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Pour l'introduction générale à l'étude de dialegesthai et des termes dérivés, cliquer ici.
Les 19 occurrences de l'adjectif dialektikos et les 3 occurrences de l'adverbe dialektikôs sont présentées ici dans leur contexte original et traduit. On y verra que l'adjectif dialektikos peut se substantiver aussi bien sous la forme hè dialektikè pour désigner une pratique, dans des contextes où l'usage est de traduire par « la dialectique », que sous la forme ho dialektikos pour désigner une personne, dans des contextes où l'usage est de traduire par « le dialecticien ».
Rappelons par ailleurs que dialektikos n'apparaît pas dans les textes antérieurs à Platon qui nous sont parvenus et que, dans l'ensemble du corpus grec disponible sur le site Perseus, on le trouve deux fois chez Xénophon (Mémorables, IV, 5, 12 ; IV, 6, 1) et 29 fois dans les textes d'Aristote disponibles sur ce site (8 fois dans la Métaphysique et 21 fois dans la Rhétorique). (1)
[DI1] 75d4 [DI2] 75d5 |
Ménon,
75c4-d7 (2) (Ménon critique la définition de schèma que vient de donner Socrate) |
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[DI3] 266c1 [DI4] 266c8 |
Phèdre,
265c5-266c9 (Critique des deux discours de Socrate) Traduction et notes remaniées le 13 mars 2021 |
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[DI5] 276e5 |
Phèdre,
276b1-277a5 ( Les limites de l'écrit) |
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[DI6] 531d9 |
République,
VII, 531d7-10 (11) (début de la discussion sur la dialectique comme ultime objet d'étude) |
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« È ouk ismen hoti panta tauta prooimia estin autou tou nomou hon dei mathein; ou gar pou dokousi ge soi hoi tauta deinoi dialektikoi [531e] einai. » | « Ne savons-nous donc pas que toutes celles-ci [les études dont il a été question auparavant : arithmétique, géométrie, géométrie dans l'espace, astronomie, harmonie] sont les préludes de la partition même qu'il faut apprendre ? Car ils ne te donnent tout de même pas, j'espère, l'impression, ceux qui sont forts en tout ça, [531e] d'être dialectiques ? » | ||||||||||||||||||||||||
[DI7] 532b4 |
République,
VII, 532a1-b4 (la dialectique comme ultime objet d'étude : renvoi à l'allégorie de la caverne) |
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« [532a] Oukoun,
eipon, Ô Glaukôn,
houtos èdè autos
estin ho nomos hon to dialegesthai perainei; Hon kai onta noèton
mimoit' an hè tès opseôs dunamis, hèn elegomen
pros auta èdè ta zôia epicheirein apoblepein kai
pros auta <ta> astra te kai teleutaion dè pros auton ton
hèlion. Houtô kai hotan tis tôi dialegesthai epicheirèi
aneu pasôn tôn aisthèseôn dia tou logou ep'
auto ho estin hekaston horman, kai mè apostèi prin [532b] an
auto ho estin agathon autèi noèsei labèi, ep'
autôi gignetai tôi tou noètou telei, hôsper
ekeinos tote epi tôi tou horatou. Pantapasi men oun, ephè. Ti oun; Ou dialektikèn tautèn tèn poreian kaleis; » |
« [532a] Eh bien, dis-je, Glaucon,
n'est-ce pas alors celle-ci la partition même
que le dialegesthai conduit à son achèvement ?
Celle que, bien qu'elle soit [d'ordre] intelligible,
mimerait le pouvoir de la vue que nous avons dit entreprendre de tourner
d'abord les yeux vers les vivants eux-mêmes, puis vers les astres
eux-mêmes et puis même finalement vers le soleil lui-même.
Et ainsi, chaque fois que quelqu'un, par le dialegesthai, entreprend,
sans toutes les sensations, par le logos,
de s'élancer vers cela même qu'est chaque chose, et ne renonce
pas avant que [532b] cela
même qu'est le bien, il l'ait saisi par l'intelligence elle-même,
il parvient au terme même de l'intelligible, comme l'autre tout à l'heure à celui
du visible. Tout à fait en effet, dit-il. Mais quoi ? N'appelles-tu pas dialectique cette démarche ? » |
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[DI8] 533c7 |
République,
VII, 533c7-d7 (la dialectique comme ultime objet d'étude) |
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« Oukoun, èn d' egô, hè dialektikè methodos monè tautèi poreuetai, tas hupotheseis anairousa, ep' autèn tèn archèn [533d] hina bebaiôsètai, kai tôi onti en borborôi barbarikôi tini to tès psuchès omma katorôrugmenon èrema helkei kai anagei anô, sunerithois kai sumperiagôgois chrômenè hais dièlthomen technais: has epistèmas men pollakis proseipomen dia to ethos, deontai de onomatos allou, enargesterou men è doxès, amudroterou de è epistèmès--dianoian de autèn en ge tôi prosthen pou hôrisametha » | « Donc, repris-je, le cheminement dialectique seul marche ainsi, en éliminant les hypothèses jusqu'au point de départ lui-même [533d] afin de s'affermir, et, pour dire ce qui est, l'œil de l'âme complètement enseveli dans une sorte de bourbier barbare, il l'en tire doucement et le dirige vers le haut en se servant comme collaborateurs et coretourneurs des arts que nous avons passés en revue, que nous avons bien des fois appelés savoirs/sciences du fait de l'habitude, mais qui ont besoin d'un autre nom, plus évocateur de clarté qu'« opinion », d'obscurité que « savoir » ; « réflexion », c'est ainsi qu'auparavant nous avons quelque part défini ça » | ||||||||||||||||||||||||
[DI9] 534b3 |
République,
VII, 534b3-6 (la dialectique comme ultime objet d'étude) |
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« È kai dialektikon kaleis ton logon hekastou lambanonta tès ousias; Kai ton mè echonta, kath' hoson an mè echèi logon hautôi te kai allôi didonai, kata tosouton noun peri toutou ou phèseis echein; » | « Et appelleras-tu aussi dialectique celui qui saisit le logos de l'étance de chaque [étant] ? (12) Et celui qui n'est pas en état, ne diras-tu pas que moins il est en état de produire une parole [sensée] pour lui-même et pour les autres, moins il est en état d'intelligence vis-à-vis de cela ? » | ||||||||||||||||||||||||
[DI10] 534e3 |
République,
VII, 534e2-535a1 (la dialectique comme ultime objet d'étude) |
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« Ar' oun dokei soi, ephèn egô, hôsper thrigkos tois mathèmasin hè dialektikè hèmin epanô keisthai, kai ouket' allo toutou mathèma anôterô orthôs an epitithesthai, all' echein [535a] èdè telos ta tôn mathèmatôn; » | « Ainsi donc, il te semble, dis-je, moi, que, comme un faîte aux études, la dialectique repose pour nous tout en haut, et qu'aucune autre étude ne puisse à bon droit être placée plus haut, mais que nous tenons [535a] à présent le terme des études ? » | ||||||||||||||||||||||||
[DI11] 536d6 |
République,
VII, 536d5-8 (la sélection des futurs gouvernants) |
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« Ta men toinun logismôn te kai geômetriôn kai pasès tès propaideias, hèn tès dialektikès dei propaideuthènai, paisin ousi chrè proballein, ouch hôs epanagkes mathein to schèma tès didachès poioumenous. » | « Par conséquent donc, les [études] en arithmétique et en géométrie et dans toute cette éducation préalable dans laquelle il est nécessaire d'être éduqué préalablement à la dialectique, c'est lorsqu'ils sont enfants qu'il faut les proposer, en ne donnant pas à cet enseignement l'apparence de quelque chose d'obligatoire à étudier. » | ||||||||||||||||||||||||
[DI12] 537c6 [DI13] 537c7 |
République,
VII, 537b8-c7 (la sélection des futurs gouvernants) |
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« Meta dè touton ton chronon, èn
d' egô, ek tôn
eikosietôn hoi prokrithentes timas te meizous tôn allôn
oisontai, [537c] ta te chudèn mathèmata paisin en tèi
paideiai genomena toutois sunakteon eis sunopsin oikeiotètos te
allèlôn tôn mathèmatôn kai tès
tou ontos phuseôs. Monè goun, eipen, hè toiautè mathèsis bebaios, en hois an eggenètai. Kai megistè ge, èn d' egô, peira dialektikès phuseôs kai mè: ho men gar sunoptikos dialektikos, ho de mè ou. » |
« Donc, après ce temps,
repris-je, ceux qui auront été sélectionnés
parmi les jeunes de vingt ans recevront des honneurs plus grands que
les autres, [537c] et
les études qui seront arrivées pêle-mêle dans
leur éducation en
tant qu'enfants, il faudra les rassembler pour eux dans une vue d'ensemble
de la parenté des études les unes avec les autres et de
la nature de ce qui est. C'est en tout cas la seule, dit-il, cette manière d'apprendre, qui fournisse une base solide à ceux en qui elle serait développée. Et à vrai dire, repris-je, un très grand test d'une nature dialectique ou pas : celui qui a la vue d'ensemble, dialecticien, mais celui qui ne l'a pas, non. » |
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[DI14] 390c11 [DI15] 390d5 |
Cratyle,
390c2-d8 (Discussion entre Hermogène et Socrate sur l'origine du langage) |
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[DI16] 398d7 |
Cratyle,
398c6-e3 (L'étymologie du mot « héros ») |
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[DI17] 290c5 |
Euthydème,
290b7-c6 (Réponse de Clinias à Socrate qui suggère que c'est l'art du « stratège » (stratègikè) (16) qui est le plus apte à nous rendre heureux ; Clinias vient de répondre qu'il n'y voit qu'une forme de « chasse à l'homme ») |
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« Oudemia, ephè, tès thèreutikès autès epi pleon estin è hoson thèreusai kai cheirôsasthai· epeidan de cheirôsôntai touto ho an thèreuôntai, ou dunantai toutôi chrèsthai, all' hoi men kunègetai kai hoi haliès tois opsopoiois paradidoasin, hoi [290c] d' au geômetrai kai hoi astronomoi kai hoi logistikoi—thèreutikoi gar eisi kai houtoi· ou gar poiousi ta diagrammata hekastoi toutôn, alla ta onta aneuriskousin—hate oun chrèsthai autoi autois ouk epistamenoi, alla thèreusai monon, paradidoasi dèpou tois dialektikois katachrèsthai autôn tois heurèmasin, hosoi ge autôn mè pantapasin anoètoi eisin. » | « Aucun [des arts] de chercheur (17) proprement dit n'est concerné par plus que chercher et mettre la mains dessus ; mais une fois qu'ils ont mis la main sur ce qu'ils cherchaient, ils ne sont pas capables d'en faire usage, les chasseurs et les pêcheurs pour leur part passent la main aux cuisiniers, et [290c] de leur côté les géomètres et les astronomes et les calculateurs—car chercheurs, eux aussi le sont, car ils ne créent pas les figures, mais découvrent celles qui existent—donc, comme il ne savent pas en faire usage eux-mêmes, mais seulement chercher, ils passent la main, je supppose, aux dialectiques pour tirer parti de leurs découvertes, ceux d'entre eux du moins qui ne sont pas tout à fait dénués d'intelligence. » | ||||||||||||||||||||||||
[DI18] 253d2 [DI19] 253e4 |
Sophiste,
253b9-e5 (18) (Dialectique et philosophie) |
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[DI20] 285d6 |
Politique,
285c8-d8 (Transition méthodologique sur la juste mesure) |
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[DI21] 287a3 |
Politique,
286c6-287a6 (Transition méthodologique sur la juste mesure) |
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[DI22] 17a4 |
Philèbe,
16a6-17a7 (Le « chemin (hodos) » dont Socrate est amoureux) |
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(1) Les textes d'Aristote disponibles à Perseus sont : Métaphysique, Rhétorique, Poétique, Économique, Politique, Étique à Nicomaque, Étique à Eudème, Des vertus et des vices, Constitution des Athéniens.(<==)
(2) Voir la note 44 à ma traduction de la section 73c6-77a5 du Ménon sur ces deux emplois de l'adverbe dialektikôs, ainsi que les autres notes sur la traduction de la section transcrite ici pour l'explication de certains choix de traduction ou de non traduction (en particulier, sur la non traduction de schèma, voir note 7 ; sur la traduction du mot chroa pat « teint », voir note 38). (<==)
(3)
Deux termes employés dans cette réplique posent un problème
de traduction : eidos, lorsqu'il est question des duoin eidoin,
que j'avais traduit dans la première version de cette page par « de deux idées » et que je traduis maintenant par « de deux espèces [de raisonnements] » pour conserver la même traduction pour eidos dans tout ce texte,
et technèi, que j'ai traduit par « par quelque
moyen ».
Eidos, c'est effectivement l'un des termes auxquels on veut dans certains
contextes donner le sens d'« idée » en référence
à une supposée « théorie des idées »
de Platon. Or, ici, Socrate ne fait pas référence à des
« concepts » spécifiques, des « idées »
au sens que l'on appelle « platonicien », comme l'idée
du beau, ou l'idée du bon, mais, comme on va le voir dans la suite,
à ce qu'il vaudrait mieux appeler deux « méthodes » (une des traductions proposées par le Bailly pour eidos),
deux modes de raisonnement, deux pratiques d'analyse et de syntèse. Et
c'est précisément parce qu'il n'y avait pas de risque
de comprendre ici « idée » dans un sens « technique »,
que j'avais choisis de traduire eidos par « idée » dans la première version de cette traduction !... Mais depuis, j'ai progressé dans ma compréhension des mots eidos et idea chez Platon et des différences qu'il fait entre ces deux termes, dans certains contextes au moins, dont ce passage du Phèdre fait partie contrairement à ce que je disais dans la première version de cette note, où j'écrivais « ce n'est sans doute pas un hasard si, en quelques
lignes, Platon va utiliser deux mots différents pour parler de la même
chose (idea dans sa prochaine réplique et eidos dans
la suivante pour parler des « idées » au sens que
je qualifiais à l'instant de « technique »), et
le même mot pour parler de deux choses différentes (eidos,
justement, ici dans un sens vague qui renvoie plus à des méthodes
qu'à des concepts, et plus loin dans le sens plus « technique »
auquel on s'attend chez Platon). Tout l'effort du dialegesthai est
justement de dépasser les mots, leurs limites et leurs ambiguïtés,
pour parvenir aux réalités qui sont derrière ». Tout cela n'est pas complètement faux, mais mérite d'être nuancé. Si je n'ai pas un mot à changer à la dernière phrase, sur le dialegesthai, j'éviterais aujourd'hui de parler de sens « technique » pour eidos et idea et je ne dirais pas qu'eidos et idea sont « deux mots différents pour parler de la même chose ». En fait, ce que j'ai compris depuis, c'est que, si ces deux mots, dans leur sens supposé « platonicien », renvoient à quelque chose qui, d'un certain point de vue, quand on reste vague, est la même chose pour les deux, d'un autre point de vue, quand on est plus précis dans l'analyse, il y a une différence fondamentale entre les deux. Mais pour la comprendre, il faut commencer par accepter de renoncer à l'idée que les eidè/ideai sont la « réalité » ultime dont les réalités sensibles ne sont que des « images ». Et c'est là qu'intervient l'autre réserve que j'ai sur ma première version de cette note, qui concerne le fait qu'avec eidos, Platon emploierait « le même mot pour parler de deux choses différentes ». Certes, le sens d'eidos n'est pas tout à fait le même lorsqu'il sert à désigner les deux « procédés » dialectiques que Socrate distingue dans les discours qui ont précédé et quand il parle de découper kat' eidè (« selon les espèces »). Mais la différence n'est pas celle que l'on croit et le premier sens n'est finalement qu'un cas particulier du second, car, pour Platon, il y a continuité de sens entre les sens usuels d'eidos (et d'idea, de sens voisin) partant du sens premier d'« apparence (visuelle), forme » pour généraliser aux sens de « genre, sorte, espèce » (ce qui partage la même « apparence », visuelle ou pas) et le sens dit « technique » qu'il aurait dans la supposéee « théorie des formes/idées » qu'on lui attribue. Loin qu'il y ait un renversement complet de sens lorsqu'on passe du sensible à l'intelligible, l'eidos (et l'idea) en tant qu'apparence visuelle étant ce qui a le moins de consistance, de « réalité » dans l'ordre sensible, alors que, quand on passe dans l'ordre intelligible, il serait ce qui en a le plus, plus même que les réalités matérielles et sensibles, il y a totale continuité de sens pour eidos entre ce que Socrate appelle dans l'analogie de la ligne, à la fin du livre VI de la République, les horômena eidè (« apparences visibles », Rép. VI, 510d5) et ce qu'il appelle quelques lignes plus loin les noèta eidè (« apparences intelligibles », Rép. VI, 511a3) : dans un cas comme dans l'autre, il ne s'agit que d'« apparences » dans un sens lage, dépendant des contraintes, du pouvoir et des limites de l'organe qui permet de les appréhender (les yeux dans le visible, l'esprit humain (nous) dans l'intelligible). Un eidos visible n'est donc pas la même chose qu'un eidos intelligible, mais ils sont tous deux des eidè, c'est-à-dire, non pas ce dont ils sont diverses « apparences » pour nous, êtres humains, mais bien l'« apparence » que cela prend pour nous, soit à travers l'image que nous en donnent les yeux, soit à travers la compréhension que nous en donne l'intelligence à travers les mots et le logos. Et c'est là qu'intervient le mot idea : dans certains cas, en particulier lorsqu'il est question de réalités exclusivement intelligible, comme le beau (to kalon), le bon (to agathon), le juste (to dikaion), Platon préfère employer le mot idea plutôt que le mot eidos (ce qui est cohérent avec le sens qu'a pris en français « idée », dérivé d'idea). En d'autres termes, idea est dans certains cas le mot spécialisé pour parler de noèton eidos (« apparence intelligible »). Une idea en ce sens est donc bien un eidos, mais une catégorie seulement d'eidos, celle qui est fondée sur l'apparence intelligible, sur les principes d'intelligibilité permettant de comprendre ce dont c'est l'idea (si Socrate n'utilise pas le mot idea dans l'analogie de la ligne, c'est justement parce qu'à ce point de la discussion, il est plus important de faire comprende la continuité entre sensible et intelligible en ce qui concerne les eidè (« apparences »), que d'insister sur les différences ; le moment viendra, dans la République, de faire cette différence, c'est dans la discussion sur les différentes sortes de lits au début du livre X).
Si l'on essaye maintenant de voir comment ces nuances s'appliquent ici, on peut y voir une confirmation de ce que je viens de dire : dans le premier procédé que décrit Socrate, celui qu'il qualifie en 266b4 de sunagogè (« réunion/rassemblement/regroupement/... »), il parle de eis mian te idean... agein (« vers une unique idée... mener »), c'est-à-dire qu'il évoque, à la fois par le verbe agein (« mener/conduire/amener) et par la préposition eis (« vers ») impliquant mouvement, un processus se déployant dans le temps (celui qu'illustre l'allégorie de la caverne), dont l'idea, c'est-à-dire les principes d'intelligibilité de ce à quoi on s'intérese, est la cible, que rien ne garantit qu'on atteindra, et qui, de toutes façons, demande du temps et des efforts, mais dont l'idea reste la cible recherchée tant qu'on ne l'a pas atteinte ; dans le second procédé, celui qu'il qualifie en 266b4 de diairesis (« division »), il parle de kat' eidè diatemnein (« découper selon les espèces »), évoquant donc un processus dont le résultat, même s'il reste partiel, est immédiat au moins pour les parties découpées de l'ensemble dont elles font partie, et dont il ne précise pas sur quels critères (sensibles ou intelligibles) il s'appuie, ce que traduit le passage au mot eidos, suggérant au contraire qu'il peut ne pas se faire « en respectant les articulations naturelles » (kat' arthra hèi pephuken), c'est-à-dire être un mauvais découpage (comme par exemple ici celui qui donne le même nom d'erôs à deux sentiments aux motivations presque opposées), le risque d'une telle erreur étant particulièrement grand lorsqu'on en reste, pour faire ce découpage, aux seules apparences (eidè) sensibles (ici des actes, pragmata) sans chercher à en comprendre les raisons, à chercher l'idea qui leur donne sens, et particulièrement pénalisant si ces erreurs se figent dans le vocabulaire à travers des choix de mots associés à ces eidè mal découpés (au début de la discussion sur les trois sortes de lits, Socrate, parlant de ce qu'il appelle « la démarche habituelle » (tès eiôthuias methodou), sans préciser de qui elle est la démarche habituelle, dit que « nous (tout le monde, pas lui seul) avons l'habitude de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom » (eidos ti hen hekaston eiôthamen tithesthai peri hekasta ta polla, hois tauton onoma epipheromen, Rép. X, 596a6-7), faisant donc un lien direct entre eidos et nom (onoma), alors même que dans l'allégorie de la caverne (cf. Rép. VII, 515b4-5), il fait attribuer les premiers noms par les prisonniers encore enchaînés, donc sur la base des ombres qu'ils voient, c'est-à-dire de l'apparence visuelle que leur donne la vue de ce qui se manifeste à eux).
Ainsi donc, les deux eidoin dont parle ici Socrate en référence à deux modes de raisonnement qu'il a employés dans ses deux discours ne sont qu'un cas particulier des eidè présidant aux découpages qu'on est amenés à faire dans tous les domaines, par exemple, dans son second discours, des différentes formes de mania (« folie/délire ») parmi lesquelles il distingue deux types d'erôs, et l'idea unique vers laquelle se fait un regroupement (au début de son premier discours, pour erôs) n'est pas n'importe quel eidos, mais un eidos d'ordre intelligible.
Venons-en maintenant au second mot qui pose problème, technè,
sans doute délibéré de la part du Socrate de
Platon parlant à un Phèdre qui ne jure que par la technè
des sophistes et des rhéteurs à la Lysias. En suggérant
qu'il faudrait « saisir (labein) technèi »
le pouvoir (dunamin) de ces deux eidein, de ces deux « espèces de raisonnement »
noyées au milieu de beaucoup d'enfantillages (paidiai), Socrate
rêve-t-il d'un « art », d'une « technique »
dialectique, ou prend-il le mot dans un sens beaucoup plus neutre, que le mot technè
a aussi en grec, celui de « moyen » au sens le plus général
du terme ? Bien sûr, tous ceux qui voient dans la « dialectique »,
une « technique » justement, dont Socrate et Platon seraient
les « inventeurs », n'ont aucun doute ici ! Mais
pour moi, le dialegesthai est tout sauf une « technique » !
C'est une manière de concevoir le dialogue, une attitude vis à
vis du langage, qui permet de l'utiliser avec profit parce qu'on en a compris
les limites, et de le « dépasser » (le dia-
de dia-legesthai), et qui peut se pratiquer dans toutes les
formes (eidè) de discussion, y compris bien sûr le dialogue
intérieur, bref c'est une certaine idée du dialogue dont
Socrate va maintenant nous donner quelques principes (eidè)...
Et la boucle est bouclée entre eidos et technè !... (<==)
(4) Le grec n'utilise pas de nom pour désigner ce dont on parle ici, et qui est qualifié par un participe parfait passif (diesparmena) associé à un adverbe (pollachèi), mais se contente de faire précéder ces deux termes d'un article défini au neutre pluriel (ta). Il est impossible de rendre cette tournure en français sans projeter dans le texte des connotations ou des restrictions qui n'y sont pas et qui perturbent la compréhension. Le classique « choses » est trop matérialiste, surtout quand ce dont il a été question dans les discours dont Socrate fait l'analyse et la critique, ce sont des « idées » bien plus que des choses, l'amour en particulier, sous ses différentes formes, auquel ne fait pas spontanément penser le mot « choses » en français. Un terme plus englobant, comme « êtres » tire avec lui toute la métaphysique. Parler d'« objets » ou de « sujets d'investigation » restreint la portée du texte. Des tournures neutres en français comme « ce qui est de multiples manières disséminé » obligent à remplacer le pluriel grec par un singulier en français, et parler d'un singulier disséminé peut conduire à des considérations métaphysiques qui ne sont pas la préoccupation première de Socrate ici. Bref, en désespoir de cause, je renonce à ajouter un mot signifiant en français dont l'équivalent n'est pas dans le texte grec et je laisse à chacun le soin de suppléer aux trois astérisques entre crochets, comme devaient d'ailleurs le faire les grecs qui entendaient le texte de Platon ou des tournures analogues, fréquentes en grec, avec des neutres pluriels sans nom associé. (<==)
(5) La tentation est grande de traduire horizomenos par « en définissant », l'un des sens qu'a en effet le verbe horizein au moyen. Mais c'est encore là une traduction par trop technique qui projette Aristote dans Platon. Il vaut mieux une traduction qui rende perceptible le sens premier du verbe horizein, qui dérive de horos, « borne, limite ». « Définir » fait trop penser à des définitions du dictionnaire, alors que la manière de « délimiter » un mot, un concept, une « idée », de Platon, ce sont les dialogues dits « aporétiques, ou « socratiques », qui nous en donnent le meilleur exemple. Et ce que reprochent justement à ces dialogues ceux qui voudraient des définitions à la Aristote chez Platon, c'est de ne pas parvenir à donner une « définition » de ce qui est en discussion (le courage dans le Lachès, la piété dans l'Euthyprhon, la modération dans le Charmide, etc.), d'où leur qualificatif d'« aporétique » (d'un mot grec, aporos, qui signifie « sans issue »). Or, ce qu'ils ne voient pas, c'est que le dialogue a fait ce que ne fera jamais une « définition », nous donner une meilleure compréhension de ce dont on a discuté, en en montrant les multiples facettes et que, loin de restreindre la richesse du mot ou du concept pour l'enfermer dans une formule forcément réductrice, il en a au contraire dégagé l'« horizon » (le mot français qui vient justement de horizein) !... Bien sûr, on a mis des limites en distinguant ce à quoi on s'intéressait d'autres [***] (voir note précédente), mais on en a surtout fait le tour (sunorônta). Bref, on l'a bel et bien « délimité » bien plus que « défini » au sens habituel de ce terme. (<==)
(6) Réminiscence non strictement textuelle d'un vers d'Homère : ho d' epeita met' ichnia baine theoio, « et lui [Ulysse] suivait derrière dans les traces de la déesse [Calypso] » (Odyssée, V, 193). Cette référence est pour le moins ambiguë dans le contexte de la réplique de Socrate, puisqu'elle renvoie à une déesse qui n'est en fait qu'une Nymphe, fille d'Atlas, et dont le nom dérive du verbe kaluptein qui signifie « couvrir, cacher », et à un épisode où Ulysse suit la déesse chez qui il était retenu depuis dix ans au moment précis où elle vient de lui annoncer qu'elle a décidé (sur ordre de Zeus transmis par Hermès) de le laisser partir. (<==)
(7) En disant de quelqu'un qu'il est un « dialectique », à l'aide d'un adjectif substantivé, Platon fait la même chose que ceux aujourd'hui qui disent de quelqu'un que c'est un « scientifique » (expression chère aux journalistes pour donner d'un seul mot de la crédibilité à toute personne présentée comme experte en un domaine quelconque qu'on fait intervenir dans un reportage ou un débat, et par voix de conséquence un gage de sérieux au reportage ou à l'émission...) (<==)
(8) Il s'agit de jardins miniatures semés dans une corbeille ou dans une coquille en vue de la fête en l'honneur d'Adonis, qu'on arrosait d'eau chaude pour le faire pousser plus vite et qu'on jetait ensuite à la mer. (<==)
(9) Le verbe spoudazein traduit par « montrer de l'empressement » est dérivé du nom spoudè, utilisé par Socrate quelques lignes plus haut par et traduit par « empressement ». On voit que ce terme est ambivalent, puisqu'il caractérisait alors la hâte de celui qui sème ses graines dans un jardin d'Adonis, et qui veut les voir pousser en quelques jours, et qu'il revient ici sous forme verbale pour parler des semences vis à vis desquelles l'agriculteur sérieux « montre de l'empressement ». On retrouvera le nom spoudè, cette fois en bonne part, en 276e5 pour parler de « l'empressement » combien plus beau de celui qui sème une parole vivante sur la justice et autres thèmes cher à Socrate dans les âmes d'auditeurs réceptifs. Et de fait, spoudè signifie à la fois « hâte, précipitation » et « zèle, ardeur, application ». (<==)
(10) C'est ici la seule fois dans tous les dialogues où l'adjectif dialektikos est associé au mot technè pour parler d'une dialektikè technè. Mais il ne faut pas trop vite en déduire que le terme dialektikè qualifiait pour Platon une « technique » au sens moderne de ce mot, avec ses procédés, ses recettes et autres « trucs », concurrente de la « technique » des rhéteurs et des sophistes de son temps, ne serait-ce que parce que le terme qui est qualifié par dialektikos dans les rares passages où l'adjectif est associé à un nom n'est jamais le même : une fois poreia (DI7), une fois methodos (DI8), une fois phusi (DI12), une fois epistèmè (DI18) (les notes sur chacun de ces passages précisent le sens qu'il faut donner au mot associé). Par ailleurs, ici, la formule est appelée par le parallèle avec l'image du cultivateur utilisée plus haut, où il a été question de la geôrgikè technè (276b6-7). C'est donc à la lumière de cette analogie qu'il faut interpréter la formule, en se souvenant (cf. note 3) que les sens possibles du mot technè débordent le registre plus limité du mot français « technique ». En quelque sorte, technè, c'est tout ce qui intervient dans les productions de l'homme par opposition à ce qui se produit par l'effet de la « nature » (phusis), aussi bien dans le domaine que nous qualifions aujourd'hui en français de « technique » que dans le registre des arts. La technè implique de la part de celui qui la met en œuvre un savoir qui peut être strictement empirique ou provenir d'une réflexion plus élaborée s'appuyant sur uen « science » (epistèmè). Mais en tant que technè, elle ne vise que les moyens (une des traductions possibles de technè, comme on l'a vu dans la note 3) propres à produire le résultat recherché. Si donc dialektikè technè il y a, elle se définit par le résultat recherché. Et c'est bien de cela qu'il est ici question: faire germer dans l'interlocuteur des logoi propres à le rendre le plus heureux possible (alors que la rhétorique vise à permettre à l'élève de produire les logoi les plus convaincants possibles, quite à en prendre à l'aise avec la vérité, ou avec l'intérêt véritable des auditeurs). (<==)
(11) Pour replacer cet extrait et les quatre suivants dans leur contexte (l'examen de la dialectique comme ultime objet d'étude au terme de l'examen des études propres à former les dirigeants) et pour des commentaires sur leur traduction, voir ma traduction de République, VII, 531c9-535a2 ailleurs sur ce site. (<==)
(12) Pour la justification de la traduction de ton logon hekastou tès ousias par « le logos de l'étance de chaque [étant] », que l'on pourrait paraphraser par « la raison qui fait que chaque étant est ce qu'il est », voir la note 56 à ma traduction de République, VII, 531c9-535a2 (<==)
(13) Le mot nomothetès que je traduis par « instaurateur d'usage/législateur » signifie proprement « poseur (thetès, dérivé du verbe tithènai, qui signifie « poser, donner en dépôt, établir, produire, instituer, instaurer ») de loi (nomos) », c'est-à-dire « législateur ». Mais le traduire tout simplement par « législateur », comme le font tous les traducteurs, ne permet pas de voir que Socrate joue sur les sens du mot nomos, dont le sens premier est « coutume, usage », avant d'être celui de « loi » votée, codifiée et couchée par écrit. En effet, dans cette section du début du Cratyle où Socrate cherche avec Hermogène quelle peut être l'origine des noms, il fait admettre à Hermogène que le nom (onoma) est une sorte d'instrument (organon) (388a8), au même titre que la navette du tisserand, instrument destiné à enseigner (didaskein) et à distinguer (diakrinein) les choses les unes des autres (388b10-11), que, pas plus que n'importe qui ne fabrique une navette pour le tisserand qui l'utilise, mais le seul menuisier (tektonos), n'importe qui ne « fabrique » les noms pour l'éducateur qui les utilise, mais que, les noms nous étant donnés par l'« usage » (nomos) (388d12), ce doit être le nomothetès qui fournit les noms à l'éducateur qui les utilise. Mais on voit bien comment Socrate teste ici implicitement la capacité d'Hermogène (et Platon celle de ses lecteurs) à prendre du recul par rapport aux mots en passant d'une phrase qui ne choque personne, « ar' ouchi ho nomos dokei soi ho paradidous [onomata] » (« ne te semble-t-il donc pas que c'est ho nomos (l'usage) le dispensateur [des noms] ? » (388d12) à la conséquence que c'est le nomo-thetès, l'instaurateur de nomoi (lois) », qui donne leur nom aux choses, en utilisatant un terme (nomo-thetès) construit sur le précédent (nomos) mais qui le spécialise dans un sens (« loi ») qui n'était pas celui qu'il avait dans la première assertion. On voit aussi qu'il est impossible de rendre ce glissement en français par un seul mot, d'où mon choix de restitution en français par les deux mots juxtaposés. (<==)
(14) Le sens premier de l'adjectif kalos utilisé ici par Socrate est « beau ». Pour un grec de ce temps-là, beau et bon sont inséparables : un travail bien fait et qui fera bon usage est nécessairement beau. (<==)
(15) Cette
phrase est un condensé de jeux de mots dans lequel Socrate joue à
la fois sur les similarités entre mots, sans doute plus sensibles encore
à l'oral (ceci est censé être un dialogue parlé)
qu'à l'écrit, et sur les ambiguïtés dans la phrase
entre les mots dont on parle et les mots avec lesquels on en parle ! La
phrase commence en effet par dire que l'explication qui a précédé,
fondée sur la ressemblance entre hèrôs (« héros »)
et erôs (l'amour), legei tous hèrôas, mot
à mot « dit les héros », c'est-à-dire
« dit ce que sont les héros », que l'on pourrait
encore traduire par « rend raison des héros » en
s'appuyant sur un des sens de logos « réinjecté »
dans legein dont il dérive. Mais ce qu'il faut remarquer ici,
c'est que « héros » est au pluriel, ce qui veut
dire que ce début de phrase conclut des explications données sur
le mot « hèrôs »
par des considérations sur ceux que désigne le mot.
Quant au reste de la phrase, il propose une autre explication possible du mot
hèrôs en suggérant un rapprochement avec rhètôr,
« orateur », nom dérivé du verbe eirein,
« parler », dont la première personne du présent
de l'indicatif actif, eirô est de fait assez proche, phonétiquement
au moins, de hèrôs, et aussi avec le verbe erôtan,
qui signifie « interroger », ce qui induit l'utilisation
du mot dialektikos. Mais si cette seconde explication est verbalement
centrée sur le mot « dialektikoi » qui
précède le erôtan facile à rapprocher visuellement
et phonétiquement de hèrôs, la phrase se conclut
sur un retour à un eirein qui renvoie par symétrie au
« rhètôres » qui en dérive et
qui a précédé le dialektikoi, pour rendre plus
manifeste le rapprochement entre hèrôes et rhètores
(qui sera réalisé graphiquement et phonétiquement dans
la phrase suivante, où les deux mots sont de fait juxtaposés),
plus immédiat entre hèrôs et eirô.
Et ce eirein est utilisé dans une expression inattendue :
to eirein legein estin, qui boucle sur le tout début de la phrase
en assimilant le eirein au legein pour suggérer qu'une
fois encore, on a « dit » (legei) ce que sont
les hèrôes du simple fait qu'on a souligné la ressemblance
du mot avec un verbe de même signification que legein !...
Mais si tout cela n'est que jeux de mots, il y a en filigrane sous ces jeux
de mots une idée autrement sérieuse de Platon, qui transparaît
si l'on fait disparaître les hèrôes qui sont le
terme de comparaison commun dans les deux explications : c'est le rapprochement
entre erôs (l'amour) et erôtan (interroger). Erôs,
comme l'explique Diotime dans le Banquet, c'est le « moteur »
qui fonctionne à tous les niveaux de l'âme, depuis les epithumiai
(les passions) jusqu'au logos (la raison) en passant par le thumos
(la « volonté) et qui met en branle aussi bien nos appétits
sensuels que notre curiosité intellectuelle, et nous amène donc
à nous poser des questions et à en poser aux autres (erôtan),
et par là, à nous mettre en route vers l'intelligible. Et le Socrate
de Platon est en quelque sorte le « héros (hèrôs) »
de cette quête, nouvel Ulysse à la recherche de sa demeure (éternelle)
et tentant sur son chemin de « sauver » ses compagnons
de voyage en les interrogeant sans cesse (erôtan) par amour (erôs)
pour eux, comme il l'explique dès le premier dialogue à un Alcibiade
à peine sorti de l'enfance (qu'il ne parviendra d'ailleurs pas à
sauver). Cette prise de conscience chez Platon de cette idée à
partir de la ressemblance des mots (mais Platon, lui, ne confond pas les deux
niveaux et sait parfaitement que cette ressemblance est fortuite et propre au
grec qu'il parle) est aussi ce qui fonde l'unité profonde du Phèdre
où l'on parle de rhétorique à partir de discours sur l'amour.
(<==)
(16) On traduit généralement stratègos par « général », mais cette traduction est quelque peu trompeuse car le rôle des stratègoi à Athènes dépassait largement celui d'un chef d'armée à fonctions strictement « militaires ». A titre d'exemple, Périclès a « gouverné » Athènes pendant près de 20 ans en étant seulement réélu année après année stragègos (un parmi les dix que nommait Athènes chaque année). Ce qu'a en vue Socrate, c'est donc quelqu'un qui a des compétences à la fois militaires et politiques. (<==)
(17) Clinias parle ici de thèreutikè (sous-entendu technè, mot qui était présent dans la réplique précédente), utilisant un adjectif qui qualifie ce qui a rapport au thèreuein, c'est-à-dire au « chasser, poursuivre, chercher à atteindre ». Thèreuein signifie en effet « chasser » aussi bien au sens propre (étymologiquement, le verbe dérive de thèra, « chasse aux animaux sauvages », lui-même dérivé de thèr, « bête sauvage, fauve », voire « monstre ») qu'au sens figuré. Un peu plus loin, Clinias va parler de « chasseurs », mais en employant cette fois le mot kunègetès, construit, lui, sur la racine kuôn, chien » (et dont vient le français « cynégétique »), mot qui, lui, renvoie à la chasse au sens propre uniquement. Faute d'un mot français qui évoque à la fois la chasse et le « chercher à attraper dans un sens plus général, et réservant « chasseur » et les mots apparentés à kunègetès, je traduis thèreutikè par « art du chercheur » et thèreuein par « chercher », ce qui rendra moins surprenante l'assimilation faite un peu plus loin par Clinias des géomètres et autres savants à des « chercheurs », et non plus à des « chasseurs », comme y aurait conduit un autre chois de traduction plus classique. (<==)
(18) Je commence
la traduction de extrait du Sophiste quelques lignes avant celle où
l'on trouve la première occurrence de dialektikos pour tenir
compte de la structure rigoureuse de cette section. En effet, l'extrait
ici cité forme un tout centré sur les lignes 251d1-3 qui constituent
une sorte de « définition » de la « science
dialectique » et
délimité par deux expressions qui se renvoient l'une à l'autre
en miroir de manière rigoureusement symétrique par rapport à cette « définition »,
à la ligne 253b11 l'expression dia tôn logôn poreuesthai (« se
frayer un chemin à travers les discours/au moyen des discours »)
et à la ligne 253e4 l'adjectif dialektikon présenté comme
le qualificatif spécifique du vrai « philosophe ».
Cette symétrie suggère en effet que l'expression initiale dia
tôn logôn
poreuesthai est comme une autre « définition » de
l'adjectif dialektikon, lorsqu'il est appliqué, non plus à une « science »,
mais à un individu. Être dialektikos, c'est tout simplement
savoir se servir du logos et des logoi de manière conforme
à la vérité pour atteindre ce qui est au-delà des mots, en étant conscient
des des règles d'usage et des limites de cet outil.
Il est par ailleurs important de voir la place qu'occupe cette courte section
dans l'ensemble du dialogue. Elle fait partie de la discussion qui conduit
à la septième et dernière définition du sophiste,
celle qui le situe en tant que « producteur » en cherchant
son art en tant que poiètikè
technè (« art de fabrication/création »),
alors que les cinq premières définitions lui cherchaient une ktètikè
technè (« art d'acquisition ») et que la
sixième lui a attribué, non sans quelques hésitations,
une diakritikè
technè (« art de tri/jugement/discernement »).
Cette ultime recherche de définition qui fera du sophiste un adepte
d'un art mimétique producteur de simples images par le discours occupe à elle
seule plus de la moitié du dialogue et en constitue le « plat
de résistance » en
fournissant à l'étranger d'Élée qui mène
le dialogue l'occasion de commettre le « parricide » (en
paroles) libérateur sur
son concitoyen Parménide en montrant que le « pas étant » (mè
on), loin de n'être rien (un « non-être »),
n'est rien d'autre que le « étant
autre » (thateron
on) et est donc « quelque chose » (ti),
tout comme le « pas
beau » (mè kalon)
n'est pas rien, mais seulement le « autre que beau »,
et que donc le
discours faux est possible puisqu'il dit non pas un « n'étant pas » qui
ne serait rien et donc indicible (la thèse de Parménide), mais quelque chose
qui est « autre » que
ce qui est en réalité hors du discours et sur quoi porte le discours.
La structure rigoureusement symétrique
de cet ensemble est la suivante :
A1 | 232c1-237a2 : | Le sophiste, adepte de l’art mimétique | (94 lignes) | ||||||||||
B1 | 237a3-241d4 : | Relation entre erreur et mè on | (94 lignes) | ||||||||||
C1 | 241d5-245e8 : | Revue des « ontologies » passées et présentes | (89 lignes) | ||||||||||
D1 | 245e8-249d5 : | Fils de la terre et amis des formes au centre : définition de to on ( 247d8-e3, lignes 40 et 41) |
(80 lignes) | ||||||||||
E1 | 249d6-250d4 : | To on : ni mouvement ni repos | (19 lignes) | ||||||||||
F | 250d5-251a4 : | Même impasse avec to on et to mè on | (7 lignes) | ||||||||||
E2 | 251a5-251e7 : | Plusieurs noms pour une même chose | (19 lignes) | ||||||||||
D2 | 251e8-255c8 : | Relations entre les 4 premiers genè au centre : définition de la dialectique (253d1-3, lignes 38 et 39) |
(77 lignes) | ||||||||||
C2 | 255c9-259d8 : | Le 5ème genos : l’« autre » et to mè on | (91 lignes) | ||||||||||
B2 | 259d9-264b10 : | La possibilité du discours faux | (94 lignes) | ||||||||||
A2 | 264b11-268d5 : | Retour à la septième définition du sophiste | (91 lignes) |
(dans ce tableau, les mesures en nombre de lignes n'ont qu'une
valeur relative. Il ne s'agit pas du décompte de lignes selon les références
à l'édition Estienne universellement utilisées pour citer Platon, mais d'un
compte fait sur une mise en forme du texte grec plus proche de la manière dont
on écrivait du temps de Platon : le texte grec des seules répliques
du dialogue, débarassé donc des noms des interlocuteurs précédant chaque réplique,
a été « compacté » en supprimant
tous les signes de ponctuation et tous les espaces entre mots et entre répliques
successives, pour ne garder qu'une suite de lettres accolées les unes aux autres,
qui a été découpé en lignes d'égale longueur par le traitement de texte utilisé)
Ce qu'il faut noter dans ce tableau, c'est que les lignes ici traduites constituent
le centre de la section D2, ce qui les met en regard de ce qui constitue le
centre de la section parallèle D1, qui n'est autre que la définition
de to
on donnée par l'étranger dans le cadre de sa critique du
combat que mènent
entre eux les « amis des formes » et les « fils
de la terre » (on dirait aujourd'hui les idéalistes et les
matérialistes),
selon laquelle « est » « ce qui
possède la moindre puissance, ou pour agir sur une quelconque autre
créature, ou pour subir le plus minime [effet] de la part
de la plus insignifiante, et même seulement pour une seule fois (to
kai hopoianoun tina kektèmenon dunamin eit' eis to poiein heteron hotioun
pephukos eit' eis to pathein kai smikrotaton hupo tou phaulotatou, kan ei monon
eis hapax) » (247d8-e3).
Cette définition est destinée à mettre fin aux discussions
abstraites sans lien aucun avec le réel sur un supposé « Être » dont
on chercherait à savoit s'il est un ou multiple, matériel ou immatériel, etc.,
c'est-à-dire en fin de compte à ce qu'on appelle aujourd'hui l'ontologie, en
donnant de « être/étant » la définition
la plus englobante qui soit, une définition qui, contrairement à ce que suggère
le mot grec horos utilisé aussitôt après par l'étranger pour qualifier
sa formule, dont le sens premier est « limite », « borne »,
ne limite justement absolument pas ce à quoi on peut attribuer le « est » et
fait de to on le prédicat le plus englobant, et donc le moins signifiant
de tous. Elle ouvre la porte à la seconde partie de la discussion qui va montrer
que le problème n'est pas de savoir ce qui « est » et
ce qui « n'est pas », mais de savoir si ces « êtres » que
sont les mots que nous associons dans un discours prononcé ou pensé traduisent
des « êtres » que
sont les pensées dans notre tête dont ces mots rendent compte qui sont eux-mêmes
un reflet d'êtres hors de notre tête dont ils rendent compte de manière conforme
aux relations qui existent entre ces êtres hors de notre tête, c'est-à-dire
si le langage nous donne ou non dans chaque cas accès à une réalité qui est
au-delà du langage et des « images » mentales
qui existent dans notre tête et suscitent le disours.
(<==)
(19) Le kata tauta que je traduis par « selon ces mêmes [prinipes] » renvoie aux exemples qui ont précédé immédiatement notre texte, où il a été questions de l'existence de règles présidant à la manière d'assembler des lettres ou des sons musicaux, règles qui supposent une compétence (technè) que tous n'ont pas et qui permet de distinguer ceux qui l'ont (les « grammairiens » pour l'assemblage des lettres, les « musiciens » pour l'assemblage des sons) de ceux qui ne l'ont pas. (<==)
(20) La question posée par ce « et puis aussi » renvoie à la remarque faite quelques répliques plus haut, en 253a4-6, sur le rôle spécifique de « lien » (desmos) que jouent les voyelles dans l'assemblage des lettres. (<==)
(21) Je traduis diaireisthai par « distinguer » et non par le plus classique « diviser » pour éviter la tentation de réduire la « dialectique » à la caricature qu'en donne la méthode dite justement « de division » pratiquée dans le Sophiste, tentation à laquelle ont tôt fait de succomber ceux qui veulent ramener la dialectique selon Platon à une « technique » spécifique justiciable d'un « mode d'emploi » en bonne et due forme. (<==)
(22) En à peine deux lignes, l'Étranger prend soin d'utiliser trois mots différents pour parler de la même chose, au moment même où il vante ceux qui ne tombent pas dans la confusion des genres ! Quel meilleur moyen de s'assurer que c'est bien de ce qui est derrière les mots qu'on parle, et pas des mots eux-mêmes ?!... Il commence par parler de distinguer les genè avant de préciser sa pensée dans une expression parfaitement symétrique autour du verbe hègèsasthai (« croire, penser ») : mète tauton eidos heteron—mète heteron on tauton. Et ce que suggère la symétrie de cette expression, au premier membre de laquelle le mot eidos a remplacé genos, c'est que le mot qui lui fait pendant dans le second membre, on, participe présent du verbe einai, être », doit être pris au sens fort, comme un nouveau moyen de parler de ce qui était auparavant genos, ou eidos, et va bientôt devenir idea, terme utilisé au début de la prochaine réplique de l'Étranger. Ce dont il est question ici, c'est de to on, « l'étant », « ce qui est », qu'il soit désigné comme genos, comme eidos ou comme idea, ou autrement encore. Mais bien sûr, il y a une autre manière de comprendre cette phrase, en faisant de on un simple verbe, sous-entendu la première fois, explicité la seconde, ce qui implique de supposer eidos explicite, lui, la première fois et sous-entendu la seconde : « penser une même espèce [comme étant] autre, une autre [espèce comme] étant même » (le « comme » est à chaque fois ajouté pour la clarté du français). Et il y a fort à parier que Platon était parfaitement conscient de cette ambiguïté et a construit sa phrase pour la produire !... (<==)
(23) La compréhension,
et donc la traduction, de cette phrase divise les traducteurs. Deux questions
principales se posent :
1) s'agit-il de la description d'un processus technique, d'une « méthode
dialectique » dont on aurait là les étapes successives
ou simplement de la juxtaposition des différentes opérations nécessaires,
selon les cas, pour penser et parler correctement ?
2) n'est-il question, dans ces quatre opérations, que de formes/idées/genres,
ou bien aussi d'autres chose, appartenant à la sphère du sensible ?
Une analyse un peu plus précise de cette phrase rigoureusement construite,
aussi bien dans ses parallèles que dans ses oppositions, n'est pas inutile
pour y voir plus clair. Je propose pour cela de la mettre en tableau :
1. | mian idean | dia pollôn, henos hekastou keimenou chôris, | pantèi | diatetamenèn (dia-teinesthai) |
|
2. | pollas heteras allèlôn | hupo mias | exôthen | periechomenas (peri-echesthai) |
|
3. | au | mian | di' holôn pollôn | en heni | sunèmmenèn (sun-aptesthai) |
4. | pollas chôris | pantèi | diôrismenas (dia-horizesthai) |
(24) Les deux adverbes utilisés ici pour qualifier une activité décrite par le verbe philosophein (que le français se contente de décalquer par le verbe « philosopher », ce qui dispense de chercher ce que cette activité pouvait bien être pour Platon...) sont katharôs et dikaiôs. Le premier évoque l'idée de pureté, à l'origine avec une connotation religieuse, de quelque chose qui est sans mélange, sans souillures, mais de manière positive (il ne s'agit pas d'un adverbe commençant par un a- privatif). C'est ce que j'ai cherché à rendre par la traduction par « authentiquement », les formules tournant autour de « pur » (« purement », « en toute pureté ») n'était pas très adaptée au contexte. Le second adverbe, dikaiôs évoque l'idée de justice, mais là aussi, des mots comme « justement », « en toute justice », semblent déplacés dans un tel contexte. Mais la dikè en grec, c'est le respect des lois, des coutumes, des convenances, ce qui conduit à la traduction par « convenablement ». Reste qu'il faut se souvenir qu'en grec la notion de « justice » dont on cherche la « définition » (disons plutôt les contours) dans la République, peut aussi inclure l'honnêteté intellectuelle vis à vis des autres et de soi-même dans la manière de penser et de réfléchir, de chercher à comprendre, à mieux se connaître, en tant qu'individu et en tant qu'homme, pour mieux vivre en actes ce qu'on conçoit en pensée, ce qui est pour Platon « philosopher », et que c'est ça, bien plus que le respect scrupuleux des rites religieux qui assure pour lui la « pureté » de l'âme... (<==)
(25) Je choisi ce terme intermédiaire entre « raison » et « discours » pour traduire ici le grec logos de manière à pouvoir utiliser la même traduction dans toute cette réplique de l'Étranger. En effet, si ici « raison » conviendrait (« la raison nous prescrit... ») alors que « discours », sans une périphrase qui n'est pas dans l'original grec (« le discours que nous avons tenu jusqu'à présent nous prescrit... »), ne convient pas, dans les emplois de logos qui suivent, c'est « raison » qui ne convient pas, en particulier lorsque le mot logos est au pluriel. (<==)
(26) Le mot grec que je traduis par « cheminement » est methodos, qui est à l'origine du mot français « méthode ». Mais la traduction par « méthode » insiste trop sur le caractère « méthodique » justement de ce dont il est question et fait perdre de vue que methodos est construit sur la racine hodos, mot qui signifie « route, chemin ». Methodos, en grec, c'est tout autant la « poursuite », la « recherche » (sens possibles du mot) que la « méthode » proprement dite, c'est-à-dire l'utilisation de procédés spécifiques et spécialisés, rigoureusement « codifiés ». Certes, l'Étranger a utilisé dans ce qui a précédé des « procédés » plus ou moins « techniques » pour faire avancer la réflexion, mais il en a justement utilisés plusieurs, comme la méthode de divisions, le mythe, l'analogie, qui n'ont pas grand chose en commun en tant que procédés, et il serait hasardeux de vouloir en isoler un, par exemple la méthode de division, pour en faire la « méthode dialectique » par excellence, alors que s'il y a quelque chose qui caractérise le Platon des dialogues, c'est justement le souci de multiplier les points de vues, les angles d'approche d'un problème, le manières (plutôt que « méthodes) de l'examiner, de s'adapter aux interlocuteurs et au contexte de la discussion et de ne jamais absolutiser une manière de voir ou de faire. (<==)
(27) Après methodos (meta-hodos) un peu plus haut, il est ici question de periodos (peri-hodos), autre mot formé sur hodos (« route, chemin »), qui signifie au sens propre « cheminement autour » et qui a donné le français « période ». Alors que le meta de methodos évoque une idée de progression par étapes successives, le peri de periodos, renforcé ici par en kuklôi (en cercle, en rond) évoque l'idée de « tourner autour ». (<==)
(28) La convenance
des raisonnements (tôn logôn, ou ta lechthenta,
« les [choses] dites ») se mesure donc à leur plus
ou moins grande capacité à nous rendre « dialektikôterous
kai tès tôn ontôn logôi dèlôseôs
heuretikôterous ». On peut voir dans la seconde
partie, celle qui suit le kai, une explicitation de ce que signifie
« être plus dialectiques (dialektikoterous) ».
Que nous dit-elle donc ? Chaque terme vaut la peine qu'on l'examine de
plus près :
- Heuretikos : heuretikôterous
est le comparatif d'un adjectif, heuretikos, dérivé du
verbe heuriskein, qui signifier « trouver, découvrir,
inventer, imaginer ». Être heuretikos, c'est donc
être « inventif » ou « découvreur ».
Le fait que le même verbe signifie à la fois « découvrir »,
c'est-à-dire trouver quelque chose qui préexiste, et « inventer,
imaginer », c'est-à-dire créer à partir de son
imagination, une machine aussi bien qu'une excuse ou une explication, rend quelque
peu ambiguë le talent attendu de l'auditeur, sauf à ce que la suite
clarifie la pensée.
Mais il faut encore noter que ce mot est rare chez Platon, puisqu'en dehors
des deux utilisations dans cette réplique de l'Étranger (il a
déjà été utilisé quelques lignes plus haut,
en 286e2, où je l'ai traduit par « plus capable de trouver »),
on ne le retrouve qu'en deux autres occasions, et totalement absent du reste
du corpus grec disponible à Perseus,
ce qui suggère qu'il pourrait bien être un néologisme forgé
par Platon lui-même. Les deux autres occurrences du mot sont en Banquet,
209a5 (dans le discours de Diotime, lorsqu'elle parle, en décrivant
l'ascension dialectique vers l'idée du beau, de l'engendrement par l'âme,
qui a rapport à la pensée (phronèsis) et à
toute sorte d'excellence (arètè), et qui est le fait
en particulier des poiètai (« poètes »,
mais plus généralement « créateurs »)
et de tôn dèmiourgôn hosoi legontai heuretikoi
einai, « tous ceux d'entre les artisans qui sont dits heurètikoi
(« inventifs ») »), et en République,
V, 455b7 (dans la discussion sur l'égalité des hommes et des
femmes, lorsque Socrate explicite ce qu'il entend par euphuès
(« d'un bon naturel, bien doté par la nature »)
et par son contraire aphuès en disant que celui qui est euphuès
« après un bref apprentissage sera très heurètikos
sur ce qu'il apprend », alors que celui qui est aphuès
« étant l'objet de beaucoup d'apprentissage et d'application,
ne conserve rien de ce qu'il a appris »).
- Dèlôsis : ce
dont il nous faut être « découvreurs » ou
« inventeurs », c'est tès dèlôseôs
tôn ontôn. Dèlôsis est un nom d'action
dérivé du verbe dèloun, qui signifie « rendre
visible, montrer, faire voir, manifester, révéler »,
lui même dérivé de dèlos, qui signifie « évident,
clair, visible » (et qui est aussi le nom d'une île fameuse,
Dèlos, où se trouvait l'un des plus grands sanctuaires d'Apollon,
dieu, entre autre, de la divination, et qui, selon la tradition, y était
né). La dèlôsis, c'est donc l'action de rendre
évident, de manifester, et donc de faire comprendre, la « manifestation »
au sens actif, voire la « démonstration ».
Mais, ici encore, il s'agit d'un mot rare, qu'on ne trouve dans les textes antérieurs
à Platon ou contemporains de lui qui nous restent que chez Thucydide
(4 occurrences), et qui n'apparaît, chez Platon, qu'en deux autres passages :
en Cratyle,
435b6 (lorsque, vers la fin du dialogue, Socrate s'adresse à Cratyle
et lui dit qu'« il est nécessaire que convention (sunthèkè)
et usage (ethos) contribuent de quelque manière à
la dèlôsin de ce que, pensant (dianooumenoi),
nous disons (legomen ») et en Lois,
XII, 942c1 (où l'Athénien explique que le soldat doit être
formé à ne jamais agir seul et de sa propre initiative et dit
entre autre que « dans le danger lui-même, il ne doit ni
poursuivre quelqu'un, ni céder du terrain à quelqu'un d'autre
sans la dèloseôs de ses chefs », utilisant
dèlôsis dans un sens qui, à partir de l'idée
de « clarification », devient presque synonyme d'« instruction,
ordre »).
- Ta onta : ce qui doit être
manifesté, rendu clair, évident, ce sont ta onta, mot
à mot « les étants », c'est-à-dire
tous « les [***] qui sont » (voir note
4), tout ce qui participe à l'être. Si l'on a présentes
à l'esprit les discussions du Sophiste et la définition
de l'« être » qui y est donnée en 247d8-e3
(« ce qui possède la moindre puissance, ou pour agir
sur une quelconque autre créature, ou pour subir le plus minime [effet] de
la part de la plus insignifiante, et même seulement pour une seule fois (to
kai hopoianoun tina kektèmenon dunamin eit' eis to poiein
heteron hotioun pephukos eit' eis to pathein kai smikrotaton hupo tou phaulotatou,
kan ei monon eis hapax) ») l'objet de la dèlôseôs
englobe tout, non seulement tout ce à quoi on peut penser (car être
pensé, c'est « subir (pathein) » au
sens de la définition du Sophiste), mais même ce à quoi
on n'aurait pas pensé, mais qui existerait néanmoins d'une
certaine façon.
- Logos : reste le datif logôi,
sans préposition, qui est ici complément de moyen de dèlôseôs,
dans la mesure où il est inséré entre tès
et dèloseôs. Il n'est pas surprenant que le fait d'être
dia-lektikos, c'est-à-dire habile à pratiquer le dia-legesthai,
implique le logos. Mais on peut retourner la proposition et voir ici
une sorte de définition du rôle du logos : le logos
est précisément l'« outil », l'instrument
qui doit nous permettre d'y voir plus clair (la dèlôsis)
dans ce qui est (ta onta). Il est le prolongement de la vue qui doit
nous permettre de donner sens à ce que nous percevons, de nous en faire
des « idées » (d'un mot qui vient de idein,
« voir »). Et cela, ce n'est pas le seul logos-parole
qui peut le faire. Il faut qu'il s'accompagne du logos-raison, de la
dianoia, comme le montre la phrase du Cratyle citée
plus haut, où sont justement associés le legein et le
dianoeisthai quand il est question de la « clarification/manifestation
de ce que, pensant, nous disons (dèlosin hôn dianooumenoi legomen) ».
C'est bien le raisonnement, extérieur ou intérieur, plus que le
simple discours alignement de mots, qui nous permet d'y « voir clair »
et de comprendre ce qui nous entoure. Et être dialektikos, ce
n'est somme toute rien d'autre que de savoir « raisonner juste »,
par quelque moyen « technique » que ce soit pour y voir
plus clair dans le monde qui nous entoure, visible et intelligible,
en sachant que les mots ne sont que des instruments destinés à
nous donner accès à ta onta...
Et pour conclure par où nous avons commencé cette analyse des
mots de l'expression de l'Étranger, remarquons que l'ambiguïté
sur heuretikos peut tourner à notre profit si nous y voyons
une suggestion que, pour parvenir à être des « découveurs »
de ta onta (à les « dévoiler »
dans leur alètheia, dirait Heidegger) qui préexistent
effectivement à notre appréhension d'eux (et non pas à
en « inventer »), il faut savoir à l'occasion être
« inventifs » au niveau du logos et ne pas hésiter
à « inventer » les mots qui nous manquent (ce qui
n'est pas la même chose qu'inventer les « idées »
qu'ils clarifient). Et c'est peut-être cela dont Platon nous donne justement
un exemple en insérant dans sa formule un néologisme de son invention,
si de fait c'est lui qui a fabriqué heuretikos. Dans cet esprit,
pour rendre l'expression de Platon autrement que par des déclaques en
français de mots grecs (ce qui dispense d'en chercher le sens) et restituer
le caractère parfois étrange que pouvait avoir le langage de Platon
pour ses contemporains lorsqu'il le parsemait de néologismes de son cru,
je propose en guise de conclusion une traduction alternative de l'expression
que nous venons de décortiquer : nous dirons (reprenant la phrase
initiale de cette note) que la convenance des raisonnements se mesure à
leur plus ou moins grande capacité à nous rendre « plus
transraisonatifs et plus trouvatifs de l'évidenciation des étants
par le raisonnement »... (<==)
(29) Dans ce qui a précédé, Socrate a évoqué les extravagances auxquelles peut conduire dans le raisonnement, en particulier chez les jeunes, l'identification de l'un et du multiple. (<==)
(30) Comme dans l'extrait du Phèdre traduit plus haut (DI3/4) (voir note 4), je refuse d'ajouter un nom qui n'est pas dans le grec, qui se contente d'un simple article au neutre pluriel (tôn) servant de sujet à un participe (legomenôn). Je rend par ailleurs dans la suite le neutre par un masculin en français pour faire la différence, dans les pronoms en particulier, entre ceux qui renvoient à idea, féminin, et ceux qui sont au neutre (ce qui ne serait pas possible si j'ajoutais un « choses », féminin aussi en français, comme on le fait souvent). Par ailleurs, pour traduire cette phrase où le verbe einai apparaît dans plusieurs sens et sous plusieurs formes (participe présent et infinitif), je prends un soin particulier à mettre en caractères normaux entre crochets tous les mots, dont en particulier les « est » ou « sont », qui sont ajoutés pour les besoins du français mais ne sont pas dans le grec. (<==)
(31) Dans tout ce passage, je traduis hen, neutre de eis (« un » au sens de l'unité, et non pas l'article indéfini) par « un » entre guillemets, avec ou sans article défini selon qu'il y en a un ou pas en grec, et polla, neutre pluriel de polus (« nombreux ») sans nom associé, par « nombreux » entre guillemets aussi, là encore en respectant la présence ou l'absence d'article en grec. Je réserve la traduction « le multiple » à to plèthos, qu'on trouve un peu plus loin et qui, lui, est un nom et non un adjectif comme polus. (<==)
(32) S'il
a été question auparavant d'hen et de polla
désignés par des adjectifs neutres, il est ici question de peras
et d'apeiria désignées par des noms. Les deux noms ont
la même racine, comme c'est le cas dans ma traduction de « limite »
et « illimitation ». Je choisis ce dernier terme, bien
que rare, plutôt qu'« illimité », justement
parce qu'« illimité » est un adjectif substantivé,
ce que n'est pas apeiria en grec. Je préfère aussi la
racine « limite » à la racine « fin »,
qui conduit à une traduction par « fini » et « infini »,
pour éviter de donner au texte une connotation par trop mathématique
qu'il n'a pas, même si, comme on le verra dans la suite, il y est aussi
question de « nombre (arithmon) » et qu'on y
trouve les nombres « deux » et « trois ».
Notons à ce propos que, pour les grecs du temps de Platon, eis
(mia au féminin, hen au neutre) n'est pas un nombre
mais le principe d'unité à l'origine des nombres.
On peut aussi remarquer que là où Platon emploie des adjectifs
(hen et polla), il utilise le verbe einai (« être »),
alors que là où il utilise des noms (peras et apeiria),
il utilise le verbe echein (« avoir ») ou, si
l'on préfère, pour donner la préséance à
l'idée sur la forme grammaticale, qu'il envisage le principe d'individuation
et d'unité de manière abstraite, avec des adjectifs et le verbe
« être » et le principe de limitation « concrète »
avec des noms et le verbe « avoir » : en d'autres
termes, pour être un, il faut avoir une limite. (<==)
(33) Les éditeurs
mettent un point à cet endroit, faisant du texte qui commence par dein
oun... une nouvelle phrase. Mais comme la ponctuation n'est pas de Platon,
puisqu'elle n'existait pas de son temps et n'est apparue que longtemps après
(pour une idée de ce à quoi pouvait ressembler un texte écrit
au temps de Platon, voir la page de ce site qui
en offre une approximation), rien ne nous oblige à nous astreindre
à respecter la ponctuation des éditeurs modernes. Or plusieurs
raisons, tant de grammaire que de compréhension et de cohérence
du texte me conduisent à voir dans toute cette partie de texte, depuis
dein oun... jusqu'à ...chairein ean, une longue proposition
subordonnée introduite par la conjonction hôs qui a précédé,
faisant donc partie intégrante de la « révélation
(phèmè) » transmise par les anciens et remontant
au cadeau (dosis) des dieux aux hommes, après l'incise commençant
par ex henos... et allant jusqu'à ...echontôn,
que j'interprète comme un génitif partitif et qui n'est pas le
tout de cette révélation, comme le laissent supposer ceux qui
terminent la phrase après echontôn, mais un simple prélude
à ce qui va en constituer le noyau dur et qui est bien la description
d'un « cheminement » pour l'appréhension sensée
du réel.
Du point de vue de la grammaire tout d'abord, si l'on termine la phrase à
echontôn, le sujet de la proposition introduite par hôs
est tôn aei legmenôn einai (« les [***] à
chaque fois dits être »), sujet de deux verbes, ontôn
(« étant ») et echontôn (« ayant »).
Mais il est alors difficile d'expliquer pourquoi le sujet est au génitif
et pourquoi les verbes sont des participes présents, eux aussi au génitif.
Alors que si l'on comprend dans la continuité la proposition introduite
par hôs comme ayant pour noyau hôs... dein hèmas...
zètein..., c'est-à-dire « (ils nous ont transmis
cette révélation) que... il nous faut... chercher... »,
l'incise entre hôs et dein se comprend naturellement
comme un génitif partitif décrivant ce au milieu de quoi « il
nous faut chercher », et il ne reste qu'à expliquer pourquoi
le verbe de la proposition introduite par hôs est à l'infinitif.
Or M. Bizos (Syntaxe grecque, Vuibert, Paris, 1961, éd. 1981)
remarque en page 133, exemples à l'appui, à propos de l'affirmation
dans des subordonnées dépendant de verbes signifiant « dire »,
lorsqu'il en vient à parler de la proposition infinitive après
avoir examiné les propositions introduites par hôs et
hoti, (remarque 5) « on passe quelquefois de la
construction avec 'hoti' ou 'hôs' à la proposition
infinitive ; il arrive même que la proposition commencée
par hoti ou hôs s'achève par une infinitive ».
Or c'est exactement ce qui se passe ici si l'on supprime le point après
echontôn.
Mais c'est surtout au niveau de la compréhension et de la cohérence
que le choix que je propose s'impose. Mettre un point après echontôn
revient en fait à limiter la « révélation »
des dieux au fait que toutes choses sont faites d'un et de multiple, et ont
en elles limite et illimitation. Outre qu'il n'est pas sûr que le Socrate
de Platon soit prêt à admettre que tout « ce
qui est dit être » soit ainsi fait, y compris les « idées »,
qui, pour lui, font certainement partie de ce qui est dit « être
(einai) », cette manière de ponctuer a le grave défaut
de rejeter hors de la « révélation » proprement
dite toute la partie « méthodologique » qui est
celle qui tient le plus à cœur à Socrate, celle dont il est
amoureux. Pourquoi alors toute cette emphase et cette longue introduction renvoyant
à une révélation divine si le plus important de ce que
Socrate a à dire n'est qu'un simple « il faut... »
dont on ne sait trop où il prend son origine et qui nous l'a enseigné,
et qui s'apparente plus alors à une simple nécessité qu'à
une révélation ?!.. Et puis comment comprendre alors la conclusion
dans laquelle Socrate reprend ce qu'il vient de dire (hoper eipon)
et résume ce que les dieux nous ont transmis (hoi theoi... hèmin
paredosan...) par ces trois verbes : skopein (examiner, investiguer),
manthanein (apprendre) et didaskein (enseigner) « les
uns aux autres (allèlous) » ? Ces verbes renvoient
plus au zetein (chercher) du dein zetein (il faut chercher)
qu'à la simple constatation que les choses sont unes et multiples, limitées
et illimitées. (<==)
(34) Platon
utilise ici deux verbes très liés à la problématique
des idées et de leur relation avec l'ordre du « visible » :
enousan et metabalômen, mais d'une manière qui
laisse des doutes sur le caractère « technique »
de leur emploi.
- enousan est le participe présent féminin du verbe
eneinai, formé du préfixe en- (dans »)
et du verbe einai (« être »). Eneinai,
signifie dond « être dans, être présent ».
Comme il est au féminin, il ne peut avoir pour sujet sous-entendu que
le mian idean (« une unique idée ») qui
a précédé. Mais la formule heurèzein gar enousan
est tellement laconique—mot à mot, elle signifie « trouver
(infinitif futur, forme qui n'existe pas en français) en effet
étant dedans »—qu'il est difficile de savoir sur quoi
porte l'accent de la remarque. S'agit-il comme le laissent penser certaines
traductions, d'insister sur l'unicité de l'idée (Pradeau :
« on la trouvera, car elle y est » ; Diès :
« on l'y trouvera, en effet, présente ») ?
Faut-il aller encore plus loin dans l'insistance sur le sens métaphysique
de enousan, comme le fait Robin qui traduit : « puisqu'elle
y est immanente, nous la trouverons en effet » ? Faut-il mettre
l'infinitif heurèsein sur le même pied que celui qui précède
immédiatement dans la phrase, zetein, et en faire aussi un complément
du dein hèmas initial (« il nous faut chercher...,
trouver... »), le futur du second infinitif ne soulignant que le
fait qu'on ne peut trouver qu'après avoir entrepris de chercher (« il
nous faut chercher en posant une unique idée..., trouver en effet une
qui y est », ou « ...celle qui y est ») ?
Une partie du problème vient du fait que Socrate est très vague
sur ce dont il part et à propos duquel il cherche mian idean,
puisqu'il y fait référence à l'aide des mots peri pantos,
« à propos de tout », et donc de n'importe quoi.
On peut simplement noter que l'insistance sur l'unicité de l'idée
d'on ne sait trop quoi n'est pas dans la grammaire de la phrase et que l'exemple
que va donner ensuite Socrate (voir la note finale sur cette
phrase) considère successivement un même « objet »,
la phonè (le « son de la voix ») sous
deux idées distinctes : en tant que son musical à positionner
sur une échelle de « notes » allant du grave à
l'aigu, ou en tant que « phonème » (pour utiliser
le langage d'aujourd'hui) dans un système de sons signifiants permettant
de construire des mots et donc un langage. C'est pourquoi je préfère
une traduction « minimaliste » par « on
en trouvera en effet une qui y est », voire même
par « il nous faut chercher en posant une unique idée...
—en trouver une qui y est en effet » qui ne cherche pas
à savoir si c'est la seule. Car le mian (« une unique »)
associé à idean a plus pour objet d'insister sur le fait
qu'il faut faire porter l'examen et la recherche sur une idée
à la fois que sur le fait qu'il y a toujours une et une
seule idée dans ce qu'on examine. Pour revenir à l'exemple
qui va suivre, le mot phonè est bel et bien unique en tant
que mot, mais l'idea sous lequel on l'envisage peut varier selon
qu'on est musicien ou grammairien. Il n'y a donc pas qu'une idée derrière
le mot phonè, mais on ne peut progresser dans notre connaissance
que si l'on n'en examine qu'une à la fois.
- le second verbe, metalabômen,
est un subjonctif aoriste actif à la première personne du pluriel
du verbe metalambanein, verbe utilisé dans des dialogues comme
le Parménide et le Sophiste pour parler de la « participation »
des idées au sensible (le sens est alors « prendre/recevoir
sa part » ou « prendre part », le préfixe
meta- ayant alors le sens « parmi, au milieu de »),
mais qui peut aussi avoir une sens plus prosaïque, celui de « prendre/recevoir
après » (par exemple à propos d'une fonction qu'une
personne occupe après une autre, le préfixe meta- ayant
alors le sens « après »). Ce qui est assuré
par la grammaire, c'est que, le verbe étant à la première
personne du pluriel, le sujet en est le « nous » qui devons
chercher, trouver, etc., et qu'il est dans une proposition conditionnelle commençant
par « si... (ean) ». Ceci étant, le sens
qu'il faut donner au verbe est étroitement lié à la question
de savoir si on rattache cette conditionnelle à ce qui a précédé,
en supposant un complément d'objet implicite qui serait une fois encore
cette « unique idée », et en forçant le
sens de metalambanein pour arriver à quelque chose comme « si
donc nous mettons la main dessus » (Robin : « s'il
nous est arrivé de mettre la main dessus » ; Diès :
« si donc nous l'appréhendons »), ou si on la rattache
à ce qui suit, comme je l'ai fait en traduisant « si donc
nous prenons ensuite, après « une »,
deux » (sous-entendu « idées »,
imposée par le féminin mian répété
ici), estimant d'une part que la répétition de meta (meta
mian duo, après une, deux ») tire le verbe metalabômen
vers ce membre de phrase (le grec est friand de ce genre de répétitions
entre le verbe et son complément), et d'autre part que le conditionnel
n'est plus justifié après qu'on ait dit qu'on trouverait, alors
que tout l'accent porte sur le fait qu'il ne faut pas se contenter de l'un et
de l'indéterminé, ce qui veut dire qu'il ne faut pas croire avoir
résolu notre problème parce qu'on a identifié une idée
unique rendant compte de ce que l'on examine.
Ceci étant, il n'est pas exclu que Platon ait eu présent à
l'esprit le double sens possible du verbe qu'il utilisait, et l'ait peut-être
même choisi pour cela, et ait aussi voulu suggérer par cette ambiguïté
que notre « compréhension » (un des sens possibles
de lambanein) de ce que nous examinons passe par une « participation »
à l'« idée » qui nous le fait comprendre.
En d'autres termes, il ne suffit pas que ce que nous étudions « participe »
à telle ou telle idée pour que nous le comprenions, mais, comme
le suggère le verbe « comprendre » lui-même
et le sens analogique de « comprendre » au sens intellectuel
d'un verbe comme lambanein, dont le sens premier est « prendre
dans ses mains, saisir », il faut que d'une certaine manière,
nous « participions » nous aussi à cette idée,
non pas pour l'inclure en nous purement et simplement et devenir ce qu'elle
implique, mais pour en « prendre notre part » par l'action
de la « comprendre », la part qui est nécessaire
à cette « compréhension ». Bref, Platon
aurait délibérément utilisé une formulation qui
peut se comprendre à la fois comme signifiant « si donc
vous comprenez » l'idée une que vous posez au début
de la recherche, avec un « comprenez » au sens très
preignant (« vous vous assimilez par l'esprit la part de cette idée
nécessaire à sa compréhension, sans que cela remette en
cause son existence transcendante au delà des mots qui la désignent »),
et « si donc vous poursuivez » l'investigation
en recherchant des idées plus spécifiques en lesquelles puissent
être analysée l'idée de départ. Le malheur est qu'aucun
verbe français ne permet de transposer cette ambivalence de sens. (<==)
(35) Notons,
en réponse à ceux qui voudraient faire de la méthode dichotomique,
caricaturée par Platon lui-même dans le Sophiste avant
que les auteurs de comédies ultérieurs ne s'en mêlent, la
méthode dialectique par excellence, que Socrate prend la peine de faire
remarquer ici que son approche n'est pas strictement dichotomique. On verra
d'ailleurs dans les exemples qu'il propose ensuite autour de phonè
qu'il prend à chaque fois soin d'utiliser une analyse en trois
classes : sons graves, aigus et égaux dans l'approche musicale ;
voyelles, consonnes et muettes dans l'approche grammaticale.
Et il ne s'agit pas non plus, comme le pensent certains, d'une réduction
pythagoricienne de toutes choses à des nombres, mais simplement d'une
analyse du réel qui en prenne en compte la complexité et procède
par analyses successives à l'aide de notions de plus en plus fines dans
une progression qui n'avance pas par bonds trop importants à chaque étape
(le bond le plus manifestement stérile étant celui qui passe d'un
coup de l'un à l'indéterminé ou le contraire). (<==)
(36) La « révélation »
attribuée par Socrate aux dieux mentionnait « un »
(hen) et « multiple » (polla), « limite »
(peras) et « illimitation » (apeiria).
Ici, on ne retrouve que l'« un », le « nombreux »
et l'« illimité » (apeiron). Mais la « limite »
n'a pas vraiment disparu puisque répondre à la question hoposa,
« en quelle quantité », selon le cheminement suggéré
par Socrate auparavant, c'est justement poser une « limite »
au sujet étudié, et le faire à partir d'idea,
c'est en quelque sorte en préciser la « forme »,
les « contours », bref, les « limites ».
Et ce n'est sans doute pas par hasard non plus que Socrate utilise la forme
idèi du verbe idein, forme très proche du mot
idea qui en dérive, pour dire qu'on doit « voir »
que l'objet un d'étude inital n'est pas seulement un et multiple sans
plus. Il s'agit bien pour nous de préciser la « vision »
qu'on en a en trouvant un moyen terme entre un « un »
insécable et sans aucun caractère distinctif que rien ne différencie
d'autres « uns » et une multiptude amorphe et indifférenciée
que rien non plus ne viendrait distinguer d'autres multitudes indéfinies.
(<==)
(37) La formule
tèn tou apeirou idean, « l'idée de l'illimité »
surprend si l'on prend idea dans un sens trop « technique »
synonyme de « forme », dans la mesure où l'a-peiron
renvoie à une privation, à une absence (de limites en l'occurrence),
et que le fait que cette privation soit justement privation de limites, de contours,
laisse penser que cet apeiron n'a pas de « forme ».
Et pourtant, la traduction en français par « l'idée
de l'illimité », ou même « l'idée
de l'infini » (autre sens possible d'apeiron) ne nous choque
absolument pas. Et les mêmes qui sont surpris de rencontrer ici le terme
idea pour parler de l'apeiron, ne voient aucun problème
à ce que, dans le Sophiste, l'Étranger considère
l'« autre » (to thateron) comme un eidos
(255d9-e1)
ou comme une idea (255e5-6)
au même titre que l'être, le mouvement, le repos et le même,
alors que, si l'on y réfléchit, l'autre (de quoi que ce soit),
c'est tout sauf ça, c'est-à-dire l'infini moins un, qui est encore
l'infini !...
En fait, cette expression doit justement nous inciter à ne pas donner
au mot idea un sens par trop « technique », et
surtout à ne pas chercher à nous faire une représentation
par trop « matérialiste » de ces ideai :
que Platon insiste sur le fait que ces « idées »
ne sont pas une pure création de notre esprit aux uns et aux autres,
mais ont une sorte d'« existence » hors du temps et de
l'espace qui ne dépend pas de ce que nous en pensons, mais à laquelle
nous ne faisons que « participer » (voir les
remarques sur metalabômen dans une note précédente),
ne doit pas nous conduire à leur supposer des contours « visibles »,
même si leur nom dérive d'un verbe signifiant « voir ».
Le mathématicien travaille avec l'« idée »
de l'infini, à laquelle il associe même un symbole graphique, comme
avec n'importe quel autre nombre, bien qu'il sache que cette « idée »
ne peut exister « en acte » (pour employer un vocabulaire
plus aristotélicien que platonicien), parce qu'elle est nécessaire
pour pousser jusqu'aux limites les plus extrêmes ses analyses. Platon
nous incite ici à travailler avec l'« idée »
de l'apeiron comme avec toutes les autres ideai, mais en prenant
conscience qu'elle constitue l'un des extrêmes de notre perception des
choses, l'« un » étant l'autre de ces extrêmes,
et que tout l'effort qu'il nous demande, c'est justement de ne pas en rester
à l'un ou l'autre de ces deux extrêmes, tout aussi vides l'un que
l'autre, mais de fonder notre analyses sur d'autres idées que ces deux-là.
Et dans le contexte qui était le sien, on peut dire que l'idée
de l'un, c'est celle sur laquelle avait travaillé Parménide, et
l'idée de l'apeiron, c'est celle à laquelle conduisait
Héraclite. (<==)
(38) « Envoyer promener » traduit l'expression grecque chairein ean, composée de deux infinitifs : ean est celui d'un verbe qui signifie « laisser, permettre », et aussi « laisser aller, congédier », et chairein celui d'un verbe dont le sens premier est « se réjouir, prendre plaisir », et dont l'impératif, chaire, et par extension l'infinitif chairein, est une formule de salutation ou de politesse, dont le sens est « réjouis-toi ! », c'est-à-dire quelque chose comme « porte-toi bien ! » ou encore « que dieu te bénisse ! », ou tout simplement « salut ! », mais peut aussi être utilisé de manière ironique pour couper court à une rencontre importune par un « bien le bonjour ! » qui signifie en fait « va au diable ! ». C'est dans ce dernier sens qu'il est utilisé dans l'expression toute faite chairein ean, mot à mot « laisser saluer » au sens ironique de « inciter sans ménagement à dire au revoir au plus vite ».
Cette conclusion de la description de la méthode proposée
par Socrate est quelque peu surprenante. Il faut en fait y voir une manière de renvoyer dos à dos l'un et l'illimité comme aussi impropre l'un que l'autre à nous faire seuls progresser dans la connaissance : une fois qu'on a su introduire nombre et ordre dans un phénomène quel qu'il soit, alors et alors seulement commence la connaissance de ce phénomène, comme le montreront les exemples qui vont suivre. Et alors, il n'y a plus de raison d'avoir peur de l'illimitation qui existe en ce phénomène d'un certain point de vue plus que de l'unité qui en justifie le nom unique. On peut donc sans crainte laisser cet « un », comme tous les autres, partir vers l'illimité, c'est-à-dire accepter en lui le continu infiniment divisible qui y est aussi à côté de l'unité, dès lors qu'on est en mesure de le maîtriser par le nombre. Ce renvoi dos à dos de l'un et de l'illimité rappelle les propos par lesquels, dans le Sophiste, l'étranger renvoie dos à dos Fils de la Terre et Amis des formes. (<==)
(39) Socrate
prends manifestement plaisir à donner à sa description un tour
« mystique » d'oracle qui en rend la traduction pour le
moins délicate ! Et le traducteur comprend la remarque de Protarque
à la suite de cette réplique de Socrate : « Dans
certaines des choses que tu dis, Socrate, je pense te comprendre quelque peu,
mais pour d'autres, j'ai besoin de les entendre encore de manière plus
claire »... Il faut donc se reporter aux exemples que donne
Socrate ensuite pour tenter de « décoder » l'oracle
qu'il prononce ici. L'exemple qu'il prend est celui des « lettres
(grammasin) » (une manière de dire à Protarque
qu'on reprend le problème au niveau du b-a-ba) qui devient à la
réplique suivante celui du phônè, c'est-à-dire
du « son », de la « voix », en d'autres
termes des fondements « physiques » du logos
qui est au cœur du dialegesthai, et plus fondamentalement, de l'être
homme. Sur cet exemple, Socrate, après avoir remarqué qu'il ne
suffit pas, pour être sage/savant (sophos) de constater que d'un
certain point de vue, le phônè, compris au sens de « langage »,
un des sens possibles du mot, est un et le même pour tous (tous les grecs
du moins), mais d'un autre point de vue, en tant que « son »
brut, peut présenter une multitude illimitée de variétés,
aussi bien chez une même personne que d'une personne à l'autre,
va montrer que, pour y voir plus clair entre ces deux extrêmes, on peut
partir de deux « idées » différentes du
son : soit une conception « musicale », soit une
conception « grammaticale ».
La première analyse joue subtilement sur le double sens de mousikè,
et donc de l'adjectif mousikos, en grec : la mousikè,
du temps de Socrate et Platon, c'est soit la musique au sens qu'a ce mot aujourd'hui
pour nous, soit plus généralement tout ce qui fait partie des
arts des Muses (Mousai, dont vient le mot mousikè),
donc aussi la poésie, le théatre, la danse, et finalement tous
les arts « libéraux » qui font partie de l'éducation
d'un homme libre qui veut pouvoir se dire mousikos, c'est-à-dire
« cultivé ». Socrate, dans la République,
en arrive à décrire tout son programme d'éducation des
gardiens sous deux catégories : la gymnastique, éducation
du corps, et la mousikè, éducation de l'esprit. Mais
ici, cette piste d'exploration se limite à classer les phônai
selon deux idées « secondaires », le grave et l'aigu,
qui deviennent trois en y ajoutant le ton égal (termes qui peuvent d'ailleurs
se comprendre aussi bien dans une perspective musicale proprement dite, par
rapport aux notes de la gamme, que par rapport aux accentuations de la prononciation
grecque de la langue parlée, qui donneront naissance, bien après
Platon, aux accents de la langue écrite, justement appelés « grave »
et « aigu », en grec comme en français). Et Socrate,
sans pousser plus loin l'analyse, laisse entendre que chacune de ces notions
peut elle-même donner lieu à un examen plus poussé pour
identifier les différents sons et aboutir à une gamme caractérisée
par des intervalles définis entre notes et à l'étude des
relations entre les échelons de cette gamme, et donc de l'harmonie, et
que ce n'est qu'une fois cette analyse faite jusqu'au bout qu'on pourra se dire
mousikos. Mais là encore, être mousikos dans
ce sens, c'est-à-dire chanter juste, ce n'est pas encore être mousikos-cultivé...
La seconde analyse se penche sur une autre manière d'analyser la multiplicité
des sons, en s'intéressant à la langue parlée et à
son découpage en ce que nous appellerions aujourd'hui des phonèmes
(dont le nom signifie justement qu'ils sont des unités de phônè),
et que Socrate analyse à partir des lettres, découpées
en 1) ta phônèenta (mot à mot, « les
productrices de son », c'est-à-dire les voyelles) ; 2)
celles qui, sans produire un son à proprement parler, produisent néanmoins
un certain bruit (phthoggos), et auxquelles il ne donne pas de nom
spécifique (suggérant là par l'exemple que ce n'est pas
le langage qui impose sa loi au réel dont il parle, mais la réalité
dont le langage doit rendre compe, qu'il ait pour cela les mots appropriés
ou qu'on soit obligé de passer par des périphrases, et que donc
les « idées » qui servent à l'analyse ne
sont pas nécessairement isomorphes aux mots du langage avec lequel on
les analyse ; Aristote, en Poétique, 1456b24, appellera
cette catégorie de lettres hèmiphônon, qu'on traduit
en général par « demi-voyelles ») ;
et 3) une troisième catégorie qu'il présente comme « celle
qui sont maintenant appelées aphôna par nous »,
c'est-à-dire « non productrices de son », ou encore
« muettes » (ici encore, la remarque comme en passant
que ce nom est celui qui est donné « maintenant »
et « par nous » à un découpage que Socrate
attribue aux égyptiens est une manière de suggérer que
le nom est relatif dans le temps et l'espace et que le nom peut varier sans
que l'idée en cause change). Socrate suggère ensuite que chaque
catégorie s'analyse en diverses lettres en nombre limité.
C'est à la lumière de ces exemples qu'il faut chercher à
comprendre ce que veut dire Socrate quand il parle de partir, pour l'analyse
de quoi que ce soit, d'une unique idée (le son musical, ou le son vocal),
puis de la découper en deux ou plus (grave, aigu, égal, ou voyelles,
consonnes, muettes) et de reprendre une analyse similaire sur chaque « sous-idée »
jusqu'à arriver à des éléments qui ne peuvent plus
se découper eux-mêmes (par exemple, reprendre l'analyse sur les
voyelles pour arriver au découpage en alpha, epsilon, iota, etc., qui
constituent, au temps de Platon, des éléments ultimes d'analyse).
Et cela peut se faire que l'on envisage ce que l'on étudie sous l'angle
de l'unité au départ, ou sous l'angle de la multiplicité
(on part du phônè envisagé sous l'angle de l'unité
pour le découper en notes, ou on part de la multiplicité des sons
parlés du langage pour la ramener à un nombre limité de
lettres). Dans la présentation de la « théorie »
ici traduite, la première approche, qui part de l'unité, est décrite
par la première partie de la phrase, jusqu'à « en
quelle quantité », et la seconde commence à « l'idée
de l'illimité, d'autre part... ».
Si l'on prend maintenant une vision d'ensemble de cette longue phrase qui décrit
la « route (hodos) » que suggère Socrate,
on notera qu'elle commence sur l'idée d'ordre (kosmos) en parlant
d'un tout diakekosmèmenon pour introduire comme premier point
de départ l'idée « une » (mian idean),
pour finir sur le « laisser-aller » vers l'illimité
(apeiron) que permet tèn tou apeirou idean, mais seulement
après qu'on l'ait maîtrisée en posant des limites à
notre objet d'étude. En d'autres termes, Socrate ne nie pas la divisibilité
infinie du continuum spacio-temporel que constitue notre monde visible, mais
refuse qu'elle devienne une excuse à la paresse intellectuelle qui risque
d'être ensuite exploitée par des cyniques pour justifier tout et
n'importe quoi. Ce n'est pas parce qu'on peut toujours pousser plus loin l'analyse,
toujours diviser en un plus grand nombre de constituants, qu'il faut refuser
de commencer. On ne peut bien vivre dans le monde qu'en s'insérant dans
l'ordre qui y préexiste et que nous devons découvrir en découvrant
et « comprenant (metalabômen) » les « idées »
qui « y sont (enousan) » et qui introduisent
justement l'ordre dans ce qui ne serait autrement qu'infini indifférencié.
(<==)
(40) Il n'est pas sans intérêt de s'arrêter un instant sur la structure de cette réplique de Socrate, qui ne doit rien au hasard et qui pourrait bien contribuer à éclarer ce qu'il essaye de nous faire comprendre. À première vue—et cette impression est renforcée par la ponctuation introduite par les éditeurs, que nous avons déjà critiquée dans une précédente note—la réplique est découpée en trois parties (dont les éditeurs font trois phrases) : autour d'une phrase centrale qui fait environ 10 lignes, de dein oun... à chairein ean (16c10-e2), et décrit la méthode que vante Socrate, on trouve deux phrases d'égale longueur (6 lignes) qui semblent se répondre, l'une décrivant en guise d'introduction l'origine divine de cette méthode présentée comme issue d'une révélation, l'autre montrant en guise de conclusion comment les savants d'aujourd'hui ont perverti cette révélation. Cette conclusion s'ouvre par un retour des dieux (hoi men oun theoi...) qui fait pendant au theoi men qui ouvre la réplique et commence par ce qui semble un résumé de ce qui vient d'être dit (hoper eipon, « comme je viens de le dire ») pour conclure que c'est la bonne ou mauvaise mise en pratique de la révélation qui vient d'être décrite qui fait la différence entre le fait de raisonner dialektikôs ou eristikôs.
Mais cette apparente symétrie cache une structure bien plus riche dans ses dissymétries même ! Cette autre lecture ne découpe la réplique qu'en deux parties (et en deux phrases) de longueurs inégales et met ces deux phrases en parallèle pour y chercher tout autant les dissemblances que les ressemblances, selon le schéma suivant :
Theôn men |
|
Hoi men oun theoi, |
eis anthrôpous dosis, |
|
|
hôs ge kataphainetai emoi, |
|
hoper eipon, |
|
|
houtôs hèmin paredosan |
pothen ek theôn erriphè dia tinos Promètheôs hama phanotatôi tini puri |
|
skopein kai manthanein kai didaskein allèlous |
|
|
|
kai hoi men palaioi, kreittones hèmôn kai egguterô theôn oikountes, |
|
hoi de nun tôn anthrôpôn sophoi, |
tautèn phèmèn paredosan |
|
|
hôs, ex henos men kai pollôn ontôn tôn aei legomenôn einai, |
|
|
dein oun hèmas toutôn houtô diakekosmèmenôn |
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hopôs an tuchôsi, |
aei mian idean peri pantos hekastote themenous zètein—heurèsein gar enousan— ean oun metalabômen, meta mian duo, ei pôs eisi, skopein, ei de mè, treis è tina allon arithmon, kai tôn hen ekeinôn hekaston palin hôsautôs, mechriper an to kat' archas hen mè hoti hen kai polla kai apeira esti monon idèi tis, alla kai hoposa· |
|
hen men kai polla poiousi, thatton kai braduteron tou deontos |
tèn de tou apeirou idean pros to plèthos mè prospherein prin an tis ton arithmon autou panta katidèi ton metaxu tou apeirou te kai tou henos, |
|
meta de to hen apeira euthus, ta de mesa autous ekpheugei |
|
|
|
tote d' èdè to hen hekaston tôn pantôn eis to apeiron methenta chairein ean. |
|
hois diakechôristai to te dialektikôs palin kai to eristikôs
hèmas poieisthai pros allèlous tous logous. |
C'est chacune des deux phrases dans lesquelles on peut maintenant distinguer trois parties : une introduction qui, dans chaque cas, présente une manière de transmettre la connaissance, révélation divine dans la première phrase, éducation fondée sur la recherche en commun et l'enseignement d'homme à homme dans la seconde ; une partie centrale qui oppose de la première à la seconde phrase ce qui est présenté comme la méthode héritée des anciens à la manière de faire des savants d'aujourd'hui ; et pour finir, une conclusion qui, dans la première phrase, renvoie dos à dos l'un et l'illimité comme incapables à eux seuls de nous faire progresser dans la connaissance, et, dans la seconde phrase, fait de la capacité à discerner les intermédiaires entre un et illimité le critère de distinction entre raisonnements dialectiques et éristiques.
Deux manières de raisonner sont donc mises en regard : la première est atttribuée aux anciens (hoi palaioi), présentés comme plus proches des dieux dont ils l'ont reçue, la seconde à ceux d'aujourd'hui (hoi nun) qualifiés de sages (sophoi) parmi les hommes. La première décrit une méthode d'origine divine qui s'impose (dein) à partir de présupposés clairement énoncés (tout ce qui est dit être est à la fois un et multiple et contient limite et illimitation) ; la seconde décrit une pratique qui doit plus au hasard qu'à la nécessité (hopôs an tuchôsi, dans lequel on trouve le verbe tugkanein d'où dérive tuchè, « chance, hasard ») et ne s'embarasse pas de principes préalables (pas de pendant dans la phrase à l'énoncé des principes de la première partie). La première implique un processus progressif rigoureux qui ne fasse pas l'économie des intermédiaires ; la seconde pêche par excès de précipitation ou au contraire se complait à ressasser sans fin l'unité ou l'infinitude de ce dont elle parle sans jamais chercher de moyen terme. La première conduit pour ceux qui la pratiquent à une maîtrise du sujet en question qui leur permet de ne plus avoir peur de l'unité réductrice de l'un ou de l'illimitation à laquelle risque de conduire la multiplicité de ces « uns » ; la seconde ne conduit ses pratiquants qu'à des joutes éristiques où c'est le plus beau parleur qui a le dernier mot sans qu'on ait progressé d'un iota dans la connaissance.
Si maintenant on compare les deux introductions, on remarque que, dans la première phrase, la méthode est décrite dans une continuité qui va des dieux aux hommes (theôn men... kai hoi men palaioi..), alors que la seconde est le résultat d'une opposition entre dieux et hommes (hoi men theoi... hoi de nun tôn anthrôpôn...). Mais on remarque aussi que la seconde introduction, présentée par Socrate comme une reprise de ce qui vient d'être dit (hoper eipon), est en fait tout autre chose : là où il était tout d'abord question de « mythologie » et de transmission par « quelque Prométhée », s'il est à la reprise toujours question d'une origine divine, l'intermédiaire mythologique a disparu et il n'est plus question que d'« examnier et d'apprendre et d'enseigner les uns aux autres » : certes il y a bien quelque chose de « divin » en l'homme, mais pas question d'attendre que la vérité nous tombe du ciel toute cuite par l'entremise d'un quelconque Prométhée ; c'est à nous de chercher ensemble et à ceux qui sont plus avancés d'aider ceux qui le sont moins par l'éducation. À peine Socrate a-t-il introduit l'habillage religieux qui va donner à sa description la solennité qui convient pour sensibiliser ses auditeurs et les rendre plus réceptifs qu'il glisse l'antidote qui permettra à ceux qui sont plus avancés dans la recherche de faire la part du feu (c'est le cas de le dire lorsqu'il est question de Prométhée) dans cet enrobage mythologique en déplaçant l'accent vers ce qui est le plus important pour nous ici et maintenant, non pas de rechercher l'origine de cette manière de faire en regardant vers le passé, mais de nous tourner vers l'avenir, de la mettre en pratique et de la transmettre à notre tour à ceux qui nous suivent par la recherche en commun et l'enseignement (ce que fait justement Socrate avec Protarque et ses camarades).
Quant aux conclusions, c'est à chaque fois par un renversement qu'elles mettent en avant l'antithèse
de ce qui vient d'être dit. En nous présentant au terme de la description de sa méthode ce dont il n'y a plus lieu d'avoir peur, la dissolution d'uns qui se multiplient à l'envie dans l'illimité, Socrate nous présente ce qui attend ceux qui justement ne mettent pas en pratique cette méthode par une formule à double sens : c'est qu'en effet, il y a une autre manière de comprendre ce membre de phrase en jouant sur le double sens d'apeiron, qui signifie « illimité », mais aussi « sans expérience », c'est-à-dire « ignorant », et en décomposant l'expression chairein ean, pour aboutir à quelque chose comme : « et alors seulement renoncer à prendre plaisir à laisser chaque un d'eux tous dans l'ignorance »... Faute de mettre en pratique la méthode décrite par Socrate, on ne peut que rester dans l'ignorance et y laisser les auditeurs de vains débats éristiques. Et quand il a fini de nous décrire la manière de procéder de ceux qui se disent sages mais refusent les règles de bon usage de la part divine que constitue en eux la raison, c'est bien le critère de discernement que fournit la méthode décrite dans la première partie qu'il peut mettre en avant en guise de conclusion finale à son intervention.
En fait, on voit au final qu'il y a une sorte de chassé croisé entre les deux parties, qu'on pourrait démêler en réorganisant toute cette réplique de la manière suivante :
Theôn men |
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Hoi men oun theoi, |
eis anthrôpous dosis, |
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hôs ge kataphainetai emoi, |
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hoper eipon, |
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houtôs hèmin paredosan |
pothen ek theôn erriphè dia tinos Promètheôs hama phanotatôi tini puri |
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skopein kai manthanein kai didaskein allèlous |
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kai hoi men palaioi, kreittones hèmôn kai egguterô theôn oikountes, |
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tautèn phèmèn paredosan, |
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hoi de nun tôn anthrôpôn sophoi, |
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hôs, ex henos men kai pollôn ontôn tôn aei legomenôn einai, |
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hopôs an tuchôsi, |
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dein oun hèmas toutôn houtô diakekosmèmenôn |
hen men kai polla poiousi, thatton kai braduteron tou deontos |
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aei mian idean peri pantos hekastote themenous zètein—heurèsein gar enousan— ean oun metalabômen, meta mian duo, ei pôs eisi, skopein, ei de mè, treis è tina allon arithmon, kai tôn hen ekeinôn hekaston palin hôsautôs, mechriper an to kat' archas hen mè hoti hen kai polla kai apeira esti monon idèi tis, alla kai hoposa· |
meta de to hen apeira euthus, ta de mesa autous ekpheugei |
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tèn de tou apeirou idean pros to plèthos mè prospherein prin an tis ton arithmon autou panta katidèi ton metaxu tou apeirou te kai tou henos, |
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tote d' èdè to hen hekaston tôn pantôn eis to apeiron methenta chairein ean. |
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hois diakechôristai to te dialektikôs palin kai to eristikôs hèmas poieisthai pros allèlous tous logous. |
ce qui donne en traduction : « [C'est] pour sûr un cadeau des dieux aux hommes, comme cela est rendu tout à fait clair pour moi, [qui] fut lancé de quelque part chez les dieux par l'entremise de quelque Prométhée en même temps que quelque feu très lumineux ; et pour sûr les anciens, supérieurs à nous et demeurant plus près des dieux, transmirent cette révélation, mais les savants d'entre les hommes d'aujourd'hui, produisent « un » au hasard de ce sur quoi ils tombent, et « nombreux » plus vite ou plus lentement qu'il ne convient et, après l'« un », directement les illimités, mais les intermédiaires leur échappent, ce qui dès lors [revient à] laisser prendre du plaisir en abandonnant chaque « un » d'eux tous dans l'ignorance . Ainsi donc les dieux, [c'est] ce que justement je disais, nous transmirent la tradition d'examiner et d'apprendre et d'enseigner ainsi les uns aux autres que, parmi les [***] à chaque fois dits être qui, d'une part, sont à partir d'« un » et de « nombreux » , et d'autre part, ont naturellement unies en eux limite et illimitation, il nous faut donc, ceux-ci étant ainsi ordonnancés, toujours chercher en supposant à chaque fois « une » idée à propos de tout —on en trouvera en effet une qui y est ; si donc nous prenons ensuite, après « une », deux, examiner si elles sont en quelque manière, et si non, trois ou quelque autre nombre, et chaque « un » d'entre eux tour à tour pareillement, jusqu'à ce qu'enfin, l'« un » d'origine, on ne voit pas seulement qu'il est « un » et « nombreux » et illimité, mais aussi en quelle quantité ; l'idée de l'illimité, d'autre part, ne pas l'appliquer au multiple avant qu'on ait examiné sous tous les angles possibles le nombre de celui-ci compris entre l'illimité et l'« un »—par quoi est distingué le [fait pour] nous [de] faire dialectiquement ou au contraire éristiquement des raisonnements entre nous. » (les parties en rouges sont celles qui ont été interverties et la partie en bleu celle dont la traduction est modifiée selon le second sens possible, en prenant ean, dans cet arragement, en son sens de « laisser » compris comme « laisser faire » plutôt que comme « renoncer »). Dans cette disposition, la première phrase regroupe tout à la fois l'enveloppe « mythologique » donnée à la tradition rapportée par Socrate et la critique de ceux qui se disent sages aujourd'hui et n'ont que faire des intermédiaires, qu'il s'agisse de ceux qu'il faut trouver entre l'un et l'illimité ou de ceux qui, comme le Prométhée de la mythologie, sont censés nous avoir transmis une certaine sagesse que ces beaux messieurs refusent au nom de leur rationalisme. Et la seconde phrase regroupe tout ce qu'il faut retenir de positif de cette révélation : son origine transcendante, le devoir d'éducation et de recherche qu'elle nous donne les uns vis à vis des autres, la manière de conduire cette recherche et enfin le critère de discernement qu'elle fournit pour distinguer la bonne et la mauvaise manière de raisonner. (<==)