© 2006, 2021 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 13 mars 2021
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Pour l'introduction générale à l'étude de dialegesthai et des termes dérivés, cliquer ici.

 

Les 19 occurrences de l'adjectif dialektikos et les 3 occurrences de l'adverbe dialektikôs sont présentées ici dans leur contexte original et traduit. On y verra que l'adjectif dialektikos peut se substantiver aussi bien sous la forme hè dialektikè pour désigner une pratique, dans des contextes où l'usage est de traduire par « la dialectique », que sous la forme ho dialektikos pour désigner une personne, dans des contextes où l'usage est de traduire par « le dialecticien ».

Rappelons par ailleurs que dialektikos n'apparaît pas dans les textes antérieurs à Platon qui nous sont parvenus et que, dans l'ensemble du corpus grec disponible sur le site Perseus, on le trouve deux fois chez Xénophon (Mémorables, IV, 5, 12 ; IV, 6, 1) et 29 fois dans les textes d'Aristote disponibles sur ce site (8 fois dans la Métaphysique et 21 fois dans la Rhétorique). (1)

[DI1]
75d4
 
[DI2]
75d5
 Ménon, 75c4-d7 (2)
(Ménon critique la définition de schèma que vient de donner Socrate)
Menôn - Hoti schèma pou estin kata ton son logon ho aei chroai hepetai. Eien· ei de dè tèn chroan tis mè phaiè eidenai, alla hôsautôs aporoi hôsper peri tou schèmatos, ti an oiei soi apokrinesthai; Ménon - Qu'est schèma, en quelque sorte, selon ta définition, ce qui accompagne toujours le teint ! Soit ! Mais si maintenant on dit ne pas concevoir le teint, mais être pareillement bloqué comme à propos des schèmata, que penses-tu de ce que tu as répondu ?
Sôkratès - Talèthè egôge· kai ei men ge tôn sophôn tis eiè kai eristikôn te kai agônistikôn ho eromenos, eipoim' an [75d] autôi hoti “Emoi men eirètai· ei de mè orthôs legô, son ergon lambanein logon kai elegchein.” Ei de hôsper egô te kai su nuni philoi ontes boulointo allèlois dialegesthai, dei dè praioteron pôs kai dialektikôteron apokrinesthai. Esti de isôs to dialektikôteron mè monon talèthè apokrinesthai, alla kai di' ekeinôn hôn an prosomologèi eidenai ho erôtômenos. Socrate - Que c'est vrai, pour moi du moins ; et si à la vérité le questionneur se trouvait être l'un de ces savants, controversistes et autres disputailleurs, je lui [75d] dirais : « Voilà qui par moi fut dit ; si toutefois je ne parle pas droitement, [c'est] ton travail de prendre la parole et de réfuter » ; par contre, pour peu que, comme moi et toi maintenant, des gens qui sont amis veuillent dialoguer l'un avec l'autre, il faut alors répondre de manière en quelque sorte plus douce et plus dialectique. Et de fait, vraisemblablement, ce « plus dialectique », ce n'est pas seulement répondre les choses vraies, mais encore le faire à l'aide de ce que celui qui est interrogé convient en outre connaître.
[DI3]
266c1
 
[DI4]
266c8
Phèdre, 265c5-266c9
(Critique des deux discours de Socrate)
Traduction et notes remaniées le 13 mars 2021
Sôkratès - Tode toinun autothen labômen, hôs apo tou psegein pros to epainein eschen ho logos metabènai. Socrate - Eh bien tâchons de comprendre à présent ceci : comment le discours est arrivé à passer de blâmer à louer.
Phaidros - Pôs dè oun auto legeis; Phèdre - En effet, comment donc expliques-tu ça ?
Sôkratès - Emoi men phainetai ta men alla tôi onti paidiai pepaisthai· toutôn de tinôn ek tuchès rhèthentôn duoin eidoin, [265d] ei autoin tèn dunamin technèi labein dunaito tis, ouk achari. Socrate - Il me semble bien que dans l'ensemble, c'était vraiment de l'enfantillage, mais que, de certaines de ces [paroles] qui ont été dites au hasard, de deux espèces [de raisonnements], [265d] si l'on pouvait, par quelque moyen, en saisir le pouvoir, [ce ne serait] pas sans charme. (3)
Phaidros - Tinôn dè; Phèdre - Desquelles, alors ?
Sôkratès - Eis mian te idean sunorônta agein ta pollachèi diesparmena, hina hekaston horizomenos dèlon poièi peri hou an aei didaskein ethelèi. Hôsper ta nundè peri Erôtos—ho estin horisthen—eit' eu eite kakôs elechthè, to goun saphes kai to auto hautôi homologoumenon dia tauta eschen eipein ho logos. Socrate - Vers une unique idée, prenant une vue d’ensemble, mener les [***] (4) de multiples manières disséminés, pour qu'en délimitant (5) chacun, on rende manifeste sur lequel on souhaite à chaque fois instruire. Comme tout à l’heure à propos d'Eros : ce que c'est ayant été délimité, bien ou mal dit, du moins le discours a-t-il pu par ces [procédés] parvenir à dire la clarté et l’accord avec soi-même.
Phaidros - To d' heteron dè eidos ti legeis, ô Sôkrates; Phèdre - Mais à présent l'autre espèce, que dis-tu que c'est, Socrate ?
[265e] Sôkratès - To palin kat' eidè dunasthai diatemnein kat' arthra hèi pephuken, kai mè epicheirein katagnunai meros mèden, kakou mageirou tropôi chrômenon· all' hôsper arti tô logô to men aphron tès dianoias hen ti koinèi eidos elabetèn, hôsper [266a] de sômatos ex henos dipla kai homônuma pephuke, skaia, ta de dexia klèthenta, outô kai to tès paranoias hôs <hen> en hèmin pephukos eidos hègèsamenô tô logô, ho men to ep' aristera temnomenos meros, palin touto temnôn ouk epanèken prin en autois epheurôn onomazomenon skaion tina erôta eloidorèsen mal' en dikèi, ho d' eis ta en dexiai tès manias agagôn hèmas, homônumon men ekeinôi, theion d' au tina erôta epheurôn kai [266b] proteinamenos epèinesen hôs megistôn aition hèmin agathôn. [265e] Socrate - Le [fait de] pouvoir, à l’inverse, découper selon les espèces en respectant les articulations naturelles, et en prenant soin de n’en déchirer aucune partie, comme le ferait un mauvais boucher. Eh bien ! comme tout à l’heure, nos deux discours ont saisi le déraisonnable dans la pensée sous une unique espèce commune, et comme [266a] d’un unique corps croissent des [membres] doubles et de même nom, gauches, et ceux-là appelés droits, ainsi encore nos deux discours ayant considéré celui de la folie comme une espèce naturelle unique en nous, l’un, coupant une part à gauche, puis la coupant à nouveau, n'a pas laissé tomber avant qu'ayant trouvé parmi elles un certain amour dénommé gauche, il l'ait injurié en toute justice, l’autre, nous conduisant vers les [parties] à droite du délire, étant tombé sur un certain amour de même nom que celui-là mais divin et [266b] l’ayant mis en avant, l'a loué comme cause pour nous des plus grands biens.
Phaidros - Alèthestata legeis. Phèdre - Tu dis des choses très vraies !
Sôkratès - Toutôn dè egôge autos te erastès, ô Phaidre, tôn diaireseôn kai sunagôgôn, hina hoios te ô legein te kai phronein· ean te tin' allon hègèsômai dunaton eis hen kai epi polla pephukoth' horan, touton diôkô "katopisthe met' ichnion hôste theoio." Kai mentoi kai tous dunamenous auto dran ei men orthôs è mè prosagoreuô, theos oide, kalô de [266c] oun mechri toude dialektikous. Ta de nun para sou te kai Lusiou mathontas eipe ti chrè kalein· è touto ekeino estin hè logôn technè, hèi Thrasumachos te kai hoi alloi chrômenoi sophoi men autoi legein gegonasin, allous te poiousin, hoi an dôrophorein autois hôs basileusin ethelôsin; Socrate - De fait, moi-même, je me passionne, Phèdre, pour ces divisions et réunions, afin que je sois capable de parler et de penser ; et pour peu que j'estime quelqu'un capable de porter ses regards vers l'un et sur le multiple par nature, je me mets à sa poursuite, « derrière lui dans ses traces comme dans celles d'un dieu ». (6) Et en tout cas, ceux qui sont capables de faire ça, si je m'exprime correctement ou pas, dieu le sait, mais je les appelle [266c] en conséquence jusqu'à maintenant « dialectiques ». (7) Quant à ceux qui, à présent, étudient auprès de toi et de Lysias, dis-moi comment il faut les appeler ; ou bien est-ce là l'art des discours par l'usage duquel Thrasymaque et les autres sont devenus habiles à parler eux-mêmes et en rendent d'autres tels, ceux du moins qui veulent bien leur apporter des présents comme à des rois.
Phaidros - Basilikoi men andres, ou men dè epistèmones ge hôn erôtais. Alla touto men to eidos orthôs emoige dokeis kalein, dialektikon kalôn· to de rhètorikon dokei moi diapheugein eth' hèmas. Phèdre - Des hommes comparables à des rois en effet, mais certainement pas compétents en ce sur quoi tu interroges. Mais cette espèce-là en effet, tu me parais, à moi en tout cas, l'appeler correctement en l'appelant « dialectique » ; mais la « rhétorique » me paraît encore nous échapper.
[DI5]
276e5
Phèdre, 276b1-277a5
( Les limites de l'écrit)
Sôkratès - Tode dè moi eipe· ho noun echôn geôrgos, hôn spermatôn kèdoito kai egkarpa bouloito genesthai, potera spoudèi an therous eis Adônidos kèpous arôn chairoi theôrôn kalous en hèmeraisin ôktô gignomenous, è tauta men dè paidias te kai heortès charin drôiè an, hote kai poioi· eph' hois de espoudaken, tèi geôrgikèi chrômenos an technèi, speiras eis to prosèkon, agapôiè an en ôgdoôi mèni hosa espeiren telos labonta; Socrate - Mais dis-moi maintenant : le cultivateur doué d'intelligence, en possession de semences auxquelles il tiendrait et qu'il voudrait voir fructifier, les sèmerait-t-il avec empressement en plein été dans un jardin d'Adonis (8) et se réjouirait-il de les contempler devenues belles en huit jours, ou n'agirait-il pas plutôt ainsi pour le divertissement et la fête, à supposer qu'il le fasse, mais pour celles pour lesquelles il montre de l'empressement, (9) usant de l'art agricole, et les ayant semées à l'endroit approprié, ne serait-t-il pas satisfait si, au bout de huit mois, toutes celles qu'il a semées sont arrivées à maturité ?
[276c] Phaidros -  Houtô pou, ô Sôkrates, ta men spoudèi, ta de hôs heterôs an hèi legeis poioi. [276c] Phèdre - C'est ainsi probablement, Socrate, pour les unes à la hâte, pour les autres de l'autre manière que tu as dite, qu'il agirait.
Sôkratès - Ton de dikaiôn te kai kalôn kai agathôn epistèmas echonta tou geôrgou phômen hètton noun echein eis ta heautou spermata; Socrate - Mais celui qui possède les sciences des [choses] justes et belles et bonnes, dirons-nous qu'il a moins d'intelligence à l'égard de ses propres semences que le cultivateur ?
Phaidros - Hèkista ge. Phèdre - Pas le moins du monde !
Sôkratès - Ouk ara spoudèi auta en hudati grapsei melani speirôn dia kalamou meta logôn adunatôn men hautois logôi boèthein, adunatôn de hikanôs talèthè didaxai. Socrate - Il n'ira donc pas à la hâte les écrire à l'encre noire, les semant avec sa plume au beau milieu de discours incapables de se porter secours à eux-mêmes par la parole, et tout aussi incapables d'enseigner convenablement la vérité.
Phaidros - Oukoun dè to g' eikos. Phèdre - Ce n'est en effet guère vraisemblable.
[276d] Sôkratès - Ou gar· alla tous men en grammasi kèpous, hôs eoike, paidias charin sperei te kai grapsei, hotan [de] graphèi, heautôi te hupomnèmata thèsaurizomenos, eis to lèthès gèras ean hikètai, kai panti tôi tauton ichnos metionti, hèsthèsetai te autous theôrôn phuomenous hapalous· hotan <de> alloi paidiais allais chrôntai, sumposiois te ardontes hautous heterois te hosa toutôn adelpha, tot' ekeinos, hôs eoiken, anti toutôn hois legô paizôn diaxei. [276d] Socrate - Non, certes. Mais ces jardins en lettres, semble-t-il, c'est pour le divertissement qu'il les sèmera et les écrira, et chaque fois qu'il écrira, se constituant pour lui-même un trésor de souvenirs en perspective de la vieillesse oublieuse, s'il l'atteint, et aussi pour tous ceux qui marchent sur ses traces, il trouvera son plaisir à contempler la croissance de ces délicates créatures ; et chaque fois que d'autres s'adonneront à d'autres divertissements, s'abreuvant dans des banquets, et dans ces plaisirs qui leur ressemblent comme des frères, alors lui, semble-t-il, passera son temps, contrairement à eux, en se divertissant comme je dis.
[276e] Phaidros - Pagkalèn legeis para phaulèn paidian, ô Sôkrates, tou en logois dunamenou paizein, dikaiosunès te kai allôn hôn legeis peri muthologounta. [276e] Phèdre - Tu décris là un divertissement tout à fait beau à côté d'un bien vil, Socrate, celui de qui est capable de se divertir à l'aide de discours, en mythologisant sur la justice et les autres choses dont tu parles.
Sôkratès - Esti gar, ô phile Phaidre, outô· polu d' oimai kalliôn spoudè peri auta gignetai, hotan tis tèi dialektikèi technèi chrômenos, labôn psuchèn prosèkousan, phuteuèi te kai speirèi met' epistèmès logous, hoi heautois tôi te phuteusanti [277a] boèthein hikanoi kai ouchi akarpoi alla echontes sperma, hothen alloi en allois èthesi phuomenoi tout' aei athanaton parechein hikanoi, kai ton echonta eudaimonein poiountes eis hoson anthrôpôi dunaton malista. Socrate - C'est bien ainsi, mon cher Phèdre ; mais beaucoup plus beau, je pense, devient l'empressement à leur égard lorsque quelqu'un, usant de l'art dialectique, (10) prenant une âme appropriée, plante et sème selon la science des discours qui sont aptes à se porter secours à eux-mêmes par [la voix de] celui qui les plante et non pas stériles, mais portant semence, d'où d'autres, de caractère différent, naissent, aptes à reproduire cela encore et encore sans fin, et faisant être heureux celui qui s'en saisit dans la plus grande mesure possible pour l'homme.
Phaidros - Polu gar tout' eti kallion legeis. Phèdre - En effet, encore beaucoup plus beau, ce dont tu parles !
[DI6]
 531d9
République, VII, 531d7-10 (11)
(début de la discussion sur la dialectique comme ultime objet d'étude)
« È ouk ismen hoti panta tauta prooimia estin autou tou nomou hon dei mathein; ou gar pou dokousi ge soi hoi tauta deinoi dialektikoi [531e] einai.  » « Ne savons-nous donc pas que toutes celles-ci [les études dont il a été question auparavant : arithmétique, géométrie, géométrie dans l'espace, astronomie, harmonie] sont les préludes de la partition même qu'il faut apprendre ? Car ils ne te donnent tout de même pas, j'espère, l'impression, ceux qui sont forts en tout ça, [531e] d'être dialectiques ? »
[DI7]
 532b4
République, VII, 532a1-b4
(la dialectique comme ultime objet d'étude : renvoi à l'allégorie de la caverne)
« [532a] Oukoun, eipon, Ô Glaukôn, houtos èdè autos estin ho nomos hon to dialegesthai perainei; Hon kai onta noèton mimoit' an hè tès opseôs dunamis, hèn elegomen pros auta èdè ta zôia epicheirein apoblepein kai pros auta <ta> astra te kai teleutaion dè pros auton ton hèlion. Houtô kai hotan tis tôi dialegesthai epicheirèi aneu pasôn tôn aisthèseôn dia tou logou ep' auto ho estin hekaston horman, kai mè apostèi prin [532b] an auto ho estin agathon autèi noèsei labèi, ep' autôi gignetai tôi tou noètou telei, hôsper ekeinos tote epi tôi tou horatou.
Pantapasi men oun, ephè.
Ti oun; Ou dialektikèn tautèn tèn poreian kaleis;
 »
« [532a] Eh bien, dis-je, Glaucon, n'est-ce pas alors celle-ci la partition même que le dialegesthai conduit à son achèvement ? Celle que, bien qu'elle soit [d'ordre] intelligible, mimerait le pouvoir de la vue que nous avons dit entreprendre de tourner d'abord les yeux vers les vivants eux-mêmes, puis vers les astres eux-mêmes et puis même finalement vers le soleil lui-même. Et ainsi, chaque fois que quelqu'un, par le dialegesthai, entreprend, sans toutes les sensations, par le logos, de s'élancer vers cela même qu'est chaque chose, et ne renonce pas avant que [532b] cela même qu'est le bien, il l'ait saisi par l'intelligence elle-même, il parvient au terme même de l'intelligible, comme l'autre tout à l'heure à celui du visible.
Tout à fait en effet, dit-il.
Mais quoi ? N'appelles-tu pas dialectique cette démarche ?
 »
[DI8]
 533c7
République, VII, 533c7-d7
(la dialectique comme ultime objet d'étude)
« Oukoun, èn d' egô, hè dialektikè methodos monè tautèi poreuetai, tas hupotheseis anairousa, ep' autèn tèn archèn [533d] hina bebaiôsètai, kai tôi onti en borborôi barbarikôi tini to tès psuchès omma katorôrugmenon èrema helkei kai anagei anô, sunerithois kai sumperiagôgois chrômenè hais dièlthomen technais: has epistèmas men pollakis proseipomen dia to ethos, deontai de onomatos allou, enargesterou men è doxès, amudroterou de è epistèmès--dianoian de autèn en ge tôi prosthen pou hôrisametha » « Donc, repris-je, le cheminement dialectique seul marche ainsi, en éliminant les hypothèses jusqu'au point de départ lui-même [533d] afin de s'affermir, et, pour dire ce qui est, l'œil de l'âme complètement enseveli dans une sorte de bourbier barbare, il l'en tire doucement et le dirige vers le haut en se servant comme collaborateurs et coretourneurs des arts que nous avons passés en revue, que nous avons bien des fois appelés savoirs/sciences du fait de l'habitude, mais qui ont besoin d'un autre nom, plus évocateur de clarté qu'« opinion », d'obscurité que « savoir » ; « réflexion », c'est ainsi qu'auparavant nous avons quelque part défini ça »
[DI9]
 534b3
République, VII, 534b3-6
(la dialectique comme ultime objet d'étude)
« È kai dialektikon kaleis ton logon hekastou lambanonta tès ousias; Kai ton mè echonta, kath' hoson an mè echèi logon hautôi te kai allôi didonai, kata tosouton noun peri toutou ou phèseis echein; » « Et appelleras-tu aussi dialectique celui qui saisit le logos de l'étance de chaque [étant] ? (12) Et celui qui n'est pas en état, ne diras-tu pas que moins il est en état de produire une parole [sensée] pour lui-même et pour les autres, moins il est en état d'intelligence vis-à-vis de cela ? »
[DI10]
 534e3
République, VII, 534e2-535a1
(la dialectique comme ultime objet d'étude)
« Ar' oun dokei soi, ephèn egô, hôsper thrigkos tois mathèmasin hè dialektikè hèmin epanô keisthai, kai ouket' allo toutou mathèma anôterô orthôs an epitithesthai, all' echein [535a] èdè telos ta tôn mathèmatôn; » « Ainsi donc, il te semble, dis-je, moi, que, comme un faîte aux études, la dialectique repose pour nous tout en haut, et qu'aucune autre étude ne puisse à bon droit être placée plus haut, mais que nous tenons [535a] à présent le terme des études ? »
[DI11]
 536d6
République, VII, 536d5-8
(la sélection des futurs gouvernants)
« Ta men toinun logismôn te kai geômetriôn kai pasès tès propaideias, hèn tès dialektikès dei propaideuthènai, paisin ousi chrè proballein, ouch hôs epanagkes mathein to schèma tès didachès poioumenous. » « Par conséquent donc, les [études] en arithmétique et en géométrie et dans toute cette éducation préalable dans laquelle il est nécessaire d'être éduqué préalablement à la dialectique, c'est lorsqu'ils sont enfants qu'il faut les proposer, en ne donnant pas à cet enseignement l'apparence de quelque chose d'obligatoire à étudier. »
[DI12]
 537c6
 
[DI13]
 537c7
République, VII, 537b8-c7
(la sélection des futurs gouvernants)
« Meta dè touton ton chronon, èn d' egô, ek tôn eikosietôn hoi prokrithentes timas te meizous tôn allôn oisontai, [537c] ta te chudèn mathèmata paisin en tèi paideiai genomena toutois sunakteon eis sunopsin oikeiotètos te allèlôn tôn mathèmatôn kai tès tou ontos phuseôs.
Monè goun, eipen, hè toiautè mathèsis bebaios, en hois an eggenètai.
Kai megistè ge, èn d' egô, peira dialektikès phuseôs kai mè: ho men gar sunoptikos dialektikos, ho de mè ou.
 »
« Donc, après ce temps, repris-je, ceux qui auront été sélectionnés parmi les jeunes de vingt ans recevront des honneurs plus grands que les autres, [537c] et les études qui seront arrivées pêle-mêle dans leur éducation en tant qu'enfants, il faudra les rassembler pour eux dans une vue d'ensemble de la parenté des études les unes avec les autres et de la nature de ce qui est.
C'est en tout cas la seule, dit-il, cette manière d'apprendre, qui fournisse une base solide à ceux en qui elle serait développée.
Et à vrai dire, repris-je, un très grand test d'une nature dialectique ou pas : celui qui a la vue d'ensemble, dialecticien, mais celui qui ne l'a pas, non.
 »
[DI14]
 390c11
 
[DI15]
 390d5
Cratyle, 390c2-d8
(Discussion entre Hermogène et Socrate sur l'origine du langage)
Sôkratès - Tis de tôi tou nomothetou ergôi epistatèseie t' an kallista kai eirgasmenon krineie kai enthade kai en tois barbarois; Ar' ouch hosper chrèsetai; Socrate - Mais qui supervisera le travail de l'instaurateur d'usage/législateur (13) et jugera s'il est fait du mieux possible aussi bien ici que chez les barbares ? N'est-ce donc pas celui-là même qui s'en servira ?
Hermogenès - Nai. Hermogène - Si.
Sôkratès - Ar' oun ouch ho erôtan epistamenos houtos estin; Socrate - Eh bien, n'est-ce donc pas celui qui est habile à interroger ?
Hermogenès - Panu ge. Hermogène - Tout à fait.
Sôkratès - Ho de autos kai apokrinesthai; Socrate - Et le même à répondre aussi ?
Hermogenès - Nai. Hermogène - Oui.
Sôkratès - Ton de erôtan kai apokrinesthai epistamenon allo ti su kaleis è dialektikon; Socrate - Mais celui qui est habile à interroger et à répondre, l'appelles-tu, toi, autrement que dialectique ?
Hermogenès - Ouk, alla touto. Hermogène - Non, mais comme ça.
[390d] Sôkratès - Tektonos men ara ergon estin poièsai pèdalion epistatountos kubernètou, ei mellei kalon einai to pèdalion. [390d] Socrate - C'est donc d'une part le travail du charpentier de fabriquer le gouvernail en étant supervisé par le pilote de navires, si le gouvernail doit être beau ? (14)
Hermogenès - Phainetai. Hermogène - Il paraît.
Sôkratès - Nomothetou de ge, hôs eoiken, onoma, epistatèn echontos dialektikon andra, ei mellei kalôs onomata thèsesthai. Socrate - [Le travail] de l'instaurateur d'usage/législateur d'autre part donc, à ce qu'il semble, [de fabriquer] le nom, en ayant pour superviseur l'homme dialectique, s'il doit instaurer les noms de belle manière.
Hermogenès - Esti tauta. Hermogène - C'est ça.
[DI16]
 398d7
Cratyle, 398c6-e3
(L'étymologie du mot « héros »)
Hermogenès - Ho de dè "hèrôs" ti an eiè; Hermogène - Mais à présent, le « héros », qu'est-ce que ça pourrait être ?
Sôkratès - Touto de ou panu chalepon ennoèsai. Smikron gar parèktai autôn to onoma, dèloun tèn ek tou erôtos genesin. Socrate - Mais ça n'est pas difficile du tout de le concevoir ! Car leur nom a été légèrement modifié, montrant leur origine à partir de l'amour (eros).
Hermogenès - Pôs legeis; Hermogène - Que veux-tu dire ?
Sôkratès - Ouk oistha hoti hèmitheoi hoi hèrôes; Socrate - Ne sais-tu pas que ce sont des demi-dieux, les héros ?
Hermogenès - Ti oun; Hermogène - Et alors ?
[398d] Sôkratès - Pantes dèpou gegonasin erasthentos è theou thnètès è thnètou theas. Ean oun skopèis kai touto kata tèn Attikèn tèn palaian phônèn, mallon eisèi· dèlôsei gar soi hoti para to tou erôtos onoma, hothen gegonasin hoi hèrôes, smikron parègmenon estin onomatos charin. Kai ètoi touto legei tous hèrôas, è hoti sophoi èsan kai rhètores deinoi kai dialektikoi, erôtan hikanoi ontes· to gar "eirein" legein estin. Hoper oun arti legomen, en tèi Attikèi phônèi legomenoi [398e] hoi hèrôes rhètores tines kai erôtètikoi sumbainousin, hôste rhètorôn kai sophistôn genos gignetai to hèrôikon phulon. [398d] Socrate - Tous, sans aucun doute, sont nés soit d'un dieu aimant une mortelle, soit d'un mortel [aimant] une déesse. Et si donc tu examines ça au regard de l'ancienne manière de parler attique, tu verras mieux, car il deviendra clair pour toi que, par rapport au nom de l'amour (erôs), d'où proviennent les héros (hèrôs), il a été peu changé en faveur de leur nom. Et ou bien effectivement cela dit (legei) [ce que sont] les héros, ou bien c'est parce qu'ils étaient des savants et des orateurs (rhètores) étonnants et dialectiques, qui étaient aptes à interroger (erôtan) ; car « parler (eirein) », c'est dire (legein). (15) Ainsi, ce que justement nous disions à l'instant, dits dans le parler attique, [398e] les héros (hèrôes) se retrouvent avec des orateurs (rhètores) et des questionneurs (erôtètikoi), si bien que la race héroïque devient l'espèce des orateurs et des savants (sophistôn).
[DI17]
 290c5
Euthydème, 290b7-c6
(Réponse de Clinias à Socrate qui suggère que c'est l'art du « stratège » (stratègikè) (16) qui est le plus apte à nous rendre heureux ; Clinias vient de répondre qu'il n'y voit qu'une forme de « chasse à l'homme »)
« Oudemia, ephè, tès thèreutikès autès epi pleon estin è hoson thèreusai kai cheirôsasthai· epeidan de cheirôsôntai touto ho an thèreuôntai, ou dunantai toutôi chrèsthai, all' hoi men kunègetai kai hoi haliès tois opsopoiois paradidoasin, hoi [290c] d' au geômetrai kai hoi astronomoi kai hoi logistikoi—thèreutikoi gar eisi kai houtoi· ou gar poiousi ta diagrammata hekastoi toutôn, alla ta onta aneuriskousin—hate oun chrèsthai autoi autois ouk epistamenoi, alla thèreusai monon, paradidoasi dèpou tois dialektikois katachrèsthai autôn tois heurèmasin, hosoi ge autôn mè pantapasin anoètoi eisin. » « Aucun [des arts] de chercheur (17) proprement dit n'est concerné par plus que chercher et mettre la mains dessus ; mais une fois qu'ils ont mis la main sur ce qu'ils cherchaient, ils ne sont pas capables d'en faire usage, les chasseurs et les pêcheurs pour leur part passent la main aux cuisiniers, et [290c] de leur côté les géomètres et les astronomes et les calculateurs—car chercheurs, eux aussi le sont, car ils ne créent pas les figures, mais découvrent celles qui existent—donc, comme il ne savent pas en faire usage eux-mêmes, mais seulement chercher, ils passent la main, je supppose, aux dialectiques pour tirer parti de leurs découvertes, ceux d'entre eux du moins qui ne sont pas tout à fait dénués d'intelligence. »
[DI18]
 253d2
 
[DI19]
 253e4
Sophiste, 253b9-e5 (18)
(Dialectique et philosophie)
Xenos -  Ti d'; Epeidè kai ta genè pros allèla kata tauta meixeôs echein hômologèkamen, ar' ou met' epistèmès tinos anagkaion dia tôn logôn poreuesthai ton orthôs mellonta deixein poia poiois sumphônei tôn genôn kai poia allèla [253c] ou dechetai kai dè kai dia pantôn ei sunechont' att' aut' estin, hôste summeignusthai dunata einai, kai palin en tais diairesesin, ei di' holôn hetera tès diaireseôs aitia; L'Étranger - Mais quoi ? Puisque nous sommes convenus que les genres aussi ont [leur part] de mélange selon ces mêmes [principes] (19), n'est-ce pas nécessairement au moyen d'une certaine science que se frayera un chemin à travers les discours qui se propose d'indiquer lesquels parmi les genres consonnent avec lesquels et lesquels [253c] ne s'acceptent pas les uns les autres et puis aussi s'il en est, parmi eux tous, certains d'entre eux qui les font tenir ensemble pour qu'ils soient capables de se mélanger entre eux (20), et au contraire dans les distinctions, si parmi les ensembles, d'autres sont cause de la distinction ?
Theaitètos -  Pôs gar ouk epistèmès dei, kai schedon ge isôs tès megistès; Théétète - Comment en effet ne pas avoir besoin d'une science, et très vraisemblablement sans doute de la plus grande!
Xenos -  Tin' oun au nun proseroumen, Ô Theaitète, tautèn; È pros Dios elathomen eis tèn tôn eleutherôn empesontes epistèmèn, kai kinduneuomen zètountes ton sophistèn proteron anèurèkenai ton philosophon; L'Étranger - Et maintenant donc, comment l'appellerons-nous, Théétète ? Est-ce que, par Zeus ! sans nous en rendre compte, nous sommes tombés sur la science des [hommes] libres, et risquons-nous, en cherchant le sophiste, d'avoir d'abord trouvé le philosophe ?
Theaitètos -  Pôs legeis; Théétète - Que veux-tu dire ?

[253d] Xenos - To kata genè diaireisthai kai mète tauton eidos heteron hègèsasthai mète heteron on tauton môn ou tès dialektikès phèsomen epistèmès einai;

L'Étranger - Le fait de distinguer (21) selon les genres et de ne penser ni une même espèce autre, ni un autre étant même, (22) est-ce que nous ne disons pas que c'est [le fait] de la science dialectique ?

Theaitètos - Nai, phèsomen.

Théétète - Oui, nous le disons.

Xenos - Oukoun ho ge touto dunatos dran mian idean dia pollôn, henos hekastou keimenou chôris, pantèi diatetamenèn hikanôs diaisthanetai, kai pollas heteras allèlôn hupo mias exôthen periechomenas, kai mian au di' holôn pollôn en heni sunèmmenèn, kai pollas chôris pantèi [253e] diôrismenas· touto d' estin, hèi te koinônein hekasta dunatai kai hopèi mè, diakrinein kata genos epistasthai. L'Étranger -  Eh bien, celui qui est effectivement capable de faire ça, perçoit de manière suffisament distincte une unique idée s'étendant en tout [sens] parmi de nombreuses [choses constituant] chacune une unité disposée à part, et beaucoup [d'idées] différentes les unes des autres englobées de l'extérieur sous une seule, et d'autre part une unique [idée] appréhendant ensemble dans l'unité [des choses prises] parmi de nombreux touts, et beaucoup [d'idées] à part [les unes des autres] [253e] en tout [point] séparées ; (23) et ça signifie savoir discerner selon le genre comment chacun peut s'associer et comment non.
Theaitètos - Pantapasi men oun. Théétète - Absolument en effet.
Xenos - Alla mèn to ge dialektikon ouk allôi dôseis, hôs egôimai, plèn tôi katharôs te kai dikaiôs philosophounti. L'Étranger -  Mais alors, le [qualificatif de] dialectique, tu ne l'attribueras à personne d'autre, je suppose, qu'à celui qui philosophe authentiquement et convenablement. (24)
[DI20]
 285d6
Politique, 285c8-d8
(Transition méthodologique sur la juste mesure)
Xenos - Ei tis aneroito hèmas tèn peri grammata sunousian tôn manthanontôn, hopotan tis hotioun onoma erôtèthèi tinôn esti grammatôn, poteron autôi tote phômen gignesthai tèn [285d] zètèsin henos heneka mallon tou problèthentos è tou peri panta ta proballomena grammatikôterôi gignesthai; L'Étranger - Si quelqu'un nous demandait, à propos d'un groupe de personnes apprenant les lettres, si, lorsque on demande à quelqu'un de quelles lettres est composé un nom quelconque, nous dirions que la recherche se fait plutôt pour l'unique [nom] qui lui est alors présenté ou pour devenir plus lettré sur tous ceux qui se présentent ?
Neôteros Sôkratès - Dèlon hoti tou peri hapanta.

Le jeune Socrate - Clair que c'est le « sur tous » !...

Xenos - Ti d' au nun hèmin hè peri tou politikou zètèsis; Heneka autou toutou probeblètai mallon è tou peri panta dialektikôterois gignesthai; L'Étranger - Mais alors, qu'en est-il maintenant de notre recherche sur le politique ? A-t-elle été présentée pour celà même plutôt que pour devenir plus dialectiques sur tout ?
Neôteros Sôkratès - Kai touto dèlon hoti tou peri panta. Le jeune Socrate - Là aussi, clair que c'est le « sur tout » !
[DI21]
 287a3
Politique, 286c6-287a6
(Transition méthodologique sur la juste mesure)
Xenos - Legô toinun hoti chrè dè memnèmenous eme kai se tôn nun eirèmenôn ton te psogon hekastote kai epainon poieisthai brachutètos hama kai mèkous hôn an aei peri legômen, mè pros allèla ta mèkè krinontes alla kata to [286d] tès metrètikès meros ho tote ephamen dein memnèsthai, pros to prepon. L'Étranger - Je dis donc qu'il faut à présent, nous rappelant toi et moi ce qui a été dit à l'instant, faire dans chaque cas le blâme ou l'éloge de la brièveté aussi bien que de la longueur de ce que nous pouvons dire tour à tour, non pas en jugeant les longueurs les unes par rapport aux autres, mais selon la [286d] partie de l'art de la mesure que nous avons dit devoir avoir présente à l'esprit, celle qui a en vue le convenable.
Neôteros Sôkratès - Orthôs. Le jeune Socrate - Juste !
Xenos - Ou toinun oude pros touto panta. Oute gar pros tèn hèdonèn mèkous harmottontos ouden prosdeèsometha, plèn ei parergon ti· to te au pros tèn tou problèthentos zètèsin, hôs an rhaista kai tachista heuroimen, deuteron all' ou prôton ho logos agapan paraggellei, polu de malista kai prôton tèn methodon autèn timan tou kat' eidè dunaton einai diairein, [286e] kai dè kai logon, ante pammèkès lechtheis ton akousanta heuretikôteron apergazètai, touton spoudazein kai tôi mèkei mèden aganaktein, ant' au brachuteros, hôsautôs· eti d' au pros toutois ton peri tas toiasde sunousias psegonta logôn mèkè kai tas en kuklôi periodous ouk apodechomenon, hoti chrè ton toiouton mè panu tachu mèd' euthus houtô methienai psexanta [287a] monon hôs makra ta lechthenta, alla kai prosapophainein oiesthai dein hôs brachutera an genomena tous sunontas apèrgazeto dialektikôterous kai tès tôn ontôn logôi dèlôseôs heuretikôterous, tôn de allôn kai pros all' atta psogôn kai epainôn mèden phrontizein mède to parapan akouein dokein tôn toioutôn logôn. L'Étranger -  Mais certainement pas non plus avec ça en vue à tous points de vue ! Et en effet nous n'aurons nullement besoin d'ajuster en plus la longeur en vue du plaisir, sauf si cela arrive accessoirement ; et encore une fois, en ce qui concerne la recherche qui est devant nous, que nous trouvions le plus facilement et le plus rapidement possible, c'est en second et non en premier que le raisonnement (25) nous prescrit de le préférer, mais beaucoup plus et en premier lieu d'accorder du prix au cheminement (26) même qui nous rend capables de distinguer selon les genres, [286e], et donc un raisonnement, si, tout en étant dit très long, il rend l'auditeur plus capable de trouver, s'y appliquer et ne jamais s'irriter de sa longueur, et si au contraire [il est] plus bref, pareillement ; et puis par ailleurs, en plus de ça, celui qui, à l'occasion de telles rencontres, blâme la longueur des raisonnements et n'approuve pas les développements (27) qui tournent en rond, il faut, celui qui est tel, non pas le laisser aller ainsi sur-le-champ et en toute hâte après qu'il ait seulement [287a] blâmé comme long ce qui a été dit, mais aussi estimer nécessaire qu'il montre en outre que, s'ils avaient été plus courts, cela aurait rendu les participants plus dialectiques et plus capables de découvrir la manifestation des étants par le raisonnement, (28) alors que des blâmes et louanges autres et visant quoi que ce soit d'autre, [il faut] ne point du tout s'en soucier et pas le moins du monde donner l'impression de prêter l'oreille à de tels raisonnements.
[DI22]
 17a4
Philèbe, 16a6-17a7
(Le « chemin (hodos) » dont Socrate est amoureux)
Prôtarchos - [...] Homôs de manthanomen gar ho legeis, ei tis tropos esti kai mèchanè tèn men toiautèn tarachèn hèmin exô tou logou eumenôs pôs apelthein, hodon de [16b] tina kalliô tautès epi ton logon aneurein, su te prothumou touto kai hèmeis sunakolouthèsomen eis dunamin· ou gar smikros ho parôn logos, ô Sôkrates. Protarque - [...] Mais pourtant—car nous comprenons ce que tu dis—s'il est quelque manière ou artifice pour écarter plus ou moins commodément cette confusion (29) de notre raisonnement, et d'autre part découvrir quelque chemin [16b] plus beau que celui-ci pour le raisonnement, toi, mets toute ton ardeur à ça et nous, nous te suivrons dans [les limites de] notre capacité ; car il n'est pas trivial, le raisonnement qui est devant nous, Socrate !
Sôkratès - Ou gar oun, ô paides, hôs phèsin humas prosagoreuôn Philèbos. Ou mèn esti kalliôn hodos oud' an genoito hès egô erastès men eimi aei, pollakis de me èdè diaphugousa erèmon kai aporon katestèsen. Socrate - Certainement pas, les enfants, pour vous appeler comme le fait Philèbe ! Eh bien il n'est pas de plus beau chemin, et il ne s'en trouvera jamais, que celui dont je suis amoureux pour toujours, et pourtant, bien souvent déjà, en se dérobant à moi, il m'a laissé seul et sans issue.
Prôtarchos - Tis hautè; legesthô monon. Protarque - Quel est-il ? Qu'il soit seulement proclamé !
Sôkratès - [16c] Hèn dèlôsai men ou panu chalepon, chrèsthai de pagchalepon· panta gar hosa technès echomena anèurethè pôpote dia tautès phanera gegone. Skopei de hèn legô. Socrate - [16c] Le mettre en évidence n'est pas difficile du tout, le mettre en pratique, par contre, est tout à fait difficile ; car tout acquis en matière d'art qui a jamais été découvert, [c'est] grâce à lui [qu'il] a été rendu clair. Observe donc celui que je proclame.
Prôtarchos - Lege monon. Protarque - Proclame seulement !
Sôkratès - Theôn men eis anthrôpous dosis, hôs ge kataphainetai emoi, pothen ek theôn erriphè dia tinos Promètheôs hama phanotatôi tini puri· kai hoi men palaioi, kreittones hèmôn kai egguterô theôn oikountes, tautèn phèmèn paredosan hôs, ex henos men kai pollôn ontôn tôn aei legomenôn einai, peras de kai apeirian en hautois sumphuton echontôn, dein [16d] oun hèmas toutôn houtô diakekosmèmenôn aei mian idean peri pantos hekastote themenous zètein—heurèsein gar enousan— ean oun metalabômen, meta mian duo, ei pôs eisi, skopein, ei de mè, treis è tina allon arithmon, kai tôn hen ekeinôn hekaston palin hôsautôs, mechriper an to kat' archas hen mè hoti hen kai polla kai apeira esti monon idèi tis, alla kai hoposa· tèn de tou apeirou idean pros to plèthos mè prospherein prin an tis ton arithmon autou panta katidèi ton [16e] metaxu tou apeirou te kai tou henos, tote d' èdè to hen hekaston tôn pantôn eis to apeiron methenta chairein ean. Socrate - [C'est] pour sûr un cadeau des dieux aux hommes, comme cela est rendu tout à fait clair pour moi, [qui] fut lancé de quelque part chez les dieux par l'entremise de quelque Prométhée en même temps que quelque feu très lumineux ; et pour sûr les anciens, supérieurs à nous et demeurant plus près des dieux, transmirent cette révélation que, parmi les [***] (30) à chaque fois dits être qui, d'une part, sont à partir d'« un » et de « nombreux » (31), et d'autre part, ont naturellement unies en eux limite et illimitation (32), (33) il nous faut [16d] donc, ceux-ci étant ainsi ordonnancés, toujours chercher en supposant à chaque fois « une » idée à propos de tout—on en trouvera en effet une qui y est ; si donc nous prenons ensuite, (34) après « une », deux, examiner si elles sont en quelque manière, et si non, trois ou quelque autre nombre, (35) et chaque « un » d'entre eux tour à tour pareillement, jusqu'à ce qu'enfin, l'« un » d'origine, on ne voit pas seulement qu'il est « un » et « nombreux » et illimité, mais aussi en quelle quantité ; (36) l'idée de l'illimité, (37) d'autre part, ne pas l'appliquer au multiple avant qu'on ait examiné sous tous les angles possibles le nombre de celui-ci compris [16e] entre l'illimité et l'« un », et alors seulement, envoyer promener chaque « un » d'eux tous en le laissant aller vers l'illimité. (38) (39)
Hoi men oun theoi, hoper eipon, houtôs hèmin paredosan skopein kai manthanein kai didaskein allèlous· hoi de nun tôn anthrôpôn [17a] sophoi hen men, hopôs an tuchôsi, kai polla thatton kai braduteron poiousi tou deontos, meta de to hen apeira euthus, ta de mesa autous ekpheugei—hois diakechôristai to te dialektikôs palin kai to eristikôs hèmas poieisthai pros allèlous tous logous. Ainsi donc les dieux, [c'est] ce que justement je disais, nous transmirent la tradition d'examiner et d'apprendre et d'enseigner ainsi les uns aux autres, mais les savants d'entre les hommes d'aujourd'hui, [17a] produisent « un » au hasard de ce sur quoi ils tombent, et « nombreux » plus vite ou plus lentement qu'il ne convient et, après l'« un », directement les illimités, mais les intermédiaires leur échappent—par quoi est distingué le [fait pour] nous [de] faire dialectiquement ou au contraire éristiquement des raisonnements entre nous. (40)
Prôtarchos - Ta men pôs, ô Sôkrates, dokô sou manthanein, ta de eti saphesteron deomai ha legeis akousai. Protarque - Dans certaines des choses que tu dis, Socrate, je pense te comprendre quelque peu, mais pour d'autres, j'ai besoin de les entendre encore de manière plus claire.

(1) Les textes d'Aristote disponibles à Perseus sont : Métaphysique, Rhétorique, Poétique, Économique, Politique, Étique à Nicomaque, Étique à Eudème, Des vertus et des vices, Constitution des Athéniens.(<==)

(2) Voir la note 44 à ma traduction de la section 73c6-77a5 du Ménon sur ces deux emplois de l'adverbe dialektikôs, ainsi que les autres notes sur la traduction de la section transcrite ici pour l'explication de certains choix de traduction ou de non traduction (en particulier, sur la non traduction de schèma, voir note 7 ; sur la traduction du mot chroa pat « teint », voir note 38). (<==)

(3) Deux termes employés dans cette réplique posent un problème de traduction : eidos, lorsqu'il est question des duoin eidoin, que j'avais traduit dans la première version de cette page par « de deux idées » et que je traduis maintenant par « de deux espèces [de raisonnements] » pour conserver la même traduction pour eidos dans tout ce texte, et technèi, que j'ai traduit par « par quelque moyen ».
Eidos, c'est effectivement l'un des termes auxquels on veut dans certains contextes donner le sens d'« idée » en référence à une supposée « théorie des idées » de Platon. Or, ici, Socrate ne fait pas référence à des « concepts » spécifiques, des « idées » au sens que l'on appelle « platonicien », comme l'idée du beau, ou l'idée du bon, mais, comme on va le voir dans la suite, à ce qu'il vaudrait mieux appeler deux « méthodes » (une des traductions proposées par le Bailly pour eidos), deux modes de raisonnement, deux pratiques d'analyse et de syntèse. Et c'est précisément parce qu'il n'y avait pas de risque de comprendre ici « idée » dans un sens « technique », que j'avais choisis de traduire eidos par « idée » dans la première version de cette traduction !... Mais depuis, j'ai progressé dans ma compréhension des mots eidos et idea chez Platon et des différences qu'il fait entre ces deux termes, dans certains contextes au moins, dont ce passage du Phèdre fait partie contrairement à ce que je disais dans la première version de cette note, où j'écrivais « ce n'est sans doute pas un hasard si, en quelques lignes, Platon va utiliser deux mots différents pour parler de la même chose (idea dans sa prochaine réplique et eidos dans la suivante pour parler des « idées » au sens que je qualifiais à l'instant de « technique »), et le même mot pour parler de deux choses différentes (eidos, justement, ici dans un sens vague qui renvoie plus à des méthodes qu'à des concepts, et plus loin dans le sens plus « technique » auquel on s'attend chez Platon). Tout l'effort du dialegesthai est justement de dépasser les mots, leurs limites et leurs ambiguïtés, pour parvenir aux réalités qui sont derrière ». Tout cela n'est pas complètement faux, mais mérite d'être nuancé. Si je n'ai pas un mot à changer à la dernière phrase, sur le dialegesthai, j'éviterais aujourd'hui de parler de sens « technique » pour eidos et idea et je ne dirais pas qu'eidos et idea sont « deux mots différents pour parler de la même chose ». En fait, ce que j'ai compris depuis, c'est que, si ces deux mots, dans leur sens supposé « platonicien », renvoient à quelque chose qui, d'un certain point de vue, quand on reste vague, est la même chose pour les deux, d'un autre point de vue, quand on est plus précis dans l'analyse, il y a une différence fondamentale entre les deux. Mais pour la comprendre, il faut commencer par accepter de renoncer à l'idée que les eidè/ideai sont la « réalité » ultime dont les réalités sensibles ne sont que des « images ». Et c'est là qu'intervient l'autre réserve que j'ai sur ma première version de cette note, qui concerne le fait qu'avec eidos, Platon emploierait « le même mot pour parler de deux choses différentes ». Certes, le sens d'eidos n'est pas tout à fait le même lorsqu'il sert à désigner les deux « procédés » dialectiques que Socrate distingue dans les discours qui ont précédé et quand il parle de découper kat' eidè (« selon les espèces »). Mais la différence n'est pas celle que l'on croit et le premier sens n'est finalement qu'un cas particulier du second, car, pour Platon, il y a continuité de sens entre les sens usuels d'eidos (et d'idea, de sens voisin) partant du sens premier d'« apparence (visuelle), forme » pour généraliser aux sens de « genre, sorte, espèce » (ce qui partage la même « apparence », visuelle ou pas) et le sens dit « technique » qu'il aurait dans la supposéee « théorie des formes/idées » qu'on lui attribue. Loin qu'il y ait un renversement complet de sens lorsqu'on passe du sensible à l'intelligible, l'eidos (et l'idea) en tant qu'apparence visuelle étant ce qui a le moins de consistance, de « réalité » dans l'ordre sensible, alors que, quand on passe dans l'ordre intelligible, il serait ce qui en a le plus, plus même que les réalités matérielles et sensibles, il y a totale continuité de sens pour eidos entre ce que Socrate appelle dans l'analogie de la ligne, à la fin du livre VI de la République, les horômena eidè (« apparences visibles », Rép. VI, 510d5) et ce qu'il appelle quelques lignes plus loin les noèta eidè (« apparences intelligibles », Rép. VI, 511a3) : dans un cas comme dans l'autre, il ne s'agit que d'« apparences » dans un sens lage, dépendant des contraintes, du pouvoir et des limites de l'organe qui permet de les appréhender (les yeux dans le visible, l'esprit humain (nous) dans l'intelligible). Un eidos visible n'est donc pas la même chose qu'un eidos intelligible, mais ils sont tous deux des eidè, c'est-à-dire, non pas ce dont ils sont diverses « apparences » pour nous, êtres humains, mais bien l'« apparence » que cela prend pour nous, soit à travers l'image que nous en donnent les yeux, soit à travers la compréhension que nous en donne l'intelligence à travers les mots et le logos. Et c'est là qu'intervient le mot idea : dans certains cas, en particulier lorsqu'il est question de réalités exclusivement intelligible, comme le beau (to kalon), le bon (to agathon), le juste (to dikaion), Platon préfère employer le mot idea plutôt que le mot eidos (ce qui est cohérent avec le sens qu'a pris en français « idée », dérivé d'idea). En d'autres termes, idea est dans certains cas le mot spécialisé pour parler de noèton eidos (« apparence intelligible »). Une idea en ce sens est donc bien un eidos, mais une catégorie seulement d'eidos, celle qui est fondée sur l'apparence intelligible, sur les principes d'intelligibilité permettant de comprendre ce dont c'est l'idea (si Socrate n'utilise pas le mot idea dans l'analogie de la ligne, c'est justement parce qu'à ce point de la discussion, il est plus important de faire comprende la continuité entre sensible et intelligible en ce qui concerne les eidè (« apparences »), que d'insister sur les différences ; le moment viendra, dans la République, de faire cette différence, c'est dans la discussion sur les différentes sortes de lits au début du livre X).
Si l'on essaye maintenant de voir comment ces nuances s'appliquent ici, on peut y voir une confirmation de ce que je viens de dire : dans le premier procédé que décrit Socrate, celui qu'il qualifie en 266b4 de sunagogè (« réunion/rassemblement/regroupement/... »), il parle de eis mian te idean... agein (« vers une unique idée... mener »), c'est-à-dire qu'il évoque, à la fois par le verbe agein (« mener/conduire/amener) et par la préposition eis (« vers ») impliquant mouvement, un processus se déployant dans le temps (celui qu'illustre l'allégorie de la caverne), dont l'idea, c'est-à-dire les principes d'intelligibilité de ce à quoi on s'intérese, est la cible, que rien ne garantit qu'on atteindra, et qui, de toutes façons, demande du temps et des efforts, mais dont l'idea reste la cible recherchée tant qu'on ne l'a pas atteinte ; dans le second procédé, celui qu'il qualifie en 266b4 de diairesis (« division »), il parle de kat' eidè diatemnein (« découper selon les espèces »), évoquant donc un processus dont le résultat, même s'il reste partiel, est immédiat au moins pour les parties découpées de l'ensemble dont elles font partie, et dont il ne précise pas sur quels critères (sensibles ou intelligibles) il s'appuie, ce que traduit le passage au mot eidos, suggérant au contraire qu'il peut ne pas se faire « en respectant les articulations naturelles » (kat' arthra hèi pephuken), c'est-à-dire être un mauvais découpage (comme par exemple ici celui qui donne le même nom d'erôs à deux sentiments aux motivations presque opposées), le risque d'une telle erreur étant particulièrement grand lorsqu'on en reste, pour faire ce découpage, aux seules apparences (eidè) sensibles (ici des actes, pragmata) sans chercher à en comprendre les raisons, à chercher l'idea qui leur donne sens, et particulièrement pénalisant si ces erreurs se figent dans le vocabulaire à travers des choix de mots associés à ces eidè mal découpés (au début de la discussion sur les trois sortes de lits, Socrate, parlant de ce qu'il appelle « la démarche habituelle » (tès eiôthuias methodou), sans préciser de qui elle est la démarche habituelle, dit que « nous (tout le monde, pas lui seul) avons l'habitude de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom » (eidos ti hen hekaston eiôthamen tithesthai peri hekasta ta polla, hois tauton onoma epipheromen, Rép. X, 596a6-7), faisant donc un lien direct entre eidos et nom (onoma), alors même que dans l'allégorie de la caverne (cf. Rép. VII, 515b4-5), il fait attribuer les premiers noms par les prisonniers encore enchaînés, donc sur la base des ombres qu'ils voient, c'est-à-dire de l'apparence visuelle que leur donne la vue de ce qui se manifeste à eux).
Ainsi donc, les deux eidoin dont parle ici Socrate en référence à deux modes de raisonnement qu'il a employés dans ses deux discours ne sont qu'un cas particulier des eidè présidant aux découpages qu'on est amenés à faire dans tous les domaines, par exemple, dans son second discours, des différentes formes de mania (« folie/délire ») parmi lesquelles il distingue deux types d'erôs, et l'idea unique vers laquelle se fait un regroupement (au début de son premier discours, pour erôs) n'est pas n'importe quel eidos, mais un eidos d'ordre intelligible.
Venons-en maintenant au second mot qui pose problème, technè, sans doute délibéré de la part du Socrate de Platon parlant à un Phèdre qui ne jure que par la technè des sophistes et des rhéteurs à la Lysias. En suggérant qu'il faudrait « saisir (labein) technèi » le pouvoir (dunamin) de ces deux eidein, de ces deux « espèces de raisonnement » noyées au milieu de beaucoup d'enfantillages (paidiai), Socrate rêve-t-il d'un « art », d'une « technique » dialectique, ou prend-il le mot dans un sens beaucoup plus neutre, que le mot technè a aussi en grec, celui de « moyen » au sens le plus général du terme ? Bien sûr, tous ceux qui voient dans la « dialectique », une « technique » justement, dont Socrate et Platon seraient les « inventeurs », n'ont aucun doute ici ! Mais pour moi, le dialegesthai est tout sauf une « technique » ! C'est une manière de concevoir le dialogue, une attitude vis à vis du langage, qui permet de l'utiliser avec profit parce qu'on en a compris les limites, et de le « dépasser » (le dia- de dia-legesthai), et qui peut se pratiquer dans toutes les formes (eidè) de discussion, y compris bien sûr le dialogue intérieur, bref c'est une certaine idée du dialogue dont Socrate va maintenant nous donner quelques principes (eidè)...
Et la boucle est bouclée entre eidos et technè !... (<==)

(4) Le grec n'utilise pas de nom pour désigner ce dont on parle ici, et qui est qualifié par un participe parfait passif (diesparmena) associé à un adverbe (pollachèi), mais se contente de faire précéder ces deux termes d'un article défini au neutre pluriel (ta). Il est impossible de rendre cette tournure en français sans projeter dans le texte des connotations ou des restrictions qui n'y sont pas et qui perturbent la compréhension. Le classique « choses » est trop matérialiste, surtout quand ce dont il a été question dans les discours dont Socrate fait l'analyse et la critique, ce sont des « idées » bien plus que des choses, l'amour en particulier, sous ses différentes formes, auquel ne fait pas spontanément penser le mot « choses » en français. Un terme plus englobant, comme « êtres » tire avec lui toute la métaphysique. Parler d'« objets » ou de « sujets d'investigation » restreint la portée du texte. Des tournures neutres en français comme « ce qui est de multiples manières disséminé » obligent à remplacer le pluriel grec par un singulier en français, et parler d'un singulier disséminé peut conduire à des considérations métaphysiques qui ne sont pas la préoccupation première de Socrate ici. Bref, en désespoir de cause, je renonce à ajouter un mot signifiant en français dont l'équivalent n'est pas dans le texte grec et je laisse à chacun le soin de suppléer aux trois astérisques entre crochets, comme devaient d'ailleurs le faire les grecs qui entendaient le texte de Platon ou des tournures analogues, fréquentes en grec, avec des neutres pluriels sans nom associé. (<==)

(5) La tentation est grande de traduire horizomenos par « en définissant », l'un des sens qu'a en effet le verbe horizein au moyen. Mais c'est encore là une traduction par trop technique qui projette Aristote dans Platon. Il vaut mieux une traduction qui rende perceptible le sens premier du verbe horizein, qui dérive de horos, « borne, limite ». « Définir » fait trop penser à des définitions du dictionnaire, alors que la manière de « délimiter » un mot, un concept, une « idée », de Platon, ce sont les dialogues dits « aporétiques, ou « socratiques », qui nous en donnent le meilleur exemple. Et ce que reprochent justement à ces dialogues ceux qui voudraient des définitions à la Aristote chez Platon, c'est de ne pas parvenir à donner une « définition » de ce qui est en discussion (le courage dans le Lachès, la piété dans l'Euthyprhon, la modération dans le Charmide, etc.), d'où leur qualificatif d'« aporétique » (d'un mot grec, aporos, qui signifie « sans issue »). Or, ce qu'ils ne voient pas, c'est que le dialogue a fait ce que ne fera jamais une « définition », nous donner une meilleure compréhension de ce dont on a discuté, en en montrant les multiples facettes et que, loin de restreindre la richesse du mot ou du concept pour l'enfermer dans une formule forcément réductrice, il en a au contraire dégagé l'« horizon » (le mot français qui vient justement de horizein) !... Bien sûr, on a mis des limites en distinguant ce à quoi on s'intéressait d'autres [***] (voir note précédente), mais on en a surtout fait le tour (sunorônta). Bref, on l'a bel et bien « délimité » bien plus que « défini » au sens habituel de ce terme. (<==)

(6) Réminiscence non strictement textuelle d'un vers d'Homère : ho d' epeita met' ichnia baine theoio, « et lui [Ulysse] suivait derrière dans les traces de la déesse [Calypso] » (Odyssée, V, 193). Cette référence est pour le moins ambiguë dans le contexte de la réplique de Socrate, puisqu'elle renvoie à une déesse qui n'est en fait qu'une Nymphe, fille d'Atlas, et dont le nom dérive du verbe kaluptein qui signifie « couvrir, cacher », et à un épisode où Ulysse suit la déesse chez qui il était retenu depuis dix ans au moment précis où elle vient de lui annoncer qu'elle a décidé (sur ordre de Zeus transmis par Hermès) de le laisser partir. (<==)

(7) En disant de quelqu'un qu'il est un « dialectique », à l'aide d'un adjectif substantivé, Platon fait la même chose que ceux aujourd'hui qui disent de quelqu'un que c'est un « scientifique » (expression chère aux journalistes pour donner d'un seul mot de la crédibilité à toute personne présentée comme experte en un domaine quelconque qu'on fait intervenir dans un reportage ou un débat, et par voix de conséquence un gage de sérieux au reportage ou à l'émission...) (<==)

(8) Il s'agit de jardins miniatures semés dans une corbeille ou dans une coquille en vue de la fête en l'honneur d'Adonis, qu'on arrosait d'eau chaude pour le faire pousser plus vite et qu'on jetait ensuite à la mer. (<==)

(9) Le verbe spoudazein traduit par « montrer de l'empressement » est dérivé du nom spoudè, utilisé par Socrate quelques lignes plus haut par et traduit par « empressement ». On voit que ce terme est ambivalent, puisqu'il caractérisait alors la hâte de celui qui sème ses graines dans un jardin d'Adonis, et qui veut les voir pousser en quelques jours, et qu'il revient ici sous forme verbale pour parler des semences vis à vis desquelles l'agriculteur sérieux « montre de l'empressement ». On retrouvera le nom spoudè, cette fois en bonne part, en 276e5 pour parler de « l'empressement » combien plus beau de celui qui sème une parole vivante sur la justice et autres thèmes cher à Socrate dans les âmes d'auditeurs réceptifs. Et de fait, spoudè signifie à la fois « hâte, précipitation » et « zèle, ardeur, application ». (<==)

(10) C'est ici la seule fois dans tous les dialogues où l'adjectif dialektikos est associé au mot technè pour parler d'une dialektikè technè. Mais il ne faut pas trop vite en déduire que le terme dialektikè qualifiait pour Platon une « technique » au sens moderne de ce mot, avec ses procédés, ses recettes et autres « trucs », concurrente de la « technique » des rhéteurs et des sophistes de son temps, ne serait-ce que parce que le terme qui est qualifié par dialektikos dans les rares passages où l'adjectif est associé à un nom n'est jamais le même : une fois poreia (DI7), une fois methodos (DI8), une fois phusi (DI12), une fois epistèmè (DI18) (les notes sur chacun de ces passages précisent le sens qu'il faut donner au mot associé). Par ailleurs, ici, la formule est appelée par le parallèle avec l'image du cultivateur utilisée plus haut, où il a été question de la geôrgikè technè (276b6-7). C'est donc à la lumière de cette analogie qu'il faut interpréter la formule, en se souvenant (cf. note 3) que les sens possibles du mot technè débordent le registre plus limité du mot français « technique ». En quelque sorte, technè, c'est tout ce qui intervient dans les productions de l'homme par opposition à ce qui se produit par l'effet de la « nature » (phusis), aussi bien dans le domaine que nous qualifions aujourd'hui en français de « technique » que dans le registre des arts. La technè implique de la part de celui qui la met en œuvre un savoir qui peut être strictement empirique ou provenir d'une réflexion plus élaborée s'appuyant sur uen « science » (epistèmè). Mais en tant que technè, elle ne vise que les moyens (une des traductions possibles de technè, comme on l'a vu dans la note 3) propres à produire le résultat recherché. Si donc dialektikè technè il y a, elle se définit par le résultat recherché. Et c'est bien de cela qu'il est ici question: faire germer dans l'interlocuteur des logoi propres à le rendre le plus heureux possible (alors que la rhétorique vise à permettre à l'élève de produire les logoi les plus convaincants possibles, quite à en prendre à l'aise avec la vérité, ou avec l'intérêt véritable des auditeurs). (<==)

(11) Pour replacer cet extrait et les quatre suivants dans leur contexte (l'examen de la dialectique comme ultime objet d'étude au terme de l'examen des études propres à former les dirigeants) et pour des commentaires sur leur traduction, voir ma traduction de République, VII, 531c9-535a2 ailleurs sur ce site. (<==)

(12) Pour la justification de la traduction de ton logon hekastou tès ousias par «  le logos de l'étance de chaque [étant]  », que l'on pourrait paraphraser par « la raison qui fait que chaque étant est ce qu'il est », voir la note 56 à ma traduction de République, VII, 531c9-535a2 (<==)

(13) Le mot nomothetès que je traduis par « instaurateur d'usage/législateur » signifie proprement « poseur (thetès, dérivé du verbe tithènai, qui signifie « poser, donner en dépôt, établir, produire, instituer, instaurer ») de loi (nomos) », c'est-à-dire « législateur ». Mais le traduire tout simplement par « législateur », comme le font tous les traducteurs, ne permet pas de voir que Socrate joue sur les sens du mot nomos, dont le sens premier est « coutume, usage », avant d'être celui de « loi » votée, codifiée et couchée par écrit. En effet, dans cette section du début du Cratyle où Socrate cherche avec Hermogène quelle peut être l'origine des noms, il fait admettre à Hermogène que le nom (onoma) est une sorte d'instrument (organon) (388a8), au même titre que la navette du tisserand, instrument destiné à enseigner (didaskein) et à distinguer (diakrinein) les choses les unes des autres (388b10-11), que, pas plus que n'importe qui ne fabrique une navette pour le tisserand qui l'utilise, mais le seul menuisier (tektonos), n'importe qui ne « fabrique » les noms pour l'éducateur qui les utilise, mais que, les noms nous étant donnés par l'« usage » (nomos) (388d12), ce doit être le nomothetès qui fournit les noms à l'éducateur qui les utilise. Mais on voit bien comment Socrate teste ici implicitement la capacité d'Hermogène (et Platon celle de ses lecteurs) à prendre du recul par rapport aux mots en passant d'une phrase qui ne choque personne, « ar' ouchi ho nomos dokei soi ho paradidous [onomata] » (« ne te semble-t-il donc pas que c'est ho nomos (l'usage) le dispensateur [des noms] ? » (388d12) à la conséquence que c'est le nomo-thetès, l'instaurateur de nomoi (lois) », qui donne leur nom aux choses, en utilisatant un terme (nomo-thetès) construit sur le précédent (nomos) mais qui le spécialise dans un sens (« loi ») qui n'était pas celui qu'il avait dans la première assertion. On voit aussi qu'il est impossible de rendre ce glissement en français par un seul mot, d'où mon choix de restitution en français par les deux mots juxtaposés. (<==)

(14) Le sens premier de l'adjectif kalos utilisé ici par Socrate est « beau ». Pour un grec de ce temps-là, beau et bon sont inséparables : un travail bien fait et qui fera bon usage est nécessairement beau. (<==)

(15) Cette phrase est un condensé de jeux de mots dans lequel Socrate joue à la fois sur les similarités entre mots, sans doute plus sensibles encore à l'oral (ceci est censé être un dialogue parlé) qu'à l'écrit, et sur les ambiguïtés dans la phrase entre les mots dont on parle et les mots avec lesquels on en parle ! La phrase commence en effet par dire que l'explication qui a précédé, fondée sur la ressemblance entre hèrôs (« héros ») et erôs (l'amour), legei tous hèrôas, mot à mot « dit les héros », c'est-à-dire « dit ce que sont les héros », que l'on pourrait encore traduire par « rend raison des héros » en s'appuyant sur un des sens de logos « réinjecté » dans legein dont il dérive. Mais ce qu'il faut remarquer ici, c'est que « héros » est au pluriel, ce qui veut dire que ce début de phrase conclut des explications données sur le mot « hèrôs » par des considérations sur ceux que désigne le mot. Quant au reste de la phrase, il propose une autre explication possible du mot hèrôs en suggérant un rapprochement avec rhètôr, « orateur », nom dérivé du verbe eirein, « parler », dont la première personne du présent de l'indicatif actif, eirô est de fait assez proche, phonétiquement au moins, de hèrôs, et aussi avec le verbe erôtan, qui signifie « interroger », ce qui induit l'utilisation du mot dialektikos. Mais si cette seconde explication est verbalement centrée sur le mot « dialektikoi » qui précède le erôtan facile à rapprocher visuellement et phonétiquement de hèrôs, la phrase se conclut sur un retour à un eirein qui renvoie par symétrie au « rhètôres » qui en dérive et qui a précédé le dialektikoi, pour rendre plus manifeste le rapprochement entre hèrôes et rhètores (qui sera réalisé graphiquement et phonétiquement dans la phrase suivante, où les deux mots sont de fait juxtaposés), plus immédiat entre hèrôs et eirô. Et ce eirein est utilisé dans une expression inattendue : to eirein legein estin, qui boucle sur le tout début de la phrase en assimilant le eirein au legein pour suggérer qu'une fois encore, on a « dit » (legei) ce que sont les hèrôes du simple fait qu'on a souligné la ressemblance du mot avec un verbe de même signification que legein !...
Mais si tout cela n'est que jeux de mots, il y a en filigrane sous ces jeux de mots une idée autrement sérieuse de Platon, qui transparaît si l'on fait disparaître les hèrôes qui sont le terme de comparaison commun dans les deux explications : c'est le rapprochement entre erôs (l'amour) et erôtan (interroger). Erôs, comme l'explique Diotime dans le Banquet, c'est le « moteur » qui fonctionne à tous les niveaux de l'âme, depuis les epithumiai (les passions) jusqu'au logos (la raison) en passant par le thumos (la « volonté) et qui met en branle aussi bien nos appétits sensuels que notre curiosité intellectuelle, et nous amène donc à nous poser des questions et à en poser aux autres (erôtan), et par là, à nous mettre en route vers l'intelligible. Et le Socrate de Platon est en quelque sorte le « héros (hèrôs) » de cette quête, nouvel Ulysse à la recherche de sa demeure (éternelle) et tentant sur son chemin de « sauver » ses compagnons de voyage en les interrogeant sans cesse (erôtan) par amour (erôs) pour eux, comme il l'explique dès le premier dialogue à un Alcibiade à peine sorti de l'enfance (qu'il ne parviendra d'ailleurs pas à sauver). Cette prise de conscience chez Platon de cette idée à partir de la ressemblance des mots (mais Platon, lui, ne confond pas les deux niveaux et sait parfaitement que cette ressemblance est fortuite et propre au grec qu'il parle) est aussi ce qui fonde l'unité profonde du Phèdre où l'on parle de rhétorique à partir de discours sur l'amour. (<==)

(16) On traduit généralement stratègos par « général », mais cette traduction est quelque peu trompeuse car le rôle des stratègoi à Athènes dépassait largement celui d'un chef d'armée à fonctions strictement « militaires ». A titre d'exemple, Périclès a « gouverné » Athènes pendant près de 20 ans en étant seulement réélu année après année stragègos (un parmi les dix que nommait Athènes chaque année). Ce qu'a en vue Socrate, c'est donc quelqu'un qui a des compétences à la fois militaires et politiques. (<==)

(17) Clinias parle ici de thèreutikè (sous-entendu technè, mot qui était présent dans la réplique précédente), utilisant un adjectif qui qualifie ce qui a rapport au thèreuein, c'est-à-dire au « chasser, poursuivre, chercher à atteindre ». Thèreuein signifie en effet « chasser » aussi bien au sens propre (étymologiquement, le verbe dérive de thèra, « chasse aux animaux sauvages », lui-même dérivé de thèr, « bête sauvage, fauve », voire « monstre ») qu'au sens figuré. Un peu plus loin, Clinias va parler de « chasseurs », mais en employant cette fois le mot kunègetès, construit, lui, sur la racine kuôn, chien » (et dont vient le français « cynégétique »), mot qui, lui, renvoie à la chasse au sens propre uniquement. Faute d'un mot français qui évoque à la fois la chasse et le « chercher à attraper dans un sens plus général, et réservant « chasseur » et les mots apparentés à kunègetès, je traduis thèreutikè par « art du chercheur » et thèreuein par « chercher », ce qui rendra moins surprenante l'assimilation faite un peu plus loin par Clinias des géomètres et autres savants à des « chercheurs », et non plus à des « chasseurs », comme y aurait conduit un autre chois de traduction plus classique. (<==)

(18) Je commence la traduction de extrait du Sophiste quelques lignes avant celle où l'on trouve la première occurrence de dialektikos pour tenir compte de la structure rigoureuse de cette section. En effet, l'extrait ici cité forme un tout centré sur les lignes 251d1-3 qui constituent une sorte de « définition » de la « science dialectique » et délimité par deux expressions qui se renvoient l'une à l'autre en miroir de manière rigoureusement symétrique par rapport à cette « définition », à la ligne 253b11 l'expression dia tôn logôn poreuesthai (« se frayer un chemin à travers les discours/au moyen des discours ») et à la ligne 253e4 l'adjectif dialektikon présenté comme le qualificatif spécifique du vrai « philosophe ». Cette symétrie suggère en effet que l'expression initiale dia tôn logôn poreuesthai est comme une autre « définition » de l'adjectif dialektikon, lorsqu'il est appliqué, non plus à une « science », mais à un individu. Être dialektikos, c'est tout simplement savoir se servir du logos et des logoi de manière conforme à la vérité pour atteindre ce qui est au-delà des mots, en étant conscient des des règles d'usage et des limites de cet outil.
Il est par ailleurs important de voir la place qu'occupe cette courte section dans l'ensemble du dialogue. Elle fait partie de la discussion qui conduit à la septième et dernière définition du sophiste, celle qui le situe en tant que « producteur » en cherchant son art en tant que poiètikè technè (« art de fabrication/création »), alors que les cinq premières définitions lui cherchaient une ktètikè technè (« art d'acquisition ») et que la sixième lui a attribué, non sans quelques hésitations, une diakritikè technè (« art de tri/jugement/discernement »). Cette ultime recherche de définition qui fera du sophiste un adepte d'un art mimétique producteur de simples images par le discours occupe à elle seule plus de la moitié du dialogue et en constitue le « plat de résistance » en fournissant à l'étranger d'Élée qui mène le dialogue l'occasion de commettre le « parricide » (en paroles) libérateur sur son concitoyen Parménide en montrant que le « pas étant » (mè on), loin de n'être rien (un « non-être »), n'est rien d'autre que le « étant autre » (thateron on) et est donc « quelque chose » (ti), tout comme le « pas beau » (mè kalon) n'est pas rien, mais seulement le « autre que beau », et que donc le discours faux est possible puisqu'il dit non pas un « n'étant pas » qui ne serait rien et donc indicible (la thèse de Parménide), mais quelque chose qui est « autre » que ce qui est en réalité hors du discours et sur quoi porte le discours. La structure rigoureusement symétrique de cet ensemble est la suivante :

A1 232c1-237a2 :   Le sophiste, adepte de l’art mimétique (94 lignes)
B1   237a3-241d4 :   Relation entre erreur et mè on (94 lignes)
C1     241d5-245e8 :   Revue des « ontologies » passées et présentes (89 lignes)
D1       245e8-249d5 :   Fils de la terre et amis des formes
au centre : définition de to on ( 247d8-e3, lignes 40 et 41)
(80 lignes)
E1         249d6-250d4 :   To on : ni mouvement ni repos (19 lignes)
F           250d5-251a4 :   Même impasse avec to on et to mè on (7 lignes)
E2         251a5-251e7 :   Plusieurs noms pour une même chose (19 lignes)
D2       251e8-255c8 :   Relations entre les 4 premiers genè
au centre : définition de la dialectique (253d1-3, lignes 38 et 39)
(77 lignes)
C2     255c9-259d8 :   Le 5ème genos : l’« autre » et to mè on (91 lignes)
B2   259d9-264b10 :   La possibilité du discours faux (94 lignes)
A2 264b11-268d5 :   Retour à la septième définition du sophiste (91 lignes)

(dans ce tableau, les mesures en nombre de lignes n'ont qu'une valeur relative. Il ne s'agit pas du décompte de lignes selon les références à l'édition Estienne universellement utilisées pour citer Platon, mais d'un compte fait sur une mise en forme du texte grec plus proche de la manière dont on écrivait du temps de Platon : le texte grec des seules répliques du dialogue, débarassé donc des noms des interlocuteurs précédant chaque réplique, a été « compacté » en supprimant tous les signes de ponctuation et tous les espaces entre mots et entre répliques successives, pour ne garder qu'une suite de lettres accolées les unes aux autres, qui a été découpé en lignes d'égale longueur par le traitement de texte utilisé)
Ce qu'il faut noter dans ce tableau, c'est que les lignes ici traduites constituent le centre de la section D2, ce qui les met en regard de ce qui constitue le centre de la section parallèle D1, qui n'est autre que la définition de to on donnée par l'étranger dans le cadre de sa critique du combat que mènent entre eux les « amis des formes » et les « fils de la terre » (on dirait aujourd'hui les idéalistes et les matérialistes), selon laquelle « est » «  ce qui possède la moindre puissance, ou pour agir sur une quelconque autre créature, ou pour subir le plus minime [effet] de la part de la plus insignifiante, et même seulement pour une seule fois (to kai hopoianoun tina kektèmenon dunamin eit' eis to poiein heteron hotioun pephukos eit' eis to pathein kai smikrotaton hupo tou phaulotatou, kan ei monon eis hapax) » (247d8-e3). Cette définition est destinée à mettre fin aux discussions abstraites sans lien aucun avec le réel sur un supposé « Être » dont on chercherait à savoit s'il est un ou multiple, matériel ou immatériel, etc., c'est-à-dire en fin de compte à ce qu'on appelle aujourd'hui l'ontologie, en donnant de « être/étant » la définition la plus englobante qui soit, une définition qui, contrairement à ce que suggère le mot grec horos utilisé aussitôt après par l'étranger pour qualifier sa formule, dont le sens premier est « limite », « borne », ne limite justement absolument pas ce à quoi on peut attribuer le « est » et fait de to on le prédicat le plus englobant, et donc le moins signifiant de tous. Elle ouvre la porte à la seconde partie de la discussion qui va montrer que le problème n'est pas de savoir ce qui « est » et ce qui « n'est pas », mais de savoir si ces « êtres » que sont les mots que nous associons dans un discours prononcé ou pensé traduisent des « êtres » que sont les pensées dans notre tête dont ces mots rendent compte qui sont eux-mêmes un reflet d'êtres hors de notre tête dont ils rendent compte de manière conforme aux relations qui existent entre ces êtres hors de notre tête, c'est-à-dire si le langage nous donne ou non dans chaque cas accès à une réalité qui est au-delà du langage et des « images » mentales qui existent dans notre tête et suscitent le disours. (<==)

(19) Le kata tauta que je traduis par « selon ces mêmes [prinipes] » renvoie aux exemples qui ont précédé immédiatement notre texte, où il a été questions de l'existence de règles présidant à la manière d'assembler des lettres ou des sons musicaux, règles qui supposent une compétence (technè) que tous n'ont pas et qui permet de distinguer ceux qui l'ont (les « grammairiens » pour l'assemblage des lettres, les « musiciens » pour l'assemblage des sons) de ceux qui ne l'ont pas. (<==)

(20) La question posée par ce « et puis aussi » renvoie à la remarque faite quelques répliques plus haut, en 253a4-6, sur le rôle spécifique de « lien » (desmos) que jouent les voyelles dans l'assemblage des lettres. (<==)

(21) Je traduis diaireisthai par « distinguer » et non par le plus classique « diviser » pour éviter la tentation de réduire la « dialectique » à la caricature qu'en donne la méthode dite justement « de division » pratiquée dans le Sophiste, tentation à laquelle ont tôt fait de succomber ceux qui veulent ramener la dialectique selon Platon à une « technique » spécifique justiciable d'un « mode d'emploi » en bonne et due forme. (<==)

(22) En à peine deux lignes, l'Étranger prend soin d'utiliser trois mots différents pour parler de la même chose, au moment même où il vante ceux qui ne tombent pas dans la confusion des genres ! Quel meilleur moyen de s'assurer que c'est bien de ce qui est derrière les mots qu'on parle, et pas des mots eux-mêmes ?!... Il commence par parler de distinguer les genè avant de préciser sa pensée dans une expression parfaitement symétrique autour du verbe hègèsasthai (« croire, penser ») : mète tauton eidos heteron—mète heteron on tauton. Et ce que suggère la symétrie de cette expression, au premier membre de laquelle le mot eidos a remplacé genos, c'est que le mot qui lui fait pendant dans le second membre, on, participe présent du verbe einai, être », doit être pris au sens fort, comme un nouveau moyen de parler de ce qui était auparavant genos, ou eidos, et va bientôt devenir idea, terme utilisé au début de la prochaine réplique de l'Étranger. Ce dont il est question ici, c'est de to on, « l'étant », « ce qui est », qu'il soit désigné comme genos, comme eidos ou comme idea, ou autrement encore. Mais bien sûr, il y a une autre manière de comprendre cette phrase, en faisant de on un simple verbe, sous-entendu la première fois, explicité la seconde, ce qui implique de supposer eidos explicite, lui, la première fois et sous-entendu la seconde : « penser une même espèce [comme étant] autre, une autre [espèce comme] étant même » (le « comme » est à chaque fois ajouté pour la clarté du français). Et il y a fort à parier que Platon était parfaitement conscient de cette ambiguïté et a construit sa phrase pour la produire !... (<==)

(23) La compréhension, et donc la traduction, de cette phrase divise les traducteurs. Deux questions principales se posent :
1) s'agit-il de la description d'un processus technique, d'une « méthode dialectique » dont on aurait là les étapes successives ou simplement de la juxtaposition des différentes opérations nécessaires, selon les cas, pour penser et parler correctement ?
2) n'est-il question, dans ces quatre opérations, que de formes/idées/genres, ou bien aussi d'autres chose, appartenant à la sphère du sensible ?
Une analyse un peu plus précise de cette phrase rigoureusement construite, aussi bien dans ses parallèles que dans ses oppositions, n'est pas inutile pour y voir plus clair. Je propose pour cela de la mettre en tableau :

1.    mian idean dia pollôn, henos hekastou keimenou chôris, pantèi diatetamenèn
(dia-teinesthai)
2.       pollas heteras allèlôn hupo mias exôthen periechomenas
(peri-echesthai)
3. au mian di' holôn pollôn en heni sunèmmenèn
(sun-aptesthai)
4.       pollas chôris   pantèi diôrismenas
(dia-horizesthai)

Le premier problème posé par cette phrase est celui de savoir à quoi renvoient les deux pollôn dans les dia pollôn des membres de phrase 1 et 3, dans la mesure où il s'agit de génitifs pluriels qui peuvent être aussi bien masculin que féminin ou neutre, sachant qu'idea, explicite dans le mian idean du premier membre, est féminin. S'il n'y a pas de doutes sur le fait qu'idean est sous-entendu par le mian au début du membre 3 et ideas par les deux pollas du début des membres 2 et 4, qui sont tous des féminins, et seulement des féminins, les choses ne sont plus du tout aussi claires avec les pollôn. En fait, il est même impossible de supposer un ideôn sous-entendu par le pollôn de 1, qui est complété par trois mots, henos hekastou keimenou, qui sont trois génitifs singuliers masculins ou neutres, mais certainement pas féminins. Ceux qui veulent à tout prix que cette phrase ne parle que des idées, sont donc obligés à des pirouettes pour expliquer le passage soudain du féminin au neutre en supposant par exemple que le passage du pluriel (pollôn, sous-entendu ideôn) au singulier implique le remplacement d'idea par un eidos ou genos neutre comme nom sous-entendu par henos hekastou ou autres pirouettes similaires (voir pour ce genre d'acrobaties la note 284 à la récente traduction du Sophiste par Nestor Cordero dans la collection GF-Flammarion, n° 687) !... Mais si Platon avait voulu parler de genè ou d'eidè, comme il le fait avant et après cette phrase, pourquoi laisser le mot sous-entendu de manière pour le moins cavalière, alors qu'en grec ancien, des adjectifs neutres pluriels sans nom associé sont fréquemment utilisés pour renvoyé à un indéterminé que l'on rend souvent en français par « choses », dans le sens le plus général et le plus vague. Et surtout, pourquoi avoir choisi idea, le seul des termes en compétition (idea, genos, eidos, voire on, cf. note précédente) à être féminin, et donc à induire dans les adjectifs et les participes une terminaison non ambiguë, justement pour cette phrase et ne pas s'en tenir au féminin au moment précis où cela aurait ôté toute ambiguïté à l'expression ?!... Pour moi, il ne fait donc pas de doute que le premier pollôn et tout ce qui le suit au neutre singulier ne renvoie pas aux « idées », sous quelque nom qu'on veuille leur donner en grec, mais bien aux « choses » de notre monde sensible de manière aussi générale que possible. Et s'il en est ainsi, par raison de symétrie dans une phrase où la symétrie est partout, il en va de même du second pollôn, celui du membre 3.
Et à partir de là, les choses se clarifient et la réponse à la question 1) en découle, alors que les tenants du « tout idées » sont bien en peine d'expliquer la différence entre le processus décrit par le 1 et celui décrit par le 2 au delà des différences d'expression verbale (unité à partir de la multiplicité dans les deux cas). La phrase décrit l'ensemble des différents mécanismes impliqués par la pensée en les présentant en deux fois deux groupes séparés par le au qui marque une « reprise ». Dans chaque groupe, un premier membre décrit l'émergence d'une « idée » une à partir des « choses » du monde sensible (1 et 3) et un second un processus qui ne va que d'idées à idée (2 et 4). Les deux processus qui vont du sensible aux idées se différencient en ce que l'un (1) part de multiples « choses » sensibles prises dans leur unité individuelle, c'est-à-dire dégage une « idée » commune à plusieurs « choses » considérées chacune comme une au départ (Socrate, Théétète et l'Étranger sont tous trois « homme »), alors que le second (3) part de multiples « choses » du monde sensible considérées comme des touts composites au départ pour en dégager une idée une (d'un groupe de trois personnes et d'un groupe de trois arbres, on dégage l'idée une du nombre 3, ou encore, d'un assemblage de pierres, de poutres, de tuiles, etc. l'idée une de « maison »). Quant aux deux processus qui vont des idées à l'idée, ils se distinguent en ce que le premier (2) généralise le processus passant des sensibles individuels aux idées aux relations entre idées (« homme », « cheval », « chien » peuvent tous trois se regrouper sous (hupo) l'idée unique (mian) d'« animal », ou de « vivant »), alors que le second (4) mets des limites (horizein) à la généralisation possible du processus passant de touts sensibles à une idée une en affirmant la distinction des idées que suggérait déjà le exôthen du 2 (lorsqu'une idée commune s'applique à plusieurs idées, elle les « englobe (periechein) » de l'extérieur), de manière à éviter en particulier le risque de tomber dans l'éléatisme en regroupant toutes les idées issues initialement des sensibles par abstractions successives selon le processus 2 dans une unique idée, celle de l'« être (to on) », si l'on considère que ce regroupement est une absorption pure et simple et que la distinction des noms (ou des idées) n'entraîne pas la distinction des êtres. Ainsi, le chôris (« à part, séparément ») qui distinguait au départ les « unités » sensibles, se retrouve à la fin dans l'ordre des idées, bien que ces idées puissent elles-mêmes donner lieu à des processus d'« abstraction » successifs, et le dia qui avait au départ un sens « rassembleur » associé à teinein (« couvrir, étendre ») en renvoyant à l'étendue (que suggère aussi le verbe keisthai, dont keimenou est le participe parfait passif, qui signifie justement « être étendu », renforçant l'idée que ce dont on parle, ce sont bien des « choses » dispersées dans l'espace) « à travers » laquelle le processus unificateur de l'idée regroupait des sensibles distincts, et qui faisait pendant au sun (« avec ») associé à aptein (« attacher, toucher, saisir ») dans la description du second processus partant des sensibles, prend à la fin un sens quasi opposé et nettement « séparateur » associé à horizein (« délimiter, borner, définir ») pour insister sur la distinction nécessaire entre les idées envisagées chôris, « à part » les unes des autres en tant justement qu'idées, en écho au peri (« autour ») associé à echein (« prendre, tenir, avoir ») utilisé pour décrire le processus d'abstraction d'idées à idée, qui exclut déjà, renforcé par le exôthen, l'idée d'absorption des idées « enveloppées » par l'idée « enveloppante ».
On voit donc qu'il ne s'agit pas là de décrire les étapes successives d'une « méthode dialectique » spécifique dont Platon serait l'inventeur, mais de faire l'inventaire des processus de pensée permettant de passer des sensibles aux « idées » et de s'y retrouver à travers (dia) les idées par la dianoia et le dialegesthai (on notera au passage la profusion de dia dans ce court échange, aussi bien seuls qu'en composition). Que cet inventaire soit présenté avec une extrême rigueur et dans une formulation qui ne laisse rien au hasard ne signifie pas qu'il s'agit là d'un exposé « technique ». En fait, ce que nous dit tout « simplement » Platon, c'est que penser suppose de savoir abstraire à partir des sensibles pris aussi bien dans leur individualité (en tant qu'unités) que dans leur complexité (en tant que touts), et de savoir poursuivre ce processus d'abstration sur les idées elle-mêmes sans tomber dans la confusion des genres et dans l'assimilation universelle qui conduit à l'être unique et solitaire de Parménide. Et pour cela, tous les moyens conduisant au but sont bons : la « dialectique », si dialectique il y a, ne se définit pas par ses méthodes, mais par ses résultats. Une pensée « dialectique » est une pensée qui conduit au bien, et celui qui pense ainsi est un « philosophos »... (<==)

(24) Les deux adverbes utilisés ici pour qualifier une activité décrite par le verbe philosophein (que le français se contente de décalquer par le verbe « philosopher », ce qui dispense de chercher ce que cette activité pouvait bien être pour Platon...) sont katharôs et dikaiôs. Le premier évoque l'idée de pureté, à l'origine avec une connotation religieuse, de quelque chose qui est sans mélange, sans souillures, mais de manière positive (il ne s'agit pas d'un adverbe commençant par un a- privatif). C'est ce que j'ai cherché à rendre par la traduction par « authentiquement », les formules tournant autour de « pur » (« purement », « en toute pureté ») n'était pas très adaptée au contexte. Le second adverbe, dikaiôs évoque l'idée de justice, mais là aussi, des mots comme « justement », « en toute justice », semblent déplacés dans un tel contexte. Mais la dikè en grec, c'est le respect des lois, des coutumes, des convenances, ce qui conduit à la traduction par « convenablement ». Reste qu'il faut se souvenir qu'en grec la notion de « justice » dont on cherche la « définition » (disons plutôt les contours) dans la République, peut aussi inclure l'honnêteté intellectuelle vis à vis des autres et de soi-même dans la manière de penser et de réfléchir, de chercher à comprendre, à mieux se connaître, en tant qu'individu et en tant qu'homme, pour mieux vivre en actes ce qu'on conçoit en pensée, ce qui est pour Platon « philosopher », et que c'est ça, bien plus que le respect scrupuleux des rites religieux qui assure pour lui la « pureté » de l'âme... (<==)

(25) Je choisi ce terme intermédiaire entre « raison » et « discours » pour traduire ici le grec logos de manière à pouvoir utiliser la même traduction dans toute cette réplique de l'Étranger. En effet, si ici « raison » conviendrait (« la raison nous prescrit... ») alors que « discours », sans une périphrase qui n'est pas dans l'original grec (« le discours que nous avons tenu jusqu'à présent nous prescrit... »), ne convient pas, dans les emplois de logos qui suivent, c'est « raison » qui ne convient pas, en particulier lorsque le mot logos est au pluriel. (<==)

(26) Le mot grec que je traduis par « cheminement » est methodos, qui est à l'origine du mot français « méthode ». Mais la traduction par « méthode » insiste trop sur le caractère « méthodique » justement de ce dont il est question et fait perdre de vue que methodos est construit sur la racine hodos, mot qui signifie « route, chemin ». Methodos, en grec, c'est tout autant la « poursuite », la « recherche » (sens possibles du mot) que la « méthode » proprement dite, c'est-à-dire l'utilisation de procédés spécifiques et spécialisés, rigoureusement « codifiés ». Certes, l'Étranger a utilisé dans ce qui a précédé des « procédés » plus ou moins « techniques » pour faire avancer la réflexion, mais il en a justement utilisés plusieurs, comme la méthode de divisions, le mythe, l'analogie, qui n'ont pas grand chose en commun en tant que procédés, et il serait hasardeux de vouloir en isoler un, par exemple la méthode de division, pour en faire la « méthode dialectique » par excellence, alors que s'il y a quelque chose qui caractérise le Platon des dialogues, c'est justement le souci de multiplier les points de vues, les angles d'approche d'un problème, le manières (plutôt que « méthodes) de l'examiner, de s'adapter aux interlocuteurs et au contexte de la discussion et de ne jamais absolutiser une manière de voir ou de faire. (<==)

(27) Après methodos (meta-hodos) un peu plus haut, il est ici question de periodos (peri-hodos), autre mot formé sur hodos (« route, chemin »), qui signifie au sens propre « cheminement autour » et qui a donné le français « période ». Alors que le meta de methodos évoque une idée de progression par étapes successives, le peri de periodos, renforcé ici par en kuklôi (en cercle, en rond) évoque l'idée de « tourner autour ». (<==)

(28) La convenance des raisonnements (tôn logôn, ou ta lechthenta, « les [choses] dites ») se mesure donc à leur plus ou moins grande capacité à nous rendre « dialektikôterous kai tès tôn ontôn logôi dèlôseôs heuretikôterous ». On peut voir dans la seconde partie, celle qui suit le kai, une explicitation de ce que signifie « être plus dialectiques (dialektikoterous) ». Que nous dit-elle donc ? Chaque terme vaut la peine qu'on l'examine de plus près :
Heuretikos : heuretikôterous est le comparatif d'un adjectif, heuretikos, dérivé du verbe heuriskein, qui signifier « trouver, découvrir, inventer, imaginer ». Être heuretikos, c'est donc être « inventif » ou « découvreur ». Le fait que le même verbe signifie à la fois « découvrir », c'est-à-dire trouver quelque chose qui préexiste, et « inventer, imaginer », c'est-à-dire créer à partir de son imagination, une machine aussi bien qu'une excuse ou une explication, rend quelque peu ambiguë le talent attendu de l'auditeur, sauf à ce que la suite clarifie la pensée.
Mais il faut encore noter que ce mot est rare chez Platon, puisqu'en dehors des deux utilisations dans cette réplique de l'Étranger (il a déjà été utilisé quelques lignes plus haut, en 286e2, où je l'ai traduit par « plus capable de trouver »), on ne le retrouve qu'en deux autres occasions, et totalement absent du reste du corpus grec disponible à Perseus, ce qui suggère qu'il pourrait bien être un néologisme forgé par Platon lui-même. Les deux autres occurrences du mot sont en Banquet, 209a5 (dans le discours de Diotime, lorsqu'elle parle, en décrivant l'ascension dialectique vers l'idée du beau, de l'engendrement par l'âme, qui a rapport à la pensée (phronèsis) et à toute sorte d'excellence (arètè), et qui est le fait en particulier des poiètai (« poètes », mais plus généralement « créateurs ») et de tôn dèmiourgôn hosoi legontai heuretikoi einai, « tous ceux d'entre les artisans qui sont dits heurètikoi (« inventifs ») »), et en République, V, 455b7 (dans la discussion sur l'égalité des hommes et des femmes, lorsque Socrate explicite ce qu'il entend par euphuès (« d'un bon naturel, bien doté par la nature ») et par son contraire aphuès en disant que celui qui est euphuès « après un bref apprentissage sera très heurètikos sur ce qu'il apprend », alors que celui qui est aphuès « étant l'objet de beaucoup d'apprentissage et d'application, ne conserve rien de ce qu'il a appris »).
Dèlôsis : ce dont il nous faut être « découvreurs » ou « inventeurs », c'est tès dèlôseôs tôn ontôn. Dèlôsis est un nom d'action dérivé du verbe dèloun, qui signifie « rendre visible, montrer, faire voir, manifester, révéler », lui même dérivé de dèlos, qui signifie « évident, clair, visible » (et qui est aussi le nom d'une île fameuse, Dèlos, où se trouvait l'un des plus grands sanctuaires d'Apollon, dieu, entre autre, de la divination, et qui, selon la tradition, y était né). La dèlôsis, c'est donc l'action de rendre évident, de manifester, et donc de faire comprendre, la « manifestation » au sens actif, voire la « démonstration ».
Mais, ici encore, il s'agit d'un mot rare, qu'on ne trouve dans les textes antérieurs à Platon ou contemporains de lui qui nous restent que chez Thucydide (4 occurrences), et qui n'apparaît, chez Platon, qu'en deux autres passages : en Cratyle, 435b6 (lorsque, vers la fin du dialogue, Socrate s'adresse à Cratyle et lui dit qu'« il est nécessaire que convention (sunthèkè) et usage (ethos) contribuent de quelque manière à la dèlôsin de ce que, pensant (dianooumenoi), nous disons (legomen ») et en Lois, XII, 942c1 (où l'Athénien explique que le soldat doit être formé à ne jamais agir seul et de sa propre initiative et dit entre autre que « dans le danger lui-même, il ne doit ni poursuivre quelqu'un, ni céder du terrain à quelqu'un d'autre sans la dèloseôs de ses chefs », utilisant dèlôsis dans un sens qui, à partir de l'idée de « clarification », devient presque synonyme d'« instruction, ordre »).
Ta onta : ce qui doit être manifesté, rendu clair, évident, ce sont ta onta, mot à mot « les étants », c'est-à-dire tous « les [***] qui sont » (voir note 4), tout ce qui participe à l'être. Si l'on a présentes à l'esprit les discussions du Sophiste et la définition de l'« être » qui y est donnée en 247d8-e3 (« ce qui possède la moindre puissance, ou pour agir sur une quelconque autre créature, ou pour subir le plus minime [effet] de la part de la plus insignifiante, et même seulement pour une seule fois (to kai hopoianoun tina kektèmenon dunamin eit' eis to poiein heteron hotioun pephukos eit' eis to pathein kai smikrotaton hupo tou phaulotatou, kan ei monon eis hapax) ») l'objet de la dèlôseôs englobe tout, non seulement tout ce à quoi on peut penser (car être pensé, c'est « subir (pathein) » au sens de la définition du Sophiste), mais même ce à quoi on n'aurait pas pensé, mais qui existerait néanmoins d'une certaine façon.
Logos : reste le datif logôi, sans préposition, qui est ici complément de moyen de dèlôseôs, dans la mesure où il est inséré entre tès et dèloseôs. Il n'est pas surprenant que le fait d'être dia-lektikos, c'est-à-dire habile à pratiquer le dia-legesthai, implique le logos. Mais on peut retourner la proposition et voir ici une sorte de définition du rôle du logos : le logos est précisément l'« outil », l'instrument qui doit nous permettre d'y voir plus clair (la dèlôsis) dans ce qui est (ta onta). Il est le prolongement de la vue qui doit nous permettre de donner sens à ce que nous percevons, de nous en faire des « idées » (d'un mot qui vient de idein, « voir »). Et cela, ce n'est pas le seul logos-parole qui peut le faire. Il faut qu'il s'accompagne du logos-raison, de la dianoia, comme le montre la phrase du Cratyle citée plus haut, où sont justement associés le legein et le dianoeisthai quand il est question de la « clarification/manifestation de ce que, pensant, nous disons (dèlosin hôn dianooumenoi legomen) ». C'est bien le raisonnement, extérieur ou intérieur, plus que le simple discours alignement de mots, qui nous permet d'y « voir clair » et de comprendre ce qui nous entoure. Et être dialektikos, ce n'est somme toute rien d'autre que de savoir « raisonner juste », par quelque moyen « technique » que ce soit pour y voir plus clair dans le monde qui nous entoure, visible et intelligible, en  sachant que les mots ne sont que des instruments destinés à nous donner accès à ta onta...
Et pour conclure par où nous avons commencé cette analyse des mots de l'expression de l'Étranger, remarquons que l'ambiguïté sur heuretikos peut tourner à notre profit si nous y voyons une suggestion que, pour parvenir à être des « découveurs » de ta onta (à les « dévoiler » dans leur alètheia, dirait Heidegger) qui préexistent effectivement à notre appréhension d'eux (et non pas à en « inventer »), il faut savoir à l'occasion être « inventifs » au niveau du logos et ne pas hésiter à « inventer » les mots qui nous manquent (ce qui n'est pas la même chose qu'inventer les « idées » qu'ils clarifient). Et c'est peut-être cela dont Platon nous donne justement un exemple en insérant dans sa formule un néologisme de son invention, si de fait c'est lui qui a fabriqué heuretikos. Dans cet esprit, pour rendre l'expression de Platon autrement que par des déclaques en français de mots grecs (ce qui dispense d'en chercher le sens) et restituer le caractère parfois étrange que pouvait avoir le langage de Platon pour ses contemporains lorsqu'il le parsemait de néologismes de son cru, je propose en guise de conclusion une traduction alternative de l'expression que nous venons de décortiquer : nous dirons (reprenant la phrase initiale de cette note) que la convenance des raisonnements se mesure à leur plus ou moins grande capacité à nous rendre « plus transraisonatifs et plus trouvatifs de l'évidenciation des étants par le raisonnement »... (<==)

(29) Dans ce qui a précédé, Socrate a évoqué les extravagances auxquelles peut conduire dans le raisonnement, en particulier chez les jeunes, l'identification de l'un et du multiple. (<==)

(30) Comme dans l'extrait du Phèdre traduit plus haut (DI3/4) (voir note 4), je refuse d'ajouter un nom qui n'est pas dans le grec, qui se contente d'un simple article au neutre pluriel (tôn) servant de sujet à un participe (legomenôn). Je rend par ailleurs dans la suite le neutre par un masculin en français pour faire la différence, dans les pronoms en particulier, entre ceux qui renvoient à idea, féminin, et ceux qui sont au neutre (ce qui ne serait pas possible si j'ajoutais un « choses », féminin aussi en français, comme on le fait souvent). Par ailleurs, pour traduire cette phrase où le verbe einai apparaît dans plusieurs sens et sous plusieurs formes (participe présent et infinitif), je prends un soin particulier à mettre en caractères normaux entre crochets tous les mots, dont en particulier les « est » ou « sont », qui sont ajoutés pour les besoins du français mais ne sont pas dans le grec. (<==)

(31) Dans tout ce passage, je traduis hen, neutre de eis (« un » au sens de l'unité, et non pas l'article indéfini) par « un » entre guillemets, avec ou sans article défini selon qu'il y en a un ou pas en grec, et polla, neutre pluriel de polus (« nombreux ») sans nom associé, par « nombreux » entre guillemets aussi, là encore en respectant la présence ou l'absence d'article en grec. Je réserve la traduction « le multiple » à to plèthos, qu'on trouve un peu plus loin et qui, lui, est un nom et non un adjectif comme polus. (<==)

(32) S'il a été question auparavant d'hen et de polla désignés par des adjectifs neutres, il est ici question de peras et d'apeiria désignées par des noms. Les deux noms ont la même racine, comme c'est le cas dans ma traduction de « limite » et « illimitation ». Je choisis ce dernier terme, bien que rare, plutôt qu'« illimité », justement parce qu'« illimité » est un adjectif substantivé, ce que n'est pas apeiria en grec. Je préfère aussi la racine « limite » à la racine « fin », qui conduit à une traduction par « fini » et « infini », pour éviter de donner au texte une connotation par trop mathématique qu'il n'a pas, même si, comme on le verra dans la suite, il y est aussi question de « nombre (arithmon) » et qu'on y trouve les nombres « deux » et « trois ». Notons à ce propos que, pour les grecs du temps de Platon, eis (mia au féminin, hen au neutre) n'est pas un nombre mais le principe d'unité à l'origine des nombres.
On peut aussi remarquer que là où Platon emploie des adjectifs (hen et polla), il utilise le verbe einai (« être »), alors que là où il utilise des noms (peras et apeiria), il utilise le verbe echein (« avoir ») ou, si l'on préfère, pour donner la préséance à l'idée sur la forme grammaticale, qu'il envisage le principe d'individuation et d'unité de manière abstraite, avec des adjectifs et le verbe « être » et le principe de limitation « concrète » avec des noms et le verbe « avoir » : en d'autres termes, pour être un, il faut avoir une limite. (<==)

(33) Les éditeurs mettent un point à cet endroit, faisant du texte qui commence par dein oun... une nouvelle phrase. Mais comme la ponctuation n'est pas de Platon, puisqu'elle n'existait pas de son temps et n'est apparue que longtemps après (pour une idée de ce à quoi pouvait ressembler un texte écrit au temps de Platon, voir la page de ce site qui en offre une approximation), rien ne nous oblige à nous astreindre à respecter la ponctuation des éditeurs modernes. Or plusieurs raisons, tant de grammaire que de compréhension et de cohérence du texte me conduisent à voir dans toute cette partie de texte, depuis dein oun... jusqu'à ...chairein ean, une longue proposition subordonnée introduite par la conjonction hôs qui a précédé, faisant donc partie intégrante de la « révélation (phèmè) » transmise par les anciens et remontant au cadeau (dosis) des dieux aux hommes, après l'incise commençant par ex henos... et allant jusqu'à ...echontôn, que j'interprète comme un génitif partitif et qui n'est pas le tout de cette révélation, comme le laissent supposer ceux qui terminent la phrase après echontôn, mais un simple prélude à ce qui va en constituer le noyau dur et qui est bien la description d'un « cheminement » pour l'appréhension sensée du réel.
Du point de vue de la grammaire tout d'abord, si l'on termine la phrase à echontôn, le sujet de la proposition introduite par hôs est tôn aei legmenôn einai (« les [***] à chaque fois dits être »), sujet de deux verbes, ontôn (« étant ») et echontôn (« ayant »). Mais il est alors difficile d'expliquer pourquoi le sujet est au génitif et pourquoi les verbes sont des participes présents, eux aussi au génitif. Alors que si l'on comprend dans la continuité la proposition introduite par hôs comme ayant pour noyau hôs... dein hèmas... zètein..., c'est-à-dire « (ils nous ont transmis cette révélation) que... il nous faut... chercher... », l'incise entre hôs et dein se comprend naturellement comme un génitif partitif décrivant ce au milieu de quoi « il nous faut chercher », et il ne reste qu'à expliquer pourquoi le verbe de la proposition introduite par hôs est à l'infinitif. Or M. Bizos (Syntaxe grecque, Vuibert, Paris, 1961, éd. 1981) remarque en page 133, exemples à l'appui, à propos de l'affirmation dans des subordonnées dépendant de verbes signifiant « dire », lorsqu'il en vient à parler de la proposition infinitive après avoir examiné les propositions introduites par hôs et hoti, (remarque 5) « on passe quelquefois de la construction avec 'hoti' ou 'hôs' à la proposition infinitive ; il arrive même que la proposition commencée par hoti ou hôs s'achève par une infinitive ». Or c'est exactement ce qui se passe ici si l'on supprime le point après echontôn.
Mais c'est surtout au niveau de la compréhension et de la cohérence que le choix que je propose s'impose. Mettre un point après echontôn revient en fait à limiter la « révélation » des dieux au fait que toutes choses sont faites d'un et de multiple, et ont en elles limite et illimitation. Outre qu'il n'est pas sûr que le Socrate de Platon soit prêt à admettre que tout « ce qui est dit être » soit ainsi fait, y compris les « idées », qui, pour lui, font certainement partie de ce qui est dit « être (einai) », cette manière de ponctuer a le grave défaut de rejeter hors de la « révélation » proprement dite toute la partie « méthodologique » qui est celle qui tient le plus à cœur à Socrate, celle dont il est amoureux. Pourquoi alors toute cette emphase et cette longue introduction renvoyant à une révélation divine si le plus important de ce que Socrate a à dire n'est qu'un simple « il faut... » dont on ne sait trop où il prend son origine et qui nous l'a enseigné, et qui s'apparente plus alors à une simple nécessité qu'à une révélation ?!.. Et puis comment comprendre alors la conclusion dans laquelle Socrate reprend ce qu'il vient de dire (hoper eipon) et résume ce que les dieux nous ont transmis (hoi theoi... hèmin paredosan...) par ces trois verbes : skopein (examiner, investiguer), manthanein (apprendre) et didaskein (enseigner) « les uns aux autres (allèlous) » ? Ces verbes renvoient plus au zetein (chercher) du dein zetein (il faut chercher) qu'à la simple constatation que les choses sont unes et multiples, limitées et illimitées. (<==)

(34) Platon utilise ici deux verbes très liés à la problématique des idées et de leur relation avec l'ordre du « visible » : enousan et metabalômen, mais d'une manière qui laisse des doutes sur le caractère « technique » de leur emploi.
enousan est le participe présent féminin du verbe eneinai, formé du préfixe en- (dans ») et du verbe einai (« être »). Eneinai, signifie dond « être dans, être présent ». Comme il est au féminin, il ne peut avoir pour sujet sous-entendu que le mian idean (« une unique idée ») qui a précédé. Mais la formule heurèzein gar enousan est tellement laconique—mot à mot, elle signifie « trouver (infinitif futur, forme qui n'existe pas en français) en effet étant dedans »—qu'il est difficile de savoir sur quoi porte l'accent de la remarque. S'agit-il comme le laissent penser certaines traductions, d'insister sur l'unicité de l'idée (Pradeau : « on la trouvera, car elle y est » ; Diès : « on l'y trouvera, en effet, présente ») ? Faut-il aller encore plus loin dans l'insistance sur le sens métaphysique de enousan, comme le fait Robin qui traduit : « puisqu'elle y est immanente, nous la trouverons en effet » ? Faut-il mettre l'infinitif heurèsein sur le même pied que celui qui précède immédiatement dans la phrase, zetein, et en faire aussi un complément du dein hèmas initial (« il nous faut chercher..., trouver... »), le futur du second infinitif ne soulignant que le fait qu'on ne peut trouver qu'après avoir entrepris de chercher (« il nous faut chercher en posant une unique idée..., trouver en effet une qui y est », ou « ...celle qui y est ») ? Une partie du problème vient du fait que Socrate est très vague sur ce dont il part et à propos duquel il cherche mian idean, puisqu'il y fait référence à l'aide des mots peri pantos, « à propos de tout », et donc de n'importe quoi. On peut simplement noter que l'insistance sur l'unicité de l'idée d'on ne sait trop quoi n'est pas dans la grammaire de la phrase et que l'exemple que va donner ensuite Socrate (voir la note finale sur cette phrase) considère successivement un même « objet », la phonè (le « son de la voix ») sous deux idées distinctes : en tant que son musical à positionner sur une échelle de « notes » allant du grave à l'aigu, ou en tant que « phonème » (pour utiliser le langage d'aujourd'hui) dans un système de sons signifiants permettant de construire des mots et donc un langage. C'est pourquoi je préfère une traduction « minimaliste » par « on en trouvera en effet une qui y est », voire même par « il nous faut chercher en posant une unique idée... —en trouver une qui y est en effet » qui ne cherche pas à savoir si c'est la seule. Car le mian (« une unique ») associé à idean a plus pour objet d'insister sur le fait qu'il faut faire porter l'examen et la recherche sur une idée à la fois que sur le fait qu'il y a toujours une et une seule idée dans ce qu'on examine. Pour revenir à l'exemple qui va suivre, le mot phonè est bel et bien unique en tant que mot, mais l'idea sous lequel on l'envisage peut varier selon qu'on est musicien ou grammairien. Il n'y a donc pas qu'une idée derrière le mot phonè, mais on ne peut progresser dans notre connaissance que si l'on n'en examine qu'une à la fois.
le second verbe, metalabômen, est un subjonctif aoriste actif à la première personne du pluriel du verbe metalambanein, verbe utilisé dans des dialogues comme le Parménide et le Sophiste pour parler de la « participation » des idées au sensible (le sens est alors « prendre/recevoir sa part » ou « prendre part », le préfixe meta- ayant alors le sens « parmi, au milieu de »), mais qui peut aussi avoir une sens plus prosaïque, celui de « prendre/recevoir après » (par exemple à propos d'une fonction qu'une personne occupe après une autre, le préfixe meta- ayant alors le sens « après »). Ce qui est assuré par la grammaire, c'est que, le verbe étant à la première personne du pluriel, le sujet en est le « nous » qui devons chercher, trouver, etc., et qu'il est dans une proposition conditionnelle commençant par « si... (ean) ». Ceci étant, le sens qu'il faut donner au verbe est étroitement lié à la question de savoir si on rattache cette conditionnelle à ce qui a précédé, en supposant un complément d'objet implicite qui serait une fois encore cette « unique idée », et en forçant le sens de metalambanein pour arriver à quelque chose comme « si donc nous mettons la main dessus » (Robin : « s'il nous est arrivé de mettre la main dessus » ; Diès : « si donc nous l'appréhendons »), ou si on la rattache à ce qui suit, comme je l'ai fait en traduisant « si donc nous prenons ensuite, après « une », deux » (sous-entendu « idées », imposée par le féminin mian répété ici), estimant d'une part que la répétition de meta (meta mian duo, après une, deux ») tire le verbe metalabômen vers ce membre de phrase (le grec est friand de ce genre de répétitions entre le verbe et son complément), et d'autre part que le conditionnel n'est plus justifié après qu'on ait dit qu'on trouverait, alors que tout l'accent porte sur le fait qu'il ne faut pas se contenter de l'un et de l'indéterminé, ce qui veut dire qu'il ne faut pas croire avoir résolu notre problème parce qu'on a identifié une idée unique rendant compte de ce que l'on examine.
Ceci étant, il n'est pas exclu que Platon ait eu présent à l'esprit le double sens possible du verbe qu'il utilisait, et l'ait peut-être même choisi pour cela, et ait aussi voulu suggérer par cette ambiguïté que notre « compréhension » (un des sens possibles de lambanein) de ce que nous examinons passe par une « participation » à l'« idée » qui nous le fait comprendre. En d'autres termes, il ne suffit pas que ce que nous étudions « participe » à telle ou telle idée pour que nous le comprenions, mais, comme le suggère le verbe « comprendre » lui-même et le sens analogique de « comprendre » au sens intellectuel d'un verbe comme lambanein, dont le sens premier est « prendre dans ses mains, saisir », il faut que d'une certaine manière, nous « participions » nous aussi à cette idée, non pas pour l'inclure en nous purement et simplement et devenir ce qu'elle implique, mais pour en « prendre notre part » par l'action de la « comprendre », la part qui est nécessaire à cette « compréhension ». Bref, Platon aurait délibérément utilisé une formulation qui peut se comprendre à la fois comme signifiant « si donc vous comprenez » l'idée une que vous posez au début de la recherche, avec un « comprenez » au sens très preignant (« vous vous assimilez par l'esprit la part de cette idée nécessaire à sa compréhension, sans que cela remette en cause son existence transcendante au delà des mots qui la désignent »), et « si donc vous poursuivez » l'investigation en recherchant des idées plus spécifiques en lesquelles puissent être analysée l'idée de départ. Le malheur est qu'aucun verbe français ne permet de transposer cette ambivalence de sens. (<==)

(35) Notons, en réponse à ceux qui voudraient faire de la méthode dichotomique, caricaturée par Platon lui-même dans le Sophiste avant que les auteurs de comédies ultérieurs ne s'en mêlent, la méthode dialectique par excellence, que Socrate prend la peine de faire remarquer ici que son approche n'est pas strictement dichotomique. On verra d'ailleurs dans les exemples qu'il propose ensuite autour de phonè qu'il prend à chaque fois soin d'utiliser une analyse en trois classes : sons graves, aigus et égaux dans l'approche musicale ; voyelles, consonnes et muettes dans l'approche grammaticale.
Et il ne s'agit pas non plus, comme le pensent certains, d'une réduction pythagoricienne de toutes choses à des nombres, mais simplement d'une analyse du réel qui en prenne en compte la complexité et procède par analyses successives à l'aide de notions de plus en plus fines dans une progression qui n'avance pas par bonds trop importants à chaque étape (le bond le plus manifestement stérile étant celui qui passe d'un coup de l'un à l'indéterminé ou le contraire). (<==)

(36) La « révélation » attribuée par Socrate aux dieux mentionnait « un » (hen) et « multiple » (polla), « limite » (peras) et « illimitation » (apeiria). Ici, on ne retrouve que l'« un », le « nombreux » et l'« illimité » (apeiron). Mais la « limite » n'a pas vraiment disparu puisque répondre à la question hoposa, « en quelle quantité », selon le cheminement suggéré par Socrate auparavant, c'est justement poser une « limite » au sujet étudié, et le faire à partir d'idea, c'est en quelque sorte en préciser la « forme », les « contours », bref, les « limites ».
Et ce n'est sans doute pas par hasard non plus que Socrate utilise la forme idèi du verbe idein, forme très proche du mot idea qui en dérive, pour dire qu'on doit « voir » que l'objet un d'étude inital n'est pas seulement un et multiple sans plus. Il s'agit bien pour nous de préciser la « vision » qu'on en a en trouvant un moyen terme entre un « un » insécable et sans aucun caractère distinctif que rien ne différencie d'autres « uns » et une multiptude amorphe et indifférenciée que rien non plus ne viendrait distinguer d'autres multitudes indéfinies. (<==)

(37) La formule tèn tou apeirou idean, « l'idée de l'illimité » surprend si l'on prend idea dans un sens trop « technique » synonyme de « forme », dans la mesure où l'a-peiron renvoie à une privation, à une absence (de limites en l'occurrence), et que le fait que cette privation soit justement privation de limites, de contours, laisse penser que cet apeiron n'a pas de « forme ». Et pourtant, la traduction en français par « l'idée de l'illimité », ou même « l'idée de l'infini » (autre sens possible d'apeiron) ne nous choque absolument pas. Et les mêmes qui sont surpris de rencontrer ici le terme idea pour parler de l'apeiron, ne voient aucun problème à ce que, dans le Sophiste, l'Étranger considère l'« autre » (to thateron) comme un eidos (255d9-e1) ou comme une idea (255e5-6) au même titre que l'être, le mouvement, le repos et le même, alors que, si l'on y réfléchit, l'autre (de quoi que ce soit), c'est tout sauf ça, c'est-à-dire l'infini moins un, qui est encore l'infini !...
En fait, cette expression doit justement nous inciter à ne pas donner au mot idea un sens par trop « technique », et surtout à ne pas chercher à nous faire une représentation par trop « matérialiste » de ces ideai : que Platon insiste sur le fait que ces « idées » ne sont pas une pure création de notre esprit aux uns et aux autres, mais ont une sorte d'« existence » hors du temps et de l'espace qui ne dépend pas de ce que nous en pensons, mais à laquelle nous ne faisons que « participer » (voir les remarques sur metalabômen dans une note précédente), ne doit pas nous conduire à leur supposer des contours « visibles », même si leur nom dérive d'un verbe signifiant « voir ». Le mathématicien travaille avec l'« idée » de l'infini, à laquelle il associe même un symbole graphique, comme avec n'importe quel autre nombre, bien qu'il sache que cette « idée » ne peut exister « en acte » (pour employer un vocabulaire plus aristotélicien que platonicien), parce qu'elle est nécessaire pour pousser jusqu'aux limites les plus extrêmes ses analyses. Platon nous incite ici à travailler avec l'« idée » de l'apeiron comme avec toutes les autres ideai, mais en prenant conscience qu'elle constitue l'un des extrêmes de notre perception des choses, l'« un » étant l'autre de ces extrêmes, et que tout l'effort qu'il nous demande, c'est justement de ne pas en rester à l'un ou l'autre de ces deux extrêmes, tout aussi vides l'un que l'autre, mais de fonder notre analyses sur d'autres idées que ces deux-là. Et dans le contexte qui était le sien, on peut dire que l'idée de l'un, c'est celle sur laquelle avait travaillé Parménide, et l'idée de l'apeiron, c'est celle à laquelle conduisait Héraclite. (<==)

(38) « Envoyer promener » traduit l'expression grecque chairein ean, composée de deux infinitifs : ean est celui d'un verbe qui signifie « laisser, permettre », et aussi « laisser aller, congédier », et chairein celui d'un verbe dont le sens premier est « se réjouir, prendre plaisir », et dont l'impératif, chaire, et par extension l'infinitif chairein, est une formule de salutation ou de politesse, dont le sens est « réjouis-toi ! », c'est-à-dire quelque chose comme « porte-toi bien ! » ou encore « que dieu te bénisse ! », ou tout simplement « salut ! », mais peut aussi être utilisé de manière ironique pour couper court à une rencontre importune par un « bien le bonjour ! » qui signifie en fait « va au diable ! ». C'est dans ce dernier sens qu'il est utilisé dans l'expression toute faite chairein ean, mot à mot « laisser saluer » au sens ironique de « inciter sans ménagement à dire au revoir au plus vite ».
Cette conclusion de la description de la méthode proposée par Socrate est quelque peu surprenante. Il faut en fait y voir une manière de renvoyer dos à dos l'un et l'illimité comme aussi impropre l'un que l'autre à nous faire seuls progresser dans la connaissance : une fois qu'on a su introduire nombre et ordre dans un phénomène quel qu'il soit, alors et alors seulement commence la connaissance de ce phénomène, comme le montreront les exemples qui vont suivre. Et alors, il n'y a plus de raison d'avoir peur de l'illimitation qui existe en ce phénomène d'un certain point de vue plus que de l'unité qui en justifie le nom unique. On peut donc sans crainte laisser cet « un », comme tous les autres, partir vers l'illimité, c'est-à-dire accepter en lui le continu infiniment divisible qui y est aussi à côté de l'unité, dès lors qu'on est en mesure de le maîtriser par le nombre. Ce renvoi dos à dos de l'un et de l'illimité rappelle les propos par lesquels, dans le Sophiste, l'étranger renvoie dos à dos Fils de la Terre et Amis des formes. (<==)

(39) Socrate prends manifestement plaisir à donner à sa description un tour « mystique » d'oracle qui en rend la traduction pour le moins délicate ! Et le traducteur comprend la remarque de Protarque à la suite de cette réplique de Socrate : « Dans certaines des choses que tu dis, Socrate, je pense te comprendre quelque peu, mais pour d'autres, j'ai besoin de les entendre encore de manière plus claire »... Il faut donc se reporter aux exemples que donne Socrate ensuite pour tenter de « décoder » l'oracle qu'il prononce ici. L'exemple qu'il prend est celui des « lettres (grammasin) » (une manière de dire à Protarque qu'on reprend le problème au niveau du b-a-ba) qui devient à la réplique suivante celui du phônè, c'est-à-dire du « son », de la « voix », en d'autres termes des fondements « physiques » du logos qui est au cœur du dialegesthai, et plus fondamentalement, de l'être homme. Sur cet exemple, Socrate, après avoir remarqué qu'il ne suffit pas, pour être sage/savant (sophos) de constater que d'un certain point de vue, le phônè, compris au sens de « langage », un des sens possibles du mot, est un et le même pour tous (tous les grecs du moins), mais d'un autre point de vue, en tant que « son » brut, peut présenter une multitude illimitée de variétés, aussi bien chez une même personne que d'une personne à l'autre, va montrer que, pour y voir plus clair entre ces deux extrêmes, on peut partir de deux « idées » différentes du son : soit une conception « musicale », soit une conception « grammaticale ».
La première analyse joue subtilement sur le double sens de mousikè, et donc de l'adjectif mousikos, en grec : la mousikè, du temps de Socrate et Platon, c'est soit la musique au sens qu'a ce mot aujourd'hui pour nous, soit plus généralement tout ce qui fait partie des arts des Muses (Mousai, dont vient le mot mousikè), donc aussi la poésie, le théatre, la danse, et finalement tous les arts « libéraux » qui font partie de l'éducation d'un homme libre qui veut pouvoir se dire mousikos, c'est-à-dire « cultivé ». Socrate, dans la République, en arrive à décrire tout son programme d'éducation des gardiens sous deux catégories : la gymnastique, éducation du corps, et la mousikè, éducation de l'esprit. Mais ici, cette piste d'exploration se limite à classer les phônai selon deux idées « secondaires », le grave et l'aigu, qui deviennent trois en y ajoutant le ton égal (termes qui peuvent d'ailleurs se comprendre aussi bien dans une perspective musicale proprement dite, par rapport aux notes de la gamme, que par rapport aux accentuations de la prononciation grecque de la langue parlée, qui donneront naissance, bien après Platon, aux accents de la langue écrite, justement appelés « grave » et « aigu », en grec comme en français). Et Socrate, sans pousser plus loin l'analyse, laisse entendre que chacune de ces notions peut elle-même donner lieu à un examen plus poussé pour identifier les différents sons et aboutir à une gamme caractérisée par des intervalles définis entre notes et à l'étude des relations entre les échelons de cette gamme, et donc de l'harmonie, et que ce n'est qu'une fois cette analyse faite jusqu'au bout qu'on pourra se dire mousikos. Mais là encore, être mousikos dans ce sens, c'est-à-dire chanter juste, ce n'est pas encore être mousikos-cultivé...
La seconde analyse se penche sur une autre manière d'analyser la multiplicité des sons, en s'intéressant à la langue parlée et à son découpage en ce que nous appellerions aujourd'hui des phonèmes (dont le nom signifie justement qu'ils sont des unités de phônè), et que Socrate analyse à partir des lettres, découpées en 1) ta phônèenta (mot à mot, « les productrices de son », c'est-à-dire les voyelles) ; 2) celles qui, sans produire un son à proprement parler, produisent néanmoins un certain bruit (phthoggos), et auxquelles il ne donne pas de nom spécifique (suggérant là par l'exemple que ce n'est pas le langage qui impose sa loi au réel dont il parle, mais la réalité dont le langage doit rendre compe, qu'il ait pour cela les mots appropriés ou qu'on soit obligé de passer par des périphrases, et que donc les « idées » qui servent à l'analyse ne sont pas nécessairement isomorphes aux mots du langage avec lequel on les analyse ; Aristote, en Poétique, 1456b24, appellera cette catégorie de lettres hèmiphônon, qu'on traduit en général par « demi-voyelles ») ; et 3) une troisième catégorie qu'il présente comme « celle qui sont maintenant appelées aphôna par nous », c'est-à-dire « non productrices de son », ou encore « muettes » (ici encore, la remarque comme en passant que ce nom est celui qui est donné « maintenant » et « par nous » à un découpage que Socrate attribue aux égyptiens est une manière de suggérer que le nom est relatif dans le temps et l'espace et que le nom peut varier sans que l'idée en cause change). Socrate suggère ensuite que chaque catégorie s'analyse en diverses lettres en nombre limité.
C'est à la lumière de ces exemples qu'il faut chercher à comprendre ce que veut dire Socrate quand il parle de partir, pour l'analyse de quoi que ce soit, d'une unique idée (le son musical, ou le son vocal), puis de la découper en deux ou plus (grave, aigu, égal, ou voyelles, consonnes, muettes) et de reprendre une analyse similaire sur chaque « sous-idée » jusqu'à arriver à des éléments qui ne peuvent plus se découper eux-mêmes (par exemple, reprendre l'analyse sur les voyelles pour arriver au découpage en alpha, epsilon, iota, etc., qui constituent, au temps de Platon, des éléments ultimes d'analyse). Et cela peut se faire que l'on envisage ce que l'on étudie sous l'angle de l'unité au départ, ou sous l'angle de la multiplicité (on part du phônè envisagé sous l'angle de l'unité pour le découper en notes, ou on part de la multiplicité des sons parlés du langage pour la ramener à un nombre limité de lettres). Dans la présentation de la « théorie » ici traduite, la première approche, qui part de l'unité, est décrite par la première partie de la phrase, jusqu'à « en quelle quantité », et la seconde commence à « l'idée de l'illimité, d'autre part... ».
Si l'on prend maintenant une vision d'ensemble de cette longue phrase qui décrit la « route (hodos) » que suggère Socrate, on notera qu'elle commence sur l'idée d'ordre (kosmos) en parlant d'un tout diakekosmèmenon pour introduire comme premier point de départ l'idée « une » (mian idean), pour finir sur le « laisser-aller » vers l'illimité (apeiron) que permet tèn tou apeirou idean, mais seulement après qu'on l'ait maîtrisée en posant des limites à notre objet d'étude. En d'autres termes, Socrate ne nie pas la divisibilité infinie du continuum spacio-temporel que constitue notre monde visible, mais refuse qu'elle devienne une excuse à la paresse intellectuelle qui risque d'être ensuite exploitée par des cyniques pour justifier tout et n'importe quoi. Ce n'est pas parce qu'on peut toujours pousser plus loin l'analyse, toujours diviser en un plus grand nombre de constituants, qu'il faut refuser de commencer. On ne peut bien vivre dans le monde qu'en s'insérant dans l'ordre qui y préexiste et que nous devons découvrir en découvrant et « comprenant (metalabômen) » les « idées » qui « y sont (enousan) » et qui introduisent justement l'ordre dans ce qui ne serait autrement qu'infini indifférencié. (<==)

(40) Il n'est pas sans intérêt de s'arrêter un instant sur la structure de cette réplique de Socrate, qui ne doit rien au hasard et qui pourrait bien contribuer à éclarer ce qu'il essaye de nous faire comprendre. À première vue—et cette impression est renforcée par la ponctuation introduite par les éditeurs, que nous avons déjà critiquée dans une précédente note—la réplique est découpée en trois parties (dont les éditeurs font trois phrases) : autour d'une phrase centrale qui fait environ 10 lignes, de dein oun... à chairein ean (16c10-e2), et décrit la méthode que vante Socrate, on trouve deux phrases d'égale longueur (6 lignes) qui semblent se répondre, l'une décrivant en guise d'introduction l'origine divine de cette méthode présentée comme issue d'une révélation, l'autre montrant en guise de conclusion comment les savants d'aujourd'hui ont perverti cette révélation. Cette conclusion s'ouvre par un retour des dieux (hoi men oun theoi...) qui fait pendant au theoi men qui ouvre la réplique et commence par ce qui semble un résumé de ce qui vient d'être dit (hoper eipon, « comme je viens de le dire ») pour conclure que c'est la bonne ou mauvaise mise en pratique de la révélation qui vient d'être décrite qui fait la différence entre le fait de raisonner dialektikôs ou eristikôs.
Mais cette apparente symétrie cache une structure bien plus riche dans ses dissymétries même ! Cette autre lecture ne découpe la réplique qu'en deux parties (et en deux phrases) de longueurs inégales et met ces deux phrases en parallèle pour y chercher tout autant les dissemblances que les ressemblances, selon le schéma suivant :

Theôn men
(Des dieux pour sûr)

 

Hoi men oun theoi,
(Donc d'une part les dieux)

eis anthrôpous dosis,
(vers les hommes un cadeau)

 

 

hôs ge kataphainetai emoi,
(comme cela est rendu tout à fait clair pour moi)

 

hoper eipon,
(ce que justement je disais)

 

 

houtôs hèmin paredosan
(ainsi à nous transmirent la tradition)

pothen ek theôn erriphè dia tinos Promètheôs hama phanotatôi tini puri
(fut lancé de quelque part chez les dieux par l'entremise de quelque Prométhée en même temps que quelque feu très lumineux)

 

skopein kai manthanein kai didaskein allèlous
(d'examiner et d'apprendre et d'enseigner les uns aux autres)


 


kai hoi men palaioi, kreittones hèmôn kai egguterô theôn oikountes,
(et pour sûr les anciens, supérieurs à nous et demeurant plus près des dieux),

 

hoi de nun tôn anthrôpôn sophoi,
(les de maintenant sages d'entre les hommes)

tautèn phèmèn paredosan
(transmirent cette révélation)

 

 

hôs, ex henos men kai pollôn ontôn tôn aei legomenôn einai,
(que, à partir d'« un » d'une part et de « nombreux » étant parmi les [***] à chaque fois dits être,
peras de kai apeirian en hautois sumphuton echontôn,
(limite d'autre part et illimitation en eux poussé ensemble ayant)

 

 

dein oun hèmas toutôn houtô diakekosmèmenôn
(il nous faut donc, ceux-ci étant ainsi ordonnancés)

 

hopôs an tuchôsi,
(au hasard de ce sur quoi ils tombent)

aei mian idean peri pantos hekastote themenous zètein—heurèsein gar enousan— ean oun metalabômen, meta mian duo, ei pôs eisi, skopein, ei de mè, treis è tina allon arithmon, kai tôn hen ekeinôn hekaston palin hôsautôs, mechriper an to kat' archas hen mè hoti hen kai polla kai apeira esti monon idèi tis, alla kai hoposa·
(toujours « une » idée à propos de tout à chaque fois supposant, chercher—on en trouvera en effet une qui y est ; si donc nous prenons ensuite, après « une », deux, si elles sont en quelque manière, examiner, et si non, trois ou quelque autre nombre, et chaque « un » d'entre eux tour à tour pareillement, jusqu'à ce qu'enfin, l'« un » d'origine, on ne voit pas seulement qu'il est « un » et « nombreux » et illimité, mais aussi en quelle quantité)

 

hen men kai polla poiousi, thatton kai braduteron tou deontos
(« un » d'une part et « nombreux » ils font plus vite et plus lentement qu'il ne convient)

tèn de tou apeirou idean pros to plèthos mè prospherein prin an tis ton arithmon autou panta katidèi ton metaxu tou apeirou te kai tou henos,
(l'idée de l'illimité, d'autre part, ne pas l'appliquer au multiple avant qu'on ait examiné sous tous les angles possibles le nombre de celui-ci compris entre l'illimité et l'« un »,)

 

meta de to hen apeira euthus, ta de mesa autous ekpheugei
(après l'« un » d'autre part illimité directement mais les intermédiaires leur échappent)


 


tote d' èdè to hen hekaston tôn pantôn eis to apeiron methenta chairein ean.
(et alors seulement, chaque « un » d'eux tous, vers l'illimité en [le] laissant aller, envoyer promener)

 

hois diakechôristai to te dialektikôs palin kai to eristikôs hèmas poieisthai pros allèlous tous logous.
(par quoi est distingué le [fait pour] nous [de] faire dialectiquement ou au contraire éristiquement des raisonnements entre nous.)

C'est chacune des deux phrases dans lesquelles on peut maintenant distinguer trois parties : une introduction qui, dans chaque cas, présente une manière de transmettre la connaissance, révélation divine dans la première phrase, éducation fondée sur la recherche en commun et l'enseignement d'homme à homme dans la seconde ; une partie centrale qui oppose de la première à la seconde phrase ce qui est présenté comme la méthode héritée des anciens à la manière de faire des savants d'aujourd'hui ; et pour finir, une conclusion qui, dans la première phrase, renvoie dos à dos l'un et l'illimité comme incapables à eux seuls de nous faire progresser dans la connaissance, et, dans la seconde phrase, fait de la capacité à discerner les intermédiaires entre un et illimité le critère de distinction entre raisonnements dialectiques et éristiques.
Deux manières de raisonner sont donc mises en regard : la première est atttribuée aux anciens (hoi palaioi), présentés comme plus proches des dieux dont ils l'ont reçue, la seconde à ceux d'aujourd'hui (hoi nun) qualifiés de sages (sophoi) parmi les hommes. La première décrit une méthode d'origine divine qui s'impose (dein) à partir de présupposés clairement énoncés (tout ce qui est dit être est à la fois un et multiple et contient limite et illimitation) ; la seconde décrit une pratique qui doit plus au hasard qu'à la nécessité (hopôs an tuchôsi, dans lequel on trouve le verbe tugkanein d'où dérive tuchè, « chance, hasard ») et ne s'embarasse pas de principes préalables (pas de pendant dans la phrase à l'énoncé des principes de la première partie). La première implique un processus progressif rigoureux qui ne fasse pas l'économie des intermédiaires ; la seconde pêche par excès de précipitation ou au contraire se complait à ressasser sans fin l'unité ou l'infinitude de ce dont elle parle sans jamais chercher de moyen terme. La première conduit pour ceux qui la pratiquent à une maîtrise du sujet en question qui leur permet de ne plus avoir peur de l'unité réductrice de l'un ou de l'illimitation à laquelle risque de conduire la multiplicité de ces « uns » ; la seconde ne conduit ses pratiquants qu'à des joutes éristiques où c'est le plus beau parleur qui a le dernier mot sans qu'on ait progressé d'un iota dans la connaissance.
Si maintenant on compare les deux introductions, on remarque que, dans la première phrase, la méthode est décrite dans une continuité qui va des dieux aux hommes (theôn men... kai hoi men palaioi..), alors que la seconde est le résultat d'une opposition entre dieux et hommes (hoi men theoi... hoi de nun tôn anthrôpôn...). Mais on remarque aussi que la seconde introduction, présentée par Socrate comme une reprise de ce qui vient d'être dit (hoper eipon), est en fait tout autre chose : là où il était tout d'abord question de « mythologie » et de transmission par « quelque Prométhée », s'il est à la reprise toujours question d'une origine divine, l'intermédiaire mythologique a disparu et il n'est plus question que d'« examnier et d'apprendre et d'enseigner les uns aux autres » : certes il y a bien quelque chose de « divin » en l'homme, mais pas question d'attendre que la vérité nous tombe du ciel toute cuite par l'entremise d'un quelconque Prométhée ; c'est à nous de chercher ensemble et à ceux qui sont plus avancés d'aider ceux qui le sont moins par l'éducation. À peine Socrate a-t-il introduit l'habillage religieux qui va donner à sa description la solennité qui convient pour sensibiliser ses auditeurs et les rendre plus réceptifs qu'il glisse l'antidote qui permettra à ceux qui sont plus avancés dans la recherche de faire la part du feu (c'est le cas de le dire lorsqu'il est question de Prométhée) dans cet enrobage mythologique en déplaçant l'accent vers ce qui est le plus important pour nous ici et maintenant, non pas de rechercher l'origine de cette manière de faire en regardant vers le passé, mais de nous tourner vers l'avenir, de la mettre en pratique et de la transmettre à notre tour à ceux qui nous suivent par la recherche en commun et l'enseignement (ce que fait justement Socrate avec Protarque et ses camarades).
Quant aux conclusions, c'est à chaque fois par un renversement qu'elles mettent en avant l'antithèse de ce qui vient d'être dit. En nous présentant au terme de la description de sa méthode ce dont il n'y a plus lieu d'avoir peur, la dissolution d'uns qui se multiplient à l'envie dans l'illimité, Socrate nous présente ce qui attend ceux qui justement ne mettent pas en pratique cette méthode par une formule à double sens : c'est qu'en effet, il y a une autre manière de comprendre ce membre de phrase en jouant sur le double sens d'apeiron, qui signifie « illimité », mais aussi « sans expérience », c'est-à-dire « ignorant », et en décomposant l'expression chairein ean, pour aboutir à quelque chose comme : « et alors seulement renoncer à prendre plaisir à laisser chaque un d'eux tous dans l'ignorance »... Faute de mettre en pratique la méthode décrite par Socrate, on ne peut que rester dans l'ignorance et y laisser les auditeurs de vains débats éristiques. Et quand il a fini de nous décrire la manière de procéder de ceux qui se disent sages mais refusent les règles de bon usage de la part divine que constitue en eux la raison, c'est bien le critère de discernement que fournit la méthode décrite dans la première partie qu'il peut mettre en avant en guise de conclusion finale à son intervention.
En fait, on voit au final qu'il y a une sorte de chassé croisé entre les deux parties, qu'on pourrait démêler en réorganisant toute cette réplique de la manière suivante :

Theôn men
(Des dieux pour sûr)

 

Hoi men oun theoi,
(Donc d'une part les dieux)

eis anthrôpous dosis,
(vers les hommes un cadeau)

 

 

hôs ge kataphainetai emoi,
(comme cela est rendu tout à fait clair pour moi)

 

hoper eipon,
(ce que justement je disais)

 

 

houtôs hèmin paredosan
(ainsi à nous transmirent la tradition)

pothen ek theôn erriphè dia tinos Promètheôs hama phanotatôi tini puri
(fut lancé de quelque part chez les dieux par l'entremise de quelque Prométhée en même temps que quelque feu très lumineux)

 

skopein kai manthanein kai didaskein allèlous
(d'examiner et d'apprendre et d'enseigner les uns aux autres)


 


kai hoi men palaioi, kreittones hèmôn kai egguterô theôn oikountes,
(et pour sûr les anciens, supérieurs à nous et demeurant plus près des dieux),

 

 

tautèn phèmèn paredosan,
(transmirent cette révélation,)

 

 

hoi de nun tôn anthrôpôn sophoi,
(mais les de maintenant sages d'entre les hommes)

   
 

 

hôs, ex henos men kai pollôn ontôn tôn aei legomenôn einai,
(que, à partir d'« un » d'une part et de « nombreux » étant parmi les [***] à chaque fois dits être,
peras de kai apeirian en hautois sumphuton echontôn,
(limite d'autre part et illimitation en eux poussé ensemble ayant)

hopôs an tuchôsi,
(au hasard de ce sur quoi ils tombent)

 

dein oun hèmas toutôn houtô diakekosmèmenôn
(il nous faut donc, ceux-ci étant ainsi ordonnancés)

hen men kai polla poiousi, thatton kai braduteron tou deontos
(« un » d'une part et « nombreux » ils font plus vite et plus lentement qu'il ne convient)

 

aei mian idean peri pantos hekastote themenous zètein—heurèsein gar enousan— ean oun metalabômen, meta mian duo, ei pôs eisi, skopein, ei de mè, treis è tina allon arithmon, kai tôn hen ekeinôn hekaston palin hôsautôs, mechriper an to kat' archas hen mè hoti hen kai polla kai apeira esti monon idèi tis, alla kai hoposa·
(toujours « une » idée à propos de tout à chaque fois supposant, chercher—on en trouvera en effet une qui y est ; si donc nous prenons ensuite, après « une », deux, si elles sont en quelque manière, examiner, et si non, trois ou quelque autre nombre, et chaque « un » d'entre eux tour à tour pareillement, jusqu'à ce qu'enfin, l'« un » d'origine, on ne voit pas seulement qu'il est « un » et « nombreux » et illimité, mais aussi en quelle quantité)

meta de to hen apeira euthus, ta de mesa autous ekpheugei
(après l'« un » d'autre part illimité directement mais les intermédiaires leur échappent)

 

tèn de tou apeirou idean pros to plèthos mè prospherein prin an tis ton arithmon autou panta katidèi ton metaxu tou apeirou te kai tou henos,
(l'idée de l'illimité, d'autre part, ne pas l'appliquer au multiple avant qu'on ait examiné sous tous les angles possibles le nombre de celui-ci compris entre l'illimité et l'« un »,)


 


tote d' èdè to hen hekaston tôn pantôn eis to apeiron methenta chairein ean.
(ce qui dès lors [revient à] chaque « un » d'eux tous dans l'ignorance en abandonnant, prendre du plaisir laisser)

 

hois diakechôristai to te dialektikôs palin kai to eristikôs hèmas poieisthai pros allèlous tous logous.
(par quoi est distingué le [fait pour] nous [de] faire dialectiquement ou au contraire éristiquement des raisonnements entre nous.)

ce qui donne en traduction : « [C'est] pour sûr un cadeau des dieux aux hommes, comme cela est rendu tout à fait clair pour moi, [qui] fut lancé de quelque part chez les dieux par l'entremise de quelque Prométhée en même temps que quelque feu très lumineux ; et pour sûr les anciens, supérieurs à nous et demeurant plus près des dieux, transmirent cette révélation, mais les savants d'entre les hommes d'aujourd'hui, produisent « un » au hasard de ce sur quoi ils tombent, et « nombreux » plus vite ou plus lentement qu'il ne convient et, après l'« un », directement les illimités, mais les intermédiaires leur échappent, ce qui dès lors [revient à] laisser prendre du plaisir en abandonnant chaque « un » d'eux tous dans l'ignorance . Ainsi donc les dieux, [c'est] ce que justement je disais, nous transmirent la tradition d'examiner et d'apprendre et d'enseigner ainsi les uns aux autres que, parmi les [***] à chaque fois dits être qui, d'une part, sont à partir d'« un » et de « nombreux » , et d'autre part, ont naturellement unies en eux limite et illimitation, il nous faut donc, ceux-ci étant ainsi ordonnancés, toujours chercher en supposant à chaque fois « une » idée à propos de tout —on en trouvera en effet une qui y est ; si donc nous prenons ensuite, après « une », deux, examiner si elles sont en quelque manière, et si non, trois ou quelque autre nombre, et chaque « un » d'entre eux tour à tour pareillement, jusqu'à ce qu'enfin, l'« un » d'origine, on ne voit pas seulement qu'il est « un » et « nombreux » et illimité, mais aussi en quelle quantité ; l'idée de l'illimité, d'autre part, ne pas l'appliquer au multiple avant qu'on ait examiné sous tous les angles possibles le nombre de celui-ci compris entre l'illimité et l'« un »—par quoi est distingué le [fait pour] nous [de] faire dialectiquement ou au contraire éristiquement des raisonnements entre nous. » (les parties en rouges sont celles qui ont été interverties et la partie en bleu celle dont la traduction est modifiée selon le second sens possible, en prenant ean, dans cet arragement, en son sens de « laisser » compris comme « laisser faire » plutôt que comme « renoncer »). Dans cette disposition, la première phrase regroupe tout à la fois l'enveloppe « mythologique » donnée à la tradition rapportée par Socrate et la critique de ceux qui se disent sages aujourd'hui et n'ont que faire des intermédiaires, qu'il s'agisse de ceux qu'il faut trouver entre l'un et l'illimité ou de ceux qui, comme le Prométhée de la mythologie, sont censés nous avoir transmis une certaine sagesse que ces beaux messieurs refusent au nom de leur rationalisme. Et la seconde phrase regroupe tout ce qu'il faut retenir de positif de cette révélation : son origine transcendante, le devoir d'éducation et de recherche qu'elle nous donne les uns vis à vis des autres, la manière de conduire cette recherche et enfin le critère de discernement qu'elle fournit pour distinguer la bonne et la mauvaise manière de raisonner. (<==)


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Première publication le 9 mars 2006 ; dernière mise à jour le 13 mars 2021
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