le Philosophe (qui, si l'on se fie à Théodore, aurait été mené par l'étranger, mais si l'on se fie à Socrate, aurait mis aux prises les deux Socrate : le vieux et le jeune), mais que, soit ce dialogue a été perdu, soit, plus probablement, il n'a jamais été écrit et ils s'interrogent sur les raisons qui auraient pu conduire Platon à renoncer à l'écrire. Mais en fait, Platon n'a jamais renoncé à l'écrire pour la simple raison qu'il n'a jamais eu l'intention de l'écrire. Pour lui, c'était au lecteur, devenu, s'il avait su profiter de la lecture des dialogues jusqu'à ce point, un nouveau « Socrate » (en grec, c'est le même mot, neos, qui signifie au sens premier « nouveau » et, par dérivation, « jeune ») grâce aux « dialogues » menés en lui-même avec le Socrate de Platon au fil de sa lecture, de l'écrire, ou plutôt, en étant devenu ainsi lui-même phisophos, de ne plus avoir besoin d'un autre dialogue pour lui apprendre ce qu'il avait déjà compris ! Les derniers éléments de réflexion pour lui permettre d'arriver à ce point lui sont donnés dans le Sophiste, qui sollicite son discernement (krisis) pour faire la différence entre le sophiste et le philosophe, qui pointe le bout de son nez à plusieurs endroits du dialogue, et en particulier en 253c6-9, à un moment crucial de la discussion sur la septième définition du sophiste, où l'étranger définit la dialectique, mais déjà dans le cadre de la sixième définition du sophiste, qui en fait le pratiquant d'un genre particulier de l'art du tri/discernement (diakritikè) selon une méthode décrite par l'étranger en 230b4-d4 et dans laquelle il est impossible de ne pas reconnaître la méthode utilisée par le Socrate de Platon dans la plupart des dialogues. Le Sophiste est un « test (krisis) » du lecteur, préparé en particulier par l'Euthydème, qui occupe dans la cinquième tétralogie la même place que le Sophiste dans la sixième, dans lequel Platon met justement en parallèle la pratique de Socrate et celle de deux sophistes caricaturaux, Euthydème et Dionysodore, sur le même « cobaye », dans une mise en scène (l'entretien est raconté le lendemain par Socrate à son ami Criton) qui permet en même temps la présentation du dialogue parallèle du jeune homme qui sert de « cobaye » avec Socrate et avec les deux sophistes et l'analyse qu'en fait Socrate pour Criton au fur et à mesure que progresse son récit, analyse dans laquelle il met en garde contre la confusion que la plupart des gens pourraient justement faire entre les deux approches, celle de Socrate et celle des sophistes (la confusion qui a conduit Aristophane à faire de Socrate l'archétype du sophiste dans sa comédie les nuées et une majorité des jurés du procès de Socrate à croire à cette image et à le condamner en conséquence). Il donne au lecteur qui sait les comprendre les clés qui permettent de faire la différence et le fondement théorique de la méthode, c'est-à-dire en fin de compte de la philosophia, en mettant à jour les règles du bon usage du logos. (<==)

(8) J'utilise ici le mot « reflet » pour faire écho à son utilisation par Socrate dans l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne, à la fin du livre VI (analogie de la ligne) et au début du livre VII (allégorie de la caverne) de la République, toujours associé à « ombres », sous la forme phantasmata en République, VI, 510a1 à propos de ce que Socrate entend par « images (eikones) » lorsqu'il utilise cette notion pour distinguer l'un de l'autre les deux sous-segments du visible, et en République, VII, 516b5, à propos du prisonnier sorti de la caverne qui ne peut dans un premier temps percevoir du soleil que ses reflets (repris en République, VII, 532c1 dans le résumé que fait alors Socrate de l'allégorie de la caverne), et sous la forme eidôla en République, VII, 516a7 à propos de ce que commence par pouvoir voir le prisonnier qui vient de sortir de la caverne, c'est-à-dire qui fait ses premiers pas dans l'intelligible. Bien que le Socrate de Platon varie son vocabulaire d'une fois sur l'autre, il prend à chaque fois la peine de préciser « dans les eaux (en tois hudasi) » pour qu'il n'y ait pas de doute sur ce dont il veut parler. Les « reflets » intelligibles des hommes (cf. République, VII, 516a7, où Socrate parle de en tois hudasi ta te tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn eidôla, « les images dans les eaux des hommes (au pluriel) et celles des autres [choses] » à un moment où le prisonnier est déjà sorti de la caverne et est donc dans ce qui, dans l'allégorie, figure l'intelligible), ce sont les « images » en paroles que donnent les hommes d'autres hommes à travers les propos qu'ils tiennent sur eux. La distinction entre le second et le troisième temps du prologue du Théétète tel que je l'analyse ici s'appuie donc bien sur les principes qui président au découpage des segments de la ligne en sous-segments, le rapport d'image (Théétète vu par Théodore) à modèle (Théétète en chair et en os). (<==)

(9) Dès les premiers mots de Socrate, nous apprenons incidemment que Théodore est originaire de Cyrène, colonie grecque située sur les côtes de ce qui est aujourd'hui la Lybie et constituait alors la province de Cyrénaïque, du nom de la cité la plus importante de cette province. Nous ne savons pas par contre s'il n'est que de passage à Athènes et y donne des leçons ponctuelles comme d'autres sophistes, tel Protagoras (d'Abdère, en Thrace) ou Gorgias (de Léontium, en Sicile) dans les dialogues de Platon qui portent leur nom, ou s'il s'y est établi plus durablement et a ouvert une sorte d'« école », dont Théétète serait un des élèves. Nous ne pouvons pas non plus déterminer, à partir de ce qui est dit dans le Théétète, depuis combien de temps Théétète est en relation avec Théodore, ni si Théodore lui fait payer ces « cours ». La seule indication que nous donne dans ce domaine le prologue est que Théodore semble au courant de difficultés financières de Théétète, dont l'héritage aurait été dilapidé par certains de ses tuteurs, comme le montre sa réponse à Socrate qui a évoqué la « fortune tout à fait considérable (ousian mala pollèn, 144c7) » que lui aurait laissée son père. (<==)

(10) En 177b8, Socrate utilise, pour qualifier les propos qu'il vient de tenir, le terme parerga, pluriel de parergon, etymologiquement « action (ergon) à côté (para) », c'est-à-dire « hors-d'œuvre (au sens étymologique de « ce qui est en-dehors, donc à côté, de l'œuvre proprement dite »), accessoire, supplément », avec une idée de moindre importance par rapport à ce qui constitue l'ergon, l'« activité » (ou ici le propos) principale. (<==)

(11) Il est important de remarquer que, dans toute cette section, le mot philosophos n'apparaît qu'une seule fois, en 175e1, c'est-à-dire vers la fin de la première partie de la digression, celle qui oppose le comportement de deux types d'hommes, dans un contexte sur lequel je vais revenir dans la suite de cette analyse. C'est important de le souligner car ce n'est pas toujours apparent dans les traductions, certains traducteurs éprouvant le besoin de préciser ce que Platon se garde bien de préciser, en ajoutant « le philosophe » comme sujet de verbes qui, dans le texte grec de la description, n'en ont pas. Or on va voir que ce choix de Platon est loin d'être anodin.
Si Platon garde pour la fin de sa description le mot philosophos, il y utilise par contre plusieurs fois, et ce dès le début, le mot philosophia :
- en 172c5, où Socrate décrit ceux dont il va parler comme hoi en tais philosophias polun chronon diatripsantes, « ceux qui passent/perdent beaucoup de temps sur les [questions] philosophi[qu]es », utilisant une formulation pour le moins ambiguë : il y est question, non de philosophia au singulier, mais de hai philosophiai (« les philosophies ») au pluriel (dont tais philosophiais est la forme au datif pluriel), formule qui peut se comprendre dans le sens de « les questions philosophiques » ou, plus naturellement, dans le sens de « les philosophies », suggérant qu'il pourrait y avoir plusieurs « philosophies », ce qui fait de ces « philosophies » des doctrines spécifiques d'écoles concurrentes, des « philosophies » au sens moderne, vision tout à fait étrangère partout ailleurs au Socrate de Platon ; et par ailleurs, le verbe utilisé, diatribein, dont diatripsantes est participe aoriste actif au nominatif masculin pluriel, peut se comprendre dans le sens positif de « passer (du temps) » ou dans le sens négatif de « perdre (son temps) » ;
- en 172c9, dans la réplique suivante de Socrate, pour opposer « ceux qui depuis l'enfance ont roulé [leur bosse] dans les tribunaux et les [lieux] du même genre (hoi en dikastèriois kai tois toioutois ek neôn kulindoumenoi) » à « ceux qui ont été nourris dans la philosophie et la manière correspondante de passer/perdre son temps (tous en philosophiai (iota souscrit, datif singulier) kai tèi toiaide diatribèi tethrammenous) » : ici, il est question de philosophia au singulier, mais l'ambiguïté du diatribein n'a pas disparu puisque on la retrouve dans le substantif diatribè utilisé pour décrire le mode de vie qu'inspire la philosophia ;
- en 173c9, où Socrate dit qu'il ne s'intéresse pas à « ceux qui passent/perdent leur temps de manière minable dans la philosophie (tous ge phaulôs diatribontas en philosophiai (iota souscrit, datif singulier)) », confirmant ainsi que le simple fait de s'intéresser à la philosophie (là encore, c'est le verbe ambigu diatribein qui est utilisé) ne garantit pas le succès dans cette voie et ne fait pas de celui qui le fait est un philosophos digne de ce nom au sens que lui donne Platon ;
- en 174b1, où Socrate, qui vient de raconter l'anecdote de Thalès tombant dans un puits pendant qu'il contemplait les astres, ajoute que la moquerie qu'inspira cette histoire à une servante thrace vaut « pour tous ceux, autant qu'ils sont, qui passent leur vie dans la philosophie (epi pantas hosoi en philosophiai (iota souscrit, datif singulier) diagousi) » : ici, l'ambiguïté du diatribein a disparu, le verbe utilisé est diagein, mais le contexte n'est pas flatteur pour les personnes concernées et l'idée de « passer sa vie » dans la philosophie peut être jugée négativement si c'est se retirer du monde et du devoir qui attend les philosophes selon les propos de Socrate dans la République, celui de consacrer une partie de leur temps à gouverner leurs semblables.
Ainsi, comme on le voit, même lorsqu'il parle de philosophia dans cette section, le terme reste ambigu. (<==)

(12) « Mais [il n'est] ni possible de faire disparaître les maux, Théodore, car il est nécessaire qu'il y ait toujours quelque chose de contraire au bon, ni que ceux-ci s'installent parmi les dieux (all' out' apolesthai ta kaka dunaton, ô Theodôre, hupenantion gar ti tôi agathôi aei einai anagkè, out' en theois auta hidrusthai) ((Théétète, 176a5-7). (<==)

(13) Les rhéteurs dont nous avons conservé des discours ne se limitaient pas à écrire des plaidoiries pour leurs clients, mais écrivaient aussi des discours à orientation politique pour participer au débat sur les affaires de la cité et certains tenaient aussi école pour former ceux qui cherchaient le pouvoir au moyen de leur art oratoire à l'assemblée. C'est en particulier le cas d'Isocrate, contemporaine de Platon qui tenait à Athènes une école concurrente de l'Académie et dont nous avons conservé plusieurs discours à orientation politique. Et les dialogues laissent entendre que certains au moins des sophistes qu'ils mettent en scène avaient des fonctions politiques dans leur cité d'origine. (<==)

(14) C'est la dernière des quatre occurrences de philosophos dans le Théétète. Les trois autres sont en 155d2 (lorsque Socrate dit que le fait de s'étonner (to thaumazein) est une affection (pathos) caractéristique du philosophos et qu'elle est le commencement et le principe directeur (archè) de la philosophia), en 164d1 (où Socrate, vers la fin de la discussion avec Théétète sur la définition du savoir comme sensation, fait remarquer que, pour des gens qui se prennent pour des philosophoi, ils viennent, Théétète et lui, de se comporter comme de piètres controversistes, tombant dans les travers de ceux qu'ils réprouvent) et en 168a8 (vers la fin du plaidoyer de Socrate en faveur de Protagoras où il fait dire à celui-ci que si un maître qui se targe de sagesse ne sait pas pratiquer avec ses élèves l'art du dialogue sans esprit de controverse et de lutte pour la victoire à tout prix, il aboutira au résultat inverse de celui qu'il cherche et en fera des ennemis des philosophoi). (<==)

(15) Je ne prétend pas que Platon comptait les lettres de ses dialogues une à une, mais il pouvait utiliser d'autres moyens pour arriver rapidement à un résultat, sinon exact, du moins proche de la réalité : compter les colonnes sur un papyrus, le nombre de lignes par colonne, qui devait être le même pour toutes les colonnes, et le nombre moyen de lettres par ligne (pour une description de la manière dont un texte était présenté sur papyrus du temps de Platon, voir la page Comme au temps de Platon... de ce site). Il pouvait même se limiter à compter les colonnes, si en effet elles avaient toutes le même nombre de lignes et que les lignes comptaient à peu près le même nombre de caractères. Il n'avait même pas à tourner les pages, mais simplement à dérouler le papyrus pour voir et compter les blocs de texte que constituaient les colonnes successives. Et si le texte occupait plusieurs rouleaux, deux par exemple, de longeur identique, il devenait élémentaire de localiser le milieu : c'était le point où l'on changeait de rouleau, ce qui pouvait d'ailleurs être une bonne raison pour y mettre en valeur un point important puisqu'à la lecture, cela impliquait une pose pour changer de rouleau. (<==)

(16) Voir par exemple l'introduction de Michel Narcy à sa traduction du Théétète pour la collection GF Flammarion (GF 493, Paris, 1994), p. 72, note 3), ou encore Le Dialogue sur le Théétète de Platon d'Alain Séguy-Duclot, p. 110. (<==)

(17) « N' [en] avons-nous donc pas le loisir ? (oukoun scholèn agomen;) », dit Théodore à Socrate lorsqu'il annonce ce nouveau développement en 172c2, formule qu'on pourrait traduire plus littéralement par « ne sommes-nous pas maîtres de notre temps libre ? ». La réponse de Socrate avant de se lancer dans ce portrait n'est pas un acquiescement sans réserve, mais une formule ambiguë : phainometha, « nous paraissons [l'avoir]/ nous [en] avons tout l'air », qui prend tout son poids quand on apprend à la fin du dialogue de la bouche de Socrate (la dernière réplique du dialogue) qu'il est en route pour le portique du roi où il doit comparaître pour répondre de l'accusation portée contre lui par Mélétos. (<==)

(18) Voir les derniers mots du Phédon, en Phédon, 118a16-17, où Platon nous dit de Socrate, dont il vient de raconter la mort, qu'il était « l'homme, à ce que nous pourrions dire, d'entre ceux de notre temps dont nous avons eu l'expérience, le meilleur, autrement dit, le plus sensé et le plus juste ». (<==)

(19) Geômetrein, le verbe dont geômetrousa est le particie présent actif au nominatif féminin singulier (pour l'accord avec dianoia (« pensée »), féminin, qui en est le sujet), signifie au sens premier « mesurer/métrer (metrein) la terre () », avant d'en venir à signifier « pratiquer la géométrie » au sens moderne. Au début du dialogue, à plusieurs reprises, Théodore est dit enseigner la geômetria (143e2, 145c7-8, 146c8, et aussi, en 145d1, l'astronomie et d'autres matières encore) et, en 165a1-3, il dit lui-même qu'il y a beau temps qu'il s'est détourné « des amis des discours [pour se tourner] vers la géométrie (ek tôn philôn logôn pros tèn geômetrian) ». Que Socrate présente le supposé philosophe comme « pratiquant la géométrie » (et l'astronomie) ne peut que lui plaire. (<==)

(20) Dans la première section, Socrate parle de sumpherôn (172a5, etc.), utilisant adjectivement le participe présent d'un verbe, sumpherein, qui signifie étymologiquement « porter ensemble », et de là « aider à porter, assister, porter secours », puis « être secourable, être utile », ce qui donne pour l'usage du participe présent comme adjectif le sens de « utile, avantageux, profitable ». Ce n'est sans doute pas un hasard si c'est ce mot que choisit Platon pour le mettre dans la bouche de son Socrate à ce point : la présence dans le mot du préfixe sun- (devenu ici sum- pour l'euphonie), qui signifie « avec, ensemble », suggère la dimension « sociale » du concept ici mis en avant au moment où justement les thèses examinées de Protagoras conduisent à un individualisme effréné et sapent les fondement de la vie sociale. Dans la troisième section, il utilise l'adjectif ôphelimon (177d4, etc.), dérivé d'une racine ophelos qui signifie « accroissement » via le verbe ôphelein, qui signifie « rendre service, aider ». Le sens de ôphelimon est « secourable, utile, avantageux, profitable », avec donc encore une connotation « sociale » associée à l'idée de « secours » ou de service rendu. Mais on peut aussi se souvenir ici de la définition d'ôphelimon que donne Socrate dans l'Hippias majeur : « l'utile et le capable, pour faire quelque chose en vue du bon (to chrèsimon te kai to dunaton epi to agathon ti poièsai) » (Hippias majeur, 296d8-9), ou encore « ce qui produit du bon (to poioun agathon) » (296e7) (sur cette section de l'Hippias majeur qui introduit ôphelimon dans une recherche sur le beau après prepon (« convenable ») et chrèsimon (« profitable »), on pourra se reporter à la note 13 sur ma traduction de la section 77a5-80d1 du Ménon, que j'ai intitulée « La soif de l'or »). Derrière tous ces mots, c'est donc toujours le bon (to agathon) qui est visé. (<==)

(21) Cette formulation peut surprendre en ce qu'elle diffère de tout ce qui en est dit ailleurs et utilise un mot rare dans les dialogues, le mot autarkès, signifiant étymologiquement « qui se suffit (arkein) à soi-même (auto) ». On en trouve 6 occurrences en tout dans les dialogues, dont trois ne s'appliquant pas à l'homme : en plus de Théétète, 169d5 dont il est ici question, on trouve le mot autarkès en République, II, 369b6 (où Socrate explique que c'est justement parce que l'homme n'est pas autarkès qu'il vit en société et fonde des cités), en République, III, 387d12 (dans le cadre de la critique des récits qui représentent la mort comme un grand malheur, à propos de l'homme « convenable (epieikès) » qui ne gémit pas de la mort de ses proches et est celui qui a le moins besoin des autres pour mener une vie heureuse), en Politique, 271d7 (à propos des dieux) et en Timée, 33d2 et 68e3 (dans les deux cas à propos de l'Univers en tant que créature parfaite qui, englobant tout, n'a besoin de rien d'autre). Sans que le mot soit utilisé, c'est cette idée d'autosuffisance que Socrate reproche à Alcibiade dès la première page du dialogue qui porte son nom lorsqu'il lui dit : « Tu dis n'avoir besoin de personne parmi les hommes pour quoi que ce soit (oudenos phèis anthrôpôn endeès einai eis ouden) » (Alcibiade, 104a1-2).
Quant à la préposition eis utilisée par Socrate dans la formule autarkè eis phronèsin, elle signifie au sens premier « dans/en » avec idée de mouvement (« j'entre dans la maison »), par opposition à en qui signifie aussi « dans/en », mais sans idée de mouvement (« je suis dans la maison »). Mais à partir de ce sens premier, elle acquiert plusieurs nuances de sens, dans le registre spatial aussi bien que temporel, mettant plus ou moins en avant cette idée de mouvement par rapport au résultat auquel il aboutit, si bien qu'on peut aussi bien la comprendre ici au sens de « vis à vis de » (« l'homme est autosuffisant vis à vis de l'intelligence », c'est à dire a une intelligence qui lui suffit) qu'au sens de « en vue de » (« l'homme est autosuffisant en vue de l'intelligence », c'est-à-dire n'a besoin de l'aide de personne d'autre pour accéder à l'intelligence au terme d'un processus d'apprentissage).
Enfin, concernant le mot phronèsis, on pourra se reporter à la note introductive concernant ce mot dans ma traduction de la section 86d3-96d1 du Ménon sous le titre « Aretè, epistèmè et phronèsis » . (<==)

(22) Le verbe tithènai utilisé par Socrate, dont le sens premier est « poser », s'emploie aussui dans le sens d'instaurer des lois, qui est probablement le sens sous-entendu ici. (<==)

(23) Socrate oppose ici onoma (« le nom ») à pragma. La traduction usuelle de pragma dans un tel contexte est « chose », mais cela est quelque peu réducteur et chosifiant et fait perdre de vue le fait que la racine de pragma est le verbe prattein, qui signifie « agir », par opposition à « pâtir » (paskein). Sur les problèmes de traduction posés par ce mot, on pourra se reporter à l'annexe 2.3, « Pragma, praxis » de mon « Platon : mode d'emploi » accessible sur ce site au format pdf en cliquant ici. (<==)

(24) Voir 165a1-3 où Théodore, refusant de venir au secours de Protagoras pour défendre ses thèses, dit à Socrate : « pour notre part, nous nous sommes en quelque sorte plus rapidement détournés des simples logôn [pour nous tourner] vers la géométrie (hèmeis de pôs thatton ek tôn psilôn logôn pros tèn geômetrian apeneusamen) ». (<==)

(25) Pour quelques commentaires sur ce texte et sur la traduction que j'en donne, voir les notes à ma traduction de cette section de la République. (<==)

(26) Cf. 172d9 : « pour peu qu'ils aient seulement la chance d'atteindre ce qui est (an monon tuchôsi tou ontos) ». Tou ontos (génitif de to on, participe présent neutre du verbe einai (« être »)) appelé par le verbe tugkanein, dont tuchôsi est la troisième personne du pluriel du subjonctif aoriste actif), mot à mot « le étant », est ambigu, comme toute formule qui utilise le verbe einai (« être ») sans attributs et impose donc d'en suppléer sans être sûr que, ce faisant, on supplée ceux que celui qui parle ou écrit avait en tête. Ici, on peut comprendre la formule comme renvoyant à une problématique que l'on appellerait de nos jours « ontologique », avec en toile de fond ce que l'étranger du Sophiste appelle le « combat de géants » (gigantomachia, Sophiste, 246a4) entre « fils de la terre » (tous gègeneis, 248c1-2 ; on dirait de nos jours les matérialistes) et « amis des formes/idées » (tous tôn eidôn philous, 248a4-5 ; on dirait de nos jours les idéalistes), ou l'on peut la comprendre comme faisant référence, non pas à « l'être », ou, pire, « l'Être » avec une majuscule, en tant que concept à part entière ayant un sens par lui-même, mais aux « choses » dans leur plus grande généralité, telles qu'elles sont dans chaque cas, avec tous les attributs qui les qualifient, variables de l'une à l'autre, mais qui peuvent toujours s'exprimer par une phrase de la forme « c'est (esti) çi ou ça », c'est-à-dire finalement dans le sens de « ce qui est (vrai) », c'est-à-dire ce qui est en dehors du logos et des mots pour en parler comme ce logos prétend que c'est (c'est le sens implicite qui conduit à la forme adverbiale ontôs, dérivée justement de ontos, qui signifie quelque chose comme « réellement, en vérité »). « Ce qui est » ainsi compris inclut en particulier « ce qui est bon » et, en ce sens, convient comme but de recherche au vrai philosophe selon le cœur de Platon, alors que, compris dans le premier sens, dans le sens « ontologique », il caractérise le philosophe tel que se l'imagine Théodore, et avec lequel il prend d'ailleurs ses distances.
Quel que soit le sens dans lequel on comprend tou ontos, le verbe dont il est le complément, tugchanein, dont dérive le substantif tuchè, « chance, hasard, fortune », implique l'idée d'une rencontre fortuite plutôt que programmée et prévisible. Dans un cas comme dans l'autre, donc, pour le Socrate de Platon, le succès n'est jamais garanti. Le Sophiste cherchera à nous faire comprendre pourquoi si l'on comprend tou ontos dans une perspective ontologique, et la République nous a déjà longuement suggéré pourquoi si l'on comprend cette formule à la manière du philosophe selon Platon. (<==)

(27) Cf. 172e4-5 : « ses discours toujours relatifs à un compagnon d'esclavage devant un maître (hoi de logoi aei peri homodoulou pros dèspotèn) ». Socrate assimile les plaideurs à des esclaves devant le « maître » que constitue le tribunal. Mais dans le système judiciaire d'Athènes, chaque citoyen pouvait se retrouver juré, c'est-à-dire membre du tribunal, par tirage au sort (il n'y avait pas de juges professionnels, seulement des jurys populaires constitués de plusieurs centaines de jurés à chaque fois). Et les plaideurs, en décidant de porter plainte, choisissaient délibérément de se soumettre au tribunal. Leur véritable maître, ce n'était donc pas les jurés qui se trouvaient conjoncturellement chargés de leur affaire, mais ce qui les poussait à se soumettre à leur arbitrage, les besoins matériels issus de leurs désirs et de leurs passions de créatures dotées d'un corps.
La suite de la phrase citée au début de cette note confirme cette manière de voir dans ce qui constitue un chef-d'œuvre d'ironie socratique, ce qui la rend intraduisible en français. Le texte grec est : kathèmenon en cheiri tina dikèn echonta kai hoi agônes oudepote tèn allôs all' aei tèn peri autou, pollakis de kai peri psuchès ho dromos (172e5-173a1), qu'on peut traduire mot à mot par « siégant en tenant en main une dikèn et les combats [ne portant] jamais [sur] celle autrement mais toujours [sur] celle à propos de lui, et qui plus est bien souvent la course est pour [son] âme ». Deux mots doivent retenir notre attention dans ce membre de phrase : dikè (dont dikèn est l'accusatif singulier), que j'ai laissé non traduit, et psuchè (dont psuchès est le génitif singulier, que j'ai traduit par « âme », sa traduction usuelle, mais qui pourrait aussi se traduire ici par « vie ».
Dikè est le mot dont dérivent l'adjectif dikaios, qui signifie « juste », et le substantif dikaiosunè, qui signifie « justice » en tant que qualité de l'âme. C'est aussi le nom d'une divinité qui incarne la Justice. Mais le mot a tout un registre de sens partant de celui de « coutume, usage, règle (de droit) » pour arriver à celui de « droit, justice » et de là à toute une série de sens correspondant aux diverses étapes de la mise en application du droit : « procès, action en justice », « déroulement du procès, débats », « tribunal jugeant le procès », « plaidoyer », « jugement rendu à l'issue du procès », « peine, châtiment, résultant de ce jugement ». Dans notre membre de phrase, le mot n'apparaît qu'une fois pour désigner quelque chose que les juges « tiennent en main », mais il est aussi sous-entendu dans la suite de la phrase par les deux tèn (tès allôs et tèn peri autou) associés aux « combats (agônes) » auxquels sont assimilés les procès dont notre plaideur est partie, qui sont deux occurrences de l'article défini à l'accusatif féminin singulier sans substantif associé, utilisé dans un sens démonstratif (« celle ») et ne pouvant, étant féminins, que renvoyer à dikèn, féminin lui aussi et comme eux à l'accusatif singulier. Il n'est pas possible en français de trouver une traduction de dikè qui convienne à la fois pour son usage explicite à propos du tribunal renvoyant à quelque chose qui peut se tenir dans les mains et pour son usage implicite à propos des procès. En fait, l'expression en cheiri tina dikèn echonta (« tenant en main une dikèn ») est une manière pour Socrate d'ironiser sur ceux, plaignants aussi bien que juges, qui ne croient qu'à ce qu'ils peuvent toucher et qui n'ont que le mot de dikè à la bouche comme si, parce que les lois sont matérialisées par des écrits sur la pierre, sur des tablettes ou des parchemins, cela faisait de la justice, non plus un pur concept, mais une réalité matérielle soumise, comme les autres réalités matérielles, au flux incessant qui caractérise le monde sensible.
Dans la même veine ironique, cette fois en sens inverse, c'est-à-dire en tirant le concret vers l'abstrait, Socrate ne parle pas des corps de ces plaideurs, mais de leur âme (psuchè) : le mot revient trois fois en quelques lignes, en 172e7, en 173a3 et en 173a6 et il faut lire ces lignes en se souvenant de ce que Socrate dit presque exactement au milieu de l'Apologie, s'adressant à ses concitoyens : « mais de la réflexion et de la vérité et du moyen de faire que ton âme soit meilleure dans le futur, tu n'en prends pas soin et n'y réfléchis pas ! (phronèseôs de kai alètheias kai tès psuchès hopôs hôs beltistè estai ouk epimelèi oude phrontizeis) » (29e1-3), et, quelques lignes plus loin : « vous ne devez prendre soin ni de vos corps ni de vos biens aussi intensément que du moyen de faire que vos âmes soient plus excellentes dans le futur (mète sômatôn epimeleisthai mète chrèmatôn proteron mède houtô sphodra hôs tès psuchès hopôs hôs aristè estai) » (30a9-b2). Le plaideur qu'il nous présente démontre par sa conduite qu'il fait tout le contraire de ce que recommande Socrate, qu'il n'a d'intérêt que pour son corps et ses biens et ne prend pas soin de son âme, puisque, comme le dit Socrate dans le Gorgias, la justice pénale est à l'âme ce que la médecine est au corps, ce qui veut dire que sa fréquentation assidue des tribunaux dénote une âme incurablement malade. D'ailleurs, en 173a3, Socrate qualifie de telles âmes de « petites/minables et pas droites (smikroi de kai ouk orthoi) ». Il utilise ici le mot psuchè comme les anglais utilisent le mot soul, son équivalent dans leur langue, dans la formule « save our souls » abrégée en SOS, pour demander qu'on vienne sauver des corps menacés par un naufrage ou quelque autre péril imminent et non des âmes qui, elles, pour ceux qui croient en leur existence en tout cas, ne périssent pas dans un naufrage comme le corps ! (<==)

(28) Enthende et ekeise signifient respectivement au sens premier « ici » et « là » et peuvent, dans certains contextes, signifier « ici-bas » et « là-haut », c'est-à-dire « sur terre » et « au ciel (auprès des dieux) ». Mais ce n'est pas parce que Socrate parle ici des dieux et de « fuite » qu'il faut nécessairement comprendre qu'il s'agit pour l'homme de fuir le monde et la société de ses semblables pour chercher à « [être] transportés vivants dans les îles des bienheureux » (République, VII, 519c5-6, déjà cité). Homoiôsis (« assimilation ») est dérivé du mot homoios (« semblable ») et semblable ne veut pas dire identique : l'homme ne doit pas chercher à devenir un dieu, mais à devenir aussi semblable à un dieu que possible en restant un homme, au moins durant cette vie terrestre, et il doit le faire en respectant à la fois les autres hommes, en acceptant sa place dans la cité et en étant juste envers eux, et les dieux, en restant pieux, ce qui implique en particulier de ne pas s'imaginer qu'on est devenu leur égal. Ce qu'il faut « fuir », ce sont les maux que constituent aussi bien les actions injustes (ta adika) que l'hubris (« démesure ») que constitue le fait, étant homme, de se prendre pour un dieu ; ce sont des comportements, pas des lieux. S'évader de la nature mortelle (tèn thnètèn phusin, 176a7), ce n'est pas chercher à devenir un dieu en se retirant du monde, c'est vivre dans le monde sans accorder aux réalités matérielles plus de valeur qu'elles n'en ont, ce n'est pas faire comme si l'on n'avait pas de corps (ce qui revient à être « injuste » envers son corps et la partie désirante de son âme), mais tenir le corps et les passions qu'il suscite à leur juste place en sachant rester maître de soi en toutes circonstances. C'est cela que nous explique le Socrate de Platon au fil des dialogues et dont il nous donne l'exemple, et en cela il se distingue clairement du supposé « philosophe » dont Socrate fait le portrait ici. (<==)

(29) Cette formule, « devenir juste et pieux au moyen de l'intelligence (dikaion kai hosion meta phronèseôs genesthai) » (176b1-2), dans laquelle on retrouve le mot phronèsis (« intelligence »), fait écho à la formule par laquelle Socrate résumait la thèse de Protagoras au début de la discussion avec Théodore : « il faisait chaque [homme] autosuffisant vis à vis de/en vue de l'intelligence (autarkè hekaston eis phronèsin epoiei) » (169d5-6 ; cf. note 20 ci-dessus) et y apporte la réponse de Socrate. Le mot phronèsis n'apparaît en effet que trois fois dans le Théétète (la troisième occurence se trouvant en 161c9, où Socrate moque la thèse de Protagoras faisant l'homme mesure de toutes choses en faisant remarquer qu'il aurait aussi bien pu prendre le porc comme mesure, montrant ainsi que, contrairement à ce que croient la plupart des gens qui l'admirent pour sa sagesse, il n'était en fait, en matière de phronèsis, supérieur à aucune créature, pas même à un tétard de grenouille) et cette reprise n'est certainement pas fortuite. Et de fait, une comparaison terme à terme des deux formules montre avec quel soin Platon les a composées pour qu'elles se répondent :
dikaion kai hosion (juste et pieux)/ autarkè (autosuffisant) : j'ai indiqué plus haut que le mot utilisé ici par Platon pour reformuler la thèse de Protagoras, autarkès, renvoie à République, II, 369b5-8, où Socrate voit dans le fait que justement l'homme n'est pas autarkès (« autosuffisant ») l'origine des cités (polis), c'est-à-dire de la vie sociale organisée qui caractérise l'homme. Dans la République, cette organisation « politique (concernant la polis) » conduit à une compréhension de la justice (dans sa dimension sociale) qui consiste à ce que chacun dans la cité se contente de faire au mieux la tâche à visée collective qui lui a été attribuée en fonction de ses compétences propres et des besoins de la cité pour contribuer au bien de tous. Revendiquer l'autosuffisance, même en la limitant à l'intelligence, et penser qu'on peut vivre en marge de la cité qu'on habite, isolé dans sa tour d'ivoire (jusqu'au moment où il faut bien manger), c'est donc le comble de l'injustice, et ce d'autant plus qu'on est doué d'une intelligence supérieure que la justice telle que la comprend le Socrate de Platon nous inviterait à mettre au service de nos concitoyens plutôt que d'en tirer gloire pour mépriser et ignorer ceux qui en sont moins doués. La référence à la piété (hosion) à côté de la justice est là pour nous rappeler que l'homme n'est pas le sommet de l'échelle des êtres, qu'il y a au-dessus de lui des êtres, dénommés « dieux » dans le langage courant, doués d'une intelligence et d'une connaissance supérieure et que, de toutes façons, il n'est qu'une créature soumise à des lois de sa nature dont il n'est pas le maître, et qui font justement qu'il n'est pas autosuffisant, sauf à vivre une vie de bête dénuée de logos (chaque homme ne crée pas son propre langage, mais l'apprend des autres, le partage avec ses concitoyens et en subit les « lois », si bien que son autosuffisance vis à vis de l'intelligence est une illusion).
meta phronèseôs (au moyen de l'intelligence)/eis phronèsin (vis à vis de/en vue de l'intelligence) : pour Socrate, la phronèsis (« intelligence / sagesse / prudence ») et la connaissance (epistèmè, ce que cherche à définir le dialogue) qu'elle permet sont un moyen, pas une fin. La fin, c'est la vie aussi bonne que possible en tant qu'homme, l'excellence (aretè), et, dès lors que l'homme est fait pour vivre en société, cette excellence inclut le fait de tenir le mieux possible le rôle social auquel notre nature et notre éducation nous ont préparés. Considérer, comme semble le faire Protagoras, l'intelligence et la connaissance comme une fin, comme le suggère l'emploi de la préposition eis, et qui plus est comme une fin que l'on pourrait atteindre seul, c'est n'avoir rien compris à la nature de l'homme et donc montrer son manque de réelle « intelligence ».
On peut même aller plus loin dans l'opposition en investiguant de plus près les différents sens de la préposition meta, comme je l'avais fait en note 20 pour la préposition eis. Le sens premier de meta est en effet « au milieu de ». Une des manières de comprendre l'expression meta phronèseôs est d'y voir une allusion à une « intelligence » collective faite de la mise en commun des intelligences individuelles, « au milieu de » laquelle chacun vit sa vie et à laquelle chacun contribue à la mesure de son intelligence propre au lieu de se retirer dans sa tour d'ivoire comme le « philosophe » version Théodore dont Socrate brosse le portrait. Là encore, c'est la dimension « politique » de l'homme qui est en arrière-plan. Chaque homme essaye de devenir juste et pieux non seulement à l'aide de sa propre intelligence, qui n'est pas la même pour tous, mais en acceptant la contribution des autres pour l'aider à comprendre et à apprendre ce qu'il n'est pas en mesure de comprendre seul.
genesthai (« devenir »)/epoiei (« il faisait ») : la réponse de Socrate à Protagoras prend en compte le fait que l'homme, en cette vie au moins, n'est pas une créature achevée à la naissance, mais un être en constante évolution dans un monde en perpétuel changement, et que la justice et la piété ne sont jamais acquises définitivement, mais sont une cible vers laquelle on n'a jamais fini de progresser ou de régresser tant qu'on est en vie. Et elle fixe cet objectif à chacun individuellement, laissant à chacun le soin de faire le travail qui lui revient pour atteindre cette cible. Au contraire Protagoras est présenté comme « ayant fait » (dans le passé : epoiei, imparfait du verbe poiein (« faire, créer, fabriquer, produire ») à la 3ème personne du singulier), comme un « créateur », c'est-à-dire en grec comme un poiètès (substantif dérivé de poiein, à la racine du mot français « poète »), ce qui l'assimile aux poètes tel Homère et Hésiode et suggère que ses théories ne sont que des constructions de son esprit guère différentes de celles d'Homère et des autres poiètai du passé, que d'ailleurs il a rejoints dans la mort (emploi de l'imparfait). Socrate fixe un programme pour tout homme de bonne volonté, alors que Protagoras, qui prétend que chaque homme est mesure de sa propre « vérité », impose (ou plutôt « imposait ») à tous sa propre vision de l'homme sans leur laisser le choix, mais le faisait dans un mode a lui, créé par lui dans son esprit et sans rapport avec le monde réel (voir sur ce point la remarque de Socrate en 179b2-5, où il se plaint que Protagoras veuille le forcer à être « mesure (metron) » sur des sujets sur lesquels lui, Socrate, sait être « dénué de savoir (anepistèmôn) »). (<==)

(30) Toutes ces idées, puissance, habileté, objet d'étonnement, de crainte ou d'admiration, se retrouvent dans le mot deinotès, substantif dérivé de l'adjectif deinos, qui désigne en particulier la crainte qu'inspirent les dieux. Parler d'andros deinotès aussitôt après avoir parlé des dieux qui ne peuvent qu'être bons et de la manière pour les hommes de leur ressembler, c'est continuer dans la perspective de la « divinisation » de l'homme : un homme qui est véritablement deinos, c'est un homme qui est presque devenu l'égal des dieux. Mais en même temps, ce mot, rare dans les dialogues (4 occurrences seulement, dont trois à quelques lignes d'intervalle dans ce passage du Théétète, en 176c3, 176c6 et 177a4, et la quatrième en Phédon, 82e5), est lui-même ambigu, comme le montre le fait que la troisième occurrence du Théétète, celle de 177a4, l'utilise à propos de ceux qui vivent dans l'injustice. C'est que ce mot décrit quelque chose qui n'est pas une propriété intrinsèque de celui à qui on l'applique, mais un effet qu'il produit sur d'autres, qui dépend donc du jugement, bon ou mauvais, justifié ou pas, que ces autres ont sur la personne concernée. Et de fait, si deinotès est rare dans les dialogues, deinos, l'adjectif dont il dérive, est beaucoup plus fréquent (plus de 200 occurrences) et Platon l'emploie souvent pour qualifier les sophistes en référence à l'effet qu'ils produisent sur leurs auditeurs. C'est pourquoi ici, il parle de hôs alèthôs deinotès, d'une admiration/crainte véritablement méritée, et non pas ressentie envers des personnes qui n'en sont pas dignes. (<==)

(31) Voir la réponse de Théodore à Socrate lui demandant de venir au secours de son ami Protagoras, en 164e8-165a3, déjà citée dans la note 23. (<==)

(32) Socrate n'est pas aussi explicite ici que je le suis dans cette analyse, mais c'est bien tout cela qui est en toile de fond de cette section et auquel nous sommes invités à réfléchir. Il évoquera le cas des juges un peu plus loin dans la discussion, en 200d5-201c6, dans la section qui sert de conclusion à la discussion de la définition du savoir (epistèmè) comme opinion (doxa). (<==)

(33) On retrouve ici l'idée qui est évoquée dans l'allégorie de la caverne, lorsque Socrate décrit vers la fin la vie de ceux qui sont restés dans la caverne en ces termes : « les honneurs et les louanges, si certaines avaient cours alors entre eux, et les prérogatives accordées à celui qui observait de la manière la plus pénétrante ce qui passait et se souvenait le mieux de ce qui avait coutume de passer en premier, ou en dernier, ou ensemble, et donc pour cela le plus capable de deviner ce qui allait arriver, crois-tu qu'il (le prisonnier qui est sorti de la caverne) en aurait encore le désir et qu'il envierait ceux d'entre eux qui étaient honorés et investis du pouvoir ? » (République, VII, 516c8-d4). Socrate y suggère un lien direct entre aptitude, réelle ou supposée, à prévoir l'avenir et accès aux fonctions de gouvernement (pouvoir). (<==)

(34) Les sensations de chacun lui sont propres mais, comme le dit Socrate à Calliclès dans le Gorgias au moment où fait irruption dans la conversation entre Socrate et Polos, « si quelque chose de ce qu’éprouvent les hommes, autre pour les uns, autre pour les autres, n'était pas le même, mais si l’un d’entre nous éprouvait quelque chose qui lui serait propre différent de ce qu’éprouvent les autres, il ne serait pas facile de faire connaître à autrui sa propre affection (ei mè ti èn tois anthrôpois pathos, tois men allo ti, tois de allo ti, to auto, alla tis hèmôn idion ti epaschen pathos è hoi alloi, ouk an èn rhaidion endeixasthai tôi heterôi to heautou pathèma) » (Gorgias, 481c5-d1). Or nous arrivons à communiquer les uns avec les autres, en particulier à l'aide des mots et du logos. Le fait que le langage existe et fonctionne, au moins dans certains cas, et justement d'autant mieux que ce dont on parle est plus concret et perceptible par les sens (on peut plus facilement s'entendre sur ce qu'on appelle « cheval » que sur ce qu'on appelle « juste »), prouve que, derrière le caractère relatif de nos impressions individuelles, il y a suffisamment de points communs pour nous permettre de leur associer des mots. Lorsque je dis à mon voisin de table : « Passe-moi du pain » et qu'il effectue, avec quelque chose qui correspond à ce que j'avais dans l'esprit en employant le mot « pain », l'action que j'attendais de lui en utilisant le verbe « passer » dans la direction qu'impliquait pour moi le mot « moi », cela prouve que ces mots ne sont pas que des créations de mon esprit sans référent au-delà d'eux et qu'ils ont le même sens pour mon voisin et pour moi, ce qui implique une « externalité » par rapport à mon esprit et au sien.
Le Socrate de Platon ne conteste pas le caractère toujours changeant des impressions sensibles, et c'est lui qui explique l'échec de l'image de l'âme comme bloc de cire : pour qu'il y ait impression sur le bloc de cire, il faut un cachet stable ; or, dans la nature aucune impression sensible de quelque sens que ce soit n'a une stabilité suffisante pour jouer le rôle d'un cachet. C'est le propre des mots que d'introduire une certaine stabilité dans ce monde en perpétuel devenir, mais les mots, ces oiseaux qu'on emprisonne dans notre âme-volière (la seconde image proposée par Socrate dans la quatrième partie du dialogue) ne sont pas les choses qu'ils désignent et n'en donnent donc pas un « savoir » ; ils ne sont que des outils, des « étiquettes », à notre disposition et si l'image de la volière échoue elle aussi telle que la présente Socrate, c'est parce qu'elle assimile les oiseaux directement à des « savoirs » et non pas aux mots. (<==)

(35) Lorsque Socrate parle ici d'ousia, il n'a pas en vue on ne sait trop quel « être » au sens métaphysique, ce qui serait incohérent avec l'hypothèse mobiliste, mais simplement ce qui peut être attribué à un sujet quelconque par une formulation de type « x est (esti) a », c'est-à-dire tout ce qui peut jouer le rôle d'« attribut » d'un sujet quelconque. C'est cette notion que je rend par le néologisme français « étance » formé en français de la même façon qu'ousia en grec, substantif dérivé du participe présent actif féminin ousa du verbe einai (« être »). Sur cette question de la signification d'ousia, et plus généralement du ou des rôles du verbe einai (« être ») pour Platon, voir l'annexe 2.1, Einai, ousia, de mon « Platon : mode d'emploi » accessible sur ce site au format pdf en cliquant ici.. (<==)

(36) Cette formulation mérite qu'on s'y arrête. Le verbe phthegesthai qu'utilise ici Socrate signifie au sens premier « émettre un son », de la part d'une personne aussi bien que d'un animal, d'un objet ou de quoi que ce soit capable de produire un bruit. Il s'oppose souvent, chez Platon, au verbe (dia)legesthai (parler/dialoguer), pour distinguer, quand il s'applique aux hommes en particulier, le simple phénomène physique de la parole en tant que séquence de sons pas nécessairement signifiants de l'expression d'un logos signifiant. Ainsi par exemple dans l'allégorie de la caverne, le phtheggesthai (phtheggomenous, République, VII, 515a2) des porteurs sur le chemin derrière le mur, qui figurent dans l'allégorie les âmes humaines en tant qu'objets de connaissance, dont les paroles ne sont dans un premier temps pour les prisonniers que de simples sons, s'oppose au dialegesthai (515b4) de ces prisonniers enchaînés, figure des âmes des hommes en tant que sujets susceptibles de connaissance, comme je l'explique dans les notes 13 et 16 à ma traduction de ce texte. De même, dans la discussion avec Théétète, en 163b2-5, Socrate, prenant l'exemple de langues étrangères qu'on n'a pas apprises, oppose le fait d'« entendre (ceux qui la parlent) lorsqu'ils émettent des sons » (akouein hotan phtheggôntai) au fait de « comprendre/savoir ce qu'ils disent » (epistasthai (le verbe de même racine que epistèmè) ha legousi (3ème personne du pluriel de l'indicatif présent actif de legein). Socrate évoque ici des théories qui privilégient les impressions sensibles et toute la question va justement être de savoir comment on peut passer de ces impressions sensibles, sonores en particulier, à un logos signifiant rendant possible le dialegesthai, c'est-à-dire l'aptitude à se comprendre les uns les autres dans le dialogue. Tant qu'on n'a pas résolu cette question, il est normal que Socrate n'évoque qu'un phtheggesthai, pas encore un dialegesthai, même si au début de la phrase, il a parlé d'un logos sur Protagoras, faisant référence à son plaidoyer en faveur du sophiste car il s'agissait d'un discours de Socrate et non pas de Protagoras, d'un Socrate qui n'approuve probablement pas toutes les thèses de celui qu'il défendait et admet, ou plutôt constate comme un fait d'expérience, que l'homme peut tenir un logos sensé. (<==)

(37) Cf. 179e7-8 : « Car ils sont tout simplement emportés selon leurs écrits (atechnôs car kata ta suggrammata pherontai) ». (<==)

(38) On a ici un bon exemple des problèmes que peut poser l'absence de ponctuation dans les textes écrits du temps de Platon. De nos jours, comme je l'ai fait dans la traduction, on mettrait akineton entre guillemets dans le premier cas, pas dans le second et l'ambiguïté serait levée. Platon, lui, si j'ai raison de penser qu'il a choisi délibérément cette formulation ambiguë, utilise à son profit, en espérant que ce sera aussi au notre, cette limitation de l'écrit qui s'impose à lui. (<==)

(39) Les éditeurs et traducteurs ne semblent pas avoir de doutes sur le fait qu'il s'agit d'une citation de Parménide, alors même que Socrate fait référence aussitôt après la « citation » à Mélissos et Parménide dans cet ordre, et se posent simplement la question de savoir où pouvait se trouver ce membre de phrase dans le poème de Parménide, cherchant à en retrouver la trace dans les quelques fragments de ce poème qui nous ont été conservés. Ils ne sont pas tous d'accord sur l'endroit où il faut faire commencer ce qu'ils considèrent comme une citation, certains la faisant commencer avec le mot hoion (« comme, par exemple ») qui précède le texte que j'ai reproduit, au motif que cela ferait de l'ensemble un hexamètre complet, ni sur la question de savoir s'il s'agit d'une citation textuelle ou d'une citation de mémoire potentiellement fautive. Et, dans tous les cas, ils soulignent les difficultés à comprendre ces quelques mots d'une manière cohérente avec la pensée supposée de Parménide et avec le contexte d'où ils pensent qu'ils sont extrait. Pourtant, quand on a vu comment Platon reformulait l'hypothèse de Protagoras en y faisant intervenir le mot autarkès (« autosuffisant », cf. 169d5-6 et note 20) pour étayer son propos, on peut se demander s'il cite ici textuellement, ou même approximativement, Parménide (ou Mélissos, ou un autre) ou s'il « reformule » les thèses de l'un ou de l'autre (ou des « Éléates » en général) d'une manière qui convienne mieux à son propos. Quoi qu'il en soit, l'important pour la compréhension du Théétète n'est pas de reconstruire le poème de Parménide ou de savoir d'où exactement proviennent ces mots, mais de les comprendre et d'en percevoir éventuellement les ambiguïtés (dont nous ne pourrons jamais savoir avec certitude si elles sont voulues par Platon), et de voir comment ils s'intègre dans le développement en cours du dialogue. (<==)

(40) En parlant ici d'« abstraire », je n'ai pas en vue seulement les « idées » que nous qualifions d'« abstraites » comme le beau et le juste, mais tout ce à quoi on associe des mots, qui suppose toujours, même quand les mots désignent des réalités concrètes comme homme, chien, cheval, maison, ou même des individus comme Socrate ou Théétète, qu'on ait éliminé certaines caractéristiques de l'impression à laquelle on associe le mot, à commencer par la position dans l'espace et la situation dans le temps, pour n'y conserver que des éléments récurrents dans de multiples sensations différentes resssenties en des lieux et/ou à des instants différents. Il y a donc toujours un niveau plus ou moins important d'« abstraction », au sens étymologique du mot de « tirer hors de », dans le fait d'associer un mot à une sensation. Et l'une de ces « abstractions », c'est justement celle du mouvement et du changement constant. Et c'est par les abstractions successives sur des abstractions, permises par l'esprit humain, qu'on en arrive à des « concepts » sans contrepartie sensible. C'est très précisément cela que n'arrivent pas à percevoir les mobilistes, qui ont raison au départ, alors même qu'ils emploient des mots, non seulement pour exposer leurs doctrines, sur lesquelles ils ne sont pas tous d'accord, mais encore dans la vie de tous les jours, pour des activités triviales où « ça marche » ! Il ne faut pas partir de la sensation pour se demander si des mots sont possibles pour en rendre compte, mais partir du fait d'expérience que les mots existent et fonctionnent dans de nombreux cas pour chercher à comprendre le lien qu'ils peuvent avoir avec une réalité sensible toujours changeante. (<==)

(41) Pour les emplois par Platon de l'expression hè tou dialegesthai dunamis (« le pouvoir [résultant] du [fait de] dialoguer »), voir République, VI, 511b4 ; VII, 532d8 ; 537d5 ; Parménide, 135c1-2 ; Philèbe, 57e6-7. En Théétète, 161e6-7, Socrate utilise, parlant de son art maïeutique, l'expression voisine hè tou dialegesthai pragmateia (« l'application à la pratique du dialoguer »), déplaçant l'accent de l'activité (qui procure un « pouvoir ») vers l'acteur (qui fait preuve d'« application »). On trouve tous ces textes et d'autres, où apparaît la forme to dialegesthai, rassemblés dans la page de la section « vocabulaire » ce site qui lui est consacrée. (<==)

(42) On peut remarquer la dose d'ironie dont fait preuve Platon en faisant introduire la dimension sociale et collective du problème par un long monologue de celui qui justement prône le dialogue comme le moyen de progresser ensemble ! (<==)

(43) Ou un Antiphon dans le Parménide, récitant par cœur un discours hautement abstrait qu'il aurait entendu dans son enfance sur des sujets qui ne l'intéressent plus depuis des années, maintenant qu'il se consacre à l'élevage des chevaux, et dont le nom même évoque par son étymologie une caisse de résonnance. (<==)

(44) Cette aptitude dont fait preuve ici Socrate à se faire l'« avocat du diable » et à rentrer brillament dans le système de pensée d'un autre devrait nous rendre méfiant en retour sur ses propos dans le Protagoras, où il est confronté au sophiste encore vivant : Socrate y présente-t-il ses propres opinions, ou bien cherche-t-il à prendre Protagoras à revers en poussant à bout les conséquences logiques non explicitées des thèses de son interlocuteur pour mettre à jour les contradictions qui en découlent, après avoir montré par l'exemple sur un poème de Simonide comment on peut faire dire à un auteur le contraire de ce qu'il voulait dire à l'évidence, non pas par mauvaise foi, mais pour nous faire toucher du doigt la faiblesse des arguments d'autorité étayés par des citations d'auteurs renommés ? (<==)

(45) Comprendre les thèses d'un penseur ne se limite pas à comprendre des enchaînements logiques entre propositions, mais suppose en préalable qu'on comprenne les mots utilisés par le penseur dans le sens qu'il leur donne (ce que ne savait pas trop faire Aristote). C'est donc un travail complexe puisque le sens des mots découle le plus souvent de la manière dont le penseur les emploie, de manière cohérente ou pas, dans ses discours, que déterminer le sens de ses discours suppose compris le sens des mots qui les composent, que, pour tout arrranger, le sens d'un mot s'explicite au moyen d'autres mots, tout aussi problématiques que celui qu'on cherche à définir, et que la plupart des mots, des mots renvoyant à des notions abstraites en particulier, n'ont pas un seul sens mais plusieurs dépendant du contexte dans lequel ils sont employés ! (<==)

(46) « Celui-là même que tu nommes philosophe (hon dè philosophos kaleis) » (175e1), dit Socrate parlant à Théodore, ami de Protagoras de son propre aveu, dans un membre de phrase qui contient, comme je l'ai déjà fait remarquer (voir note 10), la seule occurrence du mot philosophos dans tout le long monologue de Socrate. Or c'est précisément cette unicité d'emploi du mot vers la fin du portrait (plombée par la plupart des traducteurs qui utilisent « philosophe » pour expliciter ici et là des sujets laissés implicite par Platon dans ce qui a précédé) et la personne du verbe dont il est le complément (kaleis, 2ème personne du singulier, à l'adresse de Théodore) qui donnent tout leur poids à ces quatre mots en eux-mêmes si peu remarquables qu'ils n'ont attiré l'attention d'aucun de commentateurs dont j'ai connaissance. (<==)

(47) Les dialogues de Platon ne sont pas des reportages journalistiques sur des conversations qu'auraient eues le Socrate historique, mais des créations littéraires de Platon au service de son projet philosophique et éducatif, plus fidèles à l'esprit qu'à la lettre de son modèle. (<==)

(48) Pour être parfaitement exact, nous lisons un texte écrit par Platon se prétendant un texte écrit par Euclide et « préfacé » par Platon pour nous faire croire que nous écoutons un esclave d'Euclide lisant ce texte à son maître et à un de ses amis. (<==)

(49) Mégare est une ville située sur l'isthme de Corinthe à mi-chemin entre Athènes et Corinthe. (<==)

(50) Selon Xénophon (Mémorables, IV, 8, 2), il s'écoula trente jours entre la sentence et son exécution. Certes, Euclide est mentionné par Platon (Phédon, 59c2) parmi ceux qui assistèrent à la mort de Socrate et dont Phédon dit (Phédon, 59d1-3) qu'ils venaient voir Socrate tous les jours dans sa prison, mais cela implique qu'il n'était pas seul et, de plus, Terpsion est aussi mentionné par Phédon, en même temps qu'Euclide, comme venant tous deux de Mégare, parmi les fidèles ayant assisté à la mort de Socrate. Si donc c'est pendant son séjour en prison que Socrate a raconté à Euclide l'entretien rapporté dans le Théétète et a répondu ensuite à ses questions les jours suivants, il devient surprenant que Terpsion ignore tout de cet entretien au moment où il rencontre Euclide dans le prologue du Théétète.
Nous ne savons par contre pas combien de temps s'est écoulé entre le dépôt de la plainte par Mélétos et le procès lui-même. Mais on peut penser que la justice d'alors était plus expéditive que de nos jours, surtout dans une affaire comme celle-ci où il n'y avait pas lieu à une enquête : il fallait juste laisser le temps à l'accusateur et à l'accusé de rassembler leurs témoins et de préparer leur plaidoirie et aux autorités de rassembler un jury. Tout cela n'a pas dû s'étaler sur plusieurs mois, mais a dû être une affaire de quelques semaines tout au plus. (<==)

(51) C'est par exemple ce qu'il fait dans le Protagoras et qui explique qu'il y arrive à une conclusion apparemment contraire à celle à laquelle il arrive dans le Ménon : il fait découler des thèses de Protagoras une manière d'enseigner ce qui est pour ce dernier l'« excellence (aretè) » (la maximisation des plaisirs individuels et la minimisation des maux individuels) que même son interlocuteur n'est pas prêt à accepter, alors qu'avec le jeune ambitieux qu'est Ménon, qui ne croit que ce qu'il peut toucher et voir et est prêt à tous pour arriver, il se contente d'un fait d'expérience qui est que, de ce qui peut s'enseigner, comme la musique, la géométrie, la médecine, etc., il y a des maîtres reconnus de tous, alors qu'en ce qui concerne l'excellence (aretè), personne n'est d'accord sur qui est en mesure de l'enseigner (parce que tous ne sont pas d'accord sur ce qui constitue l'excellence et que Ménon lui-même est incapable de dire clairement ce qu'il entend par ce mot). (<==)


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Première publication le 15 novembre 2016 ; dernière mise à jour le 15 novembre 2016
© 2016 Bernard SUZANNE (cliquez sur le nom pour envoyer vos commentaires par courrier électronique)
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