© 2006 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 9 mars 2006
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Ce mot, qui joue un rôle majeur dans la compréhension des dialogues de Platon, est un des mots les plus riches de sens en grec. On commencera donc, avant d'en examiner la place dans les dialogues, par reproduire ici la rubrique qui lui est consacrée dans le dictionnaire Grec-Français de A. Bailly (1) :

logos, ou (ho) :

A parole :

B raison, d'où :


Logos est le substantif dérivé du verbe legein dont le sens originel, selon Chantraine (Dictionnaire étymologique de la langue grecque), est « rassembler, cueillir, choisir » (cf. Iliade, XXIII, 239 ; Iliade, XXI, 27), d'où dérive le sens de « compter, dénombrer » (cf. Iliade, II, 125 ; etc.) et aussi parfois celui de « énumérer » (Odyssée, XI, 374 ; XII, 165 ; etc.), « débiter des injures » (Iliade, II, 222), et au moyen « bavarder, discourir » (Iliade, XIII, 275, 292). C'est de ce dernier sens que découle le sens de « raconter, dire » devenu le plus usuel, et donc le sens de « parole » de logos. Mais on retrouve aussi dans logos des sens dérivés d'autres sens de legein, comme celui de « compter » qui réapparaît dans le verbe logizesthai, lui-même dérivé de logos, qui signifie « compter, calculer », d'abord au sens purement mathématique, mais aussi dans des sens non strictement mathématiques que l'on retrouve dans le français « calcul » ou « calculer » pour parler de plans d'action, de réflexion sur l'avenir, etc.

La plupart de ces divers sens de logos sont attestés dès l'époque de Socrate et Platon, et il nous est difficile de réaliser l'influence qu'a pu avoir sur les grecs d'alors le fait qu'un même mot servait à désigner des choses aussi différentes pour nous que la parole, le discours, le rapport mathématique, la raison, le calcul au sens mathématique et au sens analogique et bien d'autres choses encore, même s'il nous en reste des traces en français, via le latin, dans le fait que le mot français « raison », dérivé du latin « ratio », qui avait repris certains des sens de logos, désigne à la fois notre faculté de penser et de « raisonner » et un rapport mathématique, la « raison » d'une progression, et qu'on parle encore de nombres « irrationnels » pour parler des nombres qui ne peuvent s'exprimer sous la forme d'une fraction, c'est-à-dire qui n'ont pas de « raison », de « rapport » l'un avec l'autres, puisqu'on ne peut trouver une « unité », si petite soit-elle, dont ils soient tous deux multiples (2). On pourrait presque dire qu'une des clés d'entrée dans la problématique que pose Platon à traves ses dialogues est cette multiplicité des sens de logos et qu'un de ses objectifs premiers est de nous aider à tirer au clair les différentes réalités qui se désignent pour lui et ses contemporains par un même mot. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre son opposition à la rhétorique et aux rhéteurs de son temps : si en effet ce qui distingue l'homme des autres animaux, c'est d'être doué de logos, comme il le suggère sans le dire aussi clairement (3), reste à savoir en quel(s) sens il faut entendre de logos. Suffit-il de parler pour être un homme digne de ce nom ? L'éducation doit-elle se limiter à apprendre aux jeunes gens à faire de beaux discours, convaincants à défaut d'être vrais, comme le laisse entendre Gorgias dans le dialogue qui porte son nom ? Ou bien le logos est-il aussi, et peut-être même d'abord, un « don » divin, cette theia moira dont il est question dans plusieurs dialogues (voir par exemple Ménon, 99e6, et la note 48 à ma traduction de la dernière section de ce dialogue) et qu'il ne tient qu'à nous de bien utiliser, afin en particulier de parvenir, au moyen du langage mais en le dépassant, en ne se laissant pas piéger par lui, en sachant n'y voir qu'un outil construit avec des mots qui ne sont que des « images », aux réalités qui sont au delà de lui, matérielles pour certaines, purement intelligibles pour d'autres, et en particulier à l'idée du bien qui donne sens à notre vie et permet d'orienter notre action ? Et ne serait-ce pas finalement cela le dialegesthai, plus encore que le simple « dialogue » entre individus ?... Bref, la finalité de ce logos dont nous sommes seuls pourvus parmi les animaux n'est-elle que de nous donner un moyen d'agir sur les autres hommes par la seule persuasion si nous savons bien parler, comme le pense Gorgias, et avec lui la plupart des Sophistes et des rhéteurs contemporains de Socrate et Platon, ou est-elle de nous donner accès à un au-delà des mots et même des réalités purement matérielles qui nous permettra de donner « sens » à notre vie et d'orienter notre action (ergon) en vue du bien ?...


(1) On peut aussi consulter, dans une autre page de ce site, la rubrique consacrée à logos dans le Greek-English Lexicon de Liddell-Scott-Jones. On notera que ce dictionnaire liste les divers sens de logos dans un ordre à peu près inverse de celui du Bailly, peut-être suggéré par ce qui pourrait être l'ordre de dérivation des sens de legein dont est tiré logos. (<==)

(2) Ces nombres, découverts de son temps, étaient connus de Platon, et un tel nombre était justement alors appelé « alogon ». La problématique des nombres alogôn est sous-jacente au problème posé par Socrate au jeune esclave dans le Ménon, puisque la mesure de la diagonale d'un carré, sur laquelle se construit le carré de surface double d'un carré donné, est dans le « rapport » irrationnel racine de deux avec ce côté, ce qui signifie qu'il n'est pas possible de trouver un nombre n tel que, si on fractionne le côté du carré de départ en n parties égales (c'est-à-dire si l'on utilise une « unité » à l'aide de laquelle la mesure du côté du carré se représente par un nombre entier n), la mesure de la diagonale de ce même carré pourra s'exprimer par un autre nombre entier p en utilisant cette unité de mesure, c'est-à-dire sera égale à p fois la n-ième partie du côté (voir là-dessus ma traduction de cette section du Ménon, et en particulier la note 28). (<==)

(3) Aristote le dira plus clairement, lorsqu'au début de l'Étique à Nicomaque (Éthique à Nicomaque, I, 1097b24-1098a20), il cherche, en se souvenant des analyses de l'âme de la République, quel est l'ergon (l'acte, l'activité, l'œuvre) propre de l'homme en général et le trouve dans « une mise en œuvre effective du fait d'avoir un logon (praktikè tis tou logon echontos) » (1098a3) ou, dit autrement, dans « la mise en action de l'âme selon le logon (psuchès energeia kata logon) » (1098a7). (<==)


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Première publication le 9 mars 2006 ; dernière mise à jour le 9 mars 2006
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